Séduction et imposture dans quelques pièces de Molière ... · PDF file3 sociale. Cette définition générale de la vertu, de la vérité, de la justice2 – et de la sociabilité,

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  • Sduction et imposture dans quelques pices de Molire:

    Tartuffe, Dom Juan, Le Misanthrope Introduction

    Je voudrais examiner avec vous la faon dont Molire reprsente ce qu'on dsigne souvent

    comme l'hypocrisie et je l'aborderai sous l'angle de la posture sociale et de la sduction et

    par consquent aussi sous celle de l'imposture. J'espre montrer, chemin faisant, que Molire

    avait une intention philosophique dans ses pices c'est dire qu'il n'tait pas si pris par le

    tourbillon de la cration, de la mise en scne, de la reprsentation et de la gestion de sa troupe

    pour ne pas proposer une leon qui constitue le fil rouge, la cohrence implicite et

    insouponne de son thtre. Bien entendu, je ne nie pas que toutes ses pices puissent tre

    joues de toutes les manires: elles peuvent tre interprtes de mille faons et les metteurs en

    scne rivalisent d'imagination pour dcouvrir les potentialits du texte. Mais je me limiterai

    tenter de dcouvrir l'intention du dramaturge une cohrence voulue par le crateur et que

    je n'impose pas des textes qui se rduiraient des divertissements, et une cohrence qui

    n'est pas simplement biographique, comme le voudrait la tradition critique, qui identifie

    couramment Molire successivement un Dom Juan rebelle la socit et Dieu, puis un

    Alceste, dcourag et solitaire. Puisque notre temps est limit, je me concentrerai sur les

    indices textuels qui fondent mon interprtation que je ne pourrai que rsumer devant vous,

    mais j'espre que vous n'hsiterez pas soulever des objections si vous vous apercevez

    d'incohrences dans mon raisonnement ou si telle lecture vous parat incongrue1. Il y a

    videmment mille facettes des pices que je n'aborderai pas: sources, influences,

    scnographie, rhtorique... mais que, comme vous, j'apprcie et qui sont parfaitement mises

    en vidence dans l'dition rcente de La Pliade dirige par Georges Forestier et Claude

    Bourqui.

    Dans la perspective qui est la mienne, j'accorde une importance capitale la chronologie

    de composition et de reprsentation des pices: ce n'est que de cette faon qu'on s'ouvre la

    possibilit de dcouvrir une intention cohrente, car, videmment, le dsordre dans lequel les

    pices sont gnralement prsentes les rduit des divertissements sans lien entre eux. Je

    ferais d'ailleurs la mme objection l'ordre de l'impression suivie par l'dition rcente dans

    La Pliade mme si je suis sensible la complexit de l'ordre chronologique de

    1 Je rsume succinctement et sur quelques pices seulement l'interprtation qui est prsente dans mon petit livre Molire, dramaturge libertin, Paris, Honor Champion, coll. Classiques, 2004.

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    reprsentation des pices sous leurs diffrentes versions: nous y reviendrons si vous le

    souhaitez.

    I. L'Ecole des femmes

    J'ai fait un choix assez drastique de trois pices par ncessit mais, aprs tout, ce sont

    des pices fascinantes et j'en voquerai quelques autres pour les besoins de la mise en

    perspective. J'voque d'abord L'Ecole des femmes sans entrer dans le dtail mais pour poser

    un type, un modle, utile pour l'analyse des pices suivantes. Malgr la rticence parfois trs

    agressive de certains critiques, il va de soi, mes yeux, que Chrysalde (qui parle d'or) est le

    type-mme de l'honnte homme: il est l'incarnation d'une philosophie de la sociabilit faite

    d'ouverture, de tolrance, de respect des autres.

    Il n'est pas l'apologiste de l'adultre qu'on dnonce si souvent, mais il exhorte tout

    simplement Arnolphe faire face l'adversit du cocuage avec courage et avec modestie.

    Je n'insiste pas sur ce point (nous y reviendrons si vous le souhaitez).

    Chrysalde n'est d'ailleurs que la rincarnation un peu plus substantielle d'Ariste de L'Ecole

    des maris, qui a trouv l'art de plaire sa pupille: Leonor le choisit (I, 2), en effet, par

    prfrence aux diseurs de rien, qui croient que tout cde leur perruque blonde (III, 8)

    et, bien entendu, par prfrence au jaloux obsessionnel, tyrannique, qu'incarne Sganarelle et

    que rincarne (en un peu plus sophistiqu) Arnolphe.

    La sociabilit de l'honnte homme est pose d'emble par Molire comme un art de

    plaire, dont les nuances sont infinies et dlicates, comme le disait Pascal. Les monstres

    moliresques (Sganarelle, Arnolphe) les ridicules se caractrisent videmment par leur

    gosme, par leur surdit, par leur intolrance l'gard des autres, par leur dogmatisme, par

    leur obsession et par leur tyrannie: ils comptent sur leur autorit pour imposer leur volont

    tyrannique. La comdie consistera carter ou contourner l'obstacle qui s'oppose la

    sociabilit, au bien vivre ensemble.

    Ce qui est capital dans ces premires pices mon sens c'est la dfinition de la voie de

    l'honnte homme, de la sociabilit, comme une voie entre deux erreurs contraires: il faut fuir

    les extrmits. A l'gard du cocuage, il faut donc adopter une posture entre la complaisance

    excessive et l'imprudent chagrin qui tempte et qui gronde, et cette rgle de la voie

    moyenne, de la mdiocrit aurait dit Montaigne, s'applique tous les champs de la vie

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    sociale. Cette dfinition gnrale de la vertu, de la vrit, de la justice2 et de la sociabilit,

    qui englobe toutes ces qualits conforme celle d'Aristote3, est essentielle pour la suite.

    Patrick Dandrey vient de consacrer une tude approfondie la Querelle de L'Ecole des

    femmes. Je passerai rapidement sur les petites pices polmiques, en constatant seulement

    qu'accus d'obscnit et de blasphme, Molire ne rpond que sur le premier compte et sur le

    plan thorique de la nature et du statut de la comdie. Pas un mot sur la question religieuse.

    Mais ensuite, sa premire grande pice (aprs l'improvisation trs rapide et rabelaisienne du

    Mariage forc) met en scne un faux dvot: Le Tartuffe ou l'imposteur constitue bien la

    rponse de Molire ses critiques sur le plan religieux.

    II. Le Tartuffe ou l'imposteur

    Je n'aurai pas le temps de traiter la question de la premire version en 3 actes et des

    modifications introduites dans les versions successives de 1664, 1667, 1669. Cependant, je

    dois prciser que je ne conois pas la perspective de l'imposture simplement comme une

    concession de Molire l'gard de la censure dvote abandonnant son attaque contre les

    dvots dsigns comme hypocrites pour une imposture plus grossire et pour une leon de

    morale toute royale4 mais au contraire comme un approfondissement de l'attaque contre

    l'hypocrisie religieuse, qui permet d'envisager le jeu de rles (posture / imposture) comme un

    phnomne social fondamental (theatrum mundi) sans rien perdre d'ailleurs de son mordant

    sur le plan religieux (au contraire, comme nous le verrons).

    Or, dans l'ordre chronologique, il faut tenir compte d'un fait capital: c'est que, selon le

    tmoignage de Boileau recueilli par Brossette5, Molire a lu des passages de Tartuffe et du

    Misanthrope devant ses amis Auteuil en 1664: les deux pices ont t conues ensemble. Je

    prends au srieux ce tmoignage, qui m'incite chercher un lien secret entre ces deux pices

    2 Lettre sur la comdie de l'Imposteur, d. G. Couton, I, p.1166; d. G. Forestier et Cl. Bourqui, I, p.1185. 3 Aristote, thique Nicomaque, livre II, chap. 6, 15: Ainsi la vertu est une habitude qui sait lire ce qui le meilleur, et qui consiste au milieu qui dpend de la raison, et que nous avons dit tre une moyenne proportion entre le trop et le trop peu, entre lexcs et le dfaut des actions et des passions. Ainsi, quant sa nature, la vertu nest autre chose quune mdiocrit qui gt entre deux extrmits vicieuses, et qui en corrige les dfauts : traduction Jrme de Benevent, Paraphrase sur les X. livres de lEthique ou morale dAristote Nicomaque, Paris, Antoine de Sommaville, 1635. 4 Voir sur ce point le commentaire de J.-P. Cavaill, Hypocrisie et imposture dans la querelle de Tartuffe (1664-1669): la Lettre sur la comdie de l'Imposteur (1667), Les Dossiers du GRILH (http://dossiersgrihl.revues.org/292?lang=en), et l'introduction de G. Forestier et Cl. Bourqui leur dition de Tartuffe ou l'imposteur, uvres compltes, Paris Seuil (La Pliade), 2010, I, p.1354-1389, en particulier p.1383-1389. 5 Le premier acte du Misanthrope est entirement rdig ds 1664, date de sa lecture par Molire chez M. Le Broussin, devant Boileau et le duc de Vitry: voir G. Mongrdien, Recueil des textes et des documents relatifs Molire, Paris, CNRS, 1965, p.219, la date du 12 juillet 1664 : tmoignage tir de Boileau, uvres, d. Brossette, Paris, 1716, I, p.26.

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    et galement avec Le Festin de pierre, puisque cette dernire pice, non prvue l'origine, a

    t compose en raction la censure de Tartuffe.

    Puisqu'il ne fait aucun doute qu'il est un imposteur, raisonnons d'abord sur le cas de

    Tartuffe. Quel est, fondamentalement, le symptme de son imposture ? C'est le dcalage entre

    ce qu'il dit (Laurent, apportez-moi ma haire avec ma discipline...; Cachez-moi ce sein que

    je ne saurais voir) et ce qu'il fait (je tte l'toffe... j'admire la dentelle...): c'est un trompeur

    dont les actes ne correspondent pas du tout ses paroles dvotes. J'enfonce une porte ouverte,

    je le sais bien, mais cette remarque vidente sur Tartuffe nous sera utile pour d'autres

    personnages. Or, dans Tartuffe, Molire fait clater cette contradiction entre le dire et le faire

    au moyen de deux scnes juxtaposes (III, 2: Tartuffe / Dorine et III, 3: Tartuffe / Elmire).

    L'intention du dramaturge est vidente: par des moyens dramaturgiques