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Se réconcilier avec soi, demander pardon, pardonner. Une nécessité pour vivre. Un goût à ouvrir et accompagner… Retranscription des interventions de Yvette CHABERT SESSION NATIONALE DE FORMATION de l'Aumônerie Catholique des Prisons Valpré - 11, 12 et 13 février 2005 merci à Françoise Galliot pour le travail de décryptage et de frappe de l'ensemble des interventions Jean Cachot pour la réécriture et la correction des textes Yvette Chabert pour le travail de relecture et l'autorisation de publier ses interventions.

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Se réconcilier avec soi, demander pardon, pardonner.

Une nécessité pour vivre. Un goût à ouvrir et accompagner…

Retranscription des interventions de

Yvette CHABERT

SESSION NATIONALE DE FORMATION de l'Aumônerie Catholique des Prisons

Valpré - 11, 12 et 13 février 2005 merci à

Françoise Galliot pour le travail de décryptage et de frappe de l'ensemble des interventions Jean Cachot pour la réécriture et la correction des textes Yvette Chabert pour le travail de relecture et l'autorisation de publier ses interventions.

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Bienvenue ! La session de nationale de formation s'est déroulée au centre d'accueil des Assomptionnistes à Valpré, dans la région de Lyon. C'est Lucien Brosse, de l'équipe d'aumônerie du CD de Saint Quentin Fallavier et aumônier régional de Lyon qui a accueilli les participants.

Lyon • La ville aux deux collines, « celle que travaille (la Croix-Rousse) et celle que prie (Fourvière) ». • La ville aux trois évêques , le Philippe, le Thierry et l’Hervé.

et aux trois fleuves, le Rhône, la Saône… et le Beaujolais. • La ville aux quatre écrivains : Louise Labbé, Rabelais, Saint-Exupéry et Marcel Achard. • La ville aux cinq recettes : les cardons, les quenelles, la cervelle de canut, les bugnes, et …le jésus. • La ville aux multiples ouvreurs de pistes pour une église sociale : Pauline Jaricot et les missions, l’abbé Monchanin pionnier de l’inculturation en Inde bien avant fidei donum, l’abbé Remillieux et la liturgie accessible à tous bien avant Vaticant II, l’abbé Couturier fondateur de l’œcuménisme catholique, l’abbé Colomb et la mise en place du catéchisme progressif et non pas progressiste, équivoque qui faillit bien lui valoir la condamnation romaine, le laïc puis abbé Joseph Folliet promoteur des semaines sociales, Gabriel Rosset, enseignant laïc au lycée du Parc et fondateur de N.D. des sans-abri … sans parler de Henri Grouès, plus connu sous le nom d’abbé Pierre. La ville de Lyon et ses 2000 ans d’histoire et de chrétienté est heureuse de vous accueillir.

Une région • Une région riche en chanteurs d’hier et d’aujourd’hui : Ferrat, Fugain, Les Compagnons de la

chanson… et Steevie la nouvelle star 2004. • Une région pépinière pour les sportifs de haut niveau : Killy, Périllat, Carole Montillet, sur les

pistes, Asloum sur le ring, Djamel Bouras sur le tatami, Guendal et Assinissa sur la glace, les verts et l’OL sur la pelouse… et Barbarin… sur le marathon de Lyon.

• Une région pénitentiaire regroupant deux régions administratives, Rhône-Alpes et Auvergne. • Une région pénitentiaire recouvrant exactement deux provinces ecclésiastiques : Lyon et

Clermont. • Une région de 19 prisons actuelles et quelques autres en projet :

Roanne, Corbas, Meyzieu, Bourg-en-Bresse. • Une région de 19 équipes d’aumôneries actuelles et quelques autres en projet.

Une aumônerie de région qui est heureuse de vous accueillir et d’inaugurer ainsi une démarche de décentralisation, initiative heureuse due à Jean-Louis, national certes mais d’abord régional de l’étape, et mise en œuvre grâce à l’équipe dont il a su s’entourer avec sagesse.

Toutes et tous, Soyez les bienvenus !

lettre aux aumôneries N° spécial 06/05

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Introduction La réconciliation et le pardon mis en question par la vie carcérale

"Il y a 7 choses absolument nécessaires à l'homme, car si elles manquent ou tardent, il meurt. C'est respirer, boire, manger, faire pipi, aller à la selle, dormir… Ces 7 choses peuvent paraître bien triviales. Surtout les fonctions d'élimination. Mais qu'on aime ou pas, ce sont les nécessités strictes. L'homme est un animal… La 7ème chose, absolument nécessaire, échappe à toute théorie, à tout discours… Elle est une main douce et maternelle qui sait, qui conforte, qui répare sans heurt. Elle est regard comme celui de la mère ou du père sur l'enfant naissant. Elle est oreille attentive et discrète que rien n'effraie, qui ne juge pas, qui prend toujours le parti du bon chemin d' homme, où l'on pourra vivre même l'invivable. Elle est ferme comme la bonne terre, assez solide pour supporter la détresse, l'angoisse, l'agression… Elle est le lieu sûr, où je cesse d'être à moi-même frayeur… Elle sauve tout, elle veut tout sauver. Elle ne désespère jamais de personne. Elle est inlassablement inlassable à enfanter l'homme, le soigner, nourrir, réjouir..

Elle est charnelle, du corps... Elle est dans les mains, le regard, les lèvres, l'oreille attentive, le visage, le corps entier. Elle est l'âme aimante du corps agissant. Elle est sans preuve… Elle se goûte. Elle est la divine douceur. Pourquoi divine? Parce qu' elle ne serait pas humaine ? C'est tout l'inverse : elle est divine d'être par l'humain, entièrement humaine en vérité. Elle est l'Amour par delà l'amour... Le moment où on le sait, c'est souvent celui de la douleur…"

Maurice Bellet Divers extraits de L'épreuve, DDB, 1986

Silence. Expérience, un jour, de cette découverte fantastique d'être aimé, faite par tant de personnes détenues, expérience que vous avez permise. En même temps, expérience déchirante de la dureté humaine, du silence apparent de Dieu : suicides de détenus dont tout le monde se fiche, course à l'argent… Nous pensons à cette Parole de Dieu : "Et Dieu créa l'homme à son image !" "Cette phrase connut en moi une matinée difficile" écrivait Etty Hillesum dans le camp de Westerbrok. Je crois avoir deviné que votre mission en milieu carcéral vous fait connaître ce silence des matinées difficiles et cette question : sommes-nous vraiment créés à la ressemblance du Créateur ? Doute sur l'humain lors de l'écoute de crimes malheureux ou de crimes pervers. "Humanité morte ou ensevelie" ? se demande Isabelle Le Bourgeois qui opte pour "humanité ensevelie". Doute sur l'humain face au système déstructurant de la chaîne carcérale.

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Distance, béance, entre la divine douceur, unique dessein de Dieu, et l'humaine âpre réalité du quotidien, dans les visages de ces hommes et femmes, tour à tour matraqués (par la vie), matraquant (la vie d'autrui), matraqués de nouveau (par l'enfer carcéral), prêts à redevenir matraquant de l'autre. La vocation de l'Eglise universelle, la vôtre d'Eglise en prison, se trouve placée dans cet espace, à la ligne de jointure de deux feuillets : d'une part, la Tendreté infinie de Dieu et sa proposition de salut pour chaque vivant ; d'autre part, les routes des hommes de ce temps, de ce lieu, tous uniques. Au centre : l'eucharistie qui fait la ligne de jointure des deux feuillets. Quand un groupe d'Eglise ou une aumônerie se crispe sur un seul de ces feuillets avec une seule boussole (La Parole de Dieu / les routes des hommes), ce groupe ou cette aumônerie risque fort de se tromper de Dieu et d'homme et de mission. C'est pourquoi notre session sera à la ligne de jointure de ces deux boussoles, et souvent sous forme interrogative pour permettre le débat. 1. Convictions

La question du pardon (et des chemins de réconciliation) n'est pas l'apanage des chrétiens !

Cette question pardon / réconciliation est au nœud du goût de vie ou du goût de mort de tout être humain, de toute société, de toute micro société (famille, entreprise, quartier, pays). Aucun groupe humain ne survit à ses blessures sans pardon et sans justice. En Afrique du sud, Rwanda, Algérie, des démarches de réconciliation ont été instaurées à grande échelle après les tueries. L'objectif n'est pas de mettre tout le monde en prison ; c'est de permettre l'expression de ce que j'ai fait.

En tout homme, la démarche de pardon / réconciliation chuchote : pardon à demander, pardon à donner.

Mais on ne peut vivre ni même voir avec justesse sa faute sans un minimum d'estime de soi restauré. Le moteur de nos vies et de nos mains tendues, ce n'est pas tant d'aimer que de se savoir aimé, aimable et estimable. Mais pour se savoir aimable et estimable, il faut que quelqu'un nous le dise. Souvent, nous sautons un maillon avec ceux que nous accompagnons : nous leur rappelons l'exigence d'amour du frère. Or, le premier maillon inscrit dans la Parole de Dieu, c'est "Aime-toi'"

Le pardon est fragile comme une fleur, car il est toujours engorgé de larmes. Il s'inscrit dans un chemin de souffrance. Qui commence sur ce chemin n'en finira pas avec la question : "Soixante- dix -sept fois sept fois" (un chiffre plein en langage biblique)

Le désir de pardon, connu de l'homme religieux ou non, fait vivre un dépassement à dimension pascale. Quand, en malheureux, je pleure mes fautes, animé d'un désir souterrain d'être autre que le visage déplorable que je découvre de moi, quand je pleure mes larmes, replié sur moi-même, les mains crispées, puis un jour dans les larmes d'un autre (ou dans les larmes de Dieu), je vis un moment d'expérience pascale, où "l'homme passe infiniment l'homme", comme disait Pascal. Expérience initiatique, intuitive, d'une autre origine que moi-même qui chuchote en moi. On dit que la prison est un lieu d'initiation à la foi chrétienne. En effet, le chuchotement présent en l'homme souffrant est souvent0un lieu d'ouverture à la question d'une Transcendance. Il est aussi un lieu fort d'humanisation de la personne et de la société. C'est pour cela que vous ne vous privez pas d'accueillir à bras ouvert un musulman, un bouddhiste, un indifférent (Bof!), un pas complètement "bof", ou un athée.

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2. Mes questions

Comment cette logique du pardon - par la découverte de la douceur du Dieu sauveur - peut-elle se frayer passage dans la logique carcérale de destruction et d'auto destruction de soi, dans un climat de violence ?

Quelle visibilité positive de soi est offerte en détention-marquée par l'enfermement et la honte -

qui ne négativise pas le travail d'estime de soi de l'aumônerie ?

Quand tout s'achète en prison, comment concevoir l'idée de gratuité qu'est le pardon ?

Comment prôner la grandeur de la reconnaissance de ses fragilités dans un monde de forts où cette reconnaissance est faiblesse et humiliation supplémentaire ?

Comment aider à passer du statut de victime (victime de la société, de l'école, de la perversité

sexuelle de son père, de la détention actuelle) au statut de responsable du mal commis, dans un système carcéral qui infantilise ?

Comment apprendre à se confier, avouer dans un groupe paroles, quand il faut se méfier de son

meilleur ami ?

Comment être des passeurs de l'air de Dieu pour un effort de vérité quand de présumé innocent en maison d'arrêt, on apprend devant le juge et avec l'avocat à travailler à un dossier d'innocent, et qu'on arrive à se persuader de son innocence ?

Comment croire à l'avenir du pardon quand le rapport au temps, à l'espace et aux autres a perdu le

futur ?

Comment être des passeurs de l'infinie tendresse de Dieu pour le larron de la dernière heure condamné à une peine sans fin ?

Et moi là dedans, aumônier, qu'est-ce que je deviens dans mon sens de l'espérance ? Une

espérance, non pas réussite et aboutissement, mais marche à l'étoile ! Une espérance dans la miette et non "bien absolu" pour l'autre. Une espérance pour un salut qui n'est pas mon œuvre, mais celle de l'Esprit Saint.

Une mission de passeur en tension permanente. Repérer les tensions Le mot "passeur" ? "Accompagner, c'est être "pour", "être avec", un compagnon selon l'Evangile, c'est-à-dire un homme et une femme de conviction, habité selon le mystère trinitaire, sachant se mettre au service des autres, ouvert à qui vient. Il ne peut être un substitut du père ou de la mère, ni un grand frère ni une grande sœur. Mais un passeur, celui qui fait "sortir" l'autre." H. Madelin (1989) Lytta Basset médite sur les passeurs que sont les amis du paralytique. Mais aussi sur les tuiles du toit. Si elles évoquaient le poids de culpabilité qui pèse sur l'infirme ? Elle note que ce sont les médiations humaines qui ôtent les tuiles et libèrent cette chape qui empêche de faire la vérité. De la part de Jésus, on attendrait que la foi du paralytique s'exprimât. Or, celui-ci semble guéri par la seule foi - en actes - de ses copains, ses porteurs. Jésus guérirait-il hors foi ? Non. L'homme couché manifeste bien une certaine quête, silencieuse : en acceptant d’être dépossédé de lui et d'être porté par les autres, déposé au milieu de la pièce, au vu et su de tous, il reconnaît son besoin des autres, d'un Autre - attitude beaucoup plus difficile que de porter les autres ! Son acte de foi, c’est de se laisser porter : "Je n'en peux plus par moi-même". Vous, vous êtes un peu des porteurs de paralytiques, les passeurs qui aidez à ôter les tuiles de la maison bétonnée (ôter cette culpabilité qui altère la marche), ceux qui portez au milieu de tous, ceux dont la foi communautaire suffit pour Dieu.

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1- Une mission de passeur. L'enjeu : le chemin de réconciliation "Je suis venu annoncer aux captifs qu'ils sont libres" Votre mission d'aumôniers :

Aider à vivre la vie carcérale sans en crever. Aider à prendre conscience de ce qui rend captif : la honte, la culpabilité (excès ou déni), le regard

des autres (famille, amis). Aider à intégrer l'acte commis dans sa propre histoire humaine : en faire une histoire de salut. Donner sens à la peine pénale avec tout son paquet d’injustices possibles.

Une peine n'a de sens que si elle sanctionne un acte libre reconnu comme mauvais. "Etais-tu libre ? Est-ce que tu reconnais que ton acte est mauvais ?" Sinon la peine n’a pas de sens.

Une peine n'a de sens que si elle vécue comme authentique acte de paiement d'une dette et non comme une humiliation supplémentaire.

Si je considère que je ne dois rien, cette dette à payer est vécue comme une injustice. Pour guérir, aider à intégrer qu'il y a eu victime et souffrance provoquée. Faire grandir le désir de redevenir un sujet de droit, par le paiement de la dette. Permettre de vivre, en désir, sa sortie au dehors, aider à s'y préparer.

2- Mission de passeur en tension permanente. Repérer quelques tensions.

Vous êtes passeurs de paralytiques, en étant vous-même quelque part paralytiques ! Tel est le génie de Jésus Christ : des gens simples et fragiles sont les passeurs des autres et c'est par là qu'ils peuvent faire des merveilles.

Vous êtes passeurs de l'homme extérieur vers "l’homme intérieur". Passages en tensions : la personne détenue, surtout avant le procès, semble concentrer toutes ses forces pour son homme extérieur, avec souci premier de sauver les apparences d’innocence, même devant vous, jusqu’au bout. Or c'est "l'homme intérieur" qui focalise votre accompagnement, pas son vernis.

La question de votre statut : thérapeute/accompagnateur spirituel ? Bon nombre de personnes vous attendent comme écoutant (écoutant de n’importe quoi, des pires choses), voire comme thérapeute, pas comme aumônier. La pathologie ne relève pas de votre compétence. Elle nécessite des soins - ce qui vous fait dire : "Je ne peux plus m’occuper de toi, il faut d’abord que tu ailles en soins, mais je continuerai à te manifester la tendresse de Dieu". Toutefois, le spirituel - qui est de votre compétence - n'est jamais éloigné de l'approche psy.

Une autre tension : les coupables sont des victimes avant d’être coupables - des victimes de la pauvreté souvent d'abord - mais ils sont aussi des coupables. Comment les aider à se réconcilier avec leur histoire de victimes sans les maintenir dans le piège du piédestal de victime (accentué par la détention) ? Les aider à se réconcilier avec eux-mêmes, dans leur histoire de coupables / responsables, sans occulter qu'on ne leur a jamais demandé pardon des fautes commises à leur encontre ? Pour demeurer en vie, l'humain doit toujours se réconcilier avec son existence, la sienne : celle qui l'a porté, celle qu'il a supporté, celles qu'il a portées.

Autre écartèlement : entre la parole du détenu, subjective (en déni de la vérité "Ce n’est pas moi" ou en excès de culpabilité "C’est moi, je ne vaux rien") et la vérité objective. Vous avez reçu mission de croire la personne dans son chemin, au-delà de ce qu'elle dit : "Ce que tu dis, je le prends, je le porte avec toi, je consens à écouter tes croix, je ne suis pas là au nom de la justice". Mais aussi mission de ne pas vous "faire avoir", et pour cela de garder distance. C'est alors la tension : de confiance totale donnée, à distance totale intérieure… D'écoute et respect du déni, à éveil de la responsabilisation. De parole à silence pour une autre parole.

Autre chemin de crêtes : accompagner un chemin de vérité non vers moi, mais vers lui-même et vers Dieu, à son rythme. Cela fait passer par l'écoute de quelques "salades" !

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Vous n’êtes que le tiers, le fameux passeur, le porteur du paralytique, pas le destinataire. A lui de prendre son propre grabat pour partir. Vous avez noté que les porteurs disparaissent de la scène de l’Evangile. D'autre part, "l’écoute vivante est celle que fait un vivant pour un vivant" I. Le Bourgeois. Le chemin de vérité est en cet homme, cette femme, pas en moi. Il en a les outils, pas moi. Je ne le ferai pas en son nom ou à sa place. Il a tout le temps. Ma mission est de permettre qu'il le prenne à temps, avant désespoir…

Demeure une question : Qu’est-ce que la vérité objective : les faits bruts, le tribunal ? Qu’est-ce que la vérité subjective : ce que le gars en dit ? Quelle est "la" vérité au milieu de tout cela ? Est-ce qu’il existe "une" "vérité" ? Quels deuils va-t-il falloir faire dans l'accompagnement ?

Comment aider cette personne détenue à discerner sa faute, tout en l'aidant à renoncer à la maîtrise totale de sa faute, à la maîtrise totale du discernement du bien et du mal ? C'est au moment où Job, sur son tas de fumier et au sein de sa tempête intérieure, renonce définitivement à la tentative de maîtrise de sa faute qu'il entend Dieu s'adresser à Lui "en esprit et en vérité" et qu'il se sent estimable, Dieu proche de lui.

Enfin, la tension plus importante, est cette tension-tentation de votre pratique qui pourrait par moment n'être pas très éloignée de la rétribution latente des amis de Job : "On aimerait bien qu’il puisse reconnaître ses torts, afin de démarrer avec lui un chemin de réconciliation avec lui et sa victime". Parce qu'à nos yeux, il n’y a pas de chemin de pardon sans reconnaissance lucide de ses torts. Or Jésus semble bien avoir pratiqué le chemin complètement inverse ! Il ne semble jamais avoir demandé la reconnaissance des torts avant de manifester son pardon. La première démarche qu’il demande, c’est de se laisser regarder par sa Tendresse, inonder de son pardon, acquis d'avance, afin de pouvoir voir et reconnaître son tort. Or, semble-t-il, nous faisons parfois un chemin inverse, proche du chemin de la société des hommes.

En conclusion : il s'agit de croire que Dieu ne désespère jamais ; il est un Dieu opiniâtre. Quand on ne sait plus comment se tenir dans l'écoute avec ce gars, cette femme, Lui non plus… Mais c'est en cet endroit que Christ s'est tenu, dans le non-savoir, qu'Il se tient encore. C'est toujours dans nos tensions qu'il vient ouvrir une brèche (2 Co 4). Nous sommes autorisés à être fatigués, à ne pas comprendre que le mal soit si ravageur. Nous pouvons nous plaindre de Dieu à Dieu, ce qui détourne du dépit, mais à condition de chercher toujours la violette dans les sous-bois. Ce qui compte pour l'homme et pour Dieu, c'est d'aimer profondément la personne, vouloir son bien et s'en déposséder ! Encore une tension ! "L'amour ne prend rien, il vous laisse même à votre solitude, mais le vrai amour ne vous abandonne jamais" écrit M.Bellet dans L'Epreuve. Restent toutes ces autres questions :

Est-ce qu’on peut tout pardonner de ce que l’on a subi ?

Est-ce qu’il y a de l’impardonnable ?

Et si la victime ne pardonne pas, et si elle est morte ?

Et s’il s’agit de sans-papiers, à qui pardonner ?

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Non aux pièges du pardon

Le pardon : un goût à proposer, une expérience à risquer - Le pardon ne peut cesser de nous tarauder : nous sommes le peuple du faire mémoire du tragique de la croix et de la grâce de la Résurrection.

Eglise en prison comme Eglise universelle, nous voilà baptisés subversifs et rebelles contre ce qui a mis en croix Jésus et contre ce qui met en croix les hommes aujourd’hui.

Votre mémoire de la Croix vous amène à être en parti-pris actif pour les "méchants" (aux yeux des hommes), ce qui ne signifie pas leur donner raison, mais prendre leur parti : parti-pris pour la personne, au delà de ses actes. Parti pris pour les offenseurs et parti pris pour les victimes.

De même comme peuple du mémorial de l’abandon du Christ sur la Croix, vous êtes aussi le peuple de la grâce, le peuple du parti pris de l’émerveillement, en quête de ce qui chuchote dans l’homme, dont l'origine ne semble être ni de vous les passeurs, ni de la volonté de la personne détenue.

- En milieu carcéral, les pièges du pardon sont accrus : les pièges liés à la mémoire malade, au déni de la vérité, au soupçon sur la justice, à la culpabilité. Le pardon, à demander ou à donner, implique toujours une profonde remise en question. Beaucoup de personnes détenues n’y parviennent pas, parce que ce qui est mort en eux (par le passé, par la faute et par la vie carcérale), c’est leur aptitude à s’estimer eux mêmes ! Les pseudo-démarches de réconciliation guettent.

Pièges de la culpabilité

Françoise Dolto expliquait que de sa naissance à sa mort, l'homme va devoir mener deux combats sur deux fronts :

- combat contre son désir latent de toute puissance

- et combat contre son sentiment mortifère de culpabilité.

Ce désir de toute puissance trouverait son origine dans le fœtus, tout-puissant dans le ventre de sa mère : c’est nous par exemple qui avons décidé les contractions pour "sortir", pas notre mère. Dès la naissance, puis tout au long de notre vie, nous nous heurtons à notre limite humaine et aux autres, avec désir permanent de prendre à l'autre, de prendre l'autre, d'avoir raison.

Quant à la culpabilité malsaine, ce sera notre combat jusqu’à la mort aussi.

Le sentiment de culpabilité ?

Pour dire vite, ce serait une réalité interne au psychisme, qui donnerait à la conscience l’impression d'une morsure sans fin. La culpabilité deviendrait mon juge personnel, mon tribunal intérieur. Elle serait liée à ce que j'attends de moi-même, selon l’idée que j’ai de moi.

En prison, si personne n’attend plus rien de moi, si moi-même je n’attends plus rien de moi-même, je navigue avec cette image idéale de moi-même, trompeuse, qui m’interdit l’accès à un discernement libre, entre excès de culpabilité et déni de responsabilité.

Genèse du sentiment de culpabilité

1 - Certains psy voient sa genèse dans nos origines archaïques : dans le sentiment de bien-être ou de malaise que le petit aurait eu dans les premiers mois de la vie. Pour d’autres, le sentiment de culpabilité naîtrait dans l'enfance, de l’angoisse d’avoir perdu l’estime d’un amour. D’autres encore disent que cette culpabilité est issue d’un phénomène d’intériorisation de notre propre agressivité. En fait, pour tous, le sentiment de culpabilité est une réalité qui nous échappe, l'iceberg inconscient dont la petite partie seulement émerge. Ce qu'on en sait, c’est sa fonction : oblitérer la faute réelle.

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2 - Freud - Il peut exister un sentiment inconscient de culpabilité (fréquent chez les personnes détenues) qui est conscience d’une morsure en soi, mais sans connaissance de la culpabilité antérieure à ce sentiment de morsure permanente. Par exemple, Y. voulait aller en prison. Il est inconscient de sa culpabilité antérieure, celle peut-être de ne pas avoir empêché son père et ses deux frères d’aller en prison. Mais ce sentiment inconscient de culpabilité l'a entraîné vers une transgression (et la prison pour lui-même) qui lui aurait permis d’arriver à voir consciemment la cause de ses morsures. Pour Freud, la culpabilité inconsciente deviendrait cause de la faute réelle. - Freud rappelle aussi que le sentiment de culpabilité a une dimension sociale, dans la mesure où la société se sert de l’agressivité naturelle du sujet envers lui-même (de ses interdit personnels posés par lui-même), pour maintenir sa propre violence. Vous vous trouvez face à des personnes devenues asociales, sur lesquelles la régulation de la vie sociale par les interdits posés en soi-même est devenue hors sujet. - Freud rappelle que l’angoisse, née de ce tribunal intérieur, ne fait jamais référence à l’autre. Elle nie l’autre, l’autrui, le frère. Tout se passe entre moi et moi. Le sentiment de culpabilité, c’est moi devant ma propre conscience, moi devant moi, moi devant mon sur-moi, moi devant l’idée de moi. La culpabilité a une dimension très égocentrique. C’est pour cette raison, entre autre, que le sentiment de culpabilité n’est pas une bonne porte d’entrée pour la notion chrétienne de péché. Parce que le péché, ce n’est pas "moi devant moi" ! Alors évitons de rêver et de travailler à cette résurgence de la culpabilité - absente vous semble-t-il en bon nombre de personnes détenues. Le sentiment dérégulé de culpabilité a ses pièges et ne conduit ni à la vie ni à Dieu.

Ses pièges : en faire son système de survie ; obstruer un avenir de vie. Le sentiment malsain de culpabilité peut s'ériger en système de survie dans le but inconscient ou conscient d'éviter que l'on s'écroule. Il s'agit en effet, par auto-accusation exagérée, de retrouver son pouvoir sur soi-même. C'est une bouée de sauvetage qui va me permettre de ne toucher en rien à ce que j’ai vraiment à me reprocher. Ce système est le passe-temps préféré de tous les blessés : les dépressifs, les malades d’une maladie dite "honteuse", les malades du sida, les personnes détenues, les parents en échec de leur ado, nous-même par rapport à nous-mêmes… Françoise Dolto parle de "ver rongeur", d'un état affectif, d'un sentiment diffus, permanent d’indignité personnelle, parfois sans relation avec l’acte qu’on a commis." Une personne détenue, bétonnée dans ce système, a besoin de l'aide du psy. La place de l'aumônier est, dans l’espérance, de continuer à croire pour lui, en son nom, parce que le Christ ne démissionne jamais. Mais il doit connaître ce système de survie mis en place et proposer des soins.

Le trop-plein de culpabilité

-Anthropo - Le trop-plein se manifeste par le remords, une re-morsure permanente de soi, au service de la haine de soi ou de l’autre. Comme bouée de survie provisoire, le trop-plein de culpabilité permet de vivre encore hors du puits, de ne pas se suicider trop tôt. Mais il est frein à la responsabilité. Le coupable retient lui-même l’idée de sa guérison, il en devient lui-même l’obstacle. Ses effets sont dramatiques : mépris de soi, par incapacité à se regarder en face. Nietzsche disait : "Quiconque se méprise se sait encore gré de ce mépris". - L'obstacle à une juste culpabilité en milieu carcéral, ce sont ceux qui "savent" : la procédure qui "sait" ; l’avocat qui "sait" comment on va faire pour s’en sortir le mieux possible ; ma famille qui "sait" comment tu vas devoir être ("tu diras même pardon, s’il le faut, ça fera mieux devant le prétoire") ; la société carcérale qui "sait" que mentir en montrant sa nulle idée de soi est parfois un moyen de s'en sortir…

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- Parole de Dieu. Xavier Thévenot1 rappelle que la Révélation vient remettre les choses en place. L’amour de Dieu pour moi ne dépend jamais de la masse d’humiliation à laquelle je me contrains. Dieu n'aime pas voir l'homme se déprécier ! L'annonce du Salut et du péché-et non ma culpabilité-sont toujours liés dans la révélation. C'est pourquoi le chrétien, rappelle Paul Ricœur, "ne croit pas au péché mais à la rémission des péchés". La Révélation m’apprend que je n’ai pas à payer pour mes fautes. Quand le psychisme trouve bon d’être en dette, l’Ecriture me fait découvrir que Dieu ne me demande pas de payer une amende, mais d’être cohérent avec le pardon qu’Il me donne. Et du coup, je vais pouvoir accepter la dette que la justice me donne. Être chrétien et se reconnaître pécheur, c’est renoncer à son sentiment de culpabilité, le lâcher et se reconnaître sauvé : "Il n’y a plus maintenant de condamnation pour ceux qui sont dans le Christ Jésus, car la loi de l’Esprit qui donne la vie dans le Christ Jésus t’a affranchi de la loi du péché et de la mort." Rm.8, 1-2

Le défaut de culpabilité - "Ce n'est pas moi, c’est l'autre ; c’est mon collègue qui m’a dit : "Prends l’arme", c’est mon père qui m’a violé quand j’étais enfant, j’ai fait comme il a fait…" - Anthropo

Cette forme de déni par accusation d’autrui, autojustification ou refus de la justice judiciaire, manifeste un autre visage du désir de toute puissance… L’idée que j’ai de moi ne peut supporter ce que j’ai fait. Il s'agit de protéger ce "moi" et d'en rester maître par accusation d’autrui.

- Parole de Dieu. Elle parle d’un pardon pour gens non pas "coupables" mais "responsables". La mission de passeur consiste à faire passer sans arrêt de l'enfermement du coupable à l'ouverture du responsable, de la honte devant son miroir à l'émerveillement d’être sauvé, de ver de terre - qui va peut-être payer sans comprendre, ou qui va s’en suicider - à homme debout qui va assumer…

Un pardon pour gens responsablesLe travail d’une aumônerie n'est pas simple ! Comment aider à quitter le statut de martyr, de coupable ou de juge de l’autre, à celui de responsable ? Est-ce que l’Evangile est un bon "tiers" pour cela ? Est-ce que c’est une Bonne Nouvelle pour vous déjà ? Comment proposons-nous ce regard de Dieu sur moi et non ce regard de moi sur moi ? Comment disons-nous la beauté de tout homme pour Dieu, dans sa défaillance même ? Comment donnons-nous goût d'un Dieu non épicier de mes fautes, d'un Dieu qui m'empêche d'être à moi-même frayeur ? Faut-il faire un travail psy en amont ? Faut-il attendre la libération du gars ? Job peut être vu comme le précurseur de l’évangélisation du sentiment de culpabilité, imposé par ses amis : "Oui, tu dis que tu n’as rien fait, que tu es tout beau, mais Dieu t'a vu à l’intérieur de toi, tu n’es pas si net que cela". Alors, écrit P. Pury "On tremble à la pensée que Job pourrait s’abandonner, de guerre lasse, au grand repos de l’humiliation et se coucher dans le lit de la repentance et s’y faire dorloter par le Dieu de ses amis. Oui, la tentation suprême, la forme absolue de tentation, c’est cela : abandonner ce Dieu qui vous abandonne, laisser le Dieu que l’on a servi pour rien et s’enfuir d’un coup de repentance vers un autre dieu, plus caché mais explicable et rassurant, celui de la culpabilité." Votre mission de passeur ? Déstabiliser, inquiéter le sentiment de culpabilité ! Dans l’Evangile du paralytique, la maison se fait symbole du tout plein, tout dur.2 Tout est clôturé, même par la foule. La lucidité consiste à reconnaître la stérilité de nos efforts personnels. Pour passer à la marche,

1 Les péchés , P. 81-82,Ed. Salvator, Mars 1990 2 Lire : Culpabilité, paralysie du cœur, Lytta Basset, Labor et Fides, Janvier 2004

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il faudra congédier cette culpabilité malsaine, consentir à se laisser porter, et entendre Jésus nous dire "Va, prends ton grabat et marche !". On ne repart pas vide de son passé, on repart avec son grabat. Lytta Basset note qu'au début du texte originel le "lit" est appelé "grand lit", et devient "un petit lit" en fin d'épisode. "Va, prends ton lit - qui est devenu petit maintenant - et marche pour vivre, avec cette culpabilité allégée, mais que tu auras toujours à porter sur ton dos". Nous avons tous un petit lit sur le dos ! Et nous sommes chargés d’aider l’autre à abandonner le confort relatif de son grand lit. "Si ta main te gêne, coupe-la ; si ton œil te gêne, arrache-le ". Travaille à l'abandon de tes idées de toi. "Elles te sont relâchées tes fautes" dit encore Jésus au paralytique, au parfait passif. Dieu te les a déjà relâchées. Il s'est déjà préoccupé de ta culpabilité, de ce que tu devais faire ou être devant Lui. Lâche-toi ! Telle est votre mission.

Pièges du déni de vérité

- Anthropo

Dans son livre "Violence et Réconciliation" Pérénès pense qu'il "est impossible de prétendre pardonner et demander pardon, si la vérité n’a pas été clairement manifestée." Je ne suis pas sûre qu’on puisse faire advenir la vérité clairement sur cette terre ; nous mettons tellement de voiles entre hommes (vérité objective, vérité subjective) ! Je crois, à l’avenir de la Vérité qu'est Jésus, et à l'advenue de la vérité dans le monde de Dieu. Il est cependant vrai que de ne pas vouloir savoir fondamentalement le mal que nous avons fait ou que nous faisons, c’est du même coup ne jamais avoir accès à la connaissance fondamentale du bien que nous pouvons faire. Là est aussi la clef de voûte de vos accompagnements. "Tu as des trésors cachés en toi, pleins d'avenir ; mais pour pouvoir les découvrir ou redécouvrir, ne nous focalisons pas sur tes failles, mais ne les gommons pas non plus. Enfin, reconnaître le mal que tu as pu faire et le dire, peut faire un bien fou à celui qui l'a subi !". Jésus commence toujours par le trésor caché à redécouvrir, avant de mettre le doigt sur la faille. Demeureront nos zones d'ombre : "Qui suis-je ? Je ne sais pas ce que je suis, je ne suis pas ce que je sais." Angélo Silésius

- Parole de Dieu "Celui qui fait la vérité vient à la lumière". Cet impératif rappelé par la Bible ne parle pas de vérité comme d'un en-soi, mais de la vérité de nos vies. Ce qui n’est pas pareil ! La Bible nous atteint dans notre rapport à la justesse de notre vie, là où nous espérons devenir authentiquement nous-mêmes, avec notre meilleur et notre pire. Comme disait St Paul, ce que je voulais tant faire, je ne l’ai pas fait ; et ce que je voulais surtout ne pas faire, je l’ai fait. Si vous travaillez à la vérité comme un en-soi, ce que veut faire la justice, vous n'êtes pas dans un rôle d’aumônier. Pour Dieu, la vérité de l’humain n’est jamais du côté de sa violence, mais toujours du côté de sa douceur possible. Dans les récits dits de Création, nous voyons Adam et Eve transgresser, faire ce que nous, les humains, avons coutume de faire ! Mais Dieu ne cherche pas à "saquer" notre humanité limitée. Voyez la fin du récit : il n'a de cesse de venir au secours des deux "loulous", nus, tremblants et malheureux de honte, parce que nus. Dieu sait la beauté de la nudité vécue non dans la honte mais dans la tendresse, devant l'amoureux, quand nous faisons l'amour. En souci de cette honte, Dieu vient revêtir de peaux Adam et Eve. La vérité de l’homme est du côté de ces peaux données par Dieu, sans relâche, et pas du côté de la nudité honteuse ! Toute l'histoire de Dieu et des hommes racontée dans la Bible n’est qu'une histoire de peaux, une histoire de robe données par Dieu. L'homme n'a qu'une chose à faire : y consentir, se laisser vêtir avec humilité, sans humiliation.

- Pastorale Paul Ricœur rappelle que "la religion doit permettre à l’homme de découvrir son fond de bonté, son fond de beauté." Pour découvrir ce fond de bonté, nous avons besoin de la douceur divine exprimée par une douceur humaine.

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Voilà qui vous extirpe du rêve de mettre une main sur le bien et le mal que cette personne a pu commettre, pour vous arrimer plutôt à la découverte de cette vérité enfouie en elle qu'est sa douceur. La Parole de Dieu utilisée en aumônerie a cette fonction, au travers de votre propre tendresse humaine.

Pièges du déni de la justice judiciaire En prison, vous entendez souvent la boutade : "La justice est nulle ! On va tous les envoyer en cassation ; on verra ce qu’ils vont ramasser". Le chanteur chante "Pour faire un homme, mon Dieu que c’est long !" Pierre Gire, professeur de philo à l’Institut Catholique de Lyon explique que pour faire un homme, une société, une famille, une entreprise ou une Eglise, c'est long, mais cela ne se fait pas sans justice, pas sans pardon.

L’Eglise a beaucoup utilisé la formule évangélique pour interdire la haine. "A celui qui t’a donné une gifle sur une joue, tends-lui l'autre joue". Il nous arrive alors d'oublier l'appel de Jésus par rapport à la justice civile "Rendez à César ce qui est à César" et ses deux "heureux" articulant bien justice / pardon : "Heureux les assoiffés de justice" et "heureux les miséricordieux".

Pièges de la seule justice Justice et pardon, voilà deux tâches qui ne sont pas du tout du même ordre. La justice s’intéresse aux actes et le pardon à la personne. Votre mission vous situe du côté de la personne. N'empêche que cette personne a à répondre de ses actes. La justice prônée comme seul lieu de vérité et d'avenir ne construit ni l'homme ni la société. Elle peut s'ériger en puissance absolue et se pervertir en désir de vengeance. D'autre part, elle ne cicatrise pas à elle seule les rapports humains blessés : les millions d'euros que devra me donner le chauffard responsable de la mort de mon enfant ne me rendront pas mon enfant. Mon rapport humain restera blessé avec ce chauffard, avec l'avenir de ma vie. Bien que la justice essaye de faire équilibrer les plateaux du délit et ceux de la dette (un enfant, c’est tant de sous ; deux enfants, c’est tant de sous ; un acte pédophile, c’est tant d’années de prison), aucune sanction ne compense le mal subi. Enfin, la justice, parce qu'humaine, peut être injuste, et casser un homme : les sanctions ne sont pas toujours à la mesure de ce qu’a fait réellement cette personne, dans son histoire, et des jurés peuvent s'égarer.

La justice seule, que les actes seuls intéresse, ne garantit pas l’avenir "intérieur", ni du coupable, ni de la victime. Elle ne s’en occupe pas, car ce n'est pas sa tâche. Enfin, elle ne change rien à la racine de l’être qu’est le péché. Elle est bien sûr plus que nécessaire pour la régulation de la vie sociale, comme prévention et sanction ; nécessaire pour le travail de guérison et du coupable et de la victime, mais cela n'a rien à voir avec la notion de salut.

Risques du pardon seul Parallèlement, P. Gire dénonce l'illusion de toute puissance du pardon érigé en unique système de fonctionnement des rapports humains. Aucune société, dit-il, ne pourrait vivre sous l'égide du seul pardon. Qui peut croire que l’homme est un bel ange et qu’une société pourrait être viable sans ses sens interdits, ses feux rouges, ses sens obligatoires de toutes sortes, de la loi morale et judiciaire. L’idéalisme de l’homme pardonné devenu incapable de recommencer peut être une utopie mortelle. L'homme pardonné garde son petit lit sur son dos…, celui de ses limites…, voire de sa pathologie. Le pardon ne peut être vu comme un coup d’effaceur. L'histoire de certains enfants violés manifeste bien qu'ils ne peuvent guérir, sans une sanction juste donnée dans un prétoire, au su et vu de tous, par absence de reconnaissance sociale du tort subi.

Deux exigences complémentaires Pour faire un homme-accusé ou victime-il va falloir justice et pardon ensemble. J. Sommet qui a subi Dachau explique bien cette complémentarité dans son livre "Passion des Hommes". Il explique en gros : "Si Monsieur Touvier venait sonner à ma porte, je lui dirais ceci : la justice des hommes vous cherche, Monsieur, il faut vous donner à la justice des hommes et si vous ne voulez pas le faire, je vais vous y inciter

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fortement. Les hommes doivent évaluer votre dette. Mais cet homme reste un homme. Comme chrétien et prêtre, il m'importe qu'il entende qu’il est aimé de Dieu, qu'il peut être sauvé. Je demanderais peut-être d'être son accompagnateur".

Pièges de la mémoire Il y a la mémoire utile et nécessaire pour vivre le présent. On ne le sait que trop, par les malades d’Alzheimer. Il y a la mémoire mortelle du passé - ou le refus de mémoire du passé - qui tue le présent et l'avenir. Que faire dans une cellule avec ces pièges de la mémoire ? Certains réclament des cachets pour dormir, voire dormir pour toujours, tellement les hantent leurs souvenirs. "Je ne peux plus vivre avec "ça" devant les yeux." Il y a le "ça" réel ; il y a la mémoire de l’acte, jamais "pure", marquée par ce que l’excès de culpabilité ou le défaut de culpabilité ont brodé.

Le trop plein de mémoire

- Anthropo Dans notre livre "Vivre le Pardon", vous pouvez trouver le témoignage d’un homme d’entretien de mon collège qui ayant connu des choses épouvantables dans sa vie disait toujours, à chaque erreur : "Je ne vaux rien, je ne vaux rien". Parce qu’il pensait ne rien valoir, il en est arrivé à la plus grosse "bêtise" de sa vie. Aujourd'hui, il continue de ressasser : "Jamais, je ne me le pardonnerai, jamais je ne me le pardonnerai. De toute façon, je ne vaux rien". Pensons à la femme adultère amenée à Jésus. Jésus dessine un cercle, symbole du cercle dans laquelle est enserrée la femme par ses accusateurs masculins. Elle se trouve comme vos gars et femmes en milieu carcéral, quelque part dans un espace clos. Là, on ressasse. Jésus vient ouvrir ce cercle de la honte : la femme retrouvera vie par une mémoire active demandée : "Ne pèche plus", rappelle-toi que tu as péché. Quand je suis victime, il peut m'arriver de chercher à garder intacte la blessure qu’on m’a faite, pour soit-disant garder l'énergie du combat. Cela peut passer par une narration obsessionnelle des faits. Miguel Angel Estrella, torturé dans ses mains de pianiste et dans son sexe, a eu besoin pendant trois jours et trois nuits, dit-on, de raconter son drame. Au bout des trois jours, un de ses amis lui a dit : "Miguel, fais attention, si tu tombes dans l’auto compassion, tu ne pourras pas t’en sortir. Alors, à partir de maintenant, tu vides ton sac encore une fois, tu racontes encore une fois et c’est fini". Ailleurs le pianiste écrit : "Je ne veux pas que la haine vienne rouiller ma vie. Désormais, je refuse d’écrire mes mémoires". Cependant, les personnes que vous accompagnez, souvent marquées par ce ressassement sans fin doivent apprendre à faire deuil du compteur remis à zéro. Le "petit lit" pour toujours.

Le défaut de mémoire

C’est, au contraire, vouloir "laisser le temps au temps". On connaît bien cette stratégie dans nos vies de couples : au lit, ce soir, tournons-nous chacun de notre côté et dormons ; demain matin, ce sera terminé. Lui, le monsieur, y croit ; pas elle. Elle pleure, il dort. Il croit à l'oubli par le temps ; elle désire une parole, voire des flots de paroles sans fin…

Non à l'oubli !

Anthropo Le pardon ne peut être une amnésie organisée. Ni un ressassement sans fin. L’avenir d'une personne, d'une famille et d'une société dépendent de notre aptitude à pouvoir réentendre, dans une mémoire réellement cicatrisée, ce qui sera toujours en mémoire, jamais biffé, jamais oublié. Faire mémoire est un travail, un acte ! "Je ne vis pas dans la mémoire, mais je tente de rendre intelligible par la mémoire ce que fut cette expérience de malheur" écrit Jacques Sommet parlant des camps de la mort.

Si l'événement peut trouver sens, je suis obligé de recevoir ce sens jusqu'au bout, de l'écouter, de le réentendre. Ce qui ne veut pas dire que je dois vivre "dans" la mémoire. Mais je dois tenter de rendre intelligible, par la mémoire, ce qui fut mon expérience de malheur pour moi et les autres. Car la mémoire

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est la fidélité à une histoire. "Le devoir de mémoire nous situe au carrefour de la violence et de la dignité de l'homme" dit encore J. Sommet.

Parole de Dieu

- Dans le Deutéronome, comme dans toute la Bible, Dieu rappelle le devoir de mémoire : "Tu raconteras, tu continueras à raconter". "Souviens-toi, souviens-toi, souviens-toi". En patrimoine, les juifs ont reçu ce "Souviens-toi de ce que Dieu a fait pour son peuple ". Pour se libérer, il faut se souvenir, et même se souvenir de sa libération. - Dans l’Evangile Jésus rappelle avec force : "Si tu te souviens que ton frère a quelque chose contre toi, laisse donc là on offrande, et va…" Je dois donc me rappeler que l’autre a quelque chose contre moi, que je lui ai fait quelque chose…et cela passe avant tout acte de piété. La mémoire malade va réclamer un acte de parole, afin d'entrer dans un "oubli" actif, c'est-à-dire une mémoire convertie. La mémoire d’une promesse ! - La Parole biblique que vous utilisez en aumônerie parle au "je" de chacun : elle lui fait se souvenir, sans honte de lui, à travers le récit d'un autre personnage. Le silence et la création artistique aussi. La célébration eucharistique fait passer de mon histoire à la mémoire collective, de la mémoire au mémorial.

Pièges d’un rapport sacré au divin Comment aider à passer du "fond de commerce" du sacré (très présent en prison) à la sainteté ? "Apportez-moi de l’eau de Lourdes, apportez-moi une image de … Donnez-moi de suite le sacrement" Nous respectons cette religiosité populaire. Mais nous avons à l'évangéliser. Parce qu'en arrière plan il y a souvent le schéma païen de la rétribution, destructeur de l'idée du Dieu de Jésus-Christ et destructeur de l'homme debout responsable, aimé, sauvé.

Une idée de Dieu qui arrange l'homme dans sa culpabilité

Nos têtes de coupables continuent à fabriquer le Dieu des amis de Job, un Dieu en "troc" avec l'homme. Si l'homme "monte" vers son Dieu par des sacrifices et des œuvres bonnes, Dieu "descend" vers lui avec bienveillance. Ce Dieu fabricant de l'homme, épicier de nos actes, produit un homme-ver de terre en constante culpabilité, toujours en dette devant Dieu, disait Nietzsche. Ce schéma nous arrange, dans notre désir de nous auto créer, ou auto punir, par mérites personnels.

La révélation d'un Dieu qui libère : Jésus

Jésus est venu casser ce schéma, par l'incarnation, par sa vie, sa mort donnée. Il est venu habiter chez l’homme, gratuitement, casser la croûte chez Zachée le pécheur public, sans rien demander de sa liste de péchés. Il a parlé de son Père en attente sur la route pour accueillir l’enfant prodigue... et, quand celui-ci se lance dans sa liste de fautes, il l'arrête : il n’a pas besoin d’une liste, il a besoin qu’il se laisse aimer, sans bouger, se laisse ôter ses haillons pour se laisser revêtir par d'autres, pas par lui, de la robe de la Tendresse. Voilà qui est plus aride que dérouler sa culpabilité. Quant à Zachée, à la mesure de l'Amour donné gratuitement par Jésus, il va redonner ce qu'il a "piqué".

La responsabilité est là, au bout du salut par grâce consentie, et non du seul mérite par soi même.

Alors, demander pardon, pardonner, se réconcilier ?

Alain Finkielkraut parle du pardon comme d'un "acte intra juridique, extra légal" : il dépasse la légalité, il dépasse l'équilibre des deux plateaux de la balance que ne peut donner exactement la justice. Hanna Arendt s'exclame : "C’est un miracle" ! Moi je dirais : "C’est une fleur" pour la relation. La fleur est non nécessaire dans le lien mais elle est plus qu'indispensable ! Geshé parle d'"une proposition d'excès de la foi chrétienne" "mais l'homme a besoin de ces propositions d'excès pour vivre"

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Oui, la proposition chrétienne est "excessive". Elle est d'ailleurs en cela lieu privilégié de l'expérience de Dieu et de la Joie car "c’est sous les espèces de l’autre que je rencontre Dieu dans chaque excès du don" dit Lévinas. Quand quelqu’un a touché à cet excès du don, il touche à quelque chose de Dieu, et inversement. Une condition : laisser "travailler" le pardon dans son excès ! Ne pas le réduire à un coup d'éponge sans explication (fût-elle très vive !), à un rêve d'oubli de la blessure donnée ou subie, ne pas craindre le travail de la justice, fût-il relatif. En équipe d'aumônerie, il est bon de relire des histoires de conversion à l'amour de telle ou telle personne détenue, avec ce regard de contemplation.

Pas de définition du pardon dans la Bible. Il est curieux que dans la Bible, il n’y ait pas de définition du mot "pardon". Mais sans arrêt des petites histoires qui en racontent les visages : Zachée, la Samaritaine ; ou qui en disent ses fruits. Dans "La peine et le pardon" que certains d'entre vous ici ont écrit, il y a de nombreux récits de fruits : "Savoir qu’on va me pardonner pour rester vivant, c’est cela qui fait tenir". Les personnes détenues ont un besoin vital de se savoir pardonnées, mais il leur est beaucoup plus difficile d’imaginer qu’elles pourront demander pardon, dites-vous. Ce n’est donc pas tout à fait la même démarche, même si les soubassements des "pièces du puzzle" sont absolument les mêmes. Demeurent aussi des objections telles que : est-ce qu'on peut pardonner de ce qu'on a subi ? Et si mon offenseur ne reconnaît pas sa faute ? Et s’il est mort ? … Comte-Sponville va nous aider à conclure : "Le pardon n’abolit pas la faute mais la rancune, pas le souvenir mais la colère, pas le combat mais la haine du combat. Combats en adversaire, non en ennemi. Là où tu ne peux aimer, cesse au moins de haïr".

Se réconcilier se reçoit. Un abandon. Y consentir Le roc : l’estime de soi

Introduction : Eveilleurs des poings serrés dans des mains ouvertes "Si tu fais disparaître de ton pays le joug, le geste de menace, la parole malfaisante, si tu combles de désir le malheureux, ta lumière s’élèvera dans les ténèbres… Tu seras comme un jardin bien irrigué, comme une source où les eaux ne manquent pas, tu rebâtiras les ruines anciennes, tu restaureras les ruines séculaires. On t’appellera 'Celui qui répare les brèches, celui qui remet en service les routes'" Is 58, 9b-14. Voilà qui annonce le Messie, et nous, envoyés à sa suite. Le génie du Christ, c’est d’avoir confié aux humains d’annoncer la Bonne Nouvelle, avec leurs propres toiles d’araignée intérieures. Nous avons comme Lui à réparer les brèches, à remettre les routes en service. Mais à une condition : Le suivre. "Je suis venu appeler non pas les justes mais les pécheurs, pour qu’ils se convertissent". Les verbes "appeler" et "envoyer" sont omniprésents dans la bouche de Jésus. "Je suis venu appeler". Nous sommes appelés, nous répondons à un appel. Répondre à un appel, que ce soit à une responsabilité en aumônerie, à se convertir, à se marier, à faire un enfant, à accepter son veuvage, cela demande un "abandon". Tout appel suppose de la part de l’homme un "oui", sans savoir où cela le mènera : "Un autre te ceindra et tu iras là où tu ne voulais pas aller" écrit Jean. Votre mission d'aumôniers de prisons vous appelle à être des éveilleurs des mains ouvertes, pour un abandon en Christ et éveilleurs des poings serrés, pour un combat de réconciliation avec soi et l'autre. Et cela, mains reliées aux frères. Nous déclinerons ces deux versants tour à tour, mais ils sont un même geste en Jésus : poing serré placé dans l'autre main ouverte… Attitude de Jésus à Gethsémani et auparavant lors de la Cène : "Ma vie nul ne la prend, mais c’est moi qui la donne". C’est ce que nous célébrons dans l’Eucharistie : une action de grâces pour l’abandon du Christ, qui n’a pas fait de sa vie un suicide mais un don et un engagement à nous livrer à l'amour. Vous recevez votre mission de l’Eucharistie. Cette nourriture vous rappelle que le combat des prisonniers au sein d'eux-mêmes

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est d’abord oblatif. Non pas d'abord : "Ce que je dois "faire" pour me réconcilier", mais "Ce que je vais consentir à lâcher, à "laisser faire" en moi."

"D’où ça vient que... ? " "Surtout pas la haine !" pense tous les matins cette jeune femme athée agressée depuis 15 ans par la gifle de son mari paraplégique, à l'heure du baiser d'au revoir. - "D'où vous vient cette pensée ?" lui demandent des amies ? "Je ne sais pas. En tout cas, pas de moi". "Je voudrais tant être sûr du pardon de ma famille au jour de ma sortie " vous disent certains détenus. "D’où cela vient que... ?" Qu’est-ce qui chuchote ainsi dans l’homme, sans demande première de l'homme ? Il y a des murmures en soi qui laissent coi, qui font toucher à quelque chose tout proche du scandale de la Croix du Christ. "Père, pardonne leur..." Quelque chose de précieux, un amour venu d’ailleurs, au-delà de nos forces de mort ! Il semble que notre première mission de baptisés consiste à nous poser "baba" devant ce point d'interrogation et à renvoyer ce point d'interrogation là où nous vivons. En effet, proposer le goût d'un Dieu Père et la réconciliation ne consiste pas à remplir des vases supposés vides : vides de connaissances, vides de sens du bien et du mal, vides de valeurs. Proposer la foi en Christ, c'est le contraire de "remplir" ; mais faire le tire-bouchon dans le trop-plein de connaissances sur Dieu et le trop plein de repères sans colonne vertébrale ; désemplir ; permettre le passage d'un peu d’air jusqu’à l'étonnement : "D’où cela vient que..." ? Vous avez à désinstaller, émouvoir, inquiéter les certitudes (au sens spirituel), casser le béton armé et laisser supposer qu’en toi, en moi, en nous, un Autre chuchote… On ne l’appellera pas forcément Dieu tout de suite, mais Celui qui habille l’homme, qui l'habite, qui le revêt de peaux quand il a froid. Le texte d'Emmaüs révèle un Jésus incognito, chargé de faire faire l'expérience de ce chuchotement en l'homme. Il ne dit jamais "C’est moi" ; Il ne se nomme pas. Il cherche à désinstaller, à ouvrir de leur désarroi les deux compagnons désemparés. L’important n’est pas qu'ils sachent d'emblée qui Il est, mais qu'ils sentent qu'Il est là, lui qu'on a vu crucifié. "D'où ça vient que ? ".

Le roc du chemin du pardon : restaurer une juste estime de soi, cassée par la honte et la vie carcérale

- Anthropo Il n’y a pas de reconnaissance possible de la faute, avec justesse, pas de désir de réparation, sans cette conviction d'être encore quelqu'un, autre que ses actes. L’estime de soi, à sa juste mesure, est le roc de toute démarche de pardon. Inutile d'en parler à quelqu’un qui se déteste ou s’abrite dans l’image honteuse ou innocente de lui qui lui sert d’identité. En nous réconciliant avec nous-mêmes, nous pardonnons aux autres d’être ce que nous sommes devenus. Et c’est à eux que nous demandons pardon d’avoir fait d’eux ou d’autres ce qu’ils sont devenus. En nous réconciliant avec nous-mêmes, c’est ainsi aux autres que nous pardonnons et à eux que nous demandons pardon. - Parole de Dieu "Aime les autres comme toi-même" est le devoir premier. De lui découle la demande impérative de Jésus : "Aimez-vous les uns les autres , comme je vous ai aimés". On ne méditera jamais assez tout ce trésor de la Bonne Nouvelle qui allie "comme toi-même", "les autres" et, en tête de ces deux amours, le don premier de celui du Père : "Comme je vous ai aimés !". Si je reprends tout à l’envers, cela fait : "laisse-toi aimer du Père, pour te risquer à t’aimer toi-même et te risquer à aimer les autres". Le roc de tous ces amours est bien le consentement au don : "Laisse-toi aimer, laisse-toi regarder, abandonne-toi". Le christianisme comme le judaïsme présentent toujours l’amour des autres et l’amour de soi dépendants de l’amour d’un Autre qui, lui, lie et relie sans cesse ce que nous, nous avons délié. Le "comme toi-même" est très présent dans la Parole de Dieu. Le seul désir de Dieu est de nous extirper de nos situations de coupables pour nous faire passer au statut de responsables, émerveillés par le don de l'Amour. Cela nécessite une attitude d’abandon. Par le passé, l'Eglise a jeté le soupçon sur les revendications du "je" et les risques de l'estime de soi. Aujourd'hui, elle craint l'individualisme montant. Or, Jésus est toujours passé par la porte d’entrée du "je" avant d'en faire un envoi vers le "nous" : le besoin personnel de fête, celui d'être bien dans son corps, sa "tête", son affectivité, son être social, jusqu'à la racine de l'être en ce besoin vital d'être sauvé, son péché.

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Notons aussi que la Parole de Dieu va plus loin que la nécessaire estime de soi. Elle parle d'amour de soi : "Aie plus que de l’amitié pour toi, aie de l’amour pour toi !" Je crois avec vous que la Bonne Nouvelle évangélique est une chance fantastique pour la relevaille du "je" d'un détenu et son humanisation. - Une juste estime de soi possible en milieu carcéral ? En milieu carcéral, peut-on parler en "je" ? Y a-t-il encore des "je" ? Comment faire advenir un "je" ? Comment faites-vous pour que cette juste estime de soi vienne sonner et résonner dans les murs d'une prison où tout porte à croire que la dignité est bannie et la confidence personnelle dangereuse ? Combat dans un abandon… Un travail long…

Se réconcilier avec soi : un "mourir"... Consentir à des deuils… Parler de mourir à soi est-il possible à quelqu’un qui a fait déjà tellement de deuils : le deuil de son idée haute ou nulle de lui, deuil de sa liberté, de son droit à l'espace, de l’intimité, de la confiance, de la propreté, de la toute puissance ? Comment lui dire, lui faire sentir qu’il faut encore consentir à d’autres deuils pour travailler à son "homme intérieur" selon Saint Paul ? "L’important n’est pas ce que l’on t’a fait, mais ce que toi, tu fais de ce que l’on t’a fait… Il y a ce que l’on a fait de toi ; il y a ce tu fais de ce que l’on a fait de toi, et il y a ce que tu vas faire de ce que tu as fait aux autres" Jacques Salomé.

Le deuil de la toute puissance, de l’auto création. Consentir à "manquer" Tous les deuils évoqués ci-après ne sont pas à vivre de manière chronologique. Le premier est cependant celui de la toute puissance. Le texte de Genèse raconte bien ce deuil à faire. Nous avons reçu le pouvoir du "tout" possible dans le jardin de notre vie, avec une réserve (les deux arbres interdits symboles de la toute puissance rêvée) ce qui nous ramène à un "presque tout" possible, pas" tout". On devient adulte lorsqu'on accepte le "presque tout". C’est comme cela que nous élevons nos enfants : "Tu peux tout faire, sauf poser tes mains sur le gaz. Tu peux tout faire de ta liberté, sauf faire n’importe quoi de ton corps, n’importe quoi de ton cœur, mais va, sors, rentre quand tu veux avec ce "presque tout", pas tout". La vie se décline bien quand elle se vit chassée du rêve du "tout". On présente souvent la colère de Dieu chassant les deux humains hors du Paradis comme une malédiction Si on voyait cela comme une bénédiction ? Si Dieu avait compris qu’on ne peut aimer au cœur du Paradis, qu’on ne peut aimer que dans la fragilité, en consentant à sa limite humaine. Si nous comprenions l'essence de la vie chrétienne comme un consentement à grandir par le fait de se laisser vêtir de ses peaux, plutôt que de chercher à sauver sa peau par soi -même ? Pensons aussi au récit du jeune homme riche. En voilà un qui désirait gagner le Paradis. "Que faut-il faire, Maître pour arriver au Royaume de Dieu ?". En tout premier, Jésus le reprend : il n'aime pas qu’on l’appelle Maître, il est un ami, non un Rabbi. Ensuite, il décline au jeune toute la loi mosaïque : pour être dans le Royaume de Dieu, il faut d’abord ne pas faire ça et ça et ça à l'homme et à Dieu … Vous connaissez la loi mosaïque. Le jeune homme riche est fier de lui : "Moi, je n'ai pas fait cela, moi j’ai 20/20 sur ma copie. J’ai tout respecté de cette Loi", pense-t-il. Jésus lui fait alors comprendre que la question n’est pas d’avoir 20/20 sur la copie, plein de ses œuvres. C’est de consentir à n’avoir que 10 ou que zéro ; consentir à manquer et se laisser sauver ! Pour interpeller son consentement, il lui lance alors l'appel décisif : "Suis-moi ; vends tous tes biens et suis-moi". C'est-à-dire, consens à marcher sans me doubler. Consens à rester derrière, à t’abandonner. Qu’est-ce que fait le jeune homme riche ? Il se tire ! Parce qu'il est beaucoup plus difficile de passer derrière, de s'abandonner à un Amour pour aimer, que vouloir gravir soi-même les échelons du mérite. Les prisonniers que vous accompagnez ont besoin d'entendre cette proposition de salut par l'abandon de leurs béquilles que sont leurs fautes, leurs autoaccusations ou dénis. Allez, lâche maintenant, va ! Prends ton petit lit et va ! Vous le faites à la manière de Jésus : en leur proposant tous les ingrédients pour la marche abandonnée. Pensez au paralytique : avant de l'envoyer, Jésus lui a redonné les ingrédients nécessaires à la marche vers la vie : l'usage de ses jambes et l'usage de son estime de lui. Aux prisonniers, vous tentez de même, pour une marche abandonnée sans grosse chute, déstabilisée sur un pied toujours, comme l'est la

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marche. La prière, la messe, la narration de son histoire, le temps donné au silence habité, des attitudes corporelles à prendre, des textes choisis de la Parole, sont de ces ingrédients d'abandon. "C’est quand je suis faible que je suis fort" disait St Paul. Belle parole à méditer en milieu carcéral, où la faiblesse est vue comme une humiliation. La grande Bonne Nouvelle de Jésus est que l’on peut être fort dans la fragilité ! On ne peut être fort que dans la fragilité ! Toute la Bible ne nous raconte que cela.

Le deuil de son sentiment de culpabilité. Lâcher cette bouée de survie - S'en remettre à un tiers.

Toute bouée de survie est nécessaire, un certain temps. La lâcher ne veut pas dire la perforer, parce qu’en la perforant, on coule au milieu de la mer. Il s'agit de permettre qu'on la lâche à petit pas. Les tiers que sont les psy, la famille, l’aumônier, le travail pris en prison, le cahier où j’écris, Dieu que je découvre chuchoter et que j'écoute sans mot dire, sont souvent les bouées transit de sortie de la culpabilité malade d'excès ou de déni. S’en remettre à quelqu’un, toujours. Lâcher et se lâcher devant Dieu. Combien de fois avez-vous vu des gens s’écrouler en pleurant, se lâcher enfin. Surtout ne pas consoler trop tôt, laisser pleurer ! Il y a joie, il s’est lâché devant Dieu ! Il ne vous dira rien peut-être, mais là, il est en train de se laisser appeler par son prénom. "Simon, est-ce que tu m’aimes ?" Il se fait disputer en "Simon" mais c'est pour se faire appeler "Pierre" de nouveau !

- Faire effort de lucidité, devant un tiers, devant Dieu

L'effort de lucidité demande trois étapes : 1-Consentir à mes blessures de victime. Que m'est-il arrivé dans mon histoire ? "Je te le donne, Seigneur !" 2-Consentir à mes blessures d’offenseur. Qu'ai-je fait de ce qui m’est arrivé ? 3- Consentir à un avenir. Que vais-je faire de ma réalité ? Consentir à ne pas trop savoir répondre à tout, mais se poser la question en le donnant à Dieu, à un tiers.

Le deuil du "confort" du piédestal de victime ou de juge Il n’y a croissance que lorsque l'on consent à quitter le confort de sa désespérance, son piédestal rassurant de victime. Les souffrances de la honte et de la solitude sont de réels lieux de perdition. Vous devez aider ce gars et cette femme à prendre son histoire non comme un cauchemar, mais comme un terreau de vie. Mon histoire, horrible, faite de viols d'enfance, de coups, de pauvreté, est "mon" histoire. Mais il y a encore des violettes à découvrir dans "mon" histoire !

Le deuil de la normalité Qui est "normal" ici ? Que celui qui est "normal" se lève ! (Personne ne se lève) Xavier Thévenot donne cette définition de l'être "normal" : "L’adulte normal est celui qui sait qu'il a un petit enfant en lui et qui est capable de l'accueillir sans en être traumatisé" ! L'être normal bien unifié n’existe qu’en désir. Nous n'en finirons jamais de nous découvrir poussiéreux, a-normaux, pétris de contradictions, de rêves complètement foutraques, capables du meilleur mais aussi du pire, à en rester "baba" d’humilité. L’important, c’est de rester baba d’humilité, pas d’humiliation, de cet infantile toujours présent en nous, avec son narcissisme, ses régressions. Il y a en moi un homme divisé, séparé : - d’avec lui-même (combat entre le bien-le mal) - d’avec les autres : dès l'enfance je veux prendre à l’autre (son jouet), puis prendre l’autre (sexuellement), gagner sur l'autre (dans les débats, la vie professionnelle) - d’avec le cosmos : nous rêvons de mettre la main sur le cosmos qui ne nous appartient pas, qui nous échappe. Du jour où nous mettons la main sur le cosmos, nous le déréglons. - de Dieu : je ne mettrai jamais la main sur Dieu, Dieu est tout Autre, "différent" dit C. Duquoq. "Ce que je voudrais tant faire, je ne le fais pas, et ce que je ne voudrais pas faire, je le fais" constate St Paul humblement. C'est cette phrase dite en prière peut-être, ruminée et ruminée, qui peut nous aspirer tous, accompagnateurs et personnes détenues, vers l’attitude d’abandon.

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Le deuil de la sur-femme, du sur-homme Je ne serai jamais mon rêve, je suis moi. Ce prisonnier ne sera jamais son rêve, il est lui. Pour s'abandonner à la réconciliation avec soi même, il faut déjà faire deuil de l'auto création. Consentir que je régresse, que je suis un pleurant permanent, que je suis un incapable de pleurer... Ne pas me forcer au moment du procès pour être un autre que je suis. Consentir à ne pas être ce que je voudrais être. "Il faut distinguer ce que je peux changer en moi et en l’autre, et ce que je ne pourrai jamais changer. La plus grande manifestation de notre liberté, ce n’est pas de bouger ou de faire bouger les personnes et les choses, mais c’est notre aptitude à consentir" rappelle encore X. Thévenot. Consentir à mon histoire, à mes racines, à ma culture, à mon pays, à ma couleur de peau, à ma religion. Renoncer au compteur remis à zéro ; je resterai toujours fils ou fille de.., ami ou amie de.., époux ou épouse de.., même si j’ai divorcé, toujours né de quelqu’un, fût-il horrible. Consentir à cette semence de vie en moi, à mon histoire, fût-elle horrible. Consentir à mes blessures sans négativer mes dons. Et surtout, consentir à mes "pourquoi ?" restés sans réponse : "Pourquoi ai-je clashé ce jour-là ? Pourquoi n’ai-je pas pu garder ma femme ? Pourquoi ai-je touché à mon enfant ?" Consentir aux "pourquoi ?" sans réponse, c'est les donner à un tiers, et les donner au Seigneur. Enfin, consentir à ma mortalité. On ne peut être un vivant qu’en consentant à être un mortel. Consentir à sa mortalité, c’est aussi renoncer au suicide. Consentir à ce que le tiers qui m’écoute - l’aumônier, le psy, le surveillant, le copain de prison - soit limité, paralysé par ce que je lui dis. On revient toujours à l’abandon de sa transparence. En fait, il s’agit d’intégrer l’ignorance de soi. Reste encore à opter pour un changement de regard : m’attacher à regarder avec bienveillance ce qui m’a fait grandir dans le "fumier". Raccrocher les fils de ma vie pour en faire une trame. Décider de regarder l'ensemble comme une œuvre, pas comme un "tas" d'évènements. Le fumier du Mal reste du fumier, mais il se trouve que des gens découvrent la grâce dans le "fumier" du Mal. Ce n’est pas cautionner le fumier ! C'est consentir à ce que des choses se trament avec des bouts de laine cassés, et que cela fasse encore un tricot, avec ses trous. On peut encore avoir chaud avec un tricot plein de trous !

Le deuil de l’oubli de la faute commise et subie Entre le "défaut de mémoire" qui évade du tragique et le "trop plein de mémoire" qui cancérise tout, il faut une mémoire. Notre capacité à affronter l'avenir dépend de la bonne santé de notre mémoire. Comment accompagner ce passage ? Une mémoire parlée à un tiers, à vous peut être, une mémoire donnée au Christ. Rôle des célébrations pénitentielles, de l'eucharistie.

Le deuil du tout de suite : consentir à la lenteur de mes pas, de ses pas

La Bible manifeste un Dieu plus patient que l’homme et un Dieu heureux des petits pas. Savons-nous marquer les étapes d'une personne, fût-elle minime à mes yeux ou à ses yeux, en faire une fête ? Boire un coup - avec du jus de fruits sans doute mais cela ne fait rien, trinquer ! Notre vie est marquée d’étapes. Les signes liturgiques et les signes sacramentaux veulent bien signifier à l’homme qu’il est un corporel avec besoin d’être marqué dans sa chair par des signes. Il y aura demain deux pas en arrière ? Quelle importance ? L’important est de ne pas rester assis sur le palier. Notre vie est faite d’escaliers à monter, à dégringoler, remonter, dégringoler de nouveau … Lui, le Père, Il nous tient !

Le deuil du pardon pur produit...

Commencer à pardonner, c'est consentir à ne pas en finir avec le pardon ! La Bible parle avec justesse de soixante-dix-sept fois sept fois. A la limite, il ne faudrait pas commencer. Quand on commence à se poser la question du pardon, on sait qu'on sera taraudé par lui jusqu’au bout de la vie. On aura toujours l’impression de ne pas avoir vraiment pardonné : "Je n’ai pas pardonné puisque je n’ai pas oublié". Il va falloir rappeler que l’œuvre de paix est commencée par le Christ lui-même, à notre tête. Que le pardon total est pour le Royaume de Dieu, mais qu'ici, déjà, nous avons pardonné, en humains ordinaires, avec cette mémoire

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présente. Le pardon dans l’Evangile est toujours fait de petits bouts de pardons, de pas, de désir d'être sauvé de son aigreur mais aussi du rêve du pardon pur produit. "Commence, recommence en toi l’œuvre de paix" disait St Bernard.

Se réconcilier avec soi : un abandon en Dieu sauveur, en adulte/enfant

Me laisser regarder, imbiber par la tendresse du Père jusque dans mes zones

d’ombre Lors de sa trahison, Judas s’est laissé appeler "ami" et regarder par Jésus, mais son tribunal intérieur l'a "grillé". Pierre, lui, a pleuré de gratitude. Entre se laisser "griller" et pleurer, il y a tout un consentement à travailler en soi : accepter de se laisser voir nu sans en mourir, pour redevenir des vivants par "l’au-dedans". Dans cette nudité, il y a des zones d'ombre mais aussi tellement d'aptitude (cachée) à la douceur ! Vous avez à permettre que se relise l’histoire d'une vie matraquée par la violence, avec sa douceur !

Prier : me laisser chercher par le Père

Prier, "c’est l’activité la plus fatigante d’un moine" (Timoty Radcliffe), "l’activité la plus fatigante de l’humain". Il est beaucoup plus facile d’aller rendre service aux autres que de prier. Mgr Etchegaray a écrit : "Il faut une âme de pauvre pour prier. Bien plus, il faut sentir la morsure de la pauvreté pour bien prier. Avec l’âge, ma prière ne cesse de se simplifier de son contenu comme de son élan. Alors, j’implore le don de l’Esprit Saint qui remédie à mes bafouillages en intercédant à ma place". Les personnes détenues disent spontanément prier, elles ont senti la morsure de leur pauvreté. Il arrive que l'on s'inquiète de la santé de ces prières : attirance par des rapports magiques avec Dieu, quête de sacré éloigné de l'appel christique à la sainteté. Nous ne sommes pas dans le cœur des personnes. Mais il est vrai que dans la douleur surtout, l'homme retrouve la prière païenne : "Qu’est-ce que j’ai fait au Bon Dieu ? Mon Dieu, fais que… !" Prier, ce n’est pas marchander avec Dieu, ni par cierges, ni par troc mental. Ce n'est pas "monter" vers Lui avec des bonnes œuvres ou des objets sacrifiés. C’est se laisser chercher par Lui. Cela suppose non pas un esprit marchand, ni du volontarisme, mais une attitude d'ouverture. C'est pourquoi, vous proposez parfois en aumônerie ou lors des entretiens personnels : "Maintenant on fait silence. On va se laisser chercher par le Père, laisser chercher le beau de notre être par le Père, parce que le Père cherche d’abord et toujours le beau en nous". Et non pas "On va faire un examen de conscience" avec risque du regard de soi devant soi-même. Vous proposez d'abord de faire provision de Son amour pour qu’au devant de cet amour, on puisse rendre gloire d’être aimé à ce point et faire ensuite son examen de conscience. "Mais je suis aimé ! Je n’ai pas été à la mesure de cet amour, il faut que je rende tout ce que j’ai mal fait !" pense Zachée. La prière revêt divers visages Le "silence !" de Job crié à ses amis est une prière. La prière peut se passer de mots dits à l'oral. "Le silence est creuset où nos propres certitudes se fissurent, où de l’inattendu peut surgir", dit Paul Beauchamp. La Parole vraie ne se fraye et ne se déchiffre que dans le silence. Le silence, c’est ce lieu où peuvent résonner mes propres malheurs et ceux des autres, mes révoltes, mes incompréhensions, mes désespoirs ; c’est ce lieu où je me sens appelé "fils". Travaillons au silence ! Le cri. Nous n'aimons pas beaucoup le cri, nous en craignons les dérives, nous en sommes bouleversés nous-mêmes, nous ne voulons pas le susciter. Le cri, c’est pourtant ce qui fait passer de l’animal à l’humain. Fureur ou plainte de la douleur, il est l’énergie du désespoir. "Le cri, c’est la prière initiale qui nous donne d’expérimenter un Dieu précaire", dit A. Gesché, en faisant remarquer que le mot "prière" (prex/peccari) a la même étymologie que le mot "précaire". La bible nous manifeste que Dieu se révèle souvent devant des "vides" : cri de Jésus à Gethsémani "vide" des amis, "vide" de Dieu. Vide du corps au tombeau pour les femmes, absence de deux jours auprès de Lazare, absence de Jésus sur la mer en folie. La prière nous met devant un "vide", alors que trop souvent,

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on la conçoit comme un "plein". Le "vide" est pourtant ce lieu où se révèle Dieu peu à peu comme une Personne. Savez-vous susciter les cris en prison ? "Seigneur, que ton Règne vienne dans ma vie, sur cette prison, dans le cœur de ma victime ! Mais que fais-tu donc ?" Le cri, rappelle Paul Ricœur, peut être "plainte de Dieu à Dieu", sans être blasphème, une plainte contre Dieu, dite à Dieu. Les psaumes de violence sont une chance dans la vie chrétienne ! Dommage que la liturgie les ait gommés. Ils disent combien Dieu connaît l’humain : notre désir de vengeance, notre attente non dite qu’on torde le cou à celui qui nous a tordu le cou. Ces psaumes manifestent qu'en prière, on peut tout dire, violence en soi, désirs de mort pour l'assassin de notre vie, refus de demander pardon. Dieu sait que se pardonner à soi-même d’avoir été si odieux peut se faire en lui criant la haine de vivre. Il sait que de voir vivre d’autres mieux portants donne envie qu'ils "crèvent". Il sait que seule la parole extirpe du cancer spirituel qui guette dans le silence. "Dieu est le seul Autre qui n’est jamais lassé de nos jérémiades" pense L. Basset. "Le cri est deuil d’une compréhension totale de Dieu, deuil de notre toute puissance" rappelle Jankélévitch. Autre forme de cri, est celui de Jésus appelant le pouvoir divin faire en lui : "Père, pardonne-leur !" C'est tout de même un peu fort de voir le Fils de Dieu ne pas pourvoir dire à ses bourreaux : "Je vous pardonne", mais "Père, pardonne-leur". C'est une prière que vous utilisez beaucoup en prison.

La Parole de Dieu La Parole de Dieu est lieu d'abandon de soi dans les mains du Père. Elle ne raconte que cela. Mais nous, nous l'instrumentalisons trop souvent de manière morale. Nous choisissons tel texte davantage pour sa capacité à permettre un examen de conscience, à être code de bonne conduite, à réveiller une sensibilité durcie qu'à apprendre à nous situer en fils devant un Père. Les deux Testaments nous apprennent uniquement cela : nous avons un Père et nous avons à nous situer en fils et frères. Qui est ce Père afin que je puisse me reconnaître comme fils ?

La messe enfin est le lieu où je pose mon bagage, le lieu où même quand tout est perdu, tout peut advenir par la force de Dieu. Le lieu où déposer l’histoire des gars, des femmes dans une mémoire et faire de cette mémoire le mémorial du Christ. Les prisonniers aiment la messe et vous dites qu'il se passe là quelque chose de "fort" dans l'abandon de soi.

Fruits de "l’abandon" pour la réconciliation avec soi

"La sainteté, ce n’est pas de pratiquer la vertu, c’est d’accepter d’être pardonné" disait saint Augustin Témoignage de Laetitia, aumônier à Aurillac "Au Nouvel An, j'ai proposé qu'ils s'offrent des étrennes. Ils ont rétorqué : "Mais nous; on n’a rien à offrir". Alors, je leur ai lu un texte : "Une petite fille veut faire un cadeau à son père mais elle n’a rien ; elle pique de la ficelle, du papier. Son père la voit et lui demande : 'Qu’est-ce que tu fais ? On n’a déjà pas d’argent, tu gaspilles'. La petite cache tout, continue, fait son paquet, l’offre au père qui l’ouvre et dit : 'Il n’y a rien dedans, tu te moques de moi et tu gaspilles encore !'. Elle lui répond : 'Mais papa, tu as mal regardé, c’est plein de baisers pour toi'. Le père garde le carton sous son lit en pensant à sa fille". Je dis aux gars : "vous dites 'Je n’ai rien', nous avons tous quelque chose à donner, ce que nous sommes. Alors … on a fait des dessins, des poèmes, … qu’on a mis dans un panier et ensuite chacun a pris quelque chose. Un gars est venu avec une orange cachée dans sa poche, il ne l’a pas mise dans la boîte. Mais quand on a distribué les paquets, il l'a prise de sa poche et a dit à Mario : 'Mario, pour tout ce que tu as fait pour moi en cellule, accepte cette orange en hommage à tout ce que tu m’as permis de vivre et de me reconstruire depuis que je suis en cellule avec toi. Je n’avais jamais vécu avec un noir, et je ne pensais pas qu’un noir puisse avoir autant de délicatesse pour moi qui suis un pauvre type actuellement'". Voilà qui nous rappelle que les premières médiations humaines du goût d'abandon sont souvent celles des détenus entre eux. Savons-nous voir ?

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Se réconcilier se décide : un combat à deux faces. Des étapes

Introduction

Deux faces d'une même pièce de monnaie Depuis ce matin, nous manipulons deux faces d'une même pièce de monnaie, traitées l'une après l'autre, mais les deux font la pièce : face abandon de soi, face combat d'homme. Pas chronologiquement. Cela rejoint votre mission d'aumônier avec ses deux visages :

- éveilleurs et accompagnateurs du combat à petits pas, pour que la prison ne cloue pas en croix, avec ses étapes de retour à la vie. Face tâche d'adulte : consentir à aimer

- et accompagnateurs de l'abandon de ce combat dans les bras du Ressuscité. Face tâche de fils / fille de Dieu : consentir à se laisser aimer

Le témoignage de J. Payan parle d' "une mission de plongeur " à la suite du Christ qui a plongé dans le gouffre de chaque être humain, en quête de ses perles précieuses à ramener en surface. Cela fait de vous des entraîneurs à la nage sur le dos, en abandon au courant, et des maîtres en brasse ou crawl, selon l'étape, pour avancer.

L'enjeu : "comme un autobus"

L'Eglise, une aumônerie, c'est "comme un autobus" écrivait B. Chenu. On ne propose pas l'autobus pour aller en autobus, on le propose pour aller quelque part. L’aumônerie est cet autobus qui, au nom de l'Eglise, accompagne des gars et des femmes dans leur humanité, avec le Christ s'ils le veulent, en direction d'un salut, du Royaume de Dieu. Ce qui compte pour cet autobus, ce n’est pas qu’il soit plein, vide, moitié plein-moitié vide ; ce n’est pas la densité du peuple qu'il rejoint ; ce n’est pas non plus la place assignée à chacun (machiniste, contrôleur des tickets, voyageur assis, debout); ni le respect de la station pour tout le trajet ou le stop sur la route pour une seule station. L’important est que chacun ait sa place, que l'autobus, le temps du trajet fût-il très court, permette que s'entende un appel.

"Laisser le souffrant mener le jeu" J. Vimort

L’important aussi est de laisser la personne elle-même maîtresse de son combat, selon ses propres étapes. Si ce gars tente de se suicider, s’il en meurt, vous avez à croire qu'il est quand même promis à l’éternité ! Vous n'avez pas une mission de guérison, mais une mission de salut, d’expérience de salut. Vous ne sauverez personne malgré lui.

Entrer dans une logique de réconciliation avec soi et de pardon : une décision à prendre. Un combat

"Il y a ce que l'on a fait de moi. Il y a ce que je fais de ce que l'on a fait de moi". Le combat va faire passer de ce "on" à "je", j'assume ma part.

Décider le combat du pardon est un acte de liberté qui se fera avec vous, et sans vous

Anthropo - Une décision qui vous échappe. Se réconcilier avec soi même, faire un geste de demande de pardon vers la victime, relèvent d'une

décision prise par le responsable des faits. Personne ne peut rien pour lui, ni le psy, ni l'aumônier, ni sa famille, s'il ne le veut pas. Vous ne savez pas quand le gars va s’écrouler, pleurer enfin comme un enfant et s’abandonner, ni si, dans la foulée, il sera apte à démarrer un combat avec lui-même. Des signes par contre vous manifestent cette reprise en main : il (ou)elle recommence à se coiffer, à dire bonjour sans injurier, à être intéressé par ce qui se passe dans le monde extérieur, à se regarder avec bienveillance et lucidité. Il quitte la survie pour la vie.

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- La réponse du suicide

Il y a des jours où vous êtes lourds en rentrant chez vous : la vie a filé devant vos mains… La culpabilité de l’aumônier et de la famille se mettent à flirter avec les "pourquoi" sans réponse : "Lui ai-je dit ce qu’il fallait dire ? Est-ce que j’étais là quand il fallait être là ? Est-ce que je n’ai pas sauté sa cellule de temps en temps ? Ai-je vu des signes ? Ai-je alerté le système pénitentiaire ?…" Le suicide, souvent mis en avant comme dernier combat, ne relève pas toujours d'un acte libre. Certains thérapeutes le voient comme la dernière maladie, la dernière violence faite à soi, non par refus de la vie, mais par refus de la souffrance de cette vie, impossible à porter. Epreuve spirituelle de tous qui renvoie à la question de la qualité de la vie en prison et dans la société. - Parole de Dieu. - Jésus parle de pardonner soixante-dix-sept fois sept fois, mais ce n’est pas un commandement. C'est une proposition de marche avant, dans la liberté. - De même, la cinquième demande du Notre Père n’est pas un commandement, mais une supplication en prière : "Pardonne-nous comme nous pardonnons!". Cette demande du pardon est manifestée comme l’action humaine par excellence, une décision à réclamer du Père comme vitale pour la vie, de la même manière que le pain quotidien, et la non soumission au Tentateur. Le "comme nous pardonnons" est souvent compris comme un troc avec Dieu ; c'est plutôt l'expression d'une demande à pardonner selon les mœurs du Christ, "de la même manière" que Lui. - Dans l'Ecriture, c'est toujours à l’homme libéré par le Christ de décider au risque de la marche, tout seul et en son temps, comme le chante Qohélet : "Il y a un temps pour tout : un temps pour pleurer, un temps pour rire ; un temps pour gémir, un temps pour danser ; un temps pour tout déchirer et un temps pour recoudre…" 3, 1-8 . Quand l'homme éprouve l'impossibilité de continuer à survivre avec sa boule dans la gorge, peut-être est-il venu le temps de dire "zut" à la dureté, le temps de choisir de renaître. Vous proposez, il décide. - Pour cette décision de remise en selle, Jésus donne toujours les outils nécessaires et en donnera de nouveaux après chaque chute, dans cette sinusoïde du combat qui fait dire au combattant du pardon : "oui, non ; oui, non". Une "ligne" permanente soutient la courbe : c' est la grâce.

Décider ce combat : une insurrection dans l’humain … - Opter de sauter dans la barque … Demander pardon et pardonner, ne paraît pas "normal". Ce qui serait "normal", c’est de casser la figure à celui qui a fait mal, se la casser à soi-même par ras le bol ou honte ; ou parce que la peine est tellement exorbitante qu'on n'en verra pas le bout ; ou parce qu' on ne se supporte plus soi-même. Entrer en chemin de pardon est une réelle insurrection ; c'est pourquoi elle réclame tant la grâce de Dieu. On quitte le domaine de la justice, on renonce à l’équilibre des plateaux : "Je te demande pardon, mais à condition que tu me pardonnes (ou qu'on me demande pardon pour les blessures de mon enfance). Lancer un gars ou une femme dans une démarche de pardon, c’est le lancer dans une autre logique, de gratuité : "Il est possible qu’il ne te demande pas pardon, ou qu’il n’accepte pas ton pardon". C’est consentir au manque radical que la recherche de vérité la plus réussie va laisser. C’est opter de sauter dans la barque du pardon, pour traverser vers l’autre, la victime ou mon offenseur, même si cet autre ne veut pas y sauter. Et s’il veut rester accroché à sa rive, c’est décider de sauter dans la barque en direction de sa rive. C’est avancer un premier pas, même si l’autre, à chaque fois que je fais un pas avant, en fait un de recul. C’est commencer à m’ouvrir au désir du pardon, même si l’autre veut s’en protéger. C’est cela la logique du pardon, une insurrection d'humanité : décider de changer mon cœur non parce que l’autre a changé le sien, mais parce que mon pardon va changer le mien et l’aider à changer le sien. Une insurrection de fraternité : si cet autre est ma victime, j’ai vocation à être responsable de ma victime. S'il est mon agresseur, ou la cause première de tous mes problèmes, de même j'ai à prendre soin de moi en prenant soin de l'autre. Une insurrection de confiance : me risquer, non parce que j’en suis capable, mais afin que l’autre s’en sente un jour capable, et parce que je crois que Christ m’en rendra capable. Folie du chemin de pardon ! Celui qui y plonge le petit doigt de pied n'en finira pas de souffrir et de ressusciter.

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L'aumônerie : croire en la force subversive du seul désir du saut dans la barque

Il arrive que le pardon n'effleure qu'en désir ou qu'en refus exprimé, mais il effleure la pensée : "Jamais je ne lui pardonnerai " ; " Je voudrais bien lui demander pardon, mais il faut que je sois sûr qu'il me pardonne". C’est énorme : le "travail" est déjà commencé !" Il (elle) a pensé cet acte révolutionnaire qu'est le "pardon" ! La plus petite miette de désir est contagieuse en l’homme, par Christ, par vous. L’espérance est toujours faite de petites miettes, le pain n’est fait que de miettes. Cela se célèbre, comme étape. Cela mérite une parole, un verre, un geste qui incorpore l'étape en soi. C’est manifester que le grain semé en terre pourra germer, après le temps d’hiver. C’est manifester que s’il ne germe pas, s’il dort longtemps et s’il meurt, il ne dormira pas pour rien, qu’il prendra couleur d’éternité. C’est cela notre foi, une insurrection dans la foi !

A cause du Christ, une loi de surabondance avec le frère Encore quelque chose que ne propose pas la justice : mon offenseur ou ma victime reste mon frère. La question : le pardon commencerait-il là où l’éthique s’arrête ? Oui. Le pardon va bien au-delà de l’éthique. L’éthique travaille en faveur de la vérité, de la protection de la société par les lois et la sanction, veille à la réparation, à la dette, au retour du sujet de droit, à la faisabilité de la réintégration du détenu dans ses droits. Le pardon prend parti pour la personne, victime ou/et offenseur, de même essence humaine chacun.

Un "travail" de salle d’accouchement : un "naître" dans une suite de contractions

Rappelons-nous les pièges, toujours latents : - Non à l’oubli ! Le combat a besoin d'une vraie mémoire, cicatrisée. - Non au déni de la vérité ! Le combat est là pour éclaircir une certaine vérité. Au moins la vérité de ta vie. Ce n’est pas forcément vérité de l’acte objectif : vous n’êtes ni le juge ni l’avocat. - Non au déni de justice - Non à une déresponsabilisation par culpabilité exacerbée. Le chemin de réconciliation va nécessiter un réel travail de salle d'accouchement. Là aussi, deux faces : des contractions, un naître. Vous voilà accoucheurs, proposants de deuils et naissances, et témoins d'une vie de pardonné du Christ / pardonnant.

Rencontrer le silence En cellule, comment permettre le silence habité, avec la télé ouverte jour et nuit, le brouhaha des co-détenus, dans le but justement d'obstruer l'angoisse du silence intérieur ? On sait combien se trouver face à soi est déstabilisant ! Comment aider à un silence constructif non destructeur ? Comment donner goût de l'écoute de ses silences et tumultes, émotions cachées et peurs secrètes, faims et dépits ? Comment permettre la redécouverte de ses richesses camouflées, de sa douceur de fond, derrière l’écran des interdits de la prison (et des interdits que chacun s'est mis à lui-même) ? Vous cherchez des pistes, ouvrez des portes, tentez des routes : un livre prêté, un CD, une belle photo, un cahier à noircir, ton histoire à peindre … Lors des groupes parole, vous proposez des temps de silence, avec support musical, après la Parole de Dieu, lors des signes sacramentaux. "Il ne faut pas permettre au temps de s’ennuyer avec nous" écrit Tahar Ben Jelloun.

Rencontrer son corps Comment peut-on rencontrer son corps dans une promiscuité de vie, où on est nu devant l'autre non choisi, habillé comme un "sans rien", où l'on peut être agressé sexuellement, où l’on agresse aussi, sans visites pour se relooker un peu devant un regard bienveillant.

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Nous sommes des corporels : rien ne passe autrement que par le corps. Tout homme, jusqu'à sa mort, a besoin qu'un amour touche son corps pour lui en dire la dignité, qu'une émotion ravisse ce corps pour qu'elle grave son intensité de vie. C’est ce que font les sacrements. Le premier combat du détenu, en correspondance avec le silence, c’est son corps. On n’en abusera pas ! Il n’ira pas abuser de l’autre ! On le soignera ! On l'estimera ! On n'en fera pas un objet de regard ni de soins ! On en fera un lieu de communication de soi ! On a le droit de parler du corps dans un "groupe parole", dans une rencontre personnelle. Mon corps, c’est mon compagnon, mon corps, c’est moi. J'ai devoir, vocation de "lui offrir du Mozart, des rires, du soleil, des rêves, des étoiles, du sommeil" écrit J. Salomé. Et pas toujours uniquement avec des petits cachets. Et même des rêves, et des beaux ! Mon corps maltraité, ignoré, rejeté, violé, mal sapé, malpropre, c’est moi aussi ! On peut être sauvé du mal sapé, malpropre, violé. Rien n’est impossible avec le Christ, rien n’est impossible dans un combat d’homme. Si vous partez avec l’idée que ces personnes malmenées en prison et depuis l'enfance ne peuvent être que des victimes, arrêtez votre "travail" !

Rencontrer un frère, une sœur : parler, se con-fier Se con-fier = se fier à, se fier avec. Nous vivons dans une société où on bavarde beaucoup mais où on se dit peu. Se confier, c’est s’offrir à l’autre avec sa nudité, consentir à se laisser vêtir d'une tendresse au présent, remuante, dérangeante mais douce. Les personnes détenues ne manquent pas de tiers avec qui "bavarder", mais aussi avec qui faire chemin de parole en profondeur : un autre détenu, le courrier, un visiteur bénévole, vous. Cette personne choisie, c'est celle qui voit de la beauté dans le plus laid, non pour lui faire plaisir, mais parce que c’est vrai. Cela se sent tout de suite : un souffrant a des antennes ! Cette personne choisie va écouter sans couper en rondelles : la rondelle du corps, du psy, du spirituel. Celle qui sera capable d’unifier un peu la personne souffrante mise en morceaux. Ecouter et susciter une parole se fait pour vous dans la distance - proximité, en attaché - détaché. Vous êtes profondément attachés à ces personnes, vous priez pour lui, pour elle, vous les portez dans vos entrailles, mais vous savez leur manifester que vous n'en êtes pas propriétaires et que vous avez une vie ailleurs aussi. L'accompagnateur, c'est aussi quelqu’un qui espère en l’avenir et le manifeste. Même en un avenir bouché, avec une peine carcérale pratiquement à perpétuité. Vous proposez encore un avenir dans cet état et non pas dans un lieu hypothétique rêvé.

- Avec l’autre, détricoter sa vie pour l'aider à la retricoter Les hommes et les femmes que vous rencontrez ont souvent été tricotés avec des petits bouts de laine cassés et aiguilles mal assorties. Personne ne leur a donné de belle pelote. C'est avec ces petits bouts de laine, les leurs, non les vôtres, que vous les aidez à détricoter ce tricot d'hier, pour le retricoter en "je". C'est ce qu'ils auraient peut-être dû faire à l’adolescence, ce que tout adolescent fait : pour passer au monde adulte, nous avons tous détricoté le tricot de notre mère, de notre père, de notre école, de notre Eglise (les parents en ramassent plein la figure !). Ensuite, à étapes, nous avons retricoté nous-mêmes cette laine d'hier, avec nos propres aiguilles, pour notre propre tricot, fût-il plein de mailles sautées lors du retricotage. C’est là qu’on devient adulte au sein de sa famille, la société, l'Eglise. En milieu carcéral, c’est un peu cette étape de l’adolescence que vous leur faites vivre : les aider à détricoter (vous allez en prendre plein la figure !) en croyant à leurs bouts de laine effilochée, pour retricoter leur vie présente et à venir, selon leur maille. Questions et peurs : cela va faire "son" tricot avec une laine qui ne tient pas la route ? Il faudrait lui acheter de la nouvelle laine ? Non ! Avec ce qu'il a, il peut faire de sa vie une œuvre et cesser d'en faire un tas. Il en fera un tas s'il laisse les événements les uns à côté des autres tomber sur son papier. Il en fera une œuvre s'il prend lui-même son propre stylo et écrit sa vie en reliant les événements entre eux. "Tu n’as plus rien ? Il te reste toi" écrit Isabelle Le Bourgeois. Accompagner ce genre d'aventure relève du génie ! Je pense souvent qu' il faut du génie à un "bien-portant" pour accompagner un souffrant et de la vertu à un souffrant pour sup-porter un "bien portant" !

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Nous sommes toujours tiraillés entre génie et vertu, comme bien portants / pas bien portants nous-mêmes ! Le principe de réalité n’est jamais du côté du génie pur, ni de la vertu pure ; mais de se manifester soi-même comme devenant bien portant grâce à l’autre (le détenu donc), sauvé par un Autre à travers lui ! Cette expérience de grâce rare se voit sur votre visage. "L’écoute vivante est celle que fait un vivant pour un vivant" I. Le Bourgeois.

- Lucidité Attention aux oignons ! La lucidité pourrait nous emmener vers de l’épluchage sans fin de tous les faits et gestes. "Sachez le,

il en est de nos vies comme des oignons : à trop les éplucher, on finit toujours par pleurer" disait St François de Salle à ses frères. La lucidité oui, mais éviter d’aller dans l’introspection complète.

Vers une mémoire cicatrisée, actrice : le récit "La narration est le langage de la cicatrisation" écrit O. Abel. La mémoire vive ne peut cesser de suppurer que par un récit à un tiers. Vous êtes habituellement ce tiers, démuni face à des narrations ressassées, anxieuses, répétitives, d'auto défense, sans cohérence.

- Une parole ne se livre que sous forme d’une production narrative La production narrative est porteuse de sens pour l’avenir, par un récit structurant et structuré. Et cela pas en une journée, mais en quelques temps, un an, deux, trois, quatre ans... En maison d'arrêt, le temps long fait défaut pour l'accompagnement. Vous vous demandez aussi si les paroles sont toujours libératrices…

- Selon deux points de vue On entre dans le combat de la réconciliation dès qu'on préfère le récit au mutisme. Un pas est fait. Pour la vérité de sa vie et la cicatrisation, l'idéal est de parvenir, par étapes, à une narration selon deux points de vue : - Mon point de vue d'offenseur / blessé. Cela démarre souvent par le récit de ce que l'on a subi avant de le faire subir : "Mon père a fait cela avec moi, c'est un salaud, j’ai cru que je pouvais le faire avec mes enfants… Il ne m'a jamais demandé pardon." - "J’ai volé parce que je n’avais pas de sous" - "X m’avait menacé parce que j’étais en difficulté d’argent" - "Je n'ai jamais été aimé" … - Le point de vue de la victime avant moi, et de la victime par moi : "Oui, mais ton père... - Mon père c’est un … - Est-ce que tu sais s’il n’a pas vécu la même chose que toi ? - Je ne sais pas. Peut-être… Mon père aurait souffert ? - "Oui, sans doute" - "Mes enfants ont du souffrir"! Quand on arrivé à conjuguer tout doucement les deux points de vue, quand on rentre déjà dans le point de vue de l’autre, le chemin de pardon est en route, même si rien n'est exprimé encore. "Comprendre, c’est déjà un peu pardonner" disait St Augustin. Je suis sorti de ma propre blessure pour imaginer la blessure que j’ai faite à un autre ou que j’ai subie d’un autre qui avait déjà une blessure.

- "Consentir à la dé-narration" Le récit idéal n’existe pas. Il passe par une "dé-narration" explique Fred Poché, dont les figures varient. - Le refus de parole : "Je n’ai rien à vous dire mais vous pouvez venir me voir". On parle de la pluie et du beau temps, sans aborder en rien le fait d'être en prison. Comme visiteur du jour ou accompagnateur sur plus long terme, je consens à son silence ; je peux simplement penser qu’un jour ce détenu pourra reconnaître que ma fidélité d'être avec ce silence ou ce bavardage futile, n’était pas rien. Je suis une main tendue de Dieu quelque part. - La parole mais sans aucune consistance existentielle. Ou alors, une consistance inventée. Il n’y a aucune intelligibilité et on est dans la répétition permanente. - Un bavardage sur tout ce qui s’est passé autour des événements bien évoqués cependant, ou bien sur le juge machin, l’avocat machin, ma femme, etc. On tourne autour du pot, mais ce n’est jamais pile poil dans le pot. Cette dé-narration, dit F. Poché est déjà du récit, parce "la personne blessée se met toujours en danger quand elle commence un récit". Elle n’en a pas conscience, mais dans sa nudité, elle risque de perdre sa bouée de survie qu’était sa culpabilité. De plus, elle n’est pas sûre de votre confiance

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totale. Il est donc très important quand on est face à un récit de dé-narration de savoir manifester par un geste, un regard, que vous avez entendu. Manifester au même moment que vous tenez un minimum de distance avec ce récit : "je te suis proche, mais je suis distant ; pas de ta personne, mais de ton récit." Dans le groupe parole, c’est comme dans une classe, chacun est unique à vos yeux. Chacun a son histoire. Vous aimeriez faire "accoucher" et cheminer chacun à son rythme. Vous avez cependant à mener un groupe. Comment permettre un chemin de vérité au sein d'un groupe si divers ? Il vous faut prendre conscience de la part de dé-narration de tous les récits faits éventuellement au sein de groupe : chacun garde son visage et son "vernis" à sauver. Il faudra continuer à vivre ensemble à cet endroit, dans la promiscuité, où l'amitié confiante ne peut se vivre au multiple. Prudence…

La question de l’aveu Anthropo - Les mots "aveu, avouer", ont pris une connotation d’exigence venue de la justice. Peut-être faut-il inventer un autre mot plus proche de l'Evangile ? - Pourquoi dit-on que l’aveu marque un grand pas dans l’étape du combat ? Parce qu'à partir du moment où j’arrive à mettre en mots ce qui existe en lourdeur dans la gorge, je lui redonne un caractère humain. Ce qui n’est pas mis en mots a perdu son caractère humain. D’où la phrase : "Je ne pourrai pas vivre avec 'ça'" : C’est quoi 'ça' ? Du jour où cette personne pourra mettre en mots un visage ensanglanté et un couteau qui le traverse au milieu, il aura redonné un caractère humain à 'ça'. C’est en cela que l’aveu est libérateur : il permet le retour, à ses propres yeux, dans le monde des vivants. - Mais l'aveu nécessite certaines conditions. Tout d'abord, il doit s'exercer dans la liberté. On n'avoue pas sous contrainte ! Il nécessite aussi un certain regard, un regard d'amour (sur soi, de soi et des autres). Devant un tribunal, cet aveu conseillé par les avocats, est d’une autre nature, qui "fait bien", qui est important aussi pour le travail intérieur de réconciliation des victimes et familles. - Mais la reconnaissance intérieure de sa propre faute et de la douleur faite aux victimes nécessite toute une expérience de regard sur soi : celle des humains non désireux de vous "saquer "; celle de soi sur soi non désespérée de soi ; celle de Dieu. C'est là que la Parole de Dieu est humanisante ! Parole de Dieu - Le NT présente un Christ peu intéressé par l'aveu détaillé. Ce qui Lui importe, c'est que le pêcheur le découvre, lui, médiateur d'un Père, non d'un juge. L'aveu de la faute ne peut venir avec justesse qu'après.

S’attacher à aimer, prendre le tablier du serviteur, selon Mc 8, 34-37 "Qui perd sa vie la trouvera". Difficile aventure que d'aimer quand on ne s'aime pas ! Et pourtant c'est par la tendresse, reçue mais aussi donnée au présent, que l'humain se laisse recréer. On ressuscite par le don de soi. Pour pouvoir un jour aller dire à quelqu’un "je vous demande pardon", par exemple à la famille d’une victime, il faut s’exercer à l’amour. Une bonne manière de redécouvrir l’amour, c’est de prendre le tablier du serviteur dans sa cellule, dans les lieux de vie d'une prison, et dans les liens avec l'extérieur.

Occuper sa tête, ses mains en vue de l’avenir Mettre en horizon des projets, par des études reprises ou démarrées, par l'écriture d'un livre, de la peinture, s'inscrit dans un combat sur soi, au service d'une réconciliation avec soi déjà. Mais cela semble réservé aux détenus qui ont un peu d’argent (pas besoin d'aller travailler dans la prison pour cantiner) et un peu de tête.

Retrouver le goût de la fête, de moments de bonheur ... L'aumônerie est sans doute un lieu de bonheur et de fête ! On se reconstruit beaucoup par le sourire, le rire vrai, les étapes signifiées de manière festive.

Mettre en mots son immense désir d’être pardonné

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Cette étape précède souvent le pardon explicite demandé ou donné, quand elle n'en reste pas l'ultime étape. Là s' inaugure une logique d'avenir sans haine. Ecrire vingt fois, trente fois, cent fois sur un papier ce désir fou premier d’être pardonné fait entrer dans la chair la lente conversion du cœur, la conversion du ressentiment en plainte intérieure, la conversion du désir de destruction en parti-pris de non réponse. Ecrire cela à soi même ou à Dieu, à vous peut-être, c'est faire du désir de pardon sa dernière violence ! C'est pour Dieu une prière. Chaque fois qu’il y a du désir, il y a, quelque part, Jésus Christ.

La demande de pardon (ou le pardon accordé) gestué, parlé

Gestuer une démarche de réconciliation en prison ? Dans la vie quotidienne, on sait ce que c’est : apporter un bouquet de fleurs, déposer un baiser. En prison, ce peut être de faire connaître qu'on prend des nouvelles de sa victime, si on en prend … L'important est que ce désir intérieur de réparation soit libre, authentique, sans voyeurisme.

- Fruits chez la victime Beaucoup de victimes disent que leur guérison a été étroitement liée à la reconnaissance sociale de leur blessure : libération, renaissance. Combien d’enfants violés flétrissent intérieurement tant qu’on ne leur a pas demandé pardon.

- Fruits chez l’offenseur Chez l’offenseur, parler structure : je suis rentré dans le monde des vivants puisque j’ai pu dire en mots, à l’extérieur de moi-même. Je suis reconnu comme une personne. Je parle mes désirs, mes émotions fortes.

Retour à l'abandon en Christ Nous avons décrit quelques étapes de ce long voyage d'insurrection. Mais des questions demeurent. Si l’autre ne veut pas recevoir mon pardon, s'il est mort, si l'acte paraît impardonnable ? "Le pardon n’existe que pour l’impardonnable" ! s'écrie alors Jankélévitch. Sinon, on est encore dans les balances de la justice. Alors que faut-il faire du combat ? Laisser Jésus chuchoter encore en soi. "Est-ce que je peux t’aider ?" susurre-t-il toujours. Si oui, un chemin s’ouvre. Je n’y suis pas arrivé, mais un chemin s’ouvre. Si c’est non, Jésus continue : "Essaie de ne pas dire un non irréversible ! Essaie de dire : "je ne suis pas prêt, reviens me voir dans un mois, deux mois, six mois, un an" .... Le pardon vraiment complet, c’est le pardon de l’eschatologie. Il nous faut consentir à arriver au ciel en pécheurs !

Interpellations : et nous en aumônerie, et moi, et moi ?

Si personne jamais ne nous avait touchés, nous serions des infirmes, Si personne jamais ne nous avait parlé, nous serions des muets, Si personne jamais ne nous avait regardés, nous serions des aveugles, Si personne jamais ne nous avait aimés, nous ne serions personne !

Paul Baudiquey .

Votre souci est que personne ne soit 'personne', que chacun dans son histoire propre se sente devenir un vivant : par un regard, un toucher, une parole. Jusqu'à parvenir à penser un jour : j’ai envie d’être pardonné, de te demander pardon.

Une mission eschatologique L'Eglise en prison est un lieu laboratoire de la Tendresse pleine de Dieu, par des tendresses humaines faillibles. Il nous faut revisiter l’espérance . L’espérance, en christianisme, n’est jamais dans l’aboutissement de l'action humaine, mais toujours dans la marche ; sinon, à la croix de Christ, tout aurait été fini. Un détenu est dans l’espérance tant qu’il est encore

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en marche. S'il cesse momentanément ses pas, il vit par votre espérance à vous, celle de l'équipe et de l'Eglise universelle agissante dans la communion des saints. L’espérance chrétienne n’est jamais non plus le positif, la réussite, ou encore le coup de coloriage de nos bonnes œuvres. Elle est aussi dans l’échec, dans le négatif à vue d’homme. Elle est dans ce que l’on ne voit pas, parce que c’est enfoui dans la terre ; elle est dans le grain en apparence pourri en terre qui lèvera après l’hiver. Elle n’est jamais dans le bien absolu. Votre mission est eschatologique : vous croyez que tout cela, ramassé dans le mémorial de l’Eucharistie, est quelque chose du royaume de Dieu. Vous croyez que les plus petites pierres d'amour posées dans cette cellule prennent couleur de Vie éternelle.

Une expérience de salut, pas la guérison La notion de salut diffère de celle de guérison. Le soin physique, psychologique, social visent une guérison. Vous, vous visez une question : "De quoi ai-je besoin d'être sauvé pour me sentir plus heureux ?" Sauvé, c'est-à-dire arraché de moi. Vous, vous visez une marche ave cette question permanente : je peux être à la margelle du gouffre et me vivre en sauvé, être un handicapé toujours mal-heureux, et me vivre profondément heureux. Vous visez l'articulation de l’expérience du tragique et celle la joie. Vous êtes sensibles à l'espoir humain d'un détenu qu'est sortir, retrouver du boulot, une femme, ses gosses …. Mais là n'est pas votre carte de visite. Vous proposez l’espérance chrétienne dans le noir, dans l’échec, avec possibilité d'être heureux, profondément, quoique profondément mal-heureux de l'incarcération, des délits et victimes. Jacques Lebreton a dit un jour à un public de jeunes : "A la guerre, j’ai tout perdu, mes mains, mes yeux ; mais j’ai tout gagné - Vous avez gagnez quoi ? - J’ai tout gagné, je me suis laissé sauvé à l’intérieur, je suis brinquebalant, j’ai tout gagné". C'est cela l'expérience du salut. Là est votre feu. Restez vous, soyez vous, des bons pains chauffés à la tendresse de Dieu ! Vous serez toujours tentés de regarder l'acte monstrueux, le déni, l’attitude du juge d’instruction en vous. Mais le Christ vous tentera toujours par l'espérance : je crois qu'il y a en cet autre défiguré une terre de douceur. Je crois que là où est passé le Christ, cet homme passera. Je crois à la pédagogie du Mal lui même : "Tout concourt à notre bien" écrit St Paul. L'Amour sauve du Mal.

Au seuil de la porte d’entrée de l’autre C’est le fameux appel à un amour attaché/détaché. "Tu ne pourras m’aider que si tu restes au seuil de ma vie" écrit un souffrant. Ne cherchons jamais à violer la porte de quelqu’un même s’il doit se 'casser la figure'. Il est libre de se casser la figure. A vous de lui donner des pistes, mais en restant sur le palier. Dieu nous a aimés comme cela par le don de notre liberté. Il nous a confié la création pour en faire un lieu de merveilles, avec le risque qu'on en fasse un lieu de mort. Comment manifester votre place au seuil, attaché/détaché ? Sans doute par votre croix, votre Bible, une parole le disant, une image posée sur la table.

Vulnérabilité paisible L’homme souffrant craint le visage sec du visiteur. Jésus aussi : il parle de lui comme d'un samaritain vulnérable, pris aux entrailles.. Il est lui-même le visage d'un Dieu vulnérable, comme disait François Varillon, "un Dieu au visage mouillé de larmes". Nous pouvons pleurer avec un prisonnier. Mais que cette vulnérabilité reste paisible. A partir du moment où je ne dors plus, où je n’ai plus force d’aller dans cette cellule, où j'encombre ma famille ou ma communauté avec le poids de ce détenu, j’ai devoir et mission d’arrêter l’accompagnement de cette personne, parce que je ne suis plus en paix.

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L’équipe. La relecture Vous êtes envoyés au sein d'une équipe, ce n’est quand même pas pour rien. L'équipe est lieu de relecture, non pas de vos réussites, ni de vos bonnes œuvres, ni du "négatif" ou du positif, au risque de se tromper entre l'espoir et l'espérance. Relire une mission donnée, c’est relire les œuvres de l’Esprit Saint à travers nos pauvres œuvres d’hommes.

Le pardon dans ma propre vie ? L'expérience de la réconciliation ne passe pas par les suspensions de l'air ! Mais par mon authenticité à la vivre. Suis-je un cadeau pour moi-même ? Est-ce que je m’aime ? Est-ce que j’ai l’expérience de la réconciliation ?

Un chemin pascal pour vous... Vous connaissez la souffrance de l’accompagnement : - La souffrance de l’impuissance : je sais qu’il (elle) n’est plus l’intendant de son corps, de sa tête, de ses réactions, de ses actes, mais je ne pourrai pas être son intendant à sa place. - La souffrance de la dépossession : il est là pour six mois, douze mois... Je fais confiance, c’est un autre aumônier qui s’en occupera. J’ai commencé une œuvre de vérité, il part. - La souffrance de la distance : je dois rester au seuil. - La souffrance de la mémoire : j'ai moi aussi des problèmes avec ma mémoire des confidences, violentes parfois. Je dois trouver un tiers pour moi-même afin de passer de cette mémoire vive à une cicatrisation, sans oubli. - l’expérience de la solitude : même si j’ai une équipe, c’est moi, "je", qui prends la responsabilité lourde d’un gars, d’une fille. Il y a toujours son risque de suicide pas loin. Le Seigneur vous dit "la paix soit avec vous!".

Faire mémoire du tragique : une mission / combat hors murs ? Comme baptisés, nous avons tous à être en mission/combat hors murs, rebelles contre les croix des hommes dans la société et dans l’Eglise. - Dans la société : faire savoir la scandaleuse condition carcérale, sans risquer de mettre trop en péril son devoir de réserve. La société a droit de savoir, vous êtes les seuls relais hors système judiciaire. Y a-t-il une manière de faire savoir publiquement en vous abritant derrière l’aumônerie générale ? Jusqu’où avez-vous le droit de faire savoir le scandale ? Que faire de ce droit ? La société a aussi besoin de savoir la beauté de l’homme au-delà de ses actes ! Nous avons besoin de vous pour nous le dire. - Dans l’Eglise : que l’Eglise ne délaisse jamais ces lieux d’option prioritaire du Christ, par pénurie d’acteurs pastoraux. Qu’elle n’oublie pas de nommer des aumôniers prêtres, des aumôniers laïcs, des diacres, même s'il manque des acteurs ailleurs et qu’ailleurs c’est, dit-on, plus urgent. Une prison est le lieu privilégié de l'exercice de la miséricorde, c’est le lieu du Christ. "La prison, c’est ma plus belle paroisse !" Vincent Feroldi.

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Célébrer le pardon Avertissement : l'enregistrement du dimanche matin ayant été inaudible pour la frappe du compte-rendu écrit, voici quelques traces écrites de participants, revues par Yvette. Quelques réactions par rapport à l'Evangile du "Bon Samaritain" : - L’homme de loi pense : "Qu’est-ce qui va m’arriver si je m’en occupe ?" - Le samaritain pense : "Qu'est-ce qui va lui arriver si je ne m'en occupe pas ?" - Le samaritain est dans une relation attaché / détaché qui nous parle : il s'occupe de la personne puis la confie à un autre réseau.

Le sens du péché

Quelle nuances y a-t-il entre "différence sexuelle", "limite", "faute" et "péché" ?

- La faute - L'instance de décision est moi - même : je décide que je suis coupable ou non selon les règles de vie que je me suis données. - L'instance de décision est la société (une loi par exemple) : je suis en faute si je suis en écart par rapport à cette loi. - Mes limites - Elles ne sont pas péché. Exemple : mon incompétence en ceci cela, mes peurs, mon manque de mémoire, le goût excessif du chocolat … - Ma différence - Elle vient de mon ossature sexuelle, ethnique, familiale, etc. : mes idées, mon caractère, mon rythme, tout ce qui est lié au masculin / féminin ont ma marque. Source de conflits. Ma différence n'est pas péché ! Alors, quand dois-je demander pardon de ces fautes, limites, différences ? Quand suis-je dans le péché (si je me situe dans la foi chrétienne, avec contrition, désir de réparation) ? Jamais, sauf :

- quand j'utilise ma différence ou ma limite pour blesser volontairement l'autre - quand je fais de ma limite le centre de ma vie sociale, quand je deviens la loi pour tous - quand ma faute devient un système de vie qui met la vie des autres et la mienne en danger (ex. habitude prise de griller un feu rouge, non respect de l'ordre médical de stopper les graisses, etc..)

Le péché ?

Le péché est une notion, un concept théologique, de la foi chrétienne "Il désigne une réalité qui engage notre relation à Dieu. Autrement dit, si Dieu n'existait pas, il n'y aurait pas à proprement parler de péché. C'est un acte qui fait obstacle à la réception du don que Dieu fait de lui-même pour la vie de l'homme". 3 - Alors que la culpabilité est une réalité intérieure au psychisme (le tribunal intérieur du moi avec moi), le péché concerne l’autre : Dieu, le frère. Pécher, c’est continuer de délier l’Alliance, c’est refuser d’entrer dans l’Alliance, avec Dieu et les hommes. - Pécher relève d'un acte conscient que je sais porter atteinte à la relation avec Dieu, les autres, moi-même. En cela, il est une réalité théocentrique et non égocentrique.

3 Les péchés, X. Thévenot, Salvador, p 54

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Cette notion de péché ne peut être connue dans son ampleur que dans la perception que j'ai de Jésus-Christ dans ma vie . La saisie de la gravité de mon péché et de la vérité de la personne du Christ sont dans le même mouvement.

Trois critères pour "être pécheur " : être libre, lucide d'un acte volontaire de rupture avec Dieu, le frère ou moi-même.

- Je dois savoir que je pèche pour pécher… Et en même temps, le savoir ne peut jamais être total. - Pour savoir ma complicité avec le péché, j’ai besoin de la médiation de l'Eglise, de quelqu'un qui soit porteur d’une Parole d’amour, de l’Amour de Dieu. Ce qui légitimise la correction fraternelle. - C'est en se nourrissant de l'Amour de Dieu que l'on peut évaluer ce qui altère la relation à Dieu et aux frères. - Seule la grâce de se savoir aimé / sauvé peut faire prendre conscience du péché réel.

Est-ce un péché ? - La Bible distingue toujours le cœur (centre des choix décisifs de la rencontre avec Dieu) et les actes. De l'orientation du cœur viennent les actes, mais des actes échappent au cœur. - Il y a donc péché quand il y a refus de Dieu. Pour St Jean, le péché, c’est le refus de Dieu ; le péché qui mène à la mort, c’est le refus d’aimer. - Mais un autre critère rentre en ligne de compte : " l'acte objectivement grave". Distinction entre acte magique et signe sacramentel Vous notez que bon nombre de personnes détenues vous font des demandes "pénitentielles" subites, proches parfois d'une attente de magie.

Magie Demande solitaire, privée Volonté de capter l’énergie divine comme force invisible

pour : - résoudre ma difficulté - combattre ma peur "Prêtre de service" vu comme Gourou ) Sage ) en son nom propre Magicien ) Effet automatique du geste demandé dans l'immédiateté

Domaine du sacré, Séparation du pur / impur Etre guéri le plus vite possible.

Sacrement Demande solidaire, geste d’Eglise Se recevoir d’un Amour Pardonné au nom du Christ par un prêtre de l'Eglise (d’où l’intérêt du signe distinctif de l'aumônier)

Appel à la foi pour un processus de conversion, pour un "voyage" long, qui se terminera dans le Royaume de Dieu !

Appel à la sainteté, au Salut Rester un pécheur, mais sauvé.

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La réconciliation et les sacramentaux Quel sens donnons-nous aux sacramentaux utilisés lors des célébrations sacramentelles ? Le sacramental s'inscrit dans un rite. Il est un signe non loin du sacrement, sans en être un. Nous avons sept sacrements mais un nombre important de sacramentaux à notre disposition, car le champ de Dieu est plus large que les 7 sacrements. Ils rappellent tous une matière utilisée lors des sacrements : l'eau, la lumière, l'huile du baptême. Ils réactivent tel ou tel sacrement dans la foi ou préparent à un sacrement (par exemple au sacrement de réconciliation). Remarque sur le symbole du feu, petits papiers brûlés - dispersion des cendres : cela peut évoquer que les péchés écrits sont une souillure à faire disparaître, gommer, du domaine de l'impur, dans un rapport sacré à Dieu. Ressemblances possibles avec des actes magiques. Les sacramentaux sont de vrais rites : - Ils sont en lien avec le corps. - Ils mettent en lien avec Dieu et souvent les frères. - Ils sont chemin d'initiation aux sacrements qui réclament la foi, la contrition, un engagement à chemin de conversion. - Ils donnent une liberté pastorale par rapport aux sacrement.

Le sacrement de réconciliation Il est des jours de grisaille où le pécheur a besoin de recevoir "une fleur" de Dieu, un regard de Dieu personnalisé : ces jours où il reconnaît dans la foi ou le désir de foi que ses pensées, ses actes et ses paroles ont été à l'encontre de l'Amour de Dieu et l'amour des autres. Ces jours où il sait qu'il a joué avec le don de sa vie et le don de la vie des autres.

Pourquoi des signes sacramentels ? Dans la relation humaine, nous avons besoin de signes pour incorporer un amour ou un pardon, signifier une étape dans un engagement. Il en est de même pour notre relation avec Dieu. Nous sommes des corporels. Le contact symbolique de Tendresse de Dieu en notre corps passe par un contact corporel et une parole.

Pourquoi un sacrement spécifique du pardon, alors qu’il y a déjà le baptême, l’eucharistie, tous les sacramentaux ?

Le baptême et l'eucharistie sont sacrements du salut. "Je crois en un seul baptême pour la rémission des péchés." Le repas eucharistique est reconnu par la Tradition de l'Eglise comme sacrement du pardon pour les fautes quotidiennes de fragilité. Il faut retracer l'histoire du sacrement de pénitence pour saisir le sens profond donné à ce sacrement par l'Eglise (Jésus a transmis à la future Eglise le pouvoir de remettre les péchés. et l'Eglise en a "inventé" la forme, au 2ème siècle, pour réintégrer les personnes qui avaient rejeté leur baptême, lors des persécutions des chrétiens).

Tout au long des siècles ce sacrement a été chahuté, et a bougé ; mais deux convictions fortes ont toujours demeuré : - l'Eglise est atteinte en son Corps par le péché de chacun : elle devient mal irriguée, et perd de sa vitalité missionnaire, par le péché. Le pardon sacramentel donné aux chrétiens qui le demandent la reconstitue davantage Corps branché au Christ.

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- La suite du Christ des baptisés nécessite des temps spécifiques de provision de l'Amour de Dieu : temps forts où il est dit au pécheur : je suis, au nom du Christ, plus que mes actes, sauvé si je le veux. Le sacrement de réconciliation est un sacrement particulier de la Tendresse de Dieu.

Pourquoi pas à un psy ?

Sciences humaines Parole à une voix : je parle et le psy me renvoie ma parole Regard sur le passé (enfance, blessures) La racine du péché reste dans le cabinet du psy : les sciences humaines n'ont pas cette tâche. Vise un soulagement de l'angoisse de culpabilité, une vie plus harmonieuse, une guérison

Sacrement de réconciliation Parole à 3 voix : Dieu (un texte d'Ecriture), le pénitent, le prêtre Envoi vers un avenir La racine du péché est donnée à Dieu Vise une conversion, et le don du salut

Pourquoi pas à un laïc ? Pourquoi à un prêtre ?

Comme les prêtres, les aumônier laïcs ici présents ont vocation à aimer, parler du pardon de Dieu, le signifier en manifestant la Tendresse de Dieu. Vous êtes de réels relais de la Tendresse de Dieu et d'envoi à la réconciliation avec le frère. Vous avez à vous vivre comme "sacrement du frère". Vous recevez beaucoup de confidences, il arrive qu'un détenu vous confie son péché. Vous avez à lui dire la joie de Dieu qui l'a entendu, et à lui manifester sa Tendresse et ses bras ouverts pour le pardon par un geste, une prière, un silence, un regard, une parole, sans ambiguïté avec le sacrement. Pourquoi ce monopole sacerdotal du don sacramentel du pardon de Dieu ? Ne risque-t-on pas de faire des ministres ordonnés les uniques médiateurs de l'œuvre de grâce ? Ou encore de faire percevoir l'absolution comme un acte magique tout au bout d'une chaîne d'accompagnement ? En catholicisme, nous croyons qu'on ne se donne pas le sacrement à soi même, qu'on le reçoit, comme on ne peut pas se donner un baiser à soi-même. Le prêtre est celui qui, par place particulière dans la communauté reçue de l'ordination, signifie que le pardon est donné par le Christ. De plus, il a charge particulière de servir la communion ecclésiale. C'est à lui que revient de dire, au nom du Christ, "tu es relevé de tes péchés, tu peux réintégrer la communauté, viens, c'est une fête pour l'Eglise." Le laïc peut affirmer la pardon de Dieu, acquis à celui qui le demande en vérité, il peut accompagner le chemin spirituel qui démarre. Mais sa propre charge ecclésiale n'est ni de signifier la précédence du Christ, ni de faire la communion ecclésiale.

Préoccupations pastorales :

Donner des délégations provisoires à des laïcs dans les hôpitaux, les prisons ? Il me semble que c'est mal poser la question pour le présent et l'avenir. Laissons au ministère presbytéral son sens spécifique, ne le diluons pas. La question est pour moi plutôt celle de l'admission au sacerdoce d'autres figures de prêtres, complémentaires de celles d'aujourd'hui. Une autre question touche la recherche pastorale. Que chercher pour une coresponsabilité laïc / prêtre signifiante lors de certains pardons sacramentels (quand l'aveu a déjà été donné à un laïc dans une

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démarche spirituelle accompagnée par celui-ci) comme on a pu le faire pour les coresponsabilités lors des célébrations eucharistiques ?

Les fonctions du sacrement de réconciliation

Il est signe "corporel" (marquant la chair) que le pécheur est déjà pardonné, avant le signe. - Il a d'abord une fonction théologale : redécouverte d'un Dieu Amour, non juge. Cette découverte renouvelée de L'Amour provoque à un examen de confiance (pas seulement de conscience) - Il a une fonction thérapeutique : la réconciliation avec soi-même ! - Il a une fonction sociétale : être envoyé à devenir un pardonné - pardonnant - Mais aussi une fonction ecclésiale : servir la vitalité du Corps

"Efficacité" du sacrement ?

La première efficacité est sans doute de me faire croyant en la grâce de Dieu. Je resterai un pécheur…

Liturgie de Vatican 2 : échange de trois paroles - Accueil

( - Parole de Dieu (En tout premier, on confesse que Dieu est Amour) ( Sacrement du pardon ( - Parole du pécheur (face à cet Amour, il confesse son péché) ( ( - Parole de l'Eglise par le prêtre, au nom du Père, Fils et St Esprit ( ( "Je te pardonne tes péchés" : l'absolution)

- Envoi : Vis en sauvé ! ("quelque chose" à faire comme chemin de conversion).

Envoi

Le christianisme n’est pas réservé à une élite

Le christianisme est né sans éclat. Notre seul programme : les Béatitudes

Etre, plus que faire

Importance de l’Evangélisation des personnes détenues par les personnes détenues La question de la réconciliation qui taraude les personnes détenues est un lieu d'initiation privilégié à la Tendresse du Dieu chrétien.

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Témoignage de Guy MEYNIER, équipe de l'aumônerie de la M.A. de Saint-Etienne

1. Thierry Inculpé pour attouchements sur sa belle-fille. Dès les premières rencontres, il affirme :

J’ai pété les plombs ! Je ne sais pas ce qui m’a pris ! J’ai fauté et je dois payer… J’attends le jugement et je ferai ma peine ! Est-ce que je pourrai me confesser ?

Il sait que je ne suis pas prêtre. Ma réponse en pareil cas est celle-ci : « Ce que tu viens de me confier, tu l’as confié à un homme envoyé par l’Eglise de Jésus-Christ. Comme tu reconnais tes torts et que tu veux réparer, Dieu te pardonne dès maintenant, à condition bien sûr que lors d’une célébration du pardon ou la rencontre avec un prêtre tu puisses reformuler ta demande, car seul le prêtre peut te signifier ce pardon de Dieu. Dès maintenant, tu peux être en paix. Cela t’engage à voir comment tu vas réparer auprès des victimes et aussi à rencontrer une personne compétente (psychothérapeute…) pour voir clair en toi afin de ne pas rechuter dans l’avenir… » Et si au cours d’autres entrevues il a tendance à ressasser ce passé, je lui dis : « Tu as eu le courage de faire la vérité, Dieu t’a entendu, regarde l’avenir et prend les moyens pour tenir debout ! »

2. Jean Condamné pour viols sur sa fille et son fils. Lors des premières rencontres et chaque fois que je le verrai pendant deux ans, ce sera toujours le même refrain : « C’est une vengeance, les enfants racontent n’importe quoi ! les gendarmes et les assistantes sociales leur ont fait dire ce qu’ils voulaient… je suis là pour rien… Tu me crois au moins toi l’aumônier ! » Chaque fois qu’il m’a posé cette question, je lui ai répondu sensiblement ceci : « J’entends tes paroles, tu essayes de faire la vérité. Moi je ne suis pas là pour te juger, t’accuser ou te défendre, je suis là pour t’écouter et t’aider si tu le veux ! » Pendant deux ans, j’ai dû souvent me prendre par la main pour continuer à le visiter quand il était seul dans sa cellule. Huit jours avant les assises, il me fait appeler par le surveillant d’étage : « Guy, faut que j’te parle ! ». Et, longuement, il a évoqué son enfance : parents alcooliques, placement chez des paysans qui le violentaient… Il s’est marié pour échapper à ce cercle infernal et éduque ses gamins selon les procédés qu’il connaissait bien « parce que je croyais que ça se faisait comme ça ! » me disait-il. « Qu’est-ce que je vais dire au tribunal, dis-moi ? ». « Tu leur diras ce que tu viens de me dire, Jean, ta misère, ta souffrance, tes regrets… ». Et il a voulu mettre par écrit pour ne rien oublier. Le tribunal a certainement tenu compte de l’attitude de cet homme simple et confiant : 15 ans requis, 12 ans retenus. Son fils lui écrivait 15 jours après le verdict et Jean, rayonnant, me faisait lire un passage de cette lettre : « Papa, j’ai vu ta souffrance quant tu étais petit, je ne savais pas mais je sais que tu nous aimes encore, aussi je te pardonne. Ma sœur, elle, elle ne peut pas mais avec le temps elle y arrivera peut-être ; quand tu sortiras, je t’aiderai. » C’est quelques semaines après qu’il m’a posé la question du pardon de Dieu.

3. Frédéric Accusé de viol sur mineur de moins de 15 ans (le fils d’un couple d’amis). Incarcéré depuis le 21-12-2000. Se dit innocent et à tout essayé pour se faire relaxer ou innocenter… Lettre au Garde des Sceaux, au Premier Ministre, au Président de la République, à la Cour Européenne des Droits de l’Homme… Il suit des cours de droit par correspondance et son professeur de droit international l’aide, selon lui, à préparer sa défense. Il tente plusieurs fois de faire une apparente grève de la faim. Aux assises (mars 2003), il est condamné à 18 ans… Il crie au scandale…

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En appel (juillet 2004), le verdict est maintenu. Il crie sa révolte bien que, selon les medias, il ait reconnu en partie les faits. Dès son retour, il me dit : « Tu vas voir ce qu’ils vont prendre ces petits juges, je vais en cassation, la vérité va éclater ! Qu’est-ce que vous en pensez ? » « Je suis là pour t’aider à faire la vérité en toi mais pas là pour te suivre dans le dédale de tes démêlées avec la justice, d’autres sont mieux qualifiés que moi ! » Et lui de rétorquer : « Tu te rends compte, un tel, il a fait pire que moi et il ne lui ont mis que quatre ans dont un an avec sursis, où est la justice ? » « J’ai appris en effet – lui ai-je répondu – qu’il avait reconnu les faits, qu’il suit des soins avec beaucoup d’assiduité, c’est tout ce que je peux dire, je ne suis pas là pour faire des comparaisons ! » Et la galère continue, je ne m’arrête pas souvent à sa cellule, j’essaye de garder le contact.

Témoignage de Laetitia WERMEILLE, équipe de l'aumônerie de la M.A. d’Aurillac Aumônier à la Maison d’Arrêt d’Aurillac, je m’y rends deux après-midi par semaine pour rencontrer individuellement les personnes détenues et un dimanche sur deux pour l’animation d’un temps de prière. Pour m’y rendre, un quart d’heure de marche m’aide à me mettre en état d’accueil, d’écoute, de disponibilité en invitant l’Esprit du Seigneur à passer devant ! De même, le retour me permet de tout remettre à Dieu afin qu’Il prenne le relais pour ne pas me laisser envahir par des situations difficiles. Je fais connaissance avec les nouveaux arrivants ; peu refusent. Par la suite, ils demandent s’ils désirent me rencontrer. Ce premier temps les touche, surpris que quelqu’un s’intéresse à eux. J’écoute attentivement soit un flot de paroles, de cris de révolte ou de lourds silences qui les mènent à un peu d’apaisement. - Séraphin : arrivé une semaine avant Noël 2003 « pour une bagatelle qui prendra quelques jours pour vérifications totalement inutiles ». Après 21 mois d’enquêtes, il est condamné à 18 ans fermes. Je découvre alors le mal pervers qui est, selon une conférence de Ph. Maillard, ancien aumônier, le plaisir d’humilier, d’écraser, de détruire chez l’autre tout germe de bon pour dominer. Il ne manque jamais la prière et désire une messe chaque dimanche ! Sujet de scandale pour les co-détenus. Il voit régulièrement le pasteur. Pour ma part, je refuse de l’écouter. Lecteur assidu, je lui passe de bons livres. Ma prière se fait alors plus fervente au Dieu de l’impossible qui seul peut toucher les cœurs. - Rakoto : en préventive depuis 23 mois. PDG qui a beaucoup roulé sa bosse, n’a rien fait et ne comprend pas pourquoi il est là. Après une TS il se tourne vers la prière, il a besoin d’images pieuses, d’eau bénite de Lourdes si possible ! Genre compatissant, il exerce un certain pouvoir en cellule et dans divers petits emplois qu’il effectue. Il change continuellement de cellule. Progressivement, nous essayons de passer de « Je n’ai rien fait » à « Qui suis-je ? Qui est Dieu pour moi ? Est-ce que je me réclame d’un magicien qui doit faire un miracle pour me sortir de là où de Quelqu’un qui m’interpelle ici aujourd’hui sur ma façon de vivre l’Evangile ? » - Jonas : arrive accablé, traité de pédo, écrasé de toute part, y compris de la famille et des amis. « On n’aurait jamais pensé ça de toi. » Alors il ne veut plus voir personne, ne lit plus son courrier. Obsédé, il pense à se détruire pour en finir. Inquiète, j’en parle au surveillant qui me répond : « Ne vous en faites pas, tant qu’il en parle, il ne risque rien ». Devant un tel désespoir, je demande à Jonas : « Moi non plus, vous ne voulez plus me voir ? ». Après un long silence, il me répond : « Vous ne m’avez pas jugé et puis vous êtes un peu de la maison, vous pouvez comprendre mon calvaire ». Jonas traîne la souffrance d’un viol à 9 ans, jamais exprimé jusqu’à ce jour. Père de 4 enfants, travaillant la nuit, il a craqué. Je n’ai jamais douté de lui, chrétien en recherche de vérité. En cellule avec Séraphin, il fait une TS et se retrouve en cellule avec Mario, africain au grand cœur, qui l’accompagne fraternellement. Après une nouvelle analyse psychiatrique positive en sa faveur cette fois, il entrevoit le bout du tunnel et retrouve le courage de se reconstruire.

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Alors, écouter – oui – jusqu’où ? ça demande un discernement constant pour ne pas s’appesantir sur le passé et orienter vers l’avenir. Le comment demande imagination : Etrennes échangées à Nouvel An. Aurillac, février 2005 Sœur Laetitia Wermeille Si le temps prévu n’est pas écoulé, je peux partager la rencontre du Nouvel An : Etant libre le 1er janvier je leur propose de commencer l’année par un temps de prière et de convivialité qu’ils acceptent volontiers. (Une vingtaine de personnes ont été transférées de Savoie, de Clermont et du Puy peu avant Noël). Ils passent les fêtes loin des leurs. Je leur propose, selon l’habitude française, d’échanger des étrennes. « On n’a rien ici à offrir ». Je leur lis l’histoire trouvée dans la revue de la Cité St Pierre. Alors tout change ; nous avons tous des talents et ce que nous sommes à partager. Ils mettent l’instituteur à contribution pour avoir du papier, des feuilles de dessin, des crayons de couleur. Le matin du 1er ils sont 22 sur 58 à se rencontrer. Etant sans voix depuis 4 jours et délaissée d’accompagnants, je les mets à contribution pour l’animation. Au moment du partage des étrennes, Jonas sort de sa poche une orange qu’il remet symboliquement à Mario pour le remercier car il est libéré le 3 janvier.

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Témoignage de Jean-Pierre TERRIER, équipe de l'aumônerie du C.D. d’Aiton Lorsque Jean-Louis m'a appelé pour me demander de parler de quelqu'un, d'une personne détenue, pour laquelle je serais témoin d'un chemin de réconciliation, j'ai tout de suite su de qui j'allais parler. "J'en ai un, me suis-je dis, un bien, un beau cas !" J'aurais presque pu l'inventer tellement ça pourrait faire un cas d'école. Et puis quand il a eu raccroché, j'y ai repensé et une autre idée s'est imposée à moi : j'en ai un, oui, mais je n'en ai qu'un ! Je précise que je croise cette personne en fin de parcours pénitentiaire et que je suis témoin et très peu acteur. Condamné deux fois (plus une 3° dont je dirai un mot) pour des braquages, Lucas avait une douzaine d'années à purger. Il en est à neuf, donc la fin de sa peine est à portée de main. Il avait vingt ans au moment des faits, il a donc une trentaine d'années. Scolairement, il avait passé vers seize ans un C.A.P dans un établissement d'éducation spécialisée situé en Savoie. Ce CAP a toujours été passé en deux ans ou plus par les jeunes ; lui, le juge des enfants lui avait dit que dés qu'il aurait son CAP, il pourrait demander sa main levée s'il le voulait. Lucas l'a voulu, a eu son CAP et s'est retrouvé livré à lui-même à 17 ans. Au grand regret de son professeur de métallerie qui s'était beaucoup attaché à ce garçon brillant et qui, douze ans après, reste toujours présent, lui écrivant et lui envoyant même des mandats (chut ! il fait ça à l'insu de sa femme !) Lucas s'est retrouvé dans une banlieue lyonnaise où il a appris la délinquance. Doué comme il était, il y a fait sa place. De petites en grosses combines, il a échoué en prison. "C'est des rêves de pauvre que j'avais, m'explique-t-il, j'ai acheté les trucs dont je rêvais, des vêtements de marque, une BMW, des trucs comme ça..." Je vous l'ai dit, j'arrive en fin de parcours, dans le dernier C.D. dont il sera pensionnaire. Il est possible que certains d'entre vous l'aient croisé ailleurs. Ce parcours en prison est ponctué de diplômes : le BAC d'abord, puis un DEUG de psycho, puis, tout dernièrement, en novembre 2004, le diplôme d'Etat d'Educateur Sportif, appelé couramment Tronc Commun. Quand on voit ce parcours scolaire et universitaire, on se dit que s'il faut faire tout ça pour se réconcilier, ce n'est pas à la portée de n'importe qui. En fait, dans ce parcours, je retiens deux choses : la première, c'est la volonté d'aller plus loin, plus haut, de se développer, de se lancer des défis ; en prison il en faut de la volonté pour ne pas se laisser aller. La deuxième est que ces formations ont été l'occasion de rencontres déterminantes, situées hors du cadre de la pénitentiaire, et qui ont été essentielles. A chaque étape, Lucas a trouvé une ou des personnes qui l'ont aidé, qui ont cru en lui, qui l'ont poussé ... ou plus encore. En particulier, pour le DEUG de psycho, par correspondance, il est tombé sur quelqu'un qui a compris sa problématique, qui l'a aidé à ouvrir les yeux, à accepter son passé et à le surmonter. Cette personne, avec qui il est toujours en correspondance, est reconnue par lui comme celle qui a été essentielle dans sa libération intérieure. Vous avez tous remarqué ce dont je n'ai pas encore parlé, bien sûr. Et la famille, alors ? Ce mineur qui arrive dans un établissement spécialisé, puis qui en sort, il n'a pas de famille ? Mais si, et c'est justement là le nœud du problème. Lucas a un père qui ne l'a pas aimé et le lui a fait sentir, qui l'a brutalisé puis abandonné. Sa mère avec qui il vivait a beaucoup pensé à elle, à faire et refaire sa vie, mais pas trop à ses enfants. Il n'a jamais trop compté pour elle. Encore maintenant, elle est capable de le charger avec ses soucis à elle, mais elle a mis beaucoup de temps avant de lui dire quelque chose sur son dernier diplôme. Quant à venir le voir ou lui envoyer un mandat, c'est encore autre chose.

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Il n'y a qu'une sœur avec qui il ait gardé des liens réels, mais le beau-frère est, semble-t-il, très rigide envers Lucas. En fait, le rôle de la psychologue évoquée plus haut a été, à travers des devoirs de psycho, d'ouvrir Lucas à sa problématique personnelle et familiale, lui faire rechercher les origines des dysfonctionnements familiaux pour comprendre pourquoi et comment il a été ainsi "éduqué". Il s'est rendu compte que son père avait reproduit sur lui ce qu'il avait lui-même subi. Capable de comprendre, ayant compris, Lucas en est aujourd'hui à se demander s'il peut pardonner ou même si ce n'est pas déjà fait. Il ne sait pas trop où il en est vis-à-vis de son père et d'un pardon peut-être théorique et abstrait, mais il maîtrise son passé et donc son présent. Si ces études de psycho, tel que je le vois, ont été entreprises pour que Lucas se comprenne lui-même, le dernier diplôme obtenu a été entrepris pour se trouver un avenir. L'ensemble de ses études aura aussi beaucoup contribué à augmenter l'estime de soi. Je vous disais que c'était un beau cas. Vous allez me dire que l'administration pénitentiaire a fait du bon boulot et lui a facilité la tâche, prouvant ainsi qu'elle savait aider ceux qui veulent s'en sortir. Et bien pas du tout et c'est même plutôt le contraire ! A Saint-Mihiel où il devait passer déjà le Brevet d' Etat d'Educateur Sportif, les services et inspecteur de Jeunesse et Sports avaient organisé son examen dans la prison; les épreuves ont été annulées quelques jours avant par décision de l'administration pénitentiaire. A Aiton où il a fini par le passer, après son succès, il s'est trouvé quelques personnes pour le féliciter spontanément; d'autres, en particulier les responsables de la formation, l'ont fait timidement tout en lui reprochant de ne pas avoir profité de la formation de cuisinier à laquelle il aurait pu prétendre. La Justice ne lui a fait aucun cadeau non plus au vu d'un tel parcours. Même, parce que sa 3° condamnation (je vous avais dit qu'on en reparlerait) était de 15 jours pour détention de cannabis (ça fait maintenant des années qu'il n'en consomme plus), ils lui ont refusé toutes les grâces de 14 juillet. Un mois après son succès au dernier examen, il avait posé une permission pour Noël, elle lui a été refusée. Il en a été très déçu et affecté; il s'est même demandé si tant d'efforts avaient valu la peine. Je vous parle de Lucas comme un témoin qui l'a écouté pendant pas mal d'heures. J'ai aussi été acteur involontaire de cette réconciliation avec lui-même, mais je ne m'en suis rendu compte que longtemps après, parce qu'il m'a ressorti ma réflexion d'un jour : il me parlait de son avenir d'éducateur sportif et j'ai été amené à lui dire qu'il était ici peut-être le seul à qui je confierais des gosses. Ce que je pense sincèrement. C'est longtemps après que je me suis rendu compte que mon avis l'avait particulièrement touché. Voilà ce dont je peux témoigner.

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Témoignage de Jean-Marc PAYAN, équipe de l'aumônerie de la M.A. St-Paul à Lyon Demander pardon ou demander le pardon ? Se réconcilier avec soi-même et avec les autres… Démarches qui ne sont pas de même nature suivant ce qui en est la cause. Braqueur, violeur, meurtrier, escroc, voleur avec ou sans violence, trafiquant, proxénète… la liste n’est pas exhaustive ! Mais, vous le savez comme moi, les mots ne prennent pas le même relief lorsqu’ils sont utilisés ici ou là… J’ai choisi trois exemples de même nature : - Norbert (meurtrier de sa mère) : « Vu ce que j’ai fait, jamais je ne pourrai être pardonné ». Je lui ai répondu : « La justice des hommes t’a puni (il a été condamné à 15 ans). Moi, par ma présence, je te dis que, malgré ce que tu as fait, tu es toujours enfant de Dieu, tu es toujours aimé de Dieu ». - Patrick (perpétuité pour double meurtre) : « Je suis arrivé au stade où je peux demander pardon pour ce que j’ai fait, tout en sachant qu’on ne pourra pas me pardonner (il parlait de ses victimes). A partir de là, je fais quoi ? »… - Jean (meurtrier de sa compagne) : « Je ne pourrai pas vivre avec çà devant les yeux en permanence. J’irai jusqu’au procès par respect pour elle. Après… Je voulais te demander : quelle est la position de l’Eglise face au suicide ? » ... Norbert est résigné, Patrick estime qu’il lui est impossible de réparer et pourtant il veut envisager un futur. Jean me fait penser au psaume 51,5 : « J’ai sans cesse mon péché devant moi », sauf qu’il veut se faire justice lui-même… Pour demander pardon, il faut déjà envisager la possibilité d’être pardonné. Autant il est facile de demander pardon pour de petites choses, autant il est difficile d’admettre que le pardon soit d’essence divine, autrement dit, d’admettre que l’autre ou les autres puissent refuser de pardonner. A l’issue d’un procès d’Assises, on attend que le condamné demande pardon. Il y a là comme une obligation qui fait douter de la sincérité des propos… Et qui est loin d’apaiser ceux et celles qui souffrent. C’est là tout le problème. On ne peut réparer l’irréparable. En conclusion de son témoignage, le père d’une victime disait : « Il y a une famille qui se rend au parloir de la prison et une famille qui se rend au cimetière »… Demander pardon à l’autre, aux autres, c’est peut-être d’abord se tourner ver le Tout Autre : « Contre toi et toi seul j’ai péché, ce qui est mal à tes yeux je l’ai fait ». Ps 51,6

Se savoir aimé jusque dans l’épaisseur de son péché : « Si notre cœur nous accuse, Dieu est plus grand que notre cœur et il connaît toute chose ». Jn 1ère Lettre 3,20. La certitude d’être pardonné par Dieu peut aider à accepter le refus de pardonner de ceux et celles à qui on le demande. Demander pardon à quelqu’un, c’est avoir pris conscience du mal qu’on lui a fait et espérer que s’ouvre un jour le chemin de la réconciliation. Le chemin de la réconciliation. Le chemin ou les chemins ? Le chemin qui conduit à une possible réconciliation avec les autres passe par celui de la réconciliation avec soi-même. Norbert et Jean n’en sont pas là ! L’irréparable peut-il être compatible avec la réconciliation ? Quand je dis à Norbert : « Malgré ce que tu as fait tu es toujours enfant de Dieu, tu es toujours aimé de Dieu »… je lui dis en fait : « malgré ce que tu a fait, il y a du beau en toi, il y a certainement de l’aimable en toi »… Comment envisager la réconciliation avec soi-même sans découvrir que nous ne sommes pas que ronces et cailloux mais aussi parcelle de bonne terre ? …

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Quand Patrick dit : « A partir de là, je fais quoi ? » c’est, me semble-t-il, qu’il a repris goût à lui-même et que l’irréparable peut être, pour lui qui l’a commis, une occasion de se racheter dans l’aujourd’hui de la peine « A partir de là » et dans la rédemption d’un futur « Je fais quoi ? »… La réconciliation est à faire. Comment l’imaginer dans le cas de ce père d’une victime dont je citais la conclusion de son témoignage ? Il nous faut accepter que cette démarche soit humainement impossible. Quand je dis « accepter », c’est nous mettre à notre place. Je cite St Vincent de Paul : « Ceux que nous appelons des misérables, ce sont eux qui nous doivent évangéliser et convertir »… Il n’y a qu’un réconciliateur : le Christ. St Paul écrit aux Romains : « Preuve remarquable de l’amour de Dieu à notre égard, c’est quand nous étions encore pécheurs que le Christ est mort pour nous ». Rom 5,8 En guise de conclusion, voici un paragraphe de Théo, page 956, édition de 1989 !... Un poète du 4e siècle, St Ephrem de Syrie, utilise une comparaison. Il compare le Christ à un plongeur de perles qui va, au fond de la mer, chercher les huîtres précieuses. Ainsi, dit-il, au fond du gouffre qui est en chacun, le Christ est descendu, par une véritable descente aux enfers, pour y chercher l’image du Père qui existe en chaque homme, mais que le péché a souillée, enfouie, noyée. Le Christ fait remonter l’homme des abîmes. Il va le chercher en plongeant dans la mort. Il le ressuscite en restaurant son image première, d’avant le péché ! N’est-ce pas cela notre mission ? Lorsque nous allons à la rencontre des personnes détenues… Puissions-nous, à la suite du Christ, être des plongeurs (et des plongeuses) qui font remonter à la surface le meilleur des personnes que nous rencontrons. La station « Réconciliation » ne sera pas le terminus du trajet mais la correspondance qui conduit à la vraie destination : « Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés ». Jn 15,12.

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Acquittée l'été dernier lors du procès d'Outreau, Roselyne Godard commence, à 45 ans, une nouvelle vie. La calomnie, la captivité... et le pardon. Entretien avec celle qu'on a surnommée "la boulangère".

"ON SE SENT TELLEMENT MIEUX QUAND ON PARDONNE"

CROIRE : Neuf mois après votre acquittement, comment allez-vous ? ROSELYNE GODARD : Je vais. Mais je suis toujours sur une autre planète. Avant,

j'avais une vie heureuse, tranquille, sans histoires. Je me demande toujours pourquoi on a essayé de la briser... même si je me pose moins la question aujourd'hui. Je suis devenue un peu fataliste. De cette nouvelle vie, j'apprécie tous les instants avec bonheur : lorsque vous avez été privée de liberté, vous vous rendez compte que le bonheur, on peut y goûter à chaque instant : regarder la mer quand on habite en face, rencontrer des gens intéressants...

Comment s'est passé votre séjour en prison ? RG : L'enfer. La prison, ça détruit un être humain. Quand vous en sortez, vous n'êtes plus

qu'une bête féroce. Avec des accusations pour pédophilie, vous rentrez en prison avec votre propre condamnation. Quand mes codétenues ont appris ce qui m'était reproché, j'ai connu la peur, le désespoir... Certaines se sont mises à taper nuit et jour sur les murs de ma cellule. J'ai reçu des menaces de mort, je me suis terrée comme une bête, je n'entretenais plus de contact avec personne. La prison, ce sont aussi les humiliations, les fouilles au corps, les in-sultes... On m'a même attaché des chaînes aux pieds pour aller subir un examen médical. Aujourd'hui, je suis restée en contact avec de nombreuses détenues. J'essaie de leur écrire. Une lettre, en prison, c'est phénoménal : c'est le seul lien avec le monde extérieur.

Qu'attendiez-vous du procès ? RG : J'espérais enfin être entendue. Mais très vite, je me suis rendue compte que c'était

comme avant : on ne m'écoutait pas, on répétait toujours les mêmes questions. Le jour où s'est ouvert le procès, je n'étais convaincue que de mon innocence et de celle de mon mari. Mais au fur et à mesure, j'ai compris que les autres accusés avaient vécu le même calvaire que moi, que leurs dossiers comportaient les mêmes incohérences. J'ai réalisé que c'était une histoire de fous, montée de toutes pièces par des magistrats qui ont mené l'instruction à charge, influencés par leur intime conviction. Il était clair qu'il fallait qu'il en reste quelques-uns dans ce procès. La justice ne pouvait pas reconnaître qu'elle s'était trompée sur toute la ligne.

Vis-à-vis de personnes qui vous ont fait autant de tort, peut-on vraiment

pardonner ? RG : Lors du procès, Myriam Badaoui, notre principale accusatrice, s'est tournée vers moi

et a dit : "Je suis une folle, une menteuse, excuse-moi, je ne voulais pas que l'on dise que mes enfants étaient des menteurs". C'est cela la vérité de ce procès : elle a renchéri sur les dires de ses enfants pour qu'on ne les prenne pas pour des menteurs. Je lui ai répondu : "Merci Myriam", car j'avais espéré ce moment-là. Je retrouvais enfin la femme que j'avais connue à Outreau, qui m'avait raconté son parcours, sa misère et pour qui j'avais éprouvé de la com-passion. Lors de la dernière audience, elle s'est à nouveau tournée vers moi pour me demander pardon. je lui ai répondu : "Je ne t'en veux pas". Elle m'a dit : "Tu devrais pourtant". Je ne lui en veux pas car elle a été manipulée, on a construit une affaire de toutes pièces.

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Le seul vrai coupable, c'est l'institution judiciaire : il n'y a pas de garde-fous, rien n'est fait pour protéger les juges de telles erreurs. Beaucoup me disent qu'à ma place, ils en voudraient à la terre entière. Mais je sais que la haine fait plus de mal à celui qui la porte qu'à celui à qui elle est destinée. Ma vie a toujours été guidée par cette phrase : "Pardonne à ceux qui t'ont offensé". On se sent tellement mieux quand on y arrive... C'est dans cette capacité à pardonner que je puise ma force. Lors du procès, il aurait suffi au juge d'instruction de reconnaître qu'il avait commis des erreurs et il se serait transformé en héros. Nous lui aurions tous reconnu des circonstances atténuantes. Mais il n'a pas su faire le bon choix.

Quels sont vos projets ? RG : Je souhaite retourner à la maison d'arrêt d'Amiens en tant que bénévole afin d'y

animer des ateliers pour les détenus. J'ai aussi un projet pour la réinsertion des anciens prisonniers, un autre pour venir en aide aux personnes sans abri, à Lille. Mes frères ne com-prennent pas que je cherche à retourner vers ces gens, dans la misère, alors que mes ennuis ont commencé en fréquentant ce quartier populaire d'Outreau. Mais je crois que c'est ma destinée : essayer de mettre mes forces au service de ceux qui n'en ont pas.

Propos recueillis par Romain Mazenod

avec l'aimable autorisation de CROIRE AUJOURD'HUI N° 192 - du 15 AU 30.04.2005 pages 8 et 9

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