10
Culture Séquence L’HOMME FACE AUX AVANCéES SCIENTIFIQUES ET TECHNIQUES 167 © Éditions Foucher Biographie Guillaume Guéraud Né en 1972 à Bordeaux. Il a écrit de nombreux romans noirs pour le jeune public, dont Je mourrai pas gibier (2006). Écrivain à la plume rythmée et quelquefois provocatrice, il est reconnu comme l’un des auteurs les plus stimulants de sa gé- nération. 1. À l’oral. Comparez les deux couvertures du roman : laquelle préférez-vous. Pourquoi ? 2. La première couverture est celle d’une édition pour la jeunesse, la seconde celle d’une édition pour tout public. Les illustrateurs ont-ils tenu compte de cette différence ? Justifiez votre avis. Questions La Brigade de l’Œil : anticipation ou critique sociale ? 12 La littérature d’anticipation et les romans de science-fiction sont une tribune pour critiquer certains travers des sociétés contemporaines, et plus particulièrement leur déshumanisation et leurs dérives totalitaires. Comment le roman de Guillaume Guéraud, La Brigade de l’Œil, s’inscrit-il dans cette lignée ? Coll. Folio SF, © Éditions Gallimard, mai 2009. À Rush Island, depuis la loi Bradbury de novembre 2017, les images sont interdites. Celui qui en possède est condamné à la cécité. La Brigade de l’œil brûle les images, pourchasse les « terroristes » et leur crève les yeux. Kao, 15 ans, dont le grand-père était projec- tionniste, vend les images, au péril de sa vie. Un jour, il découvre d’anciennes bobines de films et entre en contact avec le groupe des Résistants qui essaient de sauver ce patrimoine. L’histoire 1 La Brigade de l’Œil : un nouveau Fahrenheit 451 ? Coll. DoAdo, 2007. © Éditions du Rouergue.

Séquence Culture 12 anticipation ou critique ... - Decitre.fr · Dans son roman, Fahrenheit 451, paru à New York en 1953, Ray Bradbury (né en 1920) décrit une société dans laquelle

  • Upload
    vukhanh

  • View
    220

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Séquence Culture 12 anticipation ou critique ... - Decitre.fr · Dans son roman, Fahrenheit 451, paru à New York en 1953, Ray Bradbury (né en 1920) décrit une société dans laquelle

CultureSéquence

l’homme face aux avancées scientifiques et techniques 167

© É

ditio

ns F

ouch

er

BiographieGuillaume GuéraudNé en 1972 à Bordeaux. Il a écrit de nombreux romans noirs pour le jeune public, dont Je mourrai pas gibier (2006). Écrivain à la plume rythmée et quelquefois provocatrice, il est reconnu comme l’un des auteurs les plus stimulants de sa gé-nération.

1. À l’oral. Comparez les deux couvertures du roman :

laquelle préférez-vous. Pourquoi ?

2. La première couverture est celle d’une édition pour la jeunesse, la seconde celle d’une édition pour tout public. Les illustrateurs ont-ils tenu compte de cette différence ? Justifi ez votre avis.

Questions

La brigade de l’Œil : anticipation ou critique sociale ?12La littérature d’anticipation et les romans de science-fi ction sont une tribune pour critiquer certains travers des sociétés contemporaines, et plus particulièrement leur déshumanisation et leurs dérives totalitaires. Comment le roman de Guillaume Guéraud, La Brigade de l’Œil, s’inscrit-il dans cette lignée ?

Coll. Folio SF, © Éditions Gallimard, mai 2009.

À Rush Island, depuis la loi Bradbury de novembre 2017, les images sont interdites. Celui qui en possède est condamné à la cécité. La Brigade de l’œil brûle les images, pourchasse les « terroristes » et leur crève les yeux. Kao, 15 ans, dont le grand-père était projec-tionniste, vend les images, au péril de sa vie. Un jour, il découvre d’anciennes bobines de fi lms et entre en contact avec le groupe des Résistants qui essaient de sauver ce patrimoine.

L’histoire 1

La brigade de l’Œil : un nouveau fahrenheit 451 ?

Coll. DoAdo, 2007. © Éditions du Rouergue.

Page 2: Séquence Culture 12 anticipation ou critique ... - Decitre.fr · Dans son roman, Fahrenheit 451, paru à New York en 1953, Ray Bradbury (né en 1920) décrit une société dans laquelle

Culture

l’homme face aux avancées scientifiques et techniques168

© É

ditio

ns F

ouch

er

mémo perso Quels sont selon vous les atouts de la littérature de science-fi ction pour construire une critique sociale ?

à l’écrit

3. Pourquoi la loi du 20 novembre 2017 (document 3) s’appelle-t-elle loi Bradbury ?

4. Soulignez les mots et expressions qui font de la loi Bradbury une loi répressive.

5. Guillaume Guéraud imagine le futur, mais situe son histoire seulement en 2017. Pourquoi, selon vous ?

6. Expliquez en quoi le roman de Guillaume Guéraud s’inspire de celui de Ray Bradbury.

7. Quels travers de nos sociétés les romans de Ray Bradbury et Guillaume Guéraud dénoncent-ils ?

Dans son roman, Fahrenheit 451, paru à New York en 1953, Ray Bradbury (né en 1920) décrit une société dans laquelle les livres et la lecture sont bannis. Sources de réfl exion et de questionnement, ils empêcheraient les hommes d’être heureux. Leur sont préférées toutes les formes de distraction qui éloignent les citoyens de la réalité politique, sociale et économique. Une brigade de pompiers spécialisée est chargée de brûler les livres qui existent encore. 451 degrés Fahrenheit est la température à laquelle se consume le papier.

Fahrenheit 4512

L’impératrice harmony et le Conseil des ministres ont adopté et pro-mulgué la loi dont la teneur suit : Article premier – Toutes les images sont interdites sur la totalité du territoire de Rush Island.Article 2 – Il est interdit d’en voir. Il est interdit d’en posséder et d’en conserver. Il est interdit d’en produire, d’en reproduire, d’en importer et d’en diffuser. Article 3 – Les appareils capables de produire, reproduire, recevoir ou diffuser des images sont interdits. Article 4 – Tout contrevenant aux articles de cette loi sera automatique-ment condamné à perdre la vue. Article 5 – La Brigade de l’Œil, corps de police dépendant du Ministère de la Sécurité, a toute autorité pour faire respecter et appliquer cette loi.

Guillaume Guéraud, La Brigade de l’Œil, © Éditions du Rouergue, 2007.

La Brigade de l’Œil : loi du 20 novembre 2017 relative aux images, dite loi Bradbury

3

Coll. Folio SF, © Éditions Gallimard.

Page 3: Séquence Culture 12 anticipation ou critique ... - Decitre.fr · Dans son roman, Fahrenheit 451, paru à New York en 1953, Ray Bradbury (né en 1920) décrit une société dans laquelle

De la lecture à l’écriture

l’homme face aux avancées scientifiques et techniques 169

© É

ditio

ns F

ouch

er

1. Le mot « pyroculis » est composé des racines grecque « puros » (feu) et latine « oculus » (œil). Donnez-en la définition.

2. Soulignez les procédés d’écriture par lesquels Guillaume Guéraud parvient à rendre la terreur que font régner les hommes de la Brigade de l’Œil. Quel est le sens du mot « routine » ? Quel effet produit-il ?

3. Les images récupérées et incriminées sont-elles réellement dangereuses ? Que veut montrer le romancier ?

faut-il brûler les images ?Questions

Séquence 12La Brigade de l’œil : anticipation ou critique sociale ?

Patrouille nocturne dans le quartier de Badwords – la

routine. [...]Strummer, accompagné par les étincelles que projetait

le fer de ses bottes à chacun de ses pas, fut le premier à pénétrer dans la salle et, alors que du jazz arrosait l’es-pace, il se rua vers les platines pour les débrancher et sonna la charge en écrasant ses poings l’un contre l’autre – toutes ses phalanges craquèrent d’un seul bloc – en hurlant :

– Brigade de l’œil ! Tous alignés aux murs ou contre le comptoir ! Retournez vos poches ! Ouvrez vos sacs ! Et pas un geste brusque !

Stupeur et confusion autour des tables de billard [...].Falk se concentra sur les clients adossés au comptoir

pour éviter de sombrer dans la nostalgie. Il garda leurs visages en ligne de mire. Ne pas se focaliser sur ceux-là – se focaliser sur celui-là ! Un bonhomme immobile, une trentaine d’années, les yeux baissés. Le visage couvert de sueur. Plus que fébrile. Le scruter scrupuleusement – et skrrr ! skrrr !

Skrrr ! Skrrr ! – les fusibles de Falk !– Toi !Le bonhomme leva les yeux sans ciller. Il regarda le

doigt que Falk braquait vers lui. Et esquiva simplement la flèche imaginaire que ce doigt semblait lui décocher.

– Toi ! répéta Falk.Les veines qui lézardaient les tempes du bonhomme

tressaillirent. Tout le monde le fixait, maintenant. [...]Stummer lui sonda les poches – vides. Kaneshiro lui

arracha les pans de sa chemise – bingo !Là – dessous.Là – sous sa ceinture.Là – des documents interdits.

Le brouhaha qui était monté d’un cran depuis quelques secondes s’éteignit. Plusieurs personnes détournèrent ou fermèrent automatiquement les yeux. Aucun autre crime n’aurait pu les impressionner davantage. Falk consulta rapidement les pièces saisies : un ancien magazine de bandes dessinées – Spiderman sur la première page – et de vieux dépliants publicitaires – des clichés de jouets et de caravanes et de maisons avec piscine en-veux-tu-en-voilà! Il brandit la totalité de ces pages telles des proies aux ailes venimeuses.

– Voilà le genre de choses qui intoxiquaient autrefois le peuple ! Clama-t-il.

Puis « schraouf ! » – le bec de son chalumeau enflamma les documents qui disparurent dans un souffle igné en semant d’éphémères lucioles à travers toute la salle. [...]

Falk ordonna à ses adjoints :– Vous connaissez la procédure...Strummer dégaina son pyroculis et le mit sous tension.

Le criminel fut soudain animé par un regain d’énergie — il hurla. Il utilisa les dernières ressources que sa terreur fit jaillir – il trembla – trépigna – tressauta. Rien à faire. Kaneshiro referma ses mains autour de son visage et Strummer cala sans ménagement son foret rougeoyant au creux d’une de ses arcades sourcilières. Le criminel écrasa ses paupières l’une contre l’autre mais la fine mèche du pyroculis en transperça la membrane et lui fendit la cornée et lui éclata le cristallin et lui brûla la pupille et lui fit fondre la rétine et lui pulvérisa le corps vitré et lui carbonisa tout le fond de l’œil.

Un œil.Et puis l’autre – la routine.

Guillaume Guéraud, La Brigade de l’Œil, © Éditions du Rouergue, 2007.

5

10

15

20

25

30

Extrait 11

35

40

45

50

55

60

Page 4: Séquence Culture 12 anticipation ou critique ... - Decitre.fr · Dans son roman, Fahrenheit 451, paru à New York en 1953, Ray Bradbury (né en 1920) décrit une société dans laquelle

De la lecture à l’écriture

l’homme face aux avancées scientifiques et techniques170

© É

ditio

ns F

ouch

er

1. Selon l’impératrice Harmony, en quoi les images sont-elles dangereuses ?

2. Cependant le narrateur suggère que la disparition des images peut être néfaste, pour la société et pour l’individu. Pourquoi ?

Falk, l’intraitable capitaine de la Brigade de l’Œil évoque des souvenirs.

L’impératrice Harmony a des messages clairs : « La télévision est un poison », « Le web infecte nos esprits », « Le cinéma nous intoxique ». Et fédérateurs : « Les images sont dangereuses », « Les images sont fabriquées par ceux qui nous exploitent », « Les images sont les apôtres du capitalisme ».

L’impératrice Harmony fustige les fl éaux du libéra-lisme qui ravagent le pays. Et incrimine les images.

L’impératrice Harmony veut en priorité faire dispa-raître les images. Images photographiques. Images cinématographiques. Images numériques. Peintures. Dessins. Gravures. Illustrations de toute sorte.

Rush Island croule sous leur poids. L’impératrice Harmony veut leur éradication complète.

Un nouveau corps de police est constitué pour les éli-miner – la Brigade de l’Œil. Cinquante mille agents sont recrutés pour brûler tous les documents. Détruire tous leurs outils de production et de diffusion. Par tous les moyens.

Les frontières de l’île sont fermées. Les liaisons satellite sont coupées. Les échanges internatio-naux sont interrompus. Rush Island se transforme en autarcie et se prépare au grand nettoyage.

Falk écoute. Et approuve.Il se méfi ait déjà des images. Il avait conscience de leur omniprésence. Il les avait souvent consi-

dérées comme un danger potentiel. Encore plus depuis la mort de sa femme. Les photographies de sa femme lui font peur. Toutes – celles où elle sourit comme celles où elle grimace. Il fi nit par les mettre en morceaux et les incinérer dans son évier. [...]

Falk luttait depuis vingt et un ans – il en avait quarante-trois et tous ses cheveux étaient déjà blancs. Il ne se souvenait presque plus du visage de sa femme – mais il se réveillait quelquefois en espérant la retenir par sa longue chevelure brune.

Guillaume Guéraud, La Brigade de l’Œil, © Éditions du Rouergue, 2007.

3. À l’oral : Imaginez que vous êtes citoyen de Rush Island. Êtes-vous d’accord avec l’impératrice Harmony ? Pourquoi ?

4. Écriture : Vous êtes dans le bar au moment où y entre la Brigade de l’Œil et vous possédez une image sur vous. Cependant, un contrevenant ayant été attrapé, vous en réchappez. Racontez la scène de votre point de vue en insistant sur les émotions que vous ressentez.

Extrait 22

Page 5: Séquence Culture 12 anticipation ou critique ... - Decitre.fr · Dans son roman, Fahrenheit 451, paru à New York en 1953, Ray Bradbury (né en 1920) décrit une société dans laquelle

De la lecture à l’écriture

l’homme face aux avancées scientifiques et techniques 171

© É

ditio

ns F

ouch

er

Pourquoi les images sont-elles précieuses ?

1. En quoi consiste l’activité des Résistants ?

2. Soulignez les expressions où le romancier rend compte de la passion que les Résistants vouent aux images.

3. Pourquoi Kao regarde-t-il les images avec précaution ou avec crainte ?

4. « Tout le monde tangua dans le silence qui suivit » : expliquez cette phrase.

Kao a découvert un morceau de pellicule de film. Il parvient à entrer en contact avec Fuji, le chef du groupe des « Résistants » qui cachent des images et vivent dans un souterrain.

– Quel est ton nom ? lui demanda le samouraï.– Kao. [...]– As-tu entendu parler de Jack Kao ?– Plus souvent que tu ne peux l’imaginer ! lui répondit Kao.– Je m’appelle Clift ! lui annonça le samouraï. Et j’ai vu plus de films avec Jack Kao que tu ne

peux l’imaginer ! [...]Derrière la porte – une immense pièce. Un entrepôt – des cartons partout et des tables chargées

de documents interdits. Une masse considérable d’images, des stocks de photos, des journaux, des magazines, des catalogues, des piles de pages volantes, des cartes postales, des affiches, des cassettes vidéo, des disques digitaux, des disquettes et des quantités de pièces non identifiables. Un capharnaüm au milieu duquel s’activaient une dizaine de personnes – en train de trier – clas-ser – cataloguer.

Kao observa rapidement les images accrochées aux murs. Avec précaution – ou avec crainte. [...]– Où est Fuji ? Interrogea Clift.– Au laboratoire ! dit quelqu’un. Le laboratoire – la porte suivante. Pas vraiment un laboratoire – plutôt un atelier de bricolage.

Du matériel clandestin au centre de toutes les préoccupations. Une caméra. Des appareils pho-tographiques. Et de vieilles machines dont Kao ignorait les noms et les fonctions. Les techniciens qui étaient penchés dessus examinaient leurs mécanismes.

− Fuji ! appela Clift.Un petit homme au crâne rasé se retourna. Quatre profondes rides lui dessinaient un trapèze sur

le front. Son arête nasale se cassait pour tomber à la verticale. Ses yeux étaient ronds et globuleux. Fuji ressemblait à un putain de hibou. Il lâcha les outils qu’il manipulait et fronça les sourcils :

– Clift ? Que se passe-t-il ?Le colosse lui désigna Kao :– Holden dit que ce mec apporte un film. Tous les hommes et les femmes présents dans le laboratoire cessèrent de travailler et levèrent

la tête. – Juste un tout petit morceau..., corrigea Kao. Tout le monde tangua dans le silence qui suivit. Kao sortit le fragment de film de sa poche – les

énormes yeux de Fuji prirent des proportions inquiétantes et la mâchoire de Clift fit saillir de nou-veaux angles. Plus un mouvement après ça. Et plus un bruit.

La nouvelle traversa les murs et se répandit dans les pièces voisines sans que le moindre mot ne fût prononcé – l’émotion était si prégnante qu’elle se propagea en ondes presque audibles et tout le monde comprit. Les portes de la galerie claquèrent et une soixantaine de personnes se bouscu-lèrent bientôt dans le laboratoire pour voir le morceau de pellicule que Kao tenait au bout de ses doigts sous la lumière blanche d’une ampoule tel un jeune sorcier réveillant les fantômes du passé.

Guillaume Guéraud, La Brigade de l’Œil, © Éditions du Rouergue, 2007.

5

10

15

20

25

30

35

Extrait 31

Questions

Séquence 12La Brigade de l’œil : anticipation ou critique sociale ?

Page 6: Séquence Culture 12 anticipation ou critique ... - Decitre.fr · Dans son roman, Fahrenheit 451, paru à New York en 1953, Ray Bradbury (né en 1920) décrit une société dans laquelle

De la lecture à l’écriture

l’homme face aux avancées scientifiques et techniques172

© É

ditio

ns F

ouch

er

1. Soulignez les mots et expressions qui traduisent les émotions et les sensations des spectateurs. Encadrez ceux qui traduisent leur surprise.

2. En quoi le sous-titre de Charlie Chaplin « un récit sur la croisade de l’humanité à la poursuite du bonheur » s’applique-t-il aussi au roman de Guillaume Guéraud ?

Comme une salve ininterrompue de fl èches radieuses dans l’obscurité – le faisceau du projecteur creusait un tunnel vibrionnant au milieu duquel tournoyaient des particules indécises.

Sur l’écran – du fl ou. Tous les yeux se brouillèrent mais aucun visage ne se détourna. Matsuda fi t pivoter la molette de l’objectif pour régler la netteté et la première image apparut.

Sur l’écran – une horloge en gros plan. Les aiguilles de cette horloge indiquaient six heures. Il était en réalité aux environs de vingt-deux heures mais les cinq cents personnes entassées dans la salle ne se souciaient plus de l’heure et, dès ce premier plan, la plupart d’entre elles crut peut-être qu’il était désormais six heures.

« Charlie Chaplin dans Les Temps modernes » annonçait le générique – partout, de la stupéfaction, des acclamations, des cris de joie. Le cœur de Kao partit en surmultiplié.

« écrit et réalisé par Charlie Chaplin » – des hourras, des glapissements, même des encouragements, comme si la pellicule en avait besoin pour continuer à avancer. [...]

« Musique de Charlie Chaplin » [...]. « Les Temps modernes : un récit sur la croisade de l’huma-

nité à la poursuite du bonheur » avertit un sous-titre. La première scène du fi lm montrait un tas de moutons

se bousculant pour sortir d’un enclos. De face. En légère plongée. Aussitôt – l’impression que les moutons fon-çaient droit vers le public. Les premiers rangs s’écartè-rent précipitamment pour éviter de se faire piétiner par le troupeau. Les plus jeunes agitèrent leurs bras devant eux en criant. Certains se précipitèrent carrément hors du théâtre. L’histoire ne faisait que se répéter – l’histoire de la première projection publique, en 1895, L’Arrivée d’un train en gare de La Ciotat des frères Lumière.

Kao retint quelques personnes pour les empêcher de fuir. [...]

Le plan suivant était identique au précédent – des hommes se bousculant pour sortir du métro. Mais les spectateurs retrouvèrent leur calme.

Sur l’écran – une usine immense, des machines gigan-tesques, des ouvriers se rendant à leurs postes de tra-vail. Tous les rouages de la chaîne se mirent à tourner, crachant de l’huile et de la fumée, entraînant la rotation d’énormes turbines [...] Le directeur de l’usine, dans son bureau, faisait un puzzle. Lisait le journal. Buvait un verre. Et, sur un grand écran, surveillait les mouvements de ses machines et de ses employés. – Charlot ! s’extasièrent quelques spectateurs en voyant apparaître le frêle ouvrier moustachu qui, le long de la chaîne, serrait frénétiquement des boulons. Des rires quand il se gratta sous un bras et dû rattraper le temps perdu en accélérant le rythme. Des rires quand il percuta le collègue derrière lui. Des rires quand le contremaître vint lui passer un savon. Et quand une mouche lui chatouilla le nez, quand il coinça sa clé autour d’un écrou et fut emporté par le tapis, quand il abandonna son poste en proie à une frénésie de gestes convulsifs, avec une démarche de canard désarticulé, secoué de tics incontrôlables – des éclats de rires secouaient la totalité du public.

Kao exultait. Guillaume Guéraud, La Brigade de l’Œil, © Éditions du Rouergue, 2007.

5

10

15

20

25

30

35

Extrait 42

3. À l’oral : Kao, les Résistants et de nombreux citoyens de Rush Island risquent leur vie pour préserver les images. Selon vous, en quoi les images sont-elles si précieuses ?

4. Écriture : L’impératrice Harmony souhaite que les images soient détruites parce qu’elles « intoxiquent » les esprits. Dans un texte organisé en paragraphes et en vous servant de cet exemple du fi lm Les Temps modernes de Chaplin et d’autres exemples de fi lms que vous connaissez, discutez de cette opinion de l’impératrice Harmony et montrez que le cinéma peut être un éveilleur de consciences.

Le groupe des Résistants a réussi à organiser une projection cinéma-tographique clandestine dans un théâtre abandonné. Les spectateurs qui ont osé bravé la loi Bradbury découvrent le cinéma.

40

45

50

55

Film de Charles Chaplin, Les Temps modernes, 1936.

Page 7: Séquence Culture 12 anticipation ou critique ... - Decitre.fr · Dans son roman, Fahrenheit 451, paru à New York en 1953, Ray Bradbury (né en 1920) décrit une société dans laquelle

pleins feux sur...

l’homme face aux avancées scientifiques et techniques 173

© É

ditio

ns F

ouch

er

Exercices

RepèresL’utopie

n En grec le terme topos signifie « lieu » et le préfixe u a une valeur de négation. Une utopie est donc ce qui ne se réalise dans aucun lieu, donc ce qui n’existe pas. En 1516 Thomas More rédige un traité politique dont les principes seraient appliqués dans une île imaginaire qu’il appelle Utopia. Le mot utopie est né. Ainsi qu’un genre littéraire, dans lequel les auteurs critiquent le monde réel, imaginent des mondes nouveaux qui en prennent le contre-pied et où règnent le bonheur, la vertu, l’harmonie.

La contre-utopie

n À partir du XIXe siècle, en rapport avec le développement des sciences et des techniques, de nombreux auteurs, en particulier d’anticipation ou de science-fiction (Aldous Huxley, Un monde meilleur, H. G. Wells, La Guerre des mondes, George Orwell, 1984), veulent mettre en garde contre les dangers de la modernité longtemps présentée comme pourvoyeuse de bonheur. Ils produisent des contre-utopies, dans lesquelles ils décrivent des mondes noirs et un futur cauchemardesque, où l’homme est asservi et malheureux.

Illustration par l’exemple

utopie et contre-utopie

La Brigade de l’œil : anticipation ou critique sociale ?Séquence 12

En imaginant un monde futur dans lequel les images sont considérées comme dangereuses Guillaume Guéraud construit une contre-utopie. En effet, aujourd’hui les images sont partout et elles interviennent dans de nombreuses activités humaines : information, enseignement, technolo-gie, loisirs, arts, etc. De ce fait, elles sont devenues des biens très précieux et certains voudraient en contrôler la production et la diffusion. Le roman La Brigade de l’Œil met en garde contre la censure des images, et au-delà de l’art, de la culture et des outils de la connaissance, et donc contre l’asser-vissement des hommes et des femmes.

Après un cataclysme technologique, François Deschamps et quelques-uns de ses amis ont réussi à échapper au chaos et à s’établir dans le sud de la France où ils reconstruisent une nouvelle société. Nous sommes en 2052.

François convoqua les chefs de toutes les familles du village, ou du moins ce qu’il en restait. Ils furent, le soir, une vingtaine réunis dans la grande cuisine de la ferme. Quelques lampes à huile à bec pointu pendaient du pla-fond, faisaient danser des ronds jaunes sur les poutres et cernaient les profils d’une lumière d’or.

Les Deschamps étaient estimés et respectés. Hommes et femmes écoutèrent avec attention le dernier de ce nom lorsqu’il exposa ses idées d’organisation du village.

Il dit qu’il fallait mettre en commun les moyens de travail et de défense, partager les récoltes, répartir les semences et la main-d’œuvre. Les jeunes, les hommes survivants devaient aider les vieillards et les femmes seules. Il ne fallait pas semer n’importe quoi n’importe où, mais consacrer les

meilleures terres aux récoltes les plus nécessaires. Tout le monde devait s’entraîner au maniement de la fourche, du sabre et de la hache. Il faudrait même rapidement apprendre à fabriquer des arcs et s’en servir, pour posséder une arme à longue portée. Une femme serait, sans cesse de jour postée en haut du clocher, pour sonner la tocsin en cas d’approche d’une troupe suspecte. La nuit, des sentinelles garderaient les voies d’accès au territoire du village.

Chacun approuva ces suggestions, et quelques autres. François fut nommé chef du village. Il s’adjoignit trois conseillers, les plus sages paysans du lieu. Le bourg com-mença de s’organiser pour l’hiver.

François épousa Blanche avant la Noël. Il ordonna à tous les hommes, veufs ou célibataires, de choisir une femme et leur conseilla de faire rapidement des enfants. Il fallait des bras pour remuer toute la terre abandonnée.

René Barjavel (1911-1985), Ravage, © Éditions Denoël, 1943.

1 Une société utopique

Page 8: Séquence Culture 12 anticipation ou critique ... - Decitre.fr · Dans son roman, Fahrenheit 451, paru à New York en 1953, Ray Bradbury (né en 1920) décrit une société dans laquelle

pleins feux sur...

l’homme face aux avancées scientifiques et techniques174

© É

ditio

ns F

ouch

er

a. Montrez que François Deschamps organise une société utopique.

b. Montrez qu’elle est une critique de la société moderne.

Posez-vous la question : qu’est-ce que nous désirons par-dessus tout dans ce pays ? Les gens veulent être heureux, d’accord ? N’avez-vous pas entendu cette chanson toute votre vie ? Je veux être heureux, disent les gens. Eh bien, ne le sont-ils pas ? Ne veillons-nous pas à ce qu’ils soient toujours en mouvement, à ce qu’ils aient des distractions ? Nous ne vivons que pour ça ? Non ? Pour le plaisir, l’excitation ? Et vous devez admettre que notre culture nous fournit tout ça à foison. [...]

Les Noirs n’aiment pas Little Black Sambo. Brûlons-le. La Case de l’Oncle Tom met les Blancs mal à l’aise. Brûlons-le. Quelqu’un a écrit un livre sur le tabac et le cancer des pou-mons ? Les fumeurs pleurnichent ? Brûlons le livre. La séré-nité, Montag. La paix, Montag. À la porte, les querelles. Ou mieux encore, dans l’incinérateur. [...] Brûlons-les, brûlons tout. Le feu est clair, le feu est propre. [...] Si vous ne voulez pas qu’un homme se rende malheureux avec la politique, n’allez pas lui proposer deux points de vue sur une question : proposez-lui-en un seul. Mieux encore, ne lui en proposez aucun. Qu’il oublie jusqu’à l’existence de la guerre. Si le gouvernement est ineffi cace, pesant, gourmand en matière d’impôt, cela vaut mieux que d’embêter les gens avec ça. La paix, Montag. Proposez des concours où l’on gagne en

se souvenant des paroles de quelque chanson populaire, du nom de la capitale de tel ou tel état ou de la quantité de maïs récoltés dans l’Iowa l’année précédente. Bourrez les gens de données incombustibles, gorgez-les de « faits », qu’ils se sentent gavés, mais absolument « brillants » côté information. Ils auront alors l’impression de penser, ils auront le sentiment du mouvement tout en faisant du sur-place. Et ils seront heureux parce que de tels faits ne changent pas. Ne les engagez pas sur des terrains glissants comme la philosophie ou la sociologie pour relier les choses entre elles. C’est la porte ouverte à la mélancolie. [...] Au diable, tout ça. Alors place aux clubs et aux soirées entre amis, aux acrobates et aux prestidigitateurs, aux casse-cou, jet cars, motogyres, au sexe et à l’héroïne, à tout ce qui ne suppose que des réfl exes automatiques. Si la pièce est mauvaise, si le fi lm ne raconte rien, si la représentation est dépourvue d’intérêt, collez-moi une dose massive de thérémine. Je me croirai sensible au spectacle alors qu’il ne s’agira que d’une réaction tactile aux vibrations. Mais je m’en fi che. Tout ce que je réclame, c’est de la distraction.

Ray Bradbury, Fahrenheit 451, 1953, traduction Jacques Chambon, © Éditions Denoël, 1995.

2

a. Quels aspects de la société moderne Ray Bradbury critique-t-il ?

b. Montrez que cet extrait s’apparente à une contre-utopie.

c. À l’oral : Quelle relation faites-vous entre le dessin de Carali ci-dessus et le texte?

Écriture : À votre tour d’imaginer une utopie, c’est-à-dire ce monde heureux dans lequel vous aimeriez vivre. Décrivez-en l’organisation politique, sociale et économique et les principes politiques et moraux qui le fondent.

Dessin de Carali.

Page 9: Séquence Culture 12 anticipation ou critique ... - Decitre.fr · Dans son roman, Fahrenheit 451, paru à New York en 1953, Ray Bradbury (né en 1920) décrit une société dans laquelle

Évaluation écrite

l’homme face aux avancées scientifiques et techniques 175

© É

ditio

ns F

ouch

er

n Démarche qApplication au texte de Jacques Chambon

n Repérer la construction du texte• Identifiez les parties du texte

• Donnez leur un titre

n Identifier le contexte de parution • Soulignez en bleu les phrases en rapport

avec la parution du roman• Relevez les événements qui constituent

le contexte de cette parution

n Analyser le contenu du texte• Identifiez des événements réels similaires

à ceux racontés dans le roman • Identifiez les arguments de l’auteur qui

établissent que le roman est une critique de notre société

• Relevez une phrase qui pourrait résumer le lien que l’auteur établit entre l’œuvre de fiction et la réalité

mettre en relation fiction et réalité socialeEntraînement

Séquence 12La Brigade de l’œil : anticipation ou critique sociale ?

Aujourd’hui on ne brûle pas les livres ? Ou plutôt on ne les brûle plus. [...]

Aujourd’hui, lorsqu’un livre gêne, [...] on porte plainte contre l’éditeur dans l’espoir d’obtenir que le livre ne soit plus en librairie et que ledit éditeur soit frappé de lourdes amendes [...]. Ou dans l’éventualité d’un film considéré comme offensant, les soi-disant offensés font pression sur les pouvoirs publics pour que celui-ci soit retiré de l’affiche – cette pression pouvant aller dans les cas les plus extrêmes, celui de La Dernière Tentation du Christ de Marin Scorsese, par exemple, jusqu’à la mise à feu d’une salle de cinéma. [...]

Est-ce à dire que Fahrenheit 451 fait partie de ces visions d’avenir qui, parce qu’elles n’ont pas été confirmées par l’Histoire, se trouvent frappées d’obsolescence ? La réponse est évidemment non.

D’abord lorsque le roman de Bradbury paraît en feuilleton en 1953, il relève de la littérature d’actualité beaucoup plus que de la science-fiction. Ou plutôt, selon une démarche chère au genre, il projette dans le futur, en la radicalisant, en la grossissant de façon à lui donner valeur de cri d’alarme, une situation contemporaine particulièrement... brûlante. [...]

Dès 1947, c’est-à-dire au lendemain de l’accession de Harry

Truman à la présidence [des états-Unis], des commissions d’enquête étaient en place, bien aidées par les tradition-nels dénonciateurs, pour débusquer « l’ennemi intérieur », communistes, sympathisants, voire libéraux jugés « trop libéraux » dans tous les secteurs d’activité : gouvernement et administration, bien sûr, mais aussi presse, éducation et industrie du loisir. [...] C’est ainsi que nombre d’artistes –acteurs, scénaristes, réalisateurs de films – et d’intellectuels – écrivains, hommes de sciences, professeurs – furent privés de travail, et parfois de liberté, mis à l’index, conduits à s’exiler (Charlie Chaplin va s’installer en Suisse en 1952). [...]

Deuxième raison de voir en Fahrenheit 451 un livre qui nous parle encore et toujours de nous. [...] Il y est aussi et surtout question de l’impérialisme des médias, du grand décervelage auquel procèdent la publicité, les jeux, les feuilletons, les « informations » télévisés. Car, comme le dit ailleurs Bradbury, « il y a plusieurs façons de brûler un livre », l’une d’elles, peut-être la plus radicale, étant de rendre les gens incapables de lire par atrophie de tout intérêt pour la chose littéraire, paresse mentale ou simple désinformation.

Jacques Chambon, préface à Fahrenheit 451, © Éditions Denoël, 1999.

Mettez en relation le roman Fahrenheit 451 et le contexte politique et social qui entoure sa parution en analysant le texte ci-dessous : la préface du roman, écrite par Jacques Chambon.

Page 10: Séquence Culture 12 anticipation ou critique ... - Decitre.fr · Dans son roman, Fahrenheit 451, paru à New York en 1953, Ray Bradbury (né en 1920) décrit une société dans laquelle

Évaluation écrite

© É

ditio

ns F

ouch

er

l’homme face aux avancées scientifiques et techniques176

Question d’écriture La littérature de fiction n’a pas pour seule fonction de nous faire rêver ou de nous transporter ailleurs, elle sert aussi à rendre le monde actuel plus intelligible. Choisissez une œuvre de fiction, par exemple, la Brigade de l’Œil ou un autre roman (ou une bande dessinée, un film, une série télévisée, une pièce de théâtre, un tableau…) qui traite de ce sujet. Dans un texte organisé en paragraphes, présentez cette œuvre et expliquez la critique sociale, voire l’utopie ou la contre-utopie, qu’elle construit, et montrez comment elle vous a permis de prendre conscience de certains problèmes actuels.

n Grille d’autoévaluation

J’ai choisi une œuvre de fiction qui sert à mieux comprendre notre société. ❒ oui ❒ non

J’ai présenté cette œuvre. ❒ oui ❒ non

J’ai explicité comment cette œuvre construit une critique de notre société. ❒ oui ❒ non

J’ai montré comment cette œuvre m’a aidé à prendre conscience de problèmes que j’ignorais. ❒ oui ❒ non

J’ai composé des paragraphes. ❒ oui ❒ non

J’ai composé une introduction et une conclusion. ❒ oui ❒ non

J’ai employé des arguments pour développer ma démonstration. ❒ oui ❒ non

J’ai utilisé des aspects et des textes travaillés dans cette séquence. ❒ oui ❒ non

J’ai utilisé la notion d’utopie ou celle de contre-utopie. ❒ oui ❒ non

Sujet

Questions

Mark Gertler, Les Cueilleurs de fruits, 1914. New walk Museum, Leicester, UK.