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SEUL L'HOMME DE DIEU EST HUMAIN. THÉOLOGIE ET ANTHROPOLOGIE MYSTIQUE À TRAVERS L'EXÉGÈSE IMAMITE ANCIENNE (ASPECTS DE L'IMAMOLOGIE DUODÉCIMAINE IV)* PAR MOHAMMAD ALI AMIR-MOEZZI A u sein du corpus duodécimain des dits attribués aux imams l , toute une série de traditions divise les hommes en trois catégories: les Impeccables (i.e. le Prophète, sa fille Fatima et les douze imams et en- core plus particulièrement ces derniers), leurs fidèles, c'est-à-dire ceux qui sont acquis à la Cause des imams, et enfin les autres. La couche la plus ancienne de la série serait celle qui établit la division dans des termes relevant du lexique tribal. «Nous sommes les descendants de Hasim, aurait dit Ga'far al-$adiq (m. 148/765), nos fidèles (littérale- ment "nos shiites") sont des arabes de souche noble et les autres, des bédouins de basse descendance»2. Répondant à un quraysite qui parlait de sa tribu et de la noblesse arabe, l'imam Müsa al-Ka?im (m. 183/799) est dit avoir déclaré: « ... Laisse tout cela! Les hommes * Cet article est le quatrième d'une série d'études consacrées à l'imamologie duodéci- maine: l - «Remarques sur la divinité de l'Imâm», Studia Iranica, t. 25 (2), 1996, 193- 216. II - «Contribution à la typologie des rencontres avec l'imâm caché», Journal Asiatique, t. 284 (1), 1996, 109-35. III - «L'Imâm dans le ciel. Ascension et initiatiOn» dans M.A. Amir-Moezzi (dir.), Le voyage initiatique en terre d'islam. Ascensions célestes et itinéraires spirituels, Bibliothèque de l'Ecole des Hautes Etudes, Sciences Religieuses, vol. CIlI, Louvain- Paris, 1996, 99-116. 1 Sur ce corpus voir par ex. H. Loschner, Die dogmatischen Grundlagen des shi'itischen Rechts, Koln-Erlangen-Nürnberg, 1971, surtout l'introduction; E. Kohlberg, «Shî'î Hadîth», The Cambridge History qf Arabic Literature I, Arabic Literature to the End qf the Umayyad Period, Cambridge, 1983, ch. 12, 299-307; plus particulièrement sur les sources les plus ancien- nes voir mon ouvrage Le Guide divin dans le shi'isme originel. Aux sources de l'ésotérisme en Islam, Paris-Lagrasse, 1992 (trad. anglaise, The Divine Guide in Ear[y Shi'ism, New York, 1994), pp. 51-56; aussi mon article, «Remarques sur les critères d'authenticité du hadîth et l'autorité du juriste dans le shi'isme imâmite», St. hl., 85, 1997, 5-39. 2 «na&nu banil hiifim wa ff'atunii al-'arab wa sii'ir al-niis al-a'riib», al-Kulaynï, al-Rawrja min al-Ka!l, éd. H. Rasülï Mal:tallatï, Téhéran, 1389/1969, 2 tomes en 1 vol., I/244, nO 183. © Brill, Leiden, 1998 Arabica, tome XLV

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SEUL L'HOMME DE DIEU EST HUMAIN. THÉOLOGIE ET ANTHROPOLOGIE MYSTIQUE À

TRAVERS L'EXÉGÈSE IMAMITE ANCIENNE (ASPECTS DE L'IMAMOLOGIE DUODÉCIMAINE IV)*

PAR

MOHAMMAD ALI AMIR-MOEZZI

A u sein du corpus duodécimain des dits attribués aux imams l , toute une série de traditions divise les hommes en trois catégories: les

Impeccables (i.e. le Prophète, sa fille Fatima et les douze imams et en­core plus particulièrement ces derniers), leurs fidèles, c'est-à-dire ceux qui sont acquis à la Cause des imams, et enfin les autres. La couche la plus ancienne de la série serait celle qui établit la division dans des termes relevant du lexique tribal. «Nous sommes les descendants de Hasim, aurait dit Ga'far al-$adiq (m. 148/765), nos fidèles (littérale­ment "nos shiites") sont des arabes de souche noble et les autres, des bédouins de basse descendance»2. Répondant à un quraysite qui parlait de sa tribu et de la noblesse arabe, l'imam Müsa al-Ka?im (m. 183/799) est dit avoir déclaré: « ... Laisse tout cela! Les hommes

* Cet article est le quatrième d'une série d'études consacrées à l'imamologie duodéci­maine: l - «Remarques sur la divinité de l'Imâm», Studia Iranica, t. 25 (2), 1996, 193-216. II - «Contribution à la typologie des rencontres avec l'imâm caché», Journal Asiatique, t. 284 (1), 1996, 109-35. III - «L'Imâm dans le ciel. Ascension et initiatiOn» dans M.A. Amir-Moezzi (dir.), Le voyage initiatique en terre d'islam. Ascensions célestes et itinéraires spirituels, Bibliothèque de l'Ecole des Hautes Etudes, Sciences Religieuses, vol. CIlI, Louvain­Paris, 1996, 99-116.

1 Sur ce corpus voir par ex. H. Loschner, Die dogmatischen Grundlagen des shi'itischen Rechts, Koln-Erlangen-Nürnberg, 1971, surtout l'introduction; E. Kohlberg, «Shî'î Hadîth», The Cambridge History qf Arabic Literature I, Arabic Literature to the End qf the Umayyad Period, Cambridge, 1983, ch. 12, 299-307; plus particulièrement sur les sources les plus ancien­nes voir mon ouvrage Le Guide divin dans le shi'isme originel. Aux sources de l'ésotérisme en Islam, Paris-Lagrasse, 1992 (trad. anglaise, The Divine Guide in Ear[y Shi'ism, New York, 1994), pp. 51-56; aussi mon article, «Remarques sur les critères d'authenticité du hadîth et l'autorité du juriste dans le shi'isme imâmite», St. hl., 85, 1997, 5-39.

2 «na&nu banil hiifim wa ff'atunii al-'arab wa sii'ir al-niis al-a'riib», al-Kulaynï, al-Rawrja min al-Ka!l, éd. H. Rasülï Mal:tallatï, Téhéran, 1389/1969, 2 tomes en 1 vol., I/244, nO 183.

© Brill, Leiden, 1998 Arabica, tome XLV

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sont de trois sortes: le noble de descendance pure, l'allié protégé et le vil de basse descendance. Nous sommes les nobles, nos fidèles sont les alliés protégés et ceux qui n'ont pas la même doctrine que nous sont les vils»3. Dans une tradition analogue, attribuée au même septième imam, les données sont davantage précisées: «Les hommes sont de trois sortes: le noble de descendance pure, l'allié protégé et le vil de basse descendance. Le noble de pure descendance c'est nous; l'allié protégé c'est celui qui nous aime fidèlement; le vil c'est celui qui se dissocie de nous et nous déclare ouvertement son inimitié»4. D'emblée, on se rend clairement compte que les critères anthropologiques tribaux sont aban­donnés en tant que tels puisque transposés dans un contexte doctrinal où ils ne sont perçus que comme des métaphores sur les trois caté­gories composant l'humanité: les guides spirituels, leurs fidèles et leurs adversaires.

Deux rappels me semblent ici nécessaires pour éclairer la portée de ces traditions et faciliter en même temps l'intelligence de ce qui va suivre. Le shiisme duodécimain, tel qu'il se dégage à travers la doctrine remontant aux imams historiques, a une vision dualiste de l'Histoire, dans le sens où celle-ci est dite caractérisée et déterminée par le Combat perpétuel entre les deux forces antagonistes du Bien et du Mal. Ces forces sont représentées respectivement par l'imam et ses adeptes d'une

3 « ... dii' hiidii al-niis laliila 'arabf wa mawlii wa 'ilgfa-na~nu al-'arab wa fî'atunii al-mawiilf wa man lam yakun 'alii milli mii n~nu 'alayhi fa-huwa al-'ilg», ibid., II/30, nO 287. 'arab, mawlii et 'ilg font partie du vocabulaire tribal et signifient littéralement et respective­ment: «arabe libre de noble souche, seigneuf», <<l'allié protégé, l'affranchi, le "client" de race arabe ou nom> et <<le non-arabe sauvage et sans religion, le barbare».

4 « •• • fa-ammii al-'arab jà-na~nu wa ammii al-mawlii man wiiliinii wa ammii al-'ilg man tabarra'a minnii wa nii~abanii», Ibn Babüye al-~adüq, al-HÏ!iil, éd. 'A.A. Gaffiirï, Qumm, rééd. 1403/1983, p. 123, n° 116. La tradition met à contribution les différents sens techniques contenus dans la racine WLY: <<protectiom> et «alliance» dans mawlii, «amour­proximité-fidélité» à travers la troisième forme wiilii. Ce dernier sens s'oppose à l'une des significations contenues dans la racine BR' dont la cinquième forme tabarra'a est utilisèe dans la tradition. Il s'agit là bien entendu du couple d'opposé waliiya/barii'a ou tawallfl tabarru', omniprésent dans la doctrine imamite surtout ancienne. Je vais y revenir. Sur ces termes techniques et ce couple voir U. Rubin, «Barâ'a: a study of sorne Quranic passages», Jerusalem Studies in Arabie and Islam, 5, 1984; E. Kohlberg, <illarâ'a in Shî'î Doctrine», ibid., 7, 1986; H. LandoIt, «Walâya» dans M. Eliade (ed.), Encyclopaedia qf Religion, vol. 15, New York, 1987; M.A. Amir-Moezzi, Guide divin, s.v.;]. Calmard, «Les rituels shiites et le pouvoir. L'imposition du shiisme safavide: eulogies et malédictions canoniques» dans id. (dir.), Etudes Sajàvides, Paris-Téhéran, 1993, 117-21. Enfin nii~abanii que je traduis par <<fiOUS déclare ouvertement son inimitié» fait évidemment allusion à la notion de na~b et à celui qui l'applique, c'est-à-dire le nii~ibf, pl. nawii~ib/nu~~iib. Ce dernier désigne, dans le lexique technique shiite, l'adversaire de 'Alï (ou celui qui ne reconnaît pas la supériorité de ce dernier sur les autres Compagnons), l'ennemi de l'ensemble des ahl al-bqyt ou encore, d'une façon plus générale, l'adversaire des shiites.

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part, les «Ennemis» de l'imam et leurs partisans de l'autre. Ce Combat commence dès avant la création du monde sensible avec le conflit entre les Armées de l'Intelligence cosmique ('aql; l'imam cosmogonique des forces du Bien et archétype de l'imam terrestre) et celles de l'Ignorance cosmique (f,ahl; le Chef des forces du Mal et archétype de l'Ennemi de l'imamt Il se prolonge par la lutte qui oppose, de tous temps, les imams des différents prophètes législateurs et leurs adeptes à leurs adversaires menés par des chefs qui refusent la mission des prophètes et/ou des imams6• Le Combat ne prendra fin qu'avec la victoire définitive du mahdï/qa'im sur les forces de l'ignorance à la Fin du Temps (ahir al-zamanf, Ce dualisme se trouve à la base du développement doctrinal d'une «théorie des opposés» (rJidd, pl. arJdad) caractérisée par des spé­culations autour des «couples» fondamentaux comme imam/ennemi de l'imam (imam/'aduww al-imam), Intelligence/Ignorance, Gens de la Droite/Gens de la Gauche (~/:tab al-yamïn/~/:tab al-Simal), Guides de la Lumière/Guide des Ténèbres (a'immat al-nür/a'immat al-{:,aliim), imams de la guidance/imams de l'égarement (a'immat al-huda/a'immat al-rJalal), Amour sacré <envers les imams> /Haine <envers les imams mais aussi celle que vouent les fidèles des imams à l'égard de leurs adversaires> (walaya/bara'a) , etc.B• Dans la période islamique, les adversaires, les

5 Sur le récit cosmogonique du combat entre 'aql et gahl voir al-Barqr, al-Maf;.asin, éd. J. al-I:Iusaynr al-MuJ:taddit, Téhéran, 1370/1950, 1/196-98; al-Kulaynr, al-U~ûl min al-Kafi, éd. J. Mu~tafawr, en 4 vol., Téhéran, s.d., 1/24-27; (Pseudo- ?) al-Mas'üdr, Ilbat al-wa#yya, rééd. Qumm, 1417/1996, 15-17; Ibn Su'ba, Tu(wfal-'uqûl, éd. 'A.A. GafIan, Téhéran, 1366s./1986, 423-25; d'une façon générale voir mon article «Cosmogony and Cosmology in Twelver Shi'ism», Enryclopaedia Iranica, IV /317-22.

6 D'après la conception shiite, la Vérité divine (I,taqq) se manifeste sous deux as­pects: l'exotérique (g;ahir) de la Vérité est révélée par le prophète législateur, alors que l'ésotérique (batin) en est révélé par le ou les imam(s) qui accompagne(nt) toujours un prophète dans sa mission. Je vais y revenir plus longuement. A ce sujet voir par ex. H. Corbin, En Islam iranien. Aspects spirituels et philosophiques, Paris, 1971-72, vol. 1, tout le Livre Premier; id., Histoire de la philosophie islamique, 3é éd., 2 tomes en 1 vol., Paris, 1986, 69-85. La mission initiatique de l'imam (imama/walaya) se heurte toujours à l'hos­tilité des meneurs de l'incroyance et ceux qui les suivent, c'est-à-dire ceux qui ne croient point soit à la véracité du Message prophétique, soit à celle de la mission de l'imam, ce qui revient au même pour les shiites. Cette vision de l'Histoire de l'humanité consti­tue le sujet principal du Ilbat al-wa#yya attribué à al-Mas'üdr (voir la note précédente). Cf. aussi E. Kohlberg, «Sorne Shî'î Views on the Antediluvian Worlcb>, St. Isl., 52, 1980 (maintenant dans Belief and Law in Imamï Shï'ism, Aldershot, Variorum Reprints, 1991, partie XVI); mon Guide divin, pp. 106 sqq.

7 Voir par ex. A.A. Sachedina, Islamic Messianism: the idea tif the Mahdi in twelver shi'ism, Albany-New York, 1981; Guide divin, 279-301 et mon article «Eschatology in Twelver Shi'ism» à paraître dans Enryclopaedia Iranica.

8 A ma connaissance, il n'y a pas encore une étude critique d'ensemble sur la «théorie

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Ennemis, sont ceux qui rejetèrent la waliiya de 'Alï et, par la suite, celle des imams de sa descendance. Il s'agit en l'occurrence de la quasi­totalité des Compagnons, en particulier les trois premiers califes, les Omeyyades, les Abbassides et d'une façon générale ceux que les shiites appellent «la majorité» (al-aktar) ou «la masse» (af-Ciimma) , c'est­à-dire ceux que l'on finira par appeler «les sunnites»9.

Le second rappel concerne un autre aspect de la Weltanshauung imamite, aspect que l'on pourrait qualifier de «duel». En effet, le shiisme perçoit la réalité, dans tous ses aspects, comme comportant deux niveaux: un niveau apparent, manifeste, exotérique (al-r:-iihir) et un niveau caché par le premier, secret, ésotérique (al-biitin), pouvant contenir, à son tour, plusieurs autres niveaux de plus en plus secrets (bii{in al-biitin). L'ensei­gnement remontant aux imams établit une correspondance entre ces niveaux et tente de maintenir un équilibre entre eux, quoique la supéri­orité du biitin sur le r:-iihir soit décelable un peu partout en filigrane. Le procédé mis en oeuvre se veut fondamentalement d'ordre herméneu­tique. Si le hii{in donne direction et signification au r:-iihir, celui-ci, quant à lui, constitue la base et le point d'appui indispensable du bii{in. Sans l'ésotérisme, l'exotérisme perd son sens et sans l'exotérisme, l'ésotérisme se trouve dépouillé de son fondement lO• Cette dialectique constitue le rapport de base entre la prophétologie et l'imamologie. Le prophète législateur (nabf/rasfillnabf mursal) apporte à la masse des hommes (al­'iimma) un Livre sacré «descendu» <du ciel> (tan;:,fl). L'imam/walf, quant à lui, initie une élite minoritaire (al-aqalll al-Ilii~~a) à l'ésotérique du Livre

des opposés» imamite. On peut cependant trouver des éléments la concernant dans l'ar­ticle de E. Kohlberg cité à la note 6, surtout pp. 45-46, ainsi que dans son autre arti­cle <<The Term "Rafiç!a" in Imamf Shf'i Usage», ]ADS, 99, 1979 (= Beliif and Law in Imamf Shf'ism, partie IV); voir également des données importantes discutées par M. Molé dans «Entre le mazdéisme et l'Islam: la bonne et la mauvaise religioll», Mélanges Henri Massé, Téhéran, 1963, surtout pp. 314-15.

9 L'attitude des shiites à l'égard de leurs adversaires est particulièrement condensée dans la notion de sabb al-~a&aba; voir à ce sujet 1. Goldziher, «Spottnamen der ersten Chalifen bei den Schî'itell», WZMG, 15, 1901, 320-32 (= Gesammelte Schriflen, éd. J. Desomogyi, Hildesheim, 1967-73, IVI291-305); A.S. Tritton, Muslim 77zeology, Londres, 1947, 27 sqq.; E. Kohlberg, «Sorne Imamr Shr'i Views on the $a&aba», ]SAI, 5, 1984, 143-75 (= Beliej and Law . .. , partie IX); A. Arazi, «llqâm al-&qjar li-man zakkâ sâbb Abî Bakr wa 'Umar d'al-Suyûp ou le témoignage de l'insulteur des Compagnons», ibid., 10, 1987, 211-87.

10 Sur l'importance et l'omniprésence de cette conception dans l'imamisme voir mon article «Du droit à la théologie: les niveaux de réalité dans le shi'isme duodécimaill» dans L'Esprit et la Nature, Cahiers du Groupe d'Etudes Spirituelles Comparées nO 5 (Actes du colloque tenu à Paris, les 11 et 12 Mai 1996), Paris-Milan, 1997, 37-63 où j'étudie le rôle du couple ;:.ahir-ba{in dans les différents chapitres doctrinaux (droit, exégèse, théolo­gie, eschatologie ... ), dans les différentes couches sémantiques de quelques termes tech­niques et dans les différentes dimensions de la figure de l'imam.

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saint, faisant ainsi «remonter <celui-ci> jusqu'à son ongme» (ta'wïl) (voir aussi ci-dessus note 6). On remarque ainsi la récurrence des «cou­ples» de tennes «complémentaires»: prophète/imam-walï, nubW1JWa/waliiya, tanzïl/ ta'wïl, al-aMar/ al-aqall, al-'iimma/ al-hii~~a, ainsi que d'autres tout aussi abondamment exploités comme Mu.Q.ammad/'Alr (le premier rep­résentant évidemment la prophétie législatrice, la lettre du Message révélé, et le second, l'imam par excellence, représentant la mission ini­tiatique imamique, l'hennéneutique ésotérique de la Révélation), isliim/ ïmiin ~itt. «islam/foi» avec les sens techniques de «soumission à la let­tre de la religion exotérique)) et «initiation à la religion ésotérique des imams), etc. Il. Tous ces «couples)) peuvent être considérés comme des prolongements du couple fondamental ?:,iihir/ biitin. Or, le centre de gra­vité du biitin, de la waliiya en tant qu'ésotérique de la nubuwwa, c'est la notion de 'ilm, littéralement «science, savoim, mais que l'on ne peut traduire, dans le cadre des traditions doctrinales attribuées aux imams, que par «Science initiatique secrète))12. A part son statut ontologique auquel je reviendrai, on peut dire que ce qui fait que l'imam est imam c'est qu'il détient le 'ilm, qu'il est l'Initié ou le Sage initiateur. Avec le Combat perpétuel, l'Initiation continue fonne une autre constante de la Weltanshauung imamite. Elle commence, elle aussi, dès avant la créa­tion du monde sensible, avec l'Initiation primordiale des entités préexis­tentielles des Impeccables aux Sciences divines secrètes et, par la suite, celle des Ombres/Particules (darrl a?:,illa) des Etres Purs (anges, prophètes et fidèles de tous les temps) par les Impeccables aux mêmes Sciencesl3•

Elle parcourt ensuite toutes les périodes de l'Histoire par l'initiation des disciples par le ou les imam(s) de chaque religionl4• Elle marque enfin la Fin du Temps avec l'initiation universelle, à l'ésotérique de toutes les religions, prodiguée par le qii'im, le Sauveur eschatologique l5•

Tout comme le Combat perpétuel détermine l'Histoire de l'humanité,

Il Voir mon article précédemment cité et Guide divin, pp. 308-9. 12 Voir mon étude monographique dans Guide divin, partie 1II-2 (<<la Science sacrée»),

pp. 174-99; aussi «Réflexions sur une évolution du shi'isme duodécimain: tradition et idéologisatioll» dans E. Patiagean et A. LeBouliuec (éds.), Les retours aux Ecritures. Fon­damentalismes présents et passés, Bibliothèque de l'Ecole des Hautes Etudes, Sciences Reli­gieuses, vol. XCIX, Louvain-Paris, 1992, surtout pp. 64-69. Aussi E. Kohiberg, «Imam and Community in Pre-Ghayba Period», S.A. AIjomand (ed.), Authori!'JI and Political Culture in Shi'ism, Albany, 1988, surtout pp. 25-28 (= Belief and Law, partie XIII).

13 Cf. Guide divin, partie II-I (Les mondes d'avant le monde. Le Guide-Lumière), pp. 75-95 et «Cosmogony and Cosmology in Twelver Shi'ism», pp. 319-20.

14 Guide divin, partie II-2 (L'humanité adamique. Le <<voyage» de la Lumière), pp. 96-112; «Cosmogony and Cosmology», p. 320.

15 Guide divin, 290-92; «Eschatology in Twelver Shi'ism» sous presse dans EnfiYcl. Iranica.

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l'Initiation continuelle assure sa Spiritualité. Dans cette optique, les fidèles des imams, les «shiites» de nos textes, ne sont pas seulement les shiites de la période islamique, mais les initiés de tous les temps aux Sciences divines secrètes. De même, leurs «ennemis», les Gens de l'Igno­rance, sont, d'une façon générale, les forces de la contre-initiation de toutes les époques de l'Histoire. Ceux-ci sont soit les négateurs du Message prophétique (par ex. Nemrod ou le Pharaon à l'égard du Mes­sage d'Abraham ou de Moïse), soit les fidèles de la religion exotérique seule, ceux qui, faute d'admettre l'enseignement initiatique de l'imam, amputent leur religion de sa profondeur cachée et se condamnent ainsi à l'ignorance, à l'oppression et finalement à l'impiété (par ex. les juifs et les chrétiens qui, dans leur majorité, rejetèrent l'enseignement de ou des imam(s) de leur religion et trahirent ainsi leur prophètes, ainsi que bien entendu les musulmans majoritaires qui rejetèrent la waliiya de 'Alï et des autres imams de sa descendance)16.

Dès lors, on comprend mieux la division tripartite de l'humanité, et plus particulièrement ces variantes, probablement plus tardives, qui sont beaucoup plus significatives. Plusieurs l;tadïl, remontant tous à Ga'far, introduisent en effet la notion d'initiation dans la division: «Les hommes se divisent en trois catégories: le sage initiateur, le disciple ini­tié et l'écume emportée par la vague. Nous <les imams> sommes les sages initiateurs, nos fidèles sont les disciples initiés et les autres sont l'écume de la vague»17; ou encore «Les <vrais> hommes ne sont que de deux sortes: le sage initiateur et le disciple initié. Les autres ne sont que des êtres vils, et les êtres vils sont dans le Feu <de l'enfer>>>18. On

16 Cf. par ex. G. Vajda, «Deux "Histoires des Prophètes" selon la tradition des sru'ites duodécimains», Revue des Etudes Juives, 106, 1945-46; id., «De quelques emprunts d'origine juive dans le hadîth shi'ite», S. Morag et al., Studies in Judaism and Islam Pre­sented to SD. Goitein, Jérusalem, 1981, surtout pp. 242-44; M.M. Ayoub, <<Towards an Islamic Christology: an image of Jesus in early Shî'î muslim literature», MW, 66, 1976; E. Kohlberg, <<The Term "Rafiçla" in Imamï Shï'i Usage», «Sorne Shî'î Views on the Antediluvian World» et «Sorne Imamï Shï'i Views on the $a/;1iba» (tous déjà men­tionnés).

17 <')agdü al-nâs 'alâ lalâla ~unüf'âlim wa muta'allim wa gulâ' fa-na~nu al-'ulamâ' wa ff'atunâ al-muta'allimün wa sâ'ir al-nâs al-gulâ'», al-$afIar al-Qummï, Ba~â'ir al-daraiJit, éd. M. Kiicebagï, Tabriz, 2de éd., s.d. (vers 1960), section l, chapitre 5, pp. 8-9; Ibn Babiiye, al-Hifâl, I/123, nO 115.

18 «al-nâs ilnân 'âlim wa muta'allim wa sâ'ir al-nifs hamog wa al-hamog fi al-nâr», Ibn Babiiye, op. cit., I/39, nO 22. Le terme hamog que je traduis par «êtres vils» a en fait trois significations: individu de la plus basse catégorie, mouton ou brebis vieilli et amaigri, petite mouche qui importune les quadrupèdes domestiques. Notons l'expression «dans le Feu» et non <<vers le Feu» (ilif al-nâr; i.e. destiné à ou cheminant vers le Feu de l'en­fer) comme on pouvait s'y attendre normalement (à part le texte édité, les deux manus-

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se rend aisément compte que la troisième catégorie, qui ne compte même pas de vrais humains, désigne les «ennemis» des initiés, Ailleurs, le même imam reprend la division sous une autre forme: «Les humains se divisent en trois fractions: la première c'est celle qui se trouve à l'ombre du Trône <divin> le Jour où il n'y a aucune autre ombre (i,e. le Jour de la Résurrection). La seconde c'est celle qui est soumise au comptage <des actes> et au châtiment. Enfin la troisième est composée de ceux qui ont des visages humains alors que leurs coeurs sont ceux des démons»19. Les premiers sont les imams et les initiés de tous les temps; les seconds leurs adversaires et les troisièmes, selon toute vrai­semblance, les chefs de ces derniers, les «guides de l'Ignorance et des Ténèbres», des sO)iiitïn égarés et séducteurs qui entraînent «la majorité» sur le chemin de la perdition.

Cette conception anthropologique semble être soutenue par d'autres données d'ordre anthropogonique. Comme on peut s'y attendre, ces dernières ne sont pas toujours cohérentes. Assez confuses, elles auraient été élaborées progressivement, comportant ainsi plusieurs strates éta­lées dans le temps. Parmi les auteurs des plus anciennes compilations de traditions, Abü Ga'far al-Barqf (m. 274 ou 280/887 ou 893) ou encore Mul).ammad b. Ya'qüb al-Kulaynf (m. 329/940-41) rapportent des traditions qui semblent fragmentaires, déséquilibrées dans leur struc­ture20• Leur contemporain, al-~affiir al-Qummf (m. 290/902-3) rapporte dans ce cas, comme dans beaucoup d'autres, des traditions plus riches en informations et plus rigoureuses dans leur construction21 • Les épisodes anthropogoniques qui nous intéressent pour le moment interviennent après la formation du monde sensible, lorsqu'a lieu la création des esprits (arwiib) , des coeurs (qulub; sièges des esprits) et des corps (abdiin)

crits des H~iil que j'ai pu vérifier ont également fi al-niir; mss. Mashad, Astan-e Qods 5/82, ahbar 516, fol. II et ahbar 517, fol. 18). Ce qui semble signifier que les êtres vils se trouvent déjà, dès cette vie, en enfer.

19 «al-niis 'alii taliita agzii' fa-f.uz' taMa zill al-cars yawma la zilla iUii zilluhu wa f.uz' 'alay­him al-&isiib wa al-'adiib wa f.uz' wuf,fihuhum wuf,fih al-iidamiyyin wa qulübuhum qulüb al­sayii/lm>, Ibn Babüye, op. cit., 1/154, nO 192 (Ga'far commence son propos en énumérant les trois catégories de ifinn: ceux qui sont en compagnie des anges, ceux qui volent dans les airs et ceux qui ont la forme des chiens et des serpents; on peut y reconnaître les deux bonnes catégories et la mauvaise correspondant à la division tripartite des hommes).

20 Al-Barqi, al-Ma&iisin, 1/131 sqq. (kitab al-~afwa wa al-nur wa al-ral,lma - bab halq al-mu'min); al-Kulayni, U~ül, II/232-34 (kitab al-l,lugga - bab halq abdan al-a'imma ... ) et III/2-16 (kitab al-iman wa al-kufr - bab tina al-mu'min wa al-kafir).

21 Al-$affiir, B~ii'ir al-daragiit, section l, chapitre 9, pp. 14-19. Sur ce compilateur et son ouvrage capital pour une meilleure connaissance de ce que j'ai appelé la tradition imamite «ésotérique non-rationnelle primitive», voir mon article <<AI-$afîar al-Qummî (m. 290/902-3) et son Kitâb ba~â'ir al-daraJât», Journal Asiatique, t. 280 (3-4), 1992,221-50.

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des humains. Ici encore est en opération la division radicale et omni­présente des êtres en deux groupes opposés: les Guides initiateurs et leurs adeptes d'un côté, les Ennemis et leurs partisans de l'autre: Dieu créa <le corps de> Mulfammad et <ceux de> sa Famille, aurait dit al-Baqir (m. 119/737), de l'argile ({ïna) de 'llliyyin, et Il créa leurs esprits et leurs coeurs d'une argile se trouvant au-dessus de 'llliyyin. Il créa <les corps de> nos fidèles ainsi que <ceux> des prophètes d'une argile se trouvant en-dessous de 'llliyyin, alors qu'Il créa leurs esprits et leurs coeurs de l'argile de 'llliyyin. C'est ainsi que les coeurs de nos fidèles sont issus

des corps de la Famille de Muhammad (phrase importante à laquelle je reviendrai plus loin). De même Dieu créa l'Ennemi de la Famille de Mulfammad (i.e. son esprit, son coeur et son corps) ainsi que les esprits et les coeurs de ses partisans à partir de l'argile de Siggïn, et <les corps de> ces derniers à partir d'une argile se trouvant en-dessous de Siggïn.

C'est ainsi que les coeurs de ceux-ci (les partisans) sont issus des corps de ceux­

là (leurs Chifj, les Ennemis des imams) ... »22.

Les termes 'llliyyi1n (à l'accusatif 'llliyyin) et Siggïn sont tous deux coraniques et proviennent respectivement des versets 18 à 21 et 7 à 9 de la sourate 83:

«Assurément, le Livre des purs est dans 'Illiyyin, Et qu'est-ce qui te fera connaître ce qu'est 'Illiyyun? C'est un Livre couvert d'inscriptions, Ceux qui sont admis dans la Proxîmité le verront»". «Assurément, le Livre des impies est dans Sigjjfn, Et qu'est-ce qui te fera connaître ce qu'est Sigjjfn? C'est un Livre couvert d'inscriptions»24.

L'exégèse classique identifie 'llliyyin et Siggïn respectivement à l'un des Etages suprêmes du paradis et à l'une des Demeurs inférieures de l'enfer, ou encore à deux Livres divins renfermant respectivement les «noms» des élus et des damnés. Bien que dans une autre tradition remontant à a1-Baqir, 'llliyyin et Siggïn désignent «le septième ciel <du paradis> et la septième terre <de l'enfer?>2\ dans le corpus imamite ancien les

22 Al-$affiir, op. cit., p. 14, nO 2; aussi Ibn Babuye, 'liai al-saril'i' wa al-aMilm, Nagaf, 1385/1966, chapitre 96, nOs 12-15, pp. 117-18.

23 «kallil inna kitab al-abrilr laji 'illiyyinlwa mil adrilka mil 'illiyyunlkitabun marqumlyasÎladuhu l-muqarrabun».

24 «kallil inna kitilb al-Jufiilr laji siififnl wa mil adrilka mil sigjjfnl kitilbun marqum». 25 'Alf b. Ibrahfm al-Qummf, T qfsfr, éd. T al-Musawf al-Gaza'irf, rééd. Beyrouth,

1991, 11/437. Un peu plus loin, un hadîth attribué à Ga'far identifie <des impies» du verset à Abu Bakr et 'Umar, et <des purs» aux Quatorze Impeccables; op. cit., 11/438. Une autre tradition, remontant au même sixième imam, glose les versets: «"Sigjjfn, c'est

L'EXÉGÈSE IMAMITE ANCIENNE 201

discussions concernant ces deux termes sont presque toujours des gloses exégétiques des versets mentionnés et abordent les épisodes anthro­pogoniques qui nous occupent.

Ce qui est certain c'est que cIlliyyin et Siggïn sont ici deux «lieux» respectivement «céleste» et «infernal)) fournissant la materia pnma des êtres du Bien et du Mal. D'ailleurs dans certaines traditions cIlliyyin semble être remplacé par cars (le Trône divin). Par exemple dans un hadîth signifiatif remontant à Ga'far où réapparaît la division tripar­tite des gens: «Dieu nous créa <nos esprits à nous, les Impeccables> de la Lumière de Sa majesté, puis li donna forme à notre création (i.e. nos corps) à partir d'une argile bien gardée, secrète, tirée du dessous du Trône, et li fit habiter notre forme par cette Lumière; nous sommes ainsi des créatures humaines lumineuses, gratifiées de ce dont Dieu n'a gratifié nul autre. Et li créa les esprits de nos fidèles à partir de notre argile et leurs corps à partir d'une autre, bien gardée et secrète <mais> plus basse que la nôtre .... C'est pourquoi nous et eux sommes tous devenus des hommes alors que les autres ne sont devenus que des êtres vils (hamaf,; voir ci-dessus note 18) <faits> pour le Feu et vers le Few)26.

Les êtres du Bien et ceux du Mal sont donc ontologiquement diffé­rents. lis sont faits de substances différentes. Seuls les premiers méri­tent d'êtres appelés humains; les seconds, quant à eux, ne sont que des sub-humains, des damnés démoniaques que n'ont d'humanité que l'apparence. Dans une tradition remontant au troisième imam, al-I:Iusayn b. 'Alr (m. 61/680), il est dit que les gens sont de trois sortes: les hommes (al-niis), ceux qui s'assimilent aux hommes (afbiih al-niis) et les monstres à l'apparence humaine (nasniis ou nisniis)27. Et la tradition ajoute: « ... Nous <les Impeccables> sommes les hommes; ceux qui

un Livre couvert d'inscriptions" sur la haine (bui,rJ) à l'égard de MuJ;tammad et de sa descendance. "'Illiyyin, c'est un Livre couvert d'inscriptions" sur l'amour (~ubb) à l'égard de MuJ;tammad et de sa descendance», cf. Furât al-Küff, Tqffïr, éd. M. al-Kâ~im, Téhéran, 1410/1990, n° 697, p. 543.

26 «inna-lliiha flalaqanii min nür 'a;:amatih lumma ~awwara flalqanii min !ïna maflzüna moknüna min t~t al-'ars fa-askana dalika al-nür .fihi fo-kunnii n~nu flalqan wa baIaran nüriiniyyin lam yag'al fi mill alladï flalaqanii minhu nlllïban wa flalaqa arwii~ fï'atinii min !ïnatinii wa abdiinahum min !ïna maflzüna maknüna asfol min diilika al-!ïna . .. wa li-diilika ~mii ~nu wa hum al-niis wa ~iira sii'ir al-niis hamoj,an li al-niir wa ilii al-niiT», al-Kulaynï, U~ül, 11/232-33, nO 2; aussi al-~afIar, op. cit., section 1, chapitre 9, nO 12, p. 17 ('ars au lieu de 'Illiyyin); voir aussi Guide divin, pp. 96-100.

27 Nasniis/nisniis est un être fabuleux et maléfique, souvent décrit comme une sorte de «singe» à face humaine et couvert d'une toison fournie; voir par ex. al-GâJ;ti~, Kitiib al-~ayawiin, Le Caire, s.d., 11189 et VII/178; Zakariyâ al-Qazwïnï, 'Agii'ib al-mafllüqat en marge d'al-Damïrï, lfayiit al-~ayawiin al-kubrii, Le Caire, 1356/1937, 11190 sq.; al-

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s'assimilent aux hommes sont nos fidèles qui sont nos amis alliés (mawâlï)

et qui procèdent de nous (c'est-à-dire probablement qu'ils sont formés de la même substance que nous); les monstres à l'apparence humaine c'est la grande majorité», et il (l'imam al-J:Iusayn) montra de la main la masse des gens»28.

Quelques précisions supplémentaires sur l'identité de ces trois sortes de gens. Les premiers sont bien entendu la longue chaîne initiatique des prophètes et de leurs imams: Adam et Seth/ Abel/Hibat Allah (d'après les différentes listes des imams de chaque prophète), Noé et Sem, Salomon et A~af b. Barahiya, Abraham et Ismaël/Isaac, Moïse et Aaron/Josué, Jésus et Simon/Jean/les Apôtres, MuJ:tammad et 'AlI/les onze autres imams, pour ne citer que les plus célèbres, puisque chaque couple prophète/imam(s) est relié au couple suivant par toute une chaîne d'initiés divins. Ainsi, le shiisme imamite, dans le sens strict du terme, se présente comme le dernier maillon d'une longue chaîne initiatique dont le début remonte à Adam, «le Père de l'humanité», et dont la continuité est assurée, jusqu'à la Fin du Temps, par le douzième imam, l'imam caché, le Seigneur du Temps (~âbib al-zamân) et le Sauveur eschatologique29.

Les seconds sont les <<fidèles» des imams de différents prophètes, la fï'a de tous les temps. Mais s'agit-il aussi de l'ensemble des shiites de l'islam? Faut-il comprendre que tous ceux qui se disent shiites sont créés de la substance céleste de l'Imam et ont dores et déjà gagné leur salut grâce à leur appartenance doctrinale? Si on se réfère exclusive­ment à la riche littérature des Farfii)il al-sï'a, devenue presque un genre littéraire dans les milieux shiites et ce dès une époque ancienne, on

Mas'udI, Muriig al-dahab, éd. et trad. fr. de Barbier de Meynard et Pavet de Courteille, Paris, 1861-77, IV/IO-17. Voir aussi F. Viré, «.&ird», EI2, s.v., in fine.

28 <<fo-na/:tnu al-nâs . .. afbâh al-nâs fa-hum sfa'tunâ wa hum mawâlfnâ wa hum minnâ ... al-nasnâs/nisnâs fa-hum al-sawâd al-a'"am wa afâra bi-yadih ilâ gamâ'a al-nâs», Furat al-Kufi, Trifsfr, nO 30, p. 64; al-KulaynI, al-Rawtf.a min al-Kâjt, II/54, nO 339.

29 Sur la chaîne initiatique des prophètes et des imams voir 'AlI b. al-I:Iusayn ibn Babuye (le père d'al-$aduq), al-Imâma wa al-tab~ra min al-~ayra, Qumm, 1404/1985,21-23; Itbât al-waeiyya, 20-93; Ibn Babuye al-$aduq, Kitâb man lâ ya/:ttf.uruhu aljaqfh, éd. al­Musawf al-Harsan, 5é éd., Téhéran, 1390/1970, ch. 72, IV/129-30; id. Kamâl al-dfn wa tamâm al-ni'ma, éd. 'A.A. Gaffiirf, Qumm, 1405/1985, ch. 22, nO l, I/211-13, et ch. 58, nŒ 4-5, II/664; Ibn 'Ayyas al-Gawharf, Muqtatf.ab al-alar, Téhéran, 1346/1927, 51-52. Voir aussi C. Pellat, «Mas'ûdî et l'imâmisme» dans le Shî'isme imâmite», Actes du col­loque de Strasbourg (6-9 Mai 1968), Paris, 1970, surtout pp. 80-81; U. Rubin, «Prophets and progenitors in the early shi'a traditiom>, JSAI, l, 1979, 41-65; Guide divin, 106-108. Les listes et les noms qui les composent varient, parfois assez considérablement, d'une source à l'autre et certains noms restent inidentifiables.

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aura tendance à répondre par l'affirmative30, Mais d'autres traditions semblent venir nuancer les choses, Une première série sont encore d'ordre anthropogonique et viennent atténuer le radicalisme des tradi­tions anthropogoniques que nous avons déjà vues et un certain détermi­nisme qu'elles charrient. Il s'agit des traditions concernant «le Mélange des Deux Argiles» (ihtilat al-tïnatayn): après avoir créés les Bons de l'argile de 'Illiyyin et les Méchants de l'argile de Siggïn, Dieu mélange les deux argiles; c'est pourquoi, ajoutent les traditions, un croyant peut engendrer un impie et un impie engendrer un croyant, ou encore un croyant peut commettre le mal comme un impie peut faire le bien3l . Selon d'autres récits, souvent présentés comme des gloses exégétiques du Coran 7: 1 72 sur le Pacte prétemporel (mïtilq), Dieu prend une poignée de la Terre avec laquelle Il avait créé Adam et y verse de l'Eau douce et agréable et la laisse reposer pendant quarante jours. Ensuite Il y verse de l'Eau salée et saumâtre et la laisse reposer quarante autres jours. Une fois cette Argile devenue pâteuse, Dieu la frotte puissamment et les descen­dants d'Adam surgissent, sous forme de particules (darr, litt. «fourmis»), du côté droit et du côté gauche de l'Argile, donnant ainsi naissance aux «Gens de la Droite» et aux «Gens de la Gauche»32. Tous les croy­ants ne sont donc pas à l'abri du mal, de la faute et donc du Châtiment, la part «siggïnienne» de chacun pouvant entrer en acte à tout moment par manque de conscience. Dans l'autre sens, un impie a la possibi­lité d'actualiser ce qu'il a de bien dans sa nature foncière pour changer sa destinée: grâce à sa part de 'Illiyyin, le voile qui couvre sa conscience peut-être écarté lui permettant ainsi de rejoindre l'autre camp; c'est peut-être l'une des raisons pour lesquelles l'imamisme opte pour une position intermédiaire entre le déterminisme et le libre-arbitre, position

30 Pratiquement toutes les compilations de traditions imamites, pour ne pas dire tous les ouvrages doctrinaux, comportent un ou plusieurs chapitres sur <des vertus des shiites» ou <des vertus d'être shiite»; voir par ex. pour l'époque ancienne al-Barqf, al-Ma~iisin, (kitab lawab al-a'mal), pp. 60-63, nO' 78-87; al-Kulaynf, U~ul, (kitab al­'isra), IV /447 sqq.; id., al-RawrJa, I/49 sqq., 115 sqq., lI/13 sqq., 43 sqq., 215 sqq.; Ibn Babuye a plusieurs ouvrages quasi-monographiques sur le sujet: Tawiib al-a'miil, Téhéran, s.d.; Mu~iidaqa al-iawiin, Téhéran, s.d. (l'introduction de S. Nansf date de 1325s./1946) et surtout $ifiil al-Sf'a + FarJa'il al-ff'a, éd. et trad. persane de I:L Fasahf, Téhéran, 1 342s./ 1963-64.

31 Al-Barqï, al-MaMsin (kitab al-~afwa wa al-nur ... ), chapitre 7, pp. 136-37; al-$afIar, Ba~ii'ir al-darajfiit, section l, ch. 9, nO' 5, 7, 8, 10, pp. 15-17; al-Kulaynf, U~ul (kitab al­fman wa al-kufr, bab Fna al-mu'min wa al-kafir), lII/2-8.

32 Al-$afIar, op. cit., section 2, ch. 7, nO' 2 et 6, pp. 70-71; MuJ:!ammad b. Mas'ud al-'Ayyasf, Tafsir, éd. H. Rasulï MaJ:!allatf, Téhéran, 1380/1960, II/39-40; al-Kulaynï, op. cil., III/lO.

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désignée par l'expression «le Cas d'Entre les Deux Cas» (amr bayna l-amrayn )33.

Par ailleurs, dans certaines autres traditions, une nette distinction est faite entre deux catégories de shiites: «Vous, fidèles des descendants de Mul;1ammad, aurait dit al-Baqir, vous serez nettoyés, effacés comme le kohol s'efface des paupières. Certes, on sait quand on applique le kohol aux yeux mais on ne sait pas quand il va s'effacer. De la même manière, l'homme se lèvera en étant fidèle à notre Cause (amr) et se couchera en l'abandonnant, ou bien il se couchera en étant fidèle et se réveil­lera en négateur»34. Le sixième imam est dit avoir interpelé ses parti­sans dans ces termes: «Par Dieu, vous serez brisés comme du verre (al-zugiig) , mais le verre, traité, redevient ce qu'il était. Par Dieu, vous serez brisés comme de l'argile sèche (aljàl1l1iir) et l'argile, une fois brisée, ne redevient jamais ce qu'elle était. Par Dieu, vous serez sévèrement tamisés, éprouvés et clairement distingués les uns des autres. Par Dieu, vous serez complètement purifiés jusqu'à ce qu'il ne subsiste de vous qu'une minorité»35. Cette idée du tamisage, de la purification, de la mise à l'épreuve desquels ne sort qu'une minorité de shiites revient dans bon nombre de traditions36 . On est loin ici du ton laudatif des Jarfii'il al-sï(a, à moins que l'on considère que la sï(a ne désigne que ce petit nombre de «vrais» shiites37 . Certains haruth-s évoquent même une

33 Cf. par ex. al-Kulaynl, op. cit. (kitab al-tawi).fd, bab al-gabr wa al-qadar wa al-amr bayn al-amrayn), I/215-228; Ibn Babüye, Kitab al-taw~id, éd. H. al-I:Iusaynl al-Tihranl, Téhéran, 1398/1978, ch. 59 (bab al-nafy al-gabr wa al-tafwlçl), 359-64; ch. 60 (bab al­qaçla' wa al-qadar), 364-90 et pour les spéculations sur la tradition la gabr wa la tq.fimtj bal amr bC!)m al-amrayn, pp. 47, 69, 96, 143, 337-40, 344, 381-83, 407, 413; contre les Gabriyya et les Tafwlçliyya, pp. 181 et 382.

34 Mui).ammad b. Humam al-Iskafi, Kitab al-tam~Ïf, Qumm, s.d. (vers 1995), p. 37; Al­Nu'manl, Kitab al-gayba, éd. 'A.A. GafIarl avec trad. persane de M.G. GafIarl, Téhéran, 1363 s./1985, chapitre 12, nO 12, p. 301.

35 Al-Iskafi, op. cit., 43; al-Nu'manl, op. cit., nO 13,301-2. «Le verre» (al-zugag), matière transparent et noble, désigne bien entendu les «vrais fidèles}); <<l'argile sèche}) (al-Jaflfltir), matière sombre et vile, symbolise les shiites «nominaux» et mous dans leur foi. La tra­dition cache peut-être également un jeu de mots: la racine zee évoque l'idée d'effort et de persévérance et la racine FHR, l'idée d'orgueil et de vanité.

36 Cf. par ex. al-Kulaynl, U~ül (kitab al-i).ugga, bab al-tami).f~ wa al-imtii).an), III 194-99; al-Nu'manf, op. cit., tout le chapitre 12, pp. 294-310; Guide divin, 285-86. D'une manière générale voir la compilation monographique d'al-Iskan, Kitab al-tam~Ïf (déjà mentionné).

37 Il est vrai que les contextes doctrinaux, et certainement historiques, des Jatja'il al­s'l'a et les traditions concernant la mise en épreuve des imamites semblent différents. Les premiers me paraissent plus anciens; on y décèle en effet un ton <<prosélytiste» qui caractérise normalement les débuts d'un mouvement religieux. Les secondes, quant à elles, ont souvent un contexte eschatologique: les <<vrais fidèles)} sont ceux qui restent

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hostilité entre les deux groupes: « ... Certains d'entre vous cracheront aux visages d'autres, certains d'entre vous maudiront certains autres, certains traiteront les autres de menteurs ... », aurait encore dit le même sixième imam38. Ceux qui échouent dans l'épreuve sont les shiites qui n'ajoutent pas foi en la totalité des enseignements des imams, qui en gar­dent une partie et rejettent l'autre. Le fidèle «tamisé», celui qui sort vain­queur de l'épreuve, est certainement celui que le hadîth shiite appelle très fréquemment par l'expression consacrée «le fidèle dont le coeur est éprouvé par Dieu pour la foi» (al-mu'min imtaiJ-ana lliih qalbahu li l-ïmiln). Une tradition reprise par plusieurs imams le dit clairement: «Notre Enseignement (~adït.unil) est difficile (~a'b), particulièrement ardu (mus~'ab); il ne peut être supporté que par un prophète envoyé (nabï mursal), un ange de la Proximité (malak muqarrab) ou un croyant fidèle dont le coeur a été éprouvé par Dieu pour la foi»39. Certains aspects particulière­ment ardus, difficilement supportables de l'Enseignement sont soulignés par des qualificatifs tels que «redoutable» (hqyyüb), «effrayant» (da"ür), «accablant» (t.aqïl) , «exaspérant» (haSin) , «déchirant» (mah.füf) , <<voilé» (mastürlmuqanna'), etc.40 • «Notre doctrine (litt. "notre Cause", amrunil) est un Secret (sirr), un Secret contenu dans un Secret, un Secret rendu secret (mustasirr), un Secret au sujet d'un Secret»41. «Notre Enseignement fait crisper le coeur des hommes (tafma'izz;u minhu qulübu l-rigill) , aurait dit al-Baqir. A celui qui y ajoute foi dites-en davantage et laissez celui qui le nie car inévitable est l'avènement de l'épreuve (fitna) où tomberont ami et allié (bitilna wa walïga)42 jusqu'à ce qu'il ne reste que nous <les

fermes dans leur foi en l'imam caché et le Retour de ce dernier. L'épreuve est juste­ment l'Occultation de l'imam pendant laquelle les vrais shi'ites se distinguent des faux. Mais même dans ce contexte particulier, il n'en reste pas moins qu'une distinction est faite entre deux catégories de shütes. Dailleurs, d'autres traditions, qui ne semblent avoir aucune portée eschatologique, évoquent également l'existence de ces deux catégories distinctes, les <<vrais» ne constituant qu'une toute petite minorité: «La <vraie> fidèle (mu'mina) est plus rare que le <vrai> fidèle (mu'min) et celui-ci plus rare que le Soufre Rouge (al-kibnt al-aI;mar»>; «Les gens ne sont tous que des bêtes (bahii'im) sauf une poignée de fidèles (illa qalïl min al-mu'minfn) et le <vrai> fidèle est un étranger (itanb»>; «La sim­ple profession de notre Amour (walaya) ne fait pas d'un homme un fidèle, mais ceux qui la professent diminuent seulement la solitude de nos fidèles»; dans une autre tra­dition, l'imam Ga'far dit allusivement que le nombre de ses véritables shütes ne dépasse pas deux dizaines; voir al-Kulaynf, op. cit. (kitab al-fman wa al-kufr, bab qilla 'adad al­mu'minfn), III/339-42.

38 Al-Iskafi, Kitab al-tam/:tf~, 54; al-Nu'manf, Kitab al-gayba, ch. 12, nO 10, p. 300. 39 Cf. par ex. al-$afIar, B~a'ir al-daraf,at, section l, ch. II et 12, pp. 20-28; al-Kulaynf,

op. cit. (kitab al-l.lUgga, bab fima ga'a anna l)adrtahum ~a'b musta~'ab), 11/253-57. 40 Al-$affiir, op. cit., pp. 21-25. 41 Ibid., pp. 28-29. 42 Bi{ana et walïga font également partie du lexique tribal. Bi{ana est le membre d'une

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imams> et nos fidèles (Sï'atuna)>>43. 'AlI (m. 40/661) est dit avoir déclaré: «Notre Enseignement est difficile, particulièrement ardu, exaspérant, déchirant. Offrez-en aux gens une petite quantité (fa'nbad,ü ila l-nas nubd,an). A celui qui le reconnaît dites-en davantage et évitez à en dire plus à celui qui le renie car ne supportent cet Enseignement qu'un ange de la Proximité, un prophète envoyé et un croyant fidèle dont le coeur a été éprouvé par Dieu pour la foi»44. Ce «croyant fidèle au coeur éprouvé» désigne l'initié à l'enseignement secret de l'imam. Ce point est explicité dans un hadîth, remontant au quatrième imam 'AlI b. al-I:Iusayn (m. 92 ou 95/711 ou 714), concernant le rapport entre Salman ai-Farisi et Abü Darr al-GifàrI, deux des «Piliers» (arkan) du shiisme. Le premier est l'archétype du fidèle-initié ayant accès aux arcanes de l'enseignement secret, le second celui du fidèle ascète et pieux ne connaissant que l'exotérique de l'enseignement: «une fois on discutait au sujet du devoir de la garde du secret (al-taqiyya)45 en pré­sence de <l'imam> 'AlI b. al-I:Iusayn qui dit: "Par Dieu, si Abü Darr connaissait ce qui était dans le coeur de Salman, il l'aurait tué et ce bien que le Prophète ait établi le pacte de fraternité entre eux deux (wa laqad alla rasülu llah ba;ynahuma; i.e. malgré ce pacte, Salman ne révé­lait pas les secrets à Abü Darr); alors que penser des autres? Sachez que la Science secrète du Sage initiateur ('ilm al-'alim; cf. ci-dessus note 12 et le texte afférent) est difficile, particulièrement ardue et ne peu­vent la supporter qu'un prophète envoyé, un ange de la Proximité ou un croyant fidèle dont le coeur a été éprouvé par Dieu pour la foi. Salman était devenu un initié (~ara salman min al-'ulama'), c'est pourquoi il faisait partie de nous, les Gens de la Maison <du Prophète> et d'où son origine qui remonte à nous"»46. Les «vrais» shiites semblent être

tribu (le terme signifie en même temps «ami intime» et «coeur, intérieur d'une chose»), alors que walfga est un étranger attaché, par alliance, à une tribu.

43 Al-~affiir, op. cit., p. 23, nO 14. 44 Ibid., p. 21, nO 5. 45 Sur la taqiJya voir 1. Goldziher, «Das prinzip der Takija in Islam», <:pMG, 60,

1906 (= Gesammelte Schriflen, éd. J. Desomogyi, V/59-72); K.M. al-Sayb!, «al-Taqiyya u~üluha wa tatawwuruha», Rev. Fac. Lettres d'Univ. d'Alexandrie, 16, 1962; E. Meyer, <<Anlass und Anwendungsbereich der taqiyya», Der Islam, 57, 1980; E. Kohlberg, <<Taqiyya in Shi'i Theology and Religion» dans H.G. Kippenberg et G.G. Stroumsa (eds.), Secrecy and Concealment. Studies in the History qf Mediterranean and Near Eastern Religions, Leiden 1995 (étude complétant magistralement celle, antérieure, du même savant, «Sorne Imam! Shl'i Views on taqiJya», ]AOS, 95, 1975 = Beliif and Law, partie III); Guide divin, s.v.

46 Al-~affiir, op. cit., p. 25, nO 21. Sur le plan de la pratique spirituelle, l'expression «l'épreuve du coeur pour la foi» semble désigner la «technique» de la vision par (ou «dans») le coeur» (al-ru'ya bi l-qalb) qui consisterait à visualiser la réalité de l'Imam, sous

L'EXÉGÈSE lMAMlTE ANCIENNE 207

donc les shiites initiés; ce sont eux qui, contrairement aux shiites non­initiés, procèdent des imams et font partie d'eux. La notion du «Mé­lange des Argiles» permet même de dire qu'un non-shiite, découvrant la waliiya et initié aux sciences divines, gagne le statut de <<vrai shiite». Sa nature céleste aura réussi dans ce cas à vaincre sa nature infernale. Le «Cas d'Entre les Deux Cas» (amr bayna l-amrayn) imamite, que nous avons vu plus haut, entre le déterminisme et le libre-arbitre implique dans ce contexte que ce n'est pas l'origine de l'individu qui détermine sa destinée mais c'est sa destinée effective qui, a posteriori, prouve son origine. Ce sont donc ces <<vrais shiites» qui constituent la seconde caté­gorie de notre division tripartite.

Enfin quelques remarques au sujet de la troisième catégorie. Il s'agit, on l'a vu, des «Ennemis», des forces de la contre-initiation, des sub­humains ou des monstres sataniques à l'apparence humaine. Dans ce contexte, les données imamites au sujet de la notion de «métamor­phose» (mash) trouvent un nouvel éclairage. Dans le corpus ancien des traditions duodécimaines, le mash en tant que réincarnation avilissante dans une forme animale est attesté à plusieurs reprises47 • Les êtres ainsi

forme de lumière, dans le centre subtil du coeur (cf. Guide divin, pp. 112-45 aussi R. Gramlich, Die schiitischen De:rwischorden Persiens, Zweiter Teil, Glaube und Lehre, Wiesbaden, 1976, p. 207 et note 1073, pp. 247-50). D'ailleurs dans certaines traditions, <<le fidèle au coeur éprouvé» (mis aux côtés du (<prophète envoyé» et de (<l'ange de la Proximité») est remplacé par des expressions telles que <<les poitrines illuminées» (~dür munfra), <<les coeurs sains» (qulüb salfma) ou encore <<la cité fortifiée» (madfna ~~fna) définie comme étant une métaphore du «coeur/esprit concentré» (qalb mugtama'); cf. al-1:;affiï.r, op. cit., p. 25, nO 20 et p. 21, nO 3; pour la définition de madfna ~~fna, voir Ibn Babiiye, al­Amalf (= al-Magalis), éd. et trad. persane de M.B. Kamare'ï, Téhéran, 1404/1984, «maglis 1», nO 6, p. 4; id., Ma'anf al-aflbar, éd. 'A.A. Gaff"an, Téhéran, 1379/1959, p. 189. Par ailleurs, d'autres traditions soulignent l'égalité du rang sotériologique du fidèle éprouvé et celui des prophètes et des imams: «Le Sage initiateur (i.e. l'imam) et le disciple initié seront pareillement récompensés. Le Jour de la Résurrection, ils s'avanceront ensemble, serrés l'un contre l'autre, comme deux chevaux de course» (anna al-'alim wa al-muta'allim.fi al-agr siwa' ya'tiyan yawm al-qiyama ka-jarasay rihiin yazd~iman); al-1:;affiï.r, op. cit., section 1, ch. 2, nO l, p. 3. La longue tradition des 75 Armées du 'aql se termine ainsi: « ••• Et la totalité de ces (75) Qualités qui forment les Armées de la hiéro-intelligence n'est réunie que chez un prophète, un légataire (w~yy, i.e. l'imam) ou un fidèle dont le coeur a été éprouvé par Dieu pour la foi. . . qui ne cesse de se parfaire et de se purifier des Armées de l'ignorance jusqu'à ce qu'il atteigne le Degré Suprême (al-daraga al-'utya) qu'occupent les prophètes et les légataires ... » (voir les sources indiquées ci-dessus à la note 5).

47 Par ex. al-1:;aff"ar, op. cit., section 7, ch. 16, pp. 353-54; al-Kulaynr, al-Rawr!a, 1/285 et II/37-38; Ibn Babiiye, 'Uyün aflbar al-Rirf,a, éd. M.I;I. Lagevardr, Téhéran, 1378/1958, I/ch. 27, p. 271; al-Nu'manï, K al-gayba, p. 387. Le thème est plus amplement développé dans la littérature des shiites dits batinites comme par ex. dans le corpus attribué à

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métamorphosés sont appelés musi1l1. Or, ceux-ci sont, dans beaucoup de cas, les adversaires historiques des shiites nommément désignés: un crapaud (wazag) prend la défense de 'Utman, le troisième calife; il s'agit très probablement d'une réincarnation de celui-ci48, l'omeyyade 'Abd al-Malik b. Marwan se change en crapaud lui aussi après sa mort49,

Ga 'far touche les yeux de son disciple intime Abü Ba~lr et le rend capable de voir la vraie nature de la grande majorité (i.e. les non­shiites) des pèlerins de la Mekke: des singes (qirada) et des porcs (l1aniizïrj5°. Les musi1l1, et d'une façon générale la troisième catégorie de gens, sont les «adversaires», pour revenir à la théorie shiite des rlidd-s, la progéniture de Caïn qui s'oppose à celle d'AbePI. Vu sous cet angle, on peut penser qu'il s'agit de monstres démoniaques qui prennent, pen­dant leur vie, une apparence humaine et reviennent, à la mort, à leur véritable nature.

Gabir b. I:Iayyan où l'on voit apparaître toute une série de termes désignant plusieurs sortes de réincarnation (souvent avilissante): nash (réincarnation en une autre forme humaine), mash (réincarnation en une forme animale), jash (vers une forme végétale), rash (vers une forme minérale) (cf. The Arabie Work rfJâbir b. f:layyân, éd. EJ. Holmyard, Paris, 1928, "kitab al-bayam>, p. II; Muhtar rasa'il Gabir b. f:layyan, éd. P. Kraus, Paris­Le Caire, 1935, «K. al-istimai», pp. 549-50; Zeitschrifi for Geschichte des arabisch-islamischen Wissenschqften, textes arabes éd. M.'A. Abu Rfda, 1, 1984, «K. al-ma'rifa», p. 57). Le thème de mash occupe également de nombreux chapitres du Kitab al-htifi (un des écrits sacrés des Nu~ayris et certains isma'fliens), éd. M. Galib (sous le titre de al-Htifi al-sanj; 3é éd. Beyrouth, 1980) et éd. 'A. Tamer et A. Khalifé (sous le titre de al-Htifi wa al­a;:illa; 2de éd., Beyrouth, 1970). Voir aussi Shahrastânî, Livre des religions et des sectes, vol. 1, trad. D. Gimaret et G. Monnot, Louvain, 1986, p. 512 et note 40 de D. Gimaret qui signale des discussions à ce sujet chez al-Bfrunf, al-'ÏiF ou encore Ibn al-tlatfb; d'une façon générale voir G. Monnot, «La transmigration et l'immortalité» dans id., Islam et religions, Paris, 1986, partie XII.

48 AI-~affiir, op. cit., section 7, ch. 16, n"' 1 et 2, pp. 353-54; al-Kulaynf, al-Rawqa, II/37.

49 AI-Kulaynf, op. cit., II/38. 50 AI-~affiir, op. cit., section 6, ch. 3, nO 4, pp. 270-71; sur les disciples de Ga'far por­

tant la kuaya d'Abu Ba~fr, voir Guide divin, note 182, pp. 86-87. Sur la réaction sunnite à l'égard du mash shiite voir par ex. Ibn al-Gawzf, Tadkira ulï l-ba~a'ir .fi ma'rija al-kaba'ir, ms. Princeton, Garrett 1896, fols. 176 sqq. (cité par E. Kohlberg «Sorne Imâmî Shî'î Views on the $abâba», p. 171) ou encore Ibn 'Arabf, al-Futübiit al-makkiyya, éd. de Bulaq, 1329/1911, 11/8; id., Mubiiqara al-abrar, Beyrouth, 1968, 1/418.

51 Selon I:Iaydar al-Arnulf, al-Kas"'ülfi ma gara 'ala al al-rasül, Nagaf, 1372/1953, p. 30 (selon H. Corbin, il faut distinguer cet auteur de celui, homonyme et contemporain, du Gami' al-asrar; cf. son introduction à l'édition, faite avec O. Yahia, de ce dernier ouvrage, Téhéran-Paris, 1969, p. 46). Pour d'autres exemples de qidd selon les shiites, voir aussi al-As'arf, Maqalat al-islamryyin, éd. H. Ritter, 2de éd., Wiesbaden, 1963, pp. 11 sqq.; Abu Ga'far al-Tusf, Kitab al-gayba, Nagaf, 1385/1965, 250 sq.; Ibn Katfr, al-Bidaya wa al-nihaya, Le Caire, 14 vol., 1932-39, VIII/49; 'Alf b. MuJ:!ammad al-Gurganf, Kitab al­ta'njat (Livre des Dqinitions), trad. M. Gloton, Téhéran, 1994, p. 412, nO 1692.

L'EXÉGÈSE IMAMITE ANCIENNE 209

Mise en parallèle avec une série de traditions concernant les rap­ports ontologiques entre Dieu et l'Imam, la division anthropologique tripartite trouve également une dimension théologique. J'ai analysé ailleurs ces traditions qui posent clairement les fondements imamolo­giques de la théologie imamite52 . Je n'en offrirais ici qu'un bref aperçu pour en dégager la connexion avec l'anthropologie mystique.

L'Etre divin comprend deux plans ontologiques: celui de l'Essence (dal) , inconnaissable, inimaginable, inintelligible, qui ne peut être ap­préhendé que par une théologie apophatique, négative53 et celui des Noms et des Attributs (al-asma' wa l-fital) grâce auxquels les créatures en général et les hommes en particulier peuvent accéder à ce qui est conaissable en Dieu. C'est le domaine de la théologie théophanique, car en effet les Noms et les Attributs, révélés par les Plus Beaux Noms de Dieu (al-asma' al-busna), possèdent des Lieux de manifestation (ma;::,har/ magla) qui sont autant d'Organes qui permettent la relation entre Dieu et les créatures54• Or, ces Organes de Dieu ne sont que les différents aspects de l'Imam cosmique, l'Homme Parfait archétypique dont les imams terrestres sont, à leur tour, la manifestation sur le plan sensible. Nombreuses sont en effet les traditions où les imams ne cessent de répéter que: «Nous sommes l'Oeil ('cryn) de Dieu, nous sommes la Main (yad) de Dieu, nous sommes la Face (wagh) de Dieu, nous sommes Son Côté (ganb), Son Coeur (qalb), Sa Langue (lisan), Son Oreille (udn)>> , etc. 55. Le Plan de l'Essence constitue le Deus Abscondilus alors que celui des Noms-Attributs-Organes constitue le Deus Reve/alus qu'est l'Imam. Commentant le Coran 7:180 (<<Dieu possède les Plus Beaux Noms, invoquez-Le par ces Noms»), le sixième imam, Ga'far al-~adiq, est dit avoir déclaré: «Par Dieu, nous sommes les Plus Beaux Noms; aucun

52 Cf. Guide divin, pp. 75 sqq., 114 sqq.; "Aspects de l'imâmologie duodécimaine 1: remarques sur la divinité de l'Imâm» (cf ci-dessus note (*)).

5:1 Voir par ex. al-Kulaynf, U~iil, I/109 sqq.; 140 sqq, 169 sqq.; Ibn Babüye, Kitab al-tawMd, chapitres 2, 6 et 7; id., 'Uyiin aflbar al-Riç/a, ch. II; id., al-H~al, pp. 2 sqq.; Guide divin, 114-15; «Remarques sur la divinité de l'Imâm», 199.

51 Al-Kulaynf, ibid., 11143; Ibn Babüye, K al-taw~fd, ch. II, p. 139 sqq.; voir aussi H. Corbin, Le paradoxe du monothéisme, Paris, 1981, surtout la première partie et égaie­ment id., En Islam iranien, index, s.v. «tanzîh» ou encore «théophanies»; Guide divin, pp. 115-16; «Remarques sur la divinité de l'Imâm>>, p. 200.

55 Il s'agit bien entendu de l'Imam ontologique, l'Homme cosmique, dont l'imam terrestre est le lieu de manifestation sur le plan sensible. Sur les «Organes» de Dieu et la théologie de la théophanie (tagallf) comme «l'antidote» des théologies «assimilation­niste» (tasbfh) et «agnostique» (ta'tfl), voir par ex. al-~afîar, Ba~a'ir, section 2, ch. 3 et 4, pp. 61-66; al-Kulaynf, U~iil, I/196 sqq. et 283 sqq.; Ibn Babüye, K al-tawMd, ch. 12, 22 et 24; id., 'Uyiin aflbar al-Riç/a, pp. 114- 1 6 et 149-53; id., Kamal al-dfn, ch. 22, I/231 sqq.; Guide divin, 116-17; «Remarques ... »,200-201.

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acte des serviteurs n'est agréé s'il n'est pas accompagné par la connais­sance de nous»56. Dans cette division Essence/Noms-Organes, on décèle clairement une transposition au niveau divin du couple omniprésent bil!Ïn/ ~ilhir. L'ésotérique, l'aspect caché, non manifeste de Dieu serait ainsi Son Essence, à jamais inaccessible. Ses Organes, véhicules théo­phaniques de Ses Noms, constitueraient Son exotérique, Son aspect révélé. L'Imam, le véritable Dieu révélé, est donc l'exotérique de Dieu et la connaissance de sa réalité équivaut à la connaissance de ce qui peut être connu en Dieu. Nombreuses sont aussi les traditions remon­tant à plusieurs imams où il est dit: «Celui qui nous connaît connaît Dieu et celui qui nous méconnaît, méconnaît Dieu»57, «C'est grâce à nous que Dieu est connu et grâce à nous qu'Il est adoré»58, «Sans Dieu nous ne serions pas connus et sans nous Dieu ne serait pas connu»59.

Par ailleurs, des récits cosmo-anthropogoniques disent explicitement que l'Imam, ou les Impeccables en général, sont issus de la Lumière­même de Dieu. Bien avant la création du monde physique, Dieu fit jaillir de Sa propre Lumière un rayon lumineux duquel Il fit procéder un second rayon: le premier était la Lumière de MuJ:tammad, celle de la prophétie (nubuwwa), de l'exotérique; le second était la Lumière de 'Alï, celle de l'imamat ou de la walilya, de l'ésotérique. «Deux mille ans avant la création, Mul).ammad et 'Alï étaient une Lumière en face de Dieu, Lumière formée d'un tronc principal d'où partait un rayon resplendissant. Dieu dit alors: "Voici une Lumière <tirée> de Ma pro­pre Lumière; son tronc est la prophétie et sa branche l'imamat. La prophétie revient à Mul).ammad, Mon serviteur et messager et l'ima­mat revient à 'Alï, Ma preuve et Mon ami. Sans eux, Je n'aurais rien créé de Ma création" ... C'est pourquoi 'Alï répétait toujours: 'Je proviens de Mul).ammad comme une clarté provenant d'une autre ... "»60. De même Mul).ammad ne cessait de répéter qu'il a été créé avec 'Alï, des milliers d'années avant la création du monde, d'une même et unique Lumière61 . D'autres récits relatent que cette Lumière primordiale, tirée

56 Al-'Ayyas!, T qfsir, II/42, n° 119; al-Kulaynf, ibid., 1/196. 57 Al-~afîar, op. cit., section l, ch. 3, p. 6; Ibn Babüye, Kamiil al-din, ch. 24, nO 7,

p. 261; Nahg al-baliiga (attribué à 'Alf et compilé par al-sarïf al-Ra<;lf), éd. et trad. per­sane de 'A.N. Fay<;l al-islam, Téhéran, 4é éd., 135Is./1972, p. 470.

58 Ibn Babüye, K al-taw~ïd, ch. 12, nO 9, p. 152. 59 Ibid., ch. 41, nO 10, p. 290; voir aussi «Remarques ... », p. 201. 60 Ibn Babüye, 'Ital al-Sarii'i', ch. 139, p. 174 (voir aussi ibid., ch. Ill, 131 sqq.). 61 Id., al-Amiili, «maglis» 41, nO 10, p. 236; Yai).ya Ibn al-Bitriq, al-'Umda.fi '19'ün

W;.ii~ al-a!J.biir, s.1., s.d., pp. 44-45; id., H~ii'~ w~y al-mubïn.fi maniiqib amïr al-mu'minïn, s.l., s.d., pp. 37-38 et 109-10; Guide divin, p. 76.

L'EXÉGÈSE lMAMITE ANCIENNE 211

de celle de Dieu, était la Lumière des Gens de la Maison, les «cinq du Manteau» (ahl al-kisii' i.e. Mul,J.ammad, 'AH, Fatima, al-I:Iasan et al­I:Iusayn, et dans ce cas on nous dit comment les noms de ces derniers sont tirés des Noms de Dieu) ou bien encore celle des Quatorze Impec­cables62 • Ici encore, les Impeccables, dont l'ensemble symbolise l'Imam cosmique archétypique, font partie intégrante de Dieu et manifestent, par leur Lumière, celle, ineffable, de Dieu.

Parallèlement nous avons vu que le vrai croyant-fidèle fait partie de l'imam. L'esprit et le coeur (siège de l'esprit) de celui-ci provient d'une argile se trouvant au-dessus de 'llliyyin; le corps du fidèle provient d'une autre se trouvant en-dessous de 'Illiyyin; mais le corps de l'imam et l'esprit - coeur du fidèle sont consubstantiels puisque formés de la même argile de 'llliyyin (tout comme le corps de l'Ennemi et l'esprit/coeur de ses partisans sont faits de la même substance de Sijfj,ïn; cf. supra). L'imam reste donc toujours ontologiquement supérieur à son fidèle mais présent, «organiquement» pourrait-on dire, au coeur de ce dernier, il en constitue le véritable biitin. L'imam est le coeur et l'esprit de son ini­tié. Il est le contenu caché de la vie intérieure et de la quête spirituelle de son vrai fidèle. Etant en même temps l'exotérique de Dieu, ce qui est révélable en Dieu, le Deus Revelatus, il fait participer ce dernier à l'Etre divin. En connaissant son coeur, c'est-à-dire son véritable Soi, le vrai fidèle accède à la connaissance de la réalité de l'imam qui équiv­aut, on l'a vu, à la connaissance du Dieu révélé et prend ainsi pleine­ment conscience de sa propre part divine. Le coeur du vrai fidèle de la waliiya est le siège, voire même est tout simplement, la Face de Dieu qu'est l'Imam. D'ailleurs aucun mystique ou théosophe shiite n'a man­qué d'interpréter le célèbre hadîth «Celui qui se connaît connaît son Seigneur» dans ce sens63 .

62 Ibn Babüye, 'flal al-sara'i', ch. 116, pp. 135 sqq.; id., Kamal al-dïn, ch. 31, p. 319; al-Hazzaz al-Razl, Kifaya al-atar, Téhéran, 1305/1888, llO-II; Ibn al-Bitr1q, al-'Umda, 120; id., HllJa'~, 145; al-I:Iurr al-'Arnilf, al-Jawahir al-saniyyafi al-a&adit al-qudsiyya, Bagdad, 1964, pp. 233, 278, 304 sqq.; Guide divin, 77-78. Sur la Lumière muJ:tammadienne dans le shiisme ancien voir l'excellent article de U. Rubin, «Pre-existence and light. Aspects of the concept of Nür MuJ:tammad», Israel Oriental Studies, 5, 1975 et Guide divin, 75-112.

63 Les exemples sont innombrables; contentons-nous de quelques-uns particulièrement représentatifs: I:Iaydar Amulf, Gami' al-asrar, éd. H. Corbin et O. Yahia, Téhéran-Paris, 1969, pp. 270, 307 sqq., 315, 464; id. dans le même volume, Risala naqd al-nuqild fi ma'rijà al-wugild, p. 675. Abü al-I:Iasan Sarff al-I?fahanf, Trifsïr mir'at al-anwar, éd. litho., s.l. (Iran), s.d., toute la partie introductive; Mulla ~adra Sfrazf, Kitab al-masa'ir, éd. H. Corbin, Téhéran-Paris, 1964, pp. 186 sqq.; Sar& al-Uiill min al-Kafï, litho., Téhéran, 1283/1865, 475 sqq. MuJ:tammad Karfm Han KermanI, Tarïq al-nagat, Kerman, 1344s./1966, 103 sqq. Sultan 'Alf Sah GonabadI, Bifara al-mu'minïn, Téhéran, 1337s./1959,

212 MOHAMMAD ALI AMIR-MOEZZI

L'appartenance de l'imam et de son fidèle initié à l'Etre divin est également illustrée par le symbole que l'on peut appeler «l'Arbre de la walaya». Venant en commentaire du Coran 14:24-25 (<< ••• Un bon Arbre dont la racine est ferme et la ramure dans le ciel! qui donne ses nourritures dans chaque saison par permission de son Seigneur»), une tradition remontant au cinquième imam dit: «La racine de l'Arbre c'est Mul;1ammad, sa ramure c'est 'Alr, ses branches les imams, ses fruits la Science initiatique, ses feuilles les fidèles ... »64. D'autres, remontant au sixième imam, semblent plus audacieuses puisqu'elles suppriment Mul;1ammad en le remplaçant par Dieu: «Dieu est la racine de l'Arbre, 'Alr sa ramure, les imams de sa descendance ses branches, leur Science ses fruits, les fidèles ses feuilles ... »65.

Les deux premières catégories de gens de notre division tripartite sont donc des êtres divins. Ils obéissent à l'Ordre de Dieu et réalisent l'Oeuvre de Dieu sur terre parce qu'ils participent à l'Etre divin, grâce à l'Amour (walaya) et à la Science initiatique (Cilm). C'est cela même qui les fait humains. Seuls les Gens de Dieu méritent d'être appelés hommes, les autres, les Ennemis, les forces de la violence et de l'igno­rance, ne sont que des monstres d'apparence humaine.

Il me semble utile de terminer mon propos avec un hadîth remo­nant à 'Alr, hadîth qui, me semble-t-il, résume et synthétise bon nombre de points discutés ici. La tradition le présente comme faisant partie d'un entretien entre le premier imam et son disciple intime Kumayl b.

ch. 6; id., Waliiyat Niimeh, 2de éd., Téhéran, 1385/1965, Il sq., 18 sqq., 171 sqq., 258 sqq. Voir également H. Corbin, En Islam iranien, index, s.v. «Soi»; id., Face de Dieu, Face de l'Homme, Paris, 1983, 237-310. Pour les développements de cette conception chez les auteurs isma'ïliens, voir id., «Epiphanie divine et naissance spirituelle dans la gnose ismaélienne», Eranos Jahrbuch, 23, 1955, en part. pp. 213 sq. et 241-42; id., Trilogie ismaélienne, Téhéran-Paris, 1961, index, s.v. «connaissance de soi». Tous nos auteurs in­sistent que la connaissance ou la contemplation de soi, donnant accès à la connais­sance et la contemplation de la Face de Dieu qu'est l'Imam, se fonde sur l'Amour de l'imam (waliiya/ma~abba/ ~ubb). Chez beaucoup d'entre eux, la mise en pratique de cette conception est expliquée par la «technique» de la <<vision par le coeur» (cf. ci-dessus note 46).

64 AI-~affiir, B~ii'ir, section 2, ch. 2, pp. 58-59 (plusieurs traditions avec des vari­antes; dans certaines, Fatima est ajoutée en tant que «semence» ~ 'unfur ~ de l'Arbre; dans d'autres, la Science est supprimée au profit des imams qui sont, à la fois, les branches et les fruits de l'Arbre, etc.).

65 Ibid., pp. 59-60 (ici encore il y a des variantes: la racine, ce sont les imams et la ramure c'est la waliiya de tous ceux qui y cherchent refuge; Dieu est la racine, 'Alf la semence ~ ou bien le sommet, d.am~, Fatima la ramure, les imams les branches et les fidèles les feuilles, etc.). Cf. aussi 'Alï b. Ibrahïm al-Qummï, T afsir, I/398-99; Furat al­Kün, Tafsir, 219-20; al-'Ayyasï, Tafsir, II1224; Hasim b. Sulayman al-BaJ:!ranï, al-Burhiin Jf tafsir al-Qur'iin, Téhéran, s.d., II/311.

L'EXÉGÈSE lMAMITE ANCIENNE 213

Ziyad al-Naha'f66: «Kumayl! Retiens bien ce que je vais te dire. Les gens sont de trois catégories: le sage initiateur divin ('alim rabban'i), le disciple initié <cheminant> sur le sentier de la délivrance (muta'allim cala saMI nagat) et de stupides êtres vils (hamag - voir ci-dessus-ra'aC)

obéissant à n'importe quel appel, se dévoyant par n'importe quel vent. Ceux-là ne sont point éclairés par la lumière de la Science (Cilm) et ne s'appuient sur aucun ferme pilier. Kumayl! La Science a plus de prix que les biens matériels (mal); c'est la Science qui veille sur toi, tandis que toi, tu veilles sur les biens matériels. La richesse, on la diminue en la dépensant, alors que la Science, on l'accroît en la prodiguant ... Le trésor des biens matériels périt tandis que les sages sont des vivants, d'une vie qui permane avec les siècles des siècles (hum a!:zya' wa l-'ulama' baqün ma baqiya l-dahr). Leurs personnes physiques disparaissent mais d'autres, qui leur ressemblent en leur coeur, prennent leur place (ayanuhum mofqüda wa amtaluhum fi l-qulüb mawgüda)>>. Et l'imam, d'un geste de la main désignant sa propre poitrine, poursuit: «Il y a ici Science surabon­dante. Si seulement je trouvais des hommes <assez forts> pour la porter! Certes, il m'arrive de rencontrer quelque esprit subtil, mais je ne puis lui donner ma confiance, car il fait de la religion un moyen qu'il met au service des intérêts de ce monde, utilisant les Preuves de Dieu (~ugag Allah; i.e. les imams) et les bienfaits de Dieu pour dominer les faibles. Ou bien il m'arrive de rencontrer quelque esprit docile à l'égard des sages, mais qui, dépourvu de vision intérieure (b~ïra), ne perçoit pas l'immensité de la Science et tombe dans le doute à la première difficulté qui se présente. Eh bien non! Ni l'un ni l'autre <ne sont dignes de ma confiance ni de ma Science> ... Faut-il alors que la Science initiatique meurt lorsque meurent ceux qui en sont les supports? Eh bien non! Jamais la terre n'est vide d'un résurrecteur (qa'im) qui, répondant pour Dieu, assume le maintien de Ses témoignages, qu'il le fasse à décou­vert et sans voile ou qu'il demeure caché et totalement inconnu. C'est grâce à de tels hommes que les témoignages divins et <la compréhen­sion de> leurs sens ne sont pas anéantis. Combien sont-ils? Où sont­ils? Leur nombre est infime mais leur rang est sublime. C'est par eux

66 Je mets ici à contribution la belle traduction de H. Corbin (En Islam iranien, 1/113-14) en la modfiant de temps à autre pour rester plus près du texte original et du lexique technique imamite ancien. D'autres difIerences avec le texte de Corbin proviennent du fait qu'il traduit à partir de la version du Nahg al-balaga (compilé par al-sarïf al-Raçlï, m. 406/1016) et moi, à partir de celle rapportée par Ibn Babüye (m. 381/ 991-2) qui semble plus ancienne, au moins de quelques décennies (sur ces sources voir la note suivante).

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que Dieu conserve Ses témoignages jusqu'à ce qu'ils les transmettent à leurs émules et en confient la semence au coeur de ceux qui leur ressem­blent. Pour eux la Science se montre d'un seul coup (haf,ama bihim al­Cilm) pour leur montrer la réalité des choses. Ils mettent en oeuvre la joie de la certitude et trouvent facile ce que trouvent ardu les amollis; ils sont familiers avec ce qui effarouche les ignorants. Ils sont en com­pagnie de ce monde avec des corps dont les esprits <qui les animent> restent suspendus à la Demeure Suprême (muCallaqa bi l-ma~alli l-aCla). Kumayl! Ceux-là sont les vicaires de Dieu, ceux qui appellent à Sa religion. Ah! quel ardent désir j'aurais de les voir!»67.

Mohammad Ali AMIR-MoEZZI

67 Cf. Ibn Babüye, Kamiil al-dln, ch. 26, nO 2, p. 290; id., al-Hifiil, pp. 186-87; Nahg al-baliiga, pp. 1155-58; aussi al-Maglisf, BiMr al-anwiir, Téhéran-Qumm, 110 tomes en 90 vol., 1376-92/1956-72, I1186. On retrouve également la division tripartite de l'hu­manité dans le corpus gabirien, cf. 17ze Arabic Works rif Jâbir b. Jjqyyân, éd. Holmyard (réf. ci-dessus note 47), «Kitab al-bayam>, p. 7 sqq.; Muhtiir rasii'il Giibir b. Jjqyyiin, éd. P. Kraus (réf. ci-dessus note 47), «Kitab al-bal).t», pp. 502-3 (version légèrement différente de l'entretien de 'Alf avec Kumayl); voir ausi P. Lory, Alchimie et mystique en terre d'islam, Paris-Lagrasse, 1989, pp. 51 et 107.