21
Document généré le 25 nov. 2018 10:04 Philosophiques Signification et états mentaux : à propos de l’« antireprésentationnalisme » de Wittgenstein Denis Sauvé Volume 25, numéro 1, printemps 1998 URI : id.erudit.org/iderudit/027470ar https://doi.org/10.7202/027470ar Aller au sommaire du numéro Éditeur(s) Société de philosophie du Québec ISSN 0316-2923 (imprimé) 1492-1391 (numérique) Découvrir la revue Citer cet article Sauvé, D. (1998). Signification et états mentaux : à propos de l’« antireprésentationnalisme » de Wittgenstein. Philosophiques, 25(1), 29–48. https:// doi.org/10.7202/027470ar Résumé de l'article Wittgenstein, selon R. Rorty, accepte dans ses Recherches philosophiques une variété d' « antireprésentationnalisme » en ce sens qu 'il refuse la distinction entre certaines représentations envers lesquelles on devrait adopter une attitude réaliste et d'autres envers lesquelles il faudrait adopter une attitude non réaliste (ou antiréaliste). Je soutiens dans cet article que le contraire est vrai. Wittgenstein adhère en particulier à une forme de non-réalisme quant au concept de signification et certains concepts d'états et de processus mentaux. L'expression « la signification de M » n 'a pas selon lui une fonction reférentielle (il n 'existe pas une « chose » appelée « la signification de M » en vertu de laquelle « M » serait douée de signification). Une expression du vocabulaire mental telle que « savoir réciter l'alphabet» ne désigne pas un état interne (au sens de la psychologie ou de la physiologie) de l'individu sachant réciter l'alphabet. « Savoir réciter l'alphabet » et « la signification de M » ne sont pas des expressions employées pour « parler de » quelque chose ou s'y référer. Ce document est protégé par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des services d'Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d'utilisation que vous pouvez consulter en ligne. [https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique- dutilisation/] Cet article est diffusé et préservé par Érudit. Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. www.erudit.org Tous droits réservés © Société de philosophie du Québec, 1998

Signification et états mentaux : à propos de l ... · l'alphabet » et « la signification de M » ne ... PU pour Philosophische Untersuchungen, éd. par G. E. M. Anscombe ... verbe

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Signification et états mentaux : à propos de l ... · l'alphabet » et « la signification de M » ne ... PU pour Philosophische Untersuchungen, éd. par G. E. M. Anscombe ... verbe

Document généré le 25 nov. 2018 10:04

Philosophiques

Signification et états mentaux : à propos de l’«antireprésentationnalisme » de Wittgenstein

Denis Sauvé

Volume 25, numéro 1, printemps 1998

URI : id.erudit.org/iderudit/027470arhttps://doi.org/10.7202/027470ar

Aller au sommaire du numéro

Éditeur(s)

Société de philosophie du Québec

ISSN 0316-2923 (imprimé)

1492-1391 (numérique)

Découvrir la revue

Citer cet article

Sauvé, D. (1998). Signification et états mentaux : à propos del’« antireprésentationnalisme » de Wittgenstein. Philosophiques, 25(1), 29–48. https://doi.org/10.7202/027470ar

Résumé de l'article

Wittgenstein, selon R. Rorty, accepte dans ses Recherchesphilosophiques une variété d' « antireprésentationnalisme » ence sens qu 'il refuse la distinction entre certainesreprésentations envers lesquelles on devrait adopter uneattitude réaliste et d'autres envers lesquelles il faudrait adopterune attitude non réaliste (ou antiréaliste). Je soutiens dans cetarticle que le contraire est vrai. Wittgenstein adhère enparticulier à une forme de non-réalisme quant au concept designification et certains concepts d'états et de processusmentaux. L'expression « la signification de M » n 'a pas selonlui une fonction reférentielle (il n 'existe pas une « chose »appelée « la signification de M » en vertu de laquelle « M »serait douée de signification). Une expression du vocabulairemental telle que « savoir réciter l'alphabet» ne désigne pas unétat interne (au sens de la psychologie ou de la physiologie) del'individu sachant réciter l'alphabet. « Savoir réciterl'alphabet » et « la signification de M » ne sont pas desexpressions employées pour « parler de » quelque chose ou s'yréférer.

Ce document est protégé par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des servicesd'Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d'utilisation que vouspouvez consulter en ligne. [https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/]

Cet article est diffusé et préservé par Érudit.

Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Universitéde Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pourmission la promotion et la valorisation de la recherche. www.erudit.org

Tous droits réservés © Société de philosophie duQuébec, 1998

Page 2: Signification et états mentaux : à propos de l ... · l'alphabet » et « la signification de M » ne ... PU pour Philosophische Untersuchungen, éd. par G. E. M. Anscombe ... verbe

PHILOSOPHIQUES, VOL. XXV, N0 1, PRINTEMPS 1998, P. 29-48

SIGNIFICATION ET ÉTATS MENTAUX : À PROPOS DE L'« ANTIREPRESENTATIONNALISME »

DE WITTGENSTEIN

P A l

DENIS SAUVÉ

Si j'avais à dire que lie est l erreur principale commise par les philosophes de la présente génération [...], je dirais qu elle réside en ceci que, lorsque l on regarde le langage, ce sont les formes d'expression que Von regarde et non Vusage que Von fait de ces formes d expression.

Wittgenstein

RESUME : Wittgenstein, selon R. Rorty, accepte dans ses R e c h e r c h e s p h i l o s o p h i q u e s une variété d'« antireprésentation-nalisme » en ce sens qu 'il refuse la distinction entre certaines représentations envers lesquelles on devrait adopter une attitude réaliste et d'autres envers lesquelles il faudrait adopter une attitude non réaliste (ou antiréaliste). Je soutiens dans cet article que le contraire est vrai. Wittgenstein adhère en particulier à une forme de non-réalisme quant au concept de signification et certains concepts d'états et de processus mentaux. L'expression « la signification de M» n 'a pas selon lui une fonction reférentielle (il n 'existe pas une « chose » appelée « la signification de M » en vertu de laquelle « M » serait douée de signification). Une expression du vocabulaire mental telle que « savoir réciter l'alphabet » ne désigne pas un état interne (au sens de la psychologie ou de la physiologie) de l'individu sachant réciter l'alphabet. « Savoir réciter l'alphabet » et « la signification de M » ne sont pas des expressions employées pour «parler de » quelque chose ou s'y référer.

ABSTRACT; R. Rorty daims that Wittgenstein agrees in the Phi losophica l Invest igat ions with "antirepresentationalism " in that he rejects the distinction between representations toward which we should have a realist attitude and those toward which we should have the opposite, nonrealist, attitude. The aim of this paper is to show that this reading is incorrect. Wittgenstein accepts antirealist views in particular with respect to meaning and (at least) some mental

Page 3: Signification et états mentaux : à propos de l ... · l'alphabet » et « la signification de M » ne ... PU pour Philosophische Untersuchungen, éd. par G. E. M. Anscombe ... verbe

30 PHILOSOPHIQUES

concepts. The expression "the meaning of W", he holds, is not a referential expression (there is nothing which we may call "the meaning of W" in virtue of which "W" has that meaning). Expressions from our mental vocabulary such as "knowing the ABC" do not refer to internal states (like those studied by psychology or neurophysiology). "The meaning of W" and "knowing the ABC" are not expressions used to refer to or "talk about" anything.

R i c h a r d Ror ty r a n g e Ie s e c o n d W i t t g e n s t e i n , l ' a u t e u r de s Recherches philosophiques, p a r m i ces p h i l o s o p h e s q u i , d a n s les d i scuss ions sur la ques t ion du réa l isme, dé f enden t ce qu ' i l appel le l'cc an t i représen ta t ionna l i sme ». Un p rob l ème qui est soulevé dans ces d i scuss ions est, dit Rorty, celui de savoir « quel les sor tes d ' é n o n c é s vrais, s'il y en a, en t r e t i ennen t des relat ions de représen ta t ion [ou de c o r r e s p o n d a n c e ] à des i t ems n o n l ingu i s t iques 1 ». Les « r e p r é -sen ta t ionna l i s tes » p e n s e n t que de tels énoncés existent ; ils font en c o n s é q u e n c e u n e d i s t i n c t i o n e n t r e les é n o n c é s v ra i s qu i c o r r e s p o n d e n t à (ou son t « r e n d u s vrais » par) u n e réali té i n d é p e n ­d a n t e et vis-à-vis de sque l s ils a d o p t e n t u n e a t t i tude « réal is te », et ceux q u ' o n pour ra i t qualifier de « vrais » mais qui n ' e n t r e t i e n n e n t pas u n e telle re la t ion à des états de choses i n d é p e n d a n t s , des é n o n c é s vis-à-vis desque l s ils r e c o m m a n d e n t u n e a t t i tude « n o n réaliste » ou « an t i r éa l i s t e ». Les « a n t i r e p r é s e n t a t i o n n a l i s t e s » s o n t ceux qui m e t t e n t en d o u t e la p e r t i n e n c e de la d i s t inc t ion . Les n o t i o n s de c o r r e s p o n d a n c e et de représen ta t ion sont selon eux des no t ions don t on doi t se pas se r « n o n s e u l e m e n t [comme p o u r les r e p r é s e n t a -t ionnalistes] en regard d ' u n e cer ta ine classe [...] d ' énoncés , mais en regard de tous les é n o n c é s 2 ». P o u r Rorty , le W i t t g e n s t e i n de la p r e m i è r e pér iode , l ' au teur du Tractatus, faisait par t ie du g roupe des « r ep ré sen t a t i onna l i s t e s » alors qu ' i l est d e v e n u d u r a n t la s e c o n d e pé r iode de sa vie p h i l o s o p h i q u e u n « an t i r ep résen ta t ionna l i s t e ». Je pense q u ' o n peu t lui d o n n e r raison sur le p remie r po in t mais n o n sur le second.

J e d é f e n d r a i d a n s ce qu i su i t l ' i n t e r p r é t a t i o n s u i v a n t e : W i t t g e n s t e i n p r é c o n i s e d a n s les Recherches u n e a l t i t u d e « n o n réal is te » vis-à-vis deux types de c o n c e p t s qui o c c u p e n t u n e place cent ra le dans sa seconde phi losophie , soit le concep t de signification et le c o n c e p t d 'é ta t m e n t a l (ou différents c o n c e p t s d ' é ta t s ou de p rocessus mentaux) . O n peu t dire en ce sens qu' i l adopte un po in t de vue « réaliste » à l 'égard (disons) des concep t s de chaise ou d 'an imal , ma i s u n e fo rme de « n o n - r é a l i s m e » à l ' éga rd des c o n c e p t s d e signification et de certains concepts mentaux . Si c 'est le cas, il semble

1. Richard Rorty, Objectivity, Relativism and Truth, Philosophical Papers, Vol. 1, Cambridge, Cambridge University Press, 1991, p. 2.

2. Ibid., p. 4.

Page 4: Signification et états mentaux : à propos de l ... · l'alphabet » et « la signification de M » ne ... PU pour Philosophische Untersuchungen, éd. par G. E. M. Anscombe ... verbe

SIGNIFICATION ET ÉTATS MENTAUX 31

que, comme le Wittgenstein du Tracta tus, il s'intéresse au problème des engagements ontologiques du langage, c'est-à-dire au type de questions dont s'occupent les représentationnalistes, en dépit des différences — dont il ne sera pas question ici — qui le séparent du Wittgenstein de la première période.

Pour défendre cette interprétation, j'esquisserai dans la première section l 'arrière-plan de ses remarques sur les concepts de signification et d'état mental. La seconde portera sur le concept de signification et la troisième sur quelques concepts mentaux traités dans les Recherches3.

Les nombres, le temps, l'esprit, Dieu

On comprend l'importance du phénomène du langage et de la notion de signification dans sa seconde philosophie si on se rappelle la façon dont Wittgenstein définit son projet philosophique : la tâche qu'il assigne à la philosophie est d'éliminer les « méprises » et les « confusions » auxquelles nous sommes sujets (« nous » c'est-à-dire en particulier les philosophes ou, peut-être, les « métaphysiciens » ), des méprises dont la source est le langage. On lit par exemple dans le Cahier bleu : « La philosophie, au sens où nous employons le mot, est un combat contre la fascination qu'exercent sur nous [nos] formes d'expression » (BB, p. 27). Dans les Recherches, on lit : la philosophie est « un combat contre l 'ensorcellement de notre intelligence au moyen du langage » (PU, § 109)4.

Quelles sont ces méprises ? Les méprises se produisent quand on tente de répondre à des questions telles que : « Qu'est-ce qu'un nombre ? », « Qu'est-ce que le temps ? », « Qu'est-ce que la pensée ? », « Qu'est-ce que l'esprit ? » ou « Quel genre d'être est Dieu ? » des questions qui ont l'air parfaitement sensées (si on peut demande]' « Qu'est-ce qu 'un arbre ? », pourquoi pas également « De quelle nature sont les nombres ? ») mais des questions dans lesquelles les formes d'expression elles-mêmes, les mots « pensée », « temps » ou « nombre », se révèlent sources de confusion : « lorsque nous nous

3. Les abréviations pour les références aux œuvres de Wittgenstein seront les suivantes : T pour Tractatiis Logico-Philosophicus (Londres, Routledge and Kegan Paul, 1961) ; PU pour Philosophische Untersuchungen, éd. par G. E. M. Anscombe el R. Rhees (Francfort, Suhrkamp, 1969) ; BB pour The Blue and the Brown Books (Oxford, Blackwell, 2e éd., 1969) ; WLC pour Wittgenstein's Lectures, Cambridge 1932-35, éd. par A. Ambrose (Chicago, University of Chicago, 1982) \PG pour Philosophische Grammatik, éd. par R. Rhees (Francfort, Suhrkamp, 1969) ; Z pour Zettel, éd. par G. E. M. Anscombe et G. H. von Wright (Berkeley et Los Angeles, University of California Press, 1967) ; BPPI pour Berne? kungen iiber die Philosophie der Psychologie, vol. 1, éd. par G. E. M. Anscombe et G. H. von Wright (Oxford, Blackwell, 1980) ; BPPII pour Bemerkungen iiber die Philosophie der Psychologie, vol. 2, éd. par G. H. von Wright et H. Nyman (Oxford, Blackwell, 1980) ; LC pour Lectures and Conversations on Aesthetics, Psychology and Beligious Belief, éd. par C. Barrett (Berkeley et Los Angeles, University of California Press, 1972).

4. Il dit également dans l'un de ses cours : « nos investigations portent sur le langage et sur les énigmes {puzzles) qui surgissent de l'usage du langage » (WLC, p. 31).

Page 5: Signification et états mentaux : à propos de l ... · l'alphabet » et « la signification de M » ne ... PU pour Philosophische Untersuchungen, éd. par G. E. M. Anscombe ... verbe

32 PHILOSOPHIQUES

préoccupons au sujet de la nature de la pensée, la perplexité que nous interprétons incorrectement comme portant sur la nature d'un médium [l'esprit considéré comme médium de la pensée] est une perplexité causée par l'usage mystifiant du langage » (BB, p. 6). Ce genre d'erreur « réapparaît continuellement en philosophie, lorsque par exemple nous sommes dans l'embarras à propos de la nature du temps, lorsque le temps nous semble une chose bizarre » (Ibid.). C'est alors « l'usage du substantif" temps " qui nous mystifie » (Ibid). Et « [c]e qui se produit avec les mots " Dieu " etht âme " [ou " temps ", bL pensée " etb ' esprit "] est ce qui se produit avec le mot " nombre '*. Même si nous renonçons à expliquer ces mots par ostension [par le recours à une définition a ostensive »], en pointant [vers quelque chose], nous ne renonçons pas à les expliquer en termes substantifs » (WLC, p. 32). Comme « il n'y a pas d'objet correspondant [au substantif" le nombre un "] au sens où il y a un objet correspondant [au nom] " Smith ', nous nous mettons en quête d'un objet en un autre sens » (WLC, p. 44).

On lit dans les Recherches : « Nos considérations éclairent [les problèmes philosophiques] en écartant les méprises [...] concernant 1l'usage de mots causées entre autres par certaines analogies entre les formes d'expression dans différentes régions du langage » (PU, § 90). Les méprises ont leur source dans l'analogie entre les expressions « lemps », « esprit », « nombre un », etc. et les expressions qui dénotent des objets concrets : « Un substantif dans la langue est d'abord [primarily] employé pour désigner un objet physique et un verbe pour désigner un mouvement d'un tel objet » (WLC, p. 119). On tend à penser que le temps (les esprits, le nombre un) existe dans la mesure où il y a des tables (des animaux, etc.) : si le mot « table » est employé pour parler du type d'objet appelé « table » en français (pour s'y référer), il semble que ce soit vrai également du mot « temps » ; par conséquent, le temps existe et il est légitime de soulever la question de sa nature. On peut en dire autant du verbe « penser » : « l'existence [du verbe] bt penser ' [ . . . ] à côté des mots dénotant des activités corporelles telles qu'écrire, parler, etc. nous incite à chercher une activité, différente de ces activités mais analogue à celles-ci, correspondant au mot " penser " » (BB, p. 7). On ne tient pas compte de la différence entre Y usage (ou la grammaire) des mots « temps », « pensée » ou « nombre », d'un côté et, de l'autre, l'usage des mots référant à des objets concrets ou à leurs propriétés. La tâche du philosophe est de mettre justement en lumière ces dif­férences dans le but d'éliminer les problèmes philosophiques : « Nous nous débarrassons de la perplexité qui s'attache à [la ques­tion " Qu'est-ce qu'un nombre ? "] en clarifiant nos idées au sujet de la grammaire du mot " nombre " [...]. En mettant au clair nos idées à propos de l'usage du mot « nombre », nous cessons de poser la question " Qu'est-ce qu'un nombre ? " » (WLC, p. 164). On trouve clans les Recherches une remarque similaire au sujet du concept de compréhens ion (à propos de verbes psychologiques comme

Page 6: Signification et états mentaux : à propos de l ... · l'alphabet » et « la signification de M » ne ... PU pour Philosophische Untersuchungen, éd. par G. E. M. Anscombe ... verbe

SIGNIFICATION ET ÉTATS MENTAUX 33

« comprendre un mot » ou « comprendre comment suivre une règle ») : quand on se méprend sur « l'usage d'un mot [par exemple du verbe " comprendre "], on l'interprète comme l'expression d'un processus étrange (Comme on s'imagine le temps comme un médium étrange ou l'esprit comme une chose étrange) » (PU, § 196).

Wittgenstein ne nous dit pas ce qu'il faut entendre ici plus exactement par 1'« usage » ou la « grammaire » d'un mot, mais il semble qu'il veuille dire au moins ceci : si on comprend la grammaire de l'expression « le nombre un », on cesse de poser la question « Qu'est-ce que le nombre un ? » dans la mesure où celle-ci montre qu'il n'y a pas une sorte d'« objet éthéré » (WLC, p. 44) — le nombre un — auquel l'expression aurait pour rôle de référer. Le fait qu'on ne puisse définir l'expression « par ostension », au sens où il peut y avoir une « définition ostensive » des mots « table » ou « rouge », est un trait de sa « grammaire ». On peut expliquer à quelqu'un ce que « trois » signifie en lui montrant des groupes d'objets au nombre de trois (voir WLC, p. 45), mais on ne définit pas « trois » en montrant Ie nombre trois : « Il n'y a pas davantage de processus de monstration lié à l'explication du mot " nombre ", qu'il y en a à l'explication de l'expression " la permission de s'asseoir sur un siège au cinéma " » (WLC, p. 32). C'est vrai également de certains verbes désignant, suivant la grammaire courante, des « états » ou des « processus » psychologiques : si on a saisi correctement l'« usage » ou la « grammaire » — au sens de la « grammaire philosophique » du verbe « comprendre » (entre autres expressions du vocabulaire mental), on peut voir que « comprendre » n'est pas employé pour désigner quoi que ce soit, ni un état, ni une activité ou un processus psychologique (je reviens plus loin sur ce point).

Il existe une autre source de confusions au sujet des mots « nombre », « temps » ou « pensée » lorsque les philosophes posent des questions telles que « Qu'est-ce qu'un nombre ? » ou « Qu'est-ce que le temps ? ». Elle réside dans une conception erronée de la signification que les questions présupposent : « lorsqu'ils entendent le substantif" le nombre un ", les gens ont tendance à concevoir sa signification comme se trouvant au-delà du signe et comme lui cor­respondant, de la façon dont Smith correspond au nom " Smith " » (WLC, p. 44). On suppose que, pour qu'un mot « possède » une signification, il doit exister quelque chose en quoi consiste cette signification, par exemple le temps, cette réalité à laquelle on réfère quand on emploie le mot « temps ». Lorsque nous recherchons « la signification d'un mot », « nous la recherchons comme s'il s'agissait d'un objet coexistant avec le signe » et une raison pour laquelle « nous commettons cette erreur est [...] que nous nous mettons à la recherche d'une " chose correspondant à un substantif" » (BB, p. 5). Nous considérons les mots « comme s'ils étaient des noms propres, et nous confondons alors le porteur du nom avec la signification du

Page 7: Signification et états mentaux : à propos de l ... · l'alphabet » et « la signification de M » ne ... PU pour Philosophische Untersuchungen, éd. par G. E. M. Anscombe ... verbe

34 PHILOSOPHIQUES

nom » (BB, p. 18)5. Parfois, on pense que la chose qui « coexiste avec le signe » est non pas un objet (le porteur du nom s'il en a un) mais une image mentale (« une image ou une chose qui est mise en corrélation avec le mot » [BB1 p. 181) ou bien un « sens », une pensée ou un concept. On voit dans l'expression « la signification de " M " » une expression référentielle\ laquelle doit par conséquent désigner « quelque chose », une chose que l'on assimile ensuite à un objet (le porteur de « M »), à une entité psychique (une image, une sensation ou une émotion) ou bien à un objet abstrait (un sens frégéen ou un concept).

Wittgenstein fait ici deux suggestions : 1) au lieu de s'intéresser à « la signification » d'un mot, on devrait s'intéresser à « l'explication de la signification d'un mot », et 2) plutôt que de parler de la signification d'un mot, on devrait parler de son « usage ».

On lit dans le Cahier bleu : « Dit sommairement, " demandons-nous ce qu'est l'explication de la signification, car peu importe ce que cela explique, ce sera la signification " » (BB, p. 1). On lit ensuite : « Etudier Ia grammaire de l'expression wt explication de Ja signification " va vous enseigner quelque chose à propos de la grammaire du mot " signification " et vous guérir de la tentation de chercher un objet que vous pourriez appeler " la signification " » (IbicL). Etudier la grammaire de l'expression « la signification d'un mot » (sa « grammaire philosophique »), c'est-à-dire son « usage », montre qu'il n'y a pas « quelque chose » qu'on pourrait appeler « la signification d'un mot ». Si on examine le genre de contexte dans lequel les gens parlent de la signification d'un mot (ou de la signifi­cation d'une expression ou d'une phrase), on voit que « signification » s'emploie pour dire des choses telles que « Ce mot a la même signification que celui-là » ou « Ce mot est dénué de signification », mais ces façons de parler ne nous engagent pas vis-à-vis l'existence d'entités particulières appelées des « significations ». Wittgenstein dit dans un cours : « Les idées de signification et de sens sont périmées \obsoIete}. Sauf si " sens " est utilisé dans des phrases comme " Cela n'a pas de sens " ou " Ceci a le même sens que cela ", nous ne nous intéressons pas à [la notion] de sens » (WLC, p. 30). Mais, d'autre part, il soutient également que les explications de la signification ne sont en fait rien d'autre que des explications de Y usage : « S'il peut être difficile d'expliquer " longueur " mais non pas d'expliquer "" mesure d'une longueur ", de façon analogue il est moins difficile de décrire ce qu'on appelle " explication de la signification " que d'expliquer " signification " » (WLC, p. 48). Et il ajoute immédia tement après : « On explique la signification d'un mot en décrivant son usage » (Ibid. ; voir aussi PG, p. 59). Ainsi, il semble que la suggestion 1) se ramène à la suggestion 2) : si on examine la manière dont on s'y

5. L 'erreur était celle de Wittgenstein lui-même dans le Tractatus, là où il écrivait : « [l]e nom signifie l'objet. L'objet est sa signification » [T, 3.203).

Page 8: Signification et états mentaux : à propos de l ... · l'alphabet » et « la signification de M » ne ... PU pour Philosophische Untersuchungen, éd. par G. E. M. Anscombe ... verbe

SIGNIFICATION ET ÉTATS MENTAUX '35

prend pour expliquer la signification des mots — si, autrement dit, on regarde la « grammaire » de l 'expression « explication de la signification » — on remarque que ces explications se ramènent généralement à des descriptions de l'usage et, si on admet que la signification est l'usage, veut apparemment dire Wittgenstein, il n'esl plus nécessaire de postuler des « significations » en tant que « choses » correspondant à nos mots. Car « [u]tiliser l'expres­sion " signification d'un mot " comme équivalente à " usage d'un mot " présente entre autres l'avantage de nous montrer quelque chose au sujet du cas philosophique bizarre où nous parlons d'un objet [par exemple le nombre un] correspondant [à l'expression " le nombre un " ] » (WLC, p. 44). Nous voyons qu'il n'est pas nécessaire de supposer que,pour qu'ils aient une signification, il doit correspondre aux mots « nombre », « temps » ou « esprit » des choses telles que le temps, les nombres, etc. : il suffit qu'ils aient un usage. Il existe évidemment des mots, par exemple « Smith », auxquels « cor­respondent » des objets, à savoir leur porteur, mais si on esl prêt à dire que la signification est l'usage, cela n'a pas à être vrai clans tous les cas : les expressions « temps », « nombre », « esprit » ou « permission de s'asseoir sur un siège au cinéma » ont une signification, puisqu'elles ont un usage, mais il n'est pas plus indispensable pour qu'elles possèdent une signification qu'il existe « quelque chose » qui leur correspond qu'il ne suit, de ce que les particules logiques « et », « ne... pas » et « ou » ont une signification, qu'il y a des choses telles que la négation, la disjonction ou la conjonction — des entités en vertu (lesquelles elles auraient cette signification. On lit dans le Cahier bleu : il n'est pas moins étonnant « que l 'homme ait conçu une divinité du temps qu'il ne l'aurait été [s'il avait conçu) une divinité de la négation ou de la disjonction » (BB, p. 6). Tl aurait été étonnant, autrement dit, que nos ancêtres imaginent « une divinité de la néga­tion ou de la disjonction », croyant que « ne... pas » et « ou » jouent dans la langue le rôle de substantifs ; mais il n'est pas moins curieux que l'homme ait imaginé — puisqu'il a effectivement imaginé — une divinité du temps, pensant que « temps » joue dans la langue le rôle d'un substantif.

La signification, l'usage ou le rôle des mots

Deux questions en ce point se posent. La première a trait au statut du slogan « La signification est l'usage » : faut-il y voir une « analyse », une proposition de « révision » ou une analyse partielle du concept ordinaire de signification ? Wittgenstein écrit : « Pour une large part des cas d'emploi du mot " signification " — encore que ce ne soit pas pour tous les cas — on peut l'expliquer ainsi : la signification d'un mot est son usage dans le langage » (PU, § 43 ; voir WLC, p. 48). Il dit cependant peu de choses à ce sujet. Je supposerai, comme le suggère ce passage, qu'il propose une sorte d'analyse partielle du concept, peut-être aussi bien une « analyse » qu'une « révision » du concept. La seconde question — à laquelle je donnerai seulement une esquisse de

Page 9: Signification et états mentaux : à propos de l ... · l'alphabet » et « la signification de M » ne ... PU pour Philosophische Untersuchungen, éd. par G. E. M. Anscombe ... verbe

36 PHILOSOPHIQUES

réponse — porte sur le contenu du slogan : que doit-on comprendre plus précisément par l'a usage » d'une expression « dans le langage » ?

Les premiers paragraphes des Recherches traitent de ce que Wittgenstein appelle le « concept philosophique de la signification » (PlJ, § 2). Cette conception illustrée par la citation de Saint-Augustin revient à soutenir que « chacun des mots a une signification » et que cette signification est « coordonnée au mot, [étant] l'objet auquel le mot se rapporte » (PU, § 1). Comme dans le Tractatus, tous les mots, suivant la conception augustinienne du langage, « nomment des objets » (fbici) (des tables ou des chaises et peut-être des actions et des propriétés) et leurs significations sont les choses mêmes auxquelles réfèrent les mots. Wittgenstein décrit ensuite un jeu de langage (un emploi de signes et les activités concomitantes des locuteurs [voir PU, § 7 et 321]) dans lequel un individu A demande à un autre B d'aller acheter des pommes : A remet à B un bout de papier sur lequel sont écrits les mots « cinq pommes rouges » ; B se rend à une épicerie et le montre à l'employé ; celui-ci se dirige vers une armoire portant une étiquette sur laquelle on lit le mol « pomme » ; il en retire, en comptant de un à cinq, cinq pommes de la même couleur que celle d'un échantillon de couleur rouge et il vient les remettre à B. L'exemple est apparemment destiné à montrer que tous les mots ne sont pas des noms (« cinq », par exemple, ne joue pas dans le jeu le rôle d'un nom ou d'un substantif) et que ce que signifient les mots n 'est pas « quelque chose » qui leur est « coordonné », ni un objet dans le monde ni un objet « en un autre sens », mais leur usage. Wittgenstein n 'en dit cependant pas davantage ce qu'il faut comprendre par l'a usage » d'un mot. Plus loin, il compare les mots à des outils ou à des instruments ; l'a usage » (la a fonction » ou la « grammaire ») des noms de nombres est « totalement différent » de celui du mot a pomme » [PU, § 10) : « [l]es fonctions [les usages] des mots sont aussi diverses que les fonctions [d'outils comme une scie, un marteau ou un pot de colle] » [PU, § 11 ; voir WLC, p. 103)6. Mais en quel sens ?

On lit dans le Cahier bleu : on tend à oublier « que c'est seulement l'usage particulier d'un mot qui lui donne sa signification ». En effet, « [pjensons à notre vieil exemple de l'usage de mots : quelqu'un est envoyé chez l'épicier avec un bout de papier sur lequel sont écrits les

6. On pourrait être tenté de dire que les « usages » ou « fonctions » des mots « pomme », « rouge » et « cinq » diffèrent au sens suivant : « pomme » a pour fonction de désigner une certaine catégorie d'objets (une sorte de fruit) alors que « rouge » a pour fonction de désigner une certaine couleur et « cinq », le cinquième membre de la série des entiers naturels. Les mots « désignent » tous quelque chose et ne diffèrent que par le type de chose désignée (« chaise » et « temps » sont tous les deux des substantifs sauf qu'ils réfèrent à des choses d'espèces totalement différentes). Mais c'est précisément ce que nie Wittgenstein : « assimiler de cette façon [en disant qu'ils « désignent » tous quelque chose] les descriptions de l'usage des mots ne rend pas ces usages plus semblables les uns aux autres » (PU §10).

Page 10: Signification et états mentaux : à propos de l ... · l'alphabet » et « la signification de M » ne ... PU pour Philosophische Untersuchungen, éd. par G. E. M. Anscombe ... verbe

SIGNIFICATION ET ÉTATS MENTAUX 37

mots " cinq pommes " ». Ainsi, « [1]'usage d'un mot dans la pratique est sa signification » (BB, p. 69 ; voirBB, p. 16-17).

Supposons que nous modifions comme suit le jeu de langage du passage des Recherches (voir BB, p. 172-173) : au îieu d'un bout de papier sur lequel est inscrite la phrase « cinq pommes rouges », A remet à B un bout de papier sur lequel il a écrit : « X-N-cinq pommes rouges ». « X » représente dans le jeu le nom d'une épicerie (on a enseigné à B à s'y rendre quand il le Hl). « N » est le nom d'un employé : lorsque B entre dans l'épicerie, il le prononce et N accourt (l'employé a été entraîné à agir ainsi toutes les ibis qu'il entend prononcer son nom). B se rend donc à l'épicerie, il montre à N le liout de papier et celui-ci va chercher cinq pommes rouges en agissant comme l'employé dans le jeu des Recherches. Wittgenstein pose maintenant la question : en quoi consiste la relation entre les noms et les choses dont ils sont les noms, par exemple entre « X » et la maison ? Une réponse serait que « la relation consiste en ce que certains traits ont été peints sur la porte de la maison » (BB, p. 172). Mais ce n'est qu'une partie de la réponse : « la relation [...] est établie non pas seulement par le fait qu'on a peint ces traits sur la porte mais par le rôle particulier que [ceux-ci] jouent dans la pratique de notre langage tel que nous l'avons esquissé » (Ibid.). De façon similaire, on pourrait dire que « la relation du nom d'une personne à cette personne consiste en ce que celle-ci a été entraînée à accourir vers quelqu'un qui Ta appelée en prononçant son nom ; ou bien encore, nous pourrions dire qu'elle consiste en cela ainsi que dans la totalité de l'usage du nom dans le jeu de langage » (Ibid ; je souligne).

La question que Wittgenstein pose revient à demander : en quoi consiste la signification de « X » dans le jeu (la situation est beaucoup plus complexe pour le cas d'une langue naturelle mais, semble dire Wittgenstein, elle n'est pas essentiellement différente.) ? Autrement dit, en vertu de quoi « X » est-il précisément ce mot ? Ou encore : qu'est-ce qui est constitutif de son identité comme signe ? La réponse qu'il suggère est que « X » a cette signification (il est ce mot) en vertu de son usage, de la totalité de son usage dans le jeu, et par son « usage » (ou « usage dans la pratique ») on veut dire le fait que A ait inscrit « X » sur un bout de papier, que B lise le signe, que B voie le signe peint sur la porte de l'épicerie (et le fait que quelqu'un l'ait peint auparavant sur la porte), que B se dirige vers la maison sur la porte de laquelle il l'a vu, etc. On pourrait également de­mander : pourquoi le mot « rouge » est-il le nom de la couleur rouge ? La réponse serait : « rouge » est le nom de cette couleur en vertu, entre autres, du fait que lorsque B montre à l'employé le bout de papier sur lequel sont écrits les mots « cinq pommes rouges », il choisit des pommes précisément de cette couleur en utilisant le tableau sur lequel le mot est écrit face à l'échantillon. Comme on lit dans les Recherches, la relation entre le nom et l'objet « peut aussi consister, parmi beaucoup d'autres choses, dans le fait qu'entendre le

Page 11: Signification et états mentaux : à propos de l ... · l'alphabet » et « la signification de M » ne ... PU pour Philosophische Untersuchungen, éd. par G. E. M. Anscombe ... verbe

38 PHILOSOPHIQUES

nom invoque à notre esprit l'image de la chose qui le porte ; et cela consiste aussi, entre autres, en ce que le nom est inscrit sur la chose ou en ceci qu'il est prononcé lorsque la chose est indiquée du doigt » [PU1 § 37 ; je souligne). Des faits de ce genre sont constitutifs de la « relation » entre le nom et son porteur : le mot est le nom d'une chose (en général un mot a la signification qu'il possède) en vertu de faits relatifs aux activités des locuteurs quand ils « opèrent avec le mot » (voirPU, § 1).

On trouve une idée semblable dans ce passage où il est question d'un « explorateur » qui entreprend de traduire une langue « qui [lui] est complètement étrangère » [PU, § 206). La question qui se pose est de savoir « [d]ans quelles circonstances [Umstànden], [l'explorateur va pouvoir dire] que les gens qui [parlent la langue] donnent [par exemple] des ordres, les comprennent, refusent d'y obéir, etc.[...] » [lbid.). La réponse est que « [la] façon d'agir commune des êtres humains est le système de référence au moyen duquel nous interprétons une langue étrangère » [Ibid.). L'explorateur (on dirait aujourd'hui 1'« interprète radical ») doit d'abord comprendre le sens des activités des locuteurs (en se référant à la « façon d'agir commune des êtres humains »), ce qui lui permettra ensuite d'interpréter leur langage. Il observe par exemple un « constructeur » A et son aide B en train d'ériger une maison (voir PU, § 2). A émet parfois des sons auxquels B réagit en effectuant certaines actions. L'explorateur constate entre autres « circonstances » que toutes les fois que A a besoin de briques, il émet un des sons (« Briques ! ») et que B agit en lui apportant une brique. Il en infère que l'énoncé revient à donner un ordre (voir PU1 § 21) et le traduit par la phrase « Apporte-moi des briques ! ». L'énoncé du constructeur est un ordre étant donné les « circonstances » du jeu : il ne s'agirait pas d'un ordre si, entre autres circonstances, A n'avait pas besoin de briques, si, après l'avoir entendu, B n'allait pas la plupart du temps chercher des briques, si A n'était pas le patron et B son employé, etc. Sachant quelles sont les circonstances, le traducteur peut connaître 1'« usage » (la « fonction » ou le « rôle ») de l'énoncé dans le jeu (« [C]e qui caractérise un ordre en tant que tel ou une description en tant que telle ou une question en tant que telle, etc. est [...] le rôle que [son] énonciation [...] joue dans la pratique [...] du langage. » [BB, p. 102-103]). Les circonstances sont constitutives de la signification de l'énoncé (ce sont « les circons­tances dans lesquelles une expression est employée qui constituent [make] sa signification » [BB, p. 104]). En somme, ce sur quoi s'appuie l'interprète pour traduire les expressions d'une langue étrangère (leur rôle ou usage dans des jeux de langage) est en même temps constitutif de leur signification. Gomme le dit Wittgenstein, « [u]n critère [auquel aurait recours un traducteur] de ce que signifient [par un mot

Page 12: Signification et états mentaux : à propos de l ... · l'alphabet » et « la signification de M » ne ... PU pour Philosophische Untersuchungen, éd. par G. E. M. Anscombe ... verbe

SIGNIFICATION ET ÉTATS MENTAUX 39

les locuteurs d 'une langue étrangère] serait les occasions dans lesquelles ils [Remploient [...], le rôle [...] qu'il joue [...] dans [leur] vie » (BB3 p. 94)7.

La « théorie de la signification-usage » — la conception d'après laquelle la signification d u n e expression est non pas un objet, l'objet auquel elle réfère, mais son usage ou son rôle dans des jeux de langage — fournit selon Wittgenstein la solution au problème de la signification d'expressions telles que « le nombre un » ou les mots « temps » ou « esprit ». Il existe beaucoup d'usages des noms de nombres (voir PU, § 9), mais un exemple — similaire à celui du jeu de l'épicerie — en est un dans lequel le constructeur donne des ordres de la forme « D — briques ! » (c'est-à-dire en français « Va me chercher quatre briques ! ») (voir PU, § 8) : pour obéir à Tordre du constructeur, son aide se rend à l'endroit où sont entreposées les briques ; il énumère à haute voix la série des lettres de l'alphabet jusqu'à la quatrième en prenant une brique pour chacune des lettres et il vient les remettre à À. Le traducteur peut inférer de l'observation des « circonstances » du jeu que les mots « a », « b », « c » et « d » sont des noms de nombres dans la mesure où leur rôle dans le jeu (le fait en particulier que B les énumère en prenant un objet pour chaque lettre) diffère entre autres de celui des noms de couleurs (les lettres « a », « b », « c »..., par exemple, ne sont pas inscrites sur un tableau d'échantillons face aux noms de couleurs) ou des noms d'objets (les lettres ne sont pas inscrites sur des étiquettes contrairement au mot « pomme »). L'usage (le rôle d'ensemble dans le jeu) des lettres « a », « b », « c »... est « totalement différent » de celui des substantifs, des démonstratifs (voir PU, § 8), des adjectifs référant à des propriétés, etc.

Mais si l'usage d'un mot — ou les données sur l'observation desquelles s'appuie un interprète pour le traduire — est constitutif de sa signification, il semble qu'il s'ensuive une forme de récluclionnisme. Wittgenstein compare souvent dans ses écrits les mots d'une langue aux pièces du jeu d'échecs. On pourrait soutenir que, en réponse à la question « En vertu de quoi une pièce est-elle le roi aux échecs ? » (ou à la question « Qu'est-ce qui est constitutif de l'identité de la pièce clans le jeu »), on puisse dire que c'est le roi en vertu de l'usage qu'en font les joueurs (usage informé par les règles usuelles du jeu d'échec), par conséquent de son « rôle » dans le jeu. La réponse à la question « En quoi consiste l'identité d'un certain mot a M " dans la langue (en vertu de quoi " M " a-t-il la signification qu'il possède) ? » serait similaire. Mais si on peut trouver plausible le réductionnisme quant aux échecs ou aux jeux de langage que Wittgenstein qualifie de

7. Voir la remarque du Cahier brun : « [L]e fait qu'un mot [d'une langue étrangère] se traduise correctement par un [...] mot français dépend du rôle que joue le mot dans l'ensemble de la vie [des locuteurs], des occasions dans lesquelles il est employé, des expressions d'émotions dont il est généralement accompagné, [...] etc. > [BB, p. 103).

Page 13: Signification et états mentaux : à propos de l ... · l'alphabet » et « la signification de M » ne ... PU pour Philosophische Untersuchungen, éd. par G. E. M. Anscombe ... verbe

40 PHILOSOPHIQUES

« s imples », il l 'est b e a u c o u p m o i n s p o u r les langues na ture l l es . Le « non - r éa l i sme » de Wi t tgens t e in en ce qu i c o n c e r n e le c o n c e p t de signification prend- i l la forme d ' un semblable r éduc t ionn i sme ?

Le réduc t ionn i sme en ques t ion ne serait pas de type béhavior is te . D ' u n cô té , il n'y a a u c u n e ra i son de p e n s e r q u e les descriptions d'activités sur l 'observation desquel les s 'appuie le t r aduc teu r diffèrent de cel les q u ' o n d o n n e r a i t d a n s le langage c o u r a n t (le t r a d u c t e u r c o n s t a t e , e n t r e au t r e s c i r c o n s t a n c e s qu i le ju s t i f i en t à t r a d u i r e l ' é n o n c é du c o n s t r u c t e u r par « A p p o r t e - m o i u n e b r i q u e ! », q u e A croit qu ' i l n 'y a p lus de b r iques , qu ' i l désire que B lui en a p p o r t e , etc.) : les desc r ip t ions de l 'usage r envo ien t à des états mentaux des locu teurs , à leurs états de croyance, de désir, etc. D ' u n aut re côté, il y a tout lieu de p e n s e r que les « c i rcons tances » n ' i n c l u e n t pas seule­m e n t les activités des par t i c ipan t s au j e u mais éga lemen t , c o m m e dans l 'exemple cité plus haut , le fait qu'un signe ait été peint sur Ia porte d'une maison (ou que les n o m s de couleurs figurent sur des tableaux face à des échant i l lons de couleurs ou le fait q u ' u n m o t soit inscri t sur u n e é t iquet te apposée à une armoire) (voir BB, p. 172 ; PU, § 37).

Pa r ail leurs, il ne semble pas q u ' o n doive p r e n d r e de façon t rop l i t térale l 'analogie avec les échecs (le r a p p r o c h e m e n t e n t r e le j e u d ' échecs et les formes de langage simples m o n t r e sans doute déjà dans l ' espr i t de W i t t g e n s t e i n les l imites de l 'analogie) . U n e me i l l eu re c o m p a r a i s o n serai t p r o b a b l e m e n t celle é tabl ie en t r e u n m o t et u n bi l le t de b a n q u e (voir Z, § 143 ; WLC, p . 30, 46). O n p o u r r a i t d e m a n d e r : en vertu de quoi ce bou t de papier est-il un billet de cinq do l la r s ? Man i f e s t emen t , les p r o p r i é t é s p h y s i q u e s de l 'ob je t (ses d imens ions , le type d 'encre utilisée, etc.) ne sont pas pe r t inen tes (voir PU, § 109 : « n o u s par lons du langage c o m m e des pièces aux échecs lorsqu ' i l s 'agit de d o n n e r les règles du j e u et n o n de décr i re leurs p ropr ié tés phys iques »). Ce qui l 'est en revanche est le genre cï usage q u e les gens en font (se p r o c u r e r des b i e n s , r e m b o u r s e r des e m p r u n t s , payer des amendes) au sein d ' ins t i tu t ions telles q u e des c o m m e r c e s , des b a n q u e s ou des i n s t i t u t i o n s f i n a n c i è r e s . Un « e x p l o r a t e u r » (disons u n a n t h r o p o l o g u e v e n u de Mars) p o u r r a i t savoir q u e c 'est un billet de b a n q u e et éven tue l l ement savoir q u e sa va leur est de c inq dollars en obse rvan t son « rôle » (sa « fonct ion ») d a n s ces t ransac t ions , les « c i rcons tances » dans lesquel les les gens l 'emploient . Rien d 'au t re ne semble nécessaire p o u r savoir qu ' i l s'agit d ' un billet de b a n q u e et il est effectivement plausible de sou ten i r que ces « rôles » sont constitutifs de son ident i té .

Mais p o u v o n s - n o u s imag ine r u n e liste exhaust ive de tou tes les c i r cons tances const i tu t ives de l ' ident i té du billet ? P o u r qu ' i l sache qu ' i l s 'agit d ' u n bil let de b a n q u e , l ' exp lora teur doi t savoir que l les places o c c u p e n t dans l ' économie les b a n q u e s , les c o m m e r c e s ou les ins t i tu t ions financières ; p o u r savoir cela, il doi t savoir b e a u c o u p de c h o s e s s u r les c o m p o r t e m e n t s e t la p s y c h o l o g i e de s a g e n t s é c o n o m i q u e s (donc en généra l des ê t res huma ins ) , su r la vie en

Page 14: Signification et états mentaux : à propos de l ... · l'alphabet » et « la signification de M » ne ... PU pour Philosophische Untersuchungen, éd. par G. E. M. Anscombe ... verbe

SIGNIFICATION ET ÉTATS MENTAUX 41

société, sur nos « formes de vie », etc. Mais, contrairement à ce que suggère le réductionnisme quant aux billets de banque, il ne semble pas possible de dresser la liste de toutes ces circonstances. On pourrait en dire autant des expressions d'une langue naturelle et c'est peut-être à cela que fait allusion Wittgenstein quand il écrit (dans un texte que j 'ai déjà en partie cité) : « ce qui caractérise un ordre en tant que tel ou une description en tant que telle [...], etc. est |...] le rôle que [son] énonciation [...] joue dans la pratique entière du langage » [BB1 p. 103 ; je souligne). Comme il le dit également plus loin : « [Le] fait qu'un mot [d'une langue étrangère] se traduise correctement par un certain mot français dépend du rôle que joue le mot dans Vensemble de la vie [de ceux qui parlent la langue] » {Ibid. ; je souligne). Le réductionnisme en ce qui concerne les expressions de la langue irait à l'encontre de ce « holisme » de l'interprétation et de la signification8.

Quelques concepts mentaux dans les Recherches

On se méprend sur la grammaire ou l'usage des expressions « le nombre un », « la signification de " M " » ou « la permission de s'asseoir sur un siège au cinéma » si on suppose qu'il doit leur correspondre des entités telles que des nombres, des significations ou des permissions pour qu'elles signifient quelque chose. Wittgenstein défend un point de vue similaire au sujet d'un certain nombre de verbes psychologiques, entre autres les verbes « comprendre » (comme dans l'expression « comprendre un mot » ou « comprendre comment suivre une règle »), « connaître » (comme dans « connaître l'alphabet »), « savoir », « croire », « avoir une intention », « attendre » et « espérer » : il n'est pas non plus nécessaire, pour que ces expressions aient une signification, que quelque chose leur corresponde « dans le monde » — ni d'ailleurs dans nos « esprits ».

On peut lire à un endroit dans les Recherches : « Quand on dit que connaître l'alphabet est un état de l'esprit, on pense à l'état d'un appareil mental (peut-être du cerveau) au moyen duquel nous expli­quons les manifestations de ce savoir. Nous appelons un tel état une disposition » [PU, § 149). On lit ensuite : « on peut s'objecter à ce que l'on puisse parler ici d'un état de l'esprit dans la mesure où il devrait y avoir deux critères pour un tel état, en l'occurrence la connaissance de la construction de l'appareil, mise à part [la question de savoir quels en sont] les effets » [Ibid.).

S'il y a des objections à dire que connaître l'alphabet est un « état de l'esprit », en quel sens ? Apparemment au sens où on serait tenté de dire que connaître l'alphabet est un état conscient. Wittgenstein écrit : « " Comprendre un mot " : un état. Mais un état mental ? Nous appelons la dépression, l'excitation, la douleur des états mentaux »

8. Sur le « holisme » de Wittgenstein, voir mon article « Interprétation, signification et " usage " chez Wittgenstein » (Dialogue, vol. 35, 1996).

Page 15: Signification et états mentaux : à propos de l ... · l'alphabet » et « la signification de M » ne ... PU pour Philosophische Untersuchungen, éd. par G. E. M. Anscombe ... verbe

42 PHILOSOPHIQUES

[PU, p. 59). Les états de conscience ont en effet une durée (on peut ressentir une douleur pendant quinze secondes ou être déprimé pendant deux jours), contrairement à la compréhension d'un mot ou à la connaissance de l'alphabet (il serait étrange de dire « Il a su ce que le mot " M " signifie pendant une demi-heure »). Comprendre un mot serait un état, mais un état d'un type différent de celui de la dépression, de l'excitation ou de la douleur. À un autre endroit dans les Recherches, on lit : « L'attente est grammaticalement un état ; tel que : être d'une certaine opinion, espérer quelque chose, savoir quelque chose, être capable de faire quelque chose » [PU, § 572). Au paragraphe suivant, on lit : « Avoir une opinion est un état. — De quoi est-ce un état ? De l'âme ? De l'esprit ? Eh bien, de quoi est-ce C[UC Ion dit que cela a une opinion ? De monsieur N. N. par exemple. El c'est la réponse correcte » (PC/, § 573). La grammaire (au sens de la grammaire usuelle) compte l'attente, l'opinion, l'intention, le savoir, etc. comme des états (on ne désigne pas l'attente ou l'opinion au moyen de verbes d'actions ou d'activités), donc des états disposi-tionnels eL non des états de conscience comme la dépression ou la douleur (voirPU, §149).

Mais il ne semble pas que ce soit cela que veut dire Wittgenstein. Tl entend nier dans le paragraphe 149 non pas que connaître l'alphabet est un état mental conscient (bien qu'il refuse aussi cette idée comme le montrent les autres passages que je viens de citer) ; ce qu'il veut plutôt nier est que l'expression « connaître l'alphabet » s'emploie pour désigner un état quel qu'il soit \ grammaticalement (au sens de la grammaire courante), connaître l'alphabet est sans aucun doute un état et il est parfaitement correct de dire que c'est l'état d'une personne (voir PU, § 573 cité ci-dessus), mais dire cela ne signifie pas qu'il s'agit d'un état en vertu de l'existence d'un autre état qui serait celui de l'appareil mental (de l'esprit, de l'âme) ou du cerveau de la personne à laquelle on l'attribue. C'est ce qu'il soutient également au sujet d'un certain nombre de verbes psychologiques d'activités ou de processus, entre autres « comprendre » au sens d'une compréhension soudaine (voir PU, § 151-155), « lire » (voirPU, § 156-171) et « se souvenir» (voir PU, § 305-306). L'erreur est semblable à celle commise au sujet des mots « nombre », « temps » ou « esprit » : on traite les verbes psychologiques d'états ou de processus sur le modèle des verbes d'états ou de processus ordinaires et on conçoit leur usage (leur « grammaire ») à partir de l'analogie avec ces autres verbes : on suppose de façon erronée que si, dans le cas des verbes d'états ou de processus ordinaires, il existe des états ou processus auxquels les verbes réfèrent, cela doit être vrai également des verbes psychologiques « comprendre », « savoir », « croire » ou « avoir une intention ». Je citerai des textes à l 'appui de cette interprétation.

Il existe des verbes dispositionnels (ou de capacité) qui servent à décrire des états ou processus qu'il est possible d'observer ; il leur

Page 16: Signification et états mentaux : à propos de l ... · l'alphabet » et « la signification de M » ne ... PU pour Philosophische Untersuchungen, éd. par G. E. M. Anscombe ... verbe

SIGNIFICATION ET ÉTATS MENTAUX 43

correspond, dit Wit tgens te in , une « expérience sensorielle stationnaire » (BB, p. 101) : on dit d'un objet ou d'un mécanisme qu'il peut se comporter de telle ou telle façon (avoir tels ou tels effets) parce qu'on peut observer l'état de l'objet ou du mécanisme en question (il donne dans le Cahier brun l'exemple d'un dispositif constitué d u n e pièce de bois dotée d'une rainure circulaire dans laquelle on a inséré une tige : l 'énoncé « La tige peut glisser le long de la rainure en décrivant un cercle » rapporte l'état du dispositif [voir BB, p. 100]). D'autres verbes disposi t ionals ne rapportent pas l'existence d'états qu'on peut observer ; il ne leur correspond aucune « expérience sensorielle qui dure aussi longtemps que dure l'état ». « [A]u lieu de cela », dit Wittgenstein, « le critère définissant [defining criterion] pour que quelque chose soit dans cet état consiste en certains tests » (BB, p. 101) : on vérifie que l'objet satisfait des énoncés de la forme « Si telle ou telle condition est réalisée, l'objet se comporte de telle ou telle façon ». Cependant, même dans des cas comme ceux-là, le langage, nos formes d'expressions elles-mêmes suggèrent l'existence d'un état de l'objet (d'une structure, d'un mécanisme) qu'est supposé désigner le verbe : « nous sommes fortement enclins à employer la métaphore de quelque chose qui se trouve dans un certain état pour [exprimer le fait] que quelque chose peut se comporter d'une façon particulière. Et cette manière de se représenter les choses, ou cette métaphore, est renfermée dans [embodied in] l'expression " 11 est capable de... " [...] » (BB, p. 117). Dans un énoncé dispositionnel, « le verbe est employé au présent, suggérant que les expressions sont des descriptions d'états qui existent au moment où l'on parle » (Ibid.). Comme il le dit également dans l'un de ses cours : « Les énoncés dis-positionnels sont toujours fondamentalement des énoncés au sujet d'un mécanisme et ont la grammaire |au sens de la grammaire usuelle] d'énoncés au sujet d'un mécanisme. |...] Dans un nombre considérable de cas, nos mots ont la forme d'énoncés dispositionnels référant à des mécanismes peu importe qu'un mécanisme existe ou non » (WLC, p. 91). Et c'est cela qui incite à voir dans les verbes psychologiques dispositionnels des expressions employées pour référer à des états ou processus ayant leur siège dans l'esprit ou le cerveau :

La même tendance se montre dans le fait que nous appelons la capacité de résoudre un problème mathématique, la capacité d'apprécier une pièce de musique, [d'énumérer les lettres de l'alphabet, etc.] des états de l'esprit ; nous ne voulons pas dire par cette expression « phénomènes mentaux conscients ». Un état de l'esprit en ce sens est plutôt l'état d'un mécanisme hypothétique, un modèle de l'esprit censé expliquer les phénomènes mentaux conscients. [...] De la même manière, nous ne pouvons nous empêcher de concevoir la mémoire comme une sorte d'entrepôt. Notez également la certitude qu'ont les gens qu'à la capacité d'additionner, de multiplier ou de réciter un poème par cœur, etc., il doit correspondre un état particulier du cerveau de la personne, bien qu'ils ne sachent par ailleurs rien, à toutes fins utiles, au sujet de telles correspondances psycho-physiologiques. Nous regardons ces phénomènes [additionner, multiplier,

Page 17: Signification et états mentaux : à propos de l ... · l'alphabet » et « la signification de M » ne ... PU pour Philosophische Untersuchungen, éd. par G. E. M. Anscombe ... verbe

44 PHILOSOPHIQUES

énumérer les lettres de l'alphabet] comme les manifestations de ce mécanisme et leur possibilité est la construction particulière du mécanisme lui-même. (BB, p. 117-118)

La g rammai re (au sens cet te fois de la g rammai re ph i losoph ique) des v e r b e s p s y c h o l o g i q u e s de capac i t és es t en fait d i f férente — « t o t a l e m e n t différente », dirai t W i t t g e n s t e i n — de celle des ve rbes d i s p o s i t i o n n e l s r é fé ran t à des é ta ts ou à des m é c a n i s m e s . P o u r reveni r au paragraphe 149 des Recherches cité plus haut , si conna î t r e l ' a lphabe t était un état qui expl ique causa l emen t ses « effets » (les c o m p o r t e m e n t s des individus), si, c o m m e dit Wi t tgens t e in (voir PU, § 146), il en était la « source », on pour ra i t avoir recours à deux types de critères pou r l 'a t t r ibuer à q u e l q u ' u n , à savoir « la conna i s sance de la c o n s t r u c t i o n de l ' appare i l » (de la s t r u c t u r e p a r t i c u l i è r e d u mécanisme) et le c o m p o r t e m e n t (réciter l 'alphabet) . Mais ce n 'est pas le cas : il est clair à examiner sa g rammaire que l 'expression n ' es t pas a t t r ibuée sur la base d ' un cri tère du p remie r type. Le cri tère (au sens d ' un « cri tère définissant ») de la connaissance de l ' a lphabet est p lu tô t relatif au comportement (au fait q u ' u n individu réci te l ' a lphabet) . Au sujet du c onc e p t de c o m p r é h e n s i o n ( e n t e n d u e ici au sens d ' u n p rocessus et n o n d 'un état), Wi t tgens te in écri t : « Essayez de ne pas p e n s e r du tout à la c o m p r é h e n s i o n c o m m e à u n " p r o c e s s u s menta l ". --- Car c 'est cette expression qui crée chez vous la confusion. D e m a n d e z - v o u s p l u t ô t : d a n s que l cas , d a n s que l g e n r e de cir­cons tances \Umstdnden] d i sons-nous [que q u e l q u ' u n comprend] » (PU, § 154). Par les « c i rconstances », il faut c o m p r e n d r e non seu lement les c o m p o r t e m e n t s pris au sens étroit cons is tant à réciter l ' a lphabet ou à pour su iv re u n e suite de n o m b r e s , mais le fait par exemple q u ' u n e p e r s o n n e ait appr is l ' a lphabet à l 'école, le fait q u ' o n lui ait ense igné l ' a lgèb re , q u ' e l l e ait u t i l isé des fo rmules s e m b l a b l e s à d ' a u t r e s occasions, etc. (voir PU, § 179 ; BB, p . 114).

Un au t re passage des Recherches r e p r e n d la m ê m e idée en ci tant l ' exemple des verbes « a t t e n d r e », « c ro i re » et « e s p é r e r ». O n lit ceci : « D e m a n d e z - v o u s : qu ' e s t - ce q u e cela veut di re " croire q u e le t h é o r è m e de Goldbach est vrai '' ? E n quoi consiste cette croyance ? » (PU, § 578). Croi re que le t h é o r è m e est vrai, r é p o n d W i t t g e n s t e i n , c'est, en t re aut res choses , che rche r à en découvr i r une preuve ; si on sait c o m m e n t s'y p r e n d r e p o u r la découvr i r , « n o u s [savons] à quoi cela revient q u e de c ro i re à ce t te p r o p o s i t i o n » (Ibid.). Ainsi , la r eche rche d ' une preuve compte au n o m b r e des « c i rconstances » de la c royance et elle est const i tut ive de cet te croyance. Au sujet du ve rbe « a t t endre » (comme dans l 'expression « a t t endre que se p rodu i se u n e exp los ion »), il écr i t : « L ' a t t e n t e est i n s é r é e d a n s u n e s i t ua t i on [Situation], de laquel le elle surgi t . L ' a t t e n t e d ' u n e explos ion p e u t surgir pa r exemple d ' u n e si tuat ion dans laquelle on s'attend à ce q u e se p r o d u i s e u n e explos ion » (PU, § 581). Et , à p r o p o s d u ve rbe « e spé re r », il fait r e m a r q u e r q u ' o n p e u t dire d ' u n e p e r s o n n e qu 'e l le e spè re la v e n u e de q u e l q u ' u n qui va lui a p p o r t e r de l ' a rgent clans

Page 18: Signification et états mentaux : à propos de l ... · l'alphabet » et « la signification de M » ne ... PU pour Philosophische Untersuchungen, éd. par G. E. M. Anscombe ... verbe

SIGNIFICATION ET ÉTATS MENTAUX 45

certains types de situations seulement, dans un cadre (Umgebung) ou un contexte (Zusammenhang) particulier où l'institution de l'argent existe, où on sait que la personne a un besoin pressant d'argent, où elle croit que telle ou telle personne peut lui en apporter, etc. (voir PU, § 584). Quand les circonstances changent, il n'y a plus lieu parfois de parler d'« attente », de « croyance » ou d'« espoir ». (Dans un contexte différent du contexte familier, dit Wittgenstein, la cérémonie de couronnement d'un roi pourrait avoir une signification complètement différente de celle qu'elle a habituellement ou n'avoir aucune espèce de signification — si elle a lieu chez un peuple pour lequel l'or est un métal peu dispendieux, où le tissu de la robe du roi est facile à confectionner, etc. (voir PU, § 584)

On pourrait encore exprimer la même idée comme suit : de même que pour traduire un énoncé d'une langue étrangère un interprète doit prendre en compte les circonstances dans lesquelles il est fait son rôle d'ensemble dans le jeu (voir section 2) —, il doit tenir compte de la « situation » ou du « contexte » dans lequel une personne développe (par exemple) une série de nombres pour qu'il soit justifié à dire qu'elle comprend une certaine formule algébrique (pour qu'il soit justifié à dire qu'elle espère qu'on lui apporte de l'argent, qu'elle s'attend à une explosion, etc.). Le critère pour établir qu 'un mot d'une langue étrangère se traduit correctement par un certain mot français est la similitude des rôles dans les deux langues ; le critère pour dire si quelqu'un comprend une formule algébrique est le fait que la personne ait appris l'algèbre à l'école, qu'elle ait montré qu'elle sait appliquer d'autres formules et ainsi de suite — et non le fait qu'on ait observé quelque chose dans son esprit ou son système nerveux qui serait la source de cette compréhension (notre critère pour dire qu'un piano mécanique « lit » correctement ou non une parti t ion est, dit Wit tgenstein , l 'état de son mécanisme ; cependant on n'emploie pas un critère de ce genre pour dire si un être humain est réellement en train de lire et non de prononcer des mots au hasard [voir PU, § 157]). D'autre part, de même que ce sur quoi s'appuie l'interprète pour traduire les énoncés de la langue — leur rôle ou leurs circonstances d'emploi est constitutif de leur signification (voir section 2), les circonstances sur l'observation desquelles on s'appuie pour dire qu 'une personne comprend ou qu'elle a une certaine intention sont constitutives de sa compréhension ou de son intention. C'est ce qu'on peut lire dans une des Remarques sur Iaphilosophie de Ia psychologie :

Si quelqu'un dit : « Je crois que, lorsque j 'entends un mot que je comprends, je ressens toujours quelque chose que je ne ressens pas quand je ne comprends pas le mot » — il fait un énoncé sur son expérience particulière. Quelqu'un d'autre a peut-être une expérience complètement différente de la sienne ; et si les deux font un usage correct du mot « comprendre », l'essence de la compréhension réside dans cet usage et non dans ce qu'ils disent sur leurs expériences. [BPPI, § 212)

Page 19: Signification et états mentaux : à propos de l ... · l'alphabet » et « la signification de M » ne ... PU pour Philosophische Untersuchungen, éd. par G. E. M. Anscombe ... verbe

46 PHILOSOPHIQUES

Ce que quelqu'un dit ressentir lorsqu'il comprend — ce qui se passe, qu'il en ait conscience ou non, dans son esprit ou son cerveau — n'est pas ce qui importe quand on se demande en quoi consiste sa compréhension ; l 'important (ce qui est constitutif de la compréhension) est l'usage que les deux locuteurs font du verbe « comprendre » : les circonstances (la situation, le contexte) dans lesquelles eux-mêmes ou d'autres locuteurs disent et sont justifiés à dire qu'ils ont compris.

Ici à nouveau se pose le problème du réductionnisme et du béhaviorisme — le problème dont il était question plus haut à propos du concept de signification. Il semble d'un côté que, bien que Wittgenstein dise que la compréhension, l'attente ou la croyance sont des élats d'une personne (au sens de la grammaire courante), il nie qu'on puisse les assimiler à des états internes de l'esprit ou du cerveau, ce qui, semble-t-il, implique une sorte de béhaviorisme « éliminationniste » (qui revient à soutenir qu'il n'y a rien de tel que des états mentaux et que seuls existent les comportements des individus). De l'autre, s'il n'est pas béhavioriste en ce sens-là, il pourrait être un « béhavioriste logique » du type réductionniste et non éliminationniste qui considère que les comportements sont constitutifs des états mentaux (en ce sens qu'ils s'y réduisent).

Il ne semble pas y avoir de raison de croire que Wittgenstein est un béhavioriste du type éliminationniste. Il y a une supposition, dit Wittgenstein, qui conduit à nier l'existence des états et processus mentaux qui est à la source du béhaviorisme éliminationniste. une supposition qui « passe totalement inaperçue » et qui semble la plus « innocente » (PU, § 308), la supposition que la compréhension, l'attente, la croyance, etc. sont des états ou des processus semblables aux états ou processus ordinaires, bien qu'on ne soit pas en mesure de dire quoi que ce soit à leur sujet : « Nous [c'est-à-dire les philosophes tentés par cette variété de béhaviorisme] parlons de processus et d'états et laissons indéterminée leur nature. Un jour, peut-être, nous en saurons plus à leur propos — pensons-nous » (Ibid.). Mais une telle supposition entraîne avec elle « une façon particulière de voir les choses [car] nous avons un concept bien défini de ce que cela veut dire : connaître de plus près un processus » (Ibid.). On n'a cependant aucune idée de la façon dont il faudrait s'y prendre pour en savoir plus sur la compréhension, l'attente ou la croyance (considérées comme des états internes), puisque personne ne peut dire ce qui se passe dans le cerveau de quelqu'un qui comprend, attend ou croit quelque chose. De la sorte, « la comparaison [avec les états ou processus observables] qui devait nous permettre de nous expliquer à nous-mêmes nos pensées s'effondre » (Ibid.). Et il semble que nous devions en conclure que la compréhension, l'attente, etc. n'existent pas (« Nous devons [...] nier [l'existence du] processus non encore compris dans le médium [le médium de l'esprit] non encore exploré » [Ibid.]). En somme, soit la compréhension, la remémoration, etc., sont

Page 20: Signification et états mentaux : à propos de l ... · l'alphabet » et « la signification de M » ne ... PU pour Philosophische Untersuchungen, éd. par G. E. M. Anscombe ... verbe

SIGNIFICATION ET ÉTATS MENTAUX 47

des p r o c e s s u s i n t e r n e s , soit elles n ' ex i s t en t tou t s i m p l e m e n t pas ; p o u r qu ' e l l e s exis tent , elles do iven t pouvo i r faire l 'objet du m ê m e type d ' inves t iga t ion (physio logique , c h i m i q u e , etc.) q u e tout au t r e p rocessus . C o m m e ce n 'es t pas le cas, le béhavioris te en conclu t que la c o m p r é h e n s i o n ou la r e m é m o r a t i o n n 'ex is ten t pas : on ne devrait en définitive par ler que des compor t emen t s .

E n r é p o n s e à cela, Wi t tgens t e in nie « que l ' image du processus m e n t a l n o u s d o n n e u n e idée exacte de l 'usage [des m o l s | " se souven i r " [" c o m p r e n d r e ", etc.] ». Car « [...] ce t te image avec ses ramificat ions n o u s e m p ê c h e de voir l 'usage [de ces mots] c o m m e il e s t » (PU, § 305). O n lit é g a l e m e n t d a n s la Grammaire philosophique : « H en est du p r o c e s s u s p s y c h i q u e de la c o m p r é ­hens ion c o m m e de l 'objet a r i thmét ique trois. Le mot « processus » ici et le m o t « objet » là i ndu i sen t u n e attitude grammaticale e r ronée vis-à-vis d u m o t » (PG, p . 85). L e s « u s a g e s » (la « g r a m m a i r e p h i l o s o p h i q u e ») des verbes psychologiques d i s p o s i t i o n a l s diffèrent de ceux des verbes n o n psychologiques référant à des états ou à des p rocessus : le concep t de c o m p r é h e n s i o n n ' es t pas le c o n c e p t d ' u n q u e l q u e chose s u p p o s é avoir son siège dans l 'espr i t ou le cerveau d u n e p e r s o n n e qu i sera i t la s o u r c e (au sens où il fourn i ra i t l 'explication causale) de ses c o m p o r t e m e n t s . 11 n 'y a d o n c pas lieu de n ier que les gens c o m p r e n n e n t des choses (se souv iennen t , etc.) en s ' appuyant c o m m e le béhavioris te é l iminat ionnis te sur le fait que l'on ne sait pas ce qui se passe clans le cerveau d ' une p e r s o n n e quand , sur la base des cri tères courants , on dit qu 'e l le comprend .

Wi t tgens te in est-il u n béhavioriste au second sens, c 'est-à-dire un béhavior is te logique ? O n peu t r e m a r q u e r d 'abord , c o m m e plus liant à p ropos du concep t de signification, que ce ne sont pas selon lui que les c o m p o r t e m e n t s , mais éga l emen t les « c i r cons t ances » qui son t c o n s t i t u t i f s d e s é t a t s ou p r o c e s s u s m e n t a u x . 11 écr i t p a r exemple : « [...] qu ' e s t - ce q u ' i n c l u t ici le c o m p o r t e m e n t [quand on p a r l e de la p e n s é e , de la co lè re , de l ' e spo i r , de la peu r , de l ' i n t en t ion ] ? S e u l e m e n t le j e u de l ' express ion du visage et les ges tes ? O u b ien é g a l e m e n t le cad re [Umgebung], p o u r ainsi d i re l 'occasion [Anlass] qui d o n n e lieu à cette expression ? » (RPPI, § 129 ; voir aussi RPPII, § 166). D 'au t re part , il suggère à au moins un endro i t dans les Recherches qu ' i l n ' e s t pas poss ible d ' isoler u n e « totali té de c o n d i t i o n s » tel les q u e , si elles é t a ien t réal isées , u n e p e r s o n n e ne pour ra i t pas ne pas c o m p r e n d r e ou se r e m é m o r e r que lque chose (PU, § 183 ; voir BB, p . 114). Il re je t te d o n c p r o b a b l e m e n t auss i la composan te réduc t ionnis te du béhavior isme logique.

E n r é s u m é , il y a p o u r l ' au t eu r des Recherches des express ions d a n s la l angue qu i désignent des choses (celles q u ' o n p e u t définir en t re aut res au moyen de défini t ions ostensives), des substant ifs qui réfèrent à des obje ts , des ve rbes auxque l s correspondent des é ta ts , activités ou processus et des énoncés qui décrivent des états de choses . D ' a u t r e s e x p r e s s i o n s n e r e m p l i s s e n t p a s u n e f o n c t i o n

Page 21: Signification et états mentaux : à propos de l ... · l'alphabet » et « la signification de M » ne ... PU pour Philosophische Untersuchungen, éd. par G. E. M. Anscombe ... verbe

48 PHILOSOPHIQUES

référentielle ; c'est le cas des expressions « le nombre un », « la signification de " M " » ou « la permission de s'asseoir sur un siège au cinéma ». C'est vrai également d'un certain nombre de verbes psychologiques tels que « comprendre », « connaître », « savoir », « croire », « avoir une certaine intention », « attendre » ou « espérer ». En dépit de ce que suggère la grammaire courante, ces verbes n'ont pas pour fonction de référer à quelque chose, ni à des états ou processus ayant leur siège dans le système nerveux, ni à des états ou processus hypothétiques de 1'« appareil psychique ». On peut ainsi décrire sa position comme une forme de « réalisme » vis-à-vis certains types d'objets (d'états ou de processus) auxquels réfèrent les mots de la langue courante (les tables, les crayons, les états et processus observables, etc.) et une forme de « non-réalisme » quant aux nombres, au temps, aux esprits et, en particulier, aux significations et à un certain nombre d'états et de processus mentaux. Bref, il semble que Wittgenstein ait conservé durant la seconde phase de sa vie philosophique des préoccupations semblables à celles qu'il avait eues plus tôt concernant les implications ontologiques du langage9.

Département de philosophie Cégep de Saint-Hyacinthe

9. Les recherches en vue de la rédaction de cet article ont été rendues possibles grâce à une subvention du FCAR auquel je tiens ici à exprimer ma reconnaissance.