97
SÉNEVÉ É2015 « JE TAI APPELÉ PAR TON NOM »

SÉNEVÉ ÉTÉ 2015 « JE T AI APPELÉ PAR TON NOM · tétragramme, constitué des lettres YHVH (yod-hé-waw-h ... s'agissait d'une apposition de type YHVH-Adona ï, ou Adonaï-YHVH

  • Upload
    others

  • View
    1

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: SÉNEVÉ ÉTÉ 2015 « JE T AI APPELÉ PAR TON NOM · tétragramme, constitué des lettres YHVH (yod-hé-waw-h ... s'agissait d'une apposition de type YHVH-Adona ï, ou Adonaï-YHVH

SÉNEVÉ ÉTÉ 2015

« JE T’AI APPELÉPAR TON NOM »

LE SÉNEVÉ EST LE JOURNAL DES AUMÔNERIES CATHOLIQUES ET PROTESTANTESDE L’ÉCOLE NORMALE SUPÉRIEURE ET DE L’ÉCOLE NATIONALE DES CHARTES

Page 2: SÉNEVÉ ÉTÉ 2015 « JE T AI APPELÉ PAR TON NOM · tétragramme, constitué des lettres YHVH (yod-hé-waw-h ... s'agissait d'une apposition de type YHVH-Adona ï, ou Adonaï-YHVH
Page 3: SÉNEVÉ ÉTÉ 2015 « JE T AI APPELÉ PAR TON NOM · tétragramme, constitué des lettres YHVH (yod-hé-waw-h ... s'agissait d'une apposition de type YHVH-Adona ï, ou Adonaï-YHVH

« Le Royaume des Cieux est semblable à un grain de sénevé qu’un homme a pris et semé dans son champ. C’est bien la plus petite de toutes les graines, mais, quand il a poussé, c’est la plus grande des plantes potagères, qui devient même un arbre, au point que les oiseaux du ciel viennent s’abriter dans ses branches. » (Mt, 13, 31-32)

Page 4: SÉNEVÉ ÉTÉ 2015 « JE T AI APPELÉ PAR TON NOM · tétragramme, constitué des lettres YHVH (yod-hé-waw-h ... s'agissait d'une apposition de type YHVH-Adona ï, ou Adonaï-YHVH

SÉNEVÉÉTÉ 2015

« JE T’AI APPELÉ PAR TON NOM »

SOMMAIRE

Éditorial . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5

Appeler Dieu par son nomVincent CINOTTI, Quelques remarques sur les noms propres de l’Ancien Testament . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9

Vocations singulièresAxelle DE REVIERS, Le nom et la vocation de saint Paul . . . . . . . . . . . . . . . . . 21François HOU, « Le Nom de la Vierge était Marie » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 27

Répondre à l’appelThomas GAY, L’envers ockhamien de l’appel à la sainteté : grâce et prédestination chez Ockham . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 39Ostiane COURAU, « Samuel, Samuel ! » : l’appel de Samuel et son commentaire par Grégoire le Grand . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 65

Comptes-rendus . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 73

TalassadesJean-Benoît POULLE, Le chrétien malgré lui, ou quelques paradoxes de l’affaire Lebouvier . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 87

Page 5: SÉNEVÉ ÉTÉ 2015 « JE T AI APPELÉ PAR TON NOM · tétragramme, constitué des lettres YHVH (yod-hé-waw-h ... s'agissait d'une apposition de type YHVH-Adona ï, ou Adonaï-YHVH

Éditorial

« Et maintenant, ainsi parle Yahvé, celui qui t’a créé, Jacob, qui t’a modelé, Israël. Ne crains pas, car je t’ai racheté, je t’ai appelé par ton nom : tu es à moi. » (Is 43, 1). Ces paroles, d’abord adressées au prophète Isaïe, révèlent l’inconcevable intimité de Dieu avec son peuple comme avec chacune de ses créatures. Appeler quelqu’un par son nom, c’est le connaître ; et la connaissance que Dieu a de sa création est vertigineuse. Il n’est pas un repli d’une seule âme, pas une ébauche de pensée informe qui échappe au Créateur ; nous lui sommes de part en part transparents. Comme l’écrit le Psalmiste,

Yahvé, tu me sondes et tu me connais ; que je me lève ou m’assoie, tu le sais, tu perces de loin mes pensées ; que je marche ou me couche, tu le sens, mes chemins te sont tous familiers. Ma parole n’est pas encore sur ma langue, et voici, Yahvé, tu la sais tout entière (…) Merveille de science qui me dépasse, hauteur ou je ne puis atteindre (…) C’est toi qui m’as formé les reins, qui m’a tissé dans le ventre de ma mère.

(Ps 139, 1-4, 6, 13)

« Je t’ai appelé par ton nom » : chacun de nous est personnellement et intimement connu de Dieu, d’une manière qui excède radicalement notre propre compréhension. Mais que ce lien personnel qui unit Dieu à chacun soit indissociablement un appel mérite réflexion. Dans nos relations humaines, l’impression que nous connaissons parfaitement notre semblable se traduit fréquemment par la possibilité d’anticiper ses réactions, de connaître à fond ses qualités mais peut-être surtout ses travers ; songeons à ces vieux couples qui en viennent à s’exaspérer mutuellement par des signes imperceptibles pour un tiers. La connaissance intime de l’autre peut devenir une intransigeance sans bienveillance ; prétendre connaître l’autre, c’est alors le figer en une

Page 6: SÉNEVÉ ÉTÉ 2015 « JE T AI APPELÉ PAR TON NOM · tétragramme, constitué des lettres YHVH (yod-hé-waw-h ... s'agissait d'une apposition de type YHVH-Adona ï, ou Adonaï-YHVH

somme de traits de caractères et d’insuffisances, le croire incapable de nous surprendre.

Or, précisément, si Dieu nous connaît par notre nom, mieux que personne et de toute éternité, cette connaissance ne nous condamne jamais. Le regard que Dieu porte sur nous n’est jamais scrutateur et impitoyable, il ne nous enferme jamais dans nos faiblesses comme nous pouvons le faire nous-mêmes. Car cette connaissance qu’il a de nous est en même temps un appel, une exhortation, une exigence : appel à faire mourir en nous le « vieil homme » et à vivre en homme nouveau, en renaissant selon notre véritable nom, celui de notre vocation singulière à la sainteté. Le nom par lequel Dieu nous appelle n’est pas simplement le nom que nous avons reçu de nos parents à la naissance ; c’est aussi le nom auquel nous choisissons personnellement de répondre, en engageant notre liberté à la suite du Christ.

Ostiane COURAU

6

Page 7: SÉNEVÉ ÉTÉ 2015 « JE T AI APPELÉ PAR TON NOM · tétragramme, constitué des lettres YHVH (yod-hé-waw-h ... s'agissait d'une apposition de type YHVH-Adona ï, ou Adonaï-YHVH

Appeler Dieu par son nom

Page 8: SÉNEVÉ ÉTÉ 2015 « JE T AI APPELÉ PAR TON NOM · tétragramme, constitué des lettres YHVH (yod-hé-waw-h ... s'agissait d'une apposition de type YHVH-Adona ï, ou Adonaï-YHVH
Page 9: SÉNEVÉ ÉTÉ 2015 « JE T AI APPELÉ PAR TON NOM · tétragramme, constitué des lettres YHVH (yod-hé-waw-h ... s'agissait d'une apposition de type YHVH-Adona ï, ou Adonaï-YHVH

Quelques remarques sur les noms propresde l’Ancien Testament

Vincent CINOTTI

« Μῦρον ἐκκενωθὲν ὄνομά σου »« Ton nom est comme un parfum qu'on répand »

(Cantique des cantiques, I, 3)

Affirmer que les anciens Hébreux donnaient une importance tout à fait capitale aux noms propres tient sans aucun doute de la banalité : cependant, comme toutes les évidences, on ne saurait assez le répéter. Si, pour un occidental moyen au XXIe siècle le nom d'une personne sert à désigner l'individu dont il est question dans le flux du discours, dans le monde de la Bible, il faut ajouter à cette fonction première référentielle un ensemble d'autres connotations : nommer un être, c'est alors le créer, dans une certaine mesure, le définir en tout cas, le caractériser voire le maîtriser. On sait que la domination d'Adam sur toute la Création est admirablement signifiée, dans le texte de l'écrivain sacré, par le fait de donner un nom à chacun des animaux ; on se doute donc de la portée que peut avoir la nomination d'un être humain, et des difficultés que présente celle d'un être surnaturel. Pour tout dire, la relation entre individu et être désigné est si intime que l'un équivaut en quelque sorte à l'autre : le nom tient à l'essence de la personne, il est même susceptible de la modifier s'il est changé.

L'étude des noms de l'Ancien Testament ne se justifie donc pas uniquement par un vague souci de dilettante amateur d'exotisme, ou d'esthète en mal de poésie, car comprendre la valeur symbolique qui s'attache à ces mots, et à toutes les actions qui s'y rapportent (nommer un enfant, changer de nom, invoquer un nom…) permet d'avoir une clé de

Page 10: SÉNEVÉ ÉTÉ 2015 « JE T AI APPELÉ PAR TON NOM · tétragramme, constitué des lettres YHVH (yod-hé-waw-h ... s'agissait d'une apposition de type YHVH-Adona ï, ou Adonaï-YHVH

lecture essentielle si l'on veut saisir pleinement le sens du texte inspiré et s'en imprégner.

Les noms de Dieu : Sanctum et terribile nomen Ejus (Ps. 111)

Le premier point à souligner est que nommer Dieu peut déjà sembler une tâche absurde : le nom doit révéler l'essence de la personne nommée, ou tout au moins le caractériser et permettre de l'appréhender, on l'a dit. Or tout cela est, bien évidemment, impossible quand il s'agit de Dieu, puisqu'il échappe à toute conceptualisation humaine, et qu'on ne peut le qualifier autrement que par l'unité, et, ce qui rejoint le premier, l'être. On doit donc tenter de le décrire en termes terrestres. Partant de là, Dieu étant maître de toute chose sera appelé « mon Seigneur », un de ses noms les plus connus, ’Adônâï (אדני : comparer avec le dieu de Syrie-Phénicie Adoni, en Grec Adonis). Le nom parle de lui-même : il s'agit du pluriel du nom commun ’adôn, suivi d'un suffixe pronominal de possession de première personne (en -i) ; cependant, l'être désigné est clairement conçu comme unique : comment donc comprendre le pluriel ? On le glose habituellement comme un pluriel qualificatif, désignant la perfection du référent (que les grammairiens nomment plurale abstractum, ou virtutum ou encore magnitudinis). Il s'agit en tout cas d'un titre, d'un terme d'adresse (appellatif), et pas véritablement d'un nom, du moins à l'origine : la courtoisie s'impose. C'est sans doute pour les mêmes raisons que l'on trouve un autre nom de dieu également au pluriel de majesté, celui d’Ĕlôhîm (אלהים), dont l'origine est d'ailleurs assez peu claire : certains l'ont rattaché à une racine sémitique désignant la crainte, et ce nom générique renverrait donc à toutes les entités perçues comme devant être craintes en raison de leur grande puissance (numina tremenda : indice d'un ancien polydémonisme sémitique pour Renan). Le singulier serait Eloah que l'on trouve également, mais assez rarement, dans les Livres (אלוה)saints. De fait, dans la langue de la Bible, le nom ‘Ĕlôhîm s'applique aussi bien au Dieu d'Israël qu'aux dieux des nations païennes (Genèse XXXV, 2), et peut aussi s'employer métaphoriquement pour désigner des juges (Exode XXI, 6) ou encore des anges (Psaumes, XCVII). Le théonyme ‘Êl quant à lui, est bien un singulier, mais les philologues ont longtemps ,[אל]été divisés concernant son rapport avec le pluriel ‘Ĕlôhîm ; il a plutôt été rapproché de la racine signifiant la force, mais cette étymologie a été

10 Vincent CINOTTI

Page 11: SÉNEVÉ ÉTÉ 2015 « JE T AI APPELÉ PAR TON NOM · tétragramme, constitué des lettres YHVH (yod-hé-waw-h ... s'agissait d'une apposition de type YHVH-Adona ï, ou Adonaï-YHVH

contestée. Ce nom est aussi un terme générique, et s'emploie donc également pour les dieux païens : cela justifie l'adjonction fréquente de déterminants, adjectifs ou compléments nominaux. On trouvera ainsi, pour n'en citer que quelques-uns : ‘Êl haï (Dieu vivant), ‘Êl ‘Ĕlyôn (Dieu très-haut), ‘Êl ‘olâm (Dieu d'éternité), hâ-’Êl ‘Ĕlôhê ‘abîkâ (Le Dieu, dieu de ton père), ou encore Êl shaddaï (Dieu tout-puissant). Remarquons aussi que c'est ce mot qui se retrouve dans la plupart des noms théophores chez les Hébreux : Eléazar, Nathanaël, Ezéchiel etc. (comparer avec, chez les Syro-Cananéens et Phéniciens, l'usage du nom Baal : Ithobaal ou Jézabel par exemple).

Ces théonymes désignent donc Dieu par des descriptions, ou des termes le suggérant, en lui-même ou chez son serviteur : la domination, la crainte, la force. Le nom véritable de Dieu, cependant, est resté secret très longtemps, car le Seigneur ne crut pas bon de l'expliquer aux patriarches (Exode III, 6-16). Ce nom secret est donc contenu dans le tétragramme, constitué des lettres YHVH (yod-hé-waw-hé - יהוה). Au vu de tout le mystère entourant ce nom propre de Dieu, et de la solennité de sa révélation à Moïse (Exode III, 15), la révérence dont il était entouré ne saurait surprendre. Suivant une interprétation rigoriste du texte sacré, (Lévitique XXIV, 16), on finit par interdire de proférer le nom de Dieu (le verbe employé, naqab, pouvant signifier aussi bien « énoncer solennellement » que « blasphémer »), sauf exceptions très rares : l'exégète Paul de Burgos (R. Salomon ha-Levi avant sa conversion) affirme qu'il était prononcé par le prêtre dans le Temple lors de la bénédiction solennelle, tandis que le Talmud indique que cela était réservé au grand-prêtre, le jour de l'Expiation, dans le Saint des saints au cœur du Temple de Jérusalem. On ne l'écrivait pas non plus sans une juste raison, avec bien des précautions. La conséquence de cela fut que l'on ne savait guère comment il convenait de vocaliser cette suite consonantique : le Nom ineffable étant remplacé, à la lecture de l'Écriture, par Adonaï, il devint habituel de lui attribuer les voyelles de ce titre (en tenant compte d'une simplification du premier signe semi-vocalique de ce titre, qui passe d'un hatef patah à un shewa mobile, d'un -a- bref à un -e- bref), ou encore les voyelles du nom Elohim, quand il s'agissait d'une apposition de type YHVH-Adonaï, ou Adonaï-YHVH. Par ailleurs, cette vocalisation a été l'objet de débats, et on trouve divers témoignages attestant de formes différentes données au nom qui se cache

Quelques remarques sur les noms propres de l’Ancien Testament 11

Page 12: SÉNEVÉ ÉTÉ 2015 « JE T AI APPELÉ PAR TON NOM · tétragramme, constitué des lettres YHVH (yod-hé-waw-h ... s'agissait d'une apposition de type YHVH-Adona ï, ou Adonaï-YHVH

derrière le tétragramme : Diodore de Sicile (Bibliothèque Historique I, 94) lit Yaoh (Ἰαώ), Clément d'Alexandrie (Stromates V, 6) Yaouh (Ἰαού), Porphyre (dans Eusèbe, Praep. Evang. I, 9) Jeuo, Jacques d'Edesse, enfin, Jehje. Chez les Hébreux, plusieurs indices (et notamment le témoignage de Théodoret de Cyr concernant les Samaritains, en Ex. quaest. XV) laissent penser que la prononciation réelle devait ressembler à ce que nous transcririons Yahvéh (Ἰαβέ) ; l'ancienne vocalisation a cependant pour elle une longue tradition, illustrée par des siècles de théologie, de poésie, de philosophie, et aussi de philologie… Quant au sens de ce nom divin, le plus répandu de tous ceux de la Bible, on le rapproche habituellement de la racine dont est issu le verbe être (h-y-h), d'autant plus que sa révélation dans l'Exode est précédée de peu par la fameuse description de Dieu par lui-même : « Je suis celui qui suis », (אהיה אשר אהיה) phrase qui résume bien l'impossibilité, avant l'accomplissement parfait de l'Alliance par l'Incarnation et la perfection de la Révélation, de dire de Dieu autre chose que son existence. Un tel flou rendait ce nom aisément malléable pour l'imagination fertile des gnostiques, Naasséniens ou Ophites par exemple : pour eux, Ialdabaoth devint le nom du démiurge impuissant de la Genèse, ennemi de l'humanité et usurpateur de la divinité, avant que le Serpent (dont ils tiraient leur nom), incarnation de l'Esprit divin (Νοῦς) ne viennent secourir les hommes. Un autre gnostique, Basilide s'empara aussi de cette séduisante croyance orientale, et on trouve le Nom divin, sous la forme ΙΑΩ, fréquemment associé à l'entité mystérieuse nommé Abrasax (parfois Abraxas), grand archonte des sphères célestes dans la cosmologie basilidienne. Par ailleurs, on trouve aussi le nom divin, sans doute encore moins bien compris, sur des ostraca couvertes de formules païennes d'envoûtement ou de malédiction : quitte à jeter un sort, autant mettre tous les dieux imaginables de son côté… Parmi les Hébreux, on était, on l'a dit, bien plus respectueux : il était donc courant, quand on voulait invoquer, prendre à témoin, ou louer Dieu, de remplacer le tétragramme ineffable par « Le Nom  » (ha-Shèm : étant entendu qu'il s'agissait du nom par excellence que l'on ne ,(השםsaurait employer à la légère. Le nom de Dieu se retrouve également en apposition avec d'autres noms ou titres, surtout Adonaï ou encore Shabaoth («   Dieu des armées » : צבאות), surtout employé par Isaïe, Jérémie, ou Zacharie, et qui nous est familier par son usage avant le Canon de la Messe (Isaïe VI, 3) : Sanctus, Sanctus, Sanctus Dominus, Deus

12 Vincent CINOTTI

Page 13: SÉNEVÉ ÉTÉ 2015 « JE T AI APPELÉ PAR TON NOM · tétragramme, constitué des lettres YHVH (yod-hé-waw-h ... s'agissait d'une apposition de type YHVH-Adona ï, ou Adonaï-YHVH

Sabaoth… On trouve également, mais très rarement, ce qui semble être une forme brève : Yah. Celle-ci, ainsi que Yâhû, se retrouve en outre à la fin de plusieurs noms théophores, tandis que les formes Yehô, Yô se trouvent à l'initiale.

Il va de soi qu'on s'est ici limité aux formules les plus récurrentes dans la Bible, et que l'on n'a pas pris en compte les noms et titres tirés de la littérature hébraïque plus tardive, talmudique (comme le grand Nom de la Création de 42 lettres) ou cabalistique (comme Ayn Sof [l'Infini] dans le Zohar). Outre qu'il vaut mieux ne pas se lancer dans l'étude de chacun des 72 noms de Dieu, formés par combinaison de divers éléments (lettres, mots ou versets), cela ne concerne évidemment plus directement la Révélation de la Foi véritable.

Les noms de personnes : Noli timere quia redemi te et vocavi nomine tuo, meus es tu (Isaïe 43)

On n'a pas ici l'ambition de répertorier et d'analyser tous les noms de personne dans l'Ancien Testament ; on se contentera de quelques remarques sur la signification de ceux-ci, les traditions qui les expliquent, la symbolique qu'ils recèlent, tout en se basant, cela va de soi, sur des exemples précis.

Un premier élément à noter est, pour citer Henri Lesêtre 1 , l'« identité du nom avec la personne ». L'association intime déjà mentionnée entre le nom et l'essence d'un individu explique donc que « être appelé » (niqra) est souvent employé comme synonyme du verbe «  être » : Isaïe affirme ainsi que le Dieu d'Israël est appelé Dieu de toute la terre (Isaïe LIV, 5), et, dans le Nouveau Testament, l'ange annonce que Jésus sera appelé fils du Très-Haut (St Luc I, 76). Par conséquent aussi, connaître, ou appeler quelqu'un par son nom est souvent un signe d'affection ou de faveur particulier (ainsi cf. Exode XXXIII, 12, 17). Enfin, faut-il le rappeler, le nom peut avoir une signification précise, parfois purement générique (comme Eliab : « dont Dieu est le père »), mais renvoyant parfois à un incident précis, au moment de la naissance par exemple (ainsi, Îshaq : « il rit », ou, plus ordinaire : ‘Édèn - « plaisir »), ou encore à un événement à venir, prenant alors une portée prophétique (à tout Seigneur, tout honneur :

Quelques remarques sur les noms propres de l’Ancien Testament 13

1. Dictionnaire de la Bible, IV, 2, col. 1671.

Page 14: SÉNEVÉ ÉTÉ 2015 « JE T AI APPELÉ PAR TON NOM · tétragramme, constitué des lettres YHVH (yod-hé-waw-h ... s'agissait d'une apposition de type YHVH-Adona ï, ou Adonaï-YHVH

Yehôšûa‘, abrégé en Yêšûa‘ - « Dieu est salut », ou « Dieu sauve »). Dans les premiers temps au moins, il est assez fréquent que ce soit la mère, dont le destin a été si longtemps lié à celui de l'enfant qu'elle a porté, qui choisisse le nom qu'on lui attribuera ; cette même « sympathie » entre les deux explique la valeur parfois prophétique du nom, et l'on sait bien que rien n'échappe à la sagesse d'une mère.

Matériellement, pour ainsi dire, les noms bibliques sont très divers : il peut s'agir d'un nom de phénomène céleste (Baraq, « éclair ») d'un nom de plante (Yèrèd, « rose »), d'un nom d'animal (Caleb, « chien ») ou d'un adjectif qualificatif (’Amôn, « fidèle ») : comme on pouvait s'y attendre, certains historiens des religions voulurent voir dans ces catégories de noms (animaux et végétaux) l'indice d'un totémisme primitif du peuple d'Israël, renvoyant donc à l'ancêtre mythique du clan ; cette mode ethnologique est quelque peu dépassée actuellement, bien que l'on admette la possibilité d'un très ancien totémisme cananéen. Pour revenir au nom propre, celui-ci peut aussi consister en un nom joint à un complément (‘Ôbadyahu, « esclave de Dieu »), et on remarque souvent de vraies propositions (Mîka’el, « qui est comme Dieu », Natanyahu, « Dieu l'a donné »), avec aussi des modifications dans les temps du verbe central ou dans la place de verbe, au début et à la fin. En outre, les théonymes employés sont particulièrement susceptibles d'être analysés selon la période et le lieu d'attestation : les noms en -el- sont d'abord courants, se font plus rare, puis réapparaissent au retour de Babylone ; les noms en -yah- (ou dérivés) se multiplient sous les premiers rois d'Israël et de Juda ; les noms en -ba῾al- (« seigneur », titre emprunté aux peuples païens de Canaan) ne se retrouvent plus guère au moment de l'exil.

Quant aux pratiques culturelles entourant le nom, on se contentera de relever quelques points frappants. D'abord, l'importance de la généalogie : l'appellation par le patronyme ne se développe qu'assez tard dans la langue courante, mais on trouve déjà quelques exemple dans les premiers livres (ainsi, en II Samuel II, 12 : Abner-ben-Ner). On constate aussi, depuis le Ve siècle, l'habitude de donner aux fils le nom de leur grand-père (papponymie), comparable à ce qui se pratiquait parfois en Grèce. Dans la famille royale, il semble usuel d'avoir deux noms, le plus fameux exemple (objet de bien des commentaires et des discordes de traducteurs, jusqu'à aujourd'hui dans les facultés…) étant celui de Salomon, qui est aussi, et d'abord, nommé Yedidyah (« aimé de Dieu ») ; il

14 Vincent CINOTTI

Page 15: SÉNEVÉ ÉTÉ 2015 « JE T AI APPELÉ PAR TON NOM · tétragramme, constitué des lettres YHVH (yod-hé-waw-h ... s'agissait d'une apposition de type YHVH-Adona ï, ou Adonaï-YHVH

y avait sans doute un nom de couronnement, mais on reste bien en-deçà de la multitude de noms et titre dont étaient dotés les pharaons d'Egypte par exemple (nom, prénom, nom d'Horus, nom d'Horus d'Or etc.). Il arrivait aussi parfois que l'on se donne un nouveau nom, et l'on se contentera de citer l'exemple d'’Abrâm devenu Abraham (le premier nom serait bien, selon F. Vigouroux 2 , d'origine mésopotamienne, et se retrouve, avec terminaison assyrienne, sous la forme Abu-ramu) : c'est de toute évidence une décision d'une signification immense qui peut symboliser un changement de vie radical, et, pour Abraham, il s'agit en effet, en quittant Ur, de rompre avec sa lignée d'origine, au sein de laquelle il a reçu son nom (« père élevé »), pour accepter de suivre la voie que Dieu lui a préparée (son nouveau nom signifie « père de la multitude   », annonçant son destin de paternité d'un peuple aussi nombreux que les étoiles du ciel, selon la promesse divine).

Pour terminer sur les aspects culturel des noms de personnes, rappelons le flux régulier de noms étrangers en Israël, et notamment, dans les derniers siècles avant la naissance de Notre-Seigneur, des noms grecs ou latins. Ainsi, sous les Séleucides, beaucoup adoptent des noms grecs, ce qui, chez certains, pourrait s'apparenter à une trahison ou à un blasphème contre le vrai Dieu, si l'on considère que le nom d'un homme s'apparente souvent à une forme d'engagement. On relève, pour cette période, des noms issus de la mythologie (Ménélas), de l'époque classique (Eubule), ou de l'histoire d'Alexandre (Philippe). La dynastie hasmonéenne se signale par son hellénisation progressive : certains de ses rejetons adoptent des noms doubles (Alexandre-Yannaï), noms de différentes origines se retrouvent dans les généalogies (ainsi, le frère du grand-prêtre Phasaël, Hérode, a un nom grec). Plus généralement, les Juifs essaient de faire correspondre leur nom grec avec leur nom hébreu : Jason remplace Josué, Didyme (« jumeau ») traduit Thomas (d'origine araméenne par ailleurs). Dans un dernier temps, ce sont les noms latins qui font leur apparition, mais ils restent assez minoritaires ; on peut penser à Marc, Rufus, ou encore Justus. Il est d'ailleurs significatif que Paul ait changé son nom de Saül («   demandé ») pour un nom latin (« petit   ») : cette décision de l'Apôtre des Gentils vient comme sceller la

Quelques remarques sur les noms propres de l’Ancien Testament 15

2. La Bible et les découvertes modernes, t. 1, p. 403.

Page 16: SÉNEVÉ ÉTÉ 2015 « JE T AI APPELÉ PAR TON NOM · tétragramme, constitué des lettres YHVH (yod-hé-waw-h ... s'agissait d'une apposition de type YHVH-Adona ï, ou Adonaï-YHVH

vocation universelle de l'Église nouvelle et mettre un terme définitif à l'Ancienne Alliance avec Israël.

Appendice : Praecipio tibi, quicumque es, spiritus immunde, […] ut dicas mihi nomen tuum

Pour s'en tenir à la Bible, et en évitant de sombrer dans le sensationnalisme, si séduisant soit-il, des divers traités ou catalogues démonologiques (que ce soit dans le Liber juratus, le Malleus maleficarum ou le Dictionnaire infernal de Colin de Plancy pour la tradition chrétienne, le Talmud de Babylone ou le Zohar pour la tradition juive), on doit constater qu'il y a, dans la Bible, assez peu de noms de démons. Contrairement aux anges, cependant, leurs noms ne semble pas tous formés sur le modèle de ceux des hommes, et l'on soupçonne dans certains cas une influence étrangère ; ceci, et le fait qu'il y en a assez peu, justifie de les étudier au cas par cas (sans non plus s'arrêter sur chacun d'eux).

Le plus fameux est bien sûr Satan, qui ne signifie pas autre chose que «   l'adversaire   » (le nom hébreu est d'ailleurs accompagné de l'article : Lesêtre remarque 3 ; (השטן d'ailleurs que l'écrivain sacré ne donne pas ce nom au serpent de la Genèse, sans doute pour éviter de susciter, chez les Hébreux, un culte en l'honneur de cet être si puissant qu'il faudrait mettre de son côté : cette illustration de la puissance que recèle la possession d'un nom semble encore compréhensible aujourd'hui. Par la suite, il devint interdit de prononcer le nom de l'ange maudit, de peur qu'il n'entre dans la bouche de l'homme à cette occasion (ceci est reflété dans un des traités du Talmud, Berakhot Folio 60a).

L'origine étrangère de certains noms donnés à des êtres démoniaques plus ou moins personnifiés s'explique souvent par leur association avec un dieu païen (Ps. XCVI : omnes dii gentium daemonia). Ainsi, on trouve Lilith (désignant sans doute le chat-huant, mais associé aux esprits malins par l'imagination populaire – d'où la traduction grecque des Septante par λάμια), dont le nom dérive plutôt, à l'origine, du sumérien (lil signifiant «   air ») que de l'hébreu (laylah, la nuit), bien que la présence d'un mot dérivé du sumérien en Israël à cette époque semble difficile à expliquer. Le dieu des Philistins est également d'origine étrangère : Dagon se

16 Vincent CINOTTI

3. Dictionnaire de la Bible, II, 2, col. 1368.

Page 17: SÉNEVÉ ÉTÉ 2015 « JE T AI APPELÉ PAR TON NOM · tétragramme, constitué des lettres YHVH (yod-hé-waw-h ... s'agissait d'une apposition de type YHVH-Adona ï, ou Adonaï-YHVH

rattache bien à la racine signifiant le poisson (dag en hébreu), mais son culte est sans doute issu de celui de la divinité assyrienne Dagân, dont l'apparence rappelle la légende des « héros civilisateurs » de la Mésopotamie, les Apkallu à queue de poisson, et le plus fameux d'entre eux Oannès. Le démon Abaddon, dont le nom signifie simplement «   ruine » (ou encore «   mort » : saint Jean l'appelle donc Ἀπολλύων [Apollyon], l'exterminateur) est associé à l'impureté et aux sauterelles monstrueuses qu'il conduit hors de l'abîme dans l'Apocalypse. L'origine du nom Asmodée (Ešmadaï) a été particulièrement débattue : le linguiste Michel Bréal a voulu le relier au démon iranien Aêshma (le démon est nommé dans le livre de Tobie, composé lors de l'exil à Babylone), ce que l'iranologue Mgr de Harlez récuse, préférant l'étymologie hébraïque (de šâmad, détruire). On fait fréquemment d'Azazel un démon, mais, dans le vocabulaire biblique, le terme ‘ăzâ’zêl désigne avant tout le bouc émissaire chargé des péchés du peuple et envoyé périr dans le désert. L'identification avec un démon semble remonter à l'apocryphe appelé Livre d'Hénoch, et est validée par Origène. Rešef est simplement le mot hébreu désignant la flamme, qui a été appliqué à un ancien dieu de la ruine et de la pestilence, adoré entre autres en Canaan et devenu alors un démon. Enfin, Béelzébub est également d'origine hébraïque (Ba‘al zebûb, le « seigneur-mouche »), mais désignait surtout la divinité adorée par les Philistins d'Accaron, qui garantissait la santé de ses adorateurs (en écartant les miasmes et les mouches) ; le nom, qui se substitua à celui de Satan en raison du « tabou onomastique » frappant ce dernier, fut déformé alors en Ba‘al zebul (Béelzébul en St Matthieu X, 25 : le « maître de la maison », qui évoque déjà le « prince de ce monde » chez saint Jean [XII, 31]). Ce survol rapide des différents noms attribués à quelques démons bibliques confirme l'attitude intransigeante d'Israël devant les idoles qui se cachent derrière la plupart d'entre eux : ils sont assimilés à des animaux, à des étrangers difformes, à des êtres monstrueux. On peut, en guise de conclusion, songer à l'importance que l'Église donne elle aussi à l'énonciation du nom de l'Ennemi afin de le maîtriser, de déjouer ses feintes et de le rejeter, en lisant le verset tiré d'un rituel d'exorcisme donné en exergue (Ritus exorcizandi obsessos a daemonio).

Ce bref aperçu ne vise qu'à donner une idée de la richesse de l'onomastique personnelle de la Bible, et de l'importance qu'il convient

Quelques remarques sur les noms propres de l’Ancien Testament 17

Page 18: SÉNEVÉ ÉTÉ 2015 « JE T AI APPELÉ PAR TON NOM · tétragramme, constitué des lettres YHVH (yod-hé-waw-h ... s'agissait d'une apposition de type YHVH-Adona ï, ou Adonaï-YHVH

d'accorder aux noms qu'utilise l'hagiographe. Bien d'autres pistes de recherche eussent mérité d'être évoquées, et on aurait notamment pu s'intéresser, plutôt qu'aux applications, au nom en tant que tel, comme symbole de tradition, de renommée, de généalogie, de vérité ou de salut. On aurait pu également s'intéresser davantage à l'usage du nom lui-même : comme outil divinatoire (motif du nomen omen), ou encore aux problématiques que les noms bibliques posent encore aujourd'hui, dans le domaine, académique ou théologique, de la traduction, que ce soit pour des questions d'ecdotique (Yedidiah par exemple, et les différentes lectures que l'on trouve de ce nom) ou d'exégèse (l'emploi du terme latin Dominus dans la Vulgate, et sa raison d'être dans l'esprit de saint Jérôme).

18 Vincent CINOTTI

Page 19: SÉNEVÉ ÉTÉ 2015 « JE T AI APPELÉ PAR TON NOM · tétragramme, constitué des lettres YHVH (yod-hé-waw-h ... s'agissait d'une apposition de type YHVH-Adona ï, ou Adonaï-YHVH

Vocations singulières

Page 20: SÉNEVÉ ÉTÉ 2015 « JE T AI APPELÉ PAR TON NOM · tétragramme, constitué des lettres YHVH (yod-hé-waw-h ... s'agissait d'une apposition de type YHVH-Adona ï, ou Adonaï-YHVH
Page 21: SÉNEVÉ ÉTÉ 2015 « JE T AI APPELÉ PAR TON NOM · tétragramme, constitué des lettres YHVH (yod-hé-waw-h ... s'agissait d'une apposition de type YHVH-Adona ï, ou Adonaï-YHVH

Le nom et la vocation de saint Paul

Axelle DE REVIERS

Il faisait route et approchait de Damas, quand soudain une lumière venue du ciel l'enveloppa de sa clarté. Tombant à terre, il entendit une voix qui lui disait : « Saul, Saul, pourquoi me persécutes-tu ? » – « Qui es-tu, Seigneur ? » Demanda-t-il. Et lui : « Je suis Jésus que tu persécutes. Mais relève-toi, entre dans la ville, et l'on te dira ce que tu dois faire. » Ses compagnons de route s'étaient arrêtés, muets de stupeur : ils entendaient bien la voix, mais sans voir personne. Saul se releva de terre, mais, quoiqu'il eût les yeux ouverts, il ne voyait rien. On le conduisit par la main pour le faire entrer à Damas. 1

Cette voix, qui vient interpeller sur le chemin de Damas celui qui deviendra l'Apôtre des Gentils, l'appelle à une mission dans laquelle Saul deviendra saint Paul. Pourtant, lorsque Dieu l'appelle, il ne lui donne pas un nouveau nom : le nom de Paul viendra plus tard, et il ne lui est pas, semble-t-il, attribuée par une révélation. C'est pourquoi on peut penser que ce nom est indépendant de sa vocation : le nom de Paul est son nom de citoyen romain : choisir de le porter était probablement une façon de se donner du crédit dans son apostolat. Pourtant, on peut établir un certain lien entre le nom de saint Paul et sa mission. Lorsqu'on regarde le texte, cet épisode du chemin de Damas est rapide, fulgurant : Dieu se révèle à Paul pour se faire connaître à lui avec éclat, mais il ne lui confie pas encore de mission, si ce n'est se rendre à Damas. La mission qui attend saint Paul, tout comme son nom, se met en place petit à petit, et au sein de la communauté chrétienne et de l'Église naissante.

1. Actes, IX, 3-8, Jérusalem.

Page 22: SÉNEVÉ ÉTÉ 2015 « JE T AI APPELÉ PAR TON NOM · tétragramme, constitué des lettres YHVH (yod-hé-waw-h ... s'agissait d'une apposition de type YHVH-Adona ï, ou Adonaï-YHVH

Le premier nom de saint Paul est son nom juif, c'est celui de Saul, ou Shaoul, le même que celui du premier roi des juifs, tandis que le nom de «   paulus   » (le petit) est son cognomen romain, qui peu à peu devient le premier nom par lequel il est désigné et connu. Si on observe le passage de l'un à l'autre sous la plume de saint Luc dans les Actes, la transition se fait très brièvement, et sans justification explicite : alors qu'il reporte une mission de Saul et Barnabé dans l'île de Chypre, où ils évangélisent un proconsul du nom de Sergius Paulus en le délivrant de l'emprise d'un magicien du nom d'Élymas, saint Luc fait une simple allusion au nom romain de l’apôtre :

Alors Saul – appelé aussi Paul –, rempli de l'Esprit Saint, le fixa du regard et lui dit : « Être rempli de toutes les astuces et de toutes les scélératesses, fils du diable, ennemi de toute justice, ne cesseras-tu donc pas de rendre tortueuses les voies du Seigneur qui sont droites ? » 2

Et on peut citer la note éloquente de la traduction de Jérusalem : « Paul est désigné par son seul nom romain, et il passe au premier plan du récit ». Et de fait, dans la suite du récit des Actes, celui qui était jusque là désigné par « Σαῦλος » devient « Παῦλος », et à ce passage correspond en effet une focalisation autour de la personne de Paul, et c'est alors le début de ses grandes missions autour du bassin Méditerranéen.

Comment interpréter ce passage d'un nom à l'autre, peut-on le mettre en lien avec la conversion de saint Paul, avec sa vocation ? Le changement dans le texte de l'Évangile est sans doute lié à un changement réel dans la vie de l'apôtre, mais comment peut-on interpréter ce changement de nom ?

Saint Augustin propose une explication symbolique, liée à la signification de « paulus » : il s'agirait d'un choix d'humilité. Une telle explication est ici intéressante dans la mesure où elle établit bien un lien entre ce choix du nom « Paul » et sa vocation d’apôtre, il s’agit bien d’un changement de vie qui s’y exprime, et saint Augustin le résume bien dans l’expression : « Prostrauit Christus una uoce Saulum, erexit Paulum : hoc est, prostrauit superbum, erexit humilem. »

22 Axelle DE REVIERS

2. Actes, XIII, 9-10.

Page 23: SÉNEVÉ ÉTÉ 2015 « JE T AI APPELÉ PAR TON NOM · tétragramme, constitué des lettres YHVH (yod-hé-waw-h ... s'agissait d'une apposition de type YHVH-Adona ï, ou Adonaï-YHVH

D'où vient aussi Paul, Paul, c'est-à-dire l’humble, car auparavant il se nommait Saül, ou le superbe ? Ce nom de Saul en effet lui venait de Saül, roi orgueilleux qui persécutait l'humble David dans ses Etats. Lors donc que Paul portait le nom de Saul, lui aussi était arrogant, persécutait les innocents et dévastait l'Église. Enflammé de zèle pour la synagogue et de haine contre le nom Chrétien, il avait reçu des prêtres l'autorisation écrite de livrer aux supplices tous les Chrétiens qu'il pourrait rencontrer. Il court, il respire la mort, il a soif de sang ; mais du haut du ciel la voix du Christ abat ce persécuteur qui se relève Apôtre. Ainsi se vérifie cette prédiction : «  Je frapperai et je guérirai. » Dieu frappe dans l'homme ce qui s'élève en lui contre la majesté suprême. Un médecin est-il dur quand il porte dans un abcès ou le fer ou le feu ? Il fait souffrir, oui ; mais c'est pour rendre la santé. Il est importun ; mais s'il ne l'était, quel service rendrait-il ? D'un mot donc ; le Christ renversa Saul et releva Paul, en d'autres termes, renversa l'orgueilleux et releva l'humble. Quel autre motif avait celui-ci de vouloir changer de nom et substituer le nom de Paul à celui de Saul, si ce n'est la connaissance que ce nom de Saul porté par lui à l'époque où il était persécuteur, était un nom d'orgueil ? Il préféra pour cela prendre un nom d'humilité et s'appeler Paul, c'est-à-dire petit ; car Paul vient de parvus, petit. Aussi, heureux de ce nom, il nous donnait un bel exemple d'humilité en disant : « Je suis le plus petit des Apôtres. » 3

Cette interprétation semble solide puisqu’elle a un fondement sémantique, et elle a le mérite de faire de saint Paul un exemple pour les chrétiens auxquels s’adresse ce sermon. Mais on peut en proposer d’autres qui lui seraient complémentaire.

On retrouve chez plusieurs Pères une autre explication, plus factuelle et peut-être moins inspirante, mais qui n’est pas incompatible avec celle de saint Augustin. Elle part du texte biblique, au sein duquel saint Luc change dans sa manière d'appeler Paul à partir du moment de la conversion du proconsul Sergius Paulus : on peut donc interpréter ce choix de l'apôtre comme un hommage à ce personnage illustre à l'occasion de sa conversion. C’est ce que présente brièvement saint Jérôme lorsqu’il raconte la vue du saint dans Sur les Hommes illustres :

Le nom et la vocation de saint Paul 23

3. Sermons, LXXVII : La Chananéenne ou l’humilité.

Page 24: SÉNEVÉ ÉTÉ 2015 « JE T AI APPELÉ PAR TON NOM · tétragramme, constitué des lettres YHVH (yod-hé-waw-h ... s'agissait d'une apposition de type YHVH-Adona ï, ou Adonaï-YHVH

Le premier à qui sa prédication fit embrasser la vraie croyance fut Paul Sergius, proconsul de Chypre ; et ce dernier, reconnaissait de lui devoir sa conversion, donna son nom à l’apôtre. 4

Ces différentes lectures rendent raison du choix de changement de nom et le justifient dans le contexte de la biographie de saint Paul et de l'histoire de l'Église. Cependant, on peut y ajouter une autre interprétation, une interprétation symbolique, et qui ne serait pas incompatible avec celles proposées précédemment : on peut voir dans le changement de nom de Paul un symbole de sa conversion et de sa mission.

En effet, on l'a dit, dans le texte biblique, la conversion de Paul sur le chemin de Damas est un événement très soudain, très rapide lorsqu'il est rapporté dans les Actes, et l'envoi de Paul en mission se fait progressivement : Dieu ne s'adresse pas à lui directement pour lui donner une mission (comme il le fait pour Abraham ou Moïse), saint Paul, lui, reçoit sa mission au sein de la communauté chrétienne. Dieu choisit de passer par Ananie, qui baptise Paul, et c'est à lui que Dieu révèle la mission qu'il veut confier à saint Paul :

Mais le Seigneur lui dit : « Va, car cet homme m'est un instrument de choix pour porter mon nom devant les nations païennes, les rois et les Israélites. » 5

Dans cette phrase se résume toute la mission qui attend l'Apôtre des Gentils, son apostolat auprès des Juifs, et auprès des nations païennes (et en particulier grecques et romaines), et il n'est pas anodin que cette phrase s'adresse à Ananie, car cela révèle la dimension ecclésiale de la vocation de l'Apôtre : la mission de Paul n'est pas celle d'un homme seul, saint Paul incarne une mission qui est celle de l'Église, qui doit devenir universelle et faire de toutes les nations des disciples, l'apôtre n'en est que « l’instrument ». Ainsi, la mission de saint Paul et sa vocation lui sont confiées progressivement et au sein de l'Église, à travers son baptême par

24 Axelle DE REVIERS

4. S. Jérôme, De viris illustribus - Tableau des écrivains ecclésiastiques, ou Livre des hommes illustres.

5. Actes, IX, 15.

Page 25: SÉNEVÉ ÉTÉ 2015 « JE T AI APPELÉ PAR TON NOM · tétragramme, constitué des lettres YHVH (yod-hé-waw-h ... s'agissait d'une apposition de type YHVH-Adona ï, ou Adonaï-YHVH

Ananie, puis son oeuvre dans les débuts de l'Église. C'est donc petit à petit, et à travers le développement progressif de l'Église, que Paul devient l'Apôtre des Gentils, et on peut voir dans son changement de nom une étape qui le mène dans cette mission. En effet, en passant de Saul, nom juif, à Paul, on passe de la tradition juive (et en particulier la royauté) à la citoyenneté romaine. Il s’agit ici de regarder non pas tant le sens des deux noms que leur origine et leur contexte, les rattachant à des étapes de la construction de l’Église. En prenant son nom de citoyen romain, Paul effectue un passage, une ouverture de l'héritage de l'ancien Testament vers le monde romain, un monde qui deviendra celui du christianisme. Ainsi, on peut faire un lien entre ce choix d'un nom, qui est un nom païen, et la vocation de Paul, qui est tournée vers les nations païennes, et, de façon plus générale, la vocation de l'Église, au moment où elle est appelée à devenir universelle.

Si le changement de nom et la vocation de saint Paul ne sont pas liées de façon évidentes, et qu'il s'agit de faire appel à l'interprétation en effectuant des hypothèses d'ordre historiques et exégétiques, pour expliquer ce changement par la biographie de l'Apôtre, on peut néanmoins lire ce changement de façon symbolique, et y voir une image de sa mission personnelle d'apôtre et, de la même façon, sinon une composante, du moins un signe de l'ouverture du monde chrétien dans son origine juive vers le monde latin, le monde romain. Et dans les faits, cette ouverture aux nations, saint Paul en a été, selon cette mission qui lui a été confiée par Dieu, « l’instrument ».

Le nom et la vocation de saint Paul 25

Page 26: SÉNEVÉ ÉTÉ 2015 « JE T AI APPELÉ PAR TON NOM · tétragramme, constitué des lettres YHVH (yod-hé-waw-h ... s'agissait d'une apposition de type YHVH-Adona ï, ou Adonaï-YHVH
Page 27: SÉNEVÉ ÉTÉ 2015 « JE T AI APPELÉ PAR TON NOM · tétragramme, constitué des lettres YHVH (yod-hé-waw-h ... s'agissait d'une apposition de type YHVH-Adona ï, ou Adonaï-YHVH

« Le Nom de la Vierge était Marie »

François HOU

« Béni soit le Nom de Marie, Vierge et Mère. » 1 Le saint Nom de Marie est le seul, hormis celui de Jésus, que la sainte Église honore d’une fête liturgique. La fête du très saint Nom de Marie, en effet, est attestée en Espagne dans le diocèse de Cuenca dès 1513. La victoire que remporta à Vienne Jean Sobieski le 12 septembre 1683 sur les armées du Grand Turc, à l’issue d’une campagne commencée le 15 août et placée sous la protection de la Vierge Marie, permit d’étendre cette fête à l’Église universelle : alors qu’elle était célébrée jusque-là le 22 septembre, soit quatorze jours après la fête de la Nativité de la Vierge le 8 septembre en raison de la coutume juive de ne donner leur nom aux filles que quatorze jours après leur naissance, le pape Innocent XI, désireux de célébrer l’événement, la déplaça au dimanche, jour de la bataille ; puis la fête fut fixée au 12 septembre 2.

Pourquoi une fête du très saint Nom de Marie ?

Ces honneurs liturgiques que l’Église réserve au Nom de Marie peuvent tout d’abord surprendre dans la mesure où, comme le rappelle saint Louis-Marie Grignion de Montfort, « Marie, n’étant qu’une pure créature sortie des mains du Très-Haut, comparée à sa Majesté infinie, est moindre qu’un atome, ou plutôt n’est rien du tout, puisqu’il est seul

1. Louanges divines en réparation des blasphèmes.

2. Abbé Daniel Joly fsspx, Missel quotidien des fidèles, Clovis, 2012, p. 1597. Toutes les citations et références liturgiques de cet article sont extraites des livres de 1962.

Page 28: SÉNEVÉ ÉTÉ 2015 « JE T AI APPELÉ PAR TON NOM · tétragramme, constitué des lettres YHVH (yod-hé-waw-h ... s'agissait d'une apposition de type YHVH-Adona ï, ou Adonaï-YHVH

“Celui qui est”. » 3 Jésus, dont la sainte humanité est unie ineffablement à la Personne divine du Verbe, a reçu, nous dit l’Apôtre, le Nom qui est au-dessus de tout nom, nomen quod est super omne nomen, Nom devant lequel tout genou doit fléchir (cf. Phil II, 9-10), ce qui suffit à expliquer l’extrême révérence dont son Nom entouré par son Église ; mais comment expliquer que le Nom de Marie, qui est celui d’une créature, quelque sainte et immaculée qu’elle soit, soit lui aussi désigné comme un « très saint Nom » digne de recevoir comme le Nom de Jésus les honneurs de la liturgie 4 ? On peut être tenté, avec les ennemis de l’Église, de ne voir dans cette dévotion au Nom de Marie qu’une inflation mariologique, une surenchère dévotionnelle étrangère à la pureté et à la vérité de l’Évangile, en un mot un excès d’une piété mal éclairée.

Le mystère des noms

Il n’en est rien cependant ; et c’est tout au contraire une fidélité attentive à l’Évangile qui a conduit l’Église et les saints docteurs à encourager la dévotion au très saint Nom de Marie. Il faut noter en effet que ce n’est pas par hasard qu’apparaît dans l’évangile selon saint Luc le nom de Marie, mais qu’au contraire ce nom semble couronner une suite de versets où tout révèle l’importance des noms : Missus est angelus Gabriel a Deo in civitatem Galilae, cui nomen Nazareth, ad virginem desponsatam viro, cui nomen erat Joseph, de domo David, et nomen virginis Maria (Lc I, 26-27)

28 François HOU

3. S. Louis-Marie Grignion de Montfort, Traité de la vraie dévotion à la sainte Vierge, n° 14, dans L’amour de Jésus en Marie, t. II, nouvelle édition par François-Marie Léthel O.C.D., Ad Solem, Genève, 2000, p. 20.

4. Il faut noter cependant que le Nom de Jésus, à chaque fois qu’il est prononcé, dans les lectures ou en conclusion des oraisons par exemple, doit être accompagné par une inclination médiocre du célébrant et des clercs présents dans le chœur, tandis que le Nom de Marie, au Communicantes du Canon par exemple (« Vénérant premièrement la mémoire de la glorieuse Marie toujours vierge… »), n’est accompagné que d’une inclination légère.De plus, tandis que la Fête du très saint Nom de Jésus, dans le calendrier de 1962, est de 2e classe, celle du très saint Nom de Marie n’est que de 3e classe.

Page 29: SÉNEVÉ ÉTÉ 2015 « JE T AI APPELÉ PAR TON NOM · tétragramme, constitué des lettres YHVH (yod-hé-waw-h ... s'agissait d'une apposition de type YHVH-Adona ï, ou Adonaï-YHVH

5. L’évangéliste ne nomme pas Marie aussitôt qu’il mentionne la vierge fiancée à Joseph, mais semble tenir ce nom en réserve comme une précieuse vérité qui nous introduit, quelques versets plus loin, dans la vérité plus précieuse encore de la révélation du Nom de Jésus : Vocabis eum Jesum, « Vous l’appellerez Jésus » (Lc I, 31). Le nom de Marie n’est pas prononcé à la légère, mais nous dispose à entendre le Nom de Jésus.

Ainsi saint Bernard note-t-il à propos de ce passage de l’Évangile qu’il n’est pas possible, alors que pas un passereau ne tombe sans la permission du Père céleste, qu’une parole superflue soit tombée de la bouche du saint évangéliste alors qu’il nous entretient d’instants si décisifs pour notre salut. « Chaque mot, nous dit-il, déborde d’une douceur céleste, à condition toutefois de trouver quelqu’un pour le scruter soigneusement. » 6 C’est donc avec soin qu’il convient de scruter le nom de Marie que saint Luc nous livre avec tant de précautions. Or ce nom, dit encore saint Bernard, signifie « étoile de la mer », maris stella 7 . En effet, c’est de Marie que parle l’Écriture lorsqu’elle évoque la noble étoile issue de Jacob, stella ex Jacob orta (Num XXIV, 17). Saint Bernard montre pourquoi la sainte Vierge est comparée avec tant d’à-propos à une étoile : « Tout comme l’astre émet son rayon sans diminution, ainsi la

« Le Nom de la Vierge était Marie » 29

5. « L’ange Gabriel fut envoyé de Dieu dans une ville de Galilée appelée Nazareth, auprès d’une vierge qui était fiancée à un homme de la maison de David, nommé Joseph, et le nom de la vierge était Marie » (nous utilisons dans cet article la traduction du chanoine Augustin Crampon).6. S. Bernard de Clairvaux, In Laudibus Virginis Matris, hom. I, 1. Putem ego de ore sancti evangelistae superfluum diffluere verbum, praesertim in sacra historia Verbi ? Non puto. Plena quippe sunt omnia supernis mysteriis, ac caelesti singula dulcedine redundantiae, si tamen diligentem habeant inspectorem (À la louange de la Vierge Mère, introduction, traduction et notes de Marie-Imelda Huille O.C.S.O et de Joël Regnard O.C.S.O., Cerf, 2009, pp. 106-107).

7. Saint Bernard reprend ici l’étymologie proposée par saint Jérôme (Liber interpretationis hebraicorum nominum, édition de P. de Lagarde, Brepols, Turnhout, 1959, p. 76 et p. 152). D’autres interprétations du nom de Marie ont bien sûr été données, ce qui cependant n’enlève rien à la valeur spirituelle de celle que propose ces saints docteurs avec la liturgie de l’Église, qui salue elle aussi Marie comme l’étoile de la mer (Hymne Ave Maris Stella des vêpres de la Vierge, antienne Alma Redemptoris Mater des complies) ou l’étoile du matin (litanies laurétanes). En effet, quelles que soient les objections que l’on peut faire aux étymologies sur lesquelles s’appuie saint Bernard, il n’en reste pas moins que le Nom de Marie est celui qui a été donné à la Vierge Mère.

Page 30: SÉNEVÉ ÉTÉ 2015 « JE T AI APPELÉ PAR TON NOM · tétragramme, constitué des lettres YHVH (yod-hé-waw-h ... s'agissait d'une apposition de type YHVH-Adona ï, ou Adonaï-YHVH

Vierge met son Fils au monde sans altération. Ni le rayon n’amoindrit l’éclat de l’astre, ni le Fils l’intégrité de la Vierge. » 8

La virginité féconde de Marie, image de la vie trinitaire

« Béni soit le Nom de Marie, Vierge et Mère » : c’est parce que le Nom de Marie signifie à la fois la virginité et la maternité de Notre-Dame qu’il est tenu dans l’Église en si haute vénération. Non seulement ce Nom exprime le privilège unique donné à Marie d’être vierge et mère, c’est-à-dire de posséder simultanément les deux perfections de la femme qui chez toute autre qu’elle sont contradictoires et incompatibles, mais il nous révèle la dignité incomparable de la Mère de Dieu. En effet, la manière qu’a Marie de manifester la plus admirable fécondité dans la plus parfaite intégrité, c’est-à-dire en étant soustraite à toute altération, témoigne de ce qu’a d’unique le degré de participation que Dieu lui a donné de sa vie intime. Il n’est qu’en Dieu qu’il ne se trouve ni changement, ni ombre d’une vicissitude, apud quem non est transmutatio, nec vicissitudinis obumbratio (Jac I, 17) et que se rencontre cependant, par l’éternel engendrement du Fils et la spiration du Saint-Esprit, la plus merveilleuse fécondité. Vierge et Mère, intègre et féconde, Marie nous manifeste l’immuabilité et la fécondité parfaites de Dieu ; elle est par cette double qualité la plus vivante image créée de l’ineffable Trinité. C’est ce qu’a bien exprimé Monsieur Olier : « Parce que Dieu le Père engendre son Verbe dans une féconde virginité, il veut exprimer dans sa sainte épouse seule, et montrer au dehors cette fécondité vierge et sans corruption. » 9

Ce n’est donc pas en vain ou par une pieuse superstition que l’Église, à la suite des saints docteurs qui regardent comme inséparables le Nom de Marie de la virginité 10 , ne cesse jamais de rappeler dans sa liturgie la perpétuité de la virginité de Marie en honorant à quatre reprises, dans

30 François HOU

8. Sine corruptione sidus suum emittit radium sic absque sui laesione Virgo parturit Filium. Nec sideri radius suam minuit claritatem, nec Virgini Filius suam integritatem (S. Bernard, op. cit., hom. II, 17).

9. Jean-Jacques Olier, Vie intérieure de la très sainte Vierge, Artège, Paris, 2013, p. 10.

10. Par exemple, S. Pierre Chrysologue, Sermo 146 : Nomen hoc indicium castitatis.

Page 31: SÉNEVÉ ÉTÉ 2015 « JE T AI APPELÉ PAR TON NOM · tétragramme, constitué des lettres YHVH (yod-hé-waw-h ... s'agissait d'une apposition de type YHVH-Adona ï, ou Adonaï-YHVH

l’ordinaire de la sainte messe, la Bienheureuse Marie toujours Vierge 11 . Cette vérité apparaît avec une particulière netteté dans la préface des messes de la sainte Vierge, qui fait suivre aussitôt le rappel de la perpétuité de la virginité par celui de l’admirable fécondité de la Mère de Dieu : Et te in veneratione beatae Mariae semper Virginis collaudare, benedicere et praedicare ; quae et Unigenitum tuum Sancti Spiritus obumbratione concepit, et virginitatis gloria permanente, lumen aeternum mundo effudit, Jesum Christum Dominum nostrum. « Il est vraiment digne et juste, équitable et salutaire […] de vous louer, bénir et exalter en la vénération de la bienheureuse Marie toujours vierge, qui a conçu votre Fils unique par la vertu du Saint-Esprit, et qui, tout en gardant la gloire de sa virginité, a donné au monde la lumière éternelle. » 12 Cette vérité 13 , cependant, n’est pas différente de celle que nous fait entendre mystérieusement l’Évangile par l’ordre même des mots qu’il emploie. Et nomen virginis Maria, écrit saint Luc, comme si le Nom de Marie ne pouvait être séparé de sa dignité de vierge, qui n’est pas une virginité ordinaire, mais une virginité féconde, reflet terrestre du mystère de l’éternel engendrement du Verbe dans l’immuabilité de Dieu. Parce que le Nom de Marie exprime l’éternelle fécondité vierge de Dieu, dont la Vierge pleine de grâce, par la maternité divine, est rendue participante d’une manière toute spéciale, c’est à très juste titre que ce Nom est dit très saint et qu’il est honoré par la liturgie de l’Église.

« Le Nom de la Vierge était Marie » 31

11. Il s’agit des deux Confiteor des prières au pied de l’autel, du Suscipe sancta Trinitas de l’offertoire, du Communicantes du Canon, du Libera nos à la fraction de l’Hostie. On pourrait y ajouter le Confiteor récité par les fidèles avant la communion.On pourrait encore ajouter à ces mentions liturgiques de la virginité perpétuelle de Marie par l’ordinaire de la sainte messe de nombreuses autres prières, par exemple la collecte et la postcommunion de la messe Salve sancta Parens ou le verset Post partum Maria virgo permansisti de l’Alma Redemptoris Mater après Noël à Complies.

12. Traduction du missel de l’abbé Joly (op. cit., p. 923).

13. En effet, la virginité perpétuelle de Marie n’est pas une pieuse opinion qu’il serait possible de refuser, mais est une vérité de foi catholique, que l’Église a affirmée au concile de Latran en 649 et qu’elle a dû défendre contre les hérésies des ébionites, des cérinthiens, de Jovinien, combattu par saint Jérôme et condamné en 390, puis plus récemment contre les sociniens condamnés par Paul IV et Clément VIII ou contre les rationalistes (Réginald Garrigou-Lagrange O.P., La Mère du Sauveur et notre vie intérieure, Cerf, Paris, 1948, part. I, chap III, art. 4).

Page 32: SÉNEVÉ ÉTÉ 2015 « JE T AI APPELÉ PAR TON NOM · tétragramme, constitué des lettres YHVH (yod-hé-waw-h ... s'agissait d'une apposition de type YHVH-Adona ï, ou Adonaï-YHVH

Un Nom vraiment digne d’être honoré

C’est pourquoi saint Alphonse de Liguori peut écrire avec raison que l’« auguste nom de Marie donné à la Mère de Dieu n’a pas été trouvé sur la terre, ni inventé par l’esprit ou le caprice des hommes, comme les autres noms. Il est descendu du ciel et fut imposé par un décret divin. » 14 C’est également l’opinion de Richard de Saint-Laurent, qui n’hésite pas à appliquer, secondairement et par participation, au Nom de Marie, ce que l’Écriture nous dit du Nom de Jésus : Dedit ei tota Trinitas nomen quod est super omne nomen, post nomen Filii sui, ut in nomine ejus omne genu flectatur 15 . La Trinité a donné à Marie un nom qui est au-dessus de tout nom excepté celui de son Fils, pour qu’à son nom tout genou fléchisse.

Loin de résulter d’une prolifération dévote, superstitieuse, étrangère à l’Évangile, la dévotion au saint Nom de Marie n’est rien d’autre que la conséquence de la dignité unique de la Vierge Mère telle que les paroles mêmes de la sainte Écriture, enseignées et méditées par les saints et les docteurs, nous la font connaître. Vierge et Mère, Marie pleine de grâce participe plus intimement qu’aucune autre créature à la vie même du Dieu trois fois saint ; c’est pourquoi saint Louis-Marie Grignion de Montfort peut écrire que « Marie est la Reine du ciel et de la terre par grâce, comme Jésus en est le Roi par nature et par conquête. » 16 Le Nom de Marie est celui d’une participation incomparable et mystérieuse de la créature à la vie intime de Dieu, en sorte que la très sainte Vierge est dite dans les litanies laurétanes la Mère de la divine grâce : Mère de Dieu, Marie dans son admirable fécondité enfante encore à la vie divine tous les fils adoptifs du Père, à tel point que le P. de Montfort peut affirmer : «   Tous les vrais enfants de Dieu et prédestinés ont Dieu pour père et Marie pour mère, et qui n’a pas Marie pour Mère n’a pas Dieu pour Père. » 17

32 François HOU

14. S. Alphonse de Liguori, Les Gloires de Marie, introduction et notes du R.P. Théodule Rey-Mermet C.SS.R., Editions Saint-Paul, Paris, 1987, p. 186. C’est également de cet ouvrage, qui constitue un commentaire suivi du Salve Regina, que sont issues une partie des citations que cet article fait d’auteurs comme Richard de Saint-Laurent, chanoine de Rouen au début du XIIIe siècle, ou de Thomas a Kempis.

15. Richard de Saint-Laurent, De Laudibus Beatae Mariae Virginis, lib. I, cap. II.

16. S. Louis-Marie Grignion de Montfort, op. cit., n°38, p. 30.

17. Ibid., n°30, p. 26.

Page 33: SÉNEVÉ ÉTÉ 2015 « JE T AI APPELÉ PAR TON NOM · tétragramme, constitué des lettres YHVH (yod-hé-waw-h ... s'agissait d'une apposition de type YHVH-Adona ï, ou Adonaï-YHVH

Le Nom de Marie, objet d’admiration des anges

C’est pourquoi le saint Nom de Marie est admiré même par les anges. « Le Cantique des Cantiques, écrit en effet saint Alphonse de Liguori, nous permet de croire que, lors de l’Assomption de la sainte Vierge, les anges s’informèrent de son nom jusqu’à trois reprises différentes. Une première fois ils s’écrièrent : Quelle est celle qui s’élève du désert comme une vapeur embaumée ? 18 Puis, ils se demandèrent : Quelle est celle qui avance comme une aurore naissante ? 19 Enfin, quelle est, se dirent-ils entre eux, celle qui monte du désert, comblée de délices ? 20 Pourquoi tant d’insistance à demander le nom de leur Souveraine ? “C’est sans doute, répond Richard de Saint-Laurent, parce qu’ils désiraient entendre le nom si doux de Marie.” 21 Oui, telle était, pour les anges eux-mêmes, la douceur du nom de Marie, qu’ils demandaient sans cesse à l’entendre. » 22

Invoquer le Nom de Marie, notre étoile au milieu des tempêtes

Cependant saint Bernard ne désigne pas seulement Marie comme l’étoile dont le rayonnement n’amoindrit pas l’éclat, mais encore comme l’étoile de la mer. En effet, quoique Marie toujours vierge soit un reflet de l’immuabilité du Père des lumières, c’est sur la mer, qui figure ce monde soumis au changement, asservi à la vanité et à la corruption (cf. Rom VIII, 20-21), qu’elle répand sa lumière ; Marie, nous disent les litanies laurétanes, est auxilium christianorum, le secours des chrétiens, et consolatrix afflictorum, la consolatrice des affligés. Son Nom apparaît donc comme une lumière salutaire pour ceux qui l’invoquent. Turris fortissima nomen Dominae, dit Richard de Saint-Laurent, c’est une tour inébranlable que le nom de Notre-Dame ; ad ipsam confugit peccator et salvabitur 23 ; il suffit au pécheur de s’y réfugier pour y trouver le salut.

« Le Nom de la Vierge était Marie » 33

18. Quae est ista quae ascendit per desertum sicut virgula fumi ex aromatibus myrrhae ? (Cant III, 6)

19. Quae est ista quae progreditur quasi aurora consurgens ? (Cant VI, 9)

20. Quae est ista quae ascendit de deserto, deliciis affluens ? (Cant VIII, 5)

21. De Laudibus, lib. I, cap. II, n°5.

22. S. Alphonse de Liguori, op. cit., p. 187.

23. Richard de Saint-Laurent, De Laudibus, lib. I, cap. II, n°4.

Page 34: SÉNEVÉ ÉTÉ 2015 « JE T AI APPELÉ PAR TON NOM · tétragramme, constitué des lettres YHVH (yod-hé-waw-h ... s'agissait d'une apposition de type YHVH-Adona ï, ou Adonaï-YHVH

C’est pourquoi saint Alphonse de Liguori recommande d’invoquer souvent le Nom de Marie. « Comme la respiration est le signe que le corps vit, ainsi l’invocation fréquente du nom de Marie est le signe que l’âme vit ou vivra bientôt de la vie divine de la grâce, car ce nom puissant a la vertu de ranimer et de soutenir ceux qui l’invoquent avec dévotion. » 24 Un tel recours au Nom de Marie se révèle particulièrement opportun dans les difficultés et les tentations qui pourraient détruire en nous la vie divine dont Notre-Dame est l’image sur cette terre. « Chaque fois que nous sommes en danger de perdre la divine grâce, élevons notre pensée vers Marie ; invoquons son nom béni conjointement à celui de Jésus, car ces deux noms ne se séparent pas. Que ces deux noms si doux et si puissants de Jésus et de Marie ne s’éloignent jamais de notre cœur, ni de nos lèvres, et ces deux noms nous donnent la force de ne jamais succomber et de toujours triompher dans toutes les tentations de l’enfer. » 25 Haec sancta oratio, écrit encore Thomas a Kempis, Jesu et Maria, brevis est ad legendum, dulcis ad cogitandum, fortis ad protegendum 26 . C’est une prière sainte que celle que forment les Noms de Jésus et de Marie, brève à réciter, douce à penser, forte pour nous protéger contre tous les assauts de l’ennemi.

« Regarde l’étoile, appelle Marie »

C’est cependant saint Bernard qui dans une célèbre prière a exprimé le plus vivement l’efficacité du saint Nom de Marie au milieu de la mer où nous sommes jetés. O quisquis te intelligis in hujus saeculi, profluvio magis inter procellas et tempestates fluctuare quam per terram ambulare, ne avertas oculos a fulgure hujus sideris, si non vis obrui procellis. « Ô qui que tu sois qui te vois, dans les fluctuations de ce monde, ballotté au milieu des bourrasques et des tempêtes plutôt que marcher sur la terre ferme, ne détourne pas les yeux de l’éclat de cet astre si tu ne veux pas être submergé par les flots. » Le Nom de Marie, rayonnement créé du Nom trois fois saint de Dieu, nous a été donné par la miséricorde de Dieu pour nous éclairer, nous guider et nous réconforter dans toutes les tempêtes, toutes les épreuves

34 François HOU

24. S. Alphonse de Liguori, op. cit., p. 190.

25. Ibid., p. 192.

26. Thomas a Kempis, Vallis liliorum, cap. XIII.

Page 35: SÉNEVÉ ÉTÉ 2015 « JE T AI APPELÉ PAR TON NOM · tétragramme, constitué des lettres YHVH (yod-hé-waw-h ... s'agissait d'une apposition de type YHVH-Adona ï, ou Adonaï-YHVH

de notre pèlerinage terrestre. C’est pourquoi saint Bernard, face à toutes les tentations, nous donne ce conseil : Respice stellam, voca Mariam ; regarde l’étoile, appelle Marie. Rien n’est plus propre à nous faire mieux comprendre la vérité énoncée dans l’Évangile : Sic in temetipso experiris quam merito dictum sit : Et nomen Virginis Maria. Ainsi nous éprouverons nous-mêmes comme est juste la parole de l’Évangile : Et le Nom de la Vierge était Marie 27 .

« Le Nom de la Vierge était Marie » 35

27. S. Bernard, op. cit., hom. II, 17, pp. 168-171.

Page 36: SÉNEVÉ ÉTÉ 2015 « JE T AI APPELÉ PAR TON NOM · tétragramme, constitué des lettres YHVH (yod-hé-waw-h ... s'agissait d'une apposition de type YHVH-Adona ï, ou Adonaï-YHVH
Page 37: SÉNEVÉ ÉTÉ 2015 « JE T AI APPELÉ PAR TON NOM · tétragramme, constitué des lettres YHVH (yod-hé-waw-h ... s'agissait d'une apposition de type YHVH-Adona ï, ou Adonaï-YHVH

Répondre à l’appel

Page 38: SÉNEVÉ ÉTÉ 2015 « JE T AI APPELÉ PAR TON NOM · tétragramme, constitué des lettres YHVH (yod-hé-waw-h ... s'agissait d'une apposition de type YHVH-Adona ï, ou Adonaï-YHVH
Page 39: SÉNEVÉ ÉTÉ 2015 « JE T AI APPELÉ PAR TON NOM · tétragramme, constitué des lettres YHVH (yod-hé-waw-h ... s'agissait d'une apposition de type YHVH-Adona ï, ou Adonaï-YHVH

L’envers ockhamien de l’appel à la sainteté :grâce et prédestination chez Ockham

Thomas GAY

« Quos autem praedestinavit, hos et vocavit, et quos vocavit, hos et iustificavit : quos autem iustificavit, illos et glorificavit. » (Ad Rom., 8, 29-30)

« Ceux qu’Il a prédestinés, Il les a aussi appelés ; ceux qu’Il a appelés, Il les a aussi justifiés ; ceux qu’il a justifiés, Il les a aussi glorifiés. ». Ces quelques mots de l’apôtre nous décrivent l’œuvre sanctificatrice de Dieu qui appelle les hommes pour les justifier et les glorifier. Cette œuvre de sanctification est réalisée par le Saint-Esprit dans les âmes des baptisés par le don de la grâce habituelle, grâce qui rend agréable à Dieu. À l’homme qui fait ce qu’il peut, Dieu ne refuse pas cette grâce qui le rendra à l’image de Dieu. Aussi, voyons-nous que cet appel à la vie de la grâce est personnel par ce qu’il implique de la part de l’usage de sa liberté pour se conformer à ce que Dieu nous ordonne et ainsi espérer la grâce en cette vie et le bonheur éternel dans l’autre. Dès lors voyons-nous la direction dans laquelle le thème du Sénevé nous invite à travailler. « Je t’ai appelé par ton nom » pose certes la question de la vocation, c’est surtout la question de la vocation par excellence, la vocation à la sainteté, qui doit retenir notre attention.

Dans cette perspective, nous aimerions présenter la pensée d’Ockham en prenant pour fil directeur la manière dont l’œuvre sanctificatrice de Dieu prend place dans son système nominaliste. À ce sujet, le père Garrigou-Lagrange écrit : « Les nominalistes ont dit aussi que la grâce habituelle n'est pas nécessairement surnaturelle dans son être même, dans sa réalité, mais qu'elle donne un droit moral à la vie éternelle, un peu comme le papier monnaie, bien qu'il ne soit que du papier, donne droit à

Page 40: SÉNEVÉ ÉTÉ 2015 « JE T AI APPELÉ PAR TON NOM · tétragramme, constitué des lettres YHVH (yod-hé-waw-h ... s'agissait d'une apposition de type YHVH-Adona ï, ou Adonaï-YHVH

telle somme d'argent ou d'or. Cette thèse nominaliste préparait celle de Luther d'après laquelle la grâce n'est que l'imputation morale ou l'attribution qui nous est faite des mérites du Christ. » 1 Ces quelques phrases du père Garrigou-Lagrange dénoncent le « péché » du nominalisme dans le domaine de la grâce, péché que l’on retrouve plus largement dans toute théologie reposant sur de tels principes.

Le nom même de nominalisme pose de manière éloquente son problème et ce à la croisée de deux chemins : materialiter en tant qu’il indique une matière dont il faudrait traiter dans sa diversité en faisant une histoire des nominalismes, celui d’Abélard, d’Ockham et de Biel par exemple ; formaliter en tant que, dans sa structure même, il invite, dans les champs de la philosophie et de son histoire, à envisager de manière critique le nominalisme comme une essence unique qui constituerait ces positions philosophiques. D’un côté, celui de la matière, nous aurions donc la multiplicité et la diversité des positions ; de l’autre, celui de la forme, l’unicité d’un concept qui prétend rendre compte, et ce de manière exhaustive, de ce qui ferait l’essence même de la diversité des doctrines nominalistes. En effet, formellement, parler de nominalisme au singulier signifie, comme pour tous les vocables en « -isme », que l’on considère que ce concept subsume une multiplicité d’idées produites par des penseurs différents qui ont a minima un trait commun objectif, de ressortir du nominalisme, et a maxima une essence réelle commune, d’être nominaliste. Précisément, comme le rappelle Joël Biard : « le nominalisme refuse tout réalisme de l’essence et ne reconnaît d’existence qu’aux individus. Il n’accepte pas même l’existence de l’universel sous forme d’entité mentale » 2 .

Parmi les nominalistes médiévaux, on peut citer Abélard, Ockham, ou encore Gabriel Biel. Guillaume d’Ockham est peut-être le plus célèbre d’entre eux. Il est le nominaliste qui produisit, dans le premier quart du XIVe siècle, la synthèse métaphysique et théologique de caractère nominaliste la plus puissante. C’est précisément celle que nous nous proposons d’étudier. Nous ne voulons toutefois pas nous contenter de présenter la pensée de la grâce d’Ockham en dehors de son contexte philosophique, que nous ne saurions présupposer chez nos lecteurs.

40 Thomas GAY

1. Réginald Garrigou-Lagrange, Synthèse Thomiste, p. 189 (édition électronique).

2. Joël Biard, Guillaume d’Ockham, logique et philosophie, Paris, PUF.

Page 41: SÉNEVÉ ÉTÉ 2015 « JE T AI APPELÉ PAR TON NOM · tétragramme, constitué des lettres YHVH (yod-hé-waw-h ... s'agissait d'une apposition de type YHVH-Adona ï, ou Adonaï-YHVH

Aussi est-ce pour cette raison que nous nous pencherons tout d’abord sur sa logique, et plus spécifiquement sur sa résolution du problème des universaux qui conditionne tant sa métaphysique que sa théologie. Faisant nôtre la distinction wolffienne de la métaphysique, nous examinerons alors les traits principaux de son ontologie et de sa cosmologie, ceux de sa psychologie puis ceux de sa théologie naturelle. Enfin, nous étudierons sa compréhension de la théologie de la grâce dans ce qu’elle a de spécifiquement nominaliste.

I. Exposé de la démonstration de la position logique

Le nominaliste, on l’a dit, ne reconnaît pas l’existence hors de l’âme des universaux, c'est-à-dire des genres, des différences, des espèces, des propres et des accidents. Ces cinq concepts sont les plus généraux en logique. Ceux-ci sont réduits, d’après le mot de saint Anselme, au souffle des mots (flatus vocis). Aussi, est-il important de commencer par les questions de logiques portant sur l’universel. Métaphysiquement, le nominalisme nous reconduit à la question du rapport problématique du multiple à l’un. Nous nous retrouvons ainsi au cœur de la querelle métaphysique la plus fameuse de l’Antiquité, celle qui à travers l’articulation du multiple à l’un essaye de déterminer le mode d’être de l’idée, de l’universel.

Nous pourrions justifier la position nominaliste de manière apodictique, en parlant de l’effort de simplicité quasi esthétique impliqué dans le geste des Nominaux ; nous n’en ferons rien. En effet, le raisonnement même par lequel Ockham, Abélard ou tout autre nominaliste, en arrive à la position niant toute réalité aux universaux, a son importance. Comme le note Vignaux, « Sa critique du réalisme se présente, comme celle d’Abélard, sous la forme d’une enquête. » 3 Nous pensons qu’une thèse aussi radicale que celle des Nominaux ne peut être comprise dans sa signification qu’en suivant pas à pas la démonstration niant l’existence des universaux. Par ailleurs, ce principe, du moins nous le croyons, parce qu’il heurte le sens commun, n’est donc pas évident pour nous. Aussi, suivant la méthode d’exposition aristotélicienne,

L’envers ockhamien de l’appel à la sainteté 41

3. Article « Nominalisme » in Dictionnaire de théologie catholique.

Page 42: SÉNEVÉ ÉTÉ 2015 « JE T AI APPELÉ PAR TON NOM · tétragramme, constitué des lettres YHVH (yod-hé-waw-h ... s'agissait d'une apposition de type YHVH-Adona ï, ou Adonaï-YHVH

voulons-nous partir de ce qui est évident pour nous, pour ainsi comprendre ce qui, pour tout nominaliste, est évident par soi.

C’est essentiellement dans sa Somme de Logique et son commentaire des Sentences, au livre I, distinction II, qu’Ockham montre l’incohérence des positions réalistes, que ce soient celles de Platon ou celles de réalistes plus modérés comme Aristote ou Duns Scot. L’universel existe-t-il hors de l’âme ? L’universel se réalise-t-il dans les choses ? Ailleurs ? Quel est le mode d’être de l’universel dans les individus : est-il réellement dans l’individu ? N’y serait-il pas plutôt présent formellement seulement ? Est-il tiré de la nature de la chose ou rendu présent par la raison ou par examen de l’intellect ? Ockham commence par examiner les différentes positions : la position réaliste forte, celle de Duns Scot et celle d’Aristote. Examinons-les à notre tour.

a/ realiter : Les universaux sont réalisés dans les individus. L’universel reste un et le même à travers sa multiplicité. Les choses qui réalisent un même universel (celui d’animal par exemple) se diversifient en plusieurs espèces et plusieurs individus en vertu de différences. La raison va par exemple distinguer l’espèce homme des autres espèces animales ; Socrate va se différencier de Platon en raison de certains accidents comme la camusité de son nez.

b/ formaliter : L’individu est encore analysé en fonction de son espèce et de la différence qui le fait individu, mais la distinction de l’espèce et de la différence n’est plus réelle. Comme le déclare P. Vignaux : « Nature et différence ne sont plus deux choses, mais se distinguent encore dans la chose, indépendamment de l’esprit » 4 . L’exemple illustrant le mieux cette position est celui de la Trinité. En effet, les personnes de la Trinité ne sont pas réellement distinctes, sinon on tombe dans le trithéisme, elles ne sont pas non plus distincte dans l’esprit, sinon on nie leur existence, elles ne sont plus que des vues de l’esprit sur Dieu, elles sont, pour Scot et pour Ockham, formellement distinctes les unes des autres : la distinction est effective, mais pas non plus réelle car une personne divine ne peut pas exister hors de la substance divine).

c/ rationaliter : la différence de raison suppose qu’un intellect considère la chose de laquelle il dégage l’universel. Nous la trouvons dans les trois

42 Thomas GAY

4. idem.

Page 43: SÉNEVÉ ÉTÉ 2015 « JE T AI APPELÉ PAR TON NOM · tétragramme, constitué des lettres YHVH (yod-hé-waw-h ... s'agissait d'une apposition de type YHVH-Adona ï, ou Adonaï-YHVH

doctrines qu’examine la question VII de cette distinction du commentaire d’Ockham : l’universel et le singulier sont la même chose réellement et ne diffèrent que selon la raison, c'est-à-dire selon la manière dont la raison appréhende la chose.

Ainsi, selon la nature de la distinction entre l’universel et l’individu, le mode d’être de l’universel sera-t-il différent. Ockham dégage quatre types de distinctions différentes. Primo, une distinction maximale : l’unité de l’universel se moque de la multiplicité des individus. Secundo, une distinction médiane supérieure : l’universel, sous la différence qui le prend, se diversifie d’un individu à l’autre. Tertio, une distinction médiane inférieure : la nature universelle et cette différence ne sont plus deux choses distinctes car la première se mêle à l'autre en l'informant –elles ne font pas une seule et même chose pour autant. Quarto, une distinction minimale : l’universel ne se distingue de l’individu que sous le regard de l’esprit. Pour Ockham, ces quatre distinctions ne sont pas suffisantes. L’universel peut aussi ne pas se trouver dans les choses. L’universel, «   repoussé des choses » selon l’expression de P. Vignaux, se trouverait alors dans l’âme. En ce cas, se pose la question de savoir comme il existe dans l’âme. Pour Ockham, une notion fausse de l’existence de l’universel in anima vaut mieux qu’une doctrine qui réalise celui-ci extra animam. On passe de l’ordre de la certitude à celui de la probabilité (la connaissance du mode d’être de l’universel n’est pas évidente). Vignaux conclut : «   L’évidence décide contre tout mode d’existence de l’universel extra animam ; elle ne décide pas entre les modes d’existence in anima. » 5 . La seule chose dont Ockham est certain : l’universel n’est en aucun cas quelque chose qui existerait hors de l’âme. En ce sens, on peut dire que le nominalisme consiste essentiellement et principalement en une critique du réalisme.

Intéressons nous maintenant au problème de l’universel tel qu’il est formulé par Ockham. Celui-ci remarque qu’en théologie, on utilise des concepts que l’on emploie aussi en philosophie pour qualifier les créatures : parler de Dieu implique d’employer des concepts comme «   étant », « bon », etc. Peut-on trouver en Dieu et ses créatures quelque concept univoque commun prédicable essentiellement de l’un et de l’autre ? Un

L’envers ockhamien de l’appel à la sainteté 43

5. idem.

Page 44: SÉNEVÉ ÉTÉ 2015 « JE T AI APPELÉ PAR TON NOM · tétragramme, constitué des lettres YHVH (yod-hé-waw-h ... s'agissait d'une apposition de type YHVH-Adona ï, ou Adonaï-YHVH

concept prédicable de plusieurs serait un universel. Il faut d’abord éclaircir sa nature. S’interrogeant sur la nature de l’universel et de l’univoque, Ockham retient deux caractéristiques :

1/ Les universaux sont des déterminations essentielles : genre et espèce (animal et homme).

2/ Ils sont des prédicables ; ils font donc partie des propositions qui constituent la science.

C’est donc en nous intéressant aux modes d’être de la proposition que l’on pourra déterminer le mode d’être de l’universel. Ils sont au nombre de trois : in mente, in voce, in scripto, de même pour les éléments de la proposition qui sont les termes. Or les prédicables, les universaux, sont des termes de la proposition, nous connaissons donc leur nature.

Or, Ockham rejette la théorie de la subordination selon laquelle les mots écrits signifient les mots oraux qui signifient les concepts qui signifient les choses, et lui substitue la théorie de la supposition. Alors que la théorie de la subordination permet de donner du sens au mot et à l’universel (dans la mesure où le mot se rapporte à un concept universel, qui lui-même renvoie à une chose, le mot signifie la chose désignée), la théorie de la supposition coupe le mot de la chose à laquelle il se rapporte, et rapporte le mot au concept. Ockham distingue trois types de supposition :

a) la supposition matérielle : homme est bisyllabique : on considère alors le mot en tant que mot.

b) la supposition personnelle : l’homme court : on considère alors le mot en tant qu’il signifie un individu réel, Socrate par exemple.

c) enfin, la supposition simple correspondant au statut de l’universel : homme est une espèce : on ne considère plus l’homme en tant qu’individu, mais en tant que quelque chose qui est commun à plusieurs individus, en tant qu’universel.

Or, la question portant sur la nature de l’universel est une question métaphysique plus que logique. L’universel, le nom commun en tant qu’universel, c'est-à-dire en supposition simple ne désigne plus l’individu, mais quelque chose de commun à plusieurs individus. Pour Ockham « Il se prend pour ce quelque chose qui leur est commun ». Il s’agit de déterminer ce que précisément il désigne. Soit l’universel désigne quelque chose de réel, extra animam : nous avons alors une réponse réaliste, soit un

44 Thomas GAY

Page 45: SÉNEVÉ ÉTÉ 2015 « JE T AI APPELÉ PAR TON NOM · tétragramme, constitué des lettres YHVH (yod-hé-waw-h ... s'agissait d'une apposition de type YHVH-Adona ï, ou Adonaï-YHVH

terme simplement pensé in anima, c’est alors une réponse nominaliste ou terministe.

C’est dans ce cadre que se déploie la critique ockhamiste du réalisme. Celui-ci est absurde pour Ockham : « talis res universalis, si poneretur, esset una numero, ergo non esset in pluribus singularibus, nec de essentia illorum ». C’est un argument que l’on retrouve chez Abélard. En effet, considérer l’universel comme une chose absolument une entre en contradiction le fait qu’elle soit essentielle à plusieurs individus. Ces deux propriétés de l’universel sont donc contradictoires. La première implique que l’universel soit un étant singulier, un par le nombre. Or ce qui est un par le nombre est radicalement extérieur aux autres, il ne peut dont constituer l’essence de plusieurs individus. L’universel dispose ainsi d’une unité ontologique, et non fonctionnelle. C’est la position forte de Platon, qui se trouve ainsi critiquée. « Et ainsi, par conséquent, puisque toute chose une par le nombre est une vraie chose singulière, toute chose universelle sera une par le nombre. », ce qui est impossible.

Certaines théories réalistes modérées, parmi lesquelles il faut compter celle de Duns Scot directement visée dans la question VI de la Dist. II des Sentences, pour expliquer l’existence d’individus et des universaux, considèrent que l’universel existe réellement hors de l’âme, mais n’est pas réellement distinct de l’individu. Selon le mouvement descendant de spécification de l’individu, on part du genre pour aller à l’espèce par la différence, puis par le propre pour aller à une dernière espèce, individuée par les accidents. Selon cette conception porphyrienne, l’universel est affecté de différences pour se particulariser en différentes espèces, puis en différents individus. Cette position est tout aussi incohérente que la précédente. Elle implique que l’universel ne soit plus qu’une partie de l’individu :

Non posset ibi poni talis natura nisi esset pars essentialis ipsius individui, sed semper inter totum et partem est propositio, quod si totum sit singulare, non commune, quaelibet pars eodem modo est singularis proportionabiliter, nec potest una pars plus esse singularis quam alia ; ergo vel nulla pars individui est singularis vel quaelibet ; sed nulla ; ergo quaelibet.

L’envers ockhamien de l’appel à la sainteté 45

Page 46: SÉNEVÉ ÉTÉ 2015 « JE T AI APPELÉ PAR TON NOM · tétragramme, constitué des lettres YHVH (yod-hé-waw-h ... s'agissait d'une apposition de type YHVH-Adona ï, ou Adonaï-YHVH

Si le tout est singulier, la partie l’est aussi et toutes le sont également. La singularité prenant tout l’être, il est impossible qu’il existe quelque universel. Il y a donc deux possibilités de distinguer réellement l’universel et l’individu dans lequel il se réalise. Soit il est un dans un tout, soit il varie de l’un à l’autre, comme la partie change avec le tout. Dans le premier cas, l’universel devient aussi singulier que l’ensemble dans lequel il est pris. Dans l’autre, l’être est individu et tout entier singulier. Dans les deux cas, ces positions dites modérées sont tout aussi contradictoires que le réalisme fort de Platon.

Au contraire, pour Ockham, l’individu est coulé d’un bloc : sa singularité n’est pas ajoutée à son essence comme c’est le cas chez Duns Scot. La singularité constitue l’essence même de l’individu. L’être est individu par cela même qu’il est. Il n’y a pas besoin de principe d’individuation. Toute chose hors de l’âme est réellement singulière et une par le nombre. N’importe quelle chose hors de l’âme est d’elle-même singulière, de telle sorte que sans rien ajouter, elle est ce que l’on dénomme immédiatement par une intention singulière.

Nec sunt possibilia quaecumque a parte rei qualitercumque distincta,

quorum unum sit magis indifferens quam reliquum, vel quorum unum sit magis unum numero quam reliquum.

Pour Duns Scot, la nature de soi indifférente indifférenciée par une différence possède en soi une unité réelle, quoique moindre que celle de l’individu. Cette indifférence et cette unité intérieures à l’individu ne peuvent se concevoir dans la réalité « coulée d’un bloc » qu’Ockham a posée.

Si l’on est parvenu à définir l’individu, on n’est pas parvenu à une définition métaphysique satisfaisante de l’universel. Pour cela, il faudrait rendre compte de la convenance entre Platon et Socrate qui fonde l’espèce « homme ». Ockham refuse l’existence d’une nature qui se trouverait dans tous les individus d’une même espèce. Cette convenance est réduite à une ressemblance. De même que l’on peut dire que telle créature ressemble plus à Dieu qu’une autre sans pour autant avoir quelque chose en commun avec elle, de même entre Socrate et Platon. «   Homo ne désigne ici aucune réalité distincte, simplement cette ressemblance qui va de tout Socrate à tout Platon et fonde dans l’âme une

46 Thomas GAY

Page 47: SÉNEVÉ ÉTÉ 2015 « JE T AI APPELÉ PAR TON NOM · tétragramme, constitué des lettres YHVH (yod-hé-waw-h ... s'agissait d'une apposition de type YHVH-Adona ï, ou Adonaï-YHVH

notion commune ». Dans le réel, de même qu’il existe des degrés de perfection permettant de distinguer l’ange de l’homme, il y a aussi des degrés de convenance. Ces degrés réels sont entre les êtres. Comme le dit Ockham : « À l’intérieur d’un être, il n’y a pas de degrés d’être, de réalités distincte : tout est égal et indivis. »

La distinction de raison est elle aussi rejetée. Pour qu’un universel soit réel, il faut qu’il soit la même réalité que le singulier. Or une différence de raison porte sur une même chose dans la réalité. Il faudrait, pour pouvoir reconnaître une distinction de raison entre l’universel et le singulier, qu’universel et singulier soient une même chose, ce qui est impossible en vertu des définitions du singulier et de l’universel. Le singulier n’est pas prédiqué de plusieurs, contrairement à l’universel. Il faudrait que le singulier puisse être prédiqué de plusieurs, pour qu’ensuite on puisse, en vertu des propriétés différentes de la chose, distinguer l’individu et l’universel. « La singularité de l’être répugne à toute universalité, même de puissance » Ainsi, l’universel est neutralisé hors du réel comme le mot par rapport à la chose. L’universel ne sera désormais plus qu’un signe.

Ainsi comprenons-nous que la position nominaliste est une posture résolument critique, qui partant d’une question spéciale de métaphysique, celle des universaux, relative à la théorie de la connaissance, en fait la question de la métaphysique. C’est à l’aune de cette réponse somme toute insatisfaisante que toute la métaphysique va être redéployée.

II. Exposé du corps de la doctrine métaphysique nominaliste

Refusant toute réalité à l’universel, l’ontologie d’Ockham sera beaucoup plus restreinte que celle d’Aristote, de saint Thomas ou encore de Duns Scot. Soumise au principe dudit rasoir d’Ockham selon lequel les étants ne doivent pas être multipliés sans nécessité, l’ontologie sera tout d’abord amputée de toutes les intentions secondes, à savoir les substances et les accidents qui sont dit de plusieurs. Seules restent les substances premières, celles qui d’après ce qu’en dit Aristote dans les Catégories, sont prédiqués d’un seul, à savoir de l’individu, de l’étant singulier. Il en va de même pour les accidents, seuls les accidents singuliers seront conservés dans cette ontologie que l’on nomme parcimonieuse. Ce qu’Ockham trouvait de contradictoire dans l’universel,

L’envers ockhamien de l’appel à la sainteté 47

Page 48: SÉNEVÉ ÉTÉ 2015 « JE T AI APPELÉ PAR TON NOM · tétragramme, constitué des lettres YHVH (yod-hé-waw-h ... s'agissait d'une apposition de type YHVH-Adona ï, ou Adonaï-YHVH

c’est sa prétention à l’unité quand en réalité il se trouve en de multiples individus. Ce transcendantal se réduira donc à sa réalisation concrète dans l’individu. Chez Ockham, contrairement à chez Duns Scot, l’unus est coextensif à l’ens : être est nécessairement être un. Chez Duns Scot, au contraire, être un n’est pas la propriété première des étants, ceux-ci ont besoin d’un principe ajouté qui rende leur individuation possible. En ce sens, pour Ockham, la seule réalité qu’ont les universaux est celle qu’ont les individus.

Pour Ockham, le monde est donc composé d’étants singuliers séparés. Dès lors se pose la question de savoir si le monde a chez lui un ordre. Est-il cosmos ? Dieu a créé les étants singuliers, mais a-t-il créé un monde ? Chez Ockham « les étants ne dépendent ontologiquement ni les uns les autres, ni d’un étant d’ordre supérieur, d’une res universalis ; ils relèvent chacun directement de la puissance divine » 6 . En effet, l’existence d’universaux impliquerait une certaine horizontalité dans l’univers, les choses tiendraient ensemble au moyen des universaux. Ce ne peut pas être le cas chez Ockham qui nie toute existence à ces universaux. Le monde, totalement désarticulé, privé de toute cohérence, dépend à chaque instant de la toute-puissance et de la volonté divine. Cependant, force est de constater des régularités causales : il y a bien un lien de causalité qui lie les choses entre elles. Pour comprendre la nature de ce lien, il nous faut nous intéresser à l’une des catégories d’Aristote qu’a retravaillée Ockham, la catégorie de la relation. Pour Ockham, la relation n’a pas de substrat réel qui soit réellement quelque chose entre les singuliers en relation. La nécessité d’une relation ne peut donc venir que de l’existence de chacun des deux termes de la relation. Par exemple : « Sophronisque est le père de Socrate » n’est une proposition vraie que si et seulement si Socrate et Sophronisque existent. « Les liaisons causales suivent l’existence des singuliers – et donc leur création – mais n’y président pas. ». Ockham définit le monde ainsi : « Je dis que le mot ‘monde’ peut être pris de deux manières : parfois pour l’ensemble total de toutes les choses crées, qu’elles soient des substances ou des accidents ; d’autres fois pour quelque tout composé ou agrégé de toutes les choses contenues dans un corps, et ce corps qui les contient… ». En ce sens, le monde n’est qu’une collection dépourvue de toute cohérence, ou plutôt,

48 Thomas GAY

6. Pierre Alféri, Guillaume d’Ockham. Le singulier, Paris, Edition de Minuit, 1989.

Page 49: SÉNEVÉ ÉTÉ 2015 « JE T AI APPELÉ PAR TON NOM · tétragramme, constitué des lettres YHVH (yod-hé-waw-h ... s'agissait d'une apposition de type YHVH-Adona ï, ou Adonaï-YHVH

l’ordre du monde « ne contient rien d’autre que les choses absolues elles-mêmes, qui ne forment pas une chose en nombre, entre lesquelles l’une est plus distante et l’autre moins, l’une proche d’une autre et une autre plus ou moins distante sans aucun rapport inhérent ; de sorte qu’entre certaines il y a un intermédiaire et entre d’autres non. Et ainsi la connexion de l’univers est mieux sauvée sans un tel rapport qu’avec un tel rapport. » 7

Il nous faut désormais passer à la psychologie ockhamiste. Les principes nominalistes irriguent aussi la psychologie. Les distinctions aristotéliciennes entre l’âme et ses puissances sont supprimées. Il n’y a désormais plus que l’âme. Les puissances ne sont plus que des concepts. Dès lors, la théorie de la connaissance va s’en trouvée modifiée. Il nous faut tout d’abord noter l’importance de l’expérience et l’exigence de démonstration rigoureuse comme étant les marques de la pensée d’Ockham dont Gilson dit qu’il a « un goût très vif pour le fait concret et pour le particulier ». Ockham a une conception très restreinte de la démonstration. La démonstration est comme influencée par le modèle de l’expérience. Ne respectant pas les canons de la science aristotélicienne, elle n'est pas fondée sur des propositions nécessaires. Au contraire, Ockham déclare que « prouver une proposition consiste à montrer soit qu’elle est immédiatement évidente, soit qu’elle se déduit nécessairement d’une proposition évidente ». En accordant une telle place à l’évidence, Ockham annonce Descartes. Cependant, Ockham est comme obligé d’accorder une telle place au critère d’évidence. Dans la mesure où le monde est constitué de singuliers, que l’âme est elle-même singulière, la connaissance ne peut passer que par une certaine spontanéité dans la relation de l’intellect à l’étant qui n’est plus compris dans ce qu’il a d’universel, mais avant tout dans ce qu’il a de singulier. Il est à noter que le principe d’évidence peut porter tant sur le nécessaire que le contingent. En ce sens, Ockham désarticule la conception de la science fondée sur la distinction du nécessaire et du contingent : la science englobe pour lui tant les propositions nécessaires que les propositions contingentes. La science, devenue celle du particulier et du concret en raison de l’ontologie nominaliste, est donc avant tout un empirisme.

L’envers ockhamien de l’appel à la sainteté 49

7. ibid.

Page 50: SÉNEVÉ ÉTÉ 2015 « JE T AI APPELÉ PAR TON NOM · tétragramme, constitué des lettres YHVH (yod-hé-waw-h ... s'agissait d'une apposition de type YHVH-Adona ï, ou Adonaï-YHVH

Examinons à présent plus en détail la manière dont l’expérience est réalisée. Chez Ockham, elle se caractérise avant tout par la suppression des species entre l’intellect et l’objet connu : il n’y a pas besoin d’intermédiaire entre l’intellect et l’objet connu. Le moyen terme qu’est la species ne permet pas d’expliquer le processus de cognition. Il se contente de rajouter un intermédiaire inutile entre le sujet connaissant et l’objet connu sans préciser la nature du rapport entre l’objet connu et la species ni celui du rapport de la species et de l’intellect. Faut-il supposer d’autres intermédiaire, et ainsi à l’infini ? Pour éviter tout problème, mieux vaut considérer la relation comme immédiate.

Revenons à présent sur le critère d’évidence. Comme on l’a dit, il désarticule la compréhension aristotélicienne de la science construite autour du nécessaire. Elle va se réarticuler chez Ockham autour de deux pôles, la connaissance intuitive et la connaissance abstractive. La connaissance abstractive ne nous permet pas de savoir si une chose qui existe existe effectivement ou si une chose qui n’existe pas n’existe pas effectivement. La connaissance abstractive n’est en réalité que la trace conservée (fictum mentale) de la connaissance intuitive, on pourrait dire de l’expérience intuitive, dans l’âme du sujet connaissant. Si la connaissance abstractive est d’ordre purement naturel et correspond à l’usage naturel de la raison, la connaissance intuitive quant à elle peut être tant d’ordre naturel que d’ordre surnaturel. L’intuition peut venir directement des sens, elle peut aussi être d’origine divine.

Examinons rapidement quelques points de théologie naturelle. Nous savons, selon le canon 1806 du Denzinger, que la raison naturelle peut démontrer l’existence du Dieu créateur. Ockham est quelque peu dubitatif face à la preuve d’Aristote, la preuve de l’existence d’un premier moteur non-mu mais mettant en branle toute chose conformément au principe « Tout ce qui est mu est mu par un autre ». En effet, ce principe ne peut prétendre à l’universalité car on peut objecter que les anges, les âmes sont mus par soi. Cet argument, de certain qu’il est dans l’aristotélisme classique, est ainsi réduit à une preuve probable chez Ockham. Il est probable que les corps sont mus par un premier moteur, cette proposition ne peut nous apparaître comme évidente. Par ailleurs, étant obtenue par abstraction, c'est-à-dire par connaissance abstractive,

50 Thomas GAY

Page 51: SÉNEVÉ ÉTÉ 2015 « JE T AI APPELÉ PAR TON NOM · tétragramme, constitué des lettres YHVH (yod-hé-waw-h ... s'agissait d'une apposition de type YHVH-Adona ï, ou Adonaï-YHVH

les termes de cette proposition ne renvoient pas à des choses singulières, mais à des concepts. Elle est donc essentiellement confuse.

Il en est de même pour notre connaissance de Dieu. Pour Ockham : «   L’homme ne peut connaître ici-bas ni la divine essence ni la divine quiddité, ni quoi que ce soit d’intrinsèque à Dieu, ni quoi que ce soit de la réalité de Dieu  »  8 . En effet, l’homme ne peut rien connaître en soi si ce n’est par le moyen de l’intuition. Or l’homme, quand il dispose de ses seules forces naturelles, ne peut pas s’élever à la connaissance de l’essence surnaturelle de Dieu. Si Dieu peut être connu par concept, c'est-à-dire au moyen d’une connaissance abstractive, ce concept de Dieu sera nécessairement composé, contrairement à l’essence de Dieu, qui se caractérise avant tout par sa simplicité ; par ailleurs, ce concept sera produit à partir d’autres concepts abstraits des choses naturelles. « On ne connaît pas Dieu en soi ; ce qu’on connaît ici-bas, c’est un autre que Dieu, car tous les termes de cette proposition : « aliquod ens est sapientia, justitia, charitas, sont certains concepts dont aucun n’est réellement Dieu. Or les objets de la connaissance, ce sont tous ces termes ; donc on connaît par eux autre chose que l’essence même de Dieu. » 9

Quant aux préceptes moraux, c'est-à-dire aux préceptes de loi naturelle, en raison de leur caractère général et abstrait, ils sont soumis à la même confusion. Il est intéressant de noter que nous sommes ici à rebours de ce que dit saint Thomas à propos des principes pratiques. Pour Ockham, ils n’ont donc aucune valeur véritable que l’on pourrait expérimenter. La connaissance de la loi naturelle est donc renvoyée à la théologie révélée. En effet, toutes les lois morales sont soumises à l’arbitraire divin, elles sont choisies et voulues par Dieu.

Enfin, quant aux archétypes divins, ceux-ci sont purement et simplement niés du fait même de la négation des universaux. Ce qui constitue en fait, le cœur de la preuve de l’existence de Dieu chez Saint Thomas est donc évacué. Par ailleurs, reconnaître leur existence pose problème : elle revient à penser que Dieu est conditionné par ces archétypes. Dans ces conditions, Dieu n’est plus totalement libre.

L’envers ockhamien de l’appel à la sainteté 51

8. Guillaume d'Ockham, Commentaires des sentences (Dist. 3. q. 2), in A. Fouillée, Extraits des grands philosophes, Elbron Classics, 2007 (Librairie Delagrave, 1938), p. 159-160.

9. idem.

Page 52: SÉNEVÉ ÉTÉ 2015 « JE T AI APPELÉ PAR TON NOM · tétragramme, constitué des lettres YHVH (yod-hé-waw-h ... s'agissait d'une apposition de type YHVH-Adona ï, ou Adonaï-YHVH

Cette brève présentation de la métaphysique ockhamiste nous permet de comprendre que la logique nominaliste sert de repoussoir entre le métaphysique et le théologique, qui désormais se regardent en chiens de faïence. Comme le déclare É. Gilson, elle « avait donc naturellement pour effet de déshelléniser la théologie et la philosophie en la purgeant de tout platonisme, y compris celui-même d’Aristote, qu’elles avaient l’une et l’autre absorbée » 10 . Dieu, conformément à l’esprit grec, pourrait être compris comme soumis aux lois nécessaires de la raison, chose qui apparaît sous une certaine forme, et dans une certaine mesure chez Henri de Gand et qui gênait tant Ockham que Scot. C’est ce denier qui, le premier, commença à faire la part belle à la liberté du Créateur dans ses actes de volonté en rappelant notamment le caractère contingent du créé.

III. La théologie révélée chez les Nominaux

Nous en venons maintenant plus précisément aux implications du système nominaliste dans la compréhension de la théologie révélée, compréhension qui, comme on va le voir, va être biaisée par l’ontologie parcimonieuse d’Ockham. Que Dieu soit tout-puissant c’est une vérité de foi. À de nombreuses reprises, Ockham s’appuie sur les premiers mots du credo pour le montrer. À partir de cette vérité révélée, il va retravailler la distinction de la potentia Dei absoluta et de la potentia Dei ordonata (respectivement puissance absolue de Dieu et puissance ordonnée) que l’on trouve déjà chez les principaux théologiens du XIIIe siècle, dont saint Thomas d’Aquin et Duns Scot. Les concepts de puissance absolue et de puissance ordonnée avaient déjà été retravaillés une première fois par le Docteur Subtil, avant d’être complètement refondus par Ockham. Nous jugeons néanmoins opportun de montrer au préalable l’évolution de ces deux notions à la fin du XIIIe siècle pour mieux comprendre de quoi il est question.

Chez saint Thomas d’Aquin, la distinction apparaît rarement, elle est toutefois présente. Ainsi écrit-il dans son commentaire des Sentences :

… puisque chez les agents par la liberté de la volonté, l’exécution de la puissance suit l’empire de la volonté et l’ordre de la raison, il faut prendre

52 Thomas GAY

10. Étienne Gilson, La philosophie au Moyen Âge, Paris, Payot, 1988.

Page 53: SÉNEVÉ ÉTÉ 2015 « JE T AI APPELÉ PAR TON NOM · tétragramme, constitué des lettres YHVH (yod-hé-waw-h ... s'agissait d'une apposition de type YHVH-Adona ï, ou Adonaï-YHVH

en considération le moment où la puissance divine prescrit quelque chose : soit elle est attribuée par la puissance considérée en elle-même, alors en effet, on dit que Dieu peut le faire de puissance absolue ; soit elle est attribuée ordonnément à sa sagesse, sa prescience et sa volonté : alors en effet on dit que Dieu le peut de puissance ordonnée. Il est nécessaire d’attribuer à la puissance absolue, puisqu’elle est infinie, tout ce qui est en soi quelque chose, et qui n’est pas enclin à un défaut de puissance. 11

La distinction entre puissance absolue et puissance ordonnée est ici une distinction de raison. Il n’y a qu’une seule et même volonté divine. L’élément qui va changer notre manière de concevoir la volonté divine est précisément le moment où la puissance divine exerce sa volonté en prescrivant quelque chose. Si l’on examine la puissance divine en elle-même, abstraction faite des autres attributs divins, comme la sagesse divine par exemple, mais aussi sa volonté, on dit alors que Dieu peut agir de puissance absolue. En revanche, quand on prend en considération les autres attributs, Dieu agit de puissance ordonnée. Le fond du problème reste la modification du mode d’être de l’objet de la volonté, en l’occurrence, de l’archétype ou de l’idée divine. Chez saint Thomas, la toute-puissance n’a pas pour objet le possible au sens scotiste ou ockhamien. Elle a pour objet tout ce qui peut participer à l’esse divin et qui comme tel à une ratio entis telle qu’elle peut être pensée par l’intelligence humaine comme non-contradictoire dans une proposition métaphysique dont les termes ne répugnent pas l’un à l’autre. La possibilité est donc une qualité et une dénomination intrinsèque de la créature, en tant qu’elle a une ratio entis par participation à l’être divin à qui elle s’identifie éminemment ; elle n’est pas une qualité ni une dénomination intrinsèque de la créature constituée idéalement dans son esse intellectum par l’intellect divin et que celui-ci représente exemplairement à la volonté divine (Scot) , ni une dénomination extrinsèque de la créature en tant que productible par la toute-puissance divine. La toute-puissance et la bonté se confondant en Dieu, celle-là devient l’efficace de celle-ci.

L’envers ockhamien de l’appel à la sainteté 53

11. S. Thomas d’Aquin, Super Sent., lib. 3 d. 1 q. 2 a. 3 co.

Page 54: SÉNEVÉ ÉTÉ 2015 « JE T AI APPELÉ PAR TON NOM · tétragramme, constitué des lettres YHVH (yod-hé-waw-h ... s'agissait d'une apposition de type YHVH-Adona ï, ou Adonaï-YHVH

Chez Duns Scot, nous avons déjà une première redéfinition des concepts. Pour Duns Scot, la puissance absolue consiste à vouloir tout ce qui n’implique pas contradiction. La puissance ordonnée, quant à elle, consiste à ne vouloir que ce qui s’accorde avec les natures qu’il a choisi de créer et les règles de sa justice et de sa sagesse telles qu’il les a établies. En fait, ce qui limite la puissance de Dieu pour Scot, c’est le principe logique de non-contradiction. Notons que la volonté divine n’a pas formé les natures en ce sens où elle aurait choisit les propriétés de chaque nature, elle les a simplement créés, c’est-à-dire fait passer du non-être à l’être.

Entre l’infini des essences possibles, sa volonté a librement choisi celles qui seraient créées. Si Dieu avait créé d’autres natures, il y aurait encore du bien et du mal, mais ce ne serait pas le même. Si la sagesse de Dieu avait établi d’autres lois naturelles, ou si la justice de Dieu avait établi d’autres lois morales qui fussent d’accord avec les essences créées par lui, ou avec celles qu’il aurait pu créer à leur place, il y aurait un autre ordre naturel ou moral, non moins juste et sage que celui que nous connaissons, et pourtant différent.

Il ne peut donc pas y avoir d’arbitraire irrationnel dans les œuvres divines. Cependant, tout dépend de sa volonté. Par ailleurs, de puissance ordonnée, Dieu peut vouloir tout ce qui n’est pas incompossible avec les natures crées et l’ordre qu’il a établi. Chez Duns Scot la toute-puissance divine, en vertu de sa compréhension de l’idée divine et du possible, est assujettie par les archétypes divins qui les déterminent, chose que va critiquer Ockham en niant toute réalité à l’idée divine et au possible.

En effet, ce dernier ne reconnaît que deux principaux attributs à Dieu : la toute-puissance et l’unité. Nous l’avons déjà dit, la toute-puissance de Dieu est une vérité de foi que nous confessons dans le Credo. Parler de toute-puissance implique une recomposition de l’articulation entre puissance absolue et puissance ordonnée. Comment comprendre cette distinction ? Laissons Ockham nous le dire :

Cette distinction doit être comprise ainsi : le fait que Dieu peut faire quelque chose est parfois compris selon des lois ordonnées et instituées par Dieu et on dit que Dieu peut faire ces choses de puissance ordonnée. Parfois,

54 Thomas GAY

Page 55: SÉNEVÉ ÉTÉ 2015 « JE T AI APPELÉ PAR TON NOM · tétragramme, constitué des lettres YHVH (yod-hé-waw-h ... s'agissait d'une apposition de type YHVH-Adona ï, ou Adonaï-YHVH

on comprend pouvoir par pouvoir tout ce qui n’implique pas de produire de contradiction, que Dieu se soit résolu à le faire ou non, parce que Dieu peut vouloir faire de nombreuses choses qu’il ne veut pas faire. 12

Comme le déclare Léon Baudry, « non pas qu’il y ait en Lui deux puissances, ni que Dieu soit capable d’agir avec ou sans ordre. Il n’y a qu’une seule puissance divine qui n’est nullement autre que Dieu et qui agit toujours avec ordre. Cette distinction doit être comprise comme il suit. Dieu peut faire certaines choses conformément aux lois qu’il a librement établies. C’est ce qu’on nomme sa puissance ordonnée. D’autre part, Dieu peut faire tout ce qui n’implique pas contradiction, qu’il ait ou qu’il n’ait pas résolu de le faire. C’est ce qu’on nomme sa puissance absolue. » 13 Cela signifie que Dieu exerce une puissance infinie, qui de fait s’exerce de manière ordonnée, c'est-à-dire selon les lois voulue et instituée par Dieu, mais qui en soi demeure une puissance absolue pouvant accomplir tout ce qui n’implique pas contradiction. « La puissance absolue de Dieu, qui n’est autre que sa liberté souveraine, ne peut opérer que comme puissance ordonnée. Ce qu’elle ordonne, c'est-à-dire ce qu’elle fait en sa liberté absolue, ne peut être par conséquent que possible en tant même qu’il est non-contradictoire. » 14

En d’autres termes, de fait, la puissance absolue n’excède pas la puissance ordonnée. André de Muralt conclut : « La toute-puissance divine est donc bien absolue de toute détermination, libre de tout ordre de causalité qui proviendrait soit de la créature soit de la seule instance en Dieu dont on pourrait attendre qu’elle détermine en quelque manière la puissance divine, à savoir l’intellection divine. » 15 En ce sens, comme on l’a vu, il n’y a plus, comme chez Duns Scot, d’idées divines, d’archétypes présents dans l’intellect divin. Pour Duns Scot, le possible est objet second de l’intellect, cet objet second détermine la volonté comme cause

L’envers ockhamien de l’appel à la sainteté 55

12. Léon Baudry, Lexique philosophique de Guillaume d'Ockham : étude des notions fondamentales, 1958.

13. idem.

14. idem.

15. André de Muralt, « La toute-puissance divine, le possible et la non-contradiction. Le principe de l'intelligibilité chez Occam. », in Revue Philosophique de Louvain, quatrième série, t. 84, n° 63, 1986. pp. 345-361.

Page 56: SÉNEVÉ ÉTÉ 2015 « JE T AI APPELÉ PAR TON NOM · tétragramme, constitué des lettres YHVH (yod-hé-waw-h ... s'agissait d'une apposition de type YHVH-Adona ï, ou Adonaï-YHVH

exemplaire dans le processus de création. Pour Ockham, au contraire, la présence de l’idée de la créature lierait la volonté divine absolue à créer la créature correspondant à cette idée. Si pour Ockham, Dieu connaît de toute éternité ses créatures, il est vrai de dire que ses créatures sont connues de toute éternité. On ne peut pas aller jusqu’à dire que l’idée divine est connue de toute éternité. Au contraire, cette idée, du fait que Dieu puisse produire la créature, est elle-aussi productible. Dieu n’est donc pas même contraint par son propre intellect. Sa volonté, sans limites, peut donc tout ce qui est possible à sa toute-puissance. La démonstration d’Ockham tombe dans ce que saint Thomas appelle le cercle dans l’explicitation de la toute-puissance. Si pour Duns Scot, le possible précède l’acte de la puissance divine et est antérieur par nature à la créature existant de fait, pour Ockham, le possible est simultané à la toute-puissance divine : il est le terme objectif productible ou produit par la toute-puissance divine.

Ceci posé, nous pouvons en venir à la question de la grâce telle qu’elle se pose chez Ockham. Chez ce dernier, le fonctionnement de la grâce se comprend à l’aune de cette distinction. La distinction dix-sept du commentaire des Sentences s’ouvre sur la question de savoir s’il est nécessaire de poser une charité absolue créée qui informe formellement l’âme : Utrum praeter spiritum sanctum necesse sit ponere caritatem absolutam creatam, animam formaliter informantem. Notons tout d’abord que les nominalistes n’établissent aucune distinction entre la grâce et la charité 16 : celle-ci est une seule et même chose. Cependant, ils maintiennent la distinction entre charité créée et charité incréée. La charité créée doit être distinguée de la charité incréée. La première est une créature, l'autre est Dieu lui-même, qui se communique. La charité créée informe donc l’âme afin qu’elle devienne chère à Dieu.

Ockham part de cette définition de la charité créée pour montrer que celle-ci n’est pas nécessaire pour être cher à Dieu. En effet, du point de

56 Thomas GAY

16. Notons que les nominalistes confondent charité et grâce contrairement aux thomistes. Comme le note le P. Garrigou-Lagrange : « la charité est une vertu infuse, qui perfectionne une faculté, une puissance opérative, la volonté ; et comme la vertu humaine acquise suppose la nature humaine, de même une vertu infuse suppose la nature élevée à la vie surnaturelle en vue d’une fin divine, et cette vie surnaturelle est donnée à l’âme par la grâce sanctifiante. » in R. Garrigou-Lagrange, Synthèse Thomiste.

Page 57: SÉNEVÉ ÉTÉ 2015 « JE T AI APPELÉ PAR TON NOM · tétragramme, constitué des lettres YHVH (yod-hé-waw-h ... s'agissait d'une apposition de type YHVH-Adona ï, ou Adonaï-YHVH

vue des catégories, « cher » se dit toujours par rapport à quelqu’un (dans le cas présent, cher à Dieu) ; être cher est être cher à quelqu’un. Elle est donc un accident qui appartient à la catégorie de la relation. Or, pour Ockham, la relation ne s’exprime pas par une chose réelle posée en soi dans l’un ou l’autre des individus 17 . Au contraire, la relation est par nature exprimée dans le langage, et dans le langage seulement. Par exemple, celui qui dit fils, intellige aussi le mot de père, il n’a pas besoin pour cela de poser la relation de paternité ou de filiation. Il en va de même pour la charité. Celle-ci n’exprime rien de réel : quand on dit qu’une âme est chère, on pense à Dieu. Nul besoin de passer par la charité en ce sens, elle n’est donc pas nécessaire pour rendre l’âme chère à Dieu. Cependant, l’on peut objecter qu’être cher à Dieu ne peut pas être sans charité parce que la charité n’est pas pensée théologiquement comme une relation, mais elle est pensée avant tout comme une qualité absolue dans la mesure où elle est une vertu théologique. En ce sens, il faudrait reconnaître que la charité est tout aussi nécessaire à quelqu’un pour être cher à Dieu que la blancheur à Socrate pour qu’il soit blanc. Ockham fait varier la teneur ontologique de la charité en fonction qu’il la considère du point de vue du résultat dans l’âme informée (être cher) ou de la qualité en soi (charité). Dans un cas, la charité n’a pas réellement de consistance, ni de nécessité pour permettre à l’âme d’être aimée de Dieu, dans l’autre, c’est le contraire.

Ockham en vient à examiner l’opinion d’un contradicteur de Duns Scot, qui avait posé la nécessité absolue de la charité créée pour que l’âme soit chère à Dieu 18 . Pour Pierre d’Auriole, en effet, il est nécessaire que celui qui possède la grâce soit aimé de Dieu et dispose de la vie éternelle, même de puissance absolue. L’argumentaire de Pierre d’Auriole, tel qu’il est reconstruit par Ockham, est bâti autour de trois propositions. La

L’envers ockhamien de l’appel à la sainteté 57

17. Sur ce point, on pourra consulter la Summa Logica d’Ockham, Guillaume d’Ockham, Opera Philosophica, vol. 1, p. 153 et sq., surtout p. 158 : « Sic mihi videtur quod opinio Aristotelis fuit quod sola nomina sunt ad aliquid vel relativa. » (« Il me semble ainsi que l’opinion d’Aristote était que les noms seuls sont des relatifs »).

18. Guillaume d’Ockham, Opera Theologica, vol. III, p. 443 : « Ad istam quaestionem est una opinio quod ad hoc quod anima sit Deo grata, cara et accepta, necessario requiritur aliqua talis forma creata et absoluta, ita quod de potentia Dei absoluta sine tali forma non potest esse Deo cara. Et ipsa forma necessario est Deo cara ; et similiter anima, illa forma informata. Ita quod stante illa forma, non potest de potentia Dei absoluta non esse Deo cara. »

Page 58: SÉNEVÉ ÉTÉ 2015 « JE T AI APPELÉ PAR TON NOM · tétragramme, constitué des lettres YHVH (yod-hé-waw-h ... s'agissait d'une apposition de type YHVH-Adona ï, ou Adonaï-YHVH

première consiste à dire qu’il existe une forme créée qui est par nature et de nécessité l’objet de la complaisance divine en vertu de laquelle, pourvu qu’elle existe dans une âme, rend l’âme digne de Dieu et aimée de ce dernier. Cette première proposition vise à montrer qu’à l’immutabilité et à l’éternité de l’amour divin doit répondre dans l’âme un principe formel et inhérent qui fasse participer l’âme de cet amour dans le temps selon qu’il est présent ou pas. L’amour dont Dieu aime ses créatures est éternel, il ne peut pas changer. Lorsqu’une âme se convertit, celle-ci devient chère à Dieu, non par parce que sa conversion a conduit Dieu à la prendre pour objet d’amour, mais parce que quelque chose en elle lui a été ajouté, lui permettant de participer de l’amour divin, amour dont elle était privée jusqu’alors. Ce principe ne peut pas être la charité incréée, vu qu’elle est éternelle et immutable, il faut donc supposer qu’il y ait quelque créature dans l’âme qui rende l’âme digne de l’amour de Dieu, la charité créée. Celle-ci se surajoute à l’âme qu’elle informe, elle est donc une forme accidentelle.

La deuxième proposition consiste en ce que cette forme qui rend par nature l’âme chère à Dieu ne provient pas de l’acceptation divine dans l’âme. En effet, conformément à la première proposition, pour qu’une âme soit acceptée et aimée de Dieu, il faut qu’il y ait en elle une charité créée qui l’informe. Supposer que l’acquisition de cette forme accidentelle résulte d’acceptation divine conduit à créer un raisonnement circulaire que Pierre d’Auriole ne peut accepter.

Enfin, la troisième proposition consiste à dire que la forme par laquelle l’âme est acceptée est un amour habituel de Dieu qui est infus par Lui-même et non par la seule nature de l’âme. La seconde proposition de Pierre d’Auriole avait conduit à éliminer la possibilité pour la charité créée d’être son propre principe dans l’âme humaine. Il s’agit maintenant pour cet auteur de déterminer la cause pouvant être à l’origine de cette charité. Il n’y a plus que deux possibilités, soit elle provient de la nature même de l’homme, qui acquiert cette grâce par ses propres mérites, ce qui n’est rien d’autre que d’accepter une position pélagienne, condamnée par l’Église, soit de Dieu. Dieu seul peut être à l’origine de cette charité dans l’âme.

Ockham pense que l’opinion de Pierre d’Auriole n’est pas bonne. Il montre que de puissance absolue, ce n’est pas le cas : Dieu peut de puissance absolue aimer une âme et la justifier sans passer nécessairement par la charité créée. La preuve en est que la vision béatifique ne dépend

58 Thomas GAY

Page 59: SÉNEVÉ ÉTÉ 2015 « JE T AI APPELÉ PAR TON NOM · tétragramme, constitué des lettres YHVH (yod-hé-waw-h ... s'agissait d'une apposition de type YHVH-Adona ï, ou Adonaï-YHVH

pas en soi de la charité créée : la vision béatifique est un don que Dieu dispense librement, la charité créée une relation entre Dieu et sa créature. Aussi Dieu peut-il par sa puissance absolue la donner à qui Il l’entend. On pourrait alors lui objecter que l’âme qui n’est pas informée par la charité créée n’est pas aimée de Dieu et donc ne peut pas être justifiée. Pour Ockham, cet argument ne tient pas : celui qui est cher à Dieu n’est autre que celui qui a été accepté par Dieu, c'est-à-dire à qui il a donné la vision béatifique. On voit par là que toute l’argumentation d’Ockham repose sur le fait que la charité n’est pas une chose réelle, qu’il n’est qu’un substantif formé à partir du mot carus, le seul mot capable d’exprimer la relation de charité entre Dieu et sa créature. Même si l’on objecte qu’un tel individu n’est pas digne de la vie éternelle parce qu’il lui manque quelque chose, on peut demander ce qui manque à une telle âme. Soit l’on reconnaît qu’il faut que l’âme soit positivement acceptée et choisie par Dieu, auquel cas, Dieu peut de puissance absolue lui donner la vision béatifique, soit l’on reconnaît que l’âme est ipso facto sauvée tant qu’elle n’a pas commis d’acte injuste.

De même, de puissance absolue Dieu peut détester quelqu’un sans qu’aucune forme le rendant odieux ne soit présente en lui. La preuve en est qu’il est possible qu’une fois un péché mortel accompli, aucune forme rendant le pécheur odieux ne soit présente en lui, et pourtant celui-ci reste haï de Dieu. Ockham utilise un argument nominaliste célèbre. Pour montrer le caractère contingent d’une relation entre deux choses (en l’occurrence ici le péché et la forme peccamineuse informant l’âme de manière à la rendre haïssable), il suffit de montrer que les deux instances ne sont pas liées, de montrer que l’une peut subsister sans l’autre. Comme le montre Joël Biard dans son ouvrage Ockham et la théologie 19 , le péché, même mortel n’est pas une forme susceptible de rendre une âme pécheresse à Dieu. « Péché mortel » n’a pas de définition réelle, mais seulement une définition nominale : « péché mortel » signifie un acte qui est commis alors qu’il est interdit par Dieu » (p. 108-109). De même, pour Ockham, une âme dans le péché originel n’a pas de forme qui la rende détestable à Dieu, et pourtant elle est détestée de Dieu, cela montre bien que l’âme peut être détestée sans supposer en elle de forme qui le rende détestable. Le théologien justifie la majeure en disant qu’aucune forme le

L’envers ockhamien de l’appel à la sainteté 59

19. Joël Biard, Ockham et la théologie, Paris, Cerf, 1999.

Page 60: SÉNEVÉ ÉTÉ 2015 « JE T AI APPELÉ PAR TON NOM · tétragramme, constitué des lettres YHVH (yod-hé-waw-h ... s'agissait d'une apposition de type YHVH-Adona ï, ou Adonaï-YHVH

rendant détestable n’a été causée en l’âme dans le péché originel. Dieu ne peut en être l’origine, ni le petit enfant car il est incapable de poser des actes volontaires. Ockham pose alors une autre raison en imaginant le cas de l’âme d’un pécheur tout juste convertie. Celle-ci a la charité, cela est indéniable et pourtant, nous savons aussi que les mauvaises dispositions de son ancienne vie n’ont pas été pour autant effacées. Un tel exemple montre qu’il est possible d’avoir la charité et des dispositions iniques rendant l’âme haïssable aux yeux de Dieu. Ainsi, et ce en usant d’autres arguments moins significatifs, Ockham montre-t-il l’incohérence qu’il y a à considérer qu’il existe une forme accidentelle rendant nécessairement l’âme aimée de Dieu. Voici pour la première proposition de Pierre d’Auriole.

Pour Ockham, au contraire, peu importe la forme surnaturelle inhérente posée dans l’âme, il est toujours possible à Dieu, de puissance absolue, d’accepter cette âme ou de la refuser. Le pécheur est ennemi et haï de Dieu quand il commet le péché, mais aussi après l’avoir commis, quand le péché – et donc la forme qui rend l’âme odieuse à Dieu – cesse d’exister dans l’âme. En ce sens, on voit que la forme surnaturelle présente dans l’âme importe peu : ce pécheur sera toujours haï de Dieu, qui ne lui donnera pas la vision béatifique. Le second argument repose sur le fait que pour Ockham le salut du genre humain ne devait pas nécessairement dépendre du Christ, que cela n’a été que parce que Dieu l’a ordonné. De puissance absolue – une fois encore – Dieu aurait pu choisir une autre voie que l’Incarnation, a fortiori donc en est-il de même pour la forme surnaturelle qui nous rend aimé de Dieu. De puissance absolue, elle n’est pas nécessaire à Dieu. En dernière instance, Sa volonté est souveraine sur les âmes. Il peut choisir de donner sa grâce à qui Il l’entend. En fait, Ockham a bien compris que la faille de la compréhension de la grâce chez Pierre d’Auriole réside dans le fait que l’imposition de la forme surnaturelle qui justifie l’âme doit elle-même être causée, que si elle est causée par l’homme, Pierre d’Auriole tombe dans le pélagianisme, et si, au contraire, elle est causée par Dieu, la démonstration procéderait à l’infini. En effet, la charité créée telle qu’elle est introduite par Pierre d’Auriole est fondée sur la nécessité de concevoir quelque forme dans l’homme susceptible de le rendre réceptif à l’amour divin sans pour autant provoquer de changement en Dieu. Dire que Dieu décide à qui il donne cette charité créée revient à nouveau à introduire du

60 Thomas GAY

Page 61: SÉNEVÉ ÉTÉ 2015 « JE T AI APPELÉ PAR TON NOM · tétragramme, constitué des lettres YHVH (yod-hé-waw-h ... s'agissait d'une apposition de type YHVH-Adona ï, ou Adonaï-YHVH

changement en Dieu. Le raisonnement de Pierre d’Auriole devrait donc être répété pour cette nouvelle charité créée : pour que cette charité créée informe une âme et la rende digne de l’amour de Dieu sans introduire de changement en Dieu, il faudrait une autre forme créée qui la rende digne de recevoir la charité créée, qui elle-même devra être reçue de Dieu sans causer de changement sous peine de tomber à nouveau dans le pélagianisme, etc. Partant, penser qu’il existe une charité créée nécessitant Dieu est intenable, il vaut donc mieux se résigner à dire que la béatitude est donnée par Dieu par un acte libre de sa volonté. Nous voyons très bien quelles sont les conséquences d’une telle pensée : elle revient à dire que Dieu peut très bien refuser ou donner le salut à qui il l’entend : le rôle de la prédestination serait à son paroxysme : si telle était la doctrine d’Ockham, il serait coupable de l’hérésie opposée au pélagianisme, le prédestinatianisme.

La réponse d’Ockham à cette question est bien plus subtile que ce qui a été dit jusqu’ici. Pour mieux la comprendre, il nous faut analyser plus en détail la responsio qu’il donne. Pour lui, quelqu’un peut être accepté de Dieu, et cher à Dieu sans qu’aucune forme surnaturelle lui soit attachée. Ceci s’inscrit dans la continuité du raisonnement tenu dans la partie précédente. La seconde conclusion est plus étonnante : quelle que soit la forme surnaturelle placée dans l’âme, cette dernière peut ne pas être acceptée par Dieu. Rappelons que pour Ockham « être accepté de Dieu et être cher à Dieu » ne veut rien dire d’autre que Dieu l’appelle et le dispose à la vie éternelle, nous voyons ici que la relation d’amour entre Dieu et l’âme perd sa teneur ontologique : là où Pierre d’Auriole faisait appel à une forme réelle, la charité créée, pour exprimer la relation entre Dieu et l’âme, Ockham l’exprime en faisant l’économie du concept de charité, qui dans son système nominaliste, ne peut être qu’un mot.

Pour éviter de tomber dans le prédestinatianisme, Ockham déplace le problème de manière à conserver à l’homme son libre-arbitre, qui pourrait être brimé si seule la volonté divine décidait de la justification de telle ou telle âme. Pour ce faire, il doit garantir à l’homme la possibilité de poser des actes méritoires ou déméritoires. L’acte humain, dans l’anthropologie ockhamiste sont, par nature, contingents et dépendent de la volonté humaine. L’acte méritoire suppose une collaboration de Dieu aidant l’homme à poser cet acte. La réponse classique consiste à soutenir

L’envers ockhamien de l’appel à la sainteté 61

Page 62: SÉNEVÉ ÉTÉ 2015 « JE T AI APPELÉ PAR TON NOM · tétragramme, constitué des lettres YHVH (yod-hé-waw-h ... s'agissait d'une apposition de type YHVH-Adona ï, ou Adonaï-YHVH

que cette collaboration de Dieu procède de la forme créée présente en l’âme. Ockham, en faisant appel à la puissance absolue de Dieu, casse ce système : par la puissance absolue de Dieu, quelqu’un peut poser un acte méritoire sans aucune forme surnaturelle présente en lui. Ockham va même plus loin : l’acte méritoire n’est pas méritoire par nature, en tant qu’il consisterait à accomplir une bonne action, l’acte méritoire est un acte posé par l’homme qui observe les commandements de Dieu. La référence aux commandements de Dieu a son importance : les commandements, tout comme les sacrements sont des moyens donnés par Dieu en vue de notre salut conformément à sa volonté ordonnée. En ce sens, Ockham ne cherche pas tant à montrer que Dieu agit de puissance absolue contre l’ordre qu’Il a Lui-même instauré, qu’à montrer qu’Il peut toujours le faire. Si l’on réinscrit l’argument sur les actes méritoires dans ce contexte, nous comprenons que l’homme doit chercher à accomplir les actes méritoires, c'est-à-dire à agir conformément à ce que Dieu veut, avec les Écritures comme seule garantie que son observance des commandements lui mérite le Ciel. En réalité, de puissance absolue, Dieu peut toujours accepter « un acte accompli sans charité infuse » et « refuser un acte accompli avec une telle charité » (J. Biard, p. 109) sans que cela soit contradictoire. Liberté humaine et liberté divine sont ainsi préservées car la charité créée n’est plus susceptible de nécessiter Dieu, et la toute-puissance divine ne passe plus outre la liberté humaine : peu importe la forme créée, seuls les actes méritoires sont susceptibles de nous disposer à la vision béatifique.

La seconde conclusion est démontrée ainsi : dans cette vie, des âmes sont informées par la charité créée mais ne disposent pas de la vision béatifique. Une fois encore, par la puissance absolue de Dieu, il peut en être de même après la mort : des âmes peuvent être privées de la vision béatifique volontairement par Dieu bien qu’elles soient informées par la charité créée. Cet argument peut sembler discutable. Ockham en donne d’autres : Dieu peut toujours annihiler soit la charité présente dans l’âme, voire l’âme informée par cette même charité créée avant qu’elle ne jouisse de la vision béatifique. Par ailleurs, dans la mesure où la peine éternelle est ordonnée au péché, de même la vie éternelle à la charité, or de même que Dieu peut remettre la peine éternelle du pécheur, c'est-à-dire supprimer l’effet ordonné à la cause qu’est le péché, il peut faire de même avec la charité. Pour Ockham une telle position est nécessitée par le refus

62 Thomas GAY

Page 63: SÉNEVÉ ÉTÉ 2015 « JE T AI APPELÉ PAR TON NOM · tétragramme, constitué des lettres YHVH (yod-hé-waw-h ... s'agissait d'une apposition de type YHVH-Adona ï, ou Adonaï-YHVH

du pélagianisme, ou plutôt d’un pélagianisme. Il ne s’agit pas tant de la possibilité pour l’homme de se sauver par ses propres moyens que de l’impossibilité pour une créature de nécessiter Dieu en quelque manière. En élargissant la définition du pélagianisme, Ockham veut s’assurer qu’il réfute cette hérésie en profondeur comme il le dit lui-même : Et sic ista opinio maxime recedit ab errore Pelagii. Ainsi Ockham sauve-t-il « la volonté, la liberté et la miséricorde de Dieu ».

Si l’on réinscrit cette conception de la grâce dans la perspective donnée par le Sénevé, nous pouvons dire que l’œuvre sanctificatrice de Dieu, la manière dont Dieu appelle les hommes est avant tout impersonnelle : elle passe par les commandements, les sacrements dispensés par l’Église et la grâce. Cependant, Dieu peut toujours de puissance absolue prédestiner de toute éternité tel ou tel individu à la vision béatifique. Il choisit en ce sens certains hommes. Ces prédestinés, même s’ils l’ignorent, n’ont pas même besoin des moyens établis par Dieu et qui constituent la voie normale du salut. Nous pouvons donc dire que Dieu appelle les hommes à la gloire du Ciel de deux manières : une voie est ordinaire et est celle que les hommes doivent observer pour se donner les moyens d’y parvenir, en ce sens elle s’inscrit dans cette temporalité, l’autre s’inscrit d’emblée dans l’éternité et provient de la libre élection de Dieu qui choisit telle ou telle âme à participer de sa vie trinitaire. Les deux voies ne sont pas incompatibles parce qu’elles se situent sur deux niveaux de réalité différents.

Dans cet exposé, nous avons pu voir les principaux éléments de la pensée d’Ockham. Nous espérons avoir montré la manière dont ils tenaient ensemble, la manière dont la distinction entre les deux puissances de Dieu, l’absolue et l’ordonnée était creusée par les considérations de logique nominaliste d’Ockham. Cette distinction est centrale et permet d’éclairer toute sa théologie, notamment la question de la grâce, de la charité créée que nous venons juste d’examiner. Chez lui, la grâce, ou plutôt la charité qui lui est substituée, n’est qu’un moyen donné par Dieu pour acquérir le salut, Dieu peut toujours passer outre ce moyen. On voit par là qu’elle n’est rien d’autre que ce papier monnaie dont parle le père Garrigou-Lagrange dans sa Synthèse thomiste. Cette position est une position nominaliste courante : on la retrouve

L’envers ockhamien de l’appel à la sainteté 63

Page 64: SÉNEVÉ ÉTÉ 2015 « JE T AI APPELÉ PAR TON NOM · tétragramme, constitué des lettres YHVH (yod-hé-waw-h ... s'agissait d'une apposition de type YHVH-Adona ï, ou Adonaï-YHVH

notamment chez Jean Mair, professeur de Gabriel Biel (qui retourne à Ockham de manière plus prononcée), lui-même professeur de Luther.

64 Thomas GAY

Page 65: SÉNEVÉ ÉTÉ 2015 « JE T AI APPELÉ PAR TON NOM · tétragramme, constitué des lettres YHVH (yod-hé-waw-h ... s'agissait d'une apposition de type YHVH-Adona ï, ou Adonaï-YHVH

« Samuel, Samuel ! »L’appel de Samuel et son commentaire

par Grégoire le Grand

Ostiane COURAU

L’appel du jeune Samuel, qui, entendant au milieu de la nuit la voix du Seigneur, la prend pour celle de son vieux maître Elie et court le réveiller à trois reprises, est un exemple de l’Ancien Testament particulièrement développé et explicite de l’éveil d’une vocation. Samuel est le fils que Dieu a donné à Anne, l’épouse stérile d’Elqana, qu’elle nomme ainsi « car, dit-elle, je l’ai demandé au Seigneur » 1 et qu’elle destine en retour à la vie consacrée en le remettant au prophète Elie. Il sera l’un des juges les plus importants de l’Ancienne Alliance, qui désignera Saül (1 S 10, 1-8) comme premier roi d’Israël, puis donnera l’onction à David lorsque Saül déplaira à Dieu (1 S 16, 1-13). Nous nous intéresserons ici à l’appel du jeune Samuel, en nous appuyant sur le commentaire qu’en propose Grégoire le Grand dans son Commentaire sur le Premier Livre des Rois, dans sa quatrième section 2. Rappelons d’abord l’épisode biblique :

Le jeune Samuel servait donc Yahvé en présence d’Eli ; en ce temps-là, il était rare que Yahvé parlât, les visions n’étaient pas fréquentes. Or, un jour, Eli était couché dans sa chambre – ses yeux commençaient de faiblir

1. 1 S 1, 20. Cette explication repose sur l’étymologie traduisant Samuel par « Dieu a entendu » ou « Dieu exauce », quoique la plus rigoureuse semble être « Nom de Dieu » ou « son nom est Dieu », selon P. Hanks et F. Hodges, A dictionary of surnames, Oxford, 2000, p. 469.

2. Commentaire sur le Premier Livre des Rois, t. II, Sources Chrétiennes n°391, Cerf, Paris, 1992, Quatrième section (II 111-III 37, pp. 177-325).

Page 66: SÉNEVÉ ÉTÉ 2015 « JE T AI APPELÉ PAR TON NOM · tétragramme, constitué des lettres YHVH (yod-hé-waw-h ... s'agissait d'une apposition de type YHVH-Adona ï, ou Adonaï-YHVH

et il ne pouvait plus voir – la lampe de Dieu n’était pas encore éteinte et Samuel était couché dans le sanctuaire de Yahvé, là où se trouvait l’arche de Dieu. Yahvé appela : « Samuel, Samuel ! » Il répondit : « Me voici ! » et il courut près d’Eli et dit : « Me voici puisque tu m’as appelé. » – « je ne t’ai pas appelé, dit Eli ; retourne te coucher. » Il alla se coucher. Yahvé recommença d’appeler : « Samuel, Samuel ! » Il se leva et alla près d’Eli et dit : « Me voici, puisque tu m’as appelé. » – « Je ne t’ai pas appelé, mon fils, dit Eli ; retourne te coucher. » Samuel ne connaissait pas encore Yahvé et la parole de Yahvé ne lui avait pas encore été révélée. Yahvé recommença d’appeler Samuel pour la troisième fois. Il se leva et alla près d’Eli et dit : « Me voici, puisque tu m’as appelé. » Alors Eli comprit que c’était Yahvé qui appelait l’enfant et il dit à Samuel : « Va te coucher et, si on t’appelle, tu diras : Parle Yahvé, car ton serviteur écoute », et Samuel alla se coucher à sa place.

Yahvé vint et se tint présent. Il appela comme les autres fois : «   Samuel, Samuel ! » et Samuel répondit : « Parle, car ton serviteur écoute. » (1 S 3, 1-10)

On peut remarquer d’emblée, avec saint Grégoire, l’étonnante « mise en scène » de ce passage :

Pourquoi donc Dieu tout puissant fait-il entendre son appel dans une telle mise en scène (tanta arte), au point que l’esprit de celui qui est appelé soit empêché de reconnaître celui qui l’appelle ; de lui faire croire, alors qu’il entend Dieu, qu’il s’agit de son maître humain ; de faire retentir son appel sans dire pourquoi ; de le laisser se rendre auprès de son maître pour être autant de fois renvoyé prendre le repos du sommeil, sans pourtant lui permettre de se reposer en dormant ? 3

L’erreur de Samuel, en effet, indique quelque chose de l’appel qu’il a reçu : Dieu n’a pas dû choisir de se révéler simplement dans l’intimité de son âme, mais de faire retentir une voix humaine ressemblant à celle d’Elie, en sorte que ce malentendu soit possible. Le discernement progressif de la nature de l’appel qui est adressé à Samuel a dû être voulu tel par Dieu ; il aurait en effet très bien pu se faire connaître plus

66 Ostiane COURAU

3. ibid., II, 124, 2, p. 199 sqq.

Page 67: SÉNEVÉ ÉTÉ 2015 « JE T AI APPELÉ PAR TON NOM · tétragramme, constitué des lettres YHVH (yod-hé-waw-h ... s'agissait d'une apposition de type YHVH-Adona ï, ou Adonaï-YHVH

directement et immédiatement par Samuel. Le texte invite donc à rechercher une interprétation de ce curieux dispositif ; Grégoire le Grand, suivant une méthode qu’il présente dans la préface de son commentaire, dégage deux sens spirituels proches mais distincts : un sens typique ou allégorique, s’appuyant sur l’Écriture comme sur un marchepied 4 vers les réalités spirituelles, et un sens moral, invitant à en tirer des conclusions pour la conduite de chacun. Sans prétention aucune à l’exhaustivité, passons en revue quelques traits saillants de cette interprétation.

La torpeur d’Elie et le sommeil de Samuel

Un premier trait significatif réside dans le moment où intervient l’appel de Dieu, vraisemblablement en pleine nuit. Le texte précise en effet qu’Elie et Samuel sont tous deux couchés. Mais cette mention, apparemment purement contextuelle, va être interprétée par Grégoire de manière rigoureusement opposée pour l’un et l’autre des personnages.

Elie, grand-prêtre chargé de prêcher la parole de Dieu, est « couché à sa place » (jacebat in loco suo) : or son ministère exigerait au contraire de lui de se tenir debout pour mener à bien son combat spirituel. Au lieu de quoi Elie se repose ; il « s’abandonn[e] à la torpeur du repos à une place consacrée au combat et au labeur. Se tenir debout, c’est l’attitude du juste (…). Etre couché signifie donc aussi la négligence d’une vie relâchée. » 5 Cette interprétation, qui semblera peut-être un peu rapidement sévère, s’éclaire néanmoins par le chapitre qui précède immédiatement : les fils d’Elie y sont présentés comme des «  vauriens   » (1 S 2, 12) pillant pour eux-mêmes les sacrifices offerts à Yahvé, et face auxquels Elie demeure trop indulgent. La cécité croissante d’Elie, plus que le symptôme naturel de son vieillissement, est ingénieusement relié par Grégoire à la raréfaction des visions de Yahvé (« en ce temps-là, il était rare que Yahvé

L’appel de Samuel et son commentaire par Grégoire le Grand 67

4. ibid., t. I, préface : « que personne n’ait gare à l’aspect terre à terre de l’histoire (…) La sainte Écriture est donc une sorte de marchepied où l’on monte pour toucher cet objet sublime [Dieu]. Aussi, quand l’histoire est fort terre à terre et l’objet de l’intelligence fort élevé, c’est comme si l’on n’avait, pour s’élever jusqu’à cette hauteur sublime, qu’un marchepied d’où il est bien difficile de l’atteindre. »

5. ibid., t. II, 119, 2, p. 191.

Page 68: SÉNEVÉ ÉTÉ 2015 « JE T AI APPELÉ PAR TON NOM · tétragramme, constitué des lettres YHVH (yod-hé-waw-h ... s'agissait d'une apposition de type YHVH-Adona ï, ou Adonaï-YHVH

parlât, les visions n’étaient pas fréquentes »). Cet obscurcissement, loin d’être le signe d’un abandon de Dieu, manifeste l’éloignement progressif d’Elie, de moins en moins capable de se mettre à l’écoute de Dieu. Elie est donc, pour Grégoire, plongé dans une véritable torpeur spirituelle, entraîné dans des compromis qui le détournent le plus en plus de la lumière et de la vérité.

Quant à Samuel, son sommeil prend un sens tout autre. Grégoire justifie cette affirmation par une phrase célèbre de l’Epouse du Cantique des cantiques : « je dors, mais mon cœur veille » (Cant 5, 1). Le sommeil de l’enfant, c’est le repos du juste qu’aucun remords ne vient troubler. Ce repos n’est pas somnolence spirituelle, comme c’était le cas pour Elie, mais détachement des soucis du monde et vigilance intérieure. Le discernement de l’appel de Dieu exige de faire silence, de tourner le dos à toutes les sollicitations extérieures : c’est le sens, selon saint Grégoire, du repos de Samuel. Seule une telle disposition intérieure, qui est celle du recueillement, pourra être propice à l’accueil de la grâce et à l’éveil de cette vocation. Cette interprétation du repos comme retour à l’intériorité est particulièrement pertinente étant donné que Samuel est dit se reposer « dans le sanctuaire de Yahvé, là où se trouvait l’arche de Dieu ». Car « le temple de Dieu, c’est l’âme de tout élu » 6 : l’association du temple, de la chambre ou de la tente à l’âme du croyant, soit la représentation spatialisée de l’intériorité, est topique dans la langue biblique comme dans la littérature patristique, comme l’a bien montré Jean-Louis Chrétien 7 . Dormir dans le sanctuaire, ce n’est donc rien d’autre, paradoxalement, que veiller : persévérer dans la vigilance, rentrer en soi-même et se soustraire à toute distraction pour se rendre disponible à l’appel de Dieu.

« Retourne te coucher »

A cet égard, Elie, figure assez ambiguë dans les interprétations successives de Grégoire, fait preuve d’une forme de discernement lorsqu’il enjoint à Samuel d’aller se recoucher. Certes, il est possible de mettre cet ordre sur le compte de l’aveuglement d’Elie – ce que fait aussi Grégoire : Elie représente, dans son interprétation typique, le monde de

68 Ostiane COURAU

6. ibid., t. II, 7, 2, p. 275.

7. L’espace intérieur, Minuit, Paris, 2014.

Page 69: SÉNEVÉ ÉTÉ 2015 « JE T AI APPELÉ PAR TON NOM · tétragramme, constitué des lettres YHVH (yod-hé-waw-h ... s'agissait d'une apposition de type YHVH-Adona ï, ou Adonaï-YHVH

l’Ancienne Alliance, qui prépare la venue du Messie mais demeurera aveugle face à sa nouveauté. Pourtant, Elie finit bien par reconnaître une intervention de Dieu et par conseiller à Samuel la juste manière de lui répondre. Pourquoi donc la lenteur de cette reconnaissance ? Si Dieu voulait se faire reconnaître par Samuel, n’aurait-il pas pu se révéler d’emblée à lui ?

Grégoire propose une réponse intéressante : il était nécessaire à Samuel de retourner dormir les deux premières fois. Car ce sommeil, si on prolonge l’interprétation précédente, n’est que l’approfondissement de sa prière et de sa préparation intérieure à l’accueil du message divin. Loin d’être un simple contretemps, cette temporalité de l’appel était donc nécessaire, à la fois pour tirer Elie de sa torpeur (il avait, lui aussi, besoin de temps pour reconnaître la présence de Dieu) et pour permettre à Samuel d’atteindre un certain niveau de profondeur dans le recueillement, jusqu’à pouvoir répondre de lui-même : « Parle, Seigneur, ton serviteur écoute ».

La présence d’Elie

La raison principale du curieux dispositif que Dieu paraît mettre en œuvre dans l’appel de Samuel semble bien résider dans la fonction qu’occupe Elie. Si Dieu ne s’est pas manifesté immédiatement et sans ambiguïté à Samuel alors que cela lui était évidemment possible, c’est qu’il a dû positivement vouloir cette intervention de la figure d’Elie.

Dans son interprétation typique ou allégorique, Grégoire voit dans Elie la figure des anciens prédicateurs juifs, dépositaires de la Loi ; Samuel, lui, est assimilé aux nouveaux prédicateurs chrétiens. Cette interprétation allégorique éclaire d’une première façon le caractère indispensable de l’intervention d’Elie : Elie incarne la connaissance de la lettre du texte sacré, à laquelle les nouveaux prédicateurs ne doivent cesser de se référer. Sans la présence d’Elie, dans l’hypothèse d’un contact simplement immédiat avec Dieu, le jeune Samuel courait un grand risque, particulièrement présent en raison de son jeune âge : celui de s’égarer dans une extase mystique totalement déconnectée de l’enseignement de l’Écriture. « Il s’égare facilement, en effet, celui qui ne sait éprouver par l’éclatante vérité de la sainte Écriture la valeur de ce qu’il a recueilli dans

L’appel de Samuel et son commentaire par Grégoire le Grand 69

Page 70: SÉNEVÉ ÉTÉ 2015 « JE T AI APPELÉ PAR TON NOM · tétragramme, constitué des lettres YHVH (yod-hé-waw-h ... s'agissait d'une apposition de type YHVH-Adona ï, ou Adonaï-YHVH

l’ombre de la contemplation » 8 ; la méditation de l’Écriture est un véritable garde-fou contre « le fantasme de la fausse lumière » 9 . L’attitude de Samuel est en cela un exemple de prudence spirituelle : si Elie représente bien la connaissance de l’Écriture et le sommeil de Samuel le recueillement intérieur, il semble sage de conserver ce constant va-et-vient, la lecture et la méditation s’appelant mutuellement. La méditation sans appui sur l’Écriture est aveugle ; mais une simple connaissance de la lettre de l’Écriture, sans la méditation qu’est le « sommeil » de Samuel, ne l’est pas moins. Cet autre aveuglement est précisément celui d’Elie, que la connaissance des textes ne suffit pas à rendre clairvoyant. Elie fait toutefois preuve d’une certaine lucidité, selon Grégoire, lorsqu’il répond à Samuel : « je ne t’ai pas appelé » : l’Écriture fait voir d’elle-même qu’elle ne suffit pas, dans sa lettre, à procurer le don de la grâce spirituelle que Samuel reçoit directement de Dieu.

Dans une seconde interprétation qui est celle du sens moral, plus général, que Grégoire tire du texte, on peut s’en tenir à l’observation qu’Elie représente une figure d’autorité pour Samuel ; il est en quelque sorte son supérieur hiérarchique. Or si les faiblesses d’Elie sont suggérées dans le texte biblique, et particulièrement mises en avant par l’exégèse de Grégoire, Samuel, lui, ne cesse de croître dans l’amour de Dieu. Grégoire n’hésite pas à le dire franchement : Elie est un maître plutôt médiocre, comparé à son disciple. Mais cette médiocrité contribue à mettre d’autant mieux en lumière ce qui fait l’excellence de Samuel : son obéissance inconditionnelle, qui est le gage d’une véritable humilité.

Par celui qui allait être réprouvé, l’enfant apprit comment il devait écouter, afin que nous sachions qu’il nous faut respecter les ordres des supérieurs, même quand leur propre existence n’est pas digne de louanges ; car leur enseignement – que leur mauvaise conduite peut déprécier aux yeux des orgueilleux – fait parvenir ceux qui écoutent humblement au sommet de l’intimité divine. 10

70 Ostiane COURAU

8. ibid., 10, 2, p. 281.

9. ibid.

10. ibid., 128, 2, p. 209.

Page 71: SÉNEVÉ ÉTÉ 2015 « JE T AI APPELÉ PAR TON NOM · tétragramme, constitué des lettres YHVH (yod-hé-waw-h ... s'agissait d'une apposition de type YHVH-Adona ï, ou Adonaï-YHVH

Une excellence morale qui impliquerait une forme de mépris de nos supérieurs, particulièrement des supérieurs dans l’Église, d’institution divine, serait par là même contradictoire ou du moins diminuée ; la supériorité véritable de Samuel sur Elie vient précisément de son humble acceptation de ses commandements, loin de se considérer comme dispensé de les suivre au nom de la médiocrité de son maître. Il y a plus de mérite à accepter un ordre juste venant d’un supérieur injuste qu’à le refuser au nom d’une forme d’intransigeance, quand bien même celle-ci serait de fait justifiée. L’interprétation de Grégoire est cohérente et belle sans doute ; elle ne manquera pas pourtant de heurter certaines sensibilités modernes. Si un prêtre, sortant par là de son ministère, donnait un ordre vicieux à l’un de ses fidèles, serait-il tenu de le suivre ? La difficulté réside dans le fait que Grégoire considère la soumission comme intrinsèquement bonne, et voit le sommet de l’humilité dans le renoncement à toute forme de discernement 11 entre les commandements reçus, discernement qui serait encore un avatar de l’orgueil. Une telle conception pourrait nous sembler choquante par son extrémisme. Grégoire prévoit ce manque de compréhension de la part de ses lecteurs, observant qu’il nous est difficile d’admirer et de désirer à notre tour une semblable obéissance ; il y voit un effet de notre péché, nous rendant aveugle à propos de notre véritable bien. Rappelons, pour resituer cette thèse dans son contexte, que Grégoire la défend en tant que Pape et qu’il il a donc en tête l’unité et le caractère divin de cette institution ; rappelons encore que son œuvre est également imprégnée par l’expérience monachique qui marque durablement Grégoire. L’obéissance inconditionnelle de Samuel est sûrement d’abord celle que doivent les religieux à leurs supérieurs, obéissance dont ils font vœu en même temps que de chasteté et de pauvreté : c’est de leur part un choix posé en toute liberté. Quant au fidèle qui n’est pas appelé à la vie consacrée, il demeure sans doute légitime de lui rappeler le bien-fondé de l’acceptation confiante des commandements de l’Église, quelles que soient les faiblesses de certains de ses prêtres, et le risque d’orgueil inhérent à une posture de discernement systématique qui s’arrogerait sans cesse le droit d’accepter telle prescription et non telle autre. Toutefois, concernant l’objection que nous avons soulevée d’un ordre vicieux, le discernement demeure

L’appel de Samuel et son commentaire par Grégoire le Grand 71

11. ibid., 125, 4, p. 203 : « C’est qu’il ne sait pas juger, celui qui a appris à obéir parfaitement : il croit que tout son bien consiste à obéir aux commandements ».

Page 72: SÉNEVÉ ÉTÉ 2015 « JE T AI APPELÉ PAR TON NOM · tétragramme, constitué des lettres YHVH (yod-hé-waw-h ... s'agissait d'une apposition de type YHVH-Adona ï, ou Adonaï-YHVH

évidemment possible, et ce, semble-t-il, sans entrer en contradiction avec la position de Grégoire : un fidèle confronté à un prêtre qui cesserait d’agir en prêtre et entrerait en contradiction explicite, dans ses prescriptions, avec l’Évangile, pourrait et aurait sans doute le devoir de s’adresser à une autre figure d’autorité de l’Église afin d’engager un dialogue avec le premier. L’éloge inconditionnel de l’obéissance que propose Grégoire, si on écarte ce cas extrême et qui, comme on l’a vu, n’est pas incompatible avec une compréhension un peu affinée de cette thèse, conserve une profonde justesse : le mépris d’un supérieur dans l’Église, même lorsqu’il est justifié, n’est jamais une marque de grandeur ; la grandeur véritable consiste sans doute à discerner et à aimer la vérité malgré les faiblesses de ceux qui la transmettent.

72 Ostiane COURAU

Page 73: SÉNEVÉ ÉTÉ 2015 « JE T AI APPELÉ PAR TON NOM · tétragramme, constitué des lettres YHVH (yod-hé-waw-h ... s'agissait d'une apposition de type YHVH-Adona ï, ou Adonaï-YHVH

Comptes-rendus

Thomas Merton, La sagesse du désert, Aphorismes des Pères du désert, Albin Michel, 2006. Traduit de l'original anglais (1960) par Marie Tadié.

par Clément DE LA VAISSIÈRE DE LAVERGNE

« Caritas Christi urget nos »« La charité du Christ nous presse »

(2 Cor, 5, 14)

La spiritualité des Pères du désert nous est mal connue. Dans son court ouvrage paru en 1960, La sagesse du désert, Aphorismes des Pères du désert, Thomas Merton, trappiste américain du XXe siècle, essaye à travers une sélection de courts récits et de proverbes de nous faire redécouvrir la sagesse de ces « hommes ivres de Dieu ». Leur spiritualité pâtit trop souvent d'une réputation de fanatisme ; on pense spontanément à ces ascètes de l'extrême, tels Siméon le Stylite ou ces ermites « brouteurs » qui vivaient nus dans le désert et se nourrissaient exclusivement en broutant. Mais tel qu'il nous apparaît dans leurs aphorismes, l'esprit qui animait ces hommes, qui à partir du IVe siècle sont venus peupler en foule les déserts d’Égypte surtout, mais aussi de Perse de Syrie ou de Palestine, est pourtant bien différent ; bien plus humain, bien plus humble et bien plus réaliste.

Alors qu’au début du IVe siècle l'Empire devenait chrétien, des milliers d'hommes, mais aussi de femmes, ont abandonné la société pour inventer une rapport radicalement nouveau à Dieu, avec pour seuls modèles Élie, saint Jean-Baptiste ou le Christ au désert. Ce mouvement, cette frénésie a touché la partie orientale de l'Empire, surtout l’Égypte. Leur spiritualité se distingue nettement de la tradition hellénique et le

Page 74: SÉNEVÉ ÉTÉ 2015 « JE T AI APPELÉ PAR TON NOM · tétragramme, constitué des lettres YHVH (yod-hé-waw-h ... s'agissait d'une apposition de type YHVH-Adona ï, ou Adonaï-YHVH

copte et le syriaque étaient souvent les seules langues employées par ces premiers ermites. Ce premier monachisme érémitique (à distinguer des cénobites, qui vivaient en communautés organisées et hiérarchisées), dont il est question dans cet ouvrage, est fondé sur un idéal anarchique. Chacun et appelé à chercher Dieu individuellement par une vie de prière, de charité, de travail et de solitude. La communauté n'est régie par aucun canon ou règle. Les ermites ou moines qui vivent isolés, mais restent sous la direction spirituelle d'un abbé, un Ancien qui a vécu des années dans le désert. Les moines se réunissent parfois en communauté pour prier ensemble ou échanger des conseils.

C'est en quête du salut que ces premiers moines ont rompu avec la société pour vivre dans la solitude du désert. Le monde de l'Antiquité tardive était, dans sa composante chrétienne comme païenne, obsédé par cette notion de salut. La vie sur terre est une préparation à l’au-delà. Soumis aux conventions sociales, à la vanité et aux passions, les hommes étaient empêchés d'être eux-mêmes dans un monde qui leur apparaissait comme un navire en perdition dont ils devaient s'échapper à temps pour sauver leur âme. C'est individuellement que chacun est appelé à chercher le salut. Fuir au désert, c'est aussi échapper aux innombrables tentations et distractions qui nous assaillent dans le monde. Le désert est aussi le lieu privilégié de l’épreuve et de l'expérience spirituelle, où l'homme est seul face à Dieu, mais aussi face à Satan.

Le désert n'est pas pour autant déni du monde et rejet de l’autre. Pour se préparer à la vie éternelle, le moine doit vivre dans l'humilité, la charité et l'amour du prochain. Le désert est la terre ferme d'où le moine peut aller secourir les naufragés qui se débattent au milieu de l'épave. Il mène une vie de prière et de travail. Pour assurer sa subsistance, il tresse des paniers, qu'il va ensuite vendre au marché. Leurs apophtegmes montrent que, loin de vivre dans une solitude absolue, les Pères du désert étaient des êtres sociables, charitables, qui donnaient volontiers des conseils aux autres.

Les apophtegmes ou Verba seniorum que ces premiers ermites nous ont légués apparaissent avant tout comme des « paroles de salut », qui doivent aider le moine, novice ou ancien, à progresser dans sa quête de Dieu. Les apophtegmes sont des courts récits et des proverbes énoncés par un «   Ancien », anonyme ou connu (Antoine, Poemen, Jean Colobos,

74 Comptes-rendus

Page 75: SÉNEVÉ ÉTÉ 2015 « JE T AI APPELÉ PAR TON NOM · tétragramme, constitué des lettres YHVH (yod-hé-waw-h ... s'agissait d'une apposition de type YHVH-Adona ï, ou Adonaï-YHVH

Macaire), d’abord transmis oralement copte, puis mis par écrit en grec. La sélection qui nous est présentée dans cet ouvrage est tirée de la traduction latine, effectuée dès les Ve et VIe siècles. Les recueils de Verba étaient répandus dans les monastères orientaux et occidentaux du moyen-âge comme ouvrages d’édification spirituelle. Il ne s'agit pas de discours théoriques, abstraits, comme il s'en produisait tant à l'époque au cours des diverses controverses théologiques, mais de paroles simples et concrètes qui s'enracinent dans l'expérience. La théologie en est élémentaire et les citations de l’Écriture y sont peu nombreuses. Ces textes se caractérisent par leur réalisme et leur profond bon sens. Ils ont aussi un côté rustique et folklorique : abbés hauts en couleur, lutte avec Satan, résurrection de morts… et même un caractère humoristique. Ainsi le Père Isaac, se jugeant indigne de devenir prêtre, se cache dans un champ au milieu de buissons, mais finit par être retrouvé par l'âne de ceux qui sont à sa recherche (CIX). Ou bien l'abbé Macaire qui, passant un nuit dans une pyramide, utilise une momie comme oreiller (XCII).

C'est dans l'obéissance à la parole de Dieu que le moine doit accomplir toutes ses actions et prononcer toutes ses paroles. Son premier devoir, avant l’ascèse, est l'amour du prochain et l'hospitalité. Ainsi, même s'il jeûne, il doit partager le repas avec ses hôtes de passage. Un moine doit aller jusqu'au paradoxe de vendre les Écritures, si la Parole de Dieu lui commande de se dépouiller de tout pour donner tout aux pauvres.

Afin de rester dans l'obéissance à Dieu, le moine doit se soumettre à une ascèse extrême faite de prière, de travail et de privations, et dont il ne doit évidemment pas s'enorgueillir. L'abbé Jean Colobos, qui voulait devenir un ange, finit par se repentir de son orgueil (XLV). Mais le moine sait aussi avec réalisme et bon sens qu'il ne serait pas assez fort pour résister à toutes les tentations. Il doit être conscient de sa faiblesse. C'est pourquoi il fuit dans le désert, où il est plus à l'abri, mais jamais complètement. Dans ces récits, les femmes apparaissent avant tout comme des êtres de tentation, que le moine doit éviter à tout prix. Dans l’apophtegme XC, un femme de petite vertu se rend chez un ermite fameux, après avoir parié qu'elle le ferait céder. Ce dernier, qui lui offre l'hospitalité, doit se brûler les doigts pour résister à la concupiscence qui l'assaille pendant la nuit. La femme, édifiée par cette exemple, finit par se convertir et vivre dans la chasteté.

Comptes-rendus 75

Page 76: SÉNEVÉ ÉTÉ 2015 « JE T AI APPELÉ PAR TON NOM · tétragramme, constitué des lettres YHVH (yod-hé-waw-h ... s'agissait d'une apposition de type YHVH-Adona ï, ou Adonaï-YHVH

L'humilité est la notion-clef de la vie du moine. Celui-ci est appelé sans relâche à faire abstraction de sa propre volonté et de ses propres passions pour servir Dieu. Pour intérioriser son humilité, il doit se soumettre à divers exercices, comme la récitation de la prière du Publicain (« Seigneur Jésus-Christ, fils de Dieu, ayez pitié de moi, parce que je suis pécheur »), dont la récitation doit devenir aussi naturelle que la respiration,, tradition maintenue dans le monachisme oriental. Dans plusieurs récits, on voit un abbé célèbre pour sa sainteté se cacher par refus d’une vaine gloire averti à l’annonce de la visite d'un haut personnage. C'est dans l'amour des ennemis que l'humilité se manifeste par excellence. On voit à plusieurs reprises les moines aider les voleurs, dont ils sont pourtant les victimes. Ainsi un ermite se rend en ville pour libérer les voleurs et leur éviter la torture (XXXVII). Le moine est également appelé à s'abstenir de tout jugement sur autrui. L'apophtegme XLIII est particulièrement éloquent : « Un Ancien disait : si vous êtes chastes, ne jugez pas les fornicateurs, sinon vous violerez la loi autant qu'eux. Car celui qui a défendu la fornication a également défendu de juger. » Il est aussi appelé au silence, comme l'abbé Agathon « qui garda pendant trois ans un caillou dans la bouche pour apprendre à se taire » (XV). Le moine doit toujours rester humble, s'abstenir de toute colère et ne jamais se justifier, critiquer ou débattre avec autrui. Tous ses actes et toutes ses paroles doivent refléter la douceur de Dieu : « de même qu'une abeille fabrique du miel partout où elle va, ainsi le moine, où qu'il aille, si c'est pour obéir à la volonté de Dieu, peut toujours répandre la douceur spirituelle des bonnes œuvres. » (CXXII).

Les Pères sont réalistes ; il ne s'agit pas d'atteindre l'apatheia ou l'absence de toute passion. Au contraire, nous dit l'Abbé Poemen, comme on ne peut empêcher les idées mauvaises et les distractions de traverser notre esprit, notre seul devoir est de leur dire « Non » (L). À un Ancien qui se flattait d'avoir éteint en lui les flammes de toutes les passion, l'abbé Abraham répond qu'on ne peut que les enchaîner (CXVI). Dans les conceptions des Pères du Désert, l'absence de trouble n'est pas souhaitable. Nous avons même d'épreuves pour nous tourner vers Dieu. L'apatheia, pour l’âme, est ce qu'est la « vie facile » pour le corps ; elle l'amollit, et la détourne du salut et de l'humilité. Les ermites doivent s'efforcer avec leur âme et leur corps de sortir victorieux des épreuves répétées que leur impose le démon.

76 Comptes-rendus

Page 77: SÉNEVÉ ÉTÉ 2015 « JE T AI APPELÉ PAR TON NOM · tétragramme, constitué des lettres YHVH (yod-hé-waw-h ... s'agissait d'une apposition de type YHVH-Adona ï, ou Adonaï-YHVH

Si les Pères du Désert parlaient peu de Dieu à une époque d'intenses polémiques théologiques, mais se taisaient surtout, c'est qu'ils savaient peut-être que, lorsqu'on s'est approché de Dieu, le silence est plus intelligent que bien des paroles. Nous réentendons à travers leurs récits et leurs proverbes la voix simple et tendre de ces hommes qui nous appellent à être humbles jusqu'au bout et à nous garder de tout pharisianisme. Ils nous redisent que la charité et l'humilité sont le premier des commandements, non négociable, du Chrétien.

Comptes-rendus 77

Page 78: SÉNEVÉ ÉTÉ 2015 « JE T AI APPELÉ PAR TON NOM · tétragramme, constitué des lettres YHVH (yod-hé-waw-h ... s'agissait d'une apposition de type YHVH-Adona ï, ou Adonaï-YHVH

Cardinal Robert Sarah, avec Nicolas Diat, Dieu ou rien. Entretien sur la foi, Paris, Fayard, 2015.

par Jean-Benoît POULLE

Il est rare que de hauts prélats de la Curie, sur lesquels on fait souvent peser tous les maux de l’Église, acceptent de se confier librement. Aussi ne boudons pas notre plaisir lorsque S. E. le cardinal Robert Sarah, 70 ans, préfet de la Congrégation pour le Culte divin, et, à ce titre, cinquième plus haut responsable du Vatican, accorde un long entretien au journaliste français Nicolas Diat, qui s’était déjà fait le décrypteur du pontificat précédent 1 . Il permet de découvrir un parcours extraordinaire, et laisse entrevoir une très haute figure spirituelle.

Robert Sarah est issu de l’ethnie coniagui, un peuple de bergers et de chasseurs-cueilleurs isolé dans les montagnes du nord de la Guinée. Sa famille, dont la conversion est récente, est encore très marquée par l’animisme. Toutefois, par sa fréquentation des Pères spiritains, qui sont venus prêcher l’Évangile jusque dans ces campagnes reculées, et célèbrent chaque jour la messe à 5h du matin, le jeune Guinéen ressent le désir d’entrer au séminaire, dès l’âge de 12 ans. Il quitte alors sa famille pour la capitale Conakry, où il poursuit des études de théologie qui le mènent à Nancy, puis à Rome.

Ordonné prêtre en 1969, il se heurte dans son pays à la dictature marxiste de Sékou Touré, qui voit l’Église comme un vestige de la colonisation à abattre : tous les prêtres étrangers sont alors expulsés, de nombreux séminaires sont fermés, et la défection du clergé indigène est encouragée, si bien qu’à la fin des années 1970, il ne reste que quatre prêtres dans le pays. Formateur au séminaire de Conakry, Robert Sarah aide son archevêque, Mgr Tchidimbo, à résister aux pressions de toutes sortes. Lorsque ce dernier est emprisonné en 1977, le Saint Siège ne voit guère que lui pour faire face à la situation catastrophique en Guinée. Robert Sarah devient donc, à trente-trois ans, le plus jeune évêque du monde. Comme archevêque de Conakry, il est le principal porte-voix de la résistance de la société civile à Sékou Touré, auquel il tient tête fermement, jusqu’à la mort du dictateur en 1984 : on découvre alors qu’il

78 Comptes-rendus

1. En 2014, il a publié L’homme qui ne voulait pas être pape, chez Albin Michel, livre assez instructif, quoique la fiabilité de certaines informations soit à vérifier.

Page 79: SÉNEVÉ ÉTÉ 2015 « JE T AI APPELÉ PAR TON NOM · tétragramme, constitué des lettres YHVH (yod-hé-waw-h ... s'agissait d'une apposition de type YHVH-Adona ï, ou Adonaï-YHVH

est en tête de la liste noire du régime des personnalités à abattre. Il accompagne ensuite le retour à la pacification, et joue un grand rôle dans le développement du pays, pendant plus de vingt-deux ans.

En 2001, il est appelé à Rome comme secrétaire de la Congrégation pour l’Evangélisation des Peuples, qui gère tous les diocèses des pays de mission, où l’Église est minoritaire, voire persécutée. En 2010, il est nommé cardinal, et président du Conseil pontifical Cor unum, qui supervise l’action caritative de tous les organismes catholiques : ces nouvelles fonctions l’amènent à faire de nombreux voyages dans des pays sinistrés tels que Haïti, les Philippines, l’Irak. Lors du conclave de 2013, il figure sans doute dans la liste informelle des cardinaux papabili. Enfin, à l’automne 2014, le pape François le nomme préfet de la Congrégation pour le Culte divin et la Discipline des sacrements, en tant qu’expert des questions liturgiques.

S’il se revendique pleinement dans la lignée des papes Jean-Paul II et Benoît XVI, le cardinal Sarah est aussi très représentatif de ces périphéries dont parle François, et possède une expérience de la diversité de l’Église sans égale. Toutefois, au fil des pages, c’est surtout de l’importance centrale de la vie intérieure, de la prière quotidienne et du Saint-Sacrifice de la Messe que parle le prélat africain, dont le propos possède une forme de radicalité évangélique – le titre y fait écho – à laquelle l’Occident n’est plus habitué.

Ainsi sur les questions de morale, son langage franc, qui dénonce une nouvelle colonisation intellectuelle de l’Afrique par les modes de pensée postmodernes, détonne quelque peu. Il ne fait cependant que rappeler les vérités élémentaires toujours professées par l’Église. C’est à ce titre que ce livre se révèle non plus seulement édifiant, mais bien salutaire. On est donc ressorti de sa lecture avec une impression renouvelée de confiance en l’Église, et en la foi inébranlable de ses pasteurs. En outre, une rencontre avec le cardinal, venu présenter son livre à des jeunes de l’Emmanuel au mois de février, à l’église de la Trinité (9e arrondissement), a encore renforcé cette impression de solidité presque physique, celle de l’homme qui a mis toute son assurance dans le Seigneur.

Comptes-rendus 79

Page 80: SÉNEVÉ ÉTÉ 2015 « JE T AI APPELÉ PAR TON NOM · tétragramme, constitué des lettres YHVH (yod-hé-waw-h ... s'agissait d'une apposition de type YHVH-Adona ï, ou Adonaï-YHVH

The Leftovers, saison 1

par Valentine VERZAT

The Leftovers est une série américaine créée par Damon Lindelof (co-créateur de Lost) et Tom Perrotta. Adaptée du roman Les Disparus de Mapleton, les 10 épisodes de la saison 1 ont été diffusés sur HBO durant l’été 2014. Une saison 2 est prévue pour l’automne 2015.

Synopsis : 2% de la population mondiale a disparu de la surface de la Terre au même moment et sans la moindre explication. Trois après cet évènement, les habitants de la petite ville de Mapleton, dans l’état de New York, tentent de reprendre le cours de leur vie. Mais à l’approche des cérémonies de commémoration, le chef de la police, Kevin Garvey, est en état d'alerte maximale : des affrontements dangereux se préparent entre la population et une secte aux revendications mystérieuses.

Que se passerait-il si des millions d’hommes et de femmes se volatilisaient subitement et sans aucune explication scientifique ou religieuse ? Comment retrouver un sens à sa vie après un évènement aussi illogique et absurde ? C’est à cette question que tentent de répondre les personnages de The Leftovers, confrontés à cette mystérieuse disparition au caractère apocalyptique évident :

Alors, de deux hommes qui seront dans un champ, l'un sera pris et l'autre laissé ; de deux femmes qui moudront à la meule, l'une sera prise et l'autre laissée. Veillez donc, puisque vous ne savez pas quel jour votre Seigneur viendra. (Matthieu, 24, 40-42)

Le titre de la série vient pourtant d’un texte plein d’espérance : la première lettre de saint Paul aux Thessaloniciens, l’un des plus anciens documents du Nouveau Testament.

Frères, nous ne voulons pas vous laisser dans l’ignorance au sujet de ceux qui se sont endormis dans la mort ; il ne faut pas que vous soyez abattus comme les autres, qui n’ont pas d’espérance. Jésus, nous le croyons, est mort et ressuscité ; de même, nous le croyons aussi, ceux qui se sont

80 Comptes-rendus

Page 81: SÉNEVÉ ÉTÉ 2015 « JE T AI APPELÉ PAR TON NOM · tétragramme, constitué des lettres YHVH (yod-hé-waw-h ... s'agissait d'une apposition de type YHVH-Adona ï, ou Adonaï-YHVH

endormis, Dieu, par Jésus, les emmènera avec lui. Car, sur la parole du Seigneur, nous vous déclarons ceci : nous les vivants, nous qui sommes encore là pour la venue du Seigneur, nous ne devancerons pas ceux qui se sont endormis. Au signal donné par la voix de l’archange, et par la trompette divine, le Seigneur lui-même descendra du ciel, et ceux qui sont morts dans le Christ ressusciteront d’abord. Ensuite, nous les vivants, nous qui sommes encore là, nous serons emportés sur les nuées du ciel, en même temps qu’eux, à la rencontre du Seigneur. Ainsi, nous serons pour toujours avec le Seigneur. Réconfortez-vous donc les uns les autres avec ce que je viens de dire. (1 Thessaloniciens, 4, 13-18)

On découvre ainsi rapidement que la série ne s’attache pas du tout aux Disparus mais bien à « ceux qui restent », comme l’indique le titre. Contrairement à Lost, The Leftovers n’est pas une histoire fantastique et ne donne aucune réponse à la question qui obsède pourtant ses protagonistes : où sont-ils allés ? C’est au contraire une plongée passionnante dans la psychologie d’une petite galerie de personnages ordinaires (Kevin Garvey le chef de la police, Nora Durst une mère de famille, Matt Jamison le pasteur, etc.) confrontés à un drame qui remet en question toute leur perception du monde, sans modifier radicalement leur environnement. Le petit nombre de Disparus permet en effet à la ville de Mapleton de reprendre un fonctionnement quasi normal mais suffit à ce que tous les personnages aient été touchés par les disparitions.

L’angoisse à laquelle The Leftovers nous confronte est, en fait, celle d’un monde devenu irrationnel et dénué de sens. La population américaine, pourtant très religieuse, est ici devenue majoritairement athée. L’absence d’explications empêche les habitants de faire leur deuil et les plonge dans une situation ingérable et extrêmement violente psychologiquement. Seul le personnage du révérend Matt Jamison conserve une foi et une espérance inébranlable. Les autres personnages continuent leurs activités quotidiennes mais semblent être figés dans un éternel présent sans aucune perspective d’avenir. C’est le sens de la dernière question que pose le personnage de Nora Durst à tous les proches des Disparus : croyez-vous que le Disparu soit dans un endroit meilleur ? Question à laquelle tous les personnages répondent par la négative. La résurrection, miracle fondateur et libérateur, devient alors la pire des calamités : la négation de l’espoir qu’il puisse exister un au-delà.

Comptes-rendus 81

Page 82: SÉNEVÉ ÉTÉ 2015 « JE T AI APPELÉ PAR TON NOM · tétragramme, constitué des lettres YHVH (yod-hé-waw-h ... s'agissait d'une apposition de type YHVH-Adona ï, ou Adonaï-YHVH

On comprend peu à peu que la plupart des habitants se sentent coupables de cet enlèvement, qu’ils semblent avoir inconsciemment désirés. La secte des « Guilty Remnants », contre laquelle lutte le shérif Kevin Garvey, admet au contraire cette culpabilité et essaye de forcer les autres habitants à l’admettre. Abandonnant toutes leurs possessions et leur famille, les membres de cette secte se contentent d’attendre que le temps passe et ont fait vœu de silence. Ce nihilisme est extrêmement puissant et séduisant, il représente la tentation d’abandonner toute tentative de trouver une rationalité au monde. C’est l’une des grandes leçons de The Leftovers : il est possible de refuser de vivre sans avoir recours à la mort.

Le personnage du shérif, Kevin Garvey, n’a de son côté pas subi de disparition mais a vu sa famille se disloquer : sa femme a rejoint la secte des « Guilty Remnants », son père est devenu fou et sa fille dépressive. Rongé par la culpabilité d’avoir souhaité inconsciemment être débarrassé de sa famille, il tente de garantir l’ordre dans la ville tout en étant lui-même au bord du gouffre et de la folie. Dans l’une des plus belles scènes de la série, le révérend Jamison lui demande de lire un passage du livre de Job :

Mais, si je vais à l'orient, il n'y est pas; si je vais à l'occident, je ne le trouve pas. Est-il occupé au nord, je ne puis le voir ; se cache-t-il au midi, je ne puis le découvrir. (…) Mais sa résolution est arrêtée; qui s'y opposera? Ce que son âme désire, il l'exécute. Il accomplira donc ses desseins à mon égard, et il en concevra bien d'autres encore. Voilà pourquoi sa présence m'épouvante; quand j'y pense, j'ai peur de lui. Dieu a brisé mon courage, Le Tout Puissant m'a rempli d'effroi. Car ce ne sont pas les ténèbres qui m'anéantissent, Ce n'est pas l'obscurité dont je suis couvert. (Job, 2, 6-17)

L’épreuve que traverse le shérif Garvey – et toute la ville de Mapleton – devient alors source de rédemption. Les références bibliques directes ou indirectes sont ainsi nombreuses dans la série. The Leftovers questionne notre rapport à la mort et à la foi d’une manière pourtant très subtile, qui trouvera sans aucun doute une résonnance particulière chez ses spectateurs chrétiens. La série aborde également la question du deuil et de la culpabilité des survivants après une catastrophe, comme l’a pu l’être le 11 septembre pour les américains.

82 Comptes-rendus

Page 83: SÉNEVÉ ÉTÉ 2015 « JE T AI APPELÉ PAR TON NOM · tétragramme, constitué des lettres YHVH (yod-hé-waw-h ... s'agissait d'une apposition de type YHVH-Adona ï, ou Adonaï-YHVH

On peut seulement déplorer que la série étant diffusée sur une chaîne câblée, certaines scènes soient par leur violence ou leur caractère explicite à déconseiller aux plus sensibles. Hormis ces quelques moments, The Leftovers est un chef-d’œuvre cathartique qui parvient à happer et à cristalliser chez son spectateur la peur d’un monde sans foi.

Comptes-rendus 83

Page 84: SÉNEVÉ ÉTÉ 2015 « JE T AI APPELÉ PAR TON NOM · tétragramme, constitué des lettres YHVH (yod-hé-waw-h ... s'agissait d'une apposition de type YHVH-Adona ï, ou Adonaï-YHVH
Page 85: SÉNEVÉ ÉTÉ 2015 « JE T AI APPELÉ PAR TON NOM · tétragramme, constitué des lettres YHVH (yod-hé-waw-h ... s'agissait d'une apposition de type YHVH-Adona ï, ou Adonaï-YHVH

Talassades

Page 86: SÉNEVÉ ÉTÉ 2015 « JE T AI APPELÉ PAR TON NOM · tétragramme, constitué des lettres YHVH (yod-hé-waw-h ... s'agissait d'une apposition de type YHVH-Adona ï, ou Adonaï-YHVH
Page 87: SÉNEVÉ ÉTÉ 2015 « JE T AI APPELÉ PAR TON NOM · tétragramme, constitué des lettres YHVH (yod-hé-waw-h ... s'agissait d'une apposition de type YHVH-Adona ï, ou Adonaï-YHVH

Le chrétien malgré lui, ou quelques paradoxes de l’affaire Lebouvier

Jean-Benoît POULLE

Le mercredi 23 novembre 2014, la Cour de Cassation s’est retrouvée pour une fois d’accord avec le Catéchisme de l’Église catholique. Dans un arrêt appelé à faire jurisprudence, elle a reconnu que le baptême « constituait un fait dont la réalité historique ne peut être contestée ». Par quel miracle la plus haute juridiction de la République française, laquelle, selon le fameux article 1er de la non moins fameuse loi de 1905 « ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte », a-t-elle été amenée à statuer sur l’effectivité d’un sacrement ?

Contrairement à ce que l’on pourrait penser, l’homme à l’origine de cette proclamation est un anticlérical convaincu, athée depuis l’âge de quinze ans, membre de la Fédération Nationale de la Libre Pensée 1 . Il se nomme René Lebouvier. Boulanger retraité de son état, il réside actuellement à Fleury, dans la Manche, non loin de la fonderie de cloches de Villedieu-les-Poêles 2 . À partir de 2009, un retentissant procès l’a opposé au diocèse de Coutances et Avranches, et lui a valu une notoriété inattendue. L’enjeu en était – indirectement – son salut éternel.

René Lebouvier, né le 9 avril 1940, a été baptisé deux jours plus tard, à l’exemple de ce qui se pratiquait alors dans toutes les paroisses françaises pour plus de 90% des enfants. En cela, il est emblématique de la persistance d’un catholicisme rural, profondément enraciné dans sa

1. FNLP en abrégé. Elle dispose d’une intéressante librairie située non loin de la rue d’Ulm, 10, rue des Fossés Saint Jacques.2. Les informations qui suivent sont tirées du portrait que lui consacre le journal Libération le 2 février 2015, dans un article de Bernadette Sauvaget, intitulé « Baptême moi non plus ».

Page 88: SÉNEVÉ ÉTÉ 2015 « JE T AI APPELÉ PAR TON NOM · tétragramme, constitué des lettres YHVH (yod-hé-waw-h ... s'agissait d'une apposition de type YHVH-Adona ï, ou Adonaï-YHVH

Normandie natale. Il l’évoque lui-même dans son entretien accordé à Libération : « dans toutes les familles, en milieu rural, cela faisait bien d’avoir un curé. L’aîné prenait la terre, et, parmi les autres, il y en avait un qui allait à l’Église. Moi, je n’avais rien demandé. » On remarque effectivement que le baptême de René Lebouvier s’est effectué sans un consentement qu’il aurait été bien en peine d’exprimer autrement que par de vagues pleurs. Et c’est donc sans son accord qu’il a été régénéré dans le Christ, qu’il vu son péché originel remis, qu’il est entré dans l’Église et né à la vie éternelle. On peut penser que René Lebouvier aurait dû en concevoir de la gratitude. Mais on peut aussi percevoir qu’il y a là vraiment, pour un esprit moderne et rationaliste, une sorte de scandale. De fait, nombreux ont été les libres penseurs à trouver injustifiable le baptême des enfants. Ainsi, le biologiste anglais Richard Dawkins pense que l’expression « enfant catholique » (de même « qu’enfant musulman », etc.) devrait être considérée comme une absurdité, au même titre que celle « d’enfant marxiste », et que les enfants ne devraient pas être classés en fonction de « l’idéologie » de leurs parents, qu’ils ne pourront se qualifier ainsi que lorsqu’ils seront en mesure de choisir effectivement leur religion.

À cela, on peut répondre qu’une telle vision des choses présuppose un relativisme fondamental, dans lequel toutes les religions, équivalentes, ne sont qu’affaire de choix personnel. Mais que l’on n’aille pas demander à ce relativisme premier de relativiser lui-même ses maigres certitudes (en demandant par exemple à Dawkins d’enseigner à égalité aux enfants la théorie de l ’évolution et le créationnisme…), sous peine d’excommunication majeure ! Si, au contraire, on pense que la Vérité existe, s’est révélée, et a enseigné que le Salut s’obtient par le baptême, il n’y a aucune raison valable d’en dispenser les enfants. Et Saint Augustin, dans ses controverses avec Pélage, a suffisamment défendu la nécessité du pédobaptisme, faisant valoir que les enfants non baptisés sont exclus de la grâce, pour que, même inconsciemment, par habitude, quinze siècles plus tard, les parents de René Lebouvier aient eu soin de le porter diligemment sur les fonts baptismaux.

Or, lors de l’adolescence, René Lebouvier a perdu la foi, et conséquemment cessé toute pratique religieuse. Il n’entre pas dans le propos de cet article de retracer tous les évènements de sa longue existence, au demeurant intéressants du point de vue sociologique –qu’on se reporte à l’article déjà cité de Libération. Qu’il nous suffise de dire qu’en

88 Jean-Benoît POULLE

Page 89: SÉNEVÉ ÉTÉ 2015 « JE T AI APPELÉ PAR TON NOM · tétragramme, constitué des lettres YHVH (yod-hé-waw-h ... s'agissait d'une apposition de type YHVH-Adona ï, ou Adonaï-YHVH

2001, alors que son compagnonnage avec la Libre Pensée est déjà engagé (la rencontre a eu lieu par l’intermédiaire du syndicat Force Ouvrière, dont il est membre), il décide de quitter formellement l’Église. Pour cela, il entreprend une démarche, qui n’est pas inédite, puisqu’elle est fortement conseillée et encouragée par la Libre Pensée, et déjà pratiquée sous la IIIe République dont cette association est à bien des égards un conservatoire : la débaptisation.

Celle-ci consiste en une lettre adressée à la paroisse dans laquelle le baptême a eu lieu, pour demander la radiation du nom du baptisé des registres paroissiaux. Par ce geste, le baptisé entend manifester formellement qu’il n’appartient plus à l’Église catholique. Ici se trouve un premier paradoxe : pour un non-croyant, le baptême ne peut être qu’une cérémonie sans signification ni effet, et c’est avant tout l’adhésion à la doctrine catholique qui définit l’appartenance à celle-ci. De la sorte, il est totalement vain de vouloir faire « annuler » un baptême, sauf à adopter le point de vue chrétien qui accorde une valeur à celui-ci ! De plus, sacramentellement, le baptême est un acte impossible à annuler, puisqu’il imprime à l’âme un caractère indélébile : cet engagement est unique et définitif, et rien ne peut en ôter totalement l’effet, qui est l’entrée dans la vie divine. René Lebouvier, par cette demande, manifeste donc encore la force du don qu’il a reçu.

Cependant, il n’est ni le seul, ni le premier à faire une telle requête, d’autant plus que la Libre Pensée met généreusement en ligne des lettres-types de débaptisation, à diffuser le plus largement possible. Plusieurs évêques avaient donc déjà pris en considération ces demandes, et choisi d’y répondre en inscrivant la mention « a renoncé formellement à son baptême » à côté du nom du demandeur sur les registres paroissiaux. Il va de soi qu’une telle mention n’a aucun effet sacramentel, et qu’elle constitue tout au plus une indication utile sous l’angle statistique. Sur le plan spirituel, il faut toutefois se garder d’en faire un acte anodin, puisqu’elle correspond à un cas d’apostasie formelle, péché très grave qui entraîne l’excommunication.

C’est en tout cas la « solution » retenue par l’évêque de Coutances, Mgr Stanislas Lalanne, pour répondre à la requête de René Lebouvier. On peut remarquer que ce dernier a en quelque sorte réclamé la reconnaissance formelle de son apostasie par l’Église, apostasie qui consiste justement à ne lui accorder plus aucune valeur ni aucun crédit…

Le chrétien malgré lui, ou quelques paradoxes de l’affaire Lebouvier 89

Page 90: SÉNEVÉ ÉTÉ 2015 « JE T AI APPELÉ PAR TON NOM · tétragramme, constitué des lettres YHVH (yod-hé-waw-h ... s'agissait d'une apposition de type YHVH-Adona ï, ou Adonaï-YHVH

Mais René Lebouvier a décidé de ne pas s’en tenir là. Il estime en effet insatisfaisante la simple mention de son renoncement sur le registre paroissial, et exige alors que son nom soit purement effacé du registre. Cette nouvelle position est entretenue par l’idée, là encore diffusée à l’envi par la Libre Pensée, que l’Église catholique constitue un grand «   fichier des apostats » en vue de sa vengeance pour le jour où elle reviendrait au pouvoir, ce qui est une peur assez peu rationnelle, mais apparemment très répandue chez les libres penseurs. Dans cette simple phrase en marge du registre, M. Lebouvier aperçoit sans doute les premières fumées de son bûcher. Cette seconde demande lui est refusée. En 2009, il attaque donc le diocèse de Coutances et Avranches en justice. Le 6 octobre 2011, le tribunal de grande instance de Coutances lui donne raison, fait inédit, et condamne le diocèse à l’effacement de son nom des registres (ou à ce qu’il soit rayé de façon à le rendre illisible, ce qui revient au même…). La raison invoquée est que « le fait d’avoir été baptisé par l’Église catholique est un événement intime constituant une information personnelle sur un individu » ; or «   l’existence de ce baptême sur un registre accessible à des personnes tierces à l’individu concerné constitue en soi une divulgation de ce fait qui porte par conséquent atteinte à la vie privée ». On voit que le tribunal se fonde sur la protection de la vie privée pour motiver son jugement : s’il est vrai qu’en droit français les actes religieux relèvent de la sphère privée, il n’est pas certain qu’un registre paroissial soit public…

Quoiqu’il en soit, cette décision inquiète de nombreux catholiques, et c’est alors que l’affaire prend un tour médiatique. Beaucoup font valoir que la disparition du nom d’un baptisé est problématique à plus d’un titre : elle détruit une donnée historique objective, susceptible d’être utilisée par les chercheurs, fausse ainsi les statistiques, et surtout, empêche l’Église de savoir qui a été baptisé, alors même qu’en cas de retour à la foi, des personnes susceptibles d’avoir reçu le baptême pourront être baptisées à nouveau, ce qui est contraire à toutes les règles ecclésiales, le baptême étant un sacrement qu’on ne reçoit qu’une fois. Il n’est donc pas surprenant que le diocèse ait fait appel, et la cour d’appel de Caen finit lui donne raison en déboutant René Lebouvier, lequel se pourvoit aussitôt en cassation.

Nous arrivons ainsi au jugement de novembre 2014. Celui-ci affirme que si le baptême constitue bien un « événement public », sa mention sur

90 Jean-Benoît POULLE

Page 91: SÉNEVÉ ÉTÉ 2015 « JE T AI APPELÉ PAR TON NOM · tétragramme, constitué des lettres YHVH (yod-hé-waw-h ... s'agissait d'une apposition de type YHVH-Adona ï, ou Adonaï-YHVH

le registre paroissial « ne peut en elle-même porter atteinte à la vie privée de l’intéressé », et reconnaît que les registres ne sont pas des documents publics consultables par des tiers. Suite à cet arrêt, René Lebouvier, qui se déclare pourtant « plus areligieux qu’antireligieux » renonce à porter l’affaire devant la Cour européenne des droits de l’homme à Strasbourg, arguant, selon ses dires, que « là-bas, ce sont tous des cathos ».

Quels enseignements tirer de cette affaire ? Premièrement que René Lebouvier, qui souhaitait effacer à tout jamais la mémoire de son baptême, est aujourd’hui sans doute un des baptisés les plus célèbres de France : désormais, tout le monde sait que son nom figure sur les registres paroissiaux du diocèse de Coutances. Son action en justice a donc eu l’effet strictement inverse de ce qu’il en attendait, à savoir sa désolidarisation formelle de l’Église catholique, pour cause de désaccords très profonds avec sa théologie morale. Secondement, qu’on voit ainsi se manifester paradoxalement le caractère indélébile du baptême. Quand bien même tout serait entrepris pour sa disparition, le nom de René Lebouvier restera dans les vieux papiers jaunis de la paroisse normande, de même qu’il a été, un jour, inscrit dans le livre de Vie pour l’éternité. Et l’intéressé, sans se douter du formidable trésor qui est à portée de sa main, a témoigné malgré lui, par sa mésaventure, du Salut offert à tout homme dans le Christ. Cette histoire, à la manière d’une fable, révèle que les réalités sacramentelles dépassent infiniment les conceptions subjectives des hommes, et ne dépendent pas d’elles. L’échec de ces manœuvres judiciaires est une grande leçon d’espérance. Ainsi, il nous faut plus que jamais prier – et j’abandonne ici toute ironie – pour la conversion de René Lebouvier et de tous ceux qui croient en avoir fini une fois pour toutes avec l’Église. Son prénom même n’est-il pas significatif de la régénération baptismale, de l’appel à renaître dans le Christ ? L’on ne peut donc que souhaiter que, comprenant enfin qu’il a été appelé par son nom à son baptême, Lebouvier marche à la suite du Bon Pasteur.

Le chrétien malgré lui, ou quelques paradoxes de l’affaire Lebouvier 91

Page 92: SÉNEVÉ ÉTÉ 2015 « JE T AI APPELÉ PAR TON NOM · tétragramme, constitué des lettres YHVH (yod-hé-waw-h ... s'agissait d'une apposition de type YHVH-Adona ï, ou Adonaï-YHVH
Page 93: SÉNEVÉ ÉTÉ 2015 « JE T AI APPELÉ PAR TON NOM · tétragramme, constitué des lettres YHVH (yod-hé-waw-h ... s'agissait d'une apposition de type YHVH-Adona ï, ou Adonaï-YHVH
Page 94: SÉNEVÉ ÉTÉ 2015 « JE T AI APPELÉ PAR TON NOM · tétragramme, constitué des lettres YHVH (yod-hé-waw-h ... s'agissait d'une apposition de type YHVH-Adona ï, ou Adonaï-YHVH
Page 95: SÉNEVÉ ÉTÉ 2015 « JE T AI APPELÉ PAR TON NOM · tétragramme, constitué des lettres YHVH (yod-hé-waw-h ... s'agissait d'une apposition de type YHVH-Adona ï, ou Adonaï-YHVH
Page 96: SÉNEVÉ ÉTÉ 2015 « JE T AI APPELÉ PAR TON NOM · tétragramme, constitué des lettres YHVH (yod-hé-waw-h ... s'agissait d'une apposition de type YHVH-Adona ï, ou Adonaï-YHVH

Achevé d’imprimer en juin 2015sur les presses de l’imprimerie PrintBasPrix.com

Mise en page : N.L.

Page 97: SÉNEVÉ ÉTÉ 2015 « JE T AI APPELÉ PAR TON NOM · tétragramme, constitué des lettres YHVH (yod-hé-waw-h ... s'agissait d'une apposition de type YHVH-Adona ï, ou Adonaï-YHVH

SÉNEVÉ ÉTÉ 2015

« JE T’AI APPELÉPAR TON NOM »

LE SÉNEVÉ EST LE JOURNAL DES AUMÔNERIES CATHOLIQUES ET PROTESTANTESDE L’ÉCOLE NORMALE SUPÉRIEURE ET DE L’ÉCOLE NATIONALE DES CHARTES