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SOCIOLOGIE SOCIOLOGIE DU MONDE ASSOCIATIF JEAN-SERGE ELOI UNIVERSITÉ DU TEMPS LIBRE DE BIARRITZ 2018/2019

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SOCIOLOGIE

SOCIOLOGIE

DU

MONDEASSOCIATIF

JEAN-SERGEELOI

UNIVERSITÉDUTEMPSLIBREDEBIARRITZ2018/2019

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SOCIOLOGIE DU MONDE ASSOCIATIF

INTRODUCTION

Bien que toute tentative de définition soit réductrice, on peut en tenter une de l’association en constatant qu’elle regroupe des personnes qui ont décidé de s'unir pour coopérer en vue d'apporter une solution à un pro-blème ou de répondre à un besoin. Tout d’abord ces individus s’unissent sur la base du volontariat avec deux buts, celui de coopérer volontairement et librement et celui d’apporter une solution à un problème précis.1 L’idée de coopération renvoie à celle d’action organisée et collective. Il ne s’agit pas d’un exercice gratuit, mais d’un moyen pour faire face à des problèmes ma-tériels pour la solution desquels des hommes ont décidé de coopérer. L’as-sociation est donc un phénomène socialement construit, un contexte d’ac-tion dans lequel se jouent des relations d’échanges et de conflits entre ac-teurs aux intérêts parfois divergents.2 On rencontre toujours un projet sous-jacent à cette construction quand une association se constitue.

La France compte plusieurs milliers d’associations, de taille différente si l’on se réfère au nombre d’adhérents, qui présentent une grande diversité d’objectifs. Comment faire apparaître cette diversité ? Que doit-on retenir de l’examen des caractéristiques sociales des membres de ces associations diverses et variées ? Alexis de Tocqueville avait été impressionné par le nombre d’associations existant aux États-Unis. En quoi ce tissu associatif participait-il du fonctionnement de la démocratie américaine ? Au-jourd’hui, en France, en des temps que l’on décrit généralement comme in-

1 - Cette définition se retrouve dans les deux premiers articles de la loi du 1 er juillet 1901, dite loi sur les associations :

Article 1 L'association est la convention par laquelle deux ou plusieurs personnes mettent en commun, d'une façon permanente, leurs connaissances ou leur activité dans un but autre que de parta-ger des bénéfices. Elle est régie, quant à sa validité, par les principes généraux du droit appli-cables aux contrats et obligations.

Article 2 Les associations de personnes pourront se former librement sans autorisation ni déclaration préalable, mais elles ne jouiront de la capacité juridique que si elles se sont conformées aux dispositions de l'article 5. 2 - Erhard Friedberg, Le pouvoir et la règle, Paris, Seuil, 1993.

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dividualistes, voire égoïstes, l’association ne procède-t-elle pas d’un lien so-cial choisi contrairement à d’autres liens sociaux de proximité comme la famille ou la communauté ? N’assiste-on pas à une professionnalisation croissante du monde associatif, domaine du bénévolat par excellence, donc au déclin de ce dernier ?

Le propos abordera quatre points : le premier portera sur la diversité du monde associatif (I), le deuxième sur les caractéristiques sociales de ses membres qui le fait apparaître comme un phénomène sélectif (II), le troi-sième sur ses relations avec la démocratie et le lien social (III) et enfin der-nier et quatrième point, on assisterait à un déclin du bénévolat associé à une professionnalisation croissante du monde associatif. (IV)

I/ IMPORTANCE ET DIVERSITÉ DU MONDE ASSOCIATIF

Dans notre pays, les associations sont nombreuses et leurs domaines d’action sont d’une grande diversité. On parle à leur propos de monde as-sociatif, voire de tissu associatif pour désigner cette importance et cette di-versité. On peut les appréhender à travers le nombre d’associations pré-sentes sur le territoire, leur domaine d’action mais aussi par leurs effectifs et leurs modes de financement. Dans la réalité, les associations oscillent entre deux figures types et antagonistes, l’«assoce » et le « mammouth ».

A/ NOMBRE ET DOMAINE D’ACTION

Les associations sont nombreuses et leurs raisons sociales multiples. On a évoqué l’expression de « boom associatif » pour désigner la multipli-cation des créations d’associations dans les années 1980.

1/ Des milliers d’associations La France est l’un des pays au monde qui compte le plus d’associations.

Le phénomène associatif y a reçu la consécration de la loi du 1er juillet 1901 qui apparaît comme un dispositif républicain essentiel. La formation d’une association est libre, mais elle ne peut jouir de la capacité juridique que si elle a fait l’objet d’une déclaration auprès des pouvoirs publics.

Aujourd’hui, le pays compte plus d’un million (1,1 million plus exacte-ment) d’associations actives. Nombre d’associations sont, en effet, en som-meil tout en n’ayant pas fait l’objet d’une dissolution (la déclaration de dis-solution n’est pas obligatoire), ce qui rend peu fiables les statistiques por-tant sur l’évolution du nombre d’associations. Seules les créations d’asso-ciations déclarées en préfecture représentent une source sûre. Entre le mois d’août 2014 et le mois d’août 2015, par exemple, 75 000 associations ont vu le jour, dont 40 % sont des associations sportives et culturelles. Ce nombre n’était que de 1000 par an en 1920, de 5000 en 1945, 20 000 en 1975. Le

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début des années 1980 est alors marqué par un véritable « boom associa-tif ».

Ce dernier doit cependant être relativisé et ramené à ses proportions. François Héran soulignait en effet que dans les années 1980 les associations qui comptaient le plus grand nombre d’adhérents comprenaient les clubs sportifs, les organisations syndicales ou professionnelles, les clubs du troi-sième âge, les anciens combattants, les parents d’élèves. Derrière ce pre-mier groupe on remarquait les amicales de salariés en retraite, les associa-tions de propriétaires (ou de copropriétaires).3 L’image que nous renvoie la vie associative doit paraître bien conventionnelle à ceux qui seraient tentés d’identifier associationnisme et militantisme !

S’associer, écrivait en substance Tocqueville, revient à réunir en fais-ceaux les volontés individuelles pour défendre une conviction commune.4 Les associations qui comptent le plus d’adhérents sont au plus loin de cette définition volontariste dans la mesure où les clubs sportifs, les clubs du troi-sième âge, les associations culturelles ne sont souvent que des formules « de gestion des équipements collectifs mis en place par les municipalités ou les administrations ».5 Si dans les années 1980, les scores atteints par les or-ganisations de parents d’élèves, les syndicats (le reflux a pourtant débuté pour ces derniers), les organisations professionnelles restent élevés, c’est qu’il s’agit davantage de défendre des intérêts personnels que d’épouser une cause humanitaire, consumériste, voire politique.

Le mouvement associatif ne mobilise que des populations restreintes et il existe un décalage entre l’écho médiatique du mouvement associatif et sa visibilité statistique, ce qui ramène le « boom associatif » à des propor-tions plus modestes.

2/ Des domaines d’action les plus divers Les champs d’action les plus représentés sont le sport, les loisirs et la

vie sociale ainsi que la culture. En 2013, leur poids respectif représente 24 %, 21 % et 20% du nombre total d’associations. Il est à remarquer que ces trois catégories d’associations sont largement majoritaires, 70 % du total.

Dans le domaine social, la plupart des structures d’accueil d’urgence aux personnes en détresse sont des associations. De plus, elles gèrent 75 % de l’hébergement médico-social privé qu’il s’agisse de maisons de retraite, d’hôpitaux, de crèches. Les associations disposent d’un quasi-monopole sur l’aide à l’insertion des handicapés.

3 - François Héran, « Un monde sélectif : les associations » in Économie et Statistiques, n° 208, Mars 1988. 4 - Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, 1840, Paris, Robert Laffont, 1986. 5 - Ibid

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Côté éducation, les associations sont présentes dans toutes les activités périscolaires, des classes de nature aux colonies de vacances. Au plan socio-culturel et sportif, on compte sur l’ensemble du territoire 250 000 clubs sportifs et des dizaines de milliers d’amicales, de théâtres, de musées, de salles de concerts, de cinémas, de bibliothèques. Les associations sont éga-lement présentes dans le tourisme, les transports, la formation profession-nelle, l’insertion des chômeurs.

Elles sont donc au cœur du quotidien des français et contribuent à l’in-térêt général.

B/ LES DIFFÉRENTS TYPES DE PARTICIPANTS

La complexité du monde associatif nécessite de distinguer, parmi les participants, les bénévoles des adhérents et des salariés.

1/ Les bénévoles Au nombre aujourd’hui de 16 millions, soit environ 30 % de la popu-

lation de plus de 18 ans, ils ont vu leur nombre augmenter : 7,9 millions en 1990, 9,1 millions en 1993 et en 1996 10, 4 millions.

On doit distinguer parmi ces bénévoles les dirigeants de ceux qui ne participent qu’occasionnellement à la vie de l’association. On peut aussi dis-tinguer les participants selon leur degré d’implication : les membres « im-pliqués » désignent alors ceux qui exercent des responsabilités en tant qu’administrateurs ou membres d’un bureau exécutif et à leurs côtés on rencontre les membres « ordinaires » ainsi que les membres « ponctuels ».

Il n’est pas possible de dresser un profil-type de ces bénévoles tant ils différent de par les missions qu’ils remplissent, les secteurs qu’ils investis-sent ou encore de par leurs niveaux de participation ou de responsabilité. Les enquêtes font apparaître cependant un homme âgé de 35 à 54 ans, issu d’un milieu plutôt aisé et cultivé, qui possède un capital scolaire élevé et qui exerce une activité professionnelle en milieu moyennement urbain.

2/ Les adhérents Ils sont 23 millions à adhérer à une association. L’adhésion concerne

toutes les tranches d’âge mais les secteurs sportif, culturel et humanitaire ont vu le nombre de leurs adhérents progresser plus qu’ailleurs. Alors que le taux d’adhésion dans les secteur sportif et humanitaire a augmenté, il est en chute dans les syndicats et les groupements professionnels pour la même période (1983-1996).

On est tenté de voir dans ces évolutions conjointes l’indice d’un affai-blissement des valeurs collectives au profit d’un engagement en termes d’accomplissement individuel.

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3/ Les salariés Le troisième acteur majeur du monde associatif rassemble ses sala-

riés, soit aujourd’hui 1,8 millions de personnes. Depuis une vingtaine d’an-nées, les effectifs salariés du champ associatif ont tendance à augmenter. Cette augmentation est significative d’une forme de professionnalisation, mais elle n’en constitue que l’un des aspects.

La professionnalisation renvoie également à une rationalisation des compétences qui concerne la participation des bénévoles. Cette dernière requiert des compétences accrues tant sur le plan de la gestion que sur le plan administratif et juridique (voir plus loin).

C/ MODES DE FINANCEMENT

Le budget global du secteur associatif se monte à 70 milliards d’euros par an, soit 3,5 % du Produit intérieur brut (PIB). Le financement des asso-ciations est assuré, à parts quasiment égales, par le « public » et par le « privé ». Les ressources financières des associations varient considérable-ment de l’une à l’autre, d’un secteur à l’autre.

1/ Public La part du financement public représente 49 % du budget des associa-

tions. Le financement public provient de l’Etat mais aussi des collectivités territoriales, communes et départements, ainsi que des organismes sociaux. Le secteur social se distingue des autres activités par l’importance du finan-cement public qui représente les deux tiers (67 %) des ressources des asso-ciations sociales et médico-sociales. Ces dernières bénéficient en outre du financement en provenance des organismes sociaux qui représentent 14 % de leur budget contre 7% pour les autres associations.6

La contribution de l’État diminue de manière continue et se concentre de plus en plus sur des associations publiques comme l’Association pour la formation professionnelle des adultes (AFPA.). En outre le financement public passe de moins en moins par le canal des subventions, mais par celui des commandes publiques ou des appels d’offres auxquels répondent des associations comme des entreprises.

Il faut sans doute y voir un effet de la crise économique qui a accéléré une tendance déjà présente mais aussi de la décentralisation. La crise de 2009 a accéléré en effet le désengagement de l’État. Il ne peut guère être mesuré pour l’instant mais il est reconnu par les nombreux représentants

6 - Viviane Tchernonog, « Le secteur associatif et son financement », in Informations Sociales 2012/4 (n° 172), p. 11-18.

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de l’État en contact avec les associations. La décentralisation conduit à faire baisser, de manière mécanique, la part de l’État. Jusqu’à la crise, ce sont les départements qui ont compensé, pour l’essentiel, la baisse des finance-ments de l’État. Un signe de cette dernière est à repérer dans la diminution, depuis 2010, du nombre des emplois salariés au sein des associations.

2/ Privé Dans ces conditions le recours au financement privé devient de plus en

plus fréquent et vital pour le secteur associatif. Aujourd’hui, il représente 51 % du budget des associations et provient, pour l’essentiel de cotisations (12 %) et de ventes (32%). Les dons et le mécénat ne représentent que 5% du financement global du secteur.7

Les solutions qui s’appuient sur une privatisation des ressources, c’est-à-dire sur une augmentation des ventes des associations ont des limites. Elles reviendraient à faire du secteur associatif, en quelques années, un sec-teur marchand de production de services à bas coût remplissant des mis-sions de service public. Il se peut aussi que l'on assiste à des évolutions so-ciétales comme l’augmentation importante de la volonté d’engagement des citoyens, et donc du bénévolat, ou du mécénat de compétence.

Le secteur associatif doit faire face à une recherche de plus en plus complexe de financement. En effet, alors qu’il était jusque-là l’acteur unique dans certains domaines, il subit désormais la concurrence du sec-teur privé lucratif.

D/ DEUX MODÈLES THÉORIQUES D’ASSOCIATION Le terme association fait l’amalgame entre deux modèles théoriques

d’association qui apparaissent antagoniques, les associations réelles pre-nant place entre les deux en empruntant certains de leurs traits à l’un ou l’autre des modèles, « l’assoce » et le « mammouth ».8

1/ L’ « assoce »

Une « assoce » renvoie à un groupement de faible importance qui fa-vorise les liens spontanés de quelques individus regroupés sur un mode mi-

7 - Viviane Tchernonog, Le paysage social français. Meures et évolutions, Dalloz/Juris Associations, 2007. 8 - Paul Fustier, « Associations : l’amalgame », Connexions 2002/1 (n°77), p 61-69. L’au-teur raisonne exclusivement sur des associations gérées par la loi de 1901 et qui opèrent dans les secteurs de la santé mentale et du travail social.

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litant ou « caritatif-engagé » pour venir en aide à des personnes en diffi-culté ou pour rendre un service dans le but de combler un manque. Ce type d’association suscite admiration et estime.

L’association formant un tout, ses membres qu’ils soient au conseil d’administration ou pas participent, de la même façon, à son existence. Les membres d’une telle association ne sont cependant pas tous bénévoles, cer-tains d’entre eux peuvent être des professionnels. On peut appeler posture militante collective le type de relations proche de celles des bénévoles.

2/ Le « mammouth »

Dans ce modèle, on remarque une séparation très marquée entre les

bénévoles du Conseil d’administration et les professionnels qui exécutent les tâches. La distinction entre « assoce » et « mammouth » apparaît de prime abord comme purement quantitative mais elle est aussi d’ordre qua-litatif.

Un « mammouth » met en place un système de démultiplication des échelons hiérarchiques qui entraîne l’apparition de catégories profession-nelles intermédiaires. La division du travail s’accroît et une plus grande spé-cialisation des tâches accompagne la démultiplication.

II/ LE MONDE ASSOCIATIF EST DE PLUS EN PLUS SÉLECTIF

François Héran avait noté, dès 1988, le caractère sélectif du monde as-sociatif dans un article pionnier d’Économie et Statistiques. Par sélectivité, il faut entendre la tendance à n’enrôler, en priorité, que les individus des catégories supérieures et moyennes. Des enquêtes plus récentes font appa-raître l’invariabilité de certaines variables sociodémographiques.

A/ L’ARTICLE FONDATEUR DE FRANÇOIS HÉRAN

Après avoir mis en évidence que le militantisme représentait une faible part du mouvement associatif et qu’il fallait ramener le « boom associatif » des années 1970 et 1980 à de plus justes proportions, François Héran re-marquait qu’il existait des associations pour tous les âges et que le tissu as-sociatif était un monde d’hommes. En outre, il montrait que les classes su-périeures participaient plus au monde associatif que les classes moyennes.

1/ Les classes supérieures plus « associatives » que les classes moyennes

Le public des associations est de diverses origines et l’on y rencontre aussi bien des cadres que des ouvriers mais cet éventail social des adhérents ne signifie pas grand-chose si on ne le compare pas à la composition sociale

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de l’ensemble de la population. Les ouvriers sont encore si nombreux qu’ils peuvent, malgré un taux d’adhésion plus faible que celui des autres catégo-ries, se retrouver en nombre parmi les adhérents des associations. De la même façon, cet effet de structure joue pour les classes moyennes, plus nombreuses que les classes supérieures, mais qui peuvent les devancer parmi le public de associations, malgré un taux d’adhésion inférieur.

Les chances d’entrer dans une association augmentent quand on s’élève dans la hiérarchie sociale. La relation est vérifiée pour les deux sexes, à tout âge, aussi bien à la ville qu’à la campagne. Les associations sportives n’échappent pas à cette relation statistique, mais avec des taux d’adhésion élevés ce qui permet aux classes populaires d’être représentées dans une proportion de 15 à 20 %. Il faut dire que le domaine sportif est entendu au sens le plus large puisqu’il comprend les clubs de supporters ou les sociétés de chasse ou de pêche. Si l’on distinguait les différentes associations spor-tives on verrait se dessiner un paysage associatif mettant en relation les af-finités entre catégories sociales et types de pratiques sportives qu’elles in-terviennent ou non dans un cadre associatif : les sports d’équipe sont en effet très prisés des milieux populaires, alors que les sports individuels, no-tamment ceux de duel (judo, tennis), attirent davantage classes moyennes et classes supérieures.

Du monde rural au monde urbain, les disparités se renforcent. Alors que les membres des classes supérieures (chef de ménage cadre ou exerçant une profession intellectuelle supérieure) ont deux fois plus d’adhésions que les ouvriers non qualifiés en zone rurale, ils en ont cinq fois plus dans les petites villes et neuf fois plus à Paris. Les ouvriers non qualifiés occupent partout la dernière place, toutefois ils participent plus intensément à la vie associative à la campagne. Elle tend à décroître avec la taille de l’agglomé-ration. Tout se passe comme s’ils n’envisageaient l’appartenance à une as-sociation que dans le cadre d’une communauté locale, forcément restreinte, où l’interconnaissance est forte. Les cadres et les patrons de l’artisanat et du commerce adhèrent intensément aux associations dans le cadre des pe-tites villes où l’interconnaissance ne s’acquiert plus d’emblée. Le tissu asso-ciatif leur permet alors d’acquérir une stature de notable.

2/ Une sociabilité très professorale

Il existe une corrélation entre une appartenance à une association et le niveau de diplômes. La proportion d’adhérents titulaire du baccalauréat s’élève à 23,5 % chez les adultes adhérant à une ou plusieurs associations contre 9,9 % pour les non-adhérents. Pour les classes moyennes comme pour les classes supérieures, l’associationnisme est affaire d’intellectuels. Il compte en effet ses « bons élèves », les professeurs manifestent leur pro-pension au militantisme en occupant la première place dans les syndicats du secteur public, les associations de parents d’élèves, les partis politiques,

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mouvements humanitaires, groupes religieux, associations de consomma-teurs et clubs sportifs.

Quant aux femmes professeurs si elles arrivent en tête des taux d’ad-hésion dans un nombre de rubriques égal, elles ne privilégient pas la fonc-tion militante. Elles occupent en effet la première place dans des associa-tions de résidents, des amicales d’anciens élèves, des amicales régionales. Dans les domaines politique, syndical, consumériste ce sont les institutrices qui viennent au premier rang. La propension au militantisme semble être liée au fait d’être majoritaire, les hommes parmi les professeurs, les femmes dans l’enseignement primaire et secondaire.

Chez les hommes, dans les associations culturelles et musicales, les professeurs sont néanmoins devancés par les instituteurs et les travailleurs sociaux. Il s’agit de fractions des classes moyennes qui disposent d’un cer-tain capital culturel qui, sans être considérable, explique en grande partie leur position dans la hiérarchie sociale. Elles cherchent donc à l’entretenir et à le compléter et les associations dans ce domaine participent donc de la « bonne volonté culturelle » des classes moyennes.9

À cette sociabilité souvent militante des intellectuels on oppose la so-ciabilité d’autres catégories, celle des ingénieurs, des cadres techniques qui s’avère plus fonctionnelle. Elle entre dans le cadre d’associations qui ne sont pas vouées à défendre une cause générale et qui ne sont pas ouvertes à tous. N’y sont admis que les détenteurs d’un titre ou d’un poste. Toutefois, les professions libérales ne se contentent pas d’appartenir à ce type d’associa-tions. Bien dotées en capital, tant économique que culturel, elles talonnent les professeurs dans les groupes religieux, les mouvements humanitaires, les associations de parents d’élèves et les clubs sportifs. En revanche, leur taux d’adhésion est faible dans le domaine politique ce qui n’implique pas forcément un désintérêt pour l’action politique.

Certains considèrent parfois que le mouvement associatif est un ins-trument privilégié de la « petite bourgeoisie nouvelle » : enseignants, tra-vailleurs sociaux, techniciens. Cette thèse ne vaut qu’à condition de com-prendre dans la « petite bourgeoisie » les plus forts détenteurs de capital culturel, professions libérales et professeurs. En revanche l’engagement dans une association apparaît lié au capital culturel, il exige plus que la for-tune, la maîtrise du temps et du verbe.

François Héran a dressé le portrait social du monde associatif dans les années 1970 et au début des années 1980. Qu’en est-il aujourd’hui ?

9 - Pierre Bourdieu parle de « bonne volonté culturelle » pour désigner la propension des classes moyennes à adopter les pratiques culturelles des catégories supérieures, con-sacrées comme légitimes.

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B/ DES VARIABLES INVARIABLES

Le poids des variables sociodémographiques (sexe, âge, diplôme, classe sociale) sur la probabilité de participer à la vie associative demeure important. Les effets de ces déterminants se sont accrus au détriment des catégories qui participent déjà le moins à la vie politique : les jeunes et les catégories populaires. Au début des années 1980, les jeunes et les classes populaires n’étaient pas aussi éloignés de la démocratie associative.

1/ Le sexe (ANNEXE 1)

En 1988, François Héran notait que le monde associatif était plutôt masculin. En 2013, soit en 25 ans, l’écart entre hommes et femmes s’est ré-duit. Autant de femmes que d’hommes (10,5 millions chacun) sont membres d’au moins une association, mais le taux d’adhésion des hommes (44 %) est supérieur à celui des femmes (40 %). Malgré un taux d’adhésion inférieur, les femmes sont aussi nombreuses que les hommes à participer à des associations parce que la population totale compte plus de femmes que d’hommes.

Les préférences des hommes les portent vers les associations sportives et les associations liées à la vie professionnelle (syndicats). À l’inverse, les femmes sont un peu plus présentes dans les associations tournées vers la convivialité ou à caractère social. En trente ans l’écart des taux d’adhésion entre hommes et femmes s’est réduit et la population des adhérents s’est beaucoup féminisée quel que soit le domaine associatif.

2/ L’âge (ANNEXE 2)

Le taux d’adhésion aux associations augmente avec l’âge. Les pratiques associatives ont peu évolué chez les jeunes de moins de 25 ans. Alors qu’en 1983, 1996 et 2002, la tranche d’âge qui a le taux d’adhésion le plus élevé était les 16-24 ans, en 2013, il s’agit des 50-64 ans. Plus l’âge augmente plus les adhérents s’investissent dans plusieurs associations de domaine diffé-rent. Les plus âgés disposent en effet de plus de temps pour multiplier leurs investissements associatifs.

3/ La profession exercée (ANNEXE 3)

En 2013 comme en 1983, les PCS qui ont le plus fort taux d’adhésion sont les cadres et les professions intermédiaires, suivis des artisans, com-merçants et agriculteurs. On constate cependant un déclin du taux d’adhé-sion d’une enquête à l’autre pour les employés et les ouvriers. Les classes moyennes, cadres et professions intermédiaires restent dominantes du

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point de vue de la multi-adhésion. Parallèlement à la catégorie socio-pro-fessionnelle, le niveau d’instruction s ‘avère également fortement discrimi-nant.

4/ Le diplôme

Les diplômés de l’enseignement supérieur sont aussi ceux qui adhè-rent et participent le plus aux activités associatives. En effet plus l’on s’élève dans la hiérarchie des diplômes, plus les taux de participation sont impor-tants. Les titulaires d’un diplôme de l’enseignement supérieur sont, non seulement ceux qui adhèrent le plus aux associations (56 %), mais encore ceux qui participent le plus à leurs activités. En 2002, ils représentaient plus du tiers des adhérents déclarant exercer des responsabilités dans le monde associatif alors qu’ils n’étaient que 18 % en 1982.

À l’inverse, le taux d’adhésion des peu diplômés (36 %) et des non-diplômés (22%) est largement inférieur à celui des diplômés de l’enseigne-ment supérieur. Leur part parmi les adhérents s’est effondrée sur la période considérée. L’évolution est la même du point de vue du degré de participa-tion. Plus la participation est intense, plus la part des sans diplôme et des individus titulaires du certificat d’études primaires comme titre scolaire le plus élevé s’affaiblit.10

C / LE POIDS DES SEXAGÉNAIRES

L’examen des taux d’adhésion fait apparaître une augmentation avec l’âge. Il n’y a donc rien d’étonnant à constater le poids des retraités, notam-ment des jeunes retraités dans le monde associatif. Faut-il n’y voir qu’un effet d’âge lié au temps libre dont ils disposent ou alors un effet de généra-tion quand on sait que ces jeunes retraités sont issus des générations du « baby-boom » qui ont connu sinon participé à mai 1968 ?

1/ Les jeunes retraités occupent une position dominante

Le paysage associatif a subi une transformation importante : l’acteur associatif vient désormais des rangs des « baby boomers ». Ces derniers occupent une position dominante par rapport aux plus jeunes. Les plus jeunes ont vu la durée de leurs études s’allonger. En outre, ils connaissent plus de difficultés à obtenir un premier emploi tant les conditions d’entrée sur le marché du travail se sont dégradées. Dans ces conditions, la gratuité de l’engagement associatif peut, de manière paradoxale, se révéler « coû-teuse » pour les jeunes actifs trentenaires et quadragénaire.

10 - Denis Bernadeau-Moreau et Mathieu Hely, « La sphère de l’engagement associatif : un monde de plus en plus sélectif », La vie des idées, 11 octobre 2007.

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Ce sont donc bien les jeunes retraités qui occupent désormais une po-sition dominante dans le monde associatif. Ils considèrent bien souvent leur engagement comme une « seconde carrière » qui peut les occuper à plein temps. On retrouve ainsi dans le monde associatif un processus d’hé-gémonie des sexagénaires et plus qui parviennent à cumuler toutes les po-sitions de pouvoir. Louis Chauvel a constaté un phénomène analogue dans le monde politique.11

2/Effet d’âge ou effet de génération ?

Un effet d’âge relie pratique associative et âge atteint. Les seniors sont à la retraite et de ce fait disposent de temps libre pour participer à la vie associative. On peut y voir un phénomène de compensation liée à la perte de sociabilité (relations interpersonnelles) lors du retrait de la vie active.

Les sexagénaires d’aujourd’hui n’appartiennent pas à des générations quelconques. Il s’agit de générations qui ont participé ou tout simplement connu mai 1968. Elles ont été confrontées aux grands idéaux collectifs et même si certains en sont revenus, l’adhésion a une association peut tenir de fidélité aux idéaux de sa jeunesse. Le poids des sexagénaires dans le monde associatif semble être le produit d’un effet d’âge et de génération.

III/ASSOCIATIONS ET LIEN SOCIAL

Les associations jouissent d’un fort capital de sympathie dans la cons-cience collective. On invoque souvent les valeurs de générosité et de désin-téressement dont elles seraient porteuses. De nombreux intellectuels et universitaires soulignent les vertus d’ouverture à la « société civile » et de solidarité que le monde associatif est censé incarner.

A/ DÉMOCRATIE ET ASSOCIATIONS SELON TOCQUEVILLE

Alexis de Tocqueville (1805-1859) avait, en son temps, remarqué en Amérique que les associations servaient de contrepoids à l’individualisme d’une société démocratique et qu’elles contribuaient à tisser de nouvelles relations sociales. De nos jours, on parle de lien social choisi pour souligner son caractère non obligatoire par comparaison avec le lien familial ou le lien communautaire.

11 - Le rajeunissement de l’Assemblée Nationale opéré en 2017 du fait de la majorité ab-solue obtenue par la République en Marche (LRM), à la suite de la victoire d’Emmanuel Macron à l’élection présidentielle, va à l’encontre de ce constat. Le rajeunissement du personnel politique sera-t-il durable ?

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1/ Démocratie et individualisme Tocqueville définit la démocratie davantage comme un état social (un

état de la société) que comme un régime politique dans lequel la souverai-neté est détenue par le peuple qui peut choisir ses représentants. La démo-cratie en tant qu’état social se définit comme « l’égalité des conditions ». Il faut entendre par là une société dans laquelle les obstacles à la mobilité so-ciale ont été supprimés. La position sociale ne dépend plus de la naissance, les individus sont juridiquement égaux et la possibilité de la mobilité sociale pénètre leur imaginaire. Si la société démocratique est une société égalitaire dans laquelle il n’existe plus de hiérarchie héréditaire entre les individus, toutes les positions sociales sont ouvertes. La société démocratique s’op-pose donc à la société aristocratique organisée en ordres relativement fer-més.

Dans une société démocratique, les relations sociales ont perdu leur caractère obligatoire (au contraire d’une société aristocratique) et devien-nent éphémères. Les individus ont donc tendance à se désintéresser de leurs relations sociales et des affaires publiques pour porter un intérêt ex-clusif à leurs affaires personnelles. La montée de cet individualisme (les in-dividus « s’habituent à se considérer toujours isolément »,) permet à un État centralisé et tout puissant de réglementer la vie des citoyens et de sup-primer la liberté sans opprimer violemment : c’est le despotisme démocra-tique.

2/ Individualisme, associations et lien social C’est également en Amérique que Tocqueville découvre les contrepoids

de la démocratie. À côté de la décentralisation (« Dans aucune des répu-bliques américaines, le gouvernement central ne s’est occupé que d’un petit nombre d’objets dont l’importance attirait ses regards ») et de la liberté de la presse, l’existence de nombreuses associations contribue au ciment social des sociétés démocratiques.

Il remarque que les Américains ont fondé de nombreuse associations commerciales, industrielles, religieuse, morales, les unes immenses, les autres de très petites dimensions. Chez les peuples démocratiques l’égalité des conditions a fait disparaître les particuliers puissants et ce sont donc les associations qui en tiennent lieu.

Dans les sociétés démocratiques, lorsque les hommes ne sont plus re-liés d’une manière solide, les journaux jouent un rôle important pour faire prendre conscience à certains individus de la communauté de leurs inté-rêts : « s’il n’y avait pas de journaux, il n’y aurait presque pas d’action commune ». Les journaux font les associations et ces dernières font les jour-naux.

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Il faut donc étudier les associations, il s’agit là de la science mère de toutes les autres dont les progrès conditionnent ceux de toutes les autres. Il faut que le phénomène associatif prenne de l’ampleur pour qu’un peuple devienne civilisé, voire le demeure, et ce d’autant plus que l’égalité des con-ditions s’accroît.

B/ ASSOCIATIONS ET DÉFAILLANCES DU MARCHÉ

L’échange et le marché contribuent à la formation du lien social.

Quand, dans une société, la division du travail s’est accrue à un point tel que chacun n’est plus en mesure de produire tout ce dont il a besoin, l’échange, qu’il soit monétaire ou pas, le fait entrer en relation avec d’autres hommes pour satisfaire ses besoins. En général, on ne fait pas la guerre à ceux dont on dépend pour la satisfaction de ses besoins. C’est le sens du « doux com-merce » de Montesquieu. Le marché contribue donc au lien social. En con-séquence, les défaillances éventuelles du marché affaiblissent le lien so-cial.12

1/ Les informations sont asymétriques

Pour les économistes néoclassiques,13 le marché, composé de consom-mateurs qui cherchent la satisfaction maximale et de producteurs qui ten-tent de maximiser leurs profits, est seul capable de réaliser l’allocation op-timale des ressources. Cette dernière est atteinte quand il devient impos-sible d’augmenter le bien être de certains individus sans détériorer le sort d’au moins un autre individu (optimum de Pareto).14

Les conditions pour la réalisation de cet optimum sont très exigeantes (cinq conditions dites de la concurrence pure et parfaite). L’une d’entre elles tient à la transparence du marché : sur un marché qui fonctionne de ma-nière optimale, chaque intervenant doit avoir connaissance de toutes les in-formations relatives aux conditions de l’échange (prix et quantités). Ce n’est que rarement le cas même si Internet a fait progresser la transparence, celle des prix au moins. L’asymétrie des informations, quand l’un des coéchan-gistes dispose d’informations que n’a pas l’autre, dresse des obstacles qui entravent la transaction.

La spécificité des services réside dans la difficulté d’une évaluation pré-alable de leur qualité. Pour les soins de santé et d’éducation, mais aussi pour des services comme l’aide à domicile pour les personnes âgées ou la garde

12 - Jean-Louis Laville, « L’association comme lien social », Connexions 2002/ 1 (n° 77) 13 - Ce qualificatif désigne les économistes libéraux depuis la fin du dix-neuvième siècle. 14 - Vilfredo Pareto (1848-1923) est un économiste italien de la fin du dix-neuvième siècle et du début du vingtième.

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d’enfants. Elle ne peut se faire qu’a posteriori à moins qu’elle ne soit im-possible. Le prestataire du service dispose d’informations que n’a pas l’usa-ger sur la qualité du service proposé. Ce dernier, fragilisé par son besoin urgent de service, ne peut guère évaluer la qualité de ce qui lui est proposé. Face à une offre souvent insuffisante, l’usager n’a pas d’autre choix que d’ac-cepter ce qui lui est proposé. De plus, des problèmes d’asymétrie des infor-mations peuvent se poser si le consommateur est absent lors de la presta-tion ce qui est, par exemple, le cas de parents qui déposent leur enfant dans une crèche.

2/ Le recours aux associations pour remédier à cet échec

Il faut alors recourir à des organisations qui peuvent susciter la con-fiance des usagers en présentant des caractéristiques rassurantes. L’une des caractéristiques rassurantes engendrées par les associations tient à leur ab-sence de but lucratif. Une association subit une contrainte de non redistri-bution du profit qui peut jouer comme un atout, le statut d’association jouant comme un signal de confiance garantissant la non surfacturation du service pour rémunérer les actionnaires.

Cet argument est central dans la littérature anglo-saxonne sur les as-sociations. Le secteur associatif y est décrit comme un secteur sans but lu-cratif. Ce mode de fonctionnement tend à éviter les comportements oppor-tunistes c‘est-à-dire des comportements au travers desquels les individus tentent de tirer parti de la situation au détriment des autres. Le lien social marchand étant affaibli par l’asymétrie des informations, le monde associa-tif vient suppléer aux carences du marché et tisser du lien social en prenant le relais du marché.

C/ ASSOCIATIONS ET ÉCHECS DE L’ÉTAT L’État, par ses interventions, maintient le lien social, du fait des échecs

du marché qui sont autant de dangers pour la pérennité du lien social. Ce-pendant, si les échecs du marché conduisent à l’intervention de l’État, en ce qui concerne les biens collectifs son efficacité n’est pas automatiquement assurée. C’est alors que la voie est ouverte pour des organismes sans but lucratif.

1/ Certaines demandes spécifiques restent sans réponse

L’intervention de l’État tend à satisfaire les demandes de l’électeur mé-dian, celui qui peut faire basculer les élections dans la mesure où ses choix politiques correspondent à la médiane mathématique qui laisse autant d’électeurs, aux choix opposés (plus à gauche ou plus à droite), de part et d’autre de lui.

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Si la politique gouvernementale cherche à répondre favorablement aux demandes de l’électeur médian, certaines demandes, en deçà ou au-delà de l’électeur médian vont rester sans réponse. Le lien social qui passe par l’État se trouve affaibli. Il y a donc échec de l’État car certaines demandes ne sont pas satisfaites.

C’est ainsi que peut s’expliquer la présence d’organisations sans but lu-cratif pour répondre à ces demandes non satisfaites qui sont d’autant plus nombreuses que la société est hétérogène tant du point de vue social que culturel, religieux ou linguistique. Elles sont financées par les donations vo-lontaires mais aussi par des ressources marchandes (écoles privées dans le tiers-monde, associations de recherche médicale).15

2/ Existence de groupes aux inspirations idéologiques concur-

rentes.

On peut aussi expliquer l'offre d'entreprises non lucratives par l'exis-tence de groupes aux inspirations idéologiques concurrentes. En effet, ces entrepreneurs ne sont pas des personnes individuelles mais des groupes animés par des motivations religieuses ou idéologiques qui cherchent à maximiser des profits non financiers tels le nombre d'adhérents ou peut-être plus largement à étendre leur influence.

Ces associations auront tendance à offrir des biens et services là où ni le marché, ni l'Etat ne sont présents. On rejoint alors les explications por-tant sur l’existence de demandes non satisfaites pour les biens collectifs ou quasi-collectifs qui supposait aussi l’hétérogénéité des groupes sociaux.

D/ ENTRE ESPACE PRIVÉ ET ESPACE PUBLIC Les associations n’existent pas seulement par utilitarisme, elles peu-

vent relever d’un lien sociétaire qui échappe à la recherche et à la défense d’intérêts communs.

1/ Les associations peuvent se baser sur des convictions

Le lien sociétaire témoigne d’une rationalité non pas en finalité qui consisterait à la mise en commun de moyens au service d’intérêts partagés

15- Marthe Nyssens, 1998, "Raisons d'être des associations et théorie écono-mique," Discussion Papers (IRES - Institut de Recherches Economiques et Sociales), 011, Université catholique de Louvain, Institut de Recherches Economiques et Sociales (IRES), 1998.

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mais d’une rationalité en valeur qui repose sur des convictions. On recon-nait ici les deux formes de rationalité exposées par Max Weber, la rationa-lité en valeur, la rationalité en finalité.

La rationalité en valeur renvoie à des activités qui sont motivées par des valeurs (des idées par exemple que l’on estime désirables). Ces activités ne tiennent pas compte des avantages et des inconvénients qu’elles peuvent procurer. L’activité rationnelle en valeur relève de l’éthique de la conviction, Elle « vaut pour [elle-même] et indépendamment de son résultat ». Elle apparaît commandée par le devoir, la dignité, la beauté autant d’impératifs ou d’exigences « dont l’agent croit qu’elles lui sont imposées ».

La rationalité en finalité, au contraire, cherche à atteindre des objec-tifs en mettant à leur service les moyens les plus efficaces (action technique, scientifique). Elle correspond à la rationalité utilitariste, celle de l’entrepre-neur qui est par exemple conduit à diviser le travail pour obtenir le profit maximum. L’activité rationnelle en finalité consiste en « un ajustement op-timal des moyens utilisés aux fins recherchées quelles qu’elles soient ».

2/ À l’interface de la primarité et de la secondarité

L’originalité de l’association moderne se niche dans son rapport à l’es-

pace public. L’accès à ce dernier, régi par les principes d’égalité et de liberté, se réalise à partir de réseaux interpersonnels. L’association opère le passage de la sphère privée à la sphère publique.

Le fait associatif relève donc du principe sociétaire et du principe com-munautaire. Il se déploie à l’interface de la primarité quand la personnalité l’emporte sur les fonctions et de la secondarité quand les fonctions impor-tent plus que la personnalité16. Il est un intermédiaire entre espace privé et espace public.

Il existe des liens sociaux de proximité, comme le lien familial et le lien communautaire mais la particularité du lien associatif réside dans sa nature volontaire. On ne choisit pas plus sa famille que sa communauté. Il s’agit là de sphères d’intégration à la société qui agissent par la proximité. Il est dif-ficile d’échapper à la tutelle familiale comme à celle de la communauté qu’elle soit ethnique ou religieuse. Il est difficile votre impossible d’échap-per à l’emprise du territoire. S’extraire de sa communauté, en ne portant pas le voile, en se promenant en jupe, en ne faisant pas ramadan dans les quartiers où les intégristes veillent peut représenter un risque d’assignation à résidence. Le lien social associatif est, au contraire, librement choisi.

16 -Alain Caillé, « Don et association », dans « Une seule solution, l’association ? », Revue du MAUSS, n° 11, 1er semestre, 1998.

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IV/ LES MUTATIONS RÉCENTES DU MONDE ASSOCIATIF

Les acteurs du monde associatif déplorent souvent le déclin du béné-volat et l’expliquent par l’individualisme contemporain qui serait à l’origine de leurs difficultés. Les données statistiques sur l’engagement associatif confirment-elles ce déclin ? N’assiste-t-on pas plutôt à une « professionna-lisation » du bénévolat associatif ?

A/ LE DÉCLIN DU BÉNÉVOLAT ?

Au sens de l’INSEE, le bénévolat se définit comme le fait d’avoir tra-vaillé au cours des douze derniers mois, sans être rémunéré ou avoir rendu des services dans le cadre d’une association ou d’un autre organisme que l’on en soit membre ou non.

1/ Le discours des acteurs

Le discours des acteurs du monde associatif fait souvent état d’un « dé-clin du bénévolat ».17 Et de stigmatiser alors les effets destructeurs de l’in-dividualisme que l’on prête à notre époque. Cependant, la crise du bénévo-lat ne serait-elle pas un faux-semblant ?

Il se peut que le sentiment de déclin du bénévolat ne soit pas percep-tible à travers les taux d’adhésion aux associations mais naisse d’une moindre assiduité des bénévoles dans leur engagement associatif. Entre 2010 et 2013, on constatait par exemple de la part des français une diminu-tion de l’engagement bénévole régulier à la semaine, à l’année voire de quelques heures par semaine aux associations.18 Cette assiduité en baisse peut donner l’impression d’un déclin du bénévolat.

Qu’en est-il lorsqu’on confronte le discours des acteurs à la réalité sta-tistique des taux d’adhésion. Les données statistiques qui permettent de mesurer, malgré leurs limites, la participation associative confirment-elles ce sentiment de déclin ?

2/ La réalité statistique

Au début de ce siècle, les bénévoles associatifs comptaient 10 millions de personnes et en comparaison d’enquêtes plus anciennes, leur nombre était en augmentation. Pour la période 2010-2016, le bénévolat associatif

17 - Denis Bernardeau-Moreau, Matthieu Hély, « Transformations et inertie du bénévo-lat associatif sur la période 1982-2002 », Sociologies pratiques n° 15, 2007. 18 - Cécile Bazin, Jacques Malet, « Le bénévolat en France en 2013 et ses évolutions ré-centes », Recherches et solidarités, septembre 2013.

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progresse et on dénombre un peu plus de 13 millions d’actifs en 2016 soit une augmentation de 16,8 % par rapport à 2010. On doit noter que l’aug-mentation fut plus rapide de 2010 à 2013 pour ralentir par la suite.

Le don de temps dans une « autre forme d’organisation » regagne le terrain qu’il avait perdu entre 2010 et 2013 de telle sorte qu’il est pratique-ment stable pour la période considérée. L’engagement bénévole dans une association ou dans une autre organisation ne sont pas les seules formes de bénévolat. Ce dernier peut s’exercer directement et de manière informelle. Il est possible que la progression du bénévolat en organisation se réalise au détriment du bénévolat informel du fait des engagements pluriels et des ar-bitrages de chacun. Malgré une progression globale pour la période 2010-2016, le bénévolat direct apparaît en recul de 2013 à 2016.19

Du discours des acteurs du monde associatif à la réalité statistique du « déclin du bénévolat », il y a un pas qu’il est difficile de franchir. Ce faux-semblant ne masquerait-il pas cependant une mutation qualitative du monde associatif, à savoir sa professionnalisation qu’il faut prendre au sé-rieux et tenter de mettre en évidence ?

B/ UNE PROFESSIONNALISATION CROISSANTE

La professionnalisation du monde associatif résulte d’un double mou-vement, de salarisation d’une part, de rationalisation des conditions d’exer-cice de la pratique bénévole d’autre part.

1/ Un mouvement de salarisation La salarisation du secteur associatif est un indicateur robuste, même

s’il n’est pas le seul, de sa professionnalisation. Elle se traduit par une ex-plosion de l’emploi salarié dans les entreprises associatives. Les salariés constituent en effet le troisième acteur majeur au sein des associations aux côtés des bénévoles et des adhérents.

Si, au début du vingt et unième siècle, le nombre d’associations em-ployeurs ne dépasse pas 145 000 sur un total de 880 000 associations re-censées, on estime cependant qu’elles emploient plus de 1,6 million de per-sonnes en France. Depuis une vingtaine d’années, la tendance est à l’aug-mentation du nombre de salariés et témoigne d’une forme de professionna-lisation significative. Aujourd’hui, les associations comptent 1,8 million de salariés dans leurs effectifs, soit 8 % de l’emploi en France. Les salariés du

19 - Dominique Thierry, Jacques Malet, Cécile Bazin, « L’évolution de l’engagement bé-névole associatif en France de 2010 à 2016 », Recherches et Solidarités, Mars 2016.

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monde associatif sont plus nombreux que les agents de la fonction publique territoriale.20

Certaines associations sont même le théâtre de conflits du travail. Ce fut le cas, en mars 2010 de l’association Emmaüs qui employait 500 salariés et qui connut une grève, la première de son histoire, motivée par un en-semble précis de revendications. Les salariés ont obtenu une prime de 200 € pour 440 d’entre eux ainsi qu’une harmonisation des rémunérations pour les titulaires d’une même fonction. L’autre pan de la plateforme de reven-dications qui porte sur les conditions de travail a été renvoyé à une « com-mission de veille sociale » que les syndicats voudraient voir aborder les pro-blèmes de sous-effectifs, de manque de moyens et de relations avec la hié-rarchie. « Nous sommes une association, nous ne serons jamais une entre-prise » martèle la déléguée syndicale CGT qui dénonce une gestion du per-sonnel plus proche de celle de France Télécom que d’une association cari-tative. 21 Un conflit du travail classique dans le monde de l’engagement, du don de soi et du bénévolat !

L’année 2010 marque aussi un tournant dans la mesure où se crée le premier syndicat qui entend fédérer les salariés du monde associatif indé-pendamment de leurs branches professionnelles. Action pour les salariés du secteur associatif (ASSO), affilié à SUD, met en avant des probléma-tiques similaires au sein des associations en ce qui concerne les méthodes d’organisation du travail, les relations entre salariés et bénévoles ainsi que les spécificités d’une activité au service d’une « cause » et des valeurs qui y sont liées.22 Pour le dire autrement, la salarisation peut avoir pour consé-quence l’existence de conflits du travail, comme dans n’importe quelle en-treprise, alors que l’image renvoyée par « l’entreprise associative » reste attachée à celle du don. Un marxiste dirait que la lutte des classes ne s’arrête pas aux portes de l’entreprise associative.

2/ Un processus de rationalisation

Le temps est lointain où la simple « bonne volonté » suffisait à justifier un engagement associatif. La professionnalisation se caractérise par un de-gré plus élevé de participation des adhérents et une part en augmentation des diplômés de l’enseignement supérieur alors que les moins diplômés ap-paraissent évincés de la sphère de l’engagement.

L’expérience acquise par la formation initiale et au cours de la vie pro-fessionnelle, les compétences sont en effet transférables d’un monde à

20 - Matthieu Hély, « Le travail salarié associatif est-il une variable d’ajustement des politiques publiques », Informations sociales 2012/4 n° 172. 21 - « En grève, les salariés d’Emmaüs obtiennent gain de cause », Libération, 16 mars 2010. 22 - Mathieu Hély, op cit.

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l’autre, le constat du lien établi entre engagement associatif et activité pro-fessionnelle deviennent essentiels. De plus, le cumul des adhésions est en recul par rapport au début des années 1980. Serait-ce l’indice d’un engage-ment associatif nécessitant désormais une véritable spécialisation ne lais-sant plus le temps à une dispersion des adhésions ?

La gratuité et la générosité ne suffisent plus à qualifier le bénévolat. La pratique bénévole apparaît en effet de plus en plus comme un « travail » qui suppose la mise en œuvre de compétences spécifiques. Le monde asso-ciatif renvoie à une réalité ambivalente qui oscille en permanence « entre le travail et l’engagement ».23

Dans la typologie sommaire proposée précédemment, celle de « l’as-soce » et du « mammouth », la professionnalisation des associations con-duit vers le type « mammouth ». Ce dernier peut avoir une puissance éco-nomique non négligeable dans la mesure où il reçoit, sous forme de prix de journée, des sommes considérables redistribuées principalement en sa-laires du fait de la salarisation croissante du monde associatif. En effet, ces associations peuvent employer un nombre important de salariés. Dans le travail social, si on les considère au niveau national qui fédère des associa-tions régionales et départementales, elles dépassent fréquemment la sta-ture d’entreprises moyennes et peuvent ainsi exercer des pressions sur le modèle du lobby.

C/ RELATIONS AVEC L’ÉTAT

Depuis la Révolution, les relations entre l’État et les associations se sont d’abord placées sous le signe de la méfiance dans la mesure où la con-ception républicaine ne reconnaissait que des individus indépendamment de leurs appartenances sociales. Des collectifs comme les corporations fu-rent abolis de même que les coalitions furent interdites. Au début du ving-tième siècle, les libertés nouvelles accordées aux associations furent enca-drées par la loi de 1901. Les associations avaient un rôle à jouer comme « école de la démocratie » et comme relais de la politique gouvernementale sans fonction économique néanmoins. On était passé de la méfiance à l’al-légeance.

1/ Entre liberté et contrôle

En France, contrairement aux pays anglo-saxons où les associations se développent librement, l’État a souvent craint et interdit les associations. La conception républicaine considère qu’entre l’État et le citoyen il n’est point besoin d’intermédiaires. C’est le sens de la loi Le Chapelier qui en juin

23 - Maud Simmonet, « Le monde associatif entre travail et engagement » in Norbert Alter, Sociologie du monde du travail, Paris, PUF, 2012.

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1791 interdit les coalitions après que le décret d’Allarde a supprimé les cor-porations en mars de la même année.

Après l’abolition du délit de coalition en 1864, et surtout après l’arri-vée au pouvoir des républicains, les associations se développent et sont, de fait, reconnues. Face à l’importance prise par les associations catholiques, les républicains, plutôt anticléricaux, vont chercher à encadrer le fait asso-ciatif par la loi de 1901.

La liberté de s’associer est instaurée à condition de ne remettre en cause ni la forme républicaine du gouvernement ni l’intégrité du territoire national. Les conditions pour obtenir la capacité juridique sont peu contrai-gnantes (déclaration en préfecture). Cependant, en limitant les biens asso-ciatifs au strict nécessaire l’État n’engage pas les associations à jouer un rôle économique. La fonction des associations se veut plus éducative qu’écono-mique mais leur fonctionnement apparaît éloigné de cet idéal démocra-tique.24

2/ Désengagement de l’État ou nouvelle configuration ?

Un nouveau mode de régulation s’est progressivement mis en place à la fin des années 1980, mais il serait faux de l’interpréter comme un désen-gagement de l’État. Il s’agit plutôt d’une transformation des formes d’inter-vention de l’État.

Ce dernier apporte son soutien à ce qu’il convient d’appeler des « en-treprises associatives » plutôt que des associations au sens strict du terme. Les associations traditionnelles (les « assoces ») régies par la loi de 1901, administrées uniquement par des bénévoles se distinguent des « entre-prises associatives » (les « mammouths ») qui sont chargées de mettre en œuvre des politiques publiques. Les domaines de ces politiques publiques portent sur l’insertion par l’activité économique, le handicap, les services aux personnes, la protection de l’environnement, la petite enfance.

Ces « entreprises associatives » combinent les règles démocratiques prescrites par la loi de 1901 (organisation d’assemblées générales, élections d’administrateurs) et les normes de l’entreprise en termes d’organisation du travail, de relations hiérarchiques et de management.

On ne peut pas parler de désengagement de l’État malgré une baisse de la part des financements de l’État qui contribue, de manière mécanique à relever celle des collectivités territoriales qui représentent elles aussi la puissance publique. De 1999 à 2005, la part des financements publics dans les ressources globales des associations s’est accrue. Cette augmentation met en évidence une augmentation des financements publics alloués dans

24 - François Boitard, « L’État et les associations, entre méfiance et allégeance » in Hommes et Migrations, n°1229, Janvier-Février, 2001.

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le cadre de commande publiques. À la différence de la subvention, la com-mande publique indique une mise en concurrence des prestataires dans le cadre d’un appel d’offres.

Cette pratique favorise les regroupements multisectoriels comme le groupe SOS. Cette organisation, composée de trois organismes, SOS Drogues, SOS Habitat et soins, SOS Insertion, fédère 200 établissements avec un budget de 200 millions d’euros en 2010 et emploie plus de 3 000 salariés. Elle intervient à la fois dans les domaines de la toxicomanie, des soins palliatifs, de l’aide aux personnes dépendantes, de la protection de l’enfance, de la garde de jeunes enfants, de l’insertion par l’activité écono-mique, du développement durable. De plus, elle possède un groupe de presse. Cette diversification lui permet de mutualiser les fonctions de con-seil juridique de management, de gestion, de comptabilité entre les établis-sements du groupe. Elle recrute de jeunes diplômés issus de grandes écoles (HEC, Sciences Po) en leur proposant des rémunérations, plus faibles que dans le secteur privé, mais toutefois plus importantes que les salaires habi-tuels du secteur associatif. CONCLUSION

Le monde associatif présente une grande diversité du point de vue de son domaine d’action, de son type d’adhérents ou encore de son mode de financement. De « l’assoce » au « mammouth » le spectre apparaît large. L’adhésion à une association révèle le caractère d’un fait social dans la me-sure où elle dépend de variables sociodémographiques (âge, sexe, profes-sion) qui résistent dans la durée et l’on constate cependant une tendance accrue à l’engagement des catégories les plus diplômées au détriment des catégories populaires. Depuis Tocqueville, on considère que les associations jouent un rôle fondamental dans le maintien du lien social. Contrepoids de la démocratie chez Tocqueville, elles suppléent aujourd’hui aux défaillances du marché ou de l’État. Les mutations récentes indiquent une salarisation du monde associatif accompagnée d’une professionnalisation. Les relations avec l’État oscillent depuis le début du vingtième siècle entre méfiance et allégeance.

Le monde associatif peut-il encore être regardé comme une école de la démocratie selon les vœux des promoteurs de la loi de 1901 sur les associa-tions ? Son fonctionnement n’est pas toujours exemplaire de ce point de vue. Du fait de la salarisation, de la professionnalisation et des conflits du travail qui éclatent en son sein, « à Emmaüs les salariés n’en peuvent plus », lisait-on sur le site internet du Monde le 9 mars 2010 à l’occasion d’une grève chez les salariés de l’organisation caritative. Le monde associa-tif est-il toujours le lieu de la générosité, du désintéressement, du dévoue-ment, de l’altruisme, le « lieu du don » comme a pu l’écrire autrefois Alain Caillé ?

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ANNEXES

ANNEXE 1

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ANNEXE 2

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ANNEXE 3