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Soren Kierkegaard - Le Concept de l'Angoisse (The Concept of Anxiety)

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Le Concept de L'Angoisse (The Concept of Anxiety) - Soren Kierkegaard

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  • Sren Kierkegaard

    Le concept de langoisse

    TRADUIT DU DANOIS PAR KNUD FERLOV ET JEAN J. GATEAU

    Gallimard

    1935

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  • PRFACE 5

    INTRODUCTION 7

    Chapitre premier. LANGOISSE, CONDITION PRALABLE DU PCH ORIGINEL ET MOYEN RTROGRADE DEN EXPLIQUER LORIGINE 19

    1. Indications historiques visant le concept du Pch originel 19 2. Le concept du premier pch 22 3. Le concept dinnocence 26 4. Le concept de la chute 29 5. Le concept de langoisse 32 6. Langoisse, condition pralable du pch originel et moyen rtrograde den expliquer lorigine 35

    Chapitre II. LANGOISSE CONSIDRE DANS LA PROGRESSION DU PCH ORIGINEL 41

    1. Langoisse objective 44 2. Langoisse subjective 47 A. La consquence de la gnration 49 B. La consquence des donnes historiques 58

    Chapitre III. LANGOISSE, CONSQUENCE DU PCH DE NE PAS ATTEINDRE A LA CONSCIENCE DU PCH 64

    1. Langoisse dans la-spiritualit 73 2. Langoisse et son attitude dialectique en face du destin 76 3. Langoisse et son attitude dialectique en face de la faute 81

    Chapitre IV. LANGOISSE DU PCH OU LANGOISSE CONSQUENCE DU PCH DANS LINDIVIDU 87

    1. Langoisse du Mal 88 2. Langoisse du Bien (le dmoniaque) 92 I. Perte somatico-psychique de la libert 106 II. Perte pneumatique de la libert 107 a) Observations gnrales 107 b) Schma des cas o lintriorit est exclue ou absente 110 c) Quest-ce que la certitude et lintriorit ? 113

    Chapitre V. LANGOISSE COMME SALUT PAR LA FOI 121

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  • LE CONCEPT

    DE LANGOISSE

    Simple claircissement psychologique pralable au problme du pch originel

    par

    VIGILIUS HAUFNIENSIS

    Copenhague

    1844

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  • IN MEMORIAM

    Au professeur

    PAUL MARTIN MLLER

    amant heureux de lhellnisme admirateur dHomre, confident de Socrate, interprte dAristote

    Dlices des Danois dans ses Dlices du Danemark, et, bien que parti pour le long voyage , toujours

    dans le souvenir de lt danois celui que jadmire et regrette,

    est ddi cet ouvrage.

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  • PREFACE

    A mon sens, lhomme qui veut crire un livre fait bien de rflchir par plus

    dun biais sur ce dont il veut crire. Il nest pas mauvais non plus de prendre, autant que possible, connaissance de ce qui a dj t crit sur le sujet. Tomberait-on en route sur quelque rare personne ayant fait ltude dfinitive et satisfaisante dune de ses parties, on fera bien de sen rjouir comme lami de lpoux quand il est lattendre et guetter sa voix. Si on la fait sans le crier et dans lexaltation de lamour qui cherche toujours la solitude, que faut-il de plus ? Quon crive alors son livre tout dun trait, comme loiseau file son chant, si quelquun en tire profit, tant mieux ; quon publie alors sans plus se soucier, sans se donner de limportance comme si lon apportait une conclusion universelle, ou que toutes les gnrations de la terre dussent tre bnies dans ce livre. A chacune, en effet, sa tche ; et aucune na besoin de tant se mettre en quatre pour celles qui lont prcde et qui la suivent. A chaque homme dune mme gnration, comme chaque jour, sa peine ; cest assez pour chacun de prendre garde soi, sans besoin dembrasser tous ses contemporains de sa patriarcale inquitude, ni de dater de son livre une re ou une poque naissante, encore moins de la dater du feu de paille de ses vux ou des promesses longue porte que sa plume suggre, ou des traites quil tire sans sourciller sur une valeur douteuse. On nest pas un Atlas parce quon a le dos rond, ou on ne le devient pas parce quon porte un monde. De dire Seigneur ! Seigneur ! ne fait pas toujours entrer dans le royaume des cieux. Soffrir cautionner toute son poque en bloc ne prouve pas toujours quon est sr et solvable ; on peut trs bien crier bravo ! schwere Noth, Gottsblitz, bravissimo ! sans stre compris soi-mme, ni son admiration.

    Quant ma modeste personne, en toute sincrit javoue comme auteur ntre quun roi sans royaume, mais aussi en suis-je un, en crainte et force tremblement, sans la moindre prtention. Si quelque noble envie, une critique jalouse, trouve excessif de ma part de porter un nom latin, je me ferai un plaisir de mappeler Christen Madsen tenant surtout passer pour un profane certes spculatif mais cependant trs lcart de la philosophie, quoique grand dvot de toute autorit comme le Romain dont la pit admettait tous les dieux. Quant lautorit humaine, tant ftichiste, jadore nimporte qui avec une gale ferveur, pourvu quavec assez de tambour on annonce que cest un tel quil faut que jadore, et que cette anne cest lui lautorit et limprimatur. Le choix passe toujours ma raison, quon le tire au sort ou quon le vote, ou que la dignit alterne par roulement, et que son dtenteur sige alors comme un membre de municipalit au conseil des prudhommes.

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  • Je nai rien ajouter, sauf que je souhaite tous ceux qui partagent mes vues comme aux autres qui ne le font pas, tout lecteur de ce livre comme tous ceux qui suffira la prface un adieu bien intentionn !

    Avec les respects de

    Vigilius Haufniensis.

    Copenhague.

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  • INTRODUCTION

    En quel sens lobjet de notre tude est un problme intressant la psychologie, et en quel sens son tude psychologique renvoie justement la dogmatique.

    Lide que tout problme scientifique a besoin dans le cadre gnral de la science dune place dtermine, dun but soi et de limites propres, ayant ainsi sa rsonance harmonique dans lensemble, sa consonance lgitime dans lexpression totale, cette ide-l nest pas seulement un pium desiderium ennoblissant le chercheur dune exalta-tion enthousiaste ou mlancolique, elle nest pas seulement un devoir sacr qui lattache au service de lensemble et lui enjoint de renoncer lanarchie et au plaisir de perdre aventureusement la terre ferme de vue, mais elle profite en outre toute recherche spcialise car ds que lune de celles-ci oublie son terroir naturel, du mme coup ce que la duplicit du langage exprime avec une sre justesse par le mme mot elle soublie elle-mme, devient autre, prend une souplesse fcheuse se muer en nimporte quoi. Faute de rappel lordre scientifique, faute de veiller empcher les problmes particuliers de se bousculer les uns les autres comme dans une course de masques, on arrive bien quelquefois briller, faire accroire quon a saisi ce dont encore on est pourtant bien loin, produire un vain accord verbal de ralits diffrentes. Mais tt ou tard ce gain se venge toujours, comme tout trafic malhonnte dont ni les lois ni la vrit ne vous laissent impunment la possession.

    A couronner ainsi le fronton de la dernire partie de la logique du mot de Ralit, on se donne lair dj, sans sortir de la logique, dtre arriv au fate de la connaissance ou, si lon veut, son minimum. La perte cependant saute aux yeux ; car ni la logique ni le rel ny gagnent. Ni le rel : car jamais le hasard, qui lui est essentiellement inhrent, nentre par la porte de la logique ; ni cette dernire, car pour elle penser le rel, cest absorber quelque chose dinassimilable et tomber dans une anticipation de ce quelle ne peut que prdisposer. Le chtiment clate : toute rflexion sur ce quest le rel en devient difficile et mme, pour un temps, impossible, parce quil faut dabord au mot comme un dlai pour se retrouver, pour oublier lerreur.

    De mme en dogmatique en appelant la foi lImmdiat sans plus la dfinir, on se donne lavantage de convaincre nimporte qui de la ncessit de ne pas en rester l, et si mme on arrache au croyant cette concession, cest parce quil ne perce pas tout de suite le malentendu,

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  • lequel ne provient pas dun raisonnement ultrieur, mais dun . La perte nest pas niable ; pour la foi en effet, on la dpouille de ses attaches lgitimes, de ses donnes historiques ; pour la dogma-tique, on fausse son point de dpart, car elle en arrive ne plus commencer l o elle le devrait, cest--dire dun point de dpart antrieur elle. Au lieu de le prsupposer, elle lignore et commence tout de go comme si ce point de dpart tait la logique, celle-ci en effet commenant justement par ce que la plus subtile abstraction a produit de plus insaisissable : lImmdiat. Malgr donc sa justesse logique, cette abolition automatique de lImmdiat, devient en dogmatique du bavardage, car qui songerait sen tenir lImmdiat (sans autre dfinition), puisquil sabolit linstant mme quon le nomme, comme un somnambule sveille ds quon prononce son nom !

    Ainsi quand quelquefois, dans des recherches seulement prop-deutiques, on lit le mot de rconciliation employ pour signifier la connaissance spculative ou lidentit du sujet connaissant et du connu, le subjectif-objectif, etc., on se sent tout de suite devant un homme desprit se servant de cet esprit pour expliquer toutes les nigmes surtout ceux qui nont mme pas en philosophant la prudence quon garde dans la vie quotidienne dcouter soigneuse-ment les termes dune nigme avant de la deviner. Autrement notre homme a le mrite sans pareil par son explication de lancer son tour lnigme nouvelle de savoir comment quelquun a pu se mettre en tte que son explication en tait une. Que la pense en gnral couvre la ralit, toute la philosophie antique et le moyen ge nen ont jamais dout. Par Kant le doute est venu. Supposons que la philosophie de Hegel et vraiment creus le scepticisme kantien (hypothse plus que problmatique malgr tout ce que Hegel et son cole ont fait, avec leur mot dordre : mthode et manifestation, pour cacher ce que Schelling plus ouvertement, avec un autre mot dordre : la perception intellectuelle et la construction, confessait, savoir que ctait un nouveau point de dpart) et reconstruit ainsi dans une forme suprieure par la rflexion ce qui ntait avant tout quune prmisse, est-ce qualors cette ralit ainsi obtenue consciemment serait une rconciliation ? Mais par l on ne fait que porter la philosophie son point de dpart de jadis, de ce temps jadis o justement la rconci-liation avait son norme importance. On a une vnrable termino-logie philosophique : la thse, lantithse et la synthse. Den choisir une nouvelle o la mdiation prend la troisime place, est-ce l un progrs si extraordinaire ? La mdiation est une quivoque, car elle dsigne la fois la relation entre les deux autres et le rsultat de cette relation, cest--dire lunit du rapport, en mme temps que les deux lments qui ont t en rapport lun lautre ; elle dsigne le

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  • mouvement, mais aussi le repos. Est-ce l une perfection ? Seul un examen dialectique plus pntrant de la mdiation le dmontrerait, malheureusement on lattend encore. Quon oublie la synthse et quon la remplace par la mdiation, soit. Mais la manie spirituelle rclame davantage, on parle alors de rconciliation ; ce qui ne favorise pas les recherches propdeutiques, celles-ci naturellement y gagnant aussi peu que la vrit en clart, ou quune me dhomme en batitude du fait dtre affuble dun titre. Au contraire on opre ainsi une confusion foncire de deux sortes de connaissance, lthique et la dogmatique, surtout parce que, aprs avoir introduit le mot de rconciliation, on laisse aussi entendre que la logique et le (cest--dire la dogmatique) vont de pair, et que la logique est la vraie doctrine du . Amenes ainsi confiner dsastreusement, lthique et la dogmatique se disputent la rconciliation. Dans lthique le remords et le pch la font sortir force de supplices, tandis que la dogmatique, dans sa rceptivit pour la rconciliation offerte, sen tient cet Immdiat concret de lhistoire qui fut sa premire donne dans la grande controverse des connaissances. Que sensuivra-t-il ? Que la langue probablement en sera rduite une longue anne de rien-faire dominical, o tout sarrtera, mots et penses, pour quon reparte enfin du dbut.

    On se sert dans la logique du ngatif comme de la force animatrice mettant tout en branle. Car du mouvement, il en faut dans la logique, nimporte comment, cote que cote, en bien ou en mal. Cest ici que sert le ngatif, sinon force est de recourir aux jeux de mots et autres tours de passe-passe, puisque le ngatif lui-mme tourne au calembour l.

    1. Exempli gratia : Wesen ist was ist gewesen : ist gewesen est un prtrit de sein, ergo Wesen est das aufgehobene Sein, le sein qui a t. Spcimen du mouvement logique ! Si quelquun voulait se donner la peine dpingler et de recueillir dans la logique hglienne (telle quelle est et telle que lont faite les amliorations de lcole) tous les lutins et kobolds fantastiques qui comme de petits apprentis presss poussent la roue du mouvement logique, la postrit serait peut-tre tonne dapprendre que ce quon tiendra alors pour des mots desprit prime jouait jadis un grand rle dans la logique, non pas comme des en-marge explicatifs et remarques spirituelles, mais comme des matres du mouvement faisant de la logique de Hegel un prodige et donnant la pense logique des pieds pour courir, sans quon sen apert puisque ladmiration jetait comme un manteau sur laffublement, tout comme dans lopra o Loulou [Titre dun opra danois de 1824 (N. d. T.)] arrive en courant sans quon voie la machine. Lintroduction du mouvement dans la logique est le mrite de Hegel, auprs duquel ne vaut pas la peine den mentionner un autre inoubliable, bien quil lait ddaign pour errer ttons : celui davoir de cent faons lgitim les dterminations catgoriques et leur hirarchie.

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  • En logique nul mouvement ne doit devenir ; car la logique, et tout ce qui est logique ne fait qutre 2, et cette impuissance du logique est le passage de la logique au devenir, o lexistence et la ralit appa-raissent. Quand alors la logique senfonce dans la concrtion des catgories, il ny a toujours que la mme chose, ce qui tait ds le commencement. Tout mouvement, si lon veut un instant se servir de ce mot, est un mouvement immanent, ce qui revient dire que ce nest pas un mouvement et lon sen convainc facilement en retenant que le concept de mouvement est lui-mme une transcendance qui ne peut trouver place en logique. Le ngatif est donc limmanence du mouvement, il est ce qui disparat, ce qui est annul. Si tout se passe ainsi, rien ne se passe, et le ngatif nest quun fantme. Au contraire Hegel, pour quil se passe quelque chose en logique, fait du ngatif quelque chose de plus, le producteur de son contraire, cest--dire non plus une ngation, mais une contre-position . Le ngatif nest plus alors linsonorit du mouvement immanent, il est cet Autre indispen-sable , dont la logique peut avoir grand besoin en effet pour oprer le mouvement, mais que nest pas le ngatif. Si de la logique on passe lthique, on y retrouve cet infatigable ngatif toujours en action dans toute la philosophie hglienne, et on a la surprise dapprendre quil est ici le Mal. Maintenant la confusion stale ; lesprit na plus de barrires pour le retenir et le mot de Mme de Stal sur la philosophie de Schelling qui donne lhomme qui la tudie de lesprit pour toute sa vie, vaut encore plus de lhglianisme. On voit quel doit tre lillogisme des mouvements dans la logique, puisque le ngatif est le mal ; et leur a-thisme dans lthique puisque le mal est le ngatif. Dans la logique cest trop, dans lthique trop peu, nulle part ce nest juste en voulant ltre des deux cts. Quand lthique manque dautre transcendance, au fond elle est de la logique, et sil faut celle-ci au moins ce peu de transcendance ncessaire lthique pour sauver la face, elle nest plus de la logique.

    Tout ce dveloppement pche peut-tre par prolixit si lon regarde son lieu et sa place (quoique, eu gard au sujet quil traite, plutt par brivet) mais il nest nullement superflu, les dtails en ayant t choisis en vue de lobjet de cet crit. Les exemples en ont t tirs de la gnralit, mais ce qui se passe au gnral, peut se rpter au particulier, et le malentendu reste analogue, mme quand les mauvais effets en sont moindres. Celui qui se targue dcrire tout un systme a sa responsabilit en grand, mais celui qui ncrit quune monographie peut et doit avoir la mme fidlit en petit.

    2. Lternelle expression de la logique est ce que les lates par erreur transfraient lexistence : Rien ne se cre, tout est.

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  • Ce travail-ci sest propos de traiter le concept de langoisse psychologiquement, tout en ayant le dogme du pch originel dans lesprit et devant les yeux. En ce sens il aura aussi, quoique tacitement, affaire au concept du pch. Le pch cependant nest pas du ressort de lintrt psychologique, et ce serait sabandonner au service dun esthtisme mal compris que de vouloir le traiter ainsi. Le pch a sa place prcise ou plutt nen a pas, mais cest l justement ce qui le dfinit. En le traitant hors de son ressort, on laltre puisquon projette sur lui une lumire de second ordre. On en dnature le concept en mme temps quon en fausse latmosphre, car il y a une vrit datmosphre correspondant une vrit de concept 3, et, au lieu dune vraie atmosphre qui dure, on obtient le batelage sans lendemain de celles qui sont fausses. A tirer ainsi le pch dans lesthtique, on na quune atmosphre ou de frivolit ou de mlancolie ; car la catgorie o il se place est la contradiction, et celle-ci ne peut tre que comique ou tragique. Latmosphre du pch est donc altre, celle qui y correspond tant le srieux. Son concept galement, car, comique ou tragique, le pch reste actuel ou nest aboli que par un biais secon-daire, alors que son concept veut quil soit surmont. Le comique et le tragique au fond nont pas dennemi, si ce nest un croquemitaine qui fait pleurer ou qui fait rire.

    A traiter le pch dans la mtaphysique latmosphre nest plus quimpartialit et dsintressement dialectique cest le traiter en objet que domine la pense. Ici encore on dnature le concept, le pch en effet devant bien tre surmont, mais non comme chose que la pense ne puisse faire vivre, mais comme ce qui existe et, comme tel, nous touche tous.

    A le traiter en psychologie, latmosphre du pch devient une tnacit dobservateur, une tmrit despion, mais non pas ce srieux qui nous le fait vaincre par la fuite. Son concept change, le pch devenant un tat. Or il nen est pas un. Lide du pch, cest que son concept soit sans cesse dtruit. Comme tat (de potentia) il nexiste pas, tandis que de actu ou in actu il est et se renouvelle. Latmosphre de la

    3. Que la science, comme la posie et lart, exige au pralable une atmosphre aussi bien chez celui qui cre que chez celui qui reoit, quune faute de modulation ne soit pas moins troublante quune faute dans lexpos dune pense, cest ce dont on a perdu tout souvenir de nos jours, soit par oubli de lintriorit et de ce quest lassimilation, tant on avait de joie de toute la splendeur quon croyait dtenir, soit que par avidit on y ait renonc comme le chien qui lche la proie pour lombre. Mais lerreur enfante son propre ennemi. Et en philosophie, quand on se trompe, on saline la dialectique ; et omettre ou fausser latmosphre, cest saliner le comique qui reste dehors comme un ennemi.

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  • psychologie serait une curiosit sans passion, mais la seule qui convienne est la rsistance vaillante du srieux. Latmosphre du psychologue est langoisse qui explore, dans cette angoisse le psychologue dessine les contours du pch tout en spouvantant du dessin mme quil produit. Trait ainsi, le pch prend le dessus ; car le psychologue se comporte avec lui au fond fmininement. Cest l un tat certes ayant sa vrit, et quon rencontre, certes, plus ou moins dans toute existence avant lapparition de lthique ; mais traiter ainsi le pch, on ne le dgage pas tel quil est, mais on le diminue ou laugmente.

    Ds quon voit donc traiter le problme du pch, latmosphre vous en rvle de suite si le concept est le vrai. Parler par exemple du pch comme dune maladie, dune anomalie, dun poison, dune disharmonie, cest en fausser galement le concept.

    Au fond le pch ne relve daucune branche de la connaissance. Il est lobjet du sermon o lIsol, seul seul, sadresse lIsol. De nos jours la vanit des sciences morales est monte la tte des pasteurs jusqu faire deux des cuistres marguilliers se croyant aussi serviteurs de la science et trouvant indigne deux de prcher. Rien dtonnant donc que le sermon soit tomb dans lestime au rang dun art mis-rable. De tous cependant il est le plus difficile, il est au fond celui que louait Socrate : lentretien vritable. videmment point nest besoin pour cela quun des fidles rponde, non plus quon ne gagnerait rien susciter tout le temps des orateurs. Le vrai reproche de Socrate aux sophistes, sous son distinguo quils savaient bien parler mais non point dialoguer, ctait de pouvoir tre sur tout sujet intarissables, mais de manquer du don de lintriorisation. Or intrioriser, cest le secret du dialogue.

    Au concept du pch correspond le srieux. La branche o le pch devrait plutt trouver place, ce serait lthique. Mais on soulve ici de grandes difficults. Lthique nest encore quune science idale et pas seulement au sens o lon peut dire que lest toute science. Elle prtend introduire de lidal dans le rel, mais elle est incapable du mouvement contraire, de hausser le rel lidal 4. Lthique pose lidal comme but et prjuge que lhomme a les moyens de latteindre. Mais en dgager prcisment la difficult et limpossibilit, elle dveloppe par l mme une contradiction. Il en va de lthique comme on dit de la loi, quelle est un matre punir dont les exigences mmes

    4. A y regarder de prs, on sapercevra que lesthtisme cest de mettre pour titre la dernire partie de la logique : la Ralit, alors que lthique ny est pas encore parvenue. La ralit par laquelle finit la logique ne sapproche pas plus du rel que ne faisait ltre par lequel elle commence.

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  • sont seulement rpressives, non cratrices. Seule lthique des Grecs faisait exception. Pourquoi ? parce que rigoureusement elle nen tait pas une, mais gardait encore un fond desthtisme. Ceci clate dans sa dfinition de la vertu et dans ce quAristote souvent, et mme dans la Morale Nicomaque, dit avec une dlicieuse navet grecque, qu elle seule la vertu ne peut rendre lhomme heureux et content, mais quil lui faut encore la sant, des amis, des biens terrestres et le bonheur familial. Plus lthique est idale, mieux elle vaut. Il ne faut quelle se laisse dtourner par ce bavardage quil ne sert rien dexiger limpossible ; car dj dy prter loreille est a-thique, est chose pour quoi lthique na ni temps ni loisir. Marchander nest point son affaire, et ce nest non plus un chemin qui mne la ralit. On natteint cette dernire, quen refaisant tout le mouvement. Cette aptitude de lthique lidalisme, cest ce qui tente, quand on traite le pch, duser de catgories tantt mtaphysiques, tantt esthtiques, tantt psychologiques. Mais elle doit naturellement tre la premire rsister aux tentations, aussi ne saurait-on jamais en crire une sans avoir sous la main de tout autres catgories.

    Le pch nappartient donc lthique que dans la mesure o, sur le concept mme du pch, elle choue grce aux remords 5. Si lthique englobe le pch, elle tombe du mme coup de son idalisme. Plus elle sy cantonne, sans cependant pousser linhumanit jusqu perdre de vue le rel, auquel au contraire elle ne cesse de correspondre en voulant se poser en but tout homme pour faire de lui lhomme vrai et intgral, lhomme plus elle tend la difficult. Dans la lutte pour raliser le but de lthique, le pch napparat pas comme une chose nappartenant que par hasard un individu fortuit, mais il senfonce toujours plus en lui-mme comme une donne de plus en plus profonde, comme une donne dpassant cet individu. A ce point lthique a tout perdu et aid de ses mains cette perte totale. Il sest dgag une catgorie nouvelle chappant entirement sa comp-tence. Le pch originel, qui rend tout encore plus dsespr, supprime en effet la difficult, cette fois non par lthique, mais par la dogmatique. Or comme toute la connaissance et la spculation des Anciens avaient pour prmisse la ralit de la pense, ainsi toute leur thique impliquait la possibilit pratique de la vertu. Le paganisme na jamais connu le scepticisme du pch. Ici, pour la conscience morale, le pch tait ce qutait lerreur pour la thorie de la connaissance, lexception de fait qui ne prouve rien.

    5. Sur ce point on trouvera plus dune remarque dans Crainte et tremblement publi par Johannes de silentio (Copenhague, 1843). Lauteur y fait plusieurs fois chouer lidal que convoite lesthtique sur celui que lthique, elle, exige, afin de faire

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  • Avec la dogmatique commence la science qui, contrairement cette science strictement idale quest lthique, part de la ralit. Elle commence par le rel pour le hausser lidal. Loin de nier la prsence du pch, elle le prsuppose et lexplique en posant au pralable le pch originel. Mais comme on fait rarement de la dogmatique pure, le pch originel y est souvent si englob quon nest pas frapp de lhtrognit dorigine, on a une impression confuse, ce qui arrive aussi quand on trouve en elle un dogme sur les anges, sur lcriture sainte, etc. Le pch originel ne doit donc pas tre expliqu par la dogmatique, mais elle lexplique en le prsupposant, comme ce fameux tourbillon dont il est plus dune fois question dans la physique grecque, lment moteur quaucune science ne parvient saisir.

    surgir de ce choc lidal religieux comme lunique idal de la ralit, et comme lidal que convoite lesthtique sur celui que lthique, elle, exige, afin de faire surgir de ce choc lidal religieux comme lunique idal de la ralit, et comme tant par l non moins dsirer que celui de lesthtique, mais non pas impossible comme celui de lthique. Cependant cet idal surgit dans le saut dialectique, dans ce sentiment positif o lon se dit : Mais tout est nouveau ! et dans le sentiment ngatif, cette passion de labsurde laquelle correspond le concept de la Rptition . Ou bien toute lexistence sinterrompt devant lexigence de lthique, ou bien les conditions dy satisfaire sont procures, et alors toute la vie recommence neuf, non pas par une continuit immanente avec le pass, ce qui serait une contradiction, mais par une transcendance qui creuse entre la rptition et la premire existence vcue un tel abme que ce ne serait quune image de dire que le pass et la suite ont entre eux le mme rapport que celui reliant toute la faune marine celles des airs et de la terre, quoique pour certains naturalistes la premire, dans son imperfection, prfigure tout ce qui se manifeste dans les autres. Pour comprendre cette catgorie on peut se rfrer la Rptition de Constantin Constantius (Copenhague, 1843). Il est vrai que cest un drle de livre, comme dailleurs lauteur la voulu ; mais il est le premier, que je sache, avoir saisi avec nergie le concept de la Rptition et par la prgnance de son explication nous avoir fait pressentir son aptitude expliquer ce qui spare le paen du chrtien en montrant la pointe invisible et ce discrimen rerum o les connaissances se heurtent les unes les autres, avant que la nouvelle napparaisse. Mais ce quil a dcouvert, il la recach en dguisant le concept sous la plaisanterie dune intrigue adquate. Ce qui ly a port est difficile dire ou plutt comprendre, car il dclare lui-mme quil crit ainsi pour que les hrtiques ne comprennent pas . Comme il na voulu sen occuper que de faon esthtique et psychologique, tout le rcit a d se maintenir dans lhumour, et leffet recherch sobtient en laissant aux mots tantt leur sens profond, tantt une porte de dtail, et le passage dun sens lautre ou plutt la chute incessante du haut des nues se dclenche par des contrastes bouffons. Cependant il a de faon assez prcise donn une dfinition gnrale la page 34 : La rptition est lintrt de la mtaphysique et cest cet intrt mme qui la fait chouer ; la rptition est le mot de passe de toute philosophie thique, la rptition est la conditio sine qua non de tout problme dogmatique. La premire phrase contient une allusion cette thse que la mtaphysique est dsintresse comme la dit Kant de lesthtique.

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  • La vrit de tout ceci sera reconnue, quand on retrouvera le temps de comprendre le mrite immortel de Schleiermacher dans cette connaissance. Il y a longtemps quon la dlaisse pour Hegel, quoiquil ft, au beau sens grec du mot, un penseur. Il ne parlait que de ce quil savait, tandis que Hegel, malgr tous ses dons minents et son rudition colossale, ne laisse pas, en voulant tout prix tout expliquer, de nous rappeler sans cesse dans son uvre quil ntait au fond au sens allemand quun professeur de philosophie quoique une chelle suprieure.

    Ds que lintrt apparat, la mtaphysique scarte. Cest pourquoi le mot dintrt est soulign plus haut. Dans la ralit tout lintrt de lindividu clate et fait chouer la mtaphysique. Faute de poser la rptition, on fait de lthique un pouvoir sans appel, et sans doute est-ce ce qui fait dire lauteur quelle est le mot de passe dans la philosophie morale. Faute de la poser, la dogmatique devient impossible ; car cest dans la foi que commence la rptition et la foi est lorgane des problmes dogmatiques.

    Dans le monde physique la rptition existe dans sa ncessit inbranlable. Dans lordre spirituel il ne sagit pas de soutirer de la rptition un changement pour sen accommoder, comme si lesprit navait quun contact extrieur avec les rptitions de lesprit (selon lesquelles le bien et le mal alternent comme les saisons), mais il sagit de changer la rptition en quelque chose dintrieur, en lobjet mme de la libert, en son intrt suprme, si rellement, quand tout change autour delle, celle-ci peut raliser la rptition. Cest ici que lesprit fini dsespre. Ce que Constantin Constantius a indiqu en se drobant et en faisant clater la rptition dans le jeune homme en vertu de la foi.

    Cest pourquoi Constantin dit plusieurs fois que la rptition est une catgorie religieuse, pour lui trop transcendante, le mouvement par labsurde, et p. 142 on lit que lternit est la vraie rptition. M. Heiberg na rien vu de tout cela ; dbonnairement il a voulu, par son savoir lgant et mignon, tout comme ses trennes [Le critique Heiberg publiait un annuaire littraire Uranie au dbut de chaque anne. (N. d. T.)], rduire cet ouvrage une bagatelle dlicate et distingue en amenant solennellement la question au point o Constantin commence, cest--dire o, pour rappeler un livre rcent, lesthte dEnten-Eller lavait dj amene dans Vexeldriflen [Lun des Essais de la Ire partie dEnten-Eller, dont le titre peut se traduire ainsi Lassolement de lme . (N. d. T.)]. Si vraiment Constantin se sentait flatt davoir, de cette faon, le rare honneur qui le met videmment en minente compagnie il a d je pense, depuis quil a crit le livre, tomber dans une folie dastronome ; mais si dautre part un auteur comme lui, qui crit pour tre compris de travers, soubliait et navait pas assez dataraxie pour se prvaloir, comme dun avantage, de ne pas tre compris par M. Heiberg, il tomberait dans une autre folie non moins astronomique. Crainte superflue, je crois ; son silence jusquici avec M. Heiberg montre assez quil se comprend lui-mme.

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  • La nouvelle connaissance commence donc avec la dogmatique, de mme que la philosophie immanente commence par la mtaphysique. Ici lthique retrouve sa place lgitime de science morale posant, comme la dogmatique, la conscience du rel pour but la ralit. Cette thique nignore point le pch, son idalisme ne consiste pas en exigences absolues, mais en une conscience perant de part en part la ralit, la ralit du pch, sans frivolit mtaphysique bien entendu, ni concupiscence psychologique.

    On voit facilement la diffrence du mouvement, savoir que lthique dont nous parlons relve dun autre ordre de choses. La premire thique chouait sur la peccabilit de lindividu. Bien loin de pouvoir lexpliquer elle ne faisait quen grossir la difficult et la rendre plus nigmatique encore de son propre point de vue, puisque le pch de lindividu slargissait en pch de tout le genre humain. Alors est venue laide la dogmatique avec le pch originel. La nouvelle thique la prsuppose et avec elle le pch originel, dont elle se sert ensuite pour expliquer le pch de lindividu, tout en posant en mme temps comme but lidal, non par une descente de lidal lhomme, mais par une monte inverse.

    Aristote comme on sait employait le mot de pour signifier par l surtout la mtaphysique, quoiquil y fit entrer une partie de ce que nos habitudes desprit rangent dans la thologie. Rien de plus rgulier que le paganisme mette celle-ci cette place ; cest le mme manque de rflexion infinie qui confrait dans lantiquit au thtre une ralit le rapprochant dun culte. En faisant abstraction de cette quivoque, on pourrait garder lappellation, et par 6 entendre luniversalit de la connaissance, celle quon peut dire paenne, dont ltre est limmanence ou, comme disaient les Grecs, le souvenir, et par secunda philosophia on pourrait entendre celle dont lessence est la transcendance ou la rptition 7.

    6. Schelling rappelait cette terminologie aristotlicienne en faveur de sa distinc-tion entre une philosophie ngative et positive. Que par ngative il entendt la logique, ctait vident : par contre je nai pas bien compris ce quil entendait par positive, si ce nest quvidemment la philosophie positive tait celle quil voulait lui-mme laborer. Cependant je ne peux pas y entrer davantage, nayant dautre argument que ma propre impression [Il sagit du cours de Schelling Berlin que Kierkegaard avait entendu et qui ntait pas encore publi. (N. d. T.)].

    7. Ceci a t rappel par Constantin Constantius quand il indique que limmanent choue sur lIntrt ; ce nest que par ce dernier concept quapparat la ralit.

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  • Au fond le concept du pch na sa place dans aucune connaissance, seule la seconde thique peut traiter ses manifestations mais non ses origines. Ds quune autre veut lexposer, le concept sobscurcit. Cest ce qui arrrive pour revenir ce qui nous occupe, quand les psycho-logues sen mlent.

    Lobjet de la psychologie doit tre quelque chose de statique qui demeure en un repos sans inertie, non quelque chose de mouvant qui ne cesse ou de se produire soi-mme ou dtre rprim. Mais cet lment stable do nat constamment le pch, non avec ncessit (car une naissance ncessaire est un tat, comme par exemple tout le cycle de la plante en est un) mais avec libert, ce stable lment, cette disposition pralable, cette possibilit relle du pch, voil ce qui soffre lintrt de la psychologie. Ce qui peut donc loccuper et dont bon droit elle soccupe, cest comment le pch peut natre, non le fait de sa naissance. Elle peut pousser lintrt jusquau point o il semble que le pch soit l, mais entre ce point-l et le suivant, cest--dire, sa prsence, il y a une diffrence de qualit. Comment ce champ dune contemplation psychologique attentive et pntrante vous mne de plus en plus loin, cest l justement lintrt du psychologue, la psychologie sabandonnerait mme volontiers lillusion davoir par l fait natre le pch. Mais ce dernier mirage est la borne de son pouvoir et la preuve quelle a fait son temps.

    Que lhumaine nature doive tre telle quelle rende le pch possible, cest, psychologiquement, incontestable ; mais vouloir faire de cette possibilit du pch sa ralit rvolte lthique et, pour la dogmatique, rsonne comme un blasphme ; car la libert nest jamais possible ; ds quelle est, elle est relle, de mme que dans une philosophie dj ancienne on disait lexistence de Dieu ncessaire du moment quelle est possible.

    Ds le pch pos, lthique intervient sur-le-champ et le suit pas pas. De savoir comment il est n elle na cure, sa seule certitude cest que le pch est entr dans le monde comme pch. Mais encore moins que de ses origines lthique soccupe de lvolution sourde du possible du pch.

    Veut-on maintenant savoir de plus prs comment et jusquo la psychologie poursuit lobservation de son objet, il appert de ce qui prcde que toute observation de la ralit du pch en tant quobjet de pense nest point de son ressort et relve de lthique, non cependant comme observation, lthique ntant jamais observatrice, car elle accuse, juge, agit. Une seconde consquence, cest que la psychologie ne soccupe jamais du dtail de la ralit empirique, sauf dans la mesure o celle-ci reste en dehors du pch. Comme science, il est vrai, la psychologie ne saurait jamais avoir affaire empiriquement

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  • au dtail qui lui est soumis, mais plus elle devient concrte, plus ce dtail cependant peut avoir sa reprsentation scientifique. De nos jours cette science, qui plus quaucune autre a licence de senivrer de la varit bouillonnante de la vie, sest mise delle-mme au jene et lasctisme impitoyablement, mais la faute nen est pas elle-mme, mais ceux qui la pratiquent. Pour le pch au contraire tout le contenu de la ralit lui est refus, seule sa possibilit lui appartient encore. Pour lthique naturellement le possible du pch ne se prsente jamais, et elle ne se laisse pas tromper ni ne perd son temps rflchir dessus. Au contraire la psychologie laime, on la voit assise tracer des contours et calculer les angles du possible sans plus se laisser dranger quArchimde.

    Mais en senfonant ainsi dans le possible du pch la psychologie sert son insu une autre science qui ne fait quattendre quelle ait fini pour commencer elle-mme et laider lexplication. Cette autre science nest pas lthique, qui na en effet rien faire avec ce possible, mais au contraire la dogmatique, et ici reparat le problme du pch originel. Tandis que la psychologie mdite sur le possible rel du pch, la dogmatique explique le pch originel, qui en est le possible idal. Par contre lthique chrtienne na affaire ni au possible du pch ni au pch originel. Sa devancire paenne ignorait le pch, celle-ci dans son domaine embrasse la ralit du pch, et ici encore la psychologie ne peut sintroduire que par abus.

    Si ce quon vient dexposer est exact, on verra sans peine combien jai eu raison de donner cet crit le titre dclaircissement psycho-logique et comment, si on voulait donner ces rflexions conscience de leur place dans la science, elles se verraient situes dans la psychologie mais orientes vers la dogmatique. On a dit que la psychologie tait ltude de lesprit subjectif. A creuser ceci un peu plus, on verra comment, ds quelle arrive au problme du pch, elle ne progresse qu la condition de se changer en doctrine de lesprit absolu. Or, cest l le champ de la dogmatique. La premire thique prsuppose la mtaphysique, la seconde la dogmatique, mais elle lachve aussi, de faon quici comme partout la prmisse se dgage.

    Ctait l le but de cette introduction. Ce qui peut tre vrai, sans empcher les rflexions sur le concept dangoisse dtre totalement fausses. Sil en est ainsi, on le verra bien.

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  • Chapitre premier

    LANGOISSE, CONDITION PREALABLE

    DU PECHE ORIGINEL ET MOYEN RETROGRADE DEN EXPLIQUER LORIGINE

    1.

    Indications historiques visant le concept du Pch originel .

    Ce concept est-il identique celui du premier pch, la faute dAdam, la chute ? Sans doute est-ce bien en ce sens parfois quon a voulu le prendre et ainsi identifier son explication et celle du pch dAdam. Comme le raisonnement ici butait sur des difficults, on biaisait. Pour arriver cependant quelque explication, on posa une donne imaginaire dont la perte constituait la consquence de la chute. On y gagna de faire admettre volontiers par tout le monde quun tat comme celui quon dcrivait nexiste pas ici-bas, mais on oubliait que le doute portait ailleurs : cet tat avait-il vraiment exist ? Condition au moins ncessaire pour quon pt le perdre. Lhistoire de lhumanit acquit ainsi dimaginaires dbuts, limagination dportait ainsi Adam hors de lhistoire ; les sentiments, les rves des mes pieuses eurent ce quils dsiraient, un lever de rideau divin ; mais la pense neut rien. Doublement mme Adam fut dport. Cest une dialectique imaginaire qui avait abouti cette donne, plutt dans le catholicisme (Adam y perdant un donum divinitus datum supranaturale et admirabile). Ou bien cest par de lhistoire imaginaire, surtout dans la dogmatique fdrale , dont le dramatisme se perdait dans une conception imaginaire de la conduite dAdam comme dun plni-potentiaire de toute lhumanit. Les deux explications bien entendu nexpliquent rien, la premire ne faisant qucarter sa propre invention, la seconde inventant seulement une chose qui nexplique rien.

    Le concept du pch originel diffre-t-il de celui du premier pch, de sorte que lindividu ne participe celui-ci que par son rapport Adam et non par son rapport primitif au pch ? Si oui, cest de nouveau dporter imaginairement Adam hors de lhistoire. Le pch dAdam alors est plus quune chose passe (plus quant perfectum). Le pch originel est le prsent, est la peccabilit, et Adam est le seul chez

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  • qui elle nexistait pas, puisque cest de lui quelle est ne. Sans chercher donc expliquer le pch dAdam, on voulait expliquer le pch originel dans ses consquences. Explication inexistante devant la pense. Ce qui fait comprendre aisment quun crit symbolique en prononce limpossibilit et que cette condamnation demeure sans contradiction en face de lexplication. Les articles de Schmalkalden enseignent expressment : peccatum haereditarium tam profunda et tetra est corruptio naturae, ut nullius hominis ratione intelligi possit, sed ex scripturae patefactione agnoscenda et credenda sit. Ce verdict se concilie aisment avec les explications qui ninsistent pas tellement en effet sur des dfinitions rationnelles, on y sent plutt les sentiments de pit ( tendance thique) donner libre cours leur indignation contre le pch originel, sriger en accusateurs et ne sinquiter, avec une rage presque fminine, une exaltation damoureuse, que de rendre la peccabilit toujours plus abominable et lhomme avec elle, sans quil y ait de mot assez dur pour signifier la participation de lindividu cette pecca-bilit. Un regard ce sujet sur les diffrentes confessions montre entre elles une gradation o la profondeur de pit protestante emporte la palme. Lglise grecque appelle le pch originel . Elle na mme pas de concept, car ce mot nest quune tiquette nindiquant pas, comme fait le concept, le prsent, mais seulement du fini historique. Vitium originis, la formule de Tertullien, est bien un concept, mais permet pourtant de donner la prpond-rance llment historique. Peccatum originale (quia originaliter tradatur, Augustin) indique le concept que prcise encore plus la distinction entre le peccatum originans et loriginatum. Le protestantisme rejette les dfinitions scolastiques (carentia imaginis dei ; defectus justitiae originalis) comme aussi la thse que le pch originel serait une poena (concupiscentiam poenam esse non peccatum, disputant adversarii. Apol. Aug. Conf.) et cest de l que part cette gradation enthousiaste : vitium, peccatum, reatus, culpa. Nayant cure que de faire bien parler lme contrite, on laisse quelquefois se glisser une pense totalement contra-dictoire dans les propos sur le pch originel (nunc quoque afferens iram dei iis qui SECUNDUM EXEMPLUM Adami peccarunt). Ou alors cette loquence contriste se moque compltement de la pense, mais lche dpouvantables formules sur le pch originel (quo fit, ut omnes propter inobedientiam Adae et Hevae in odio apud deum simus. Form. Conc. qui cependant a la prudence de recommander de ne pas le penser ; car en faire lobjet dune pense philosophique, ce serait faire du pch la substance de lhomme 1). Ds que manque lenthousiasme de la foi et

    1. Cette dfense par la Form. Concordiae de penser cette dfinition doit tre loue cependant comme une preuve mme de la passion nergique quelle met faire heurter la pense contre limpensable ; nergie qui vaut bien quon ladmire, compare la pense moderne qui nest que trop lgre.

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  • de la contrition, on ne sen tire plus par de ces dfinitions qui ne font que le jeu de la raison ruse et laident esquiver de reconnatre le pch. Mais le besoin dautres dfinitions ne prouve gure la perfec-tion du sicle, pas plus quaprs Dracon le besoin davoir dautres lois que les siennes.

    Limaginaire quon vient de voir svir rapparat tout fait logique-ment un autre endroit de la dogmatique, dans la Rdemption. On enseigne que le Christ a rachet lhumanit du pch originel. Mais alors quadvient-il dAdam, introducteur en effet ici-bas du pch originel ? Celui-ci ntait-il pas un pch actuel en lui ? ou pour lui le pch originel signifie-t-il la mme chose que pour nimporte qui du genre humain ? Mais alors le concept saute. Ou bien toute la vie dAdam fut-elle le pch originel ? Son premier pch nen a-t-il pas engendr dautres en lui, cest--dire des pchs actuels ? Lerreur du raisonnement prcdent ressort plus net encore ici, car on dporte Adam de lhistoire de faon si imaginaire quil devient le seul rester exclu de la Rdemption.

    De quelque faon quon pose le problme, ds quon dporte Adam par raisonnement imaginaire, on brouille tout. Expliquer son pch est donc expliquer le pch originel, et nulle explication ne nous avance qui prtend expliquer Adam mais non le pch originel ou le pch originel mais non Adam. Chose impossible dailleurs dont la raison profonde vient de lessence mme de lexistence humaine, du fait que lhomme est individu et, comme tel, est la fois lui-mme et tout le genre humain, de sorte que ce dernier participe en entier lindividu et lindividu tout le genre humain 2. Faute de tenir ferme ce principe, on verse soit dans lunitarisme des plagiens, des sociniens, des philanthropes, soit dans limaginaire. Le prosasme de la raison est de faire se dissoudre numriquement le genre humain dans un perptuel einmal ein. Limaginaire est de combler Adam de lillusoire honneur dtre plus que tout le genre humain, ou de lhonneur quivoque den tre retranch.

    A tout instant donc lindividu est lui-mme et le genre humain. Cest la perfection de lhomme considr comme tat. En mme temps cest une contradiction ; donc toujours lexpression dun problme ; or un problme est un mouvement ; mais un mouvement vers du semblable, vers ce qui vous est propos comme identique cest un mouvement historique. Donc lindividu a de lhistoire, mais sil en a, le genre humain en a aussi. Tout individu a la mme perfection, voil justement pourquoi les individus ne se sparent en units numriques,

    2. Ainsi si un individu pouvait tre retranch tout fait du genre humain, ce retranchement mme donnerait au genre humain une autre dtermination, tandis que si un animal tait retranch de son espce, lespce nen serait pas modifie.

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  • pas plus que le concept du genre humain ne svanouit en un fantme. Chacun des individus est essentiellement intress lhistoire de tous les autres, non moins essentiellement qu la sienne. La perfection personnelle consiste donc participer sans rserve la totalit. Nul individu nest indiffrent lhistoire du genre humain pas plus que celui-ci ne lest celle de lindividu. Pendant que se droule lhistoire de lhumanit, lindividu commence toujours da capo, parce quil est lui-mme et le genre humain, et par l encore lhistoire du genre humain.

    Adam est le premier homme, il est la fois lui-mme et le genre humain. Ce nest pas la beaut esthtique qui nous accroche lui ; ni un sentiment de gnrosit qui nous rallie lui, pour ne pas le planter l comme le bouc missaire ; ce nest pas non plus llan de la sym-pathie ou la persuasion de la pit qui nous dcide partager sa faute, comme un enfant souhaitant dtre coupable avec son pre ; ni une piti force qui nous apprenne supporter ce qui est notre lot fatal ; non, cest la pense qui nous attache lui. Aussi chaque fois quon tente dexpliquer la signification dAdam pour le genre humain comme caput generis humani naturale, seminale, foederale, comme disent les formules dogmatiques, on embrouille tout. Il ne diffre pas essen-tiellement du genre humain qui, en ce cas-l, nexisterait point, mais il ne se confond non plus avec lui, qui alors nexisterait pas davantage : il est lui-mme et le genre humain. Voil pourquoi ce qui explique Adam explique aussi le genre humain et rciproquement.

    2.

    Le concept du premier pch.

    Selon les concepts traditionnels la diffrence entre le premier pch dAdam et le premier pch de chaque homme, cest que le pch dAdam a eu la peccabilit pour consquence, tandis que lautre la prsuppose comme condition. Sil en tait ainsi, Adam serait alors rellement hors du genre humain qui ne partirait pas de lui, mais aurait un commencement hors de lui-mme, ce qui est contraire tout concept.

    Que le premier pch signifie autre chose quun pch (cest--dire un pch comme tous les autres), autre chose quun pch (cest--dire un n 1 par rapport un n 2), cest facile voir. Le premier pch dfinit la qualit, il est le pch. Cen est l le mystre et le scandale pour la raison abstraite qui veut quune fois ne fasse rien mais que plusieurs fois fassent quelque chose, raisonnement compltement lenvers, puisque plusieurs fois ou bien signifient chaque fois valant

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  • autant que la premire ou toutes ensemble valant bien moins. Aussi est-ce une superstition de prtendre en logique quune dtermination quantitative continue parvienne produire une nouvelle qualit ; cest une rticence impardonnable, sans masquer il est vrai quil nen est pas tout fait ainsi, den cacher la consquence toute limmanence logique en limpliquant dans le mouvement logique comme fait Hegel 3. La nouvelle qualit se produit au dbut mme, avec le saut, avec la soudainet du mystrieux.

    Si le premier pch a le sens numrique dun pch, il nest pas question alors dhistoire, et le pch na dhistoire ni dans lindividu ni dans le genre humain ; car la condition pour quil y ait histoire reste la mme, ce qui ne veut pourtant pas dire quen tant quhistoire celle du genre humain soit la mme que celle de lindividu, ni que celle de lindividu soit celle du genre humain, sinon dans ce sens que la contradiction exprime toujours le problme.

    Par le premier pch le pch est entr dans le monde. Tout pareillement on peut dire quau premier pch de tout homme depuis Adam, le pch entre dans le monde. Quavant la premire faute dAdam il ny en et pas, cest l, par rapport au pch lui-mme, une pense toute fortuite et indiffrente, dnue de toute porte ou de tout droit rendre plus grand le pch dAdam et moindre le premier pch de tout autre homme. Quelle hrsie logique et thique de vouloir faire croire que la peccabilit dans un homme, par une dfinition continue de quantits, arrive par une generatio quivoca produire le premier pch ! Voil ce qui narrive point, pas plus que Trop, virtuose pourtant dvou de la dtermination quantitative, ne dcroche la licence pour avoir mille fois fris ladmissibilit. Libre aux mathmaticiens et astronomes de sen tirer avec des grandeurs infinit-simales, dans la vie cela ne vous sert pas passer dexamen, encore moins expliquer lesprit. Si le premier pch de tous les hommes depuis Adam naissait ainsi de la peccabilit, il naurait de sa priorit

    3. Du reste cette proposition sur le rapport entre une dtermination quantitative et une qualit nouvelle a une longue histoire. Au fond toute la sophistique grecque consistait seulement tablir une dtermination quantitative, cest pourquoi la diversit suprme pour eux tait entre le pair et limpair. Dans la philosophie moderne Schelling a dabord voulu sen tirer avec une simple dtermi-nation quantitative pour expliquer toute diversit ; plus tard il reprocha la mme chose Eschenmayer (dans sa thse de doctorat). Hegel a tabli le saut, mais il la tabli dans la logique. Rosenkrantz (dans sa psychologie) admire Hegel de lavoir fait. Dans son dernier ouvrage paru (sur Schelling) Rosenkrantz blme celui-ci et loue Hegel. Mais le malheur de Hegel est justement de vouloir faire valoir la nouvelle qualit sans pourtant le vouloir, puisquil prtend le faire dans la logique, laquelle, ds ceci reconnu, devrait prendre une autre conscience delle-mme et de sa porte.

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  • quune dtermination inessentielle et nen recevrait dessentielle, si ctait chose imaginable, que de son numro dordre dans le fond commun toujours en baisse de lhumanit. Mais il en va autrement, et il est aussi mal, illogique, a-thique, achrtien daspirer lhonneur dtre le premier inventeur que de vouloir se drober, par un refus de penser, en disant quon na fait que ce que tout le monde faisait. La prsence de la peccabilit dans un homme, le pouvoir de lexemple, etc., tout cela nest que dterminations quantitatives nexpliquant rien 4, moins quon ne fasse dun seul individu tout le genre humain au lieu de reconnatre que tout individu est lui-mme et le genre humain.

    Le rcit de la chute dans la Gense a, surtout de nos jours, pass assez superficiellement pour un mythe. Non sans bonnes raisons : puisque ce quon mettait la place en tait justement un autre et mme un pitre ; car ds que la raison tombe dans les mythes, il nen sort gure que du vent. Or ce rcit de la Gense est la seule conception o la dialectique se tienne. Tout le contenu sy concentre au fond dans cette proposition : le pch est entr dans le monde par un pch. Autrement le pch serait survenu comme quelque accident, ce quon se garderait dexpliquer. La difficult pour la raison est justement le triomphe explicatif de la Gense, cest sa logique profonde qui veut que le pch se prsuppose lui-mme, quil entre dans le monde de telle sorte que, tout en tant, il est prsuppos. Le pch entre donc comme le subit, cest--dire par le saut ; mais ce saut pose en mme temps la qualit, or ds la qualit pose, le saut est dj impliqu en elle et prsuppos delle comme elle-mme lest du saut. Cest l un scandale, pour la raison, ergo ce doit tre un mythe. En compensation la raison en invente elle-mme un qui nie le saut, fait du cercle une ligne droite et alors tout glisse naturellement. Elle commence par broder une histoire sur ce qutait lhomme avant la chute et peu peu avec son bavardage cette innocence tourne insensiblement en peccabilit et la fin celle-ci est bel et bien l. Tout le beau discours de la raison en loccurrence peut se comparer ce refrain de ronde sur lequel samusent les enfants : un pion, deux pions, trois pions Scipion Voil le mot amen, et tout naturellement, de ce qui prcde. Si vraiment le mythe de la raison signifiait quelque chose, ce serait la priorit de la peccabilit devant le pch. Mais entendre par l que la peccabilit est entre dans le monde autrement que par le pch, cest dtruire le concept. Mais si elle est entre par le pch, le pch la donc prcde. Cette contradiction est la seule dialectique logique qui matrise le saut et limmanence (cest--dire limmanence postrieure).

    4. Leur importance dailleurs comme parties intgrantes dans lhistoire de lhuma-nit, comme lans vers le saut mais sans pouvoir lexpliquer, cest une autre affaire.

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  • Au premier pch dAdam le pch est donc entr dans le monde. Cette proposition, quoique courante, contient cependant une rflexion tout extrieure ayant fort contribu sans doute faire natre des quivoques grosses derreurs. Que le pch soit entr dans le monde, cest la vrit, mais, sous cette forme, cela ne regarde pas Adam. En termes stricts et prcis on doit dire que par le premier pch la peccabilit est entre dans Adam. Daucun homme depuis lors on naurait lide de dire qu son premier pch la peccabilit est entre dans le monde, et cependant elle y entre par cet homme de faon analogue (cest--dire dune faon non essentiellement diffrente) ; car en termes stricts et prcis la peccabilit nest dans le monde que quand le pch ly introduit.

    Si lon sest exprim autrement sur Adam, il ny a quune raison : il faut que la consquence du rapport dAdam au genre humain invent par la raison stale partout. Son pch est le pch originel. Hors de cela, on ne sait rien sur lui. Mais le pch originel considr dans Adam se borne ce premier pch. Adam est-il alors lunique individu tre sans histoire ? En ce cas on en vient faire commencer le genre humain par un individu qui nen est pas un, ce qui dtruit les concepts de genre et dindividu. Si quelque autre individu du genre humain peut par son histoire avoir de limportance dans lhistoire du genre humain, Adam le peut aussi ; si Adam nen a que par ce premier pch, alors cest le concept de lhistoire quon dtruit, lhistoire finissant au moment mme o elle commenait 5.

    Du fait que le genre humain ne recommence pas da capo chaque individu 6, en ce sens on peut dire que la peccabilit du genre humain a une histoire. Elle procde pourtant par dterminations quantitatives, tandis que cest par le saut qualitatif que lindividu y prend part. Voil pourquoi ce nest pas le genre humain qui recommence chaque individu car sil le faisait il nexisterait point mais au contraire chaque individu qui recommence le genre humain.

    A dire alors que le pch dAdam a introduit le pch du genre humain dans le monde, cest quon donne la pense un sens imagi-naire qui annule tout concept, ou bien lon a tout autant le droit de le

    5. Il sagit toujours de faire entrer Adam dans le genre humain, tout comme nimporte quel autre individu. Cest quoi la dogmatique devrait prendre garde, surtout cause de la Rdemption. La doctrine, quAdam et le Christ se font pendant, nexplique rien mais brouille tout. Il peut bien y avoir analogie, mais imparfaite du concept. Seul le Christ est un individu qui est plus que lindividu ; mais aussi arrive-til non au commencement mais la plnitude des temps.

    6. La contradiction est formule dans le 1 : pendant quavance lhistoire du genre humain, au mme moment lindividu toujours recommence da capo.

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  • dire de chaque individu dont le premier pch introduit la peccabilit. Faire partir le genre humain dun individu qui nen doit pas faire partie est un mythe rationnel, comme de faire commencer la peccabilit autrement que par le pch. On ny gagne que de retarder le problme, qui naturellement demande lexplication lhomme n 2 ou plutt lhomme n 1, puisque le n 1 au fond a t promu au zro.

    Ce qui trompe souvent et aide mettre en branle toutes sortes dides imaginaires, cest la gnration, comme si lhomme depuis Adam diffrait essentiellement du premier acte par le fait den descendre. La descendance nexprime que la continuit dans lhistoire du genre humain, dont le mouvement, par dterminations toujours quantitatives, reste par suite incapable de jamais produire un indi-vidu ; une espce animale en effet, mme aprs stre maintenue travers des milliers et milliers de gnrations, ne produit jamais un individu. Le second homme, sil ntait descendu dAdam, net pas t le second, mais une rptition vide, do ne serait sorti ni individu ni genre humain. Toutes ces rpliques dAdam fussent devenues autant de statues isoles et quon net pu dterminer que par une dtermi-nation ngligeable, cest--dire numrique, plus insignifiante encore que le numro dappel des garons en bleu de lhospice des Enfants trouvs. Tout au plus chacun et pu tre soi-mme, mais non soi et le genre humain ; sans plus de substance historique quun ange, qui nen a pas, ntant que lui-mme et ne participant aucune histoire.

    Inutile sans doute de dire que cette interprtation nest passible daucun plagianisme faisant jouer chaque individu, sans souci du genre humain, sa petite histoire sur son thtre priv ; car lhistoire du genre humain poursuit son bonhomme de chemin, et dans cette histoire jamais personne nen vient commencer au mme endroit quun autre, tandis quau contraire chaque individu recommence da capo, en mme temps quil se trouve au point o il devrait avoir son commencement dans lhistoire.

    3.

    Le concept dinnocence.

    Le bon moyen ici comme partout, si lon veut aujourdhui en trouver une dfinition dogmatique, cest de commencer par faire table rase de ce qua dcouvert Hegel pour secourir la dogmatique. On ressent une gne trange, devant des thologiens appliqus par ailleurs

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  • ne pas cesser dtre orthodoxes, de les voir allguer cette remarque favorite de Hegel que limmdiat a pour destin dtre aboli, comme si immdiatet et innocence taient absolument identiques. Bien entendu, avec sa logique, Hegel a volatilis tout concept dogmatique, juste assez pour lui faire mener une existence rduite comme trait desprit de la logique. Que limmdiat doive tre aboli, point nest besoin de Hegel pour le dire ; et dailleurs quel mrite immortel a-t-il de lavoir dit, puisque pour la pense logique ce nest mme pas exact, limmdiat, en effet, nayant pas tre annul, vu quil nexiste jamais ? Le concept dimmdiatet a sa place en logique, mais celui dinno-cence a la sienne dans lthique, et de tout concept il faut parler conformment la science dont il relve, soit que pour le concept relever de la science quivaille sy dvelopper vraiment, soit que pour le dveloppement on se contente de le prsupposer.

    Or, il est a-thique de dire que linnocence doive tre annule, car mme le ft-elle au moment o vous le diriez, lthique vous dfend doublier quelle ne peut ltre que par une faute. Donc parler de linnocence comme de limmdiat et, avec la rudesse indiscrte de la logique, laisser disparatre cette chose fugitive, ou en esthte sensible smouvoir de ce quelle tait et de sa disparition, cest ntre que spirituel et oublier la pointe.

    Comme Adam par la faute, chacun de nous perd de mme linnocence. Si ce ntait par la faute quon la perde, ce ne serait pas non plus linnocence quon perdrait, et sans avoir t innocent avant dtre coupable, serait-on jamais coupable ?

    Sur linnocence dAdam, on na jamais t court dides fantai-sistes de tout ressort, soit quelles aient acquis une dignit symbolique en des temps o le velours du pupitre de lglise, tout comme le tapis des premiers pas des hommes, ntait point aussi rp que maintenant ; soit quelles eussent une existence plus vagabonde et aventureuse comme les filles suspectes de la posie. Plus on affublait Adam dhabits fantaisistes, plus on rendait inexplicable quil pt pcher et plus horrible son pch. Il avait cependant gch dun coup toutes les splendeurs et lon versait ce sujet selon lheure et loccasion dans le sentiment ou la blague, la mlancolie ou la lgret, on sombrait dans le pessimisme historique ou lon se gaussait par la fantaisie ; mais sans jamais saisir la pointe thique.

    Quant linnocence des hommes depuis Adam (donc de tous sauf Adam et ve) on sen faisait une ide moins haute. Le rigorisme thique ngligeait les limites de la morale et avait lhonntet de croire que les hommes ne profiteraient pas de loccasion dune drobade totale, quand on la leur rendait si facile ; dautre part la frivolit ne se rendait compte de rien. Or ce nest que par une faute que linnocence

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  • se perd ; chacun la perd essentiellement de la mme faon quAdam, et ce nest lintrt, ni de lthique de faire de nous tous, sauf Adam, au lieu de coupables, de simples spectateurs de la culpabilit soucieux et intresss, ni de la dogmatique de faire de nous tous, au lieu de rachets, de simples spectateurs, intresss et sympathisants, de la Rdemption.

    Davoir si souvent gch le temps de la dogmatique et de lthique et le sien propre rflchir sur ce qui serait arriv, si Adam navait pas pch, quest-ce que cela montre, sinon quon apporte avec soi un sentiment faux et donc un concept non moins faux ? Linnocent naurait jamais lide de se poser de ces questions, mais le coupable pche, quand il en pose ; car il veut, dans sa curiosit esthtique, ignorer quil a lui-mme introduit la culpabilit dans le monde et lui-mme perdu linnocence par la faute.

    Linnocence nest donc pas comme limmdiat une chose quil faut dtruire et destine ltre, au fond inexistante, mais quelque chose qui, mme alors quon la dtruit, napparat que par l et seulement alors comme ayant exist avant dtre dtruite et ltant maintenant. Limmdiat nest pas aboli par le mdiat, mais celui-ci en apparaissant, limine au mme instant limmdiat. Labolition de limmdiat est donc un mouvement immanent limmdiat, ou elle est un mouve-ment immanent au mdiat mais en sens inverse, par lequel le mdiat prsuppose limmdiat. Linnocence, elle, est quelque chose qui sabolit par une transcendance, justement parce quelle est quelque chose (tandis que le terme le plus juste pour limmdiat est celui quemploie Hegel pour ltre pur, savoir rien) et cest encore pourquoi de linnocence abolie par la transcendance il sort tout autre chose, tandis que le mdiat justement est limmdiat. Linnocence est une qualit, elle est un tat qui peut fort bien durer, et cest pourquoi la prcipi-tation logique pour lannuler ici ne sert rien ; tandis que dans la logique on ferait bien de se presser encore davantage ; car l, mme en accourant comme la foudre, on arrive toujours trop tard. Linnocence nest pas une perfection dont on doive souhaiter le retour ; car la souhaiter, cest dj lavoir perdue, et cest alors un pch nouveau que de perdre son temps en souhaits. Linnocence nest pas non plus une imperfection quil faille vaincre en la dpassant, car elle sait bien se suffire elle-mme ; et quand on la perdue, et de la seule faon dont elle puisse ltre, cest--dire par une faute, et non comme on aimerait peut-tre lavoir perdue, comment songerait-on chanter sa propre perfection aux dpens de linnocence ?

    On voit maintenant comme le rcit de la Gense nous donne aussi la vraie explication de linnocence. Linnocence est lignorance. Elle nest nullement ltre pur de limmdiat, mais elle est lignorance.

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  • Quant au fait que celle-ci, la voir du dehors, nous semble voue au savoir, cest l quelque chose qui ne la concerne en rien.

    Il saute aux yeux que cette interprtation est indemne de tout plagianisme. Le genre humain a son histoire et dans celle-ci la peccabilit a son droulement quantitatif continu, mais linnocence nest sans cesse perdue que par le saut qualitatif de lindividu. Que cette peccabilit, qui est la progression du genre humain, puisse, dans lindividu qui dans son acte lassume, se montrer comme une disposition variable, nul ne le conteste ; mais ceci nest quun plus ou un moins, une dtermination quantitative et ne constituant pas le concept du pch.

    4.

    Le concept de la chute.

    Mais si linnocence est ignorance, dans la mesure mme o la culpabilit du genre humain par son droulement quantitatif est prsente sous lignorance de lindividu et se dcouvre, quand il pche, comme sa culpabilit ne semble-t-il pas alors natre une diffrence entre linnocence dAdam et celle de tout autre homme ? A quoi nous avons dj rpondu quun plus ne constitue pas une qualit. Il pourrait aussi sembler plus facile dexpliquer comment lhomme depuis Adam perd linnocence. Mais ce nest quune apparence. Le plus haut degr de dterminisme par addition de quantits nexplique pas mieux que le plus bas le saut qualitatif ; si je peux expliquer la faute dans lhomme depuis Adam, je peux aussi bien le faire chez Adam. Par habitude mais surtout par manque de rflexion et stupidit thique, on a pu croire la premire explication plus facile que la dernire. Tant on voudrait esquiver le coup de soleil de la logique qui nous tombe daplomb sur le crne ! On veut bien supporter la peccabilit, aider la porter, etc Mais pourquoi se donner tant de mal ? La peccabilit nest pas une pidmie se propageant comme la variole, et chaque bouche doit tre cousue . Passe encore quun homme avec un profond srieux se dise misrable et conu par sa mre dans le pch ! Mais peut-il au fond sen affliger vraiment, sil nintroduit lui-mme le pch dans le monde et ne sattire tous ces malheurs ? car quelle contradiction que de vouloir sattrister en esthte de la peccabilit ! Le seul dont linnocence sen attrista fut le Christ, mais il sen attristait, non comme dun destin subir, mais en homme ayant librement choisi de porter tous les pchs du monde et den souffrir les peines. Ce qui nest point parler en esthte, le Christ tant plus quindividu.

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  • Linnocence est donc ignorance ; mais comment la perd-on ? Rpter ici toutes les hypothses ingnieuses et absurdes dont philosophes et rveurs systme, ne sintressant que par curiosit la grande affaire humaine quon appelle le pch, ont surcharg le commencement de lhistoire, ce nest pas mon propos. Dabord pourquoi perdre le temps des autres en racontant ce que jai perdu le mien apprendre ? Ensuite tout cela est hors de lhistoire, dans ce crpuscule o sorcires et brasseurs de systmes chevauchent lenvi, qui un manche balai, qui une broche rtir.

    La science dont cest laffaire dexpliquer est la psychologie, laquelle en fait dexplication ne peut expliquer que des prliminaires et doit surtout se garder davoir lair dexpliquer ce quaucune science nexpli-que, sauf lthique qui ny russit davantage quen le prsupposant par la dogmatique. Prendre lexplication psychologique et la rpter plusieurs fois, puis l-dessus se mettre croire quil ny a pas dinvraisemblance que le pch soit entr de cette faon dans le monde, cest ne faire que tout embrouiller. La psychologie na pas sortir de ses limites, auquel cas son explication peut toujours avoir son importance.

    Une explication psychologique de la chute, on en trouvera une bonne et claire dans lexpos de la doctrine paulinienne par Usteri. A prsent la thologie est devenue si spculative quelle ddaigne ces choses, autrement facile en effet est dexpliquer que limmdiat doit tre aboli, et bien plus commode encore est ce quelle fait souvent, quand lheure dcisive de lexplication elle sclipse aux yeux de ses adorateurs spculatifs. Le bilan de lexpos dUsteri est que la dfense mme de goter larbre de la science a fait natre le pch chez Adam. Sans ngliger lthique, il avoue toutefois quelle ne fait que prdisposer ce qui clate dans le saut qualitatif dAdam. Je ninsiste pas davantage sur cet expos tel quil est. Tout le monde la lu ou peut le lire dans louvrage mentionn 7.

    La lacune de cette explication, cest de ne pas se placer franchement sur le terrain psychologique. Bien entendu je ne len blme pas, car ce ntait pas son dessein, stant pos pour but de dvelopper la doctrine de Paul et de se cantonner dans la Bible. Mais cet gard la Bible a souvent eu un effet nuisible. Au dbut dune tude on sest tellement

    7. Ce que Fr. Baader [Lditeur danois renvoie par exemple aux Vorlesungen ber religiose Philosophie au t. I des Werke. (N. d. T.)] avec sa vigueur et son autorit habituelle a dvelopp dans plus dun crit sur limportance de la tentation pour consolider la libert, et sur le malentendu de ny gure voir quune tentation au mal ou quune chose destine faire tomber lhomme malentendu, car il faudrait plutt tenir la tentation pour le pendant ncessaire de la libert ce

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  • fix dans lesprit certains passages classiques que lexplication et le savoir auquel on arrive tournent en un arrangement de ces passages, comme si tout le problme tait si loin de vous. Plus on reste dans le naturel, mieux cest, quelque dsir quon ait de confronter respectu-eusement son explication au critre de la Bible, et de se mettre, sil y a dsaccord, en qute alors dune autre explication. On vite ainsi de placer la charrue avant les bufs, dtre oblig de comprendre lexplication avant davoir compris ce quelle doit expliquer, et lon ne tombe pas non plus dans le cas astucieux dexploiter les passages de lcriture, comme ce roi de Perse, en guerre contre les gyptiens, qui se servait de leurs animaux sacrs pour se protger.

    Si lon explique la chute par la dfense de Dieu, on fait de cette dfense laiguillon dune concupiscentia. Ici la psychologie sort dj de sa comptence. Une concupiscentia est une dtermination de faute et de pch avant la faute et le pch, sans tre pourtant lune ni lautre, cest--dire pose par eux. Le saut qualitatif est ainsi nerv et la chute devient une sorte de progression. On ne discerne pas non plus comment la dfense peut veiller une concupiscentia, quoique la double exprience paenne et chrtienne nous assure que le dsir de lhomme va aux choses dfendues. Mais comment se prvaloir sans plus de lexprience ? Ne faudrait-il pas alors de faon plus prcise se demander sur quel stade de la vie elle porte ? Cet intermdiaire quest la concupiscence manque aussi dquivoque, ce qui fait voir de suite que ce nest pas une explication psychologique. Lexpression la plus forte, au fond la plus positive quemploie lglise protestante de la prsence dans lhomme du pch originel est justement quil nat avec la concupiscentia (omnes homines secundum naturam propagati nascuntur cum peccato h. e. sine metu dei, sine fiducia erga deum et cum concupiscentia). Et cependant la doctrine protestante fait une diffrence essentielle entre linnocence de lhomme aprs la chute (si lon peut parler alors dinnocence) et celle dAdam.

    Lexplication psychologique na pas masquer par de beaux discours la pointe ; il faut quelle garde son lastique ambigut do surgit la faute dans le saut qualitatif.

    point de vue de Baader devrait naturellement tre connu de tous ceux qui veulent rflchir sur lobjet qui nous occupe. Il est superflu dy revenir, les ouvrages de Baader sont l pour cela. Pousser plus avant sa pense nest pas non plus possible ici, Baader me semblant avoir nglig des lments intermdiaires. Passer de linnocence la faute rien que par le concept de la tentation risque de donner Dieu envers lhomme presque un rle dexprimentateur, et on nglige ainsi lobservation psychologique intermdiaire, car aprs tout lintermdiaire cest la concupiscentia ; enfin il est plutt question dune rflexion dialectique sur le concept de la tentation que dexplication psychologique.

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  • 5.

    Le concept de langoisse.

    Linnocence est ignorance. Dans linnocence lhomme nest pas encore dtermin comme esprit, mais lme lest dans une unit immdiate avec son tre naturel. Lesprit en est encore rver dans lhomme. Cette interprtation est en plein accord avec la Bible qui, en refusant lhomme dans linnocence le discernement entre le bien et le mal, condamne toutes les imaginations mritoires du catholicisme.

    Dans cet tat il y a calme et repos ; mais en mme temps il y a autre chose qui nest cependant pas trouble et lutte ; car il ny a rien contre quoi lutter. Mais quest-ce alors ? Rien. Mais leffet de ce rien ? Il enfante langoisse. Cest l le mystre profond de linnocence dtre en mme temps de langoisse. Rveur, lesprit projette sa propre ralit qui nest rien, mais ce rien voit toujours linnocence hors de lui-mme.

    Langoisse est une dtermination de lesprit rveur, et, ce titre, a sa place dans la psychologie. La veille pose la diffrence entre moi-mme et cet autre en moi, le sommeil la suspend, le rve la suggre comme un vague nant. La ralit de lesprit se montre toujours comme une figure qui tente son possible, mais disparat ds quon veut la saisir, et qui est un rien ne pouvant que nous angoisser. Davantage elle ne peut, tant quelle ne fait que se montrer. On ne voit presque jamais le concept de langoisse trait en psychologie, je fais donc remarquer sa complte diffrence davec la crainte et autres concepts semblables qui renvoient toujours une chose prcise, alors que langoisse est la ralit de la libert parce quelle en est le possible. Cest pourquoi on ne la trouvera pas chez lanimal, dont la nature prcisment manque de dtermination spirituelle.

    Si lon considre alors les caractres dialectiques dans langoisse, on en constatera justement lambigut psychologique. Langoisse est une antipathie sympathisante et une sympathie antipathisante. Et je ne crois pas quon ait de peine y voir une catgorie psychologique bien autrement riche que cette fameuse concupiscentia. Le langage ici abonde en confirmations ; ne dit-on pas : la douce angoisse, la douce anxit ; ou encore : une angoisse trange, une angoisse farouche, etc ?

    Langoisse pose dans linnocence nest donc premirement pas une faute, ni ensuite un fardeau qui vous pse, ni une souffrance qui jurerait avec la batitude de linnocence. Observez lenfance : vous y trouverez cette angoisse dun dessin plus prcis comme une qute daventure, de monstrueux, de mystre. Quil y ait des enfants chez qui elle nexiste pas, cela ne prouve rien, car elle nexiste pas non plus chez lanimal, et moins il y a desprit, en effet moins il y a dangoisse.

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  • Cette angoisse appartient si essentiellement lenfant quil ne veut sen passer ; mme si elle linquite, elle lenchante pourtant par sa douce inquitude. Chez tous les peuples, o lenfance se conserve comme une rverie de lesprit, cette angoisse existe, et sa profondeur mme mesure la profondeur des peuples. Ce nest que prosasme stupide dy voir une dsorganisation. Langoisse ici a la mme porte que la mlancolie un stade bien ultrieur, o la libert, aprs avoir parcouru les formes imparfaites de son histoire, doit se ressaisir jusquen son trfonds 8.

    De mme que le rapport de langoisse son objet, quelque chose qui nest rien (le langage dit aussi avec prgnance : sangoisser de rien) foisonne dquivoque, de mme le passage quon peut faire ici de linnocence la faute sera prcisment si dialectique, quil montre que lexplication est bien ce quelle doit tre : psychologique. Le saut qualitatif reste toujours exempt certes de toute duplicit, mais lhomme, que son angoisse rend coupable, est bien innocent (car ce ntait pas lui-mme, mais langoisse, un pouvoir tranger qui sest empar de lui, un pouvoir quil naimait pas mais qui linquitait) ; mais dautre part il est bien coupable aussi, ayant sombr dans langoisse, quinconstestablement il aimait tout en la craignant. Est-il pire ambigut au monde ? Voil pourquoi cette explication est la seule psychologique, alors quelle se garde bien, jy insiste, de se targuer dtre lexplication du saut qualitatif. Se reprsenter que la dfense mme nous a tent ou que le sducteur nous a tromp est toujours une interprtation dont la duplicit ne suffit qu une observation superficielle ; elle fausse en effet lthique, ne produit quune dtermination quantitative et, par la psychologie, cherche faire un compliment lhomme aux frais de lthique, politesse que tous ceux qui ont assez dducation morale dclineront comme une sduction nouvelle encore plus cauteleuse.

    Lapparition mme de langoisse est le centre de tout le problme. Lhomme est une synthse dme et de corps. Mais cette synthse est inimaginable, si les deux lments ne sunissent dans un tiers. Ce tiers est lesprit. Dans linnocence lhomme nest pas seulement un simple animal, comme du reste, sil ltait nimporte quel moment de sa vie, il ne deviendrait jamais un homme. Lesprit est donc prsent, mais ltat dimmdiatet, de rve. Mais dans la mesure de sa prsence il est en quelque sorte un pouvoir ennemi ; car il trouble toujours ce rapport entre lme et le corps qui subsiste certes sans pourtant subsister, puisquil ne prend subsistance que par lesprit. Dautre part

    8. A ce sujet on peut, avec profit, consulter Enten-Eller (Copenhague, 1843), surtout si lon retient que la Ire partie est cette mlancolie avec son gosme et sa sympathie riches danxit dont la IIe partie donne lexplication.

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  • lesprit est une puissance amie, dsireuse justement de constituer le rapport. Quel est donc le rapport de lhomme cette quivoque puissance ? quel, celui de lesprit lui-mme et sa condition ? Ce rapport est langoisse. tre quitte de lui-mme, lesprit ne le peut ; mais se saisir, non plus, tant quil a son moi hors de lui-mme ; sombrer dans la vie vgtative, lhomme ne le peut pas non plus, tant dtermin comme esprit ; fuir langoisse, il ne le peut, car il laime ; laimer vraiment, non plus, car il la fuit. A ce moment linnocence culmine. Elle est ignorance ; mais non animalit de brute ; elle est une ignorance que dtermine lesprit, mais qui est justement de langoisse parce que son ignorance porte sur du nant. Il ny a pas ici de savoir du bien et du mal, etc. ; toute la ralit du savoir se projette dans langoisse comme limmense nant de lignorance.

    A ce moment encore lhomme est dans linnocence, mais il suffit dun mot, pour que lignorance dj soit concentre. Mot incom-prhensible naturellement pour linnocence, mais langoisse a comme reu sa premire proie, au lieu de nant elle a eu un mot nigmatique. Ainsi quand, dans la Gense, Dieu dit Adam : Mais tu ne mangeras pas des fruits de larbre du bien et du mal , il est clair quau fond Adam ne comprenait pas ce mot ; car comment comprendrait-il la diffrence du bien et du mal, puisque la distinction ne se fit quavec la jouissance ?

    Si lon admet que la dfense veille le dsir, on a alors, au lieu dignorance, un savoir, car il faut en ce cas quAdam ait eu une connaissance de la libert, son dsir tant de sen servir. Cest l une explication aprs coup. La dfense inquite Adam, parce quelle veille en lui la possibilit de la libert. Ce qui soffrait linnocence comme le nant de langoisse est maintenant entr en lui-mme, et ici encore reste un nant : langoissante possibilit de pouvoir. Quant ce quil peut, il nen a nulle ide ; autrement en effet ce serait ce qui arrive dordinaire prsupposer la suite, cest--dire la diffrence du bien et du mal. Il ny a dans Adam que la possibilit de pouvoir, comme une forme suprieure dignorance, comme une expression suprieure dangoisse, parce quainsi ce degr plus lev elle est et nest pas, il laime et il la fuit.

    Aprs les termes de la dfense suivent ceux du jugement : tu mourras certainement . Ce que veut dire mourir, Adam naturel-lement ne le comprend point, tandis que rien nempche, si lon admet que ces paroles sadressaient lui, quil se soit fait une ide de leur horreur. Mme lanimal peut cet gard comprendre lexpression mimique et le mouvement dune voix qui lui parle, sans comprendre le mot. Si de la dfense on fait natre le dsir, il faut aussi que les mots du chtiment fassent natre une ide de terreur. Mais voil qui gare.

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  • Lpouvante ici ne peut devenir que de langoisse ; car ce qui a t prononc, Adam ne la pas compris, et ici encore nous navons donc que lquivoque de langoisse. La possibilit infinie de pouvoir, quveillait la dfense a grandi du fait que cette possibilit en voque une autre comme sa consquence.

    Ainsi linnocence est pousse aux abois. Langoisse, o elle est, la mise en rapport avec la chose dfendue et le chtiment. Elle nest pas coupable et cependant il y a une angoisse comme si elle tait perdue.

    Aller plus loin est impossible la psychologie, mais voil jusquo elle peut atteindre, et surtout voil ce quen observant la vie humaine elle peut toujours et toujours dmontrer.

    Je men suis tenu dans toute cette fin au rcit biblique, faisant venir du dehors la voix de la dfense et du chtiment. Cest ce qui naturel-lement a tourment plus dune intelligence, quoique la difficult ici fasse sourire. Car linnocence peut bien parler ; en un sens na-t-elle pas dans le langage de quoi exprimer tout le spirituel ? On na donc qu supposer quAdam sest parl lui-mme. Par l tombe cette imperfection du rcit quun autre parle Adam de ce quil ne comprend pas. Davoir parl, il ne sensuit pas en effet pour Adam quil ait su pntrer la menace de Dieu. Jentends ici surtout la diffrence entre le bien et le mal, qui est bien dans la langue, mais qui nexiste que pour la libert. Linnocence peut bien noncer cette diffrence, mais sans que celle-ci existe pour elle et signifie pour elle autre chose que ce que nous avons montr.

    6.

    Langoisse, condition pralable du pch originel et moyen rtrograde den expliquer lorigine.

    Examinons de plus prs le rcit de la Gense, en tchant de quitter lide fixe que cest un mythe et en nous rappelant quon ne fut jamais aussi prolifique en mythes rationalistes que de nos jours malgr la prtention de les extirper tous.

    Adam tait donc cr, il avait donn des noms tous les animaux (on voit ici le langage exister dj quoique incomplet encore, comme quand les enfants lapprennent en reconnaissant dans labcdaire les animaux), mais navait point trouv de compagnie pour lui-mme. ve tait cre, forme dune de ses ctes. Son rapport Adam, aussi intime quil se peut, ntait cependant encore quun rapport extrieur. Adam et ve ntaient quune rptition numrique lun de lautre. Si en ce sens il y avait eu mille Adam, ils nauraient rien signifi de plus

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  • quun seul. Du moins pour ce qui regarde la descendance du genre humain dun seul couple. La nature naime pas un superflu qui ne signifie rien. Cest pourquoi admettre que le genre humain descende de plusieurs couples serait admettre qu un certain moment la nature aurait eu une profusion dnue de sens. Ds que la gnration intervient, aucun homme nest superfluit, car chaque individu est lui-mme et le genre humain.

    Nous voici la dfense et au chtiment. Mais le serpent tait le plus rus de tous les animaux des champs, il sduisit la femme. Mme si lon veut traiter lpisode de mythe, quon noublie pas pourtant quil ne contrarie point lide ni ne brouille le concept, comme ferait un mythe rationaliste. Car le mythe extriorise toujours une action intrieure.

    La remarque faire dabord, cest que la femme est la premire sduite et que cest elle ensuite qui sduit lhomme. Je tcherai plus loin dans un autre chapitre de dvelopper en quel sens la femme est, comme on dit, le sexe faible, et comment langoisse rentre plutt dans sa nature que dans celle de lhomme 9.

    A plusieurs reprises nous avons rappel plus haut que linterpr-tation dveloppe dans cet crit ne nie pas que dans la gnration la peccabilit se propage, en dautres termes quelle y ait son histoire ; seulement nous disons que la peccabilit se poursuit par dtermina-tions quantitatives, tandis que lirruption du pch dans le monde est toujours un saut qualitatif de lindividu. On peut dj observer ici un premier symptme de la progression quantitative du pch par la gnration. ve est un tre driv. Il est vrai quelle est cre comme Adam, mais elle la t dune crature prcdente. Sans doute elle est innocente comme Adam, mais il y a en elle comme lombre dune disposition certes nexistant pas encore, mais pouvant cependant sembler un signe de la peccabilit pose par la procration. Ici cest sa nature dtre driv qui prdispose lindividu sans pourtant le rendre coupable.

    Rappelons ici ce qui a t dit au 5 des termes de la dfense et du chtiment. Cette imperfection du rcit, la question de savoir comment a pu venir quelquun lide de dire Adam ce que, selon son essence, il ne peut pas comprendre, ce dfaut tombe, quand nous considrons que celui qui lui parle est le langage, et que cest donc Adam lui-mme qui parle 10.

    9. Ce qui ne prjuge rien dune imperfection de la femme par rapport lhomme. Mme si langoisse relve plutt delle que de lhomme, langoisse nest nullement cependant un signe dimperfection. Celle-ci, sil sagit delle, tient autre chose, au fait que dans langoisse la femme cherche en dehors delle son appui dans un autre tre humain, dans lhomme.

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  • Reste maintenant le serpent. Je naime gure faire de lesprit, et volente deo je rsisterai aux tentations de celui qui, comme il fit au dbut des temps avec Adam et ve, na pas cess depuis de tenter les auteurs de faire de lesprit. Jaime mieux avouer tout net que je narrive pas accrocher une ide bien prcise son sujet. La difficult avec le serpent est dailleurs tout autre ; dans ce rcit en effet la tentation vient du dehors, ce qui est contraire la doctrine de la Bible, ce passage classique chez saint Jacques que Dieu ne tente personne et ne lest non plus par personne ; et quau contraire chacun lest par soi-mme. Si lon croit maintenant avoir sauv Dieu en faisant tenter lhomme par le serpent et quon se flatte par l de r