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SOUVENIRS SUR NESTOR MAKHNO

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SOUVENIRSSUR

NESTOR MAKHNO

Ida Mett vers 1938.

IDA METT

SOUVENIRSSUR

NESTOR MAKHNO

EDITIONS ALLIA

Ida Mett qui écrivait habituellement en russe, a rédigé ce textedirectement en français. Nous le publions tel quel.

© Éditions Allia 1983. B.P. 90 - 75862 Paris Cedex 18

La veille de la guerre j'ai mis sur papier messouvenirs personnels sur Makhno tel que je l'ai connudans le temps à Paris. Ces souvenirs ont été perduspendant la guerre. Maintenant, ayant lu ce qu'a écrità son sujet Voline dans son livre sur la révolutionrusse, jeme décide d'écrire de nouveau ces brefs sou-venirs dans l'intérêt de la vérité historique.

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Évidemment il aurait fallu connaître Makhnodurant l'époque de sa « grandeur » là-bas, enUkraine, pour donner son portrait complet. Mais enréalité, comment savoir, quand il se présentait sousson jour réel — durant la période de sa gloire panuk-rainienne ou à Paris en tant qu'émigré pauvre dansun pays étranger. Je pense que l'histoire a besoin toutd'abord de vérité, et justement, cette vérité d'unepériode de sa vie je vais tâcher de l'exposer.

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Dans le temps, durant la guerre civile, quandl'Ukraine était pleine de légendes de toute sorte surMakhno et la « makhnovchtchina », quand l'agencetélégraphique « Rosta » annonçait tous les quelquesjours qu'il était prisonnier des rouges, moi, jeune étu-diante qui rêvait des actes héroïques et de la vie enarchi-liberté, — je m'imaginais Makhno comme uneespèce de bogatyr* — grand, fort, courageux, sanscrainte et sans calcul — lutteur pour la vérité popu-laire. Je me souviens aussi qu'en Ukraine on disaitque Makhno était un ancien instituteur d'école pri-maire. Et voilà qu'en automne 1925 je viens à Pariset j'apprends que Makhno est à Paris lui aussi, etj'attends avec impatience l'occasion de le voir. Peu detemps après j'ai eu l'occasion de le rencontrer, c'étaitdans sa petite chambre d'hôtel où il habitait avec safemme et son enfant. L'impression était totalementcontraire à l'image que je me suis faite auparavant :c'était un homme de petite taille, d'aspect malingre,près duquel on pouvait passer sans le remarquer.Plus tard j'ai eu l'occasion de le rencontrer souvent.Et lui-même et son rôle dans la guerre civile deve-naient plus compréhensibles quand on le connaissaitde près.

J'aurais dit que l'essentiel de son être constituaitle fait qu'il était et restait un paysan ukrainien. Iln'était nullement un homme insouciant ; aucontraire, c'était dans le tréfonds de son âme un pay-

* Bogatyr — héros épique russe.

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san économe, qui connaissait parfaitement la vie dela campagne et les espoirs de ses habitants.

Lorsque de sa prime jeunesse il devint révolu-tionnaire et terroriste, il exprimait là aussi l'espritdominant de son époque et de son milieu — il étaitfils d'une famille nombreuse très pauvre d'un ouvrieragricole. Ensemble avec quelques amis il se mit àfabriquer des bombes dans le même récipient danslequel sa mère d'habitude brassait de la pâte. Quellene fut l'horreur de sa mère quand elle a vu le réci-pient faisant explosion et sautant hors du gros four.Bientôt après ce petit incident tragi-comique, lejeune Makhno fait un attentat contre un fonction-naire de la police locale et est condamné à mort.Mais il n'a que dix-sept ans et les démarches de samère aboutissent à ce que cette condamnation soitmutée contre un emprisonnement pour la vie. Ainsireste-t-il en prison de Boutyrki jusque la révolutionde 1917.'

Or les Boutyrki étaient à cette époque une sorted'université révolutionnaire. Souvent de tout jeuneshommes y entraient ignorant presque tout des théo-ries révolutionnaires et c'est dans cette prison qu'ilsacquéraient, des camarades plus âgés et des intellec-tuels, des connaissances qui leur manquaient.Makhno aussi apprit beaucoup dans la prison, maisayant un caractère peu conciliant, il était en lutteperpétuelle avec les autorités pénitenciaires ce qui luivalait assez souvent d'être mis au cachot et le rendaitencore plus aigri. Il me semble que de la prison deBoutyrki il a apporté aussi une certaine dose d'hosti-

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lité envers les intellectuels, envers qui il avait aussi uncertain degré de jalousie. Mais il avait en lui unevraie et saine soif du savoir et une estime pour celui-ci. Il racontait souvent la légende qui était répandueen Ukraine à son sujet : il paraissait qu'une fois, enrecevant une délégation des cheminots, Makhno leuravait dit qu'il n'en avait plus besoin, car il auraitl'intention de remplacer les chemins de fer par des« tatchankis »*. Voilà quelles canailles! qu'est-cequ'ils ont inventé, s'indignait-il.

Il est entré à Boutyrki en 1908 ou 1909 et vers1914 il avait déjà eu le temps d'entendre beaucoupde choses et beaucoup réfléchir. Quand la guerre de14 éclata, la grande partie des prisonniers politiquesde cette prison sont devenus partisans de la défensenationale ; alors Makhno avait fabriqué tout seul untract défaitiste et l'a lancé à travers, la prison. Cetract commençait par les paroles suivantes : « Cama-rades, quand est-ce que vous cesserez d'être des gre-dins? ». Cette feuille a eu un certain retentissementet des vétérans de la révolution, comme le socialiste-révolutionnaire Minor ont commencé leur petiteenquête pour savoir qui a osé rédiger cet appel.Cet épisode m'a été raconté par Makhno lui-mêmeet confirmé par son camarade de prison PierreArchinov.

La révolution de février 1917 a ouvert les portesaussi pour ce prisonnier qui se trouve ainsi en libertéà l'âge de vingt-cinq ans. Armé d'un certain bagage

Tatchanki — des charrettes en usage en Ukraine.

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intellectuel conquis dans l'université révolutionnairede Boutyrki. Il reste très peu de temps à Moscou et sedépêche à venir dans son village natal Gouliaï-Polieoù habitait toute sa famille, et bientôt le jeune révo-lutionnaire se jette-t-il dans l'abîme radieux del'Ukraine révolutionnaire.

Il jouit d'une grande autorité parmi les paysansde son village et organise des groupes anarchistesparmi les paysans de la localité, de sorte que quandplus tard il essaie d'écrire une histoire du mouvementmakhnoviste, c'est à ces groupes qu'il reconnaît lerôle d'initiateurs du mouvement des partisans et niel'influence sur ce mouvement d'anarchistes dudehors. Il les appelle des « artistes en tournée » et lesaccuse de n'avoir rien donné au mouvement. Et si,d'après lui, le mouvement avait quand même uncaractère anarchiste, ce cachet lui était donné per-sonnellement par lui Makhno et par les groupes depaysans organisés par lui.

Makhno était-il un homme honnête, désirant dubien au peuple ou fut-il un élément fortuit tombépar hasard dans la mêlée ? Je pense que sa bienveil-lance sociale fut sincère et hors de tout doute. Il étaitun politicien à talent inné et se lançait dans des stra-tagèmes qui étaient souvent hors de proportions avecses connaissances politiques limitées. Cependant jecrois que dans le rôle de vengeur populaire il fut par-faitement à sa place. Quant à la question de savoir ceque lui et sa classe voulaient et espéraient, cela étaiten effet le point faible du mouvement makhnoviste ;mais ce point faible était commun à toute la Russie

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paysanne des camps différents. Ils voulaient laliberté, la terre, mais comment utiliser ces deuxchoses, c'était plus difficile à établir. Ce même pointfaible explique en partie le fait que la paysannerierusse n'a pas su plus tard s'opposer résolument aunouveau servage introduit par Staline.

Je me souviens comment Nestor Makhnoexprima une fois en ma présence un rêve qu'il auraitvoulu voir se réaliser. C'était en automne 1927, pen-dant une promenade au bois de Vincennes. Le tempsétait magnifique. Sans doute l'ambiance de la cam-pagne avait poétisé son état d'âme et il improvisa sonrécit-rêve : le jeune Mikhnienko (le vrai nom deMakhno) retourne dans son village natal Gouliaï-Polié et commence à travailler la terre et mener unevie régulière et paisible ; il se remarie avec une jeunevillageoise. Son cheval est bon, l'attelage également.Le soir il retourne doucement avec sa femme de lafoire où ils sont allés pour vendre leur récolte. Main-tenant ils sont en train d'amener des cadeaux achetésen ville. Il était tellement passionné de son récit qu'ilavait complètement oublié qu'il n'était pas à Gouliaï-Polié, mais à Paris, qu'il n'avait ni terre ni maison nijeune femme. En réalité il ne vivait pas avec safemme ces années-là, ou plus exactement, ne vivaitde nouveau plus, car ils se séparaient plusieurs fois etse mettaient de nouveau à vivre ensemble, Dieu saitpour quelle raison. Ils étaient étrangers l'un pourl'autre moralement et peut-être même physique-ment. A cette période elle ne l'aimait certainementpas et qui sait si elle l'aimait jamais. C'était une insti-

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tutrice ukrainienne, plutôt apparentée par l'esprit aumouvement petlurien, et n'avait jamais rien de com-mun avec le mouvement révolutionnaire.

J'ai lu quelque part que Makhno devint révolu-tionnaire sous l'influence d'une institutrice qui estdevenue après sa femme. C'est une invention abso-lue. Sa femme Galina Kouzmienko, il l'avait connuequand il était déjà le batko Makhno ; elle était tentéepar le rôle de femme de l'ataman tout puissant del'Ukraine. Elle n'était pas d'ailleurs la seule femmequi faisait la cour au batko. Étant à Paris il meracontait qu'à cette période de sa vie les gens ram-paient devant lui et il aurait pu avoir n'importequelle femme, car grande était sa gloire, mais qu'enréalité il n'avait pas de temps libre à consacrer à savie personnelle. Il me le racontait pour réfuter lalégende des orgies qui auraient été soi-disant organi-sées par lui et pour lui. Voline dans son livre raconteles mêmes bobards. En réalité Makhno était unhomme vierge ou plutôt pur. Quant à ses rapportsaux femmes, j'aurais dit qu'il se combinait en lui uneespèce de simplicité paysanne et un respect pour lafemme, propres aux milieux révolutionnaires russesdu commencement du siècle. Parfois il se rappelaitavec un regret sincère de sa première femme, unepaysanne de son village natal qu'il avait mariée aprèssa libération en 1917. Il a eu même un enfant de cemariage, mais sous l'occupation allemande il secachait ailleurs et la femme, étant averti parquelqu'un qu'il était tué, se maria de nouveau.L'enfant était mort et ils ne se sont plus rencontrés.

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Sur sa joue droite Makhno avait une énormecicatrice qui arrivait jusqu'à la bouche même. C'estsa seconde femme, Galina Kouzmienko, qui tentaitde le tuer pendant qu'il dormait. C'était encore enPologne, et il semble que c'était en rapport avec unroman qu'elle aurait eu avec un officier petliourien.J'ignore ce qui a été la cause immédiate de cet acte.Très souvent devant le monde elle faisait son possiblepour le compromettre et le blesser moralement. Ainsiune fois, en ma présence, elle a dit au sujet d'unepersonne : c'était un vrai général, pas comme Nestor,en voulant souligner qu'elle ne le considérait pascomme tel. Or elle savait que lors de la présence deMakhno en Roumanie, le gouvernement roumain luirendait des honneurs correspondants à ce rang.

A Paris Galina Kouzmienko travaillait tantôtcomme femme de ménage tantôt comme cuisinière etconsidérait que la nature l'avait créée pour une viemeilleure. En 1926-1927 elle avait écrit à Moscou endemandant au gouvernement de pouvoir entrer enRussie. Pour autant que je sache Moscou a rejetécette demande. Il me semble qu'après elle vivait denouveau maritalement avec Makhno. Je ne crois pasqu'il lui avait pardonné cette demande, je pense plu-tôt qu'ils ont agi tous les deux en vertu d'une fai-blesse morale. Après la mort de Makhno elle estdevenue la femme de Voline et ensemble avec ce der-nier elle avait commis la plus grande saleté morale :tous deux, ils ont dérobé d'en-dessous l'oreiller mor-tuaire de Makhno son journal intime et l'ont fait dis-paraître. Or ce journal Makhno l'avait écrit durant

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toute sa vie en émigration et y donnait son avis sur sescamarades d'idée et sur leur activité : je peux l'affir-mer, car en 1932 Makhno m'a fait savoir qu'il auraitvoulu avoir mon opinion sur un épisode dont j'étaistémoin, ceci pour vérifier l'exactitude de son inscrip-tion dans son journal intime. Il paraît que sousl'occupation allemande en France, Galina Kouz-mienko était devenue intime avec un officier alle-mand et puis elle est allée avec sa fille à Berlin où ellea été tuée pendant un bombardement. Il se peut quece n'est pas vrai non plus et qu'elle vit encorequelque part peut-être même en Russie.

Makhno aimait sa fille passionnément. Je ne saispas quels étaient leurs rapports à la fin de sa vie,mais quand sa fille était petite et se trouvait sous sasurveillance, il satisfaisait tous ses caprices ; mais par-fois, étant énervé il la battait après quoi il étaitpresque malade à l'idée même qu'il l'avait battue. Ilrêvait qu'elle devienne une intellectuelle. J'ai eul'occasion de la voir après la mort de Makhno ; elleavait dix-sept ans et ressemblait physiquement beau-coup à son père, mais elle ne connaissait pas grand-chose sur lui et je ne sais pas si elle était très curieusede le connaître.

Quant aux rapports de Makhno avec Voline, jepeux certifier que non seulement il n'aimait pasVoline, mais qu'il n'avait pour lui aucune estime leconsidérant comme un homme sans valeur et sanscaractère. Il me disait plusieurs fois qu'en UkraineVoline s'empressait à faire des courbettes auprès de

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lui et n'osait jamais exprimer une opinion indépen-dante en présence du batko. Ainsi dans l'état-majormakhnoviste fut exécuté un envoyé des rouges, uncertain Polonski. Certains membres de l'état-majoren furent mécontents. Et voilà que vient de quelquepart Voline. On lui raconte cet épisode, mais lui enréplique ne fit que demander : et batko est-ild'accord? Si oui je ne veux même pas discuter laquestion. Il se trouvait que Makhno était dans lachambre voisine et dans un état de semi-ivresse. Enentendant la conversation il entra dans la chambreoù se trouvait Voline et lui dit : alors tu es d'accordqu'on avait fusillé un homme sans avoir demandépour quelle raison il fut exécuté ? Et même si le batkoétait d'accord, ne pouvait-il pas se tromper, et s'ilétait ivre quand il l'a fait fusiller, alors quoi? Volinen'osa plus rien dire. Par contre à Paris, quandMakhno vivait dans la misère et dans l'abandon, toutle monde critiquait son passé et son activité enUkraine, tandis que là-bas les mêmes gens ne trou-vaient pas de courage pour exprimer leur opinion.Makhno était assez intelligent pour s'en rendrecompte, et payait aux auteurs de ces critiques parune haine implacable. Par ailleurs, quand on luidisait la vérité franchement il semblait être offensé,mais je suis sûre qu'au tréfonds de son âme Makhnoestimait de telles gens, car il était capable à une cer-taine objectivité. Cependant de mon expérience per-sonnelle j'aurais pu déduire le contraire : ainsi ilm'est arrivé une fois de copier à la machine sesmémoires. Au cours de ce travail j'ai constaté que des

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données d'un intérêt historique véritable ont étémélangées avec des textes des discours de meetingsprononcés durant les premiers mois de la révolution,ne contenant rien d'original et ne méritant donc pasd'être cités. Qui et comment les avait-on enregistrésen 1917 pour pouvoir être cités textuellement? En cetemps on a prononcé de tels discours par milliers. Jen'ai pas manqué de dire à Makhno que quoique sesmémoires soient très intéressantes, on ne peut pas decette manière écrire un livre, qu'il faut choisir lesfaits et documents les plus importants et les concen-trer pour pouvoir en faire un seul livre, tandis que luiavait déjà écrit deux, et avec ça il n'était pas encorearrivé jusqu'au mouvement makhnoviste lui-même,c'était toujours encore les préliminaires. Il m'aécouté attentivement, mais n'a jamais suivi monconseil. Il est vrai que je n'étais pas grande diplomate: je lui ai dit — vous êtes un grand soldat, mais pasun grand écrivain. Demandez quelqu'un de vos amis,par exemple, Marie Goldsmith de concentrer vosmémoires. Mais non seulement qu'il n'avait pas suivile conseil, mais il ne m'a jamais pardonné d'avoirdonné celui-ci. Il se peut cependant que les dernièresannées de sa vie il se rappela de mon conseil, car ilarriva malheureusement ce que j'ai prévu — sonlivre sur le mouvement makhnoviste n'a jamais étéécrit. En effet un ami français avait proposé àMakhno une aide matérielle pour qu'il puisse écrireses mémoires, mais vu qu'on ne prévoyait pas la finde ce travail, l'ami avait coupé l'aide. Alors Makhnoétait obligé de gagner sa vie et les mémoires n'ont

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évidemment pas été terminées. Plus tard il vivaitdans une misère terrible qui ne le disposait pas àécrire.

Makhno était-il antisémite ? Je ne le pense pasdu tout. Il croyait que les Juifs étaient un peuplecapable et intelligent, peut-être était-il quelque peujaloux d'eux, mais il n'y avait pas d'animosité dansses rapports avec les Juifs qu'il connaissait. Il étaitcapable d'être ami d'un Juif sans aucun effort devolonté. Quand on l'accusait d'antisémitisme, celal'offensait terriblement et le rendait triste, car il étaittrop lié dans son passé avec l'idéologie inter-nationaliste pour ne pas sentir toute l'importanced'une telle accusation. Il était fier d'avoir fait fusillerl'ataman Grigorie et considérait que tous les bruitsconcernant les pogromes qu'auraient soi-disant com-mis les makhnovistes n'étaient que d'od,ieuses inven-tions.

Quand je me demandais pourquoi un hommecomme Makhno avait tout d'un coup acquis à sonépoque une telle puissance, je me l'expliquais surtoutpar le fait qu'il était lui-même chair de la chair de lapaysannerie ukrainienne et aussi parce qu'il était ungrand acteur et devant la foule il se transformait etdevenait méconnaissable. Au cours des petites réu-nions il ne savait pas s'expliquer, c'est-à-dire, que samanière solennelle de s'expliquer était ridicule dans

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une ambiance intime. Mais il suffisait qu'il appa-raisse devant un grand auditoire que l'homme deve-nait un grand orateur, éloquent et sûr de lui-même.Ainsi j'ai eu l'occasion de le voir à une réunion publi-que organisée à Paris par le club du Faubourg où ondiscutait la question de l'antisémitisme dans le mou-vement makhnoviste. En l'écoutant et surtout en levoyant j'ai compris la force de transfiguration quepossédait ce paysan ukrainien.

Il y avait cependant un autre trait de caractèrequi expliquait sans doute son influence sur la masse,c'est son courage physique. Archinov affirmaitencore à Paris, malgré qu'il lui était plutôt hostile,que sous les balles Makhno se promenait comme unautre se promène sous la pluie ; Archinov considéraitce courage comme une espèce d'anomalie psychique.

Pendant les années d'émigration Makhno étaitatteint d'une maladie propre aux anciens hommesillustres, qui d'habitude sont incapables de se réhabi-tuer à la vie simple et aux conditions ordinaires. Ilsemblait qu'il était embêté quand personne ne par-lait de lui, et il donnait des interviews aux journalis-tes de toutes sortes en sachant parfaitement l'hostilitéde la plupart des partis et des hommes envers lui.Une fois un journaliste ukrainien quelconque l'avaitdemandé à interviewer, et c'était par mon intermé-diaire. Je lui ai déconseillé de donner cet interview enprévoyant que le journaliste allait défigurer tout etque lui Makhno n'aurait aucune possibilité de défen-dre ses droits. Mon conseil n'était évidemment passuivi et le journaliste avait publié ce qu'il avait trouvé

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commode pour lui et pas du tout ce que lui a ditl'ancien batko. Makhno rageait, mais je ne pense pasque ce cas lui servit de leçon.

Aurait-il pu devenir de nouveau un petithomme inconnu? Il rêvait certainement de cela(c'est-à-dire) de devenir un simple paysan ukrainien,mais je pense qu'il était pour toujours arraché d'unepareille vie.

Je me souviens qu'un jour nous avons parlé aveclui au sujet des carrières des généraux soviétiques —Boudienny et Vorochilov. Makhno avait pour euxune estime professionnelle ; il me semblait mêmequ'il était en quelque sorte jaloux de leur carrière. Iln'est pas exclu que dans son cerveau rôdaient, sans levouloir, des idées qu'il aurait pu lui aussi être ungénéral de l'armée rouge. Cependant lui-même neme l'a jamais dit. Au contraire, durant cette conver-sation il me disait que s'il retournait en Russie ilaurait dû commencer à apprendre l'A.B.C. de l'artmilitaire régulier. Il faut considérer cette conversa-tion comme un rêve exprimé oralement. Cependantje suis sûre que s'il retournait en Russie il n'aurait paspu rester deux jours sans rompre et se disputer avecles gouvernants, car au fond de son âme il était hon-nête et n'aurait pas pu se soumettre ni aux autoritéshiérarchiques ni au mensonge social.

Makhno a connu de son vivant la collectivisationen Russie, mais j'ignore ce qu'il en pensait.

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Makhno avait-il vraiment une croyance enl'anarchisme dont il se réclamait comme adepte ? Jene le crois pas. Il avait plutôt une espèce de fidélitéaux souvenirs de sa jeunesse, quand l'anarchismesignifiait une croyance que tout peut être changé surla terre et que les pauvres ont droit aux rayons desoleil. Les anarchistes que Makhno connaissait enRussie pendant la révolution, il les désapprouvaitaussi bien parce qu'ils lui semblaient incapables etaussi parce qu'ils venaient dans la makhnovchtchinacomme théoriciens en se montrant inférieurs commecourage à ces simples paysans ukrainiens quipeuventdonner à n'importe qui la leçon de couragecorporel. Chez Kropotkine il critiquait âprement sonpatriotisme de 1914. J'aurais pu résumer en disantqu'il sentait parfaitement le manque de coordinationde la pensée anarchiste avec la réalité de la viesociale.

Makhno était-il un ivrogne, comme le décritVoline ? Je ne le crois pas. Durant trois années à Parisje ne l'ai jamais vu ivre, et je le voyais très souvent àcette époque. J'ai eu l'occasion de l'accompagner enqualité d'interprète aux repas organisés à son hon-neur par des anarchistes étrangers. Il s'enivrait dupremier petit verre, ses yeux brillaient et il devenaitéloquent, mais vraiment ivre je ne l'ai jamais vu. Onm'a dit que les dernières années de sa vie il avaitfaim, se laissa aller et peut-être à ce moment a-t-ilcommencé à boire, cela ne me semble pas exclu.Mais en général à son organisme malade et affaibli il

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suffisait quelques gouttes d'alcool pour le rendreivre. Étant ataman il a dû boire dans la mêmemesure que le fait un paysan ukrainien dans la viequotidienne.

Comme un trait négatif de son caractère j'auraispu indiquer son extrême incrédulité et sa méfiance,quoique je ne pourrais pas affirmer que ces traits nesont pas un résultat pathologique de son activité mili-taire pendant la guerre civile. Il était capable parfoisde soupçonner même ses amis les plus proches. Aussiil arrivait que dans ses relations personnelles il n'étaitpas capable de distinguer entre les choses impor-tantes et les petits détails.

Savait-il se reconnaître entre ses amis et sesennemis? Je pense que quelque part intérieurementil savait les distinguer, mais à cause de son caractèreacariâtre il était capable de se disputer avec des gensqui lui voulaient du bien. Son journal intime après samort est tombé entre les mains de deux de ses enne-mis — sa femme et Voline. Malgré sa méfiance il nepouvait tout de même pas s'attendre à une pareillecatastrophe.

Paris, février 1948

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Ida Mett naît le 20 juillet 1901 à Smorgone. (Petite villeindustrielle à dominante juive dont la tannerie est l'activitéprincipale). Bien qu'issue de parents marchands d'étoffe etd'une famille nombreuse, Ida Mett choisit la médecine. A quel-ques semaines d'obtenir son diplôme, elle est arrêtée pourmenées subversives. A vingt-trois ans, seule, elle s'enfuit de Rus-sie avec la complicité de contrebandiers juifs. Après un séjourd'environ deux ans en Pologne (chez des parents) — et un tran-sit vraisemblable par Berlin — elle arrive en France, à Paris, en1926.

Elle collabore activement à la rédaction de Dielo-Trouda(L'œuvre du travail) avec Voline et Archinoff. Mais en 1928,elle est exclue du groupe pour exécution de rites religieux : à lamort de son père, Meyer Gilman, elle avait allumé une bougie.

En 1928 toujours, à la suite d'une campagne dénonçant lasituation de la classe ouvrière en Russie, Ida Mett et son mari,Nicolas Lazarévitch, sont expulsés de France. N. Lazarévitch,lui-même expulsé de Russie depuis 1926 après un emprisonne-ment de deux ans, devait notamment sa liberté aux anarcho-syndicalistes français, et à Pierre Monatte.

Ils s'exilent alors en Belgique jusqu'en 1936, avec uneéclipse d'environ deux ans en France (illégalement) et enEspagne. Pendant cet exil, ils rencontrent Ascaso et Durruti.Sur l'invitation de ces derniers, ils interviennent dans plusieurs

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réunions publiques en Espagne. Dans le même temps, Ida Mettse lie avec les milieux anarchistes et pacifistes belges.

Elle reprend ses études de médecine et obtient son diplômeen 1930, mais n'a le droit d'exercer ni en Belgique ni en France.Ida Mett et Nicolas Lazarévitch réussissent à revenir en Franceen 1936. Ils vivent au Pré Saint-Gervais, toujours illégalement ;la naturalisation leur est systématiquement refusée. Jusqu'à leurmort, ils n'obtiennent qu'une succession de permis de séjouraccordés au compte-goutte. Ils en conserveront une hantise del'expulsion. Une régularisation de leur situation administrativesera due à Boris Souvarine, qu'ils comptèrent toujours parmileurs amis.

Arrêtés de nouveau le 8 juin 1940, ils sont emprisonnés.N. Lazarévitch est envoyé au camp du Vernet (près de Pamiers)d'où il ressort trois mois plus tard, Ida Mett et son fils Marc(huit ans) à celui de Rieucros jusqu'en avril 1941. Ils obtiennentleur transfert à Marseille en vue d'une émigration aux États-Unis. Échec. Grâce à Boris Souvarine, ils peuvent cependants'installer à la Garde Freinet dans le Var, mais en résidence sur-veillée, d'où ils se dirigent ensuite vers Draguignan jusqu'auprintemps 1946.

En 1936, elle devient secrétaire du syndicat du gaz de ban-lieue à la bourse du travail. De 1948 à 1951 Ida Mett travaillecomme médecin dans un préventorium d'enfants juifs à Bru-noy. Des années 1950 jusqu'à la fin de sa vie elle sera traductricetechnique dans l'industrie chimique.

L'une des premières à rompre le silence autour deCronstadt — et ce, du vivant de Trotsky — Ida Mett estl'auteur d'une brève mais essentielle étude publiée en 1948 auxéditions Spartacus : La Commune de Cronstadt, crépusculesanglant des soviets. Elle est également l'auteur de Le paysanrusse dans la révolution et la post-révolution aux mêmes édi-tions en 1968 et de La médecine en U.R.S.S. aux éditions LesIles d'Or en 1953. Elle collabore aussi au numéro spécial de Estet Ouest en 1957, sur Le communisme européen depuis la mortde Staline aux côtés de Boris Souvarine, Lucien Laurat, BrankoLazitch, Ronald Wright et d'autres. Enfin, en collaborationavec son mari, elle publie aux Iles d'Or en 1954 : L'école soviéti-que préfacée par Pierre Pascal. Ida Mett meurt le 27 juin 1973à Paris.

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L'U.R.S.S. qui est pour les uns la patrie du socialisme etpour les autres un état ouvrier dégénéré quand ce n'est pas pourles mêmes, est en réalité l'État du capital et la patrie des imbé-ciles.

La radicalité de Nestor Makhno, ce en quoi il se montrerésolument moderne, c'est qu'il dépasse pratiquement et histori-quement l'idéologie anarchiste.

L'armée makhnoviste n'est pas une armée anarchiste, ellen'est pas formée par des anarchistes. L'idéal anarchiste debonheur et d'égalité générale ne peut être atteint à traversl'effort d'une armée, quelle qu'elle soit, même si elle était for-mée exclusivement par des anarchistes. (...) Ni les armées anar-chistes, ni les héros isolés, ni les groupes, ni la Confédérationanarchiste, ne créeront une vie libre pour les ouvriers et lespaysans. Seuls les travailleurs eux-mêmes, par des effortsconscients, pourront construire leur bien-être, sans État niseigneurs.

Polevoi dans un article intitulé Anarchisme et makhno -vtchina publié par Le Chemin de la Liberté (Pout y svobodié) le5 juillet 1920.

De Makhno à Cronstadt, Lev Davidovitch Bronstein, aliasLéon Trotsky, recourt comme à son accoutumée à la calomnieprimaire. Cet inepte compilateur occupe une place d'expertpatenté en matière de dénigrement et d'assassinat.

Cette seconde armée, c'est celle de Makhno. Ses rangs sontformés d'éléments rétrogrades et abrutis qui sont le fondementdes habitudes malsaines qui y sévissent (...) Un élément dépravéet obtus a entrevu la possibilité de se débaucher. C'est un étatd'esprit caractéristique des koulaks et des maraudeurs. En envi-sageant des mesures en vue de l'élimination des habitudesmalsaines des bandes de Makhno et du rétablissement de leurcapacité de combat, il est indispensable de relever deux voiespossibles : influence spirituelle et d'organisation, puis répressionvigoureuse à l'encontre des pires éléments. Léon Trotsky 1919.

(...) Les marins de Cronstadt « en paix » jusqu'au commen-cement de 1921, sans trouver d'emploi sur aucun des fronts deguerre civile, étaient en règle générale, considérablement en-dessous du niveau moyen de l'Armée Rouge et renfermaient un

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grand pourcentage d'éléments démoralisés, qui portaient d'élé-gants pantalons bouffants et se coiffant à la façon des soute-neurs. Léon Trotsky 1938.

Pour Makhno, la révolution ne peut en aucun cas être lavérification d'une idéologie quelconque — fut-elle anarchiste— mais la destruction de toutes les idéologies.

La lutte des classes n'est pas une question d'opinion maisune constatation de faits.

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Achevé d'imprimer en mars 1983sur les presses

de l'Imprimerie Corbière et Jugain, à AlençonDépôt légal : mars 1983

N° éditeur 3