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1 « Ne pas rire, mais comprendre » (La réception historique et le sens général du spinozisme) La plupart des lecteurs de Spinoza s’accordent sur le caractère exceptionnel, jusqu’à l’étrange, de sa philosophie -Gueroult, pour qui « dans le ciel de la philosophie, Spinoza n’a cessé de briller d’un éclat singulier » 1 , ayant même pu, sur ce point, trouver l’approbation d’Alquié, aux yeux de qui Spinoza, fondamentalement, « se sépare de tous les philosophes occidentaux de l’époque moderne » 2 . Pourtant, à première vue, Spinoza, en cherchant à rendre raison « de soi, des choses et de Dieu » 3 , ne fait guère autre chose que ce que font la plupart des 1 Martial Gueroult, Spinoza, Dieu -Éthique 1. Paris : Aubier-Montaigne, 1968, p. 9. La phrase citée est la toute première de ce grandiose commentaire, œuvre ultime et inachevée de Martial Gueroult. 2 Ferdinand Alquié, Le Rationalisme de Spinoza. Paris : PUF, 1981, p. 11 : « Je ne nie certes pas que la liaison contraignante des concepts [de Spinoza] ne puisse modifier ma vision du monde. Mais Spinoza ne borne pas là son ambition. Il affirme que l’on peut, en suivant sa doctrine, parvenir à la vie éternelle et à la béatitude. C’est en ce sens qu’il se sépare de tous les philosophes occidentaux de l’époque moderne [nous soulignons]. On n’a pas assez insisté sur cette différence, par assez averti, au début de toute étude consacrée à Spinoza, que nous quittons avec lui le terrain sur lequel Descartes, Malebranche, Leibniz, Kant se sont placés ». Selon Alquié, comme on le sait (et c’est la thèse générale de son livre), « c’est de cette différence » que « provien<drai>t » « l’incompréhensibilité de l’Éthique » (ibid). 3 Voir E V 42 sc : « l’ignorant, en effet, outre que les causes extérieures l’agitent de bien des manières, et que jamais il ne possède la vraie satisfaction de l’âme, vit en outre presque inconscient et de soi, et de Dieu, et des choses <sui et Dei et rerum quasi inscius>, et, dès qu’il cesse de pâtir, il cesse aussi d’être. Alors que le sage, au contraire, considéré en tant que tel, a l’âme difficile à émouvoir ; mais conscient et de soi, et de Dieu, et des choses <sui et Dei et rerum [...] conscius> avec une certaine nécessité éternelle, jamais il ne cesse d’être », etc. Traduction

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« Ne pas rire, mais comprendre »

(La réception historique et le sens général du spinozisme)

La plupart des lecteurs de Spinoza s’accordent sur le caractère exceptionnel, jusqu’à l’étrange, de sa philosophie -Gueroult, pour qui « dans le ciel de la philosophie, Spinoza n’a cessé de briller d’un éclat singulier »1, ayant même pu, sur ce point, trouver l’approbation d’Alquié, aux yeux de qui Spinoza, fondamentalement, « se sépare de tous les philosophes occidentaux de l’époque moderne »2. Pourtant, à première vue, Spinoza, en cherchant à rendre raison « de soi, des choses et de Dieu »3, ne fait guère autre chose que ce que font la plupart des

1Martial Gueroult, Spinoza, Dieu -Éthique 1. Paris : Aubier-Montaigne, 1968, p. 9. La

phrase citée est la toute première de ce grandiose commentaire, œuvre ultime et inachevée de Martial Gueroult.

2Ferdinand Alquié, Le Rationalisme de Spinoza. Paris : PUF, 1981, p. 11 : « Je ne nie certes pas que la liaison contraignante des concepts [de Spinoza] ne puisse modifier ma vision du monde. Mais Spinoza ne borne pas là son ambition. Il affirme que l’on peut, en suivant sa doctrine, parvenir à la vie éternelle et à la béatitude. C’est en ce sens qu’il se sépare de tous les philosophes occidentaux de l’époque moderne [nous soulignons]. On n’a pas assez insisté sur cette différence, par assez averti, au début de toute étude consacrée à Spinoza, que nous quittons avec lui le terrain sur lequel Descartes, Malebranche, Leibniz, Kant se sont placés ». Selon Alquié, comme on le sait (et c’est la thèse générale de son livre), « c’est de cette différence » que « provien<drai>t » « l’incompréhensibilité de l’Éthique » (ibid).

3Voir E V 42 sc : « l’ignorant, en effet, outre que les causes extérieures l’agitent de bien des manières, et que jamais il ne possède la vraie satisfaction de l’âme, vit en outre presque inconscient et de soi, et de Dieu, et des choses <sui et Dei et rerum quasi inscius>, et, dès qu’il cesse de pâtir, il cesse aussi d’être. Alors que le sage, au contraire, considéré en tant que tel, a l’âme difficile à émouvoir ; mais conscient et de soi, et de Dieu, et des choses <sui et Dei et rerum [...] conscius> avec une certaine nécessité éternelle, jamais il ne cesse d’être », etc. Traduction

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philosophes de la tradition : son geste reste comparable à ceux de Descartes, de Malebranche, ou de Leibniz, pour citer les auteurs de l’âge classique dans lequel il s’inscrit, et dont, à des titres divers, il fut proche en son temps. Plus généralement, au titre de « rationalisme absolu »4, le spinozisme semble prendre normalement place parmi les grands rationalismes qui jalonnent l’histoire de la philosophie, comme par exemple celui de Hegel. Et quoi de plus normal, de plus banal, pour une philosophie ou pour un philosophe, que de cultiver la rationalité autant qu’il est possible, ou, pour parler comme Spinoza, « autant qu’il est en lui » (quantum in se est) ? Mais c’est un fait, le destin de sa pensée a été très différent de celui des auteurs que nous venons de citer, et, pourrait-on dire, presque unique dans l’histoire de la philosophie : comme s’il y avait, dans ce rationalisme, quelque chose d’insaisissable, une obscurité par excès de clarté, ou un aspect aveuglant, qui faisaient que, de génération en génération, s’est perpétuée avec une étonnante constance le conflit des interprétations sur la philosophie de Spinoza. Non pas simplement le conflit naturel des interprétations par lequel une philosophie demeure vivante à travers les intérêts variés dont elle est l’objet ; mais un conflit fondamental, ou plutôt une série de conflits fondamentaux, qui ont pris le plus souvent l’allure de véritables confrontations, ou de combats, dans l’histoire des idées des trois derniers siècles, non pas sur tel ou tel aspect de la doctrine, mais sur son sens le plus profond, le plus global, le plus général, sur sa nature ou son essence même : bref, aussi extraordinaire que cela puisse sembler, il semble qu’un accord même minimal ait été impossible à trouver sur la nature même du projet philosophique de Spinoza, sur son sens, sa signification, ses intentions. De là sans doute la célèbre phrase de Bergson : « tout philosophe a deux philosophies : la sienne et celle de Spinoza », à condition, ajouterions-nous, d’avoir d’abord fait de celle de Spinoza la sienne propre -ce qui fait qu’on a presque autant de Spinoza que de philosophes. De là sans doute aussi la thèse si intéressante du livre d’Alquié, selon lequel la philosophie de Spinoza serait, pour des raisons qu’il explique tout au long de son ouvrage, fondamentalement « incompréhensible », et sans doute, à ses yeux, plus « incompréhensible » qu’aucune autre.

Il ne serait donc pas légitime, nous semble-t-il, et tout particulièrement à propos de Spinoza, de prétendre présenter une sorte de vérité officielle ou scolaire Pautrat (Paris : Seuil, 1988). Cette tripartition correspond à ce qu’on appelait « métaphysique spéciale », et qui se retrouvera jusqu’à la Critique de la Raison Pure, dans la triple exposition critique de la psychologie, de la cosmologie, et de la théologie rationnelles de la Dialectique Transcendantale. Voir à ce sujet, par exemple, les explications de Vleeschauwer (Hermann J. van), in La déduction transcendantale dans l'oeuvre de Kant, 3 tomes. Paris et al : Nijhoff, 1934-36-37 (repr. NY, Londres : Garland, 1976), notamment t. I p. 65 : « La métaphysique traditionnelle renfermait deux parties distinctes et passablement hétérogènes, l'ontologie ou la métaphysique générale, et la métaphysique spéciale. Dans l'ontologie, on étudiait l'être, les grands principes et les plus haute subdivisions de l'être, appelées catégories par Aristote [...]. L'ontologie classique se trouve répartie sur les premières sections, intitulées Esthétique Transcendantale (qui se charge des concepts de l'espace et du temps), et Analytique Transcendantale (qui étudie les autres catégories aristotéliciennes). Par contre, dans la Dialectique Transcendantale, Kant fait le procès des trois sciences rationnelles dont se composait la métaphysique spéciale ».

4L’expression est de Gueroult, et caractérise selon lui plus que tout autre le système de Spinoza.

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de la doctrine : tout au contraire, l’état le plus actuel des analyses, des réflexions et des interprétations, se sait l’héritier (souvent critique, bien sûr) de lectures radicalement différentes, et qu’il n’est pas possible de révoquer d’un revers de main, au nom d’une prétendue « scientificité » ou « objectivité » nouvelles ou supérieures, même si les éditions, index, traductions, et commentaires récents nous donnent aujourd’hui un Spinoza plus fiable, sans doute, que celui dont disposaient ses lecteurs anciens -et même si, comme toujours en ces matières, le fait de pouvoir profiter des analyses qui nous précèdent nous donne une forme de supériorité sur elles. Nous voudrions donc présenter ici à grands traits certaines de ces interprétations si radicalement divergentes, d’apparence parfois si aberrantes, de la philosophie de Spinoza : non pas simplement à titre de curiosité (encore que cela serait une raison valable, tant l’histoire de la réception du spinozisme est passionnante et haute en couleurs) ; encore moins pour les ridiculiser au nom d’une interprétation « vraie » que nous réserverions pour la fin, afin de mieux la mettre en valeur ; mais tout au contraire, dans le but de mettre en évidence la relative légitimité de ces lectures (relative, car elle n’est jamais totale), et, de ce fait, pour souligner les aspects véritablement mystérieux, étranges (peut-être d’ailleurs « fascinants » en cela même, pour reprendre les termes d’Alquié5) du spinozisme ; ou à tout le moins, quittant le registre du roman noir, pour donner à comprendre l’extraordinaire plasticité, l’extraordinaire souplesse, l’extraordinaire adaptabilité dont a toujours fait preuve, paradoxalement, une philosophie qu’on imaginerait plutôt (pour parler comme Nietszche) aussi raide, distante, obstinée, corsetée comme elle l’est dans ses démonstrations invulnérables, qu’une jeune vierge en armure6. L’histoire de la réception du spinozisme7 est sans doute l’histoire de la constitution d’un certain nombre de légendes. Mais le but de l’exposé qui suit est précisément, non pas tant de déplorer de telles légendes, ou de s’en moquer (même s’il ne se propose aucunement de les réactiver telles quelles), que de les comprendre8, en cherchant à dégager la part de vérité qu’elles contiennent, c'est-à-dire ce en quoi elles trouvent à se justifier ou à se fonder dans l’œuvre de Spinoza -sans craindre d’éclairer à nouveau certains aspects de la doctrine, que la recherche systématique de ce qu’elle offre elle-même de systématique, ou de plaisant pour le lecteur, peut conduire à laisser dans l’ombre.

5F. Alquié, Le rationalisme de Spinoza, p. 350 : « Nul ne saurait méconnaître le caractère fascinant d’une telle philosophie ».

6Voir Par delà le bien et le mal -prélude d’une philosophie de l’avenir. Première partie : Les préjugés des philosophes, § 5 : « [...] Ou encore ces jongleries mathématiques, dont Spinosa a masqué sa philosophie -c'est-à-dire ‘l’amour de sa propre sagesse’, pour interpréter ainsi comme il convient le mot ‘philosophie’, -dont il a armé sa philosophie comme d’une cuirasse, pour intimider ainsi, dès le début, l’audace des assaillants qui oseraient jeter un regard sur cette vierge invincible, véritable Pallas Athénée ! Combien cette mascarade laisse deviner la timidité et le côté vulnérable d’un malade solitaire ! » (traduction Henri Albert, Mercure de France, 1898. L’ouvrage de Nietzsche avait été publié en 1886).

7Comme le montre bien l’un de ses plus grands historiens, Paul Vernière, dans son fameux Spinoza et la pensée française avant la Révolution, Paris : PUF, 1954 (réédité en 1982).

8Suivant en cela l’injonction spinozienne du Traité Politique (1/4) : « ne pas rire des actions des hommes, ne pas les déplorer, encore moins les détester -mais seulement les comprendre » <humanas actiones non ridere, non lugere, neque detestari, sed intelligere>.

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ATHÉISME, IMMORALISME. 9Il peut sembler incroyable d’avoir pu accuser d’athéisme une

philosophie qui s’ouvre sur un De Deo, qui démontre l’existence de Dieu, et qui déclare par exemple (une citation entre mille), en Éthique II 10 scolie 2, que « tous doivent accorder assurément que rien ne peut être ni être conçu sans Dieu <nihil sine Deo esse, neque concipi posse> ; car tous reconnaissent que Dieu est la cause unique de toutes choses, tant de leur essence que de leur existence ; c'est-à-dire que Dieu n’est pas seulement cause des choses quant au devenir, comme on dit, mais quant à l’être »10 ; une philosophie qui se place en outre volontiers sous l’autorité des textes sacrés (ainsi Jean en exergue au Traité Théologico-Politique : « Nous connaissons à ceci que nous demeurons en Dieu et que Dieu demeure en nous : qu’il nous a donné de son esprit »11) ; une philosophie, enfin, qui accorde un rôle absolument déterminant à la figure du Christ12. Et cependant, l’imputation d’athéisme a été la première dont a bénéficié Spinoza, avec une constance et une force tout à fait remarquables. D’abord parce que le Dieu de Spinoza est « Deus sive Natura », c'est-à-dire, non seulement le Dieu des philosophes, insensible, nécessaire, immanent à tout ce qui est, parfait, infini, éternel, anhistorique, et, en ce sens, impersonnel, ne se souciant pas des prières des hommes ou de leurs espérances, incapable bien sûr de prendre telle ou telle forme sensible, que ce soit celle d’un homme (son « fils » !), ou d’une hostie13 ; Dieu, donc, « sans miracles et sans prophètes »14, sans croix, sans prières, sans espérance, et sans résurrection -religion si singulière en son temps qu’il fallut que le philosophe Anglais John Toland, disciple en esprit de Spinoza, forge le nom de « panthéisme »15 (inconnu du vivant

9Voir Roland Caillois, « Spinoza et l’athéisme », in Spinoza nel 350° anniversario della

nascita. Atti del Congresso (Urbino 4-8 ottobre 1982). Naples : Bibliopolis, 1985, pp. 3-33. 10E II 10 sc 2 : [...] nam apud omnes in confesso est, quod Deus omnium rerum, tam earum

essentiae, quam earum existentiae, unica est causa, hoc est, Deus non tantum est causa rerum secundum fieri, ut aiunt, sed etiam secundum esse.

11Jean, ép I, ch IV, v. 13 ; formule reprise dans la Lettre 76 à Albert Burgh. 12Voir Alexandre Matheron, Le Christ et le Salut des Ignorants chez Spinoza. Paris : Aubier-

Montaigne, 1971. 13Certains passages sont particulièrement explicites à cet égard : on lit ainsi, dans la Lettre

76 à Albert Burgh : « encore ces absurdités seraient-elles supportables si vous adoriez un Dieu infini et éternel et non celui que Châtillon, dans la ville de Tienen en flamand, a donné impunément à manger à ses chevaux. Et vous me plaignez, malheureux que vous êtes. Et vous traitez de chimère une philosophie que vous ne connaissez même pas ! O jeune insensé, qui a pu vous égarer à ce point que vous croyiez avaler et avoir dans les entrailles l’être souverain et éternel ! ».

14Paul Vernière, Spinoza et la Pensée Française avant la Révolution, p. 34 15Le terme « panenthéisme » aurait été, selon Gueroult, plus exact (Spinoza 1, p. 223 : « Par

l’immanence des choses à Dieu est jeté le premier fondement du panthéisme, ou, plus exactement, d’une certaine forme de panenthéisme. Ce n’est pas le panthéisme proprement dit, car tout n’est pas Dieu. Ainsi, les modes sont en Dieu, sans cependant être Dieu à la rigueur, car, postérieurs à la substance, produits par elle, et, à ce titre, sans commune mesure avec elle, ils en diffèrent toto genere »). La remarque de Gueroult est sans doute très juste -encore qu’il aurait peut-être fallu préciser que Dieu, chez Spinoza, est tout autant « dans » les modes que les modes sont « en » Dieu (puisque, comme le précise E V 24, « plus nous connaissons les choses singulières, plus nous

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de Spinoza, même s’il nous est aujourd’hui si familier que nous le croyons souvent bien plus ancien qu’il n’est) pour la caractériser. D’autre part, si l’on considère la critique des textes sacrés développée dans le Traité Théologico-Politique, la remise en cause de l’authenticité de nombreux passages de l’Ancien Testament, enfin la proposition, toujours dans le Traité Théologico-Politique, d’une religion fondée sur des « dogmes de la foi universelle »16, on ne peut que conclure que Spinoza, s’il n’était pas athée à proprement parler, l’était certainement au sens que l’on pouvait donner à ce terme au XVIIè : ne pas appartenir à une Église, ne pas pratiquer, et ne pas accorder de valeur spirituelle aux cultes ni aux rites. De ce point de vue, le personnage du Christ, en effet central, est chez Spinoza de toute évidence d’abord un homme, et ensuite un philosophe, le « plus grand des philosophes » : mais, un peu à la manière de ce que fera Nietzsche plus tard, dans L’Antéchrist, Spinoza n’accorde aucune valeur à la dimension doloriste de la religion chrétienne (surtout catholique) : il n’est de l’essence d’aucune chose singulière, et donc il n’est pas de l’essence du Christ, de mourir sur la croix, et la religion, à leurs yeux, a donc déplacé indûment le centre de gravité des Évangiles de la vie du Christ (et de la Prédication du Royaume), vers sa mort (et vers la Passion)17.

On peut donc comprendre dans quelle mesure, bien que ne parlant quasi que de Dieu, Spinoza ait pu être enrôlé dès le début parmi les adversaires de la religion. Il attire, durant sa vie, l’intérêt des libertins, comme Saint Evremond ; on lui attribue une entrevue (finalement annulée, quoique programmée) avec le Prince de Condé, le protecteur de Molière dans l’affaire du Tartuffe ; la première traduction du Traité Théologico-Politique paraît un an après la mort de Spinoza, donc en 1678 : publiée sous de faux noms chez de faux éditeurs, elle est en français, et due à Gabriel de Saint-Glain, qui lui aussi faisait partie de ce milieu libertin. Cette imputation initiale d’athéisme a duré jusqu’à aujourd’hui, et permet de comprendre comment Spinoza a continué à nourrir des pensées essentiellement athées : certains développements contemporains du marxisme (Althusser, Negri), mais aussi des philosophies aussi originales que celles de Deleuze ou de Badiou, tandis qu’il continue à faire horreur à quelqu’un comme Lévinas (et à toute forme de pensée, frémissante ou gémissante, pour laquelle la « totalité » n’est encore jamais assez)18. connaissons Dieu »). Le terme « panenthéisme » ne s’est cependant pas imposé (sans doute en raison, pensons-nous, de son côté trop compliqué et insuffisamment euphonique), tandis que « panthéisme » est entré dans le vocabulaire courant, comme dans l’histoire de la pensée.

16TTP XIV: fidei universalis dogmata (G [=éd. Gebhardt] III 177 14) . Ces dogmes sont exposés par Spinoza en 7 points aux pages 177-178.

17Pour une critique des thèses de Nietzsche, et une réévaluation des rôles respectifs du Christ et de Saint Paul, voir le récent livre d’Alain Badiou, Saint Paul et la Naissance de l’Universalisme, aux PUF (1997).

18Voir la dernière phrase de la Première Section de Totalité et Infini ( 1961) : « la pensée et la liberté nous viennent de la séparation et de la considération d’Autrui -cette thèse est aux antipodes du spinozisme » ; et surtout, dans le recueil Difficile Liberté, l’article intitulé « Le cas Spinoza » (1955/6) : « Nous sommes entièrement de l’avis de notre regretté et admirable ami Jacob Gordin : il existe une trahison de Spinoza. Dans l’histoire des idées, il a subordonné la vérité du judaïsme à la révélation du Nouveau Testament. Celle-ci, certes, se dépasse par l’amour intellectuel de Dieu, mais l’être occidental comporte cette expérience chrétienne, fût-ce comme étape. Dès lors saute aux yeux le rôle néfaste joué par Spinoza dans la décomposition de

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On voit clairement ici comment ont pu naître presque immédiatement, d’une part, la légende d’un Spinoza avançant masqué, tenant un double langage, et donc duquel l’intention fondamentale demeurait mystérieuse ; et d’autre part, cette autre légende qui a fait de Spinoza, dans les écrits théologiques des XVIIème et XVIIIème siècles, une véritable figure du diable, ou de Satan : comme nous l’apprend Vernière19 en effet, « la tradition se maintint durant tout le XVIIIème siècle, dans les universités allemandes, de commencer une carrière de philosophe ou de théologien par une dissertation contre Spinoza ». Et, bien que Spinoza se soit assez clairement exprimé, dans le Court Traité20, sur la nature essentiellement misérable et pitoyable de Satan (s’il existait), il fut lui-même l’objet d’une immédiate et durable diabolisation. Les réactions des dignitaires catholiques devant la diffusion du spinozisme témoignent en effet du mélange de fascination et de répulsion caractéristique de la présence d’une figure diabolique. Fascination lorsque en 1671 (4 ans après la mort de Spinoza), Arnaud prête le Traité Théologico-Politique à Bossuet, qui lui-même s’était fait faire une copie manuscrite de l’Éthique en attendant de pouvoir se procurer le livre imprimé, alors interdit (mais il est naturel qu’un cardinal ait envie de voir le Diable d’un peu près...). Répulsion pour une figure monstrueuse, dans certains passages de Massillon qui parlent d’eux-mêmes : « Un Spinoza, ce monstre qui, après avoir embrassé différentes religions, finit par n’en avoir aucune, n’était pas empressé de chercher quelque impie déclaré qui l’affermît dans le parti de l’irréligion et de l’athéisme ; il s’était formé à lui-même ce chaos impénétrable d’impiété, cet ouvrage de confusion et de ténèbres, où le seul désir de ne pas croire en Dieu peut soutenir l’ennui et le dégoût de ceux qui le lisent, où hors l’impiété tout est inintelligible et qui, à la honte de l’humanité, serait tombé en naissant dans un oubli éternel et n’aurait jamais trouvé de lecteurs, s’il n’eût attaqué l’Être suprême [...] »21.

Pour leur défense, et pour la défense de Spinoza, les libertins qui s’en réclamaient ont toujours soutenu la contre-légende de « l’athée vertueux », à partir de la biographie à tendance hagiographique de Lucas, reprise par Bayle (sur les écrits duquel repose une bonne partie de la connaissance et de la diffusion de la pensée de Spinoza au XVIIIè siècle), dans le « traité de la vertu des athées » des Pensées sur la comète. En faveur de cette version des choses, témoignent, traditionnellement, la vie elle-même de Spinoza, retirée, discrète, pleine d’urbanité ; le fameux épisode du tract ultimi barbarorum à la suite de l’assassinat des frères de

l’intelligentsia juive [...] ». On appréciera sans doute alors d’autant mieux, par contraste, l’attirance croissante de Ricoeur pour la pensée de Spinoza (notamment dans Soi-même comme un Autre. Paris : Seuil, 1990)... Voir l’article de Jean-François Rey, « Lévinas et Spinoza », in Spinoza au XXe siècle (Actes des journées d’études organisées en janvier et mars 1980, réunis et présentés par Olivier Bloch. Paris : PUF, 1993), 225-235.

19Paul Vernière, Spinoza et la Pensée Française avant la Révolution, p. 35. 20Court Traité, II, ch XXV (« Des diables »), §2 : « Admettons donc avec quelques-uns que

[le Diable] est un être pensant qui ne veut ni ne fait absolument rien de bon et s’oppose ainsi en tout à dieu ; il est donc fort misérable ; et si les prières pouvaient y servir il y aurait lieu de prier pour lui, pour sa conversion » (traduction Appuhn).

21Massillon, Sermon pour le mardi de la 4e semaine de Carême. Cité par Vernière, op. cit., p. 286.

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Wit ; la grande noblesse et la grande élévation de sa morale, particulièrement dans les deux dernières propositions de l’Éthique, où il semble tenir un langage conciliateur entre sa morale sans récompense, et les enseignements fondamentaux de la religion et de la piété ; certaines déclarations fameuses, et généreuses, comme « l’homme est un dieu pour l’homme » (Éthique IV 35 scolie) ; son plaidoyer, enfin, pour la liberté dans le Traité Théologico-Politique, et sa défense de la démocratie, imperium absolutum ou « régime absolu » dans le Traité Politique22. Tout cela dessine la figure, plaisante pour nous, d’un homme à la fois humaniste, généreux, mais pas fier, ami de la liberté d’opinion et de la démocratie, etc. On trouverait cependant aussi, chez Spinoza, les traces sans doutes ténues, mais pas vraiment rares, d’une certaine forme de morale moins commune et peut-être moins plaisante : la dimension libératrice de la doctrine, incontestablement présente, s’accompagne ainsi, en conséquence du nécessitarisme, d’une conception plus figée de l’ordre des choses, particulièrement sensible dans les derniers mots de l’Éthique (V 42 scolie), où le « sage » est déclaré tel « en vertu d’une certaine nécessité éternelle » <aeternâ quâdam necessitate> : cette « nécessité éternelle », séparant les individus en catégories proches de véritables castes, serait de ce point de vue la marque d’une doctrine plutôt aristocratique, comme l’a parfaitement mis en lumière Paul Vernière, dans la toute première phrase de son grand livre : « Malgré l’unité rigide de sa doctrine qui semble décourager l’exégèse, malgré la minceur de son œuvre ramassée en quelques volumes », écrit en effet Vernière, « Spinoza n’a jamais été et ne sera jamais un philosophe populaire ». Assez loin de l’altruisme et de l’universalisme qu’on impute généralement par essence à une attitude morale, les soupçons d’élitisme, d’ésotérisme, de discours pour initiés, pourraient renaître : en Éthique IV, par exemple, Spinoza indique assez clairement que l’homme conduit par la raison doit garder une certaine distance par rapport à ses semblables23 ; dans sa correspondance sur le mal (avec Blyenbergh), discutant le point technique de la distinction à faire entre « privation » et « négation », il montre quelque dureté de cœur devant le cas d’un aveugle, « dont on ne peut pas plus dire, si l’on a égard au décret de Dieu, qu’il est privé de la vue, qu’on ne peut le dire d’une pierre », car, ajoute Spinoza, comme pétrifié lui-même, « à ce moment-là il serait aussi contradictoire que la vision lui appartînt qu’il le serait qu’elle appartînt à la pierre »24. Onze années plus tard, en 1676, écrivant à Oldenburg, Spinoza montre

22Voir TP, chp XI (et dernier), § 1. 23Voir par exemple E IV 70 : « l’homme libre qui vit parmi les ignorants s’emploie autant

qu’il peut à décliner leurs bienfaits » <homo liber, qui inter ignaros vivit, eorum, quantum potest, beneficia declinare studet>. La justification avancée par Spinoza, dans la démonstration, est sans doute universaliste en son principe (« [...] l’homme libre s’emploie à s’attacher d’amitié tous les autres hommes <reliquos homines> [...] et non pas à rendre aux hommes des bienfaits qu’ils jugent égaux d’après leurs affects [...] ») ; mais le scolie qui suit contient une remarque plutôt stupéfiante pour ce qu’elle indique en creux : « je dis », écrit Spinoza, « autant qu’il peut. Car, encore que les hommes soient ignorants, ce sont pourtant des hommes <nam quamvis homines ignari sint, sunt

tamen homines>, qui dans les cas de nécessité peuvent apporter un secours d’homme, qui est le plus précieux de tous » : comme s’il était nécessaire de rappeler qu’un homme, bien qu’ignorant, reste tout de même un homme : comme si, par conséquent, cela n’allait pas de soi.

24Lettre 21 à Blyenbergh. Traduction Appuhn.

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encore ce même mélange de hauteur et de brutalité de ton : son correspondant ayant suggéré que, si les hommes pèchent par nécessité de nature, ils devraient pouvoir en être « excusés », Spinoza le reprend : « Vous n’expliquez pas ce que vous voulez conclure de là [...]. Les hommes en effet peuvent être excusables et néanmoins privés de la béatitude et souffrir des tourments de bien des sortes. Un cheval est excusable d’être cheval et non homme ; et néanmoins il doit être cheval et non homme. Qui devient enragé par la morsure d’un chien, doit être excusé à la vérité et cependant on a le droit de l’étrangler »25. Les différents accomplissements humains (ceux des ignorants, ceux des sages), sont clairement distingués ici en nature et non en degré : comme si les hommes devaient, aux yeux de Spinoza, être distingués en espèces diverses, sans qu’aucune compassion (bien au contraire, comme l’indique l’exemple du chien -ou de l’homme- enragé) n’affleure pour les malades ou les méchants. En bien des passages d’ailleurs, le spinozisme se montre sans tendresse particulière pour les enfants, les ignorants, les fous ; et, comme on le sait, les dernières lignes du Traité Politique affirment sans aucune ambiguïté l’infériorité des femmes, et leur refusent le droit à exercer à parité avec les hommes une autorité politique. Ces traits ne suppriment pas tous ceux que nous avons rappelé plus haut, sur la dimension humaniste, généreuse, et universaliste de la doctrine, mais ils existent, même si bien des lecteurs, et surtout des lectrices de Spinoza, à l’époque du spinozisme triomphant d’Althusser et de Deleuze, n’osaient avouer, ni même s’avouer, la gêne que leur causait de telles déclarations, qui ne s’accordent pas facilement avec ce que nous aimerions caractériser aujourd’hui comme une attitude morale. Ainsi, les légendes du Spinoza vertueux et du Spinoza immoral, comme des mirages dans le désert, nous révèlent sans doute d’abord la nature du désir de ceux qui ont voulu les croire, et marcher avidement vers elles : mais elles nous disent peut-être aussi quelque chose du caractère insaisissable, bien que chatoyant, de la doctrine.

ORIENTALISME, ACOSMISME, NIHILISME L’imputation d’une part d’orientalisme dans le spinozisme a été

immédiate et durable26. Elle a perdu aujourd’hui de son importance et de sa

25Lettre 78 à Oldenburg : At instas, si homines ex naturae necessitate peccant, sunt ergo excusabiles, nec quod inde concludere velis, explicas [...]. possunt quippe homines excusabiles esse, et nihilhominus beatitudine carere, et multis modis cruciari. Est enim equus excusabilis, quod equus, et non homo sit ; at nihilhominus equus, et non homo esse debet. Qui ex morsu canis furit, excusandus quidem est, et tamen jure suffocatur. Nous citons et complétons la traduction de Ch. Appuhn.

26Voir par exemple encore l’ouvrage de Paul Siwek, S. J., Spinoza et le Panthéisme Religieux. Paris : Desclée de Brouwer et Cie, 1937, (préfacé par Jacques Maritain). Dès les premières lignes du premier chp, consacré à « la première jeunesse » de Spinoza, nous lisons : « En parcourant les rues d’Amsterdam, on est frappé par le contraste que présente la partie Sud avec les autres parties de la ville. Ici tout est pleinement « occidental » ; là, c’est bien plutôt « l’Orient » avec sa malpropreté mais aussi son pittoresque. C’est que là habite une race orientale : les Juifs ». On voit que les guillemets autour du terme « oriental » ne durent guère plus qu’une phrase. Par contraste, et pour un approche à la fois nuancée et profonde, on se référera au livre de Geneviève Brykman, La Judéité de Spinoza. Paris : Vrin, 1972. Mais l’ouvrage de Siwek est intéressant pour

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prééminence, sans doute parce que la croyance à l’existence de quelque chose comme « l’Orient » s’affaiblit (en « Occident » ?) au cours du XXème siècle, ou se connaît de plus en plus comme croyance, et ne peut donc plus se prévaloir d’une autorité scientifique ou philosophique27. Il semblerait ainsi extraordinaire à notre époque, par exemple, de voir Spinoza en philosophe chinois : et pourtant, bien qu’un peu oublié maintenant, ce fut un des grands moments de sa lecture, aux XVIIème et XVIIIème siècle.

Tout au long du XVIIéme siècle en effet, la connaissance des pensées de la Chine se précise peu à peu par l’intermédiaire des jésuites. À la mort de Spinoza, donc dans les dernières années du XVIIème siècle et le début du XVIIIème, apparaissent donc simultanément sur la scène de la pensée européenne ces deux modes de réflexion, dont l’exotisme et la nouveauté séduit, et entre lesquels le rapprochement est rapidement fait, jusqu’à l’assimilation28. Le livre source est la préface du jésuite Philippe Couplet (flamand d’origine) au Confucius Sinarum philosophus de 1687 (dix ans après la mort de Spinoza), qui décrit et diffuse les fondements du « brahmanisme chinois » ou « Foe Kiao » : le vide ou néant (vacuum et inane) est au principe ; les hommes en émanent et y retournent ; ce vide est notre substance ; la distinction entre les choses provient seulement des qualités et des figures ; le premier principe, « pur, limpide, subtil, infini, qui ne peut être ni engendré ni corrompu », est dénué de sentiment, d’intelligence et de puissance ; naturalisme fondamental, déterminisme aveugle, sans survie ni récompense à espérer (« première racine de l’athéisme », note le père Couplet) : tout cela, en effet, pouvait faire rapprocher les deux doctrines. Et aussitôt les libertins vont s’enthousiasmer, s’aidant, pour lire l’Éthique, des traits de doctrine de « la » philosophie chinoise transmise par les jésuites.

Le dictionnaire de Bayle va fixer les choses, encore plus dans sa seconde édition (1702) que dans la première (1697), dans laquelle il rapprochait le spinozisme de la secte mahométane des Zindikites et de la religion des Pandets des Indes. Bayle rapproche, dans un déluge de citations, doctrine Foe et spinozisme : il y voit des figures possibles de « l’athée vertueux », et dresse un parallèle plutôt laborieux entre les deux systèmes, dans l’idée générale d’une parenté incontestable, mais d’une supériorité conceptuelle du spinozisme, plus riche, plus rigoureux, plus conséquent.

la franchise avec laquelle il combine une réelle érudition et, comme on l’a vu, des cadres de lecture ou d’interprétation tout faits.

27voir l’article de Hulin, « Spinoza l’oriental ? », in Cahiers Spinoza, IV, 1983, 139-170. On note tout de même la présence de traits orientalisants dans la lecture de Matheron, l’une des récentes et des plus brillantes interprétations de Spinoza : pour donner sens, ainsi, à Éthique V 39, Matheron en vient à évoquer une « sorte de yoga » (voir l’article sur « La vie éternelle et le corps selon Spinoza », in Revue philosophique de la France et de l’étranger, 1994-1, 27-40, notamment pp. 39-40 ; voir aussi Individu et Communauté chez Spinoza, p. 586), pratique toujours d’ailleurs plus ou moins associée à la figure de la sagesse, et qui garde incontestablement une résonance orientale à nos yeux. Voir également, à la fin de Individu et Communauté..., les analogies indiquées sous formes de tableaux entre les structures des Parties de l’Éthique et « l’arbre séphirotique des kabbalistes ».

28Nous suivons ici Vernière, Spinoza et la Pensée Française, op cit, 346 sq.

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Malebranche ira plus loin encore dans son Entretien d’un philosophe chrétien et d’un philosophe chinois de 1707 : il y assimile explicitement les deux systèmes de pensée : « confusion de Dieu et du monde, de l’étendue intelligible et de la matière, critique des causes finales et de la providence, impossibilité de la création, déterminisme aveugle » : finalement, écrit Malebranche, « il me paraît qu’il y a beaucoup de rapport entre les impiétés de Spinoza et celles de notre philosophe chinois ». « Dès lors », poursuit Vernière, « fondée sur l’autorité de Bayle et de Malebranche, l’idée s’accrédite d’un spinozisme oriental, de l’unité profonde et par là-même de la valeur de toutes les formes du panthéisme »29, jusqu’au Lettre chinoises du marquis d’Argens (1739), roman dans lequel on voit un chinois (Siou Tchéou) qui voyage en France, reconnaît immédiatement la parenté entre la pensée chinoise de Confucius et celle de Spinoza, s’extasie devant l’Éthique, s’indigne contre le fait que les missionnaires ne leur parlent pas en Chine de ce philosophe, et encore moins du grand nombre de partisans qu’il a dans toute l’Europe ; et, finalement, converti à l’Éthique, Siou Tchéou retournera en Chine pour y prêcher « cette nouvelle loi dont les pères jésuites n’avaient rien dit »30.

Les interprétations contemporaines de la pensée de Spinoza, et tout particulièrement, bien sûr, le commentaire de Martial Gueroult, ont mis en évidence la surabondance de richesse de la Substance spinoziste31, si bien qu’il peut nous sembler tout simplement faux ou absurde d’y avoir vu, ou de prétendre y voir, à la suite de Hegel, un principe vide, ou un principe du vide32. Plutôt cependant que de

29Ibid, 351. Vernière se réfère alors à « Anthony Collins, ami de Locke », au comte de Boulainviller, au Père Tournemine (préfacier anonyme en 1713 du Traité de l’Existence de Dieu, de Fénelon), qui tente au contraire de lutter contre cette assimilation (ce qui laisse penser qu’elle était assez commune), thèse reprise plus tard par Voltaire qui, « plus tard, voulant sauvegarder le déisme et lui trouver des appuis en Chine, reprendra la thèse de son maître Tournemire » (ibid, 352).

30Ibid, 354. 31C’est le sens général de la thèse propre à Gueroult du passage, dans les premières

propositions de E I, de la « substance constituée d’un attribut » (chp III) à la « substance constituée d’une infinité d’attributs » (chp IV) ; d’où la conclusion que, chez Spinoza, l’unité de Dieu n’est pas celle d’un « être simple et homogène (ens simplicissimum) », mais celle d’un « être plein et complexe (ens realissimum) » (Martial Gueroult, Spinoza 1, 221, « 5 »).

32Voir par exemple Enclyclopédie, add au § 151, trad Bourgeois, 586 : « La substance, comme elle est appréhendée par Spinoza, sans médiation dialectique antérieure, immédiatement, est, en tant qu’elle est la puissance universelle négative, en quelque sorte seulement cet abîme sombre, informe, qui engloutit en lui tout contenu déterminé, comme étant originairement du néant, et ne produit rien qui ait en soi-même une consistance positive ». Nous soulignons. Gueroult se montre ainsi particulièrement sévère avec les interprétations de type ou d’origine hégéliens. Commençant par reconnaître (Spinoza 1, 428) que « l’interprétation idéaliste, subjectiviste, ou formaliste, des attributs, a ses lettres de noblesse [nous soulignons] », en ce qu’elle se « recommande de l’interprétation hégélienne », il se montre peu disposé pour autant à accréditer une telle interprétation, « fondée elle-même moins sur une analyse objective [nous soulignons : toute la question que pose la méthode d’interprétation de Gueroult nous semble être, précisément, la possibilité d’une telle « analyse objective »], que sur un effort vigoureux pour remodeler de fond en comble la doctrine de Spinoza, afin de l’interpréter comme un moment nécessaire au développement de l’idée ». Gueroult, plus loin, emploie un langage plus direct, en parlant de « préjugés » (468), de « contresens » de Hegel (430 n. 1), et même « d’affabulations » (466) ; l’interprétation de Hegel, ainsi, « substitue au spinozisme réel [nous soulignons] un ensemble de

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tenir pour simplement nulle et non avenue une lecture soutenue par d’aussi grands noms33, il peut être fécond, nous semble-t-il, de chercher encore aujourd’hui ce qu’elle peut nous apprendre sur Spinoza. Lorsque Hegel lit Spinoza en termes « d’acosmisme »34, il s’agit pour lui de s’opposer, parfois avec un humour un peu appuyé, aussi bien à une lecture athée qu’à une lecture panthéiste du spinozisme35, en s’appuyant sur la dimension « orientale » du spinozisme : « Spinoza était par son origine un Juif et c’est en somme l’intuition orientale selon laquelle tout être fini apparaît simplement comme un être qui passe comme un être qui disparaît, qui a trouvé dan sa philosophie son expression conforme à la pensée »36. L’étrange est ici qu’avec un cadre conceptuel sans doute contestable (qu’est-ce qu’ un « Juif », qu’est-ce qu’une « intuition orientale » ? questions bien délicates), Hegel met le doigt sur une difficulté toute particulière du spinozisme.

La critique des notions abstraites, ou générales, parcourt, comme on sait, l’œuvre de Spinoza, depuis les Principes de la Philosophie de Descartes, jusqu’à l’Éthique37 : « Pierre doit s’accorder avec l’idée de Pierre, comme il est nécessaire, et non avec l’idée d’homme »38. Seules existent, en vérité, des choses singulières,

concepts qui lui sont étrangers » (466), et ne fait que « projeter » sur la doctrine « tout un monde de concepts nés ailleurs et sans rapport avec elle » (468). Notre objet ici, comme ailleurs, est précisément de questionner la possibilité même de ce que Gueroult appelle le « spinozisme réel » ou « objectif ».

33Outre Hegel, le contresens, « dont on trouve déjà le principe », selon Gueroult, chez Fichte, se retrouve évidemment chez de nombreux commentateurs et philosophes postérieurs : « pour ne citer que les plus notoires », précise Gueroult, chez « J. E. Erdmann, Rosenkranz, Schwegle, E. von Hartmann, K. Fischer, Fr. Erhardt, P. Deussen, Lagneau, Brochard, Huan, L. Brunschvicg, Lachièze-Rey, Constantin Brunner, M. A.Wolfson, etc ».

34Voir par exemple, dans le Concept préliminaire de l’Encyclopédie (éd de 1827 et 1830), la remarque liée au § 50 : « dans le système spinoziste, le monde est bien plutôt déterminé seulement comme un phénomène auquel ne saurait appartenir la réalité effective, de sorte que ce système est à regarder bien plutôt comme un acosmisme » (trad Bourgeois, Paris : Vrin, 1979, 313 ; terme souligné par Hegel).

35Hegel, Encyclopédie, op cit, 313 : « Une philosophie qui affirme que Dieu, et seulement Dieu, est, on pourrait, pour le moins, ne pas la donner pour un athéisme. On attribue bien encore une religion aux peuples qui révèrent comme Dieu le singe, la vache, des statues de pierre, d’airain, etc. ! ». Voir aussi, ibid, addition au § 151 (op cit 586) : « [...] Ce système serait à désigner non pas comme athéisme, mais bien plutôt, à l’inverse, comme acosmisme. De là résulte ensuite aussi ce qui est à penser du reproche de panthéisme. Si l’on entend par panthéisme, comme cela se produit très souvent, une doctrine qui considère les choses finies en tant que telles et le complexe qu’elle forment, comme Dieu, on ne pourra s’empêcher de laver la philosophie spinoziste du reproche de panthéisme, puisque, selon elle, aux choses finies ou au monde en général n’appartient absolument aucune vérité : par contre, cette philosophie est assurément panthéistique, précisément du fait de son acosmisme ».

36Hegel, Encyclopédie, add au § 151. Traduction Bourgeois, p. 584. 37Principia, préface : « l’affirmer et le nier ne sont rien en dehors des idées ; [...] pour les

autres facultés, telles que l’entendement, le désir, etc., on doit les ranger au nombre des êtres imaginaires ou au moins de ces notions que les hommes on formées parce qu’ils conçoivent les choses abstraitement, telles l’humanité, la pierréité et autres de même genre » (G I 132 20-24 ; trad Appuhn I 236) ; même idée dans la Lettre 2 à Oldenburg : la « pierréité » ne nous apprendra rien sur telle pierre, la « volonté » sur telle volition, « l’humanité » sur tel homme.

38Court Traité I 6 (G I 43 29-31 ; traduction Appuhn I 75 §‘9’).

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parce que seules les choses singulières ont une essence39. De là la fameuse déclaration selon laquelle « plus nous comprenons les choses singulières, plus nous comprenons Dieu »40. De là aussi la détermination usuellement reconnue de la « connaissance du troisième genre », ou « science intuitive », comme connaissance qui, au-delà de la connaissance « du second genre », ou « raison », ou « connaissance par les notions communes », serait capable d’atteindre le singulier en son essence41. Et cependant, comme l’a montré Gueroult, selon nous à juste titre42, un examen plus attentif de la doctrine de la « science intuitive » oblige à conclure que, lorsqu’elle saisit, selon l’expression de Éthique II 40 scolie, les « essences des choses »43, il ne s’agit pas des « essences singulières des choses singulières », mais des « essences spécifiques » de ces choses singulières44 : en un mot, la « science intuitive » saisirait en réalité, et ne pourrait saisir, que des essences spécifiques, c'est-à-dire des choses sans doute non universelles, mais générales. Quoi qu’il en soit de la discussion précise de ce point, sur laquelle nous ne nous attarderons pas ici, la détermination de la singularité se heurte, dans le spinozisme, à d’autres exigences du système : du fait même de la composition hiérarchique des individus dans la nature naturée, d’une part, et du fait, d’autre part, de la nature abstraite et imaginaire des notions de « tout » et de « partie »45 (il n’y a pas de raison, en effet, pour que des réalités correspondent ici à des noms communs, tandis que ce serait impossible ailleurs, comme nous venons de le voir), pour toutes ces raisons, donc, toute chose singulière peut en effet être considérée simultanément, chez Spinoza, comme « partie » d’une autre chose singulière, et comme « tout » d’autres choses singulières. La composition hiérarchique des essences des choses singulières entraîne donc paradoxalement l’effacement de leur individualité ; si bien que, d’un tel point de vue, la « nature naturée » spinoziste, qui est généralement perçue comme un ensemble de « choses singulières », et de choses singulières seulement, de laquelle par conséquent doivent être exclues les idées générales comme illusoires, imaginaires et abstraites, pourrait aussi bien apparaître comme un ensemble d’« essences spécifiques », de « notions communes », en un mot, de structures générales ou universelles, possédant toute la réalité, susceptibles seules d’une connaissance adéquate, et devant lesquelles s’effaceraient, comme des ombres illusoires, les diverses combinaisons auxquelles nous attribuons imaginairement

39Pensées Métaphysiques II 7 (G I 263 2-4 ; traduction Appuhn I 371 §2 13-20). 40E V 24 : Quo magis res singulares intelligimus, eo magis Deum intelligimus. 41Voir E V 22, 24, 27 et dém, 28, 29, 31 et dém, et 36 sc. 42Voir notre Qualité et Quantité dans la Philosophie de Spinoza (Paris : PUF, 1995), 270 sq. 43E II 40 sc : « Ce genre de connaître procède de l’idée adéquate de l’essence formelle de

certains attributs de Dieu vers la connaissance adéquate de l’essence des choses » (traduction Pautrat).

44Voir Gueroult II 463 et 548. 45Voir Court Traité I chp 2 § 19 : « le tout et la partie [étant] seulement des êtres de raison,

[...] il n’y a dans a nature ni tout ni parties » (G I 24 19-21 ; traduction Appuhn, I 54 §19 1°). Voir aussi, dans la Lettre 32 à Oldenburg, la fiction du « ver » dans le sang, qui peut être considéré indifféremment comme une chose singulière à part entière, ou comme une partie d’une chose singulière plus composée.

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l’individualité46. Il n’est donc pas nécessaire de recourir à un Spinoza « Oriental », ou traditionaliste47, pour rencontrer les difficultés de la théorie des « choses singulières » : la doctrine nous offre tous les chemins souhaitables. Sans doute, les « choses singulières », chez Spinoza, n’ont pas pour destin de se résorber dans la substance (puisque, comme nous venons de l’indiquer, leur statut n’est fragile que devant les « notions communes », qui, connues par l’entendement, appartiennent nécessairement à la « nature naturée ») ; pour autant, on ne peut pas, de ce fait, déclarer simplement « fausses », ou « absurdes », ou « à contresens » les intuitions qui ont peut être « Orienté » les lectures spinozistes de Malebranche, de Bayle, de Hegel, et de tous ceux qui, d’une façon ou d’une autre, se sont dirigés vers la détermination d’un « vide », ou d’une forme d’évanescence, dans un système manifestement fait pour les exclure. De ce point de vue, on ne saurait passer sous silence la récente et superbe lecture de Badiou, qui, dans L’Être et l’Événement, reconnaît, dans les « modes infinis » le nom évanescent du vide : « Nécessaire, mais inexistant », écrit ainsi Badiou, « le mode infini comble, le temps de son apparaître conceptuel étant aussi celui de son disparaître ontologique, l’abîme causal entre l’infini et le fini. Ce n’est toutefois que pour être le nom technique de l’abîme, le signifiant ‘mode infini’ organisant la subtile méconnaissance de ce vide qu’il s’agissait de forclore mais qui insiste à errer [nous soulignons] sous l’artifice nominal dont se déduisait, théoriquement, sa radicale absence »48. On mesurera la portée d’une telle lecture lorsqu’on aura rappelé que, dans L’Être et l’Événement (dont la thèse est la reconnaissance, dans les mathématiques, de l’ontologie ou science de l’être cherchée en vain depuis tant de siècles), que, dans L’Être et l’Événement, donc, « le vide » est précisément « le nom propre de l’être »49. Ainsi, sous les formes variées de la sinophilie antijésuitique des origines, de l’acosmisme antiathéistique de Hegel et des hégéliens, jusqu’à l’ontologie mathématique et antipoiétique de Badiou, la voie « orientale » voire « chinoise » d’interprétation du spinozisme (Badiou en cela indéfectiblement « Mao »...) est restée constamment ouverte, menant, par d’apparents et non scolaires détours, aux fondements de la théorie spinoziste des essences des « choses singulières ».

NATURALISME, VITALISME, MATÉRIALISME.

46Voir notre Qualité et Quantité (272-273), dont nous reprenons ici les conclusions sans

pour autant en reproduire les raisons. 47Voir par exemple les dernières lignes du Règne de la quantité de René Guénon : « [...] il y

a simplement ce qui est, ce qui ne peut pas ne pas être, ni être autre que ce qu’il est ; et c’est ainsi que, si l’on veut aller jusqu’à la réalité de l’ordre le plus profond, on peut dire en toute rigueur que la ‘fin d’un monde’ n’est jamais et ne peut jamais être autre chose que la fin d’une illusion » ; du même auteur, on pourra se reporter à l’ouvrage sur Orient et Occident, classique du traditionalisme.

48Alain Badiou, L’Être et l’Événément. Paris : Seuil, 1988, 136. 49C’est le titre même de la Méditation Quatre.

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Les « libertins » du début du XVIIème siècle50 pouvaient trouver à se satisfaire dans une sorte d’éclectisme néo-stoïcien, aussi bien que se laisser inspirer par les philosophes italiens : dans tous les cas, ce qui séduit, c’est un fond de rationalisme athée, de naturalisme, de panthéisme, dans lequel tout s’explique par les seules forces de la nature, sans que l’univers ni la conduite soient soumis à aucune règle transcendante. On sait par ailleurs51 que Spinoza, grâce à son maître italien Saül Morteira, lisait l’italien, et qu’il a connu très tôt les dialogues de Bruno. Le Court Traité contient d’ailleurs des dialogues qui auraient, selon Vernière, la « forme des dialogues Bruniens », affirmation discutable selon nous, tant ces deux dialogues de Spinoza sont encore, précisément, informes. Quant au fond, on trouve chez Bruno la notion d’un Dieu cause immanente, et non transitive, de l’univers, ce qui a pu pousser à croire que « la doctrine spinoziste de la substance » « dérivait » « de Giordano Bruno ». Des déclarations si générales ne peuvent que demeurer stériles tant qu’on n’aura pas expliqué ce qu’on entend par « dériver de ». Mais on refusera difficilement une certaine identité de formulations et de directions entre ce panthéisme naturaliste de la renaissance et celui de Spinoza. On lit par exemple, dans le traité de Bruno De Immenso : « la nature est Dieu dans les choses <natura est Deus in rebus> », ou encore : « la nature est ou bien Dieu lui-même, ou bien une vertu divine qui se manifeste dans les choses elles-mêmes » ; Campanella recourt à une comparaison que l’on trouve chez Spinoza dans la Lettre 32 : « le monde est un animal immense dans le sein duquel nous vivons comme vivent les vers dans notre corps ». Cela ne prouve naturellement pas que Spinoza ait lu ou emprunté cette comparaison, mais ne l’interdit pas non plus, de même que cela peut indiquer une préoccupation commune : on trouvait en effet, dans ce naturalisme vitaliste, l’affirmation de l’unicité du monde sous la forme d’un grand animal, ou grand animé ; affirmation à laquelle on a pu voir un écho dans le spinozisme, en Éthique II 13 scolie, lorsque la théorie de la composition hiérarchique des individus finit par conduire Spinoza à l’évocation d’un individu total : « et, si nous continuons encore ainsi à l’infini, nous concevrons facilement que la nature tout entière est un seul individu, dont les parties, c'est-à-dire les corps, varient d’une infinité de manières sans que change l’individu tout entier ». La très remarquable interprétation de Gueroult en termes de « pendules composés »52 repousse sans doute, autant qu’il est possible, le vitalisme ou l’animisme que l’on pourrait soupçonner ici : car, faire de l’univers un gigantesque « pendule composé », c’est évidemment refuser d’y voir un

50Par exemple, Théophile de Viau (1590-1626), Jacques Vallée des Barreaux (« prince des

libertins », associé à Spinoza par Voltaire dans son Ode sur le fanatisme de 1775), ou Lucilio Vanini d’Otrante.

51Paul Vernière, Spinoza et la Pensée Française, op cit, 342 sq. 52Martial Gueroult, Spinoza 2, 171 sq. Voir notamment 173-174 : « Il semble évident que

l’Individu est conçu par Spinoza à l’image du pendule composé, la pression des ambiants imposant aux mouvements des corps qui le constituent cette proportion constante de mouvement et de repos qu’impose aux pendules simples la tige rigide qui les lie les uns aux autres dans le pendule composé ». Finalement (175), « considéré [...] non dans sa quantité immuable de mouvement, mais dans la proportion immuable de mouvement et de repos imposée à ses parties, l’ensemble de l’univers est comparable à un gigantesque pendule composé, dont le rythme éternel est absolument indéréglable du fait qu’il ne peut subir aucune action perturbatrice venant du dehors ».

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gigantesque « animal » ; mais, bien que Gueroult appuie très justement son hypothèse sur le fait que l’Individu total, composé de tous les autres individus de l’univers, ne pourrait pas se voir détruit, faute de la présence d’un Individu qui lui serait extérieur53, rien dans le spinozisme ne nous permet de faire une exception pour cet Individu ultime : comme toute chose, il sera pourvu d’un conatus, et, en cela, conformément à Éthique III 6, il « s’efforcera de persévérer dans son être »54 : nous ne pouvons donc pas donner à l’Individu total l’inertie caractéristique d’un pendule indéréglable. Peut-être en l’occurrence cet « effort » pour « persévérer dans l’être » est-il superflu ; mais on ne voit pas pourquoi, alors que tous les individus composants et composés d’un degré inférieur le manifestent, il disparaîtrait brutalement de l’individu composé des composés. Cet « Individu » infini, gigantesque, inaltérable, devra ainsi, pour respecter les exigences universelles de la doctrine, pouvoir être considéré à la fois comme machine et comme animal. De fait, la physique de Spinoza fait place à la notion de « degrés d’animation » : « tous les individus, quoique à des degrés divers, sont néanmoins animés », écrit Spinoza en Éthique II 13 scolie55, formule par laquelle Spinoza peut sembler revenir, par dessus le mécanisme cartésien, aussi bien à la doctrine stoïcienne qu’aux philosophies de la Renaissance, puisque une telle doctrine se trouve chez Giordano Bruno. On peut sans doute soutenir à bon droit qu’une telle lecture est inexacte56. La formule n’en demeure pas moins frappante, surtout quand on remarque l’importance donnée par Spinoza à la notion de « vie » dans son système, si bien mise en évidence par Sylvain Zac57, et objet d’une des plus célèbres maximes de la sagesse spinozienne, selon laquelle « un homme libre ne pense à aucune chose moins qu’à la mort, et sa sagesse est une méditation de la vie, et non de la mort »58. Tout cela explique donc en partie, sans doute, le fait que la doctrine de l’Éthique fut souvent rapprochée du naturalisme italien, comme l’athéisme de Spinoza de l’impiété de Bruno et Vanini (brûlés vifs tous deux, rappelons-le, en 1600 et 1619 respectivement) : c’est par exemple ce que fera Diderot, entre autres auteurs moins connus, dans l’article de l’Encyclopédie consacré à Bruno.

De ce panthéisme diffus, le pas était vite franchi jusqu’au matérialisme. Ce fut le cas avec le fameux Traité des trois imposteurs, rédigé en français

53Conformément à E III 4 : « Nulle chose ne peut être détruite, sinon par une cause

extérieure » <nulla res, nisi à causâ externâ, potest destrui>. 54E III 6 : « chaque chose, autant qu’il est en elle, s’efforce de perséver dans son être »

<unaquaeque res, quantum in se est, in suo esse perseverare conatur>. 55E II 13 sc : « Car ce que nous avons montré jusqu’ici, ce ne sont que des <traits>

communs, qui n’appartiennent pas plus aux hommes qu’aux autres individus, lesquels sont tout animés, quoique à des degrés divers » <Nam ea, quae hucusque ostendimus, admodum communia sunt, nec magis ad homines, quam ad reliqua individua pertinent, quae omnia, quamvis diversis gradibus, animata tamen sunt>. Traduction de Bernard Pautrat (nous ajoutons le terme entre crochets obliques).

56Comme le fait Renée Bouveresse dans un article sur « L’idée d’animisme universel chez Spinoza et Leibniz » -colloque de Cerisy 1982, Vrin 1988, 33-45 ; on se reportera également au Spinoza et Leibniz (l’idée d’animisme universel), du même auteur (Paris : Vrin, 1988).

57Sylvain Zac, L’idée de vie dans la philosophie de Spinoza. Paris : PUF, 1963) 58E IV 67 : homo liber de nullâ re minus, quam de morte cogitat, et ejus sapientia non mortis, sed vitae meditatio est.

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probablement en Hollande au tout début du XVIIIème siècle, qui portait aussi le titre d’Esprit de Spinoza, et qui attribuait à Spinoza de façon purement fantaisiste une théorie matérialiste de l’âme comme feu (dont la source serait dans le soleil), thèse dont on a pu montrer que la source se trouvait dans Campanella (dans sa Civitas Soli, où les « solariens », disciples des brahmanes ou des pythagoriciens, adorent le soleil, ‘statue vivante de Dieu’, d’où dérivent la chaleur, la vie, mais aussi les âmes des hommes qui, à la mort, retournent à leur foyer d’origine. Cette théorie matérialiste de « l’âme ignée » a connu une certaine vogue : on la retrouve chez Cyrano de Bergerac (dans Les États de la Lune et du Soleil), et aussi chez La Fontaine (dans le Discours à Madame de la Sablière) ; de façon assez frappante, cette idée d’une matérialité de l’âme est aussi, sans aucun doute, une tentation du cartésianisme, dont les esprits animaux, « qui ne sont que des corps », agissent sur la glande pinéale, qui est elle aussi un corps. Mais justement (et le point est assez amusant du point de vue de l’histoire des idées), s’il y a bien un auteur qui n’a jamais manifesté la moindre tentation vers un matérialisme de l’âme, sous quelque forme qu’elle se présente, c’est justement Spinoza, qui se trouve, de ce fait, et bien qu’on l’ait revendiqué dans toute une tradition matérialiste (La Mettrie, d’Holbach), bien moins matérialiste sur ce point qu’aucun de ses contemporains. Comment expliquer alors l’attrait constant qu’a représenté jusqu’à aujourd’hui Spinoza pour une tradition matérialiste ? On trouverait des éléments de réponse dans un texte fort explicite d’Althusser, publié en 1992 dans la revue Lignes, sous le titre « L’unique tradition matérialiste -Spinoza Machiavel »59. Rapprocher Machiavel de Spinoza (geste déjà opéré par Nietzsche, et qui sera au cœur de l’interprétation d’Antonio Negri60), c’est d’abord reprendre l’éloge que fait Spinoza lui-même de Machiavel dans le Traité Politique61) -par où se trouverait à nouveau légitimé le rapport envisagé plus haut entre la philosophie de Spinoza et les doctrines de la

59N° 18, 1992. Sur les lectures de Spinoza par Althusser, voir l’article de Jean-Pierre Cotten, « Althusser et Spinoza », in Spinoza au XXème siècle, op cit, 501-514. Voir également, dans le même volume, l’article de André Tosel, « Des usages ‘marxistes’ de Spinoza -Leçons de méthode » (ibid, 515-525).

60Voir essentiellement L’Anomalie Sauvage. Puissance et Pouvoir chez Spinoza. Paris : PUF, 1982 (traduction par François Matheron de L’Anomalia Selvaggia.Saggio su potere et potenza in Baruch Spinoza. Milan : Feltrini, 1981) ; préfaces de Gilles Deleuze, Pierre Macherey, Alexandre Matheron.

61Traité Politique V 7 : « Or, de quels moyens un prince, mû par le seul appétit de dominer, doit user, pour consolider et conserver un régime, le très pénétrant Machiavel l’a montré abondamment -mais dans quelle fin, c’est ce qui n’apparaît pas très clairement. Si cette fin était bonne, comme il faut le croire d’un homme sage, elle semble avoir été de montrer avec quelle imprudence beaucoup s’efforcent de supprimer un tyran, alors que pourtant les causes qui font du prince un tyran, loin de pouvoir être supprimées, sont d’autant plus fortes que s’offre au prince une cause plus grande de craindre : ce qui se produit quand la multitude s’est déjà livrée à des démonstrations contre le prince et tire gloire, comme d’un haut fait, d’une trahison. En outre, il a peut-être voulu montrer à quel point une multitude libre doit prendre garde de ne pas confier absolument son salut à un seul homme, qui, à moins d’être vain au point de penser pouvoir plaire à tout le monde, doit chaque jour redouter des pièges, et qui, par conséquent, est forcé de prendre garde à soi, et de tendre des pièges à la multitude, plutôt que de veiller sur elle. Je serais plutôt enclin à croire cela de cet homme très habile, parce qu’il est établi qu’il fut partisan de la liberté, pour la défense de laquelle il donna aussi les conseils les plus salutaires ». Nous traduisons.

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Renaissance. Mais, quant au fond, l’article d’Althusser est précieux en ce qu’il explicite très clairement ce qui peut à ses yeux motiver un intérêt de type « matérialiste » pour Spinoza62 : « Dans cette fantastique philosophie de la nécessité du factuel dépouillé de toute garantie transcendante (Dieu) ou transcendantale (le ‘je pense’) », écrit ainsi Althusser, « je retrouvais une de mes vieilles formules. Je pensais alors, usant d’une métaphore qui vaut ce qu’elle vaut, qu’un philosophe idéaliste est comme un homme qui sait d’avance et d’où part le train dans lequel il monte et où va le train : quelle est sa gare de départ et sa gare de destination [...]. Le matérialiste, au contraire, est un homme qui prend le train en marche (le cours du monde, le cours de l’histoire, le cours de sa vie) mais sans savoir d’où vient le train ni où il va. Il monte dans un train de hasard, de rencontre, et y découvre les installations factuelles du wagon et de quels compagnons il est factuellement entouré, quelles sont les conversations et les idées de ces compagnons et quel langage marqué par leur milieu social (tout comme les prophètes de la Bible) ils parlent ». La philosophie serait alors, selon Althusser, le Holzweg der Holzwege, « le chemin des chemins qui ne mènent nulle part »63 ; et il félicite Hegel d’avoir forgé « la prodigieuse image d’un ‘chemin qui marche tout seul’, ouvrant sa propre voie au fur et à mesure de son avancée dans les bois et les champs ». Vécue de cette façon, la philosophie est sans aucun doute une aventure plutôt risquée... Mais on voit très bien, surtout dans le début du passage, ce qui peut intéresser un « matérialiste » chez Spinoza : non pas tant la référence à la « matérialité » de telle ou telle chose, comme par exemple à la matérialité de l’esprit, mais plutôt la distinction entre un monde guidé par un « Recteur », sujet volontaire (Dieu ou chacun d’entre nous), selon un projet, des idées, et un monde sans guide ni « Recteur », dans lequel il n’y aurait pas de « sens », pas de « direction » préétablie, mais dans lequel régnerait seulement l’auto-développement de l’effectivité. Mais on voit alors clairement comment ce matérialisme de l’effectivité se fonde en dernier ressort sur un matérialisme de la matière : car, la matière, c’est bien pour nous, avant tout, ce qui se développe de soi, sans projet, aveuglément (par opposition à l’esprit ou à la volonté qui par essence projettent et se projettent). Si bien que Spinoza, quoiqu’ayant toujours repoussé entièrement l’idée d’une matérialité de la pensée, ou d’une constitution seulement « matérielle » (si l’on entend par là « étendue », « palpable ») des choses singulières, se verra sans absurdité revendiqué par une tradition matérialiste attentive surtout au fait que, dans le spinozisme, le développement de tous les ordres de réalité, y compris ceux de la pensée, des désirs, ou de la politique, se produit, comme celui de l’étendue, sans projet, sans volonté, sans finalité, sans intentionnalité explicitables. Un matérialisme du développement est donc aussi légitime, à propos du spinozisme, qu’un matérialisme du contenu serait absurde et à contre-sens.

62Althusser, article cité, p. 89. 63Ibid : « C’est alors que j’aimais citer Dietzgen, parlant de la philosophie comme le

« Holzweg der Holzwege », devançant Heidegger qui ne connaissant sans doute pas cette formule (que je dois à Lénine d’avoir découverte, puis à la belle traduction de J.-P. Osier) ».

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NÉO-STOÏCISME La fin du XVIème siècle et le début du XVIIème voient renaître un grand

intérêt pour les thèses et les ouvrages stoïciens : pour Cicéron, Marc-Aurèle, et plus encore pour Sénèque et Epictète, dont tous les livres sont traduits, diffusés, commentés64. Un grand rôle est joué ici par Juste-Lipse, érudit de Louvain, auteur d’ouvrages dans lesquels il a réuni et classé ce qu’on pouvait savoir de son temps sur les stoïciens (au début du XVIIème). Surtout inspiré de Sénèque, il écrit ainsi, dans la préface de sa Physiologia Stoicorum : « que personne, avec les stoïciens, ne place la fin des biens ou le bonheur dans la nature à moins d’entendre par la nature Dieu lui-même ». La parenté avec la formule spinoziste ne doit cependant pas masquer la différence d’intention : Juste-Lipse s’efforçait en effet de montrer dans la morale et dans la métaphysique stoïciennes une préparation ou un acheminement au christianisme (démarche que l’on retrouvera chez Pascal, dans l’Entretien avec M. de Saci sur Epictète et Montaigne) : et c’est en ce sens qu’il faut comprendre une formule d’apparence très spinoziste, comme « Dieu est libre parce qu’il est lui-même sa propre nécessité », mais que Juste-Lipse interprète en un sens résolument non-spinoziste, comme l’idée que le destin n’est que la volonté de Dieu lui-même, ou volonté libre -les trois notions enveloppées ici (destin, volonté de Dieu, volonté libre), étant absolument exclues par Spinoza, tout comme, bien évidemment, leur identification. De fait, les travaux de Gueroult ont bien mis en lumière l’importance de la critique spinozienne de la volonté, au cœur des principales différences qu’on peut relever entre le spinozisme et le stoïcisme : il n’y a en effet pas de théorie de l’assentiment chez Spinoza (alors qu’on la trouve presque textuellement dans la théorie cartésienne des passions65) ; on n’y trouve pas non plus de théorie de la puissance de la volonté, au contraire cruellement raillée par lui (comme trait caractéristique du stoïcisme dans la préface de la Cinquième Partie de l’Éthique) ; il n’y a pas place non plus dans le spinozisme (nous y avons insisté plus haut) pour une âme matérielle, pas d’esprit ascétique, pas de superstition ; et les attitudes adoptées par les deux doctrines, enfin, sont très différentes quant au suicide. Si l’on se place cependant au niveau le plus général, c'est-à-dire au niveau où se dégage le sens d’une philosophie, le stoïcisme et le spinozisme se révèlent fondamentalement proche, par leur pan-rationalisme, par l’identification de la vertu et du bien, par la présence divine dans les choses singulières, par le thème de la vraie vie conforme à la nature66, mais aussi par la morale du citoyen, de l’homme actif dans la cité, et par

64Rappelons les noms de Guillaume du Vair, de Montaigne, et de Pierre Charron ; on a là

des sources aussi bien pour la « générosité » cartésienne (notion qui sera reprise par Spinoza, et qui jouera un grand rôle en E IV), que chez les héros de Corneille.

65Descartes, Passions de l’Âme, I 40 : « le principal effet des passions [...] est qu’elles incitent et disposent l’âme [des hommes] à vouloir les choses auxquelles elles préparent leur corps : en sorte que le sentiment de la peur l’incite à vouloir fuir, celui de la hardiesse à vouloir combattre : et ainsi des autres ».

66Les dernières lignes de E IV ont une résonance incontestablement stoïcienne : « [...] car, en tant que nous comprenons, nous ne pouvons aspirer à rien qui ne soit nécessaire, ni, absolument parlant, trouver de satisfaction ailleurs que dans le vrai ; et par suite, en tant que nous comprenons correctement ces choses, l’effort de la meilleure partie de nous-même se trouve en cela convenir

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l’importance de la figure du sage, pour ne s’en tenir qu’aux thèmes les plus connus et les plus manifestes.

Une proximité si générale permettrait, assez étonnamment, de remarquer chez Spinoza la présence de thèses qu’on aurait cru très éloignées de son propre univers. Le dogme d’un « retour éternel » parfaitement rigoureux, par exemple, peut sembler en effet incompatible avec les principales options du spinozisme, dans la mesure où celui-ci décrit un monde éternel, dépourvu de création, et de ce fait, pourrait-on croire, sans histoire. Cependant il y a des indices contraires : le progrès éthique ne se fait pas toujours au niveau de l’individu, mais, comme l’a soutenu Matheron, de l’État : il suppose donc une sorte de « grande histoire » des régimes politiques, grande histoire non nécessairement dépourvue de sens, puisque, d’une part, elle manifesterait une tendance vers la démocratie, ou « régime absolu », et que, d’autre part, certains personnages historiques joueraient un rôle déterminant dans cette évolution (par exemple Moïse, Salomon, le Christ) . Par ailleurs, Spinoza caractérise l’essence des choses singulières par une proportion précisément déterminée de mouvement et de repos, proportion éternellement existante, mais qui peut s’actualiser de temps à autre, comme l’indique Éthique II 8, corollaire et scolie67 : or, dans une temporalité indéfinie, comme celle du monde spinoziste, il n’y a aucune impossibilité pour que se réactualise de temps à autre l’essence singulière d’une chose singulière, et, au-delà, un état donné du monde : à bien y réfléchir, il semblerait même normal que cela advienne, et même un nombre indéfini de fois : par où on aurait un assez bon équivalent de cette notion d’éternel retour dans le spinozisme, et on s’étonnerait d’autant moins de l’amour quasi immédiat que lui a porté plus tard Nietzsche. En outre, la doctrine, et certains témoignages, font place chez Spinoza à une possibilité de réincarnation ou de métempsycose, comme l’explique Alexandre Matheron dans Le Christ et le salut des ignorants68 : « on sait que Leibniz, dans une note manuscrite, a résumé les informations que lui avait données Tschirnhaus au cours d’un entretien sur la pensée de Spinoza ; or, parmi les renseignements ainsi fournis, on trouve la déclaration suivante : credit quandam transmigrationis pythagoricae speciem [...] ; omnium mentes ire de corpore in corpus. Tschirnhaus a-t-il purement et simplement fabulé ? Compte tenu du contexte, c’est peu probable » (en effet, explique Matheron, la plupart des autres formules rapportées par Tschirnhaus sont très exactes, et c’est d’ailleurs dans cette

avec l’ordre de la nature tout entière » <adeoque quatenus haec recte intelligimus, eatenus conatus melioris partis nostri cum ordine totius naturae convenit>.

67De cet ensemble de textes assez difficiles, le passage le plus propre à illustrer notre propos est sans doute le corollaire : « De là suit qu’aussi longtemps que les choses singulières n’existent pas, sinon en tant qu’elles sont comprises dans les attributs de Dieu, leur être objectif, autrement dit leurs idées, n’existent pas, sinon en tant qu’il existe une idée infinie de Dieu ; et quand les choses singulières sont dites exister, non seulement en tant qu’elles sont comprises dans les attributs de Dieu, mais en tant également qu’elles sont dites durer <non tantum quatenus in Dei attributis comprehenduntur, sed quatenus etiam durare dicuntur>, leurs idées également envelopperont l’existence, par quoi elles sont dites durer » (Traduction Pautrat). Il y a donc clairement deux types d’existence pour les « choses singulières », dont un seul enveloppe la durée.

68Alexandre Matheron, Le Christ et le Salut des Ignorants chez Spinoza. Paris : Aubier-Montaigne, 1971, 234 sq.

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note manuscrite que se trouve la fameuse formule : « le philosophe ordinaire commence par les créatures -on dit parfois, pour accentuer la formule : ‘par les choses’, mais le latin dit bien a creaturis-, Descartes par l’âme, et lui par Dieu »). On voit donc comment un rationalisme moderne et mécaniste en son fond peut donner accueil à des conceptions qui peuvent sembler issues d’un horizon de pensée tout différent, et à quel point le choix d’une lecture unilatérale serait, pour reprendre un terme tout spinoziste, « inadéquat ».

Un autre trait stoïcien apparemment aux antipodes du spinozisme est le dogme du « mélange total » qui permet à deux corps d’être exactement ensemble au même endroit (comme l’encens dans l’air, ou le vin dans l’eau). Pour les stoïciens, c’était la seule façon de pouvoir penser que le corps/raison actif puisse infuser, transir totalement le corps/matière passif (qui sont les deux principes fondamentaux de la physique stoïcienne). Cette théorie du « mélange total » est en effet la conséquence logique de l’idée selon laquelle, pour les stoïciens, seuls existent les corps : en ce sens, la raison dans la mesure où elle agit, est à leurs yeux un corps. De là, dans le stoïcisme, cette négation de l’impénétrabilité, si contraire à l’esprit mécaniste moderne, essentiellement spatialisé, comme l’a bien montré Bergson dans l’Essai sur les Données Immédiates de la Conscience69. Ce « mélange total » va d’ailleurs de pair avec la thèse, toujours stoïcienne, d’une « sympathie universelle », dans un univers où « tout conspire », et de laquelle, chez les stoïciens, découle la notion d’influences célestes sur les destinées individuelles, source de l’astrologie, complètement acceptée par les stoïciens, tandis que Spinoza, comme on sait, la méprise. Les stoïciens sembleraient donc, sur ce point, éloignés toto caelo de Spinoza, du fait essentiellement de la discontinuité radicale introduite à tous les niveaux par la doctrine spinoziste du parallélisme. Et cependant, la théorie du mélange total, dans la mesure où elle est le prolongement logique et conséquent d’un immanentisme intégral, trouve aussi quelque écho dans le spinozisme : s’il est exact que chez Spinoza les pensées et les corps ne se « mélangent » pas, en revanche, la nature naturante (ou le Dieu cause) est très intimement mêlée à la nature naturée (ou dieu effet, pour reprendre les expressions de Gueroult) : car ce qui est indivisible ne peut qu’être intégralement présent là où il est présent, et rien, chez Spinoza, n’est extérieur à Dieu -raison pour laquelle la substance infinie est logée au large dans le moindre de ses modes70.

Le rapprochement de Spinoza et des stoïciens nous permet donc de

mieux voir (si l’on peut dire) l’aspect polymorphe, soulignée d’entrée, de sa philosophie : on y trouve incontestablement un immanentisme, tant théologique que

69Voir p. 66, où Bergson met en évidence la notion moderne de l’impénétrabilité et la notion tout aussi moderne d’une multiplicité spatiale et quantitative : « De fait, ce n’est pas une nécessité d’ordre physique, c’est une nécessité logique qui s’attache à la proposition suivante : deux corps ne sauraient occuper en même temps le même lieu. L’affirmation contraire renferme une absrudité qu’aucune expérience concevable ne réussirait à dissiper : bref, elle implique contradiction Mais cela ne revient-il pas à reconnaître que l’idée même du nombre deux, ou plus généralement d’un nombre quelconque, renferme celle d’une juxtaposition dans l’espace ? ».

70Une bonne illustration de ce point est donnée par Spinoza en E I 15 et sc : puisque la nature de l’eau ne se divise pas, elle est intégralement présente dans la moindre quantité d’eau.

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moral, qui s’exprime dans la notion d’un progrès moral, mais aussi dans celle d’une conversion brutale (ou d’une illumination éternelle) ; dans la notion d’un ordre seulement global de la nature, s’accompagnant de la dissolution des individualité, mais aussi dans celle de destins propres aux choses particulières prises dans leur singularité ; dans la notion d’un mécanisme de la pression des ambiants, dans lequel les âmes, strictement parallèles aux corps, n’entrent jamais en contact ni en interférence avec eux, mais aussi dans celle d’un univers « animé à des degrés divers » sans doute, mais animé intégralement ; dans la triple vision d’un monde nécessaire et sans histoire, mais aussi d’un monde qui est le lieu d’une histoire évolutive, progressive, mais aussi d’un monde soumis à une histoire cyclique ; dans la notion, enfin, d’une série de discontinuités radicales, dans l’esprit du parallélisme, mais aussi de la totale présence à soi du tout de l’univers dans la moindre de ses parties, conséquence d’une expression universalisée. Nous avons cherché ailleurs à déterminer les raisons profondes de ce polymorphisme71. Il s’agissait ici seulement de montrer par l’exemple l’impossibilité de référer à une « objectivité » première de la doctrine les lectures qui en ont été faites ; et au contraire l’émergence, la constitution, parfois inattendues, d’une telle objectivité, comme conséquence d’un certain nombre de décisions interprétatives.

Charles RAMOND Université Michel de Montaigne Bordeaux-III

71Ce fut en effet l’objet principal de notre thèse de Doctorat, publiée en 1995 aux PUF sous

le titre inchangé de Qualité et Quantité dans la Philosophie de Spinoza.