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Séquence 5 e : Monstres et merveilles dans les récits du Moyen Âge NRP collège – mars 2019 1 Séance 1 Texte 1 Le Petit Chaperon rouge Un conte connu de tous, rédigé par Charles Perrault en 1697, mais qui n’a pas fini de révéler toutes ses surprises... Il était une fois une petite fille de village, la plus éveillée qu’on eût su voir : sa mère en était folle, et sa mère-grand plus folle encore. Cette bonne femme lui fit faire un petit chaperon rouge qui lui seyait si bien, que partout on l’appelait le petit Chaperon rouge. Un jour, sa mère ayant cuit et fait des galettes, lui dit : « Va voir comment se porte ta mère-grand, car on m’a dit qu’elle était malade. Porte-lui une galette et ce petit pot de beurre. » Le petit Chaperon rouge partit aussitôt pour aller chez sa mère-grand, qui demeurait dans un autre village. En passant dans un bois, elle rencontra compère le Loup, qui eut bien envie de la manger ; mais il n’osa, à cause de quelques bûcherons qui étaient dans la forêt. Il lui demanda où elle allait. La pauvre enfant, qui ne savait pas qu’il était dangereux de s’arrêter à écouter un loup, lui dit : Je vais voir ma mère-grand, et lui porter une galette, avec un petit pot de beurre, que ma mère lui envoie. — Demeure-t-elle bien loin ? lui dit le loup. — Oh ! oui, dit le petit Chaperon rouge ; c’est par-delà le moulin que vous voyez tout là-bas, à la première maison du village. — Eh bien ! dit le Loup, je veux l’aller voir aussi : je m’y en vais par ce chemin-ci, et toi par ce chemin-là ; et nous verrons à qui plus tôt y sera. Le Loup se mit à courir de toute sa force par le chemin qui était le plus court, et la petite fille s’en alla par le chemin le plus long, s’amusant à cueillir des noisettes, à courir après des papillons, et à faire des bouquets des petites fleurs qu’elle rencontrait. Charles Perrault, « Le Petit Chaperon rouge » (1697), texte établi par Pierre Féron, éd. Casterman, 1902. Les extraits étudiés dans la séquence

Séquence 5e Monstres et merveilles dans les récits du Moyen Âge · chevalier se couche et s’endort pour ne se réveiller qu’aux lieux où il doit trouver un terme à ses maux

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  • Séquence 5e : Monstres et merveilles dans les récits du Moyen Âge

    NRP collège – mars 2019

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    Séance 1 Texte 1 Le Petit Chaperon rouge Un conte connu de tous, rédigé par Charles Perrault en 1697, mais qui n’a pas fini de révéler toutes ses surprises...

    Il était une fois une petite fille de village, la plus éveillée qu’on eût su voir : sa mère en était folle, et sa mère-grand plus folle encore. Cette bonne femme lui fit faire un petit chaperon rouge qui lui seyait si bien, que partout on l’appelait le petit Chaperon rouge.

    Un jour, sa mère ayant cuit et fait des galettes, lui dit : « Va voir comment se porte ta mère-grand, car on m’a dit qu’elle était malade. Porte-lui une galette et ce petit pot de beurre. »

    Le petit Chaperon rouge partit aussitôt pour aller chez sa mère-grand, qui demeurait dans un autre village. En passant dans un bois, elle rencontra compère le Loup, qui eut bien envie de la manger ; mais il n’osa, à cause de quelques bûcherons qui étaient dans la forêt. Il lui demanda où elle allait. La pauvre enfant, qui ne savait pas qu’il était dangereux de s’arrêter à écouter un loup, lui dit : Je vais voir ma mère-grand, et lui porter une galette, avec un petit pot de beurre, que ma mère lui envoie.

    — Demeure-t-elle bien loin ? lui dit le loup. — Oh ! oui, dit le petit Chaperon rouge ; c’est par-delà le moulin que vous voyez tout là-bas, à la

    première maison du village. — Eh bien ! dit le Loup, je veux l’aller voir aussi : je m’y en vais par ce chemin-ci, et toi par ce

    chemin-là ; et nous verrons à qui plus tôt y sera. Le Loup se mit à courir de toute sa force par le chemin qui était le plus court, et la petite fille s’en

    alla par le chemin le plus long, s’amusant à cueillir des noisettes, à courir après des papillons, et à faire des bouquets des petites fleurs qu’elle rencontrait.

    Charles Perrault, « Le Petit Chaperon rouge » (1697), texte établi par Pierre Féron, éd. Casterman,

    1902.

    Les extraits étudiés dans la séquence

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    Texte 2 Guiguemar Le lai1 de Guiguemar, composé à la fin du XIIe siècle par Marie de France, présente l’histoire d’un chevalier qui part à l’aventure... pour le meilleur ou pour le pire.

    Guiguemar veut aller chercher des aventures, et avant son départ il fait de riches présents à toutes les personnes de sa connaissance. Il se rend en Flandre pour faire ses premières armes, parce que ce pays était presque toujours en guerre. J’ose assurer d’avance qu’à cette époque, on ne pouvait trouver un meilleur chevalier dans la Lorraine, la Bourgogne, la Gascogne et l’Anjou. Il avait néanmoins un défaut, c’était de n’avoir pas encore songé à aimer. Nulle dame ni demoiselle si belle et si noble fût-elle, ne lui aurait refusé son amour s’il le lui avait demandé. D’ailleurs, plus d’une le lui offrit ; mais elles ne l’intéressaient pas. Personne ne pouvait comprendre pourquoi Guiguemar ne voulait point céder à l’amour, aussi chacun craignait-il qu’il ne lui arrivât malheur.

    Après nombre de combats, d’où il sortit toujours à son avantage, Guiguemar voulut retourner dans sa famille, qui depuis longtemps désirait le revoir. Après un mois de séjour, il eut envie d’aller chasser dans la forêt de Léon. Dans ce dessein2, il appelle ses chevaliers, ses veneurs3, et dès l’aube, ils étaient dans le bois. S’étant mis à la poursuite d’un grand cerf, les chiens sont découplés4, les chasseurs prennent les devants, et Guiguemar, dont un écuyer portait l’arc, les flèches et la lance, voulait lui porter le premier coup. Entraîné par l’ardeur de son coursier, il perd la chasse, et dans l’épaisseur d’un buisson il aperçoit une biche toute blanche, ornée de bois5, laquelle était accompagnée de son faon. Quelques chiens qui l’avaient suivi attaquent la biche. Guiguemar bande son arc, lance sa flèche, blesse l’animal au pied et le fait tomber.

    Mais la flèche, retournant sur elle-même, vient frapper Guiguemar à la cuisse, si violemment, que la force du coup le jette à bas de son cheval. Étendu sur l’herbe auprès de la biche qui exhalait6 ses plaintes, il lui entend prononcer ces paroles : Ah Dieu ! Je suis morte, et c’est toi, vassal7, qui en es la cause. Je désire que dans ta situation tu ne trouves jamais de remède à tes maux, ni de médecin pour soigner ta blessure ; je veux que tu ressentes autant de douleurs que tu en fais éprouver aux femmes, et tu n’obtiendras de guérison que lorsqu’une amie aura beaucoup souffert pour toi. Elle endurera des souffrances inexprimables, et telles qu’elles exciteront la surprise des amants de tous les âges. Va, retire-toi et me laisse en repos.

    Guiguemar, malgré sa blessure, est bien étonné8 de ce qu’il vient d’entendre ; il réfléchit et délibère9 sur le choix de l’endroit où il pourrait se rendre, afin d’obtenir sa guérison. Il ne sait à quoi se résoudre, ni à quelle femme il doit adresser ses vœux et ses hommages. Il appelle son écuyer, lui ordonne de rassembler ses gens et de venir ensuite le retrouver. Dès que le jeune homme est parti, le chevalier déchire sa chemise, et bande étroitement sa plaie ; puis remontant sur son coursier, il s’éloigne de ce lieu fatal, sans vouloir qu’aucun des siens ne l’accompagne. Après avoir traversé le bois, il parcourt une plaine et arrive sur une falaise au bord de la mer. Là était un havre10 où se

    1 Lai : poème en vers. Le terme vient du celtique laid, chanson, qu’on joue sur la harpe ou la rote. 2 Dessein : projet. 3 Veneurs : officiers s’occupant des chasses à courre. 4 Découplés : détachés. 5 Ornée de bois : portant des bois sur sa tête, ce qui est une caractéristique des mâles. 6 Exhalait : laissait s’échapper. 7 Vassal : inférieur, ici, terme péjoratif. 8 Étonné : stupéfait. 9 Délibère : se consulte, hésite. 10 Havre : petit port bien abrité.

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    trouvait un seul vaisseau dont Guiguemar reconnut le pavillon. Ce bâtiment, qui était d’ébène11, avait les voiles et les cordages en soie.

    Le chevalier fut très surpris de rencontrer une nef12 dans un lieu où il n’en était jamais arrivé. Il descend de cheval, et monte ensuite avec beaucoup de peine sur le bâtiment où il pensait rencontrer les hommes de l’équipage et où il ne trouva personne. Dans une des chambres se trouvait un lit enrichi de dorures, de pierres précieuses, de chiffres en ivoire. Il était couvert d’un drap d’or et la grande couverture faite en drap d’Alexandrie était garnie de martre zibeline13. La pièce était éclairée par des bougies que soutenaient deux candélabres14 d’or garnis de pierreries d’un prix considérable. Fatigué de sa blessure, Guiguemar s’étend sur le lit. Après avoir pris quelques instants de repos, il veut sortir, mais il s’aperçoit que le vaisseau, poussé par un vent propice, était en pleine mer. Inquiet de son sort, souffrant de sa blessure, il invoque15 l’Éternel16, et le prie de le conduire à bon port. Le chevalier se couche et s’endort pour ne se réveiller qu’aux lieux où il doit trouver un terme à ses maux.

    Marie de France, Guiguemar, texte adapté d’après la traduction de B. de Roquefort, 1820.

    11 Ébène : bois précieux de couleur noire. 12 Nef : embarcation, vaisseau. 13 La martre et la zibeline sont des fourrures de petits rongeurs. 14 Candélabres : chandeliers. 15 Invoque : prie. 16 L’Éternel : Dieu.

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    Séance 2 Texte 3 - Yonec Dans le lai d’Yonec, Marie de France, à la fin du XIIe siècle, raconte la merveilleuse et terrible histoire de deux amants que tout sépare...

    Il y avait jadis en Bretagne un vieil homme fort riche, lequel était seigneur de Caerwent. Notre

    vieux et riche personnage se maria dans le dessein17 d’avoir des enfants, auxquels il transmettrait son immense héritage. La nouvelle épouse issue d’une grande famille, était aimable, sage et très belle. Enfin elle avait tant de bonnes qualités qu’on n’aurait pu trouver sa pareille depuis son pays jusqu’à Lincoln, et même en Irlande.

    Les parents commirent une grande faute en sacrifiant ainsi leur fille. Notre vieil homme qui était fort jaloux, mit tous ses soins à garder sa jeune femme : pour cela, il l’enferma dans une tour, et lui donna, pour la surveiller, une vieille sœur qui était veuve depuis longtemps. Il y avait bien d’autres femmes pour faire le service, mais elles se tenaient dans une autre chambre. La pauvre petite dame ne pouvait ouvrir la bouche et dire un mot sans le consentement de son antique18 gardienne.

    Plus de sept ans s’écoulèrent sans que le mari eût des enfants, sans que la dame sortît de la tour et sans qu’elle puisse voir ses parents ou ses amis. La pauvre femme devient si triste qu’elle passe des journées entières dans les soupirs et dans les larmes. Ne prenant aucun soin de sa personne, elle perd presque toute sa beauté et maudit ses attraits19 qui ont causé son malheur. Au commencement d’avril, saison où les oiseaux font entendre leurs doux chants, le seigneur s’apprêta de grand matin pour aller à la chasse. Avant de partir il ordonne à la vieille de se lever pour fermer les portes derrière lui. Après avoir obéi, la vieille prend son livre de prières et se met à lire. La dame se réveille, et déjà des pleurs inondent son visage, la vieille qui s’en aperçoit n’y prête pas garde. Elle se plaignait et soupirait. « Dieu ! que je suis malheureuse d’être au monde ! Ma destinée est de vivre dans cette prison, d’où je ne sortirai qu’après ma mort. »

    La malheureuse déplore sa solitude et en appelle à Dieu pour trouver du secours.

    Après avoir donné un libre cours à ses plaintes, la dame aperçoit près de sa fenêtre l’ombre d’un

    grand oiseau de proie, sans pouvoir deviner ce que cela peut être. Il entre dans la chambre en volant, et vient se placer auprès d’elle. Après s’être arrêté un instant, et pendant que la dame l’examinait, l’oiseau prend la forme d’un jeune et beau chevalier. La dame surprise change de couleur, et se couvre le visage, effrayée.

    Le chevalier, qui était fort courtois, lui parla en ces termes : « Madame, daignez vous calmer ; j’ai pris la forme d’un autour20, qui est un oiseau bien élevé. Je suis venu en ces lieux pour solliciter la faveur d’être votre ami, car depuis longtemps je vous aime et mon cœur vous désire. Je n’ai jamais aimé et n’aimerai jamais d’autre femme que vous. Je vous l’avouerai, je ne serais pas venu en ces lieux, je ne serais pas même sorti de mon pays, si vous ne m’aviez, vous-même, fait le plaisir de me demander pour être votre amant. »

    Pour prouver à la dame qu’il est un bon chrétien, le chevalier lui propose de faire venir un prêtre et

    de communier à sa place durant la messe. La dame feint de se trouver mal pour convaincre la vieille

    17 Dessein : projet. 18 Antique : vieille. 19 Attraits : charmes. 20 Autour : oiseau proche de l’épervier.

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    de laisser entrer le prêtre dans sa prison. Tout se déroule selon le projet des deux amants qui passent, ensuite, la nuit dans les bras l’un de l’autre.

    La dame le prie avec tendresse de revenir souvent. « Belle amie, je vous verrai toutes les fois que

    vous le désirerez, à toutes les heures du jour si cela peut vous plaire. Mais je vous en conjure, prenez garde à ne commettre aucune indiscrétion qui puisse faire connaître notre intelligence21. Méfiez-vous particulièrement de cette vieille, laquelle vous guettant nuit et jour finira par nous surprendre. Apercevant notre amour, elle en fera part à votre époux, et si jamais le malheur arrive que nous soyons découverts, je suis forcé de vous avouer que je ne puis m’en défendre et qu’il me faudra mourir. »

    En partant, le chevalier laisse son amie dans la plus grande joie. Le lendemain, elle se lève avec plaisir et, pendant toute la semaine, elle fut d’une gaieté charmante. Pour plaire à son amant, elle soigne davantage sa toilette. Son esprit plus tranquille lui laisse reprendre ses attraits22, et bientôt elle a recouvré toute sa beauté. La tour qu’elle habitait et qui, naguère lui déplaisait tant, devient pour elle un séjour agréable ; elle le préfère à tout autre, puisqu’elle peut voir son amant aussi souvent qu’elle le désire. Sitôt que son mari est absent, le jour, la nuit elle peut converser avec le chevalier aussi longtemps qu’elle le désire. Que Dieu prolonge le temps heureux où elle peut jouir du bonheur d’être aimée !

    Le vieux mari remarqua, non sans surprise, le grand changement qui s’était opéré dans le

    caractère et dans la conduite de sa femme. Il soupçonna que ses ordres étaient mal exécutés par sa sœur, c’est pourquoi la prenant un jour à part, il lui demanda la raison pourquoi sa moitié qui autrefois était si triste, apportait maintenant le plus grand soin à bien se vêtir. La vieille lui répondit qu’elle l’ignorait absolument : « Il est impossible de pouvoir parler à votre femme : elle ne peut avoir ni amant, ni ami. J’ai cependant observé comme vous qu’elle aime mieux sa solitude que par le passé. » « Je vous crois parfaitement, ma sœur, mais il faut agir par ruse pour éclaircir ce mystère. Écoutez, un matin, lorsque je serai levé et que vous aurez fermé les portes sur moi, vous ferez semblant de sortir et de laisser ma femme toute seule dans son lit. Cachez-vous dans quelque coin d’où vous puissiez tout voir, tout entendre, et faites en sorte de découvrir le motif de son contentement. » Ils s’arrêtent à ce conseil23. Hélas ! quel malheur pour ces amants dont on conjure la perte !

    Trois jours après cette détermination, le mari prétexte un voyage ; il prévient sa femme que le roi, par une lettre, l’a convoqué à sa cour mais qu’il reviendra bientôt. Il sort de la chambre en fermant la porte derrière lui. La vieille se lève et va se cacher derrière un lit d’où elle pourra s’instruire de tout ce qu’elle désire savoir.

    La dame était couchée, mais elle ne dormait pas. Se croyant seule, elle désire la présence de son amant. Il arrive bientôt pour passer quelques instants avec elle, ils se réjouissent ensemble, et dès qu’il est l’heure de se lever, le chevalier s’en va. La vieille remarqua la manière dont l’amant entrait et s’introduisait auprès de sa belle, et comment il la quittait. Elle ne pouvait cependant se rendre compte24 de cette métamorphose d’oiseau en homme et d’homme en oiseau. Dès que le mari, qui ne s’était guère écarté, fut de retour, la vieille lui raconta tout ce dont elle avait été témoin. Dans sa colère, il jure de se venger. Pour cela il fait sur-le-champ construire un piège qui doit donner la mort au chevalier. Ce piège consistait en quatre broches25 d’acier fort pointues qui se repliaient l’une sur l’autre en se fermant, et qui étaient plus tranchantes que le meilleur rasoir. Sitôt que cet objet de

    21 Intelligence : accord, complicité. 22 Ses attraits : sa beauté. 23 Conseil : ici, accord, projet. 24 Se rendre compte : réaliser, comprendre. 25 Broche : pièce de métal à tige pointue.

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    vengeance fut achevé, le mari le fait poser sur le bord de la fenêtre par où entrait le chevalier quand il venait visiter sa dame. Ah Dieu ! pourquoi faut-il qu’il ne soit pas instruit26 du sort affreux qu’on lui prépare !

    Le mari se leva le lendemain matin avant le jour ; il dit qu’il part pour aller chasser. La vieille sort du lit pour l’accompagner, puis elle revient se coucher parce que l’aurore paraissait à peine. La dame s’était réveillée et savait qu’elle était seule. Pensant à son ami, elle veut le voir, lui parler et son désir est aussitôt accompli. Il vient en volant contre la fenêtre, et sitôt qu’il s’appuie dessus, les broches se referment et le blessent dangereusement : l’une lui entre dans le corps et son sang coule de tous côtés. Lorsque le chevalier s’aperçoit qu’il est blessé à mort, il entre malgré le piège, et va contre le lit de la dame qu’il inonde de son sang. Elle considère les plaies de son ami et ne peut revenir de sa surprise et de sa douleur. « Tendre amie, c’est pour vous que je meurs. Je vous avais bien prévenue du sort qui m’était réservé. » En écoutant son ami, la dame perdit connaissance et resta longtemps évanouie. Lorsqu’elle revient à elle, le chevalier la console ; il la supplie de ne pas trop s’affliger, parce qu’elle est enceinte d’un fils qui fera sa consolation. « Vous le nommerez Yonec. Preux et vaillant, il sera le vengeur de ses parents et tuera le détestable auteur de tous nos maux. »

    Le sang qui ruisselait de ses blessures ne permet pas au chevalier de pouvoir rester plus longtemps. Il fait ses adieux à son amante et part désolé. La dame le suit précipitamment en remplissant l’air de ses cris. Elle s’élance d’une fenêtre dans la campagne, tombe de plus de vingt pieds27 de haut, et par une espèce de miracle, elle ne se fait aucun mal. Sortant de son lit, la dame n’était vêtue que d’une simple chemise.

    Les marques de sang qui coulaient des blessures d’Eudemarec aident la dame à marcher sur ses traces. Elle entra dans une petite cabane où son amant avait pris quelque repos. Cette cabane dont le plancher était arrosé de sang, n’avait qu’une seule entrée. Elle le cherche dans l’obscurité et, ne le trouvant pas, elle sort de la cabane, poursuit sa course, traverse une belle prairie dont, à son grand étonnement, l’herbe était couverte de sang et laissait apercevoir la route qu’avait suivie le chevalier. La dame arrive près d’une ville entourée de murs. [...]

    La dame entre dans la ville par la porte d’en bas qui était ouverte, elle traverse la rue principale, et la trace de sang l’aide à trouver le château où elle ne rencontre personne. L’escalier était tout taché de sang. Elle traverse successivement deux pièces, l’une petite, l’autre plus grande ; elles étaient occupées chacune par un chevalier qui dormait, mais à la troisième, elle trouve le lit de son amant. Les soutiens28 sont en or émaillé, et l’on ne pourrait estimer la valeur des couvertures, les chandeliers et les cierges qui brûlaient nuit et jour, valaient tout l’argent d’un royaume. Sitôt qu’elle fut entrée, la dame reconnaît son amant ; toute effrayée du spectacle qu’elle aperçoit elle perd l’usage des sens29. Le chevalier qui l’aime tendrement lui prodigue des secours malgré la douleur qu’il éprouve de ses blessures. Sitôt qu’elle fut revenue, le chevalier cherche à la consoler et lui dit : « Belle amie, au nom de Dieu, je vous en conjure, sortez d’ici, car je mourrai vers le milieu de la journée. Le chagrin qu’éprouveront mes gens sera si grand que si vous étiez trouvée ici vous pourriez être insultée. Mes chevaliers n’ignorent pas qu’ils me perdent par suite de notre amour, et j’éprouve pour vous beaucoup d’inquiétude. »

    La dame lui répondit : « Je veux mourir avec vous, cher amant, puisqu’en retournant chez mon mari, je suis certaine qu’il me tuera. » « Rassurez-vous, belle dame, prenez cet anneau d’or : tant que vous le garderez, votre mari ne pensera pas à vous et ne vous fera plus souffrir. » Le chevalier prend son épée, la donne à la dame en lui recommandant de ne la remettre à personne, et de la garder soigneusement pour leur fils lorsqu’il sera en âge et qu’il aura été armé chevalier. « Vous vous rendrez alors à une fête, accompagnée de votre mari. Vous serez reçus dans une abbaye où vous

    26 Instruit : au courant. 27 Pied : ancienne unité de mesure de longueur équivalant à 30,48 centimètres. Vingt pieds : plus de 6 mètres. 28 Soutiens : colonnes du lit. 29 Elle perd l’usage des sens : elle perd connaissance.

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    verrez un grand tombeau. On vous parlera de la fin du chevalier qu’il renferme. Vous remettrez alors mon épée à votre fils, vous lui raconterez l’histoire de sa naissance, de nos malheurs, de ma mort, et l’on verra l’effet de sa vengeance. » Après avoir terminé ses instructions, Eudemarec donne à son amie un bliaut30 d’une étoffe précieuse, l’en fait revêtir, et la prie de le laisser seul.

    La dame désolée s’en va emportant avec elle l’anneau et l’épée qui doit un jour la venger. Elle n’était pas éloignée d’une demi-lieue31 de la ville, qu’elle entendit sonner les cloches et s’élever des cris perçants jetés par les gens du château, qui viennent de perdre leur seigneur. Par la douleur qu’elle éprouve en apprenant la mort de son ami, la dame tomba quatre fois pâmée32 ; et lorsque les sens lui furent revenus, elle se repose un moment dans la cabane qu’elle avait visitée le matin. Continuant à marcher, elle arriva au château de son époux, qui la laissa depuis parfaitement tranquille. La dame accoucha d’un fils qu’elle nourrit et qu’elle nomma Yonec. Dans le royaume on n’aurait pas trouvé son pareil en beauté, en prouesse, en courage et en générosité. Lorsqu’il eut atteint l’âge exigé, il fut reçu chevalier. Or, écoutez ce qui lui arriva dans la même année.

    On célébrait à Carlion et dans plusieurs autres villes la fête de saint Aaron. Selon la coutume du pays, le mari, avec plusieurs de ses amis, s’y rendit avec une suite nombreuse, sa femme et le jeune Yonec. Connaissant peu la route qu’ils devaient suivre, ils avaient avec eux un jeune homme qui dirigeait leur marche, et qui les conduisit dans une ville superbe qu’ils ne connaissaient pas. Il s’y trouvait une riche abbaye où le jeune homme qui les guidait les fit loger. La société fût reçue et traitée dans la chambre même de l’abbé. Les voyageurs préviennent qu’ils partiront le lendemain à l’issue de la messe. L’abbé les conjure de vouloir lui accorder une journée. Il veut leur montrer les salles du chapitre, le réfectoire, les appartements ; et, parce qu’ils avaient été parfaitement reçus, les voyageurs consentent à prolonger leur séjour. Après le dîner, les étrangers visitent la maison, et entrent dans la salle du chapitre.

    On y voyait un grand tombeau couvert d’une tapisserie précieuse richement brodée d’or en haut, en bas et sur les côtés. Le tombeau était entouré de vingt cierges allumés que portaient des chandeliers également en or. Les encensoirs33 au service du défunt étaient d’améthyste34. Les voyageurs prièrent leur guide de bien vouloir leur apprendre le nom et l’histoire du personnage que renfermait le tombeau. Les religieux répandent des larmes et racontent en pleurant que c’est le corps du plus vaillant, du plus beau et du plus aimé des chevaliers nés et à naître. « Celui-ci a été notre roi et jamais on n’en vit un plus affable. Il fut tué à la suite de ses amours avec une dame de Caerwent et depuis cette époque, la terre est sans seigneur. Nous attendons avec impatience l’arrivée d’un fils qu’il a eu avec sa maîtresse, lequel, d’après ses dernières volontés, doit lui succéder. »

    Lorsque la dame eut entendu ce discours, elle appelle Yonec et lui dit : « Vous savez, beau fils, pourquoi Dieu nous a conduit ici : voici le tombeau de votre père, et voilà son meurtrier. » Elle lui remet en même temps l’épée d’Eudemarec qu’elle portait toujours avec elle. Yonec connut alors le secret de sa naissance, l’histoire des amours de ses parents, l’assassinat de son père. Après ce discours, la dame tomba morte sur le tombeau de son amant. Yonec, voyant que sa mère n’existait plus, s’avance contre le vieillard, prend sa bonne épée et lui fait voler la tête de dessus les épaules. Il vengea en un seul coup les malheurs des auteurs de ses jours. Sitôt que la nouvelle de cet événement fut répandue dans la ville, le corps de la dame fut placé et renfermé dans le cercueil de son amant. Dieu veuille les avoir en sa miséricorde ! Le peuple reconnut Yonec pour son roi avant qu’il ne sortît de l’église.

    30 Bliaut : longue tunique. 31 Lieue : unité de mesure de longueur équivalant à 4 kilomètres. 32 Pâmée : évanouie. 33 Encensoirs : sorte de cassolettes suspendues à des chaînettes dans lesquels on brûle l’encens. 34 Améthyste : pierre fine de couleur violette.

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    Les personnes qui eurent connaissance de cette aventure en firent longtemps après un lai35 pour rappeler les chagrins et les douleurs que supportèrent deux tendres amants.

    Marie de France, Yonec, texte adapté d’après la traduction de B. de Roquefort (1820).

    35 Lai : poème en vers.

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    Séance 3 Texte 4 - Calogrenant et l’aventure de la fontaine merveilleuse Chrétien de Troyes, né vers 1135, a longtemps vécu dans les cours de grands seigneurs où il a découvert la poésie des troubadours et la légende du roi Arthur. Lorsque ses protecteurs lui ont demandé d’écrire pour eux, il s’en est inspiré, en y ajoutant de nouveaux épisodes où l’amour tient une place importante. Au début d’Yvain, le Chevalier au lion, le roi Arthur a réuni sa cour à Carduel, au pays de Galles. Au cours de la conversation, Calogrenant, un des chevaliers de la Table ronde en vient à faire le récit étonnant d’une aventure qui n’a pas tourné à sa gloire, mais à sa grande honte...

    « Je n’étais pas bien loin quand j’ai découvert, sur une terre défrichée, des taureaux sauvages et menaçants. Ils se livraient bataille et faisaient grand bruit, avec une telle férocité et une telle cruauté que, pour dire la vérité, j’ai reculé de peur : aucun animal n’est plus féroce ou plus cruel qu’un taureau. Un paysan qui ressemblait à un Maure36, très grand et très laid – une créature à la laideur indescriptible – était assis là, sur une souche, une grande massue à la main. Je me suis approché du rustre et j’ai vu qu’il avait la tête plus grosse que celle d’un roncin37 ou de tout autre animal. Il avait des cheveux en bataille, un front dégarni qui faisait bien deux largeurs de main, des oreilles velues et grandes comme celles d’un éléphant, des sourcils énormes, un visage aplati, des yeux de chouette, un nez de chat, une bouche fendue comme la gueule d’un loup, des dents de sanglier acérées38 et jaunes, une barbe noire, des moustaches tordues, un menton soudé à la poitrine, une échine39

    tordue et bossue. « Il était appuyé sur sa massue, habillé d’un vêtement très étrange, ni en lin ni en laine : il portait,

    attachés à son cou, deux peaux de taureau ou de bœuf, récemment écorchées. Le vilain40 a sauté sur ses pieds dès que je me suis approché. Voulait-il porter la main sur moi ? Avait-il une autre intention ? Je l’ignorais; je me suis donc mis en position de défense, jusqu’à ce que je m’aperçoive qu’il restait tout droit, sans bouger, juché41 sur une souche : il mesurait bien dix-sept pieds42 de haut. Il m’a fixé sans rien dire, comme une bête. J’ai cru qu’il n’avait ni la raison ni la parole. Toutefois je me suis enhardi jusqu’à lui lancer :

    « Va, dis-moi franchement si tu es une bonne ou une mauvaise personne. »

    Il me répondit : « Je suis un homme.
 – Quel genre d’homme es-tu ? – Exactement comme tu le vois. Je ne suis jamais différent43. – Que fais-tu ici ? – Je vis ici et je garde mes bêtes dans ce bois. –Tu les gardes ! Mais elles ne connaissent pas encore l’homme ! Je ne crois pas qu’on puisse

    garder une bête sauvage, en plaine ou dans un bois, sans l’attacher ou l’enfermer. – Pourtant je les garde si bien qu’elles ne sortiront jamais de cet enclos. – Comment fais-tu ? Dis-moi la vérité. – Pas une seule n’ose bouger quand j’approche car, quand j’arrive à en attraper une, avec mes

    poings durs et puissants, je la tiens par les cornes si fort que les autres en tremblent de peur et

    36 Maure : à cette époque, on nommait Maures les peuples venus d’Afrique du Nord. 37 Roncin : cheval de trait. 38 Acérées : coupantes. 39 Échine : partie du dos qui va de la nuque au coccyx. 40 Vilain : homme de basse condition, paysan. 41 Juché : monté. 42 17 pieds : environ 5 mètres. 43 Je ne suis jamais différent : je ne suis pas le diable.

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    s’assemblent tout autour de moi comme pour me demander grâce44. Je suis le seul à pouvoir me tenir au milieu d’elles : tout autre serait immédiatement tué. Je suis donc le maître de mes bêtes. Mais toi, dis-moi à ton tour qui tu es et ce que tu cherches.

    – Comme tu le vois, je suis un chevalier qui cherche ce qu’il ne peut trouver. – Que voudrais-tu trouver ? – Des aventures, pour éprouver ma vaillance et mon courage. Maintenant, je te prie et te supplie

    de m’aider, si tu le peux, en me révélant quelque aventure ou prodige45. – Tu fais erreur : je ne connais aucune aventure et n’en ai jamais entendu parler. Mais si tu voulais

    aller près d’ici, jusqu’à une fontaine, tu n’en reviendrais pas sans mal si tu ne lui faisais pas justice46. Tout à côté d’ici, tu trouveras un sentier qui t’y mènera. Prends-le sans faire de détour, si tu ne veux pas te fatiguer en vain, car tu pourrais facilement te perdre : il y a beaucoup d’autres chemins. Tu arriveras à la fontaine. Elle bout à gros bouillons, et pourtant elle est plus froide que le marbre. Le plus bel arbre que Nature ait fait lui donne son ombre. Il ne perd jamais ses feuilles, même en hiver. Un bassin47 en fer y est suspendu à une chaîne assez longue pour aller jusqu’à la fontaine. À côté de la fontaine, tu trouveras un perron48 (je ne saurais te le décrire car je n’en ai jamais vu de semblable). De l’autre côté, se trouve une chapelle, petite mais très belle. Si tu prends de l’eau dans le bassin et que tu la répands sur le perron, tu verras se déchaîner une tempête si forte qu’il ne restera aucune bête dans cette forêt : ni chevreuil, ni daim, ni cerf, ni sanglier. Même les oiseaux en partiront car la foudre tombera, le vent soufflera, les arbres se casseront ; la pluie, les coups de tonnerre et les éclairs se déchaîneront avec une telle violence que, si tu arrives à t’en sortir sans trop de peine et de souffrance, tu seras le chevalier le plus chanceux qui ait jamais existé. » Yvain, le chevalier au lion, de Chrétien de Troyes, trad. Véronique Bartoli-Anglard, adaptation Cécile de Cazanove, Carrés Classiques Nathan, n° 74.

    44 Demander grâce : capituler, se soumettre à quelqu’un. 45 Prodige : aventure extraordinaire. 46 Si tu ne lui faisais pas justice : si tu ne faisais pas ce qu’elle exige. 47 Bassin : récipient servant à puiser l’eau. 48 Perron : bloc de pierre.

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    Séance 4 Texte 5 : Suite du récit de Calogrenant Après l’étonnante laideur du paysan, la merveilleuse beauté de la fontaine...

    « J’ai quitté le rustre qui m’avait indiqué le chemin. Il était près de midi quand j’ai vu l’arbre et la chapelle. Pour l’arbre, j’en suis sûr, c’était le plus beau pin qui ait jamais poussé sur terre. Jamais une seule goutte n’a traversé son feuillage. J’ai vu le bassin suspendu à l’arbre, non pas en fer mais en or le plus fin jamais mis en vente dans aucune foire au monde. La fontaine, croyez-le, bouillait comme de l’eau brûlante. La pierre était faite d’une émeraude49 creusée comme un vase, portée par quatre rubis plus étincelants et plus vermeils50 que le soleil quand il monte à l’orient51. Sachez-le, je ne mens pas.

    « J’ai eu alors envie de voir la tempête et l’orage. Quel manque de sagesse, quand j’y pense maintenant ! Si j’avais pu, je m’en serais repenti aussitôt après avoir arrosé le perron avec l’eau du bassin. J’en ai versé trop, je le crains, car j’ai vu le ciel se déchirer si violemment que les éclairs vinrent frapper mes yeux à plus de quatorze reprises. Les nuages déversaient, pêle-mêle, de la neige, de la pluie et de la grêle. Le temps était si affreux et agité que j’ai cru cent fois être tué par la foudre qui tombait autour de moi et par les arbres qui se cassaient. J’étais terrifié, sachez-le, jusqu’à ce que la tempête se calme. Mais grâce à Dieu, le mauvais temps n’a pas duré longtemps et tous les vents se sont apaisés.

    « Quand j’ai vu l’air clair et pur, j’ai éprouvé de la joie, ce qui m’a rassuré car, d’après mon expérience, la joie dissipe toute angoisse. Dès que l’orage s’est calmé, j’ai aperçu des nuées d’oiseaux perchés sur le pin, si nombreux – me croit qui veut – qu’on ne voyait ni les branches ni les feuilles : elles étaient couvertes d’oiseaux, ce qui rendait l’arbre encore plus beau ! Ils chantaient tous en parfaite harmonie, en suivant chacun une mélodie différente ; je n’en ai pas entendu deux chanter pareil. J’ai partagé leur joie et j’ai écouté leur concert jusqu’à la fin. Jamais je n’avais entendu s’exprimer pareil bonheur et nul homme ne l’entendra jamais, à moins d’aller écouter celles qui m’ont procuré tant de joie et de bonheur que j’ai cru en devenir fou.

    « Je suis resté là jusqu’à ce que j’entende venir, me semblait-il, des chevaliers. J’ai cru qu’ils étaient une dizaine, tant il y avait de bruit ; mais c’était un seul chevalier qui arrivait. Quand j’ai vu qu’il était tout seul, j’ai resserré immédiatement la bride de mon cheval et me suis mis en selle sans tarder. Il a foncé sur moi, plein de haine, plus rapide qu’un aigle et plus féroce qu’un lion. Criant le plus fort possible, il m’a interpellé :

    « Vassal52, sans m’avoir lancé de défi, vous m’avez couvert de honte et gravement outragé. Vous auriez dû me défier s’il y avait eu une dispute entre nous ou, du moins, demander justice avant de m’agresser. Messire chevalier, le mal retombera sur vous car le dommage est visible. Tout en témoigne autour de moi : ma forêt est abattue. Qui est offensé doit porter plainte ; je me plains donc avec raison, car vous m’avez chassé de ma demeure en déchaînant la foudre et la pluie. Vous m’avez causé un tort immense (et malheur à qui s’en réjouit) : vous avez attaqué mon bois et mon château si violemment qu’il ne m’aurait servi à rien d’avoir des hommes, des armes ou des murailles pour me protéger. Nul n’aurait été en sécurité, même dans une forteresse en pierre dure ou en bois. Mais sachez bien que, désormais, je ne vous laisserai aucun répit ni aucune paix. »

    « À ces mots, nous nous lançons l’un contre l’autre, protégés par nos écus53. Le chevalier a une bonne monture, une lance solide et il me dépasse d’une tête. Je me trouve donc en très mauvaise

    49 Émeraude : pierre précieuse de couleur verte. 50 Vermeils : rouges. 51 À l’orient : à l’Est. 52 Vassal : ici, le terme est injurieux, il désigne Calogrenant comme un être inférieur. 53 Écu : bouclier du chevalier.

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    posture car non seulement je suis plus petit que lui, mais son cheval est plus puissant que le mien. Je vous dis la vérité, sachez-le bien, et ne cherche pas à atténuer ma honte. Je lui assène le coup le plus violent que je peux, sans me ménager. Je le touche au sommet de son écu : j’y ai mis toute mes forces, si bien que ma lance vole en morceaux, alors que la sienne demeure intacte tant elle est lourde. Elle pèse davantage, à mon avis, qu’aucune lance de chevalier. Jamais je n’en ai vu d’aussi grosse. Le chevalier me frappe alors si durement qu’il me fait passer par-dessus la croupe54 de mon cheval et me renverse sur le sol. Sans me lancer un seul regard, il s’empare de ma monture et me laisse là, vaincu et humilié. Yvain, le chevalier au lion, de Chrétien de Troyes, trad. Véronique Bartoli-Anglard, adaptation Cécile de Cazanove, Carrés Classiques Nathan, n° 74.

    54 Croupe : partie arrière du cheval.

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    Séance 5 Texte 6 - Au secours des opprimés Après avoir perdu l’amour de son épouse, Laudine, Yvain sombre dans la folie, de honte et de regret. Soigné par la dame de Noroison, il retrouve la raison et repart à l’aventure. À force d’actes valeureux et héroïques, en prenant la défense des opprimés, Yvain a le secret espoir de reconquérir sa dame.

    Monseigneur Yvain cheminait, pensif, dans une forêt profonde quand, au milieu des fourrés, il

    entendit un cri de douleur perçant. Aussitôt, il se dirigea vers l’endroit d’où venait cette plainte. Lorsqu’il y parvint, il vit, dans une clairière, un lion aux prises avec un serpent qui le tenait par la queue et qui lui brûlait les flancs d’une flamme ardente. Monseigneur Yvain ne s’attarda pas longtemps à regarder ce spectacle prodigieux55. Il se demanda qui des deux il aiderait et décida de secourir le lion car on ne doit faire du mal qu’à un animal malfaisant et perfide56 ; or, le serpent est malfaisant : sa gueule vomit le feu tant il est plein de traîtrise. Voilà pourquoi Monseigneur Yvain décida de le tuer.

    Il tire son épée, s’approche, met son écu devant son visage pour se protéger des flammes que l’animal crache par sa gueule plus large qu’une marmite. Si, après le combat, le lion l’attaque, il livrera bataille. Mais, quoi qu’il arrive ensuite, Yvain veut lui venir en aide car la pitié l’incite à prêter secours à cet animal noble et généreux.

    De son épée au tranchant bien affilé, il attaque le serpent maléfique. Il le tranche en deux jusqu’à terre et des moitiés fait des tronçons. Il frappe et refrappe tant de fois qu’il le hache et le met en pièces. Cependant, il doit couper un morceau de la queue du lion car la tête du serpent félon57 l’a engloutie. Il tranche juste ce qu’il faut. Quand il a délivré le lion, il se demande si l’animal se jettera sur lui et s’il devra le combattre. Mais le lion n’y songe pas une seconde.

    Écoutez ce que cette bête fit alors : il agit comme une créature noble et généreuse. Il commença par montrer qu’il se rendait au chevalier : il tendit vers lui ses deux pattes avant jointes et inclina sa tête vers le sol58; puis il se dressa sur ses deux pattes arrière et s’agenouilla à nouveau. Toute sa face se mouilla de larmes, par humilité. Monseigneur Yvain comprit que le lion le remerciait et s’humiliait devant lui parce qu’il avait tué le serpent et l’avait arraché à la mort. Cette aventure lui fit grand plaisir. Il nettoya son épée souillée par le venin et la bave du serpent, la replaça dans son fourreau puis reprit sa route.

    Voici que le lion marchait à ses côtés ; jamais plus il ne quitterait Yvain, et désormais il l’accompagnerait partout, car il voulait le servir et le protéger.

    Yvain, le chevalier au lion, de Chrétien de Troyes, trad. Véronique Bartoli-Anglard, adaptation

    Cécile de Cazanove, Carrés Classiques Nathan, n° 74.

    55 Prodigieux : extraordinaire. 56 Perfide : trompeur et mauvais, qui manque de loyauté. 57 Félon : traître. 58 Cette attitude de soumission suggère la cérémonie de l’hommage que le vassal rendait à son seigneur.

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    Séance 6 Texte 7 - Tristan et Yseut Iseut la Blonde, fille du roi d’Irlande, est promise en mariage au roi Marc de Cornouailles. Marc charge son neveu Tristan de ramener sa fiancée à bon port. Or, Tristan est le pire ennemi d’Iseut : il a tué son oncle, le Morholt, chevalier géant. Et voici qu’il revient en Irlande pour demander sa main au profit de son oncle...

    Quand le temps approcha de remettre Iseut aux chevaliers de Cornouailles, sa mère cueillit des herbes, des fleurs et des racines, les mêla dans du vin, et brassa un breuvage puissant. L’ayant achevé par science et magie, elle le versa dans un coutret59 et dit secrètement à Brangien60 :

    « Fille, tu dois suivre Iseut au pays du roi Marc, et tu l’aimes d’amour fidèle. Prends donc ce coutret de vin et retiens mes paroles. Cache-le de telle sorte que nul œil ne le voie et que nulle lèvre ne s’en approche. Mais, quand viendront la nuit nuptiale et l’instant où l’on quitte les époux, tu verseras ce vin herbé61 dans une coupe et tu la présenteras, pour qu’ils la vident ensemble, au roi Marc et à la reine Iseut. Prends garde, ma fille, que seuls ils puissent goûter ce breuvage. Car telle est sa vertu : ceux qui en boiront ensemble s’aimeront de tous leurs sens et de toute leur pensée, à toujours, dans la vie et dans la mort. »

    Brangien promit à la reine qu’elle ferait selon sa volonté. La nef, tranchant les vagues profondes, emportait Iseut. Mais, plus elle s’éloignait de la terre

    d’Irlande, plus tristement la jeune fille se lamentait. Assise sous la tente où elle s’était renfermée avec Brangien, sa servante, elle pleurait au souvenir de son pays. Où ces étrangers l’entraînaient-ils ? Vers qui ? Vers quelle destinée ? Quand Tristan s’approchait d’elle et voulait l’apaiser par de douces paroles, elle s’irritait, le repoussait, et la haine gonflait son cœur. Il était venu, lui le ravisseur, lui le meurtrier du Morholt ; il l’avait arrachée par ses ruses à sa mère et à son pays ; il n’avait pas daigné la garder pour lui-même, et voici qu’il l’emportait, comme sa proie, sur les flots, vers la terre ennemie ! « Chétive62 ! disait-elle, maudite soit la mer qui me porte ! Mieux aimerais-je mourir sur la terre où je suis née que vivre là-bas ! »

    Un jour, les vents tombèrent, et les voiles pendaient dégonflées le long du mât. Tristan fit atterrir dans une île, et, lassés de la mer, les cent chevaliers de Cornouailles et les mariniers descendirent au rivage. Seule Iseut était demeurée sur la nef, et une petite servante. Tristan vint vers la reine et tâchait de calmer son cœur. Comme le soleil brûlait et qu’ils avaient soif, ils demandèrent à boire. L’enfant chercha quelque breuvage, tant qu’elle découvrit le coutret confié à Brangien par la mère d’Iseut. « J’ai trouvé du vin ! » leur cria-t-elle. Non, ce n’était pas du vin : c’était la passion, c’était l’âpre joie63 et l’angoisse sans fin, et la mort. L’enfant remplit un hanap64 et le présenta à sa maîtresse. Elle but à longs traits65, puis le tendit à Tristan, qui le vida.

    À cet instant, Brangien entra et les vit qui se regardaient en silence, comme égarés et comme ravis66. Elle vit devant eux le vase presque vide et le hanap. Elle prit le vase, courut à la poupe67, le lança dans les vagues et gémit :

    « Malheureuse ! maudit soit le jour où je suis née et maudit le jour où je suis montée sur cette nef !

    59 Coutret : flacon 60 Brangien :Fidèle servante et amie d’Iseut. 61 Vin herbé : vin dans lequel ont macéré des herbes. 62 Chétive : malheureuse. 63 Âpre joie : la joie douloureuse. 64 Un hanap : une coupe. 65 À longs traits : à grandes gorgées. 66 Ravis : hors d’eux-mêmes. 67 Poupe : l’avant du navire.

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    Iseut, amie, et vous, Tristan, c’est votre mort que vous avez bue ! » De nouveau, la nef cinglait vers Tintagel. Il semblait à Tristan qu’une ronce vivace, aux épines

    aiguës, aux fleurs odorantes, poussait ses racines dans le sang de son cœur et par de forts liens enlaçait au beau corps d’Iseut son corps et toute sa pensée, et tout son désir. Il songeait : « Andret, Denoalen, Guenelon et Gondoïne, félons68 qui m’accusiez de convoiter la terre du roi Marc, ah ! je suis plus vil69 encore, et ce n’est pas sa terre que je convoite ! Bel oncle, qui m’avez aimé orphelin avant même de reconnaître le sang de votre sœur Blanchefleur, vous qui me pleuriez tendrement, tandis que vos bras me portaient jusqu’à la barque sans rames ni voile, bel oncle, que n’avez-vous, dès le premier jour, chassé l’enfant errant venu pour vous trahir ? Ah ! qu’ai-je pensé ? Iseut est votre femme, et moi votre vassal. Iseut est votre femme, et moi votre fils. Iseut est votre femme, et ne peut pas m’aimer. »

    Iseut l’aimait. Elle voulait le haïr, pourtant : ne l’avait-il pas vilement70 dédaignée ? Elle voulait le haïr, et ne pouvait, irritée en son cœur de cette tendresse plus douloureuse que la haine.

    Brangien les observait avec angoisse, plus cruellement tourmentée encore, car seule elle savait quel mal elle avait causé. Deux jours elle les épia, les vit repousser toute nourriture, tout breuvage et tout réconfort, se chercher comme des aveugles qui marchent à tâtons l’un vers l’autre, malheureux quand ils languissaient71 séparés, plus malheureux encore quand, réunis, ils tremblaient devant l’horreur du premier aveu.

    Tristan et Yseut, chap. 4, Le Philtre, trad. et adapt. de Joseph Bédier, Carrés Classiques Nathan, n° 65.

    68 Félons : traîtres. 69 Vil : mauvais. 70 Vilement : honteusement. 71 Languissaient : souffraient.

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    Séance 7 Texte 8 - Bernard de Ventadour, « Mon cœur soupire... » Bernard de Ventadour, poète du XIe siècle, né de parents serviteurs d’un château de Corrèze, devint l’un des plus grands troubadours du Moyen Âge. Il composa une cinquantaine de poèmes dans lesquels il chantait l’amour courtois.

    Per bona fe e ses enjan Am la plus bel’ e la melhor. Del cor sospir e dels olhs plor, Car tan l’am eu, per que i ai dan. Eu que.n posc mais, s’Amors me pren, E las charcers en que m’a mes, No pot claus obrir mas merces, E de merce no.i trop nien Aquest’ amors me fer tan gen Al cor d’una dousa sabor: Cen vetz mor lo jorn de dolor E reviu de joi autras cen. Ben es mos mals de bel semblan, Que mais val mos mals qu’autre bes! E pois mos mals aitan bos m’es, Bos er lo bes apres l’afan. […] Cant eu la vei, be m’es parven Als olhs, al vis, a la color, Car aissi tremble de paor Com fa la folha contra.l ven. Non ai de sen per un efan, Aissi sui d’amor entrepres! E d’ome qu’es aissi conques, Pot domn’ aver almorna gran. Bona domna, re no.us deman Mas que.m prendatz per servidor, Qu’e.us servirai com bo senhor, Cossi que del gazardo m’an. Ve.us m’al vostre comandamen, Francs cors umils, gais e cortes Ors ni leos non etz vos ges , Que.m aucizatz, s’a vos me ren.

    De bonne foi, sans tromperie, J’aime la plus belle et meilleure. Mon cœur soupire, mes yeux pleurent, De trop l’aimer pour mon malheur. Mais qu’y puis-je si l’Amour m’a pris, Si la prison où il m’a mis A pour seule clé la merci72 Qu’en elle je ne trouve point ? Cet amour me blesse le cœur D’une saveur si gente73 et douce Que si cent fois par jour je meurs Cent fois la joie me ressuscite. C’est un mal de si beau semblant74 Que je le préfère à tout bien, Et puisque le mal m’est si doux, Quel bien pour moi après la peine ! […] Quand je la vois, tout en témoigne : Mes yeux, mon front et ma pâleur. Aussitôt je tremble de crainte, Comme une feuille dans le vent, Et n’ai plus de sens qu’un enfant... Voilà comme amour m’a saisi : Ah ! que d’un homme ainsi conquis, Dame peut avoir grande pitié ! Noble dame, ne vous demande Que d’être pris pour serviteur : Servirai en vous bon Seigneur Quelle que soit la récompense ; Et me voici tout à vos ordres, Être noble et doux, gai, courtois ! Vous n’êtes point ours ni lion Pour me tuer, si je me rends !

    Bernard de Ventadour, Vers, in Les Troubadours, Tome II, trad. René Nelly et René Lavaud, éd. Desclée de Brouwer, 1966.

    72 Merci : pitié. 73 Gente : noble, belle. 74 De si beau semblant : d’une si belle apparence.