1
Dans le commerce quotidien, nous acceptons sans peine l’indécision qui nous interdit de présumer le vrai sentiment des autres, et sauvegarde ainsi notre indépendance. Nous ne songeons pas à nous plaindre de ce flottement perpétuel entre un fantôme de bienveillance et un fantôme de méchanceté – sachant fort bien que, pour les interlocuteurs, notre sentiment n’est pas moins hypothétique que celui que nous croyons lire dans leurs yeux. Au lieu du trouble et du jeu mouvant des possibles, une clarté cruelle s’impose et règne sans appel. Alors que la partie n’est pas encore engagée, J-J, persuadé de l’avoir déjà perdue, songe à la revanche qu’il pourrait remporter sur un autre terrain, prépare sa défense devant les meilleurs arbitres. Il y a une économie de souffrance à se sentir en butte à une hostilité venue du dehors, plutôt que d’éprouver intérieurement le conflit et la déchirure. Le mécanisme de défense rétablit l’unité du moi en l’obligeant à faire front contre un ennemi qui le circonvient. C’est payer par la discorde externe l’apaisement du mal intérieur. Il faut supporter cette fatalité comme un accident immérité, comme un harcèlement injuste : tâche sans issue, mais en vue de laquelle l’être peut se rassembler, à la différence de la lutte désordonnée qu’eût imposée une sédition hantant la conscience et ses œuvres vivres par le dedans.

Starobinski - l'Oeil Vivant

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Starobinski - l'Oeil Vivant

Dans le commerce quotidien, nous acceptons sans peine l’indécision qui nous interdit de présumer le vrai sentiment des autres, et sauvegarde ainsi notre indépendance. Nous ne songeons pas à nous plaindre de ce flottement perpétuel entre un fantôme de bienveillance et un fantôme de méchanceté – sachant fort bien que, pour les interlocuteurs, notre sentiment n’est pas moins hypothétique que celui que nous croyons lire dans leurs yeux.

Au lieu du trouble et du jeu mouvant des possibles, une clarté cruelle s’impose et règne sans appel.

Alors que la partie n’est pas encore engagée, J-J, persuadé de l’avoir déjà perdue, songe à la revanche qu’il pourrait remporter sur un autre terrain, prépare sa défense devant les meilleurs arbitres.

Il y a une économie de souffrance à se sentir en butte à une hostilité venue du dehors, plutôt que d’éprouver intérieurement le conflit et la déchirure.

Le mécanisme de défense rétablit l’unité du moi en l’obligeant à faire front contre un ennemi qui le circonvient. C’est payer par la discorde externe l’apaisement du mal intérieur.

Il faut supporter cette fatalité comme un accident immérité, comme un harcèlement injuste : tâche sans issue, mais en vue de laquelle l’être peut se rassembler, à la différence de la lutte désordonnée qu’eût imposée une sédition hantant la conscience et ses œuvres vivres par le dedans.