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PSYCHOLOGIE POSITIVE 95 Aussi incroyable que cela puisse paraître, nous vivons l’époque la plus paisible de toute l’histoire de l’humanité. C’est ce que démontre le grand psychologue canadien Steven Pinker dans son dernier livre, qui s’appuie sur trente années de recherches en histoire et en psychologie. Ou comment la part d’ange en nous a progressivement pris le dessus sur nos démons intérieurs. bien du chemin à parcourir. Si nous atteignons le plafond un jour, y aura- t-il d’autres domaines à explorer pour améliorer le bien-être de l’humanité ? Oui, absolument : la condition animale, le système de santé, la diffusion de la paix et de la prospérité dans d’autres régions du monde… Je pense que nous commencerons à prendre en compte certains aspects de la souffrance humaine que nous avions oubliés. Aux États-Unis, les premières campagnes contre le harcèlement à l’école ont été organisées il y a une vingtaine d’années seulement. Dans mon enfance, ce n’était pas considéré comme un problème, cela faisait partie de la vie : quand on était un petit garçon, on se faisait embêter par d’autres garçons. Mais maintenant, c’est devenu un vrai problème de société, et nous avons pris des mesures pour tenter d’y mettre fin. Nous pourrions faire la même chose pour d’autres types de violence. Pensez-vous que cette baisse pourrait s’étendre à d’autres types de violence que la violence physique ? Et notamment à la violence psychologique ? Je pense que oui. C’est déjà visible, d’une certaine manière, car la violence verbale est de plus en plus ciblée. Certains psychologues ont avancé que le déclin de la violence avait entraîné une espèce d’effet secondaire : le développement de la psychopathologie, qui implique une approche plus empathique et plus sensible. Nous commençons à considérer la tristesse et l’anxiété comme des troubles qui nécessitent un traitement. Dans un article récent, Nicolas Haslam, professeur de psychologie à l’université de Melbourne, a même suggéré que nous allions un peu trop loin : à ses yeux, toutes les petites souffrances de la vie ne méritent pas de faire leur entrée dans le domaine de la psychopathologie. Mais ce n’est pas encore le cas, parce que notre monde abrite sept milliards de personnes, et que nombre d’entre elles sont confrontées à une grande violence au quotidien. Une régression est toujours possible, comme le montre la montée des partis d’extrême droite. Mais si nous parvenons à limiter le phénomène et à éviter les dérives, le concept de violence englobera davantage de domaines et nous pourrons commencer à nous attaquer à chacun d’entre eux. Selon vous, les frontières de ce qui est considéré comme pathologique seront-elles amenées à évoluer ? Oui, et je crois que ce processus a déjà commencé. Aux États-Unis, l’American Psychatric Association a mis à disposition des professionnels de santé un manuel diagnostique et statistique (le DSM) qui décrit toutes les catégories de troubles mentaux. Et ce nombre ne cesse d’augmenter. Le nombre de personnes diagnostiquées est également en forte hausse. D’après une étude récente, 50 % des Américains souffrent de troubles psychologiques au cours de leur vie. Heureusement, tout n’est pas négatif. Dans le passé, Le xx e siècle, avec ses deux guerres mondiales, nous semble l’un des plus meurtriers que l’humanité ait connu. N’est-ce pas l’une des raisons pour lesquelles votre thèse d’une baisse générale et continue de la violence ne fait pas l’unanimité ? Les gens ont de fausses intuitions sur le taux d’homicides, qui a progressivement diminué du Moyen Âge jusqu’à nos jours. Ils ont tendance à penser que ce chiffre est plus élevé à l’heure actuelle qu’il y a plusieurs siècles, ce qui est faux, malgré les deux guerres mondiales. De la même manière, les personnes interrogées pensent que le nombre de décès survenus à la guerre dans l’Antiquité était plus bas que celui de nos sociétés modernes, alors que c’est l’inverse. Le présent nous semble pire que le passé à cause d’une multitude de fausses intuitions, et pas seulement à cause du souvenir historique des deux guerres mondiales. En Europe, se dirige-t-on vers une fin de l’histoire de la violence ? Dans votre livre, vous expliquez que le déclin de la violence a pu se faire grâce à cinq forces historiques : un État fort, le commerce, la féminisation, le cosmopolitisme et l’“escalator de la raison”. Q ue nous reste-t-il à faire ? Nous n’avons pas encore atteint le plafond du bien-être de l’humanité. Aux États-Unis, le taux d’homicides a légèrement augmenté ces deux dernières années, en Europe les parties d’extrême droite gagnent du terrain, et aux États-Unis la démocratie est également menacée. Il nous reste encore STEVEN PINKER “Le présent nous semble pire que le passé à cause d’une multitude de fausses intuitions.

STEVEN PINKER - les arènes · 2017. 12. 5. · Steven Pinker dans son dernier livre, qui s’appuie sur trente années de recherches en histoire et en psychologie. Ou comment la

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    Aussi incroyable que cela puisse paraître, nous vivons l’époque la plus paisible de toute l’histoire de l’humanité. C’est ce que démontre le grand psychologue canadien

    Steven Pinker dans son dernier livre, qui s’appuie sur trente années de recherches en histoire et en psychologie. Ou comment la part d’ange en nous a progressivement

    pris le dessus sur nos démons intérieurs.

    bien du chemin à parcourir. Si nous atteignons le plafond un jour, y aura-t-il d’autres domaines à explorer pour améliorer le bien-être de l’humanité ? Oui, absolument : la condition animale, le système de santé, la diffusion de la paix et de la prospérité dans d’autres régions du monde… Je pense que nous commencerons à prendre en compte certains aspects de la souffrance humaine que nous avions oubliés. Aux États-Unis, les premières campagnes contre le harcèlement à l’école ont été organisées il y a une vingtaine d’années seulement. Dans mon enfance, ce n’était pas considéré comme un problème, cela faisait partie de la vie : quand on était un petit garçon, on se faisait embêter par d’autres garçons. Mais maintenant, c’est devenu un vrai problème de société, et nous avons pris des mesures pour tenter d’y mettre fin. Nous pourrions faire la même chose pour d’autres types de violence.

    Pensez-vous que cette baisse pourrait s’étendre à d’autres types de violence que la violence physique ? Et notamment à la violence psychologique ?Je pense que oui. C’est déjà visible, d’une certaine manière, car la violence verbale est de plus en plus ciblée. Certains psychologues ont avancé que le déclin de la violence avait entraîné une espèce d’effet secondaire : le développement de la psychopathologie, qui implique une approche plus empathique et plus sensible. Nous commençons à considérer la tristesse et l’anxiété comme des troubles

    qui nécessitent un traitement. Dans un article récent, Nicolas Haslam, professeur de psychologie à l’université de Melbourne, a même suggéré que nous allions un peu trop loin : à ses yeux, toutes les petites souffrances de la vie ne méritent pas de faire leur entrée dans le domaine de la psychopathologie.Mais ce n’est pas encore le cas, parce que notre monde abrite sept milliards de personnes, et que nombre d’entre elles sont confrontées à une grande violence au quotidien. Une régression est toujours possible, comme le montre la montée des partis d’extrême droite. Mais si nous parvenons à limiter le phénomène et à éviter les dérives, le concept de violence englobera davantage de domaines et nous pourrons commencer à nous attaquer à chacun d’entre eux.

    Selon vous, les frontières de ce qui est considéré comme pathologique seront-elles amenées à évoluer ?Oui, et je crois que ce processus a déjà commencé. Aux États-Unis, l’American Psychatric Association a mis à disposition des professionnels de santé un manuel diagnostique et statistique (le DSM) qui décrit toutes les catégories de troubles mentaux. Et ce nombre ne cesse d’augmenter. Le nombre de personnes diagnostiquées est également en forte hausse. D’après une étude récente, 50 % des Américains souffrent de troubles psychologiques au cours de leur vie. Heureusement, tout n’est pas négatif. Dans le passé,

    Le xxe siècle, avec ses deux guerres mondiales, nous semble l’un des plus meurtriers que l’humanité ait connu. N’est-ce pas l’une des raisons pour lesquelles votre thèse d’une baisse générale et continue de la violence ne fait pas l’unanimité ? Les gens ont de fausses intuitions sur le taux d’homicides, qui a progressivement diminué du Moyen Âge jusqu’à nos jours. Ils ont tendance à penser que ce chiffre est plus élevé à l’heure actuelle qu’il y a plusieurs siècles, ce qui est faux, malgré les deux guerres mondiales. De la même manière, les personnes interrogées pensent que le nombre de décès survenus à la guerre dans l’Antiquité était plus bas que celui de nos sociétés modernes, alors que c’est l’inverse. Le présent nous semble pire que le passé à cause d’une multitude de fausses intuitions, et pas seulement à cause du souvenir historique des deux guerres mondiales.

    En Europe, se dirige-t-on vers une fin de l’histoire de la violence ? Dans votre livre, vous expliquez que le déclin de la violence a pu se faire grâce à cinq forces historiques : un État fort, le commerce, la féminisation, le cosmopolitisme et l’“escalator de la raison”. Q ue nous reste-t-il à faire ?Nous n’avons pas encore atteint le plafond du bien-être de l’humanité. Aux États-Unis, le taux d’homicides a légèrement augmenté ces deux dernières années, en Europe les parties d’extrême droite gagnent du terrain, et aux États-Unis la démocratie est également menacée. Il nous reste encore

    STEVEN PINKER

    “Le présent nous semble pire que le passé à cause

    d’une multitude de fausses intuitions.”

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    développées eux-mêmes, car l’évolution ne fonctionne pas de cette manière. Et ce n’est pas non plus un processus darwinien, qui supposerait que, comme les personnes les plus empathiques ont plus d’enfants, la population globale devient de plus en plus empathique. Une grande partie des changements que j’ai répertoriés dans La Part d’ange en nous sont survenus beaucoup trop rapidement pour être expliqués par une évolution biologique, qui se serait développée sur plusieurs générations. Je pense que sur une période de mille ans, c’est possible, et je me suis demandé si le déclin du nombre d’homicides en Europe impliquait un véritable changement génétique, mais je reste sceptique, car les taux d’homicides peuvent évoluer très rapidement. Aux États-Unis, il a diminué de 50 % en dix ans, c’est-à-dire en moins d’une génération.Dans mon livre, j’ai avancé l’idée selon laquelle l’empathie à elle seule n’était pas suffisante pour accorder de la valeur à la vie des autres. C’est un argument qui remonte à Adam Smith. Il aurait confié : « Vous savez, je serais plus troublé si quelqu’un s’apprêtait à couper mon doigt que si j’avais appris qu’un tremblement de terre avait tué cent millions de Chinois. » C’est la psychologie humaine. Nous ne pouvons pas compter seulement sur l’empathie, et même si nous tentons de développer notre sens de l’empathie, nous ne le développerons jamais suffisamment pour accorder autant d’importance à un étranger qu’à notre propre enfant, et c’est sans doute une bonne chose, car nous ne pouvons pas nous impliquer dans la défense des droits et du bien-être de l’homme de manière purement émotionnelle. Nos émotions ne sont pas assez puissantes.

    Dans votre ouvrage, vous évoquez l’effet Flynn : l’accroissement du Q I de génération en génération. C’est assez étonnant de voir que vous considérez nos ancêtres comme des êtres moralement stupides ! Q ue nous est-il arrivé ?L’éducation est l’un des principaux

    certaines personnes souffraient de troubles qui n’étaient pas reconnus mais qui sont désormais considérés comme des pathologies par les autorités de santé. Et puis, il existe différents types de thérapies comportementales et cognitives efficaces pour lutter contre les phobies et l’anxiété,. D’une certaine manière, le développement de la psychopathologie illustre celui de l’empathie.

    Des milliards d’animaux sont mis à mort chaque année pour nous nourrir. Pensez-vous vraiment que le cercle de l’empathie puisse un jour inclure les poulets, les cochons, les vaches et autres animaux ?Dans les laboratoires, le traitement des animaux a connu une petite révolution, qui a commencé quand j’étais étudiant. Il y a quelque temps, le but ultime, c’était que l’humanité tout entière devienne végétarienne, mais cela n’arrivera pas de notre vivant. Néanmoins, il existe des étapes intermédiaires que nous pouvons entreprendre dès maintenant : par exemple, traiter les animaux de manière plus humaine. Si un animal est tué sur le coup, sans ressentir de douleur, s’il grandit en plein air, dans un endroit suffisamment vaste, cela représente une immense diminution des souffrances par rapport à la norme moderne. La

    étudiants inscrits dans le même établissement. Or nos cercles grandissent d’un point de vue virtuel mais finalement nous ne connaissons pas les gens qui vivent à côté de nous. Pensez-vous tout de même que ces cercles élargis sont positifs ?Ma sœur Susan Pinker a écrit un livre sur “l’effet village” (The Village Effect), la notion selon laquelle les contacts virtuels via les réseaux sociaux n’apportent pas les mêmes avantages que les échanges directs. Quand des amis partagent un verre, un café, un bon repas, cela leur apporte des avantages psychologiques que les amis Facebook ne peuvent pas leur offrir. Je crois que les preuves sont assez parlantes, et comme pour beaucoup d’inventions récentes, il faudra un peu de temps pour trouver le bon équilibre. La technologie a fait irruption dans la vie des gens. Elle a des effets positifs et des effets négatifs et, après quelque temps, les gens optimisent les effets positifs et minimisent les effets négatifs. Quand l’automobile est apparue, par exemple, les accidents étaient nombreux et le taux de mortalité très élevé. De nos jours, le nombre de victimes a baissé parce que nous avons amélioré la sécurité des routes et des voitures, et instauré des lois contre l’alcool au volant. De la même manière, les gens avaient peur que la télévision détruise la vie de famille. Au lieu de s’asseoir autour de la table pour discuter, on craignait que les familles ne fassent que manger en fixant le poste. Peut-être que ce danger est bien réel, mais d’après les études, le nombre d’heures passées en famille n’a pas diminué au cours de ces trente à quarante dernières années. Nous avons donc besoin d’une période d’ajustement et comme les réseaux sociaux, notamment Facebook, sont encore assez récents, il est possible que les utilisateurs n’aient pas encore défini combien d’heures de leur vie ils souhaitaient consacrer à ces sites Internet. Peut-être ne se sont-ils pas encore rendu compte qu’ils passaient un peu trop de temps sur ces sites, peut-être que cette prise de conscience

    facteurs de l’effet Flynn et nous savons qu’elle a gagné du terrain tout au long du siècle dernier. Je crois qu’il y a un effet Flynn moral, qui vient se rajouter à l’effet Flynn général. L’effet Flynn en lui-même concerne simplement la hausse du QI. Cette hausse est liée à une association de plusieurs facteurs, notamment une amélioration de la nutrition et des traitements médicaux. Les enfants sont malades moins souvent, et moins d’enfants souffrent de malnutrition. Mais il me semble que ces facteurs jouent un rôle limité. À partir d’un certain point, en mangeant plus, vous ne deviendrez pas plus intelligent ; seulement plus gros. Selon moi ces facteurs entrent en compte dans un premier temps avant de devenir complètement obsolètes. Aujourd’hui, notre environnement technologique et médiatique est beaucoup plus sophistiqué. Pour faire fonctionner une voiture ou une télévision, il faut raisonner de manière plus abstraite. Parfois, j’ai l’impression que je ne suis pas assez intelligent pour allumer ma télévision, car j’ai trois télécommandes, le câble, la box Internet, l’antenne TV, les câbles électriques… Conduire une voiture, remplir un questionnaire, toutes ces activités sont bien plus exigeantes aujourd’hui, d’un point de vue cognitif, qu’il y a cent ans.Les concepts abstraits naissent dans les cercles intellectuels, avant de se diffuser dans le langage de tous les jours. Je me souviens que, quand j’étais petit, le mot statistiquement était considéré

    comme intellectuel, académique. Un journaliste avait demandé à plusieurs personnes si elles pouvaient utiliser le mot statistiquement et la majorité d’entre elles ne savaient même pas comment le prononcer correctement. À l’époque, ce n’était pas un concept répandu, alors que de nos jours, c’est un mot que nous entendons toutes les cinq minutes à la télévision. D’autres concepts comme celui-ci se sont invités dans le langage courant, et je crois que ce processus a joué un rôle dans l’effet Flynn. James Flynn lui-même avait souligné que des concepts comme l’économie de marché, le jeu à somme nulle, l’analyse coût/bénéfices, l’effet placebo avaient vu le jour au sein des universités et des laboratoires avant de se propager à l’école, dans les journaux ou à la télévision. Il est possible que les concepts abstraits, comme les droits de l’homme, les crimes de guerre ou la liberté d’expression, qui font partie du vocabulaire de tous les jours, jouent un rôle. Le sexisme et l’homophobie aussi. Ce dernier terme n’existait même pas il y a cinquante ans. En suivant l’actualité du monde entier, en regardant des films qui mettent en scène des personnages originaires d’autres pays, peut-être développerons-nous notre sens de l’empathie envers différents peuples et serons-nous plus à même d’adopter la perspective d’un autre.

    Pour revenir à la question de la technologie et de l’élargissement des cercles de l’empathie, Facebook a été créé pour mettre en contact des

    tendance actuelle, en Europe, et dans une moindre mesure aux États-Unis, est d’instaurer de nouvelles normes qui soient plus respectueuses de l’animal. Même si notre cercle d’empathie a commencé à s’étendre aux animaux, je pense que nous sommes encore loin du végétarisme universel. Le but ultime ne sera sans doute pas de traiter les animaux exactement de la même manière que les êtres humains. Cela n’arrivera jamais. Néanmoins, nous avons encore beaucoup de marge, pour réduire la souffrance animale. Et je crois que nous serons témoins de belles avancées au cours de nos vies.

    Le développement de l’empathie entraîne-t-il une modification biologique au niveau du cerveau ?Tout ce qui change dans notre psychisme entraîne un changement dans notre cerveau, car je ne crois pas à l’idée d’une âme immatérielle. Si nous développons notre sens de l’empathie, alors, oui, notre cerveau change très certainement. Mais la question qui se pose, c’est : « S’agit-il de l’évolution dans le sens darwinien du terme ? Ce changement s’inscrit-il dans notre génome, si bien que la génération suivante est naturellement plus empathique sans même avoir vécu des expériences susceptibles de développer l’empathie ? » Je crois que c’est assez peu probable. Cela ne peut pas être un processus lamarckien, selon lequel les enfants héritent, ou transmettent à leurs propres enfants des facultés qu’ils ont

    À PROPOS DESTEVEN PINKERProfesseur de psychologie à l’université Harvard, le chercheur canadien Steven Pinker a été désigné en 2004 comme l’une des cent personnes les plus influentes par le magazineTime. Ses recherches sur la cognition et la psychologie du langage sont reconnues dans le monde entier. Plusieurs de ses ouvrages font référence, notamment L’Instinct du langage, Comment fonctionne l’esprit, Comprendre la nature humaine (éditions Odile Jacob). La Part d’ange en nous, histoire de la violence et de son déclin, vient de paraître aux éditions des Arènes.

    P A R O L E S D ’ E X P E R T

    Notre cercle d’empathie a commencé à s’étendre aux animaux.”

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    doit encore s’inviter dans l’inconscient collectif. Cela pourrait devenir un mouvement !

    Dans votre livre, vous évoquez le chiffre d’un homicide pour cent mille personnes en Europe occidentale. À la télévision, c’est un pour cinq mille, informations et divertissement confondus. La violence vue à la télé est donc vingt fois supérieure à la violence effective. Les médias ne jouent-ils pas un rôle d’exagération néfaste dans la perception de la violence ?C’est une statistique intéressante, car je pense que le nombre de morts que nous voyons à la télévision influence notre perception du danger, surtout dans le cas du terrorisme et des fusillades de masse, comme celle de Las Vegas. La couverture médiatique de Las Vegas était complètement disproportionnée. De manière générale, les victimes du

    recherché par les terroristes ?Oui, c’est la définition même du terrorisme, et même de la terreur. Je ne sais pas si nous pouvons éviter ce phénomène, en tout cas c’est difficile, en partie à cause d’un manque de réactivité de la part des médias. Ils rendent les choses presque impossibles en consacrant autant de temps aux attentats terroristes et aux tueries de masse. Parfois, il est compliqué d’établir la différence entre les deux. Si quelqu’un tire sur plusieurs dizaines de personnes, c’est une tuerie de masse, mais s’il dit « je déteste le gouvernement » ou « Allah Akbar », c’est considéré comme du terrorisme. Dans tous les cas, les auteurs recherchent de la publicité. Aux États-Unis, une pétition a circulé à ce sujet, je l’ai signée mais je ne crois pas qu’elle ait eu beaucoup de succès. Elle demandait

    aux journaux de ne pas diffuser les portraits des auteurs de tueries de masse. Mais l’assassin de Las Vegas était partout… Jusqu’à saturation. Et le pire, dans tout cela, c’était que les médias n’arrêtaient pas de marteler que le précédent record avait été battu et que c’était la pire fusillade de masse des États-Unis. C’est vraiment une approche dangereuse, parce qu’en entendant cela, c’est sûr que quelqu’un, quelque part, s’est dit : « Génial, je vais battre ce record. » Mais peut-on vraiment parler de record ? Qu’est-ce que cela nous apporte ? Aux États-Unis, il y a quasiment une fusillade de Las Vegas par jour, en nombre d’homicides. Il y en a 45 par jour aux États-Unis, contre 54 victimes à Las Vegas, mais aucun de ces homicides n’a fait la une.

    La mort est donc bien plus fréquente sur les écrans que dans la vraie vie. Mais il y a un point sur lequel vous n’êtes pas d’accord avec Matthieu Ricard : contrairement à lui, vous ne pensez pas que les jeux vidéo puissent entraîner des comportements violents.C’est avec la génération x (les enfants nés entre 1961 et 1981) que les jeux violents se sont popularisés, et c’est avec cette génération que la violence réelle a commencé à diminuer. Cette tendance ne met pas les jeux vidéo hors de cause, mais elle suggère que la multiplication de jeux violents n’a pas entraîné une hausse du nombre de crimes violents. Peut-être que c’est l’inverse qui s’est produit. Les personnes de nature violente apprécient davantage les jeux violents. Selon moi, les premières études ont suggéré que les jeux violents rendaient les enfants plus violents car elles ont confondu ce qui est une corrélation avec une cause. Mais si les jeux vidéo plaisent avant tout aux personnes agressives, peut-être qu’ils pourront faire diminuer la violence, et je ne fais pas référence à la catharsis, qui est un moyen de se libérer des pulsions pour éviter de commettre des actes violents. Matthieu Ricard a entièrement raison de dire que la catharsis n’existe pas. Mais je pense qu’il y a une explication bien plus simple. Ces personnes restent à la maison, elles se contentent de regarder leurs écrans, elles ne sont pas dans la rue, à se battre contre d’autres personnes, donc il n’y a pas là une explication psychologique très profonde. C’est juste une question d’opportunités. À mes yeux, il est possible que les jeux vidéo aient légèrement fait baisser les statistiques de la violence, je ne crois pas qu’ils aient été un facteur aggravant. Les taux de criminalité sont chamboulés par tant d’autres facteurs que le rôle des jeux vidéo est, selon moi, minime. Certains psychologues affirment qu’il y a un lien de cause à effet, mais je reste sceptique.//

    Propos recueillis par Sophie Behr et Julien Lefournier // Traduction d’Emma Garzi // Photos : Nathalie Jouan

    terrorisme sont plus médiatisées que les victimes d’autres homicides, par exemple deux hommes qui se sont battus dans un bar, et les victimes d’homicides sont beaucoup plus médiatisées que les victimes d’accidents de la route, et les victimes d’accidents de la route sont plus médiatisées que les victimes de maladies.Il s’agit de voyeurisme. C’est perturbant, mais nous ne pouvons pas nous empêcher de regarder, un peu comme quand vous voyez une voiture accidentée sur le bord de la route.

    En France, depuis les événements du Bataclan et de Nice, l’erreur d’optique est sans doute exacerbée à cause de cette tension. Dans votre livre, vous dites que les hommes politiques n’hésitent pas à récupérer, à exploiter ces événements. N’est-ce pas justement le but

    Le nombre de morts que nous voyons à la télévision influence notre perception

    du danger.”