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Strabisme intermittent et mouvements Intermittent strabismus and movements 4 rue des Tribunaux, 14500 Vire, France INTRODUCTION Damien 16 ans, sportif pratiquant le tennis en compétition, est adressé en orthoptie par l'ophtalmologiste qu'il a consulté se plaignant de « ne pas voir la balle en particulier en revers ». Seul signe fonctionnel décrit, l'analyse de la plainte nous amène à considérer la multitude « des capteurs qui permettent le sens du mou- vement » (Alain Berthoz). Ce patient dynamique qui n'a, par ailleurs, pas de problème de santé, évoque sa passion pour le tennis mais sa déception lorsque, à sa grande surprise, il est incapable de frap- per correctement la balle « voire même de passer à côté comme si il ne savait plus elle était.. ». Quel élément mis en œuvre par le cerveau et le corps dans son ensemble, pour parvenir, à l'aide de la raquette de tennis, à frapper dans la balle, perturbe la bonne réalisation du mou- vement ? S'agit-il d'une perturbation de la capacité à discriminer, de la localisation, du contrôle de la direction du regard, de la pro- prioception, des référentiels ? Le bilan orthoptique va-t-il permettre de comprendre les mécanismes qui aboutissent à l'échec de la réalisation de l'action désirée ? OBSERVATION Damien est accompagné de sa maman qui nous informe qu'il avait consulté un ophtalmo- logiste pour la première fois vers l'âge de 7 ans, car ses parents notaient un strabisme divergent intermittent en n de journée, mais l'ophtalmologiste avait dit que tout allait bien. Damien a beaucoup grandi depuis 6 mois et se sent de plus en plus gêné. En le question- nant, il décrit des céphalées le soir, 2 à 3 fois Muriel Amortila (Orthoptiste) Mots clés Action Correspondance rétinienne Mouvement Proprioception Strabisme Vision binoculaire Tennis Keywords Action Retinal correspondence Movement Proprioception Strabismus Binocular vision Tennis Adresse e-mail : [email protected] RÉSUMÉ Un jeune patient décrivant des troubles praxiques lors de la pratique du tennis et ayant un strabisme divergent intermittent avec une dualité de correspondance rétinienne a pu améliorer son efcacité et, donc, ses performances sportives au terme d'une rééducation orthoptique. L'exactitude des mouvements, gestes, positions.. par rapport à nous-même, à notre environ- nement et à l'appréciation des éléments de l'espace, les uns par rapport aux autres., est le résultat d'un fonctionnement cérébral complexe dans lequel la vision joue un rôle essentiel. Une action ou un mouvement difcilement réalisé(e) peuvent donc être à l'origine d'une prescription de bilan orthoptique. © 2013 Publié par Elsevier Masson SAS. SUMMARY A young patient describing praxic problems when playing tennis and exhibiting intermittent strabismus with duality of retinal correspondence improved his efcacy and hence his tennis performance following orthoptic rehabilitation. The precision of movements, gestures, posi- tions. . .with regards to ourselves and our environment and with the appreciation of spatial elements in relation to each other. . .is the result of complex cerebral functioning in which sight plays an essential role. An action or movement that is difcult to perform may therefore require the prescription of an orthoptic control. © 2013 Published by Elsevier Masson SAS. Revue francophone d'orthoptie 2013;6:163165 Dossier / Cas clinique © 2013 Publié par Elsevier Masson SAS. http://dx.doi.org/10.1016/j.rfo.2013.10.004 163

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Revue francophone d'orthoptie 2013;6:163–165 Dossier / Cas clinique

Strabisme intermittent et mouvements

Intermittent strabismus and movements

Muriel Amortila

4 rue des Tribunaux, 14500 Vire, France (Orthoptiste)

Mots clésActionCorrespondancerétinienneMouvementProprioceptionStrabismeVision binoculaireTennis

KeywordsActionRetinal correspondenceMovementProprioceptionStrabismusBinocular visionTennis

RÉSUMÉUn jeune patient décrivant des troubles praxiques lors de la pratique du tennis et ayant unstrabisme divergent intermittent avec une dualité de correspondance rétinienne a pu améliorerson efficacité et, donc, ses performances sportives au terme d'une rééducation orthoptique.L'exactitude des mouvements, gestes, positions.. par rapport à nous-même, à notre environ-nement et à l'appréciation des éléments de l'espace, les uns par rapport aux autres., est lerésultat d'un fonctionnement cérébral complexe dans lequel la vision joue un rôle essentiel. Uneaction ou un mouvement difficilement réalisé(e) peuvent donc être à l'origine d'une prescriptionde bilan orthoptique.© 2013 Publié par Elsevier Masson SAS.

SUMMARYA young patient describing praxic problems when playing tennis and exhibiting intermittentstrabismus with duality of retinal correspondence improved his efficacy and hence his tennisperformance following orthoptic rehabilitation. The precision of movements, gestures, posi-tions. . .with regards to ourselves and our environment and with the appreciation of spatialelements in relation to each other. . .is the result of complex cerebral functioning in which sightplays an essential role. An action or movement that is difficult to perform may therefore requirethe prescription of an orthoptic control.© 2013 Published by Elsevier Masson SAS.

INTRODUCTIONla balle, perturbe la bonne réalisation du mou-

Adresse e-mail :[email protected]

Damien 16 ans, sportif pratiquant le tennis encompétition, est adressé en orthoptie parl'ophtalmologiste qu'il a consulté se plaignantde « ne pas voir la balle en particulier enrevers ».Seul signe fonctionnel décrit, l'analyse de laplainte nous amène à considérer la multitude« des capteurs qui permettent le sens du mou-vement » (Alain Berthoz).Ce patient dynamique qui n'a, par ailleurs, pasde problème de santé, évoque sa passionpour le tennis mais sa déception lorsque,à sa grande surprise, il est incapable de frap-per correctement la balle « voire même depasser à côté comme si il ne savait plus oùelle était.. ».Quel élément mis en œuvre par le cerveau etle corps dans son ensemble, pour parvenir,à l'aide de la raquette de tennis, à frapper dans

© 2013 Publié par Elsevier Masson SAS.http://dx.doi.org/10.1016/j.rfo.2013.10.004

vement ? S'agit-il d'une perturbation de lacapacité à discriminer, de la localisation, ducontrôle de la direction du regard, de la pro-prioception, des référentiels ?Le bilan orthoptique va-t-il permettre decomprendre les mécanismes qui aboutissentà l'échec de la réalisation de l'action désirée ?

OBSERVATION

Damien est accompagné de sa maman quinous informe qu'il avait consulté un ophtalmo-logiste pour la première fois vers l'âge de7 ans, car ses parents notaient un strabismedivergent intermittent en fin de journée, maisl'ophtalmologiste avait dit que tout allait bien.Damien a beaucoup grandi depuis 6 mois etse sent de plus en plus gêné. En le question-nant, il décrit des céphalées le soir, 2 à 3 fois

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M. AmortilaDossier / Cas clinique

par mois, une photophobie, il n'a aucun problème scolairemais il n'aime pas lire.Damien se tient de façon tonique sans attitude de tête et nesemble pas gêné par sa vision quand il me parle. En revanche,lorsqu'il se déplace je constate une exotropie de l'OGintermittente.Le bilan sensoriel (étude de la capacité à discriminer) met enévidence :� une acuité visuelle normale soit pour chaque œil et enbi-oculaire 12/10 de loin et P1,5 de près ;

� la vision stéréoscopique est perçue jusqu'à 308 d'arc auTNO en vision de près et par intermittence au 38 du synop-tophore à O.

Des capacités fusionnelles mesurées avec la barre de prismede Berens :� de près, sur mires orthoptiques maculaires, moyenne enstatique D'25 C'16 mais laborieuses en dynamique, en par-ticulier lors de la fixation dans le regard à gauche avec unediplopie décrite à chaque changement de prisme et un effortde fusion réalisé.

� de loin, sur point de fixation, l'OG ne maintient la fusion quesur quelques dioptries D4 et C6 puis se met en exotropieavec une neutralisation à la rupture de fusion.

La correspondance rétinienne est normale de près, mais unedualité de correspondance rétinienne est décrite de loin : unediplopie homonyme au verre rouge à l'angle et, en deçà, sur15 dioptries, dans l'espace comme au synoptophore, mais lespost-images sont perçues en CRA à grand angle d'anomalie,ou en CRN lorsqu'elles sont superposée à des tests de 28 quisont fusionnés.Le bilan optomoteur (étude de la capacité à orienter le regard)met en évidence :� un OD directeur, droitier ;� une motilité qui semble normale ;� une exotropie intermittente de 20 dioptries de loin et 25 deprès ;

� une concomitance de la déviation dans toutes les directionsdu regard ; une déviométrie est réalisée chaque œil fixantdans les 9 positions du regard au synoptophore ;

� une motricité conjuguée perturbée avec une fixation nonendurante, des saccades horizontales asynchrones del'OG, des saccades verticales bien réalisées, une poursuitehorizontale et rotatoire non lisse, en particulier vers la gau-che avec perte de fixation de l'OG ;

� un PPC (punctum proximum de convergence) moyenà 10 cm l'OG est hypoconvergent ;

� un PPA (punctum proximum d'accommodation) à 10 cmPPAa à 10 cm et PPAr à 12 cm.

Le bilan fonctionnel (étude de la mise en œuvre de la visiondans l'action et des répercussions de l'action sur la visionconsidérant les trois rôles de la vision : communication inter-personnelle, saisie de l'information, organisation du gesteavec participation au contrôle de l'équilibre) montre unecommunication peu perturbée en vision de près mais plusinconstante de loin, en particulier lorsque l'interlocuteur esten mouvement une exotropie de l'OG apparaît.Une saisie de l'information qui est bien réalisée.Une organisation du geste qui semble peu perturbée en visionde près avec une bonne localisation en statique et endynamique.En distance intermédiaire en suivant une balle en mousse, lafixation est parfois prise par l'OG dans le regard à gauche etune alternance se crée suivie d'une restitution de la déviation.

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La coordination œil-tête semble bien réalisée mais lors desmouvements oculo-vestibulaires, la fixation est difficilementmaintenue en binoculaire.La lecture sur TEVL, est un peu lente (120 mots/mn) mais,surtout, Damien saute une ligne lors d'un retour à la ligne et sereprend en raison de l'incohérence de la phrase.Le bilan orthoptique a mis en évidence, sur le plan moteur, unedifficulté à contrôler la direction du regard en rapport avec unstrabisme divergent intermittent de l'OG et, sur le plan senso-riel, une vision binoculaire qui n'est utilisée que par intermit-tence en vision de loin, car elle est difficilement maintenue parles capacités fusionnelles fragilisées par une dualité de cor-respondance rétinienne avec neutralisation.Sur le plan fonctionnel, cette difficulté de binocularité se mani-feste particulièrement de loin et dans le regard à gauchel'alternance présente, parfois, la perturbation de l'orientationdu regard créant ainsi une perte de la localisation.

RÉFLEXIONS

Henry Poincaré, mathématicien, déclarait en 1902 : « quandon dit qu'on localise un objet, cela signifie simplement qu'on sereprésente les mouvements qu'il faut produire pour atteindrecet objet ». On peut donc aisément imaginer que lorsque lalocalisation est perturbée par un conflit de données senso-rielles, du fait de la perte de fixation ou de la perte de la visionstéréoscopique, la représentation du mouvement à réalisern'est plus efficace. L'exotropie de l'OG donne, par la modifica-tion de la contracture des muscles oculomoteurs, une informa-tion proprioceptive erronée de la position de la cible qui n'estplus fixée par cet œil. Les afférences proprioceptives de tous lecorps et, entre autres, visuelles qui permettent à Damien delocaliser la balle par rapport aux limites du terrain (référentielallocentré), de localiser la balle par rapport à lui (référentielgéocentré), de faire son geste avec précision (référentiel égo-centré) tel qu'il l'a décidé, sont permanentes, tel un flux dedonnées qui se croisent et sont réajustées et vérifiées cons-tamment, les unes par rapport aux autres, dans la perspectivedu mouvement décidé ; mais si elles sont brutalement inco-hérentes du fait de la perte de la vision stéréoscopique ou del'alternance avec la prise de fixation de l'OG, le temps néces-saire à l'adaptation des nouvelles informations ne permet pasl'ajustement du geste. (Fig. 1).Il est donc décidé à l'issue de ce bilan d'entreprendre unerééducation ayant pour objectif de retrouver la capacité à main-tenir une fixation stable, en binoculaire, lors des déplace-ments, des mouvements dans toutes les directions duregard, et lors des vergences.La rééducation : 15 séances réalisées sur 3 mois, durant les-quelles nous avons favorisé la récupération de la correspon-dance rétinienne normale sous-jacente, déjà présente, par lesexercices de localisation au verre rouge (au départ diplopiehomonyme et sensation inverse des mouvements oculaireslors de l'alternance en vision de loin) et le travail de la fusionjusqu'à l'angle objectif. Aucun travail de convergence n'a étéentrepris durant les 6 premières séances, à l'issue desquellesDamien a retrouvé l'utilisation de la vision binoculaire. Damiendécrivait déjà moins de gêne et la CRA n'était plus retrouvée.Le travail de fusion, en statique et en dynamique dans diffé-rentes directions du regard et de motricité conjuguée, s'est

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Figure 1. Jeune tennisman avant la frappe en revers.

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poursuivi et a permis à notre jeune patient de restaurer un boncontrôle de la direction du regard en toute circonstance.A l'issue de la rééducation, Damien avait retrouvé l'utilisationd'une vision binoculaire de bonne qualité et un bon contrôle dela direction du regard. Subjectivement, il décrivait une meil-leure « appréciation des balles », il ne passait plus à côté de laballe, il ne jouait plus les balles fautes, son revers s'améliorait..et, par ailleurs, il se rendait compte que sa lecture s'était aussiaméliorée : il ne sautait plus de lignes, il lisait 160 mots/mn,mais il n'aimait toujours pas lire. Les céphalées avaient disparuet il trouvait, qu'en classe, il était plus à l'aise lorsqu'il copiaitdes notes écrites au tableau, qu'il allait plus vite qu'avant, cequ'il appréciait même si il n'avait pas ressenti de gêneauparavant.

DISCUSSION

Le dépistage plus précoce de l'exophorie-tropie aurait permisà Damien de ne pas instaurer une CRA et de maintenir l'utilisa-tion de sa vision binoculaire, et des mouvements conjuguésperformants ce qui, d'une part, aurait évité l'installation et l'aug-mentation de sa gêne et des dysfonctionnements lors de cer-taines activités physiques et scolaires. L'absence de déviationpermanente, la bonne acuité visuelle et la bonne perception durelief de près, lors du premier examen ophtalmologique, ontamené le praticien à ne pas prescrire de bilan orthoptique. Ladescription de la maman n'aurait-elle pas du suffire à vérifier lefonctionnement de la vision par un bilan orthoptique, explorant la

qualité des relations binoculaires et l'existence ou non d'unedéviation ?A l'avenir, que proposer à Damien dont la déviation est impor-tante et risque de ne pas être toujours aussi bien compensée. Ila donc été décidé de refaire un bilan orthoptique, un an après,afin de vérifier le bon maintien de l'utilisation de la visionbinoculaire et, à long terme, en fonction de l'évolution, l'oph-talmologiste pourrait envisager une intervention chirurgicale. Ilaurait aussi pu être envisagé le port d'une correction prisma-tique afin de réduire les efforts de compensation et de main-tenir une utilisation facile de la vision binoculaire, mais leseffets indésirables des prismes et des montures, et l'adapta-tion nécessaire lors de la pratique du tennis en particulier,auraient été probablement peu appréciés par Damien qui,un an après, reste très content de sa nouvelle situationvisuelle, et a continué de grandir sans perturbation et d'amé-liorer son classement.Quel impact, la poussée de croissance (normale à son âge) a-t-elle eu sur sa déviation ?Quel bénéfice, la restauration de la vision binoculaire, auraapporté sur la proprioception globale de son corps transformépar les centimètres supplémentaires ?

CONCLUSION

La restitution du contrôle de la direction du regard a permisà Damien de retrouver une localisation fiable, des donnéesproprioceptives cohérentes qui lui ont apporté une meilleureefficacité lors de la pratique du tennis, en particulier, mais passeulement.Ce sport nécessite une grande précision et les mécanismesmultisensoriels qui permettent sa réalisation sont complexes,la théorie motrice de l'attention décrite par Rizzolatti donne uneidée des étapes qui permettent la « décision spatio-tempo-relle » (Berthoz) nécessaire à l'élaboration de tous les mou-vements du corps qui aboutissent à la frappe de la ballesouhaitée, et qui seront basées sur « la perception pourl'action qui s'appuie sur des informations régulièrement recali-brées » (Rossetti 1998, Bridgeman 1999). Coello (2005) sou-ligne que « la vision complète de l'espace d'action optimise lesperformances spatiales en réduisant les erreurs terminales etleur variabilité », le rôle de la perception du champ visuel estdonc aussi primordial. La vision fournit une part non négli-geable de ces données.

Déclaration d'intérêtsL'auteur n'a pas transmis de déclaration de conflits d'intérêts.

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