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Cah. Nutr. Diét., 41, 2, 2006 111 sociologie sociologie STRATÉGIES D’APPROVISIONNEMENTS ET COMPORTEMENTS ALIMENTAIRES DE FAMILLES RECOURANT À L’AIDE ALIMENTAIRE : LE CAS DES MULTI-GLANEURS Christine CÉSAR L’activité des associations qui distribuent de l’aide alimentaire en France consti- tue un indicateur pour percevoir l’évolution de la pauvreté et ses conséquences sur la situation nutritionnelle. En prenant par exemple les Restos du Cœur, la plus médiatique de ces associations, la Campagne d’hiver 2004/2005 a représenté 67 millions de repas pour plus de 630 000 personnes ; ces chiffres correspondent à une multiplication par huit du nombre de repas initialement servis lors du lancement de l’association il y a vingt ans. De nombreux maux régulièrement évoqués (chômage, RMI, etc.) ont contribué à augmenter le nombre de personnes ayant recours à l’aide alimentaire et cette situation nouvelle par son ampleur a interpellé des responsables associatifs, des inter- venants en matière de santé publique. Le travail présenté ici s’inscrit dans le contexte de l’étude Abena conduite en 2004-2005 par l’Institut de veille sanitaire (InVS) auprès des personnes ayant recours à l’aide alimentaire [1]. Aux côtés de l’approche épidémiologique déployée au sein de structures d’aides alimentaires des villes de Paris, de la Seine Saint-Denis, de Marseille et Dijon, un volet qualitatif de socio-anthropologie s’est d’abord concentré sur la région parisienne. Dans cet article nous avons choisi de nous intéresser à l’architecture générale de l’aide alimentaire et en miroir, nous nous attacherons à un exemple concret d’organisation de l’approvisionnement en nourriture d’une famille ayant recours à l’aide alimentaire. Quelques jalons dans l’histoire de l’organisation du don de nourriture L’histoire du don de nourriture est attestée depuis l’anti- quité mais la composition de l’offre et des publics cibles s’est transformée au fil des siècles pour s’écarter de plus en plus de la population générale et de l’alimentation commune [2-4]. Les Trente glorieuses ont réduit le nombre de publics concernés mais la montée du chômage et de la précarité [5] remet au goût du jour cette forme d’aide en nature. À côté de celle traditionnellement liée à l’univers confessionnel, les Banques alimentaires se mettent en place (1984), les Restos du Cœur s’organisent (1985), les Jardins d’Aujourd’hui promeuvent l’autoproduction (1986). Ces structures amplifient le renouveau des dons alimen- taires. Ces systèmes de redistribution s’appuient sur les surplus agricoles européens, sur la générosité individualisée des citoyens (soutenue par un dispositif fiscal de déduction), sur des accords avec l’agro-industrie, parfois la grande Sociologue à l’Unité de Surveillance et d’Épidémiologie Nutritionnelles de l’Institut de Veille Sanitaire (InVS), Conservatoire National des Arts et Métiers (CNAM) – Bobigny Paris XIII, 74, rue Marcel Cachin, 93013 Bobigny Cedex. Correspondance : C. César, à l’adresse ci-dessus. Email : [email protected]

Stratégies d’approvisionnements et comportements alimentaires de familles recourant à l’aide alimentaire: le cas des multi-glaneurs

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STRATÉGIES D’APPROVISIONNEMENTS ET COMPORTEMENTS ALIMENTAIRES DE FAMILLES RECOURANT À L’AIDE ALIMENTAIRE : LE CAS DES MULTI-GLANEURS

Christine CÉSAR

L’activité des associations qui distribuent de l’aide alimentaire en France consti-tue un indicateur pour percevoir l’évolution de la pauvreté et ses conséquencessur la situation nutritionnelle. En prenant par exemple les Restos du Cœur,la plus médiatique de ces associations, la Campagne d’hiver 2004/2005 areprésenté 67 millions de repas pour plus de 630 000 personnes ; ces chiffrescorrespondent à une multiplication par huit du nombre de repas initialementservis lors du lancement de l’association il y a vingt ans. De nombreux mauxrégulièrement évoqués (chômage, RMI, etc.) ont contribué à augmenter lenombre de personnes ayant recours à l’aide alimentaire et cette situationnouvelle par son ampleur a interpellé des responsables associatifs, des inter-venants en matière de santé publique.Le travail présenté ici s’inscrit dans le contexte de l’étude Abena conduite en2004-2005 par l’Institut de veille sanitaire (InVS) auprès des personnes ayantrecours à l’aide alimentaire [1]. Aux côtés de l’approche épidémiologiquedéployée au sein de structures d’aides alimentaires des villes de Paris, de la SeineSaint-Denis, de Marseille et Dijon, un volet qualitatif de socio-anthropologie s’estd’abord concentré sur la région parisienne. Dans cet article nous avons choisi denous intéresser à l’architecture générale de l’aide alimentaire et en miroir, nousnous attacherons à un exemple concret d’organisation de l’approvisionnementen nourriture d’une famille ayant recours à l’aide alimentaire.

Quelques jalons dans l’histoire de l’organisation du don de nourriture

L’histoire du don de nourriture est attestée depuis l’anti-quité mais la composition de l’offre et des publics cibless’est transformée au fil des siècles pour s’écarter de plus

en plus de la population générale et de l’alimentationcommune [2-4]. Les Trente glorieuses ont réduit le nombrede publics concernés mais la montée du chômage et de laprécarité [5] remet au goût du jour cette forme d’aide ennature. À côté de celle traditionnellement liée à l’universconfessionnel, les Banques alimentaires se mettent enplace (1984), les Restos du Cœur s’organisent (1985), lesJardins d’Aujourd’hui promeuvent l’autoproduction (1986).Ces structures amplifient le renouveau des dons alimen-taires. Ces systèmes de redistribution s’appuient sur lessurplus agricoles européens, sur la générosité individualiséedes citoyens (soutenue par un dispositif fiscal de déduction),sur des accords avec l’agro-industrie, parfois la grande

Sociologue à l’Unité de Surveillance et d’Épidémiologie Nutritionnelles de l’Institut de Veille Sanitaire (InVS), Conservatoire National des Arts et Métiers (CNAM) – Bobigny Paris XIII, 74, rue Marcel Cachin, 93013 Bobigny Cedex.

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distribution, les retraits agricoles, les saisies douanières…Dans la France contemporaine, l’aide alimentaire n’estdonc pas le fait d’un système contributif géré par l’Étatou par les collectivités territoriales : il ressort de la sociétécivile et cette configuration participe à générer une grandediversité de fonctionnement tant dans les formes de l’aidealimentaire que dans les conditions d’accès.

Les différentes formes de l’aide alimentaire

Les types d’aide alimentaire ne sont pas homogènes etles formes gratuites peuvent être distinguées de celles quinécessitent une contribution financière. Les premièresrecouvrent essentiellement la distribution de repas et laconstitution de colis. Elles sont les formes les plus largementprésentes1. Il convient de signaler l’existence d’une pratiquerésiduelle à l’échelle du territoire, les jardins d’insertion quioffrent des cultures maraîchères aux apprentis jardiniers[6].Les secondes correspondent le plus souvent à des « épiceriessociales » où les requérants s’acquittent d’un prix d’achatcorrespondant à un pourcentage fixe du « prix public ».Mais il faut aussi signaler une forme pouvant s’appeler parendroit « marchés des familles » et qui consiste à rembourserune quote-part des courses réalisées. Une autre modalitése présente avec des bons d’achats ou chèques services quicontrairement au système de « l’épicerie sociale » n’impli-quent pas la fréquentation d’un lieu spécifique dédié auxpauvres.Pour chacune de ces formes d’aides les conditions d’accèsse révèlent très hétérogènes. Ainsi, pour prendre les situa-tions les plus contrastées, l’accès aux repas s’effectuelibrement, aucune justification n’est demandée au requérant(parfois une pièce d’identité) alors qu’à l’opposé l’inscriptiondans une « épicerie sociale » fait l’objet de tout un montageadministratif et d’un travail de suivi de la part de travailleurssociaux (ou bénévoles assimilés). Entre ces situations, ladistribution de colis fait appel à une évaluation des ressourceséconomiques 2. Si nous étudions ce seul critère, il renforcela disparité du fonctionnement de l’aide alimentaire. Ainsiles populations requérantes doivent, pour être éligiblesdans certaines associations, justifier de moins de 3 € de« reste à vivre » mais dans d’autres (ou à d’autres périodesde l’année), ce barème peut s’étendre au seuil de 6 €. Cesseuils sont déterminés par un ensemble de contraintesinternes et de décisions organisationnelles réglées par lesdifférentes structures nationales pour faire face à l’accrois-sement du nombre de requérants. Mais cette disparité nerecouvre pas « simplistement » des différences entre asso-ciations nationales mais aussi, à l’intérieur d’une mêmeassociation des différences entre représentations régionales,illustrant ainsi des variations en ressources humaines etfinancières. Du point de vue d’un requérant, à l’échelle d’unterritoire urbain dense la notion d’un « réseau » des struc-tures d’aide alimentaire est peu effective ; ainsi pour la régionparisienne, en cas de rejet d’un dossier qui dépasse lebarème, il est tout à fait exceptionnel que s’organise la

réorientation vers une autre association susceptible d’accepterla personne 3.Malgré ce fonctionnement émietté, un élément se dégage :aucune des grandes associations ne conçoit stratégique-ment le don de nourriture comme devant répondre àl’ensemble des besoins d’une famille dans la durée ; autre-ment dit, dans la conception de l’aide, il semble aller de soiqu’une aide alimentaire soit complétée par d’autres apports.Cette conception est d’autant plus fondée que l’énergiemoyenne d’un colis est estimée à 800 kcal par jour et parpersonne [7].

Conjuguer la diversité des aides alimentaires

En nous appuyant sur notre expérience d’enquête, nousapporterons des éléments de compréhension pour savoircomment l’aide alimentaire est complétée. Nous livreronsde larges extraits de deux entretiens conduits chez des famillesqui recourent à différentes formes d’aides alimentaires 4 :leurs trajectoires et leurs stratégies d’approvisionnementsnous ont semblé exemplaires.Pour une première approche, les propos croisés de Mon-sieur et Madame M. offrent une vision assez panoramiquedes possibilités d’approvisionnements alimentaires en situationde pauvreté. Monsieur et Madame M. justifient la nécessitédu recours à différentes sources d’aides par leurs fortesdisparités et des distributions (qui correspondent le plussouvent à des donations de particuliers ou d’industriels)de produits peu adaptés aux besoins des familles : « On aeu de la poudre pour faire des crèmes caramel pour100 personnes alors qu’on est que trois. J’en fais profiterune amie tunisienne qui est très pauvre, car ses enfantssont dans le privé et elle est toujours fauchée […] on aplein de couscous, plein de beurre, mais rien à mettreavec […] ils donnent des amuse-gueules pour les apéritifsdonc on les donne car nous, on boit pas d’apéritifs…des petits gâteaux salés ils en donnent trois paquetspar semaine » (Monsieur M.). La mise en circulation denourritures dessine alors les chaînes de solidarités qui orga-nisent leur réseau social de proximité ; ils rappellent lalogique anthropologique du potlatch 5 « dans les choseséchangées au potlatch, il y a une vertu qui force lesdons à circuler » [8].La faible disponibilité de fruits et légumes frais, le niveaude transformation des produits proposés et de leurs utilisa-tions induites est aussi une des difficultés rencontrée : « àl’épicerie je préférerais des pommes de terre, mêmegermées, que leurs frites car je pourrais toujours lescouper… ou des carottes un peu limites… on ferait despotages… » (Madame M.).Enfin, ce couple souligne certaines modifications inatten-dues (et plus délicates dans une perspective nutritionnellede santé publique) de leurs habitudes alimentaires « avantde découvrir l’épicerie, on ne donnait jamais de jus, degaz, à notre fils… toujours de l’eau, même parfois des

1 Nous nous appuyons sur les entretiens et discussions réalisées auprès des respon-sables de l’aide alimentaire dans les principales associations nationales.2 Basée sur le calcul d’un « reste à vivre », sorte de quotient familial établissant hors charge fixe le niveau de ressources disponibles par jour et par personne.

3 Les familles avec des enfants en bas âge sont les seules à bénéficier régulièrement de réorientation vers des associations spécialisées (si elles existent à proximité) dans l’alimentation adaptée aux jeunes enfants.4 À l’exclusion des repas qui semblent peu adaptés aux familles (horaires, ryth-mes…).5 Ce terme utilisé par les ethnologues est issu de l’analyse des pratiques des dons dans certaines sociétés traditionnelles. Les deux éléments essentiels du potlatch sont l’honneur et l’obligation absolue de rendre ces dons sous peine de perdre honneur et autorité morale.

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petites [marque eau gazeuse]… pour changer… mainte-nant c’est tellement peu cher, un beau petit condition-nement, que bon… on s’y est mis ! Pareil pour lesyaourts, on a toujours été très natures [rires] et puis unfruit à côté… maintenant, c’est vrai qu’on a plus deyaourts aux fruits… ce sont de petits changementscomme ça, pour lui… » (Monsieur M.). La grande dispo-nibilité en ces types de produits dans certaines « épiceriessociales » tient souvent à des accords passés avec de grandesenseignes proches ; elles tendent ainsi à redonner accès àdes possibilités de choix se rapprochant des produits pro-posés dans la grande distribution.Il convient enfin d’intégrer les effets spécifiques de la tra-jectoire sociale de cette famille et l’acquisition dès l’enfanced’une culture de la pauvreté « disons que avant de tomberdans la pauvreté, on était déjà habitué » (Monsieur M.).Une des pratiques antérieures de la famille M. est le recy-clage et la fouille des poubelles qui constituent bien uneextrémité des pratiques d’approvisionnements moralementsoutenables : « moi, si ma sœur me voit dans une pou-belle… elle aura honte » (Madame M.).Ces extraits présentent un certain nombre de caractéristiquescommunes avec le cas de Madame C. que nous allonsdétailler. Ces traits partagés sont : un habitat HLM (quia favorisé l’adoption d’animal familier) ; la possession decompétences administratives (niveau de langue, etc.) ; laprésence de plusieurs adultes en situation économiquedifficile ; des problèmes de santé (dont des difficultésbucco-dentaires) ; l’utilisation de sources multiples etsimultanées d’aide alimentaire ; la recherche de produitsdans les poubelles ; une socialisation antérieure aux pénuriesalimentaires ; la redistribution de nourriture aux proches…De plus, ils effectuent l’identique mobilisation d’un argu-mentaire qui plonge ses justifications dans l’histoire per-sonnelle (l’enfance), mais aussi l’histoire collective (la guerrevécue par les parents, la solidarité entre pauvres) ; autantd’éléments qui contribuent à rendre « naturelles » les stra-tégies de nécessité développées. Madame C. est une « trans-fuge » installée dans une posture œcuménique liée à uneconversion religieuse, et surtout, elle fait l’expérience dudénuement (sans aucune ressource pendant 10 mois), aprèsune vie de salariée stable (d’agent administratif hospitalier).Pour rare que soit cette configuration, l’organisation etles comportements alimentaires de Madame C. sont tout àfait paradigmatiques d’un ensemble de situations rencon-trées.

Obtenir un logement décent ouvre la possibilité d’organiser une stratégie de stockage

Lors du premier entretien Madame C. (provinciale née deparents ouvriers) est âgée de 58 ans, touche le RMI et vitseule avec ses deux derniers enfants. Dans les dernierstemps de son emploi, elle est parvenue à obtenir un loge-ment HLM à Paris grâce à un « acharnement administra-tif » auprès de son employeur. La priorité de Madame C. atoujours été de se maintenir dans un logement et dedéjouer les menaces d’expulsion. Son accès à un HLM aréduit la pression que représente le loyer sur le budget desménages pauvres [9].La manifestation d’un certain professionnalisme adminis-tratif (reposant sur une autonomie d’écriture) est un fac-

teur qui contribue à signer une « bonne volonté » ainsi qu’unedocilité sans faille pour produire toutes sortes de justificatifsqui permettent l’accès aux distributions de colis et l’orga-nisation du rationnement « un fruit par personne, ilssavaient combien on était, c’était vérifié, il fallait apporterles preuves… comme partout » ; à « l’épicerie sociale »l’actualisation des dossiers est bimensuelle. Grâce à cesdispositions elle est parvenue à « gagner la confiance » decertaines assistantes sociales et a pu un temps parvenir àalléger certaines procédures : « pour aller chercher un colislà-bas, c’était tous les quinze jours et tous les quinzejours il fallait pouvoir montrer une nouvelle lettre del’assistante sociale… alors comme j’avais gagné saconfiance, elle avait accepté de m’en faire d’avance…j’en avais quatre avec les dates anticipées et comme çaj’étais tranquille pendant deux ou trois mois plutôt quede retourner la voir à chaque fois… ». Elle résume ainsiles principes qu’elle met en œuvre « il faut savoir êtretenace, s’organiser et puis accepter ce qu’ils te disent sansrien dire… même quand tu sais qu’ils n’ont pas le droitde te demander tel ou tel papier… faut être toujoursaimable, papoter un peu et puis les comprendre aussi,c’est pas facile ce qu’ils font ». Dans la dénégation de laviolence sociale que ces procédures d’accès représentent,Madame C. opère finalement un renversement en mani-festant de la compassion pour les accueillants. Si MadameC. a une certaine connaissance des circuits administratifs(comme elle le dit « j’étais toujours avec les AS », abré-viation d’assistantes sociales qui en dit long sur sa familia-rité avec le système d’aide sociale), cette maîtrise est àrelativiser car cela ne lui évitera pas une chute brutale.

Être au RMI et à l’aide alimentaire : survivre entre gouffre et minimum vieillesse

Employée dans un hôpital pendant 19 ans, Madame C. est« tombée en arrêt longue maladie pour une dépres-sion ». Cette dépression est en partie liée à des change-ments dans ses attributions professionnelles ; ses nouvellescroyances spirituelles lui ont permis un « réenchantement »de son quotidien ; la foi lui permet de rester mobilisée etde ne pas donner plus de prise à une vulnérabilité psycho-logique (elle-même renforcée ou due aux différents acci-dents de parcours qui ont émaillé sa vie). Cette pratiquen’est pas sans influence sur son alimentation car une séried’ingrédients sont proscrits (porc, alcool) 6. Sa fille partagedepuis peu ses convictions, son fils s’y refuse ce qui demandeà la mère d’organiser un approvisionnement « mixte » :« mes enfants mangeaient n’importe quoi avant et puisma fille a eu sa conversion spirituelle, et il n’y a plus quemon fils ».Sa situation économique s’est brutalement dégradée quandles versements de la Sécurité sociale ont été suspendus aprèsune série d’expertises de contrôle « je me suis retrouvéesans un sou, ça m’a cassée, achevée ». De ce fait, pendant10 mois, d’octobre 2003 à juin 2004, Madame C. n’a euaucune ressource « les loyers couraient toujours à tauxpleins, il fallait 6 mois d’arrêt maladie pour toucher desaides… j’ai eu des problèmes avec la banque… des

6 La non consommation de porc est un trait régulier qui ressort au travers du volet statistique de l’approche épidémiologique des personnes ayant recours à l’aide ali-mentaire.

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pénalités sans fin, ils m’ont escroquée… ». Au momentde l’entretien, Madame C. estime « être en difficultédepuis bientôt deux ans » et analyse sa situation alimen-taire avec nuance « on n’a jamais eu faim… on n’a paseu toujours ce que l’on voulait, mais bon, les envies çapasse, mais les besoins, on a toujours pu faire face ».Elle ne touche le RMI que depuis quelques mois car elle aappris tardivement qu’elle n’avait pas besoin de démissionnerpour en bénéficier. Cette information permet de réviser laréalité et/ou l’efficacité des systèmes d’aides sociales ins-titutionnelles dont Madame C. a pu bénéficier. Autrementdit, même pour une personne maîtrisant bien la langueadministrative écrite, disposant d’une ancienne et stableinsertion professionnelle et d’une bonne compréhensiondes mécanismes de l’aide sociale la chute dans un gouffreest toujours possible ; elle est accrue par une configurationde mono-parentalité [10]. Du jour où elle a pu regagner lesrivages du RMI elle s’est réorganisée dans la perspectived’attendre l’arrivée du minimum vieillesse.Une fois ses charges fixes déduites de son RMI 7, le budgetrestant est de 4 € par jour et par personne pour assurerles transports, les frais de communication, l’habillement, lesloisirs, etc. et in fine l’alimentation. Pour mémoire, en fonc-tion des sources et des problématiques, la pauvreté ali-mentaire est située à 3,45 € (INSEE) [11], 3,70 € (INRA)[12] ; mais en dessous de 3,50 € (INSERM) [13] et avecune parfaite connaissance des valeurs nutritionnelles quipermet d’optimiser les rations en s’éloignant d’une ali-mentation socialement partagée, il n’est pas possible decouvrir les apports nutritionnels conseillés (ANC).Enfin, il importe de rappeler qu’en France la définition duniveau des minima sociaux n’a pas été construite dans laperspective pragmatique de pouvoir répondre à des besoinsvitaux comme se nourrir. L’instauration du RMI est relativeau SMIC et vise dans une approche théorique à favoriserle maintien d’un gradient d’inégalité qui se voudrait « inci-tatif » pour stimuler le retour vers l’emploi [14]. Du fait desrestrictions d’âge pour l’entrer au RMI, il apparaît aussique les possibilités de supports familiaux sont inexistantespour Madame C., voire inversées… Nul soutien financierne se dessine dans son entourage amical.Madame C. n’a de relations avec aucun membre de safamille et ses séparations sentimentales et ses déménage-ments ont participé à annihiler les possibilités de soutienfamilial. Elle se trouve au centre d’une configuration fami-liale où c’est elle qui soutient des adultes. Elle vit en effetavec ses enfants de 20 et 21 ans ; elle est séparée du pèredont elle a assumé l’entière charge financière pendant desannées. Ces jeunes adultes sont en difficultés : l’un est enéchec scolaire et devrait repasser le baccalauréat sansespoir, handicapé par sa consommation « dure de dro-gue douce » ; l’autre souffre d’une profonde dépression,qui se traduit notamment par des tentatives de suicidesà répétition.La seule amie de Madame C. est en invalidité. Elles s’entrai-dent dans la mesure de leurs faibles possibilités. Régulière-ment, Madame C. invite son amie au cinéma grâce à desentrées distribuées par une association caritative et régulière-ment son amie lui offre de l’huile d’olive bio, du thé rouge, etc.Ainsi on constate l’absence de supports familiaux ou ami-caux (qui classiquement offrent des remparts contre lapauvreté) et une configuration familiale où des adultessans ressources sont à charge. Plus particulièrement, les

jeunes adultes faiblement diplômés et issus des classespopulaires sont les plus massivement touchés par le chô-mage ; les dispositions politiques actuelles ne leur ouvrentpas droit au RMI avant l’âge de 25 ans et cela contribueà construire un halo de misère autour de situations depauvreté.

En situation de pauvreté se nourrir devient une activité à temps plein

Madame C. développe une stratégie de stockage propre àune activité de magasinière et pour cela elle tient à jourun journal sur lequel elle reporte tout ce qu’elle acquiertauprès des différentes sources d’aides alimentaires « dèsle départ, j’ai fait des fiches pour savoir ce qu’on medonnait… C’était parfois trois morceaux de sucre… lapremière fois, j’étais outrée car tout était en vrac dans unsac en plastique de rien… le beurre, ils donnaient desmoitiés dans un plastique… ». Ce matériau tout à faitexceptionnel indique aussi les produits qui ont été échan-gés et s’inscrit dans un univers de pénurie qui lui rappelle laSeconde Guerre mondiale à Paris : « Un jour j’ai demandéau chauffeur de bus, le kilométrage et ça me faisait22 kilomètres par jour ! Ma traversée de Paris quoi… »Le périple estival nécessite trois changements de bus et luiprend (distribution et temps des échanges compris) environcinq heures par jour : « j’y allais tous les jours car ils nedonnaient pas pour deux jours et en plus, j’ai décou-vert ça tardivement, je ne savais pas qu’ils distribuaientlà-bas… […] je partais tous les jours avec mon caddie, ilsdonnaient un sac […] et comme je tchatchais pas mal[…] et à la fin bon avec les échanges et tout… finale-ment à la fin je revenais avec le double dans mon cad-die ! » Par conséquent, entre la collecte de nourriture, lapréparation (cf. infra), l’organisation du stockage (rédactiondes fiches et suivi du stock) et la consommation, il n’est pasexagéré de considérer que l’alimentation constitue une acti-vité à temps plein.Le rapport au temps est invariablement rapporté aux écono-mies réalisées. Ainsi, Madame C. décortique tous les pros-pectus dont les enseignes de la distribution abreuvent saboite à lettre : « j’ai appris à connaître L. [un hypermarché]car ils ont des prix en promotion… pour la chatte j’aiacheté 2 sacs de 8 kilos à 3,20 € alors qu’il est à 4,20 €pour 4 kilos en temps ordinaire. C’est comme ça queje m’en sors car je fais des stocks, je suis très pingre carune différence d’un centime c’est un centime, mêmes’il faut aller plus loin… » Sur la base des promotionsprésentées dans les prospectus, elle établit une liste avecson « calcul théorique [du prix]… je savais combien çame faisait en en prenant un de chaque, mais ça faisaittrop donc on s’adapte… ». Les tickets de caisses recueillissur un mois auprès de Madame C., donnent une indica-tion des faibles volumes achetés. À « l’épicerie sociale »elle ne dépense jamais plus de 20 € par semaine 8 et dansles autres commerces 16 € : soit la somme de 0,40 € parjour et par personne. Elle conduit en permanence un véri-table travail d’expertises des prix disponibles dans les dif-férentes enseignes « je ne prends que les promotions […]et je compare les prix entre H. [un hard discount] et S. [unsupermarché], s’il y a quelques centimes de différences,alors bon ça compte ». Ce type de stratégie nécessite des

7 Allocation différentielle qui ne se cumule donc pas avec d’autres prestations sociales mais assure un niveau global de ressources. 8 Y compris produits ménagers et hygiène.

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réadaptations permanentes et ne permet en aucune façonde s’installer dans une routine d’approvisionnements.L’insécurité peut alors se traduire en un doute permanentsur les produits alimentaires qui vont pouvoir être achetésou trouvés dans les magasins, ce qui accentue l’intérêt defaire des stocks. En complément, Madame C. fréquenteles poubelles des marchés découverts.

Les poubelles du marché

L’absence de fruits et légumes frais est une des limites dufonctionnement de l’aide alimentaire. L’ensemble des grandesassociations nationales reconnaissent qu’elles ne peuventdisposer dans chaque lieu de distribution des infrastructuresmatérielles (réfrigérateur, chambre froide, camions, réseauxd’approvisionnements, etc.) qui permettraient de les stockerdans de bonnes conditions. Leur présence sous forme deproduits congelés ou de boîtes n’est généralement pas perçuepar les « bénéficiaires » comme des équivalents nutritionnels,culinaires et encore moins gustatifs ; il s’avère même commeun lieu commun que de considérer les conserves commemoins bonnes pour la santé que les produits frais. Cet élémentparticipe, comme certains problèmes qui peuvent survenirsur les dates de DLC rapprochées (la DLUO étant unenotion peu connue) de l’idée que la nourriture distribuée dansles dons alimentaires est une nourriture dégradée… C’estpourquoi, l’expérience des fins de marché de Madame C. estéclairante car elle montre jusqu’où la quête de produitsfrais peut conduire en soulignant ainsi toute la valeur. Ellesouligne surtout à quelles conditions psycho-sociales celaest tenable pour certains… En l’occurrence, faire les poubellesdes marchés créé une scission au sein même de son unitéfamiliale car pour son fils « tout ce que je ramassais dumarché, il voulait pas y toucher car pour lui c’était hon-teux, mais pas elle [sa fille]. […] Je mets toutes mesconserves maison dans l’armoire et un peu partout…la demoiselle [sa fille] en a mangé et moi aussi àsatiété ». Faire les poubelles du marché fait partie intégranted’une stratégie globale de réorganisation de l’approvision-nement qui mobilise bien au-delà des convenances sociales,dans les marges proches de certains « tabous » culturelsqui signent la déchéance sociale et économique. Ces pra-tiques touchent à des limites qui engagent le corps vers leregistre de la disqualification de l’intégrité physique, versla souillure.Il faut ajouter que Madame C. déploie des talents d’obser-vatrice afin de repérer les potentialités de chaque étapeet on comprend implicitement comment s’organisaientses pratiques antérieures d’approvisionnements, essentiel-lement en fin de marché : « quand j’allais au marché jeme suis rendue compte qu’il y avait des plateaux à 1 €,en fin de marché et que plus on avançait en heure etque moins c’était cher… Le marché est petit, c’est pastout près, mais à force… j’ai vu aussi, à force de resterde plus en plus, que finalement, le plateau que je pou-vais acheter à 1 €, parfois les autres [les commerçants],ils les remballaient pas… ils voulaient pas les chargerdans le camion… donc finalement ça restait là, surplace quoi… ». Mais surtout Madame C. se construit uneposture et donne une argumentation tout à fait saisissantede la conversion du regard indispensable à ce passage àl’action : « alors un jour, je me suis décidée, bon c’est pasfacile… surtout au début… mais un jour je me suis dit« y a pas de raison », j’ai pris un grand sac-poubelle car

des fois ce qu’on prend ça coule, ça colle, ça poisse, vousvoyez quoi… et alors après finalement, c’est devenu pourmoi comme les enfants à Pâques et la pochette-sur-prise… c’est incroyable tout ce que je peux trouver enfouillant ! » Il est alors possible de mesurer la dose d’abné-gation ou de sublimation qui permet dans une même phrasede passer des caractéristiques de la pourriture à celles d’uncadeau. Cette élaboration psychique n’est pas sans prix,il est possible d’envisager sans faire de surinterprétationque les sources de la dépression de Madame C. sont mul-tifactorielles et que l’exposition prolongée à la misère y aparticipée. Éloignée du travail salarié, toute une dimensionde labeur s’investit dans cette activité ; « Bon, c’est sûr,c’est des efforts physiques, comme je dis souvent c’est masalle de sport car il faut se donner à fond pour remplirson caddie […] bon, mais vraiment, c’est un vrai boulot[…] Franchement, il faut le voir pour le croire, mais lesfruits, l’été, c’est honteux de voir ce qu’ils laissent ! Descaisses entières que je trouvais et je pouvais pas laisser ça,je pouvais pas… alors je faisais plusieurs allers-retourset je passais des nuits à faire des compotes et jusqu’àprésent, j’ai encore des compotes de l’été dernier…[qu’elle met sous clé pour que personne ne piochededans]. Je passais des nuits entières, comme je ne pou-vais pas dormir, ça m’occupait… ». De façon connexe, ilfaut noter la dimension de bénéfices généraux pour le corpsqu’elle en retire que ce soit par la fraîcheur des produitseux-mêmes, de leur préparation (sans sucre ajouté), deleur collecte qui permet de faire du sport…De fait, la technique de travail déployée est tout à fait aupoint : « je suis bien équipée, les pots en verre, souventj’en trouve dans les containers à verre, bien propreset je verse bouillant avec une grande louche que j’aipour ça, spécialement pour ça, je mets ça et jusqu’à rasbord et je ferme hermétiquement et quand ça refroidi,ça diminue et tous les couvercles font « cloc »… c’esttout simple et j’ai jamais de moisissures […] Fautgérer, c’est un gros boulot, laver, équeuter, bien net-toyer, enfourner dans les sacs et bien aplatir et je lesmets dans le congélateur… ». Un certain nombre depré-requis précédemment évoqués doivent être rappelés.Ainsi, il faut pouvoir disposer de lieux de stockage, c’estpar exemple sur des étagères dans les couloirs ques’accumulent les bocaux vides, mais aussi d’espacesintermédiaires comme l’est le balcon qui permet hivercomme été d’abriter les collectes du marché avant que letravail fin de tri s’organise.Mais l’univers des glaneur(se)s est un univers où à chaquemoment il faut négocier sa place, son « droit » pour avoiraccès aux poubelles ; il peut s’émailler parfois d’interactionsverbales et physiques avec les différents intervenants(éboueurs, commerçants, etc.) qui redoublent la violencede la situation.

Le don implique le contre-don

La redistribution, le partage fait indubitablement partiedes conditions qui rendent le don acceptable, supporta-ble : « je soulève un couvercle et je vois un tapis de per-sil énorme, mais énorme, épais […] j’ai mis tout dansmon sac à poubelle [qui lui sert de sac pour tapisser soncaddie]… et puis après tout le persil, une bonne épais-seur que j’ai bien trié… Et puis je me suis dit “commentje vais faire avec tout ce persil ?” donc je redistribue, à

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l’Épicerie sociale, à ma voisine… […] Comme il y avaittrop au marché, je vous l’ai dit, je fais plusieurs allers-retours, c’est physique, mais en fait, ça me donnait dela force parce qu’ensuite je redistribuais… j’en donneaux bénévoles de l’Épicerie sociale, elles ne sont pastrès argentées non plus et elles étaient contentes aussiet, du coup j’avais des petits trucs en plus… et à la[distribution estivale] aussi, je partais avec mon caddieplein et je distribuais aux femmes et elles me disaient“t’as apporté” et je leur disais “allez chercher aussi !”.Quand on la possibilité de redistribuer les gens, ça lesincite à le faire aussi… Vous voyez la solidarité, çaappelle la solidarité, moi je garde ce que je ne peux pasmanger pour les SDF… les rillettes pur porc je lesdonne au SDF, car ils ne vont pas dans les endroits oùon distribue… oui, bon oui, tout le monde ne peut pasavoir le courage d’y aller. » Une conscience aiguë del’existence de situations encore plus dégradées (et qui seretrouve régulièrement dans les différents discours) orga-nise ainsi une hiérarchie des situations. Il apparaît tout àfait vital et structurant de « savoir qu’il y a plus bas quesoi » et le SDF fournit alors la figure classique du dernieréchelon de la société, tout comme l’animal de compagnie(souvent le chien) peut constituer pour le SDF le derniermaillon du monde vivant. Cet argumentaire ressort d’unerésistance psycho-sociale mais il s’assortit aussi de consé-quences opératoires : la re-distribution.L’expérience de Madame C. lui a permis de constater, cequi est confirmé par les instances nationales des grandesassociations, que le pain était une denrée exceptionnelle-ment distribuée au sein des associations. Or, il constitueun des aliments de base de la famille C. Ainsi, nousavons pu constater que les nombreux faitouts de soupequi sont réalisés durant l’hiver sont consommés pour moitiéavec du pain et souvent rallongés avec de la crème fraîcheou à défaut, du lait. Cette technique est explicitementdécrite comme permettant de consommer le pain rassiscar en effet Madame C. ne se rend plus jamais dans uneboulangerie pour acheter les quatre pains qu’elle avaitl’habitude de prendre quand le niveau de ces ressources lelui permettait encore. Elle s’est rendue compte qu’à proxi-mité de chez elle, une institution hébergeant des handica-pées jetait tous les soirs des petits pains individuelstypiques de la restauration collective. Elle s’est alors ren-seignée, a demandé explicitement l’autorisation au direc-teur de l’institution et un circuit tout à fait élaboré s’estalors mis en place. Madame C. récupère tous les jours lespains individuels non consommés qu’elle place dans unsac blanc et qui fournissent la base des sandwichs. Si deuxjours après ils ne sont toujours pas consommés, elle lesdéplace dans un sac noir et ce pain est destiné aux sou-pes, gratins, etc. Enfin, maillon essentiel que nous avonspu observer en accompagnant Madame C. lors de cespassages dans les associations d’aides alimentaires,Madame C. apporte ce pain et elle le distribue gratuite-ment aux autres requérants. Au terme de ce circuit, elleredonne le pain restant au gardien de l’institution qui s’ensert pour nourrir des chiens à la campagne. Ce circuitsophistiqué met en évidence l’intensité du travail de recy-clage. L’analyse met en lumière le fait que les aides obte-nues en matière alimentaire, mais pas seulement, entrentdans un processus social d’échanges et participent àl’entretien d’une solidarité de proximité.

Conclusion

La situation de recours multiple et simultané à différentessources d’aides alimentaires associatives est un nomadismerare en milieu urbain dense et le cas du multi-glanage repré-sente une situation paroxystique mais tout à fait significa-tive des situations de pauvreté économique marquées. Cefaisant, se découvrent alors des situations de « dépendance » 9

totale aux aides alimentaires qui constituent la principalesource d’approvisionnements de certaines familles. Cesdernières constatent que, compte tenu de la faiblesse desminima sociaux et sans possibilités de soutien matériel ouéconomique de la part de leur entourage, les offres del’aide alimentaire ne peuvent permettre seules de satisfaireles besoins alimentaires d’une famille. C’est pourquoi ellesorganisent des stratégies de réserves pour tendre vers unlissage. L’aide alimentaire ne répond aux réels besoinsdes personnes sur la durée que lorsqu’elle est combinéeentre plusieurs associations et/ou avec d’autres sourcesd’approvisionnements.Nous avons volontairement isolé les familles effectuant cemulti glanage. Or, les entretiens réalisés ont montré quepour la plupart des personnes le recours à différentesassociations s’organisait de façon successive et nonsimultanée 10 : quand les droits d’accès à une associationsont épuisés alors seulement les personnes s’oriententvers une autre association. Cette situation pourrait paraî-tre paradoxale compte tenu de la faiblesse énergétique descolis moyens et de la connaissance par certains des pos-sibilités du milieu de l’aide alimentaire mais cela s’expliquepar l’impératif de prendre en compte plus démuni que soiafin d’asseoir un positionnement social relatif qui est lacondition sine qua non pour ne pas sortir du jeu de lasociété globale, du monde commun. Comme nous avonspu le voir, cette volonté se traduit par de la re-distributionmais aussi par des phénomènes d’autolimitation. En effet,lors de l’observation de distributions à volonté de certainsproduits, malgré les encouragements de bénévoles, nousavons pu constater à de nombreuses reprises que lesquantités prises restent modestes. L’intégration de ce typed’autocontrainte (parmi d’autres) traduit la productiond’acteurs sociaux dotés de conduites spécifiques ajustéesà l’univers de la pauvreté avec ses enjeux et ses tempora-lités propres.Ces pratiques de nomadisme et de glanage restituentune partie des tentatives d’autonomisation, parfoistransgressives (au regard des normes communes), misesen œuvre par les personnes qui tentent de s’accommoderde la faiblesse des minima sociaux. Loin de toute rhétoriquede victimisation, le recours aux aides alimentaires nécessited’abord de composer avec la honte. Il ne s’agit doncpas uniquement d’utiliser au mieux les possibilités duréseau institutionnel ou associatif, mais bien d’une stra-tégie globale d’exploration d’un ensemble d’arrange-ments pour retrouver une autonomie de choix, dans leslimites des négociations avec l’estime de soi. S’il estencore certainement possible d’allonger cette liste desmenus bricolages, il semble cependant réaliste de cons-tater que les marges de manœuvres sont étroites.

9 Pour reprendre un des axes de la typologie proposée par Paugam pour rendre compte des modalités de relation à l’aide sociale [14].10 Le volet épidémiologique de l’étude Abena ne distinguait pas ces deux modalités et recensait (hors utilisateurs de repas) que 11 % des personnes rencontrées sur Paris et la Seine Saint-Denis avaient recours à plusieurs associations d’aide ali-mentaire.

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Résumé

Un public pauvre et diversifié a recours en France à l’aidealimentaire. Nous nous concentrons sur des personnesayant recours à une utilisation multiple et simultanée dedifférentes sources d’aides alimentaires en milieu urbaindense. Ainsi, se dessinent certains aspects de l’architecturede l’aide alimentaire et de ses conséquences nutritionnelles.Nous montrerons ainsi que ces familles entretiennent uneproximité relative avec les différents secteurs de l’aidesociale, mais qu’au-delà, elles déploient à travers de coûteuxefforts psycho-sociaux, parfois appris dès l’enfance, unsystème D marginalisant. À travers le récit et l’analysedétaillée du cas paradigmatique d’une Rmiste (dont lefoyer dispose d’environ 4 € par jour et par personne pourvivre), nous tenterons de rendre compte de la constructionsociale de cette situation et des stratégies pratiques, argu-mentatives qui font de l’alimentation un poste budgétaireflexible permettant d’épargner de l’argent pour tenter defaire face aux factures (notamment le loyer).

Mots-clés : Pauvreté – Aide alimentaire – Comportementalimentaire – Contexte social – Politiques nutritionnelles.

Abstract

Various categories of poor people resort to food aid inFrance. We will focus on families who make a multipleand simultaneous use of several different food pro-grams in a dense urban environment. Thus we’ll out-line certain aspects of the food aid structure and of itsnutritional consequences. We’ll shed light on howthese families keep a not-so-close relationship with thevarious fields of social aid and on how they parrallelymake tremendous psychosocial efforts, sometimessince childhood, to find strategies to cope by themselveseven though these very strategies may set them apartfrom the rest of society. Through the recounting andthe detailed analysis of a paradigmatic case of a Rmiste(whose household lives on 4 € per head a day), we’lltry to draw a clear picture of this social situation andof the practical strategies and arguments which turnfood into a flexible budget item, liable to be reduced inorder to pay other bills (such as the rent in particular).

Key-words: Food aid – Poverty – Food habits – Socialcontext – Food policies.

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