20
STRUCTURE PATERNALISTE ET CONCEPTIONS DE L'AUTORITÉ Author(s): Louis Moreau de Bellaing Source: Cahiers Internationaux de Sociologie, NOUVELLE SÉRIE, Vol. 41 (Juillet-décembre 1966), pp. 63-81 Published by: Presses Universitaires de France Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40689369 . Accessed: 15/06/2014 16:44 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Presses Universitaires de France is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Cahiers Internationaux de Sociologie. http://www.jstor.org This content downloaded from 91.229.229.13 on Sun, 15 Jun 2014 16:44:46 PM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

STRUCTURE PATERNALISTE ET CONCEPTIONS DE L'AUTORITÉ

Embed Size (px)

Citation preview

STRUCTURE PATERNALISTE ET CONCEPTIONS DE L'AUTORITÉAuthor(s): Louis Moreau de BellaingSource: Cahiers Internationaux de Sociologie, NOUVELLE SÉRIE, Vol. 41 (Juillet-décembre1966), pp. 63-81Published by: Presses Universitaires de FranceStable URL: http://www.jstor.org/stable/40689369 .

Accessed: 15/06/2014 16:44

Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at .http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp

.JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range ofcontent in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new formsof scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected].

.

Presses Universitaires de France is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access toCahiers Internationaux de Sociologie.

http://www.jstor.org

This content downloaded from 91.229.229.13 on Sun, 15 Jun 2014 16:44:46 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

STRUCTURE PATERNALISTE ET CONCEPTIONS DE L'AUTORITÉ

par Louis Moreau de Bellaing

Toute société sécrète des termes pour critiquer l'autorité : le terme « paternalisme » est Tun d'eux. R. Aron, dans un article du Figaro de l'année 1963 (1), qualifie le régime actuel de « monarchie paternaliste ». Çà et là, dans la presse politique et dans les essais de sociologie politique, tel celui qu'un club a consacré aux rapports entre L'État et le Citoyen (2), le paterna- lisme du groupe dirigeant et de l'élite, de la classe bourgeoise ou de tel état-major de parti, est dénoncé.

Mais qu'est-ce que le paternalisme politique ? Nulle part, chez les auteurs de science politique, il n'est possible d'en décou- vrir une définition. Auteurs et opinion publique posent cette seule question : comment le paternalisme se manifeste-t-il dans la vie politique ? La réponse, pour eux, paraît alors simple : l'État s'arroge indûment sur les citoyens, et les groupes sociaux, des prérogatives qui sont celles du père dans la famille : autorité, contrainte, protection et responsabilité à l'égard de la femme et des enfants.

Entreprise au « Centre d'Ethnologie sociale et de Psycho- sociologie » (3), cette première étude du paternalisme politique se fonde sur une analyse psychosociologique. Dès l'abord, il ne nous est plus possible d'affirmer, conformément à l'usage, que le paternalisme politique est une transposition du paternalisme en général dans la vie politique. De même, il ne peut plus nous apparaître comme une pratique de l'autorité liée à un système de valeurs dont la valeur centrale serait l'autorité paternelle. Enfin, nous ne pouvons le confondre avec l'autorité politique « bourgeoise ».

En effet, le parti pris d'une analyse psychosociologique nous

(1) Le Figaro, 14 juin 1963, p. 24. (2) Club Jean-Moulin, L'Etat et le citoyen, Paris, Ed. du Seuil, 1961. {à) uans le cadre ae recnercnes coordonnées portant sur « i interaction

de la personne et de la société ».

- 63 -

This content downloaded from 91.229.229.13 on Sun, 15 Jun 2014 16:44:46 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

LOUIS MOREAU DE BELLAING

impose de le considérer comme un phénomène de conscience. C'est le paternalisme politique comme représentation qu'il nous faut tout d'abord étudier.

En ce sens, c'est-à-dire comme représentation, le paterna- lisme politique est un phénomène particulier à la société poli- tique française. L'analyse du paternalisme dans la vie politique n'est donc pas celle d'un phénomène général dans un secteur particulier, mais celle d'un phénomène né de cette société poli- tique et la conditionnant peut-être.

Toujours comme représentation, le paternalisme politique nous semble s'inscrire entièrement dans une configuration conceptuelle que, faute d'un meilleur terme, nous nommerons la structure paternaliste. Elle est constituée par un quadruple rapport : 1) le rapport de la personne et de la société, dans lequel la personne est l'individu politisé et la société, l'ensemble des groupes socio-politiques ; 2) le rapport du dominant et du dominé, dans lequel le dominant est traditionnellement l'État, groupe socio-politique privilégié, le dominé, l'individu et les autres groupes sociaux ; 3) le rapport du protecteur et du protégé ; 4) enfin, celui du responsable et de l'irresponsable ; dans ces deux derniers rapports, on retrouve l'État, l'individu et les groupes. Cette structure paternaliste semble inhérente à toute conception de l'autorité politique. Mais elle ne suffit pas à rendre compte des conceptions actuelles de l'autorité politique.

Dans l'analyse du paternalisme politique comme représenta- tion, et tout particulièrement dans cette structure paternaliste, État, individu et groupes sociaux sont des représentations aux- quelles les valeurs d'autorité, de contrainte, de protection et de responsabilité donnent une connotation positive ou négative. Dans cette structure, il s'agit de mettre en évidence des niveaux et des processus. Il ne suffit pas, en effet, de dégager un système de relations ; il faut aussi montrer comment ces relations s'établis- sent à l'intérieur du système. Ce sont ces relations, et la manière dont elles se jouent, qui constituent la structure et la représen- tation sociale paternalistes.

La mise en évidence d'une structure et d'une représentation sociale paternalistes, ainsi que la connotation positive ou néga- tive donnée aux représentations de l'État, de l'individu et des groupes sociaux, nous permettent d'avancer trois hypothèses : 1) le paternalisme politique est un système de valeurs ; 2) il donne lui-même naissance à des représentations paternalistes ; 3) il s'intègre dans une représentation plus large qui est celle de l'autorité politique. L'analyse psychosociologique vise donc à reconstituer la représentation sociale du paternalisme politique et à donner la ou les définitions du phénomène. C'est la difficulté

- 64 -

This content downloaded from 91.229.229.13 on Sun, 15 Jun 2014 16:44:46 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

PATERNALISME ET AUTORITÉ

de cette étude que d'avoir pour but la reconstitution de la représentation sociale d'une représentation.

Nous assimilerons provisoirement la représentation sociale du paternalisme politique à l'univers des opinions qui créent la structure et la représentation sociale paternalistes, ainsi que les représentations paternalistes. Ces opinions sont d'abord celles des auteurs - sociologues et politicologues - des xixe et xxe siècles. Elles constituent, ou des définitions anciennes du paternalisme politique, ou des définitions de l'autorité politique dans lesquelles une homologie entre paternalisme politique et autorité politique peut être décelée.

Mais d'autres opinions s'ajoutent à celles-ci ; soit qu'elles développent les définitions du paternalisme politique et celles de l'autorité politique ; soit qu'elles se formulent en hypothèses des auteurs sur le phénomène ; soit qu'elles constituent, chez eux, des représentations communes au paternalisme en général et au paternalisme politique ; soit, enfin, qu'elles leur apparaissent comme des représentations particulières au paternalisme politique.

Dans ces opinions organisées en représentations, diverses composantes psychosociologiques (images, stéréotypes, attitu- des et comportements, situations, modèles, symboles, mythes, images-guides) (1) interviennent, à travers lesquelles il est pos- sible de découvrir d'une part des besoins, des aspirations et des valeurs, d'autre part des conceptions du monde. Elles sont la vision que les auteurs ont du paternalisme politique.

Les indices que proposent la conception et la vision des auteurs doivent permettre de découvrir, dans la presse, s'il existe des opinions nées du paternalisme politique et si elles s'organisent en représentations paternalistes. L'analyse de ces dernières dans l'opinion publique pourrait, par ailleurs, montrer comment le paternalisme politique est vécu.

La représentation sociale du paternalisme politique sera donc, au terme de l'étude, un « tableau » des rapports qui, par hypo- thèse, existent entre la structure paternaliste, la représentation sociale paternaliste et les représentations paternalistes. Mais une relation réciproque lie cette représentation sociale du paterna- lisme politique et les représentations individuelles qu'il suscite. Cette représentation sociale et ces représentations individuelles ont une action sur la vie politique ; et la vie politique, agissant elle- même surces représentations, les transforme. Un nouveau problème apparaît alors, qui donne sa véritable dimension à la recherche.

(1) P. -H. et M.-J. Chombart de Lauwe, M. Huguet, E. Perroy, N. Bis- seret, La femme dans la société, son image dans différents milieux sociaux, Paris, Ed. du Centre National de la Recherche Scientifique (Travaux du Groupe d'Ethnologie sociale), 1963, chap. I.

- 65 - nAwnnm INTERN. DE SOCIOLOGIE 5

This content downloaded from 91.229.229.13 on Sun, 15 Jun 2014 16:44:46 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

LOUIS MORE AU DE BELL AIN G

En effet, à partir du moment où l'analyse tente de rendre compte du rapport réciproque existant entre la représentation sociale du paternalisme politique, les représentations indivi- duelles qu'il peut faire naître et la vie politique, on voit surgir une question sous-jacente : quelle est la représentation de l'autorité dans la vie politique ? Les représentations individuelles de l'autorité politique sont liées à sa représentation sociale. L'image du père n'y apparaît guère - sinon dans les figures du vocabulaire : « petit père des peuples », « père la Victoire ». Elles n'auraient un sens psychosociologique que si leur répé- tition, leur analogie avec d'autres images pouvaient être établies ; ce qui ne semble pas être le cas.

Mais il existe une présentation constante de l'autorité comme image centrale. Tant au niveau écologique que dans les modes de pensée, l'autorité est toujours située en position centrale et dominante ; il est banal de rappeler que les mairies sont souvent au milieu des villes ; de même que l'image du chef est « centra- lisée » et « élevée ». Le problème est alors de rechercher si l'image du père n'apparaît pas indirectement dans la représentation de l'autorité politique. La manière dont l'individu vit le rôle du père ou de son substitut ne serait-elle pas, dans nos sociétés occiden- tales anciennes et actuelles, à l'origine de la spatialisation « cen- tralisée » et « élevée » de l'autorité politique ? Une longue tradi- tion allant de la patria poiesias romaine au roi-père de l'Ancien Régime et à l'autorité paternelle du chef politique chez les traditionalistes du xixe siècle tendrait à donner quelque consis- tance à cette hypothèse. Bien entendu, la vérification d'une telle hypothèse n'impliquerait pas que cet investissement de l'individu par l'image du père explique, à toute époque et en tout lieu, le rôle de l'autorité et, par voie de conséquence, du pouvoir politique et de l'État. Elle apporterait seulement un élément de psychosociologie probablement important aux recherches des auteurs anciens et modernes, comme à celles qui se consacrent encore à ces notions.

Par ailleurs, cette étude du paternalisme politique, bien qu'elle se situe en marge de la science politique actuelle, tend à lui apporter des éléments d'information et des schémas d'ana- lyse enrichissant les recherches entreprises sur la vie sociale en France. Les études analogues de psychosociologie politique, telles celles d'E. Morin et de J. Ellul dans le volume rassemblant les actes du colloque consacré à La personnalisation du pouvoir (1), semblent appeler des développements complémentaires.

(1) Léo Hamon et Albert Mabileau, La personnalisation du pouvoir, Paris, Presses Universitaires de France, 1964.

- 66 -

This content downloaded from 91.229.229.13 on Sun, 15 Jun 2014 16:44:46 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

PATERNALISME ET AUTORITÉ

Ensuite, nous nous devons d'expliquer pourquoi et comment est apparue la connotation péjorative du phénomène du « pater- nalisme politique ». Dès lors, il pourra être traité comme tout autre phénomène social.

Dans ce premier article, nous voudrions montrer qu'il se trouve une structure paternaliste identique dans l'ancienne conception de l'autorité politique, dans la conception actuelle du paternalisme politique et dans celle de l'autorité politique contemporaine. Nous voudrions déterminer l'identité de cette structure paternaliste en vérifiant : 1) que le quadruple rapport : personne-société, dominant-dominé, protecteur-protégé, respon- sable-irresponsable apparaît dans les trois conceptions ; 2) que les valeurs positives de l'ancienne conception de l'autorité poli- tique (autorité, contrainte, protection, responsabilité) deviennent négatives dans la conception du paternalisme politique ; 3) que ces mêmes valeurs négatives redeviennent positives dans les conceptions actuelles de l'autorité.

Conception traditionnelle de l'autorité politique. - Tant chez les spécialistes du Droit public de l'Ancien Régime que chez ceux de la science politique, au xixe siècle et dans la première moitié du xxe siècle, le problème de l'autorité politique implique le quadruple rapport défini précédemment.

L'autorité politique sous V Ancien Régime et au XIXe siècle. - Comment, sous l'Ancien Régime et au xixe siècle, l'autorité politique est-elle conçue ?

De Bodin à Le Play, les auteurs de cette lignée admettent que le groupe social de base est la famille. L'individu se situe dans ce groupe social. Les individus dans leur famille, les familles groupées en ordres - exception faite du clergé qui constitue un ordre particulier - ou en classes dont la stratification sociale est rigide, ont à leur tête le roi, ou le chef politique, ou le gouver- nement. Dans ces ordres et dans ces classes, la mobilité sociale n'est pas souhaitée ; Bonald la condamne en termes explicites ; Balzac aussi dans Les Paysans (1).

Bodin, Bossuet, Bonald voient dans le roi le père de ses sujets. Modèle des pères, il est par excellence le médiateur entre le ciel et le peuple. Selon ces auteurs et bien d'autres (Burke, Chateaubriand, etc.), un Dieu unitaire, père de tous les hommes, consacre le roi en tant que père sur la terre. Le consensus social est fondé sur le respect que doit observer le roi à l'égard des « règles fondamentales du royaume », et

( 1 ) R. Deniel, Une image de la famille et de la société sous la Restauration, Paris, Ed. Ouvrières, coll. « L'évolution de la vie sociale », 1965.

- 67 -

This content downloaded from 91.229.229.13 on Sun, 15 Jun 2014 16:44:46 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

LOUIS MORE AU DE BELLAIN G

sur l'acceptation t naturelle » de ces règles par le peuple (1). Le rôle du roi comme père ou, selon Le Play, la fonction du

gouvernement dont l'autorité demeure paternelle comporte une première prérogative essentielle : la contrainte possible et souvent nécessaire sur les sujets ou les citoyens. C'est le roi qui commande, c'est le gouvernement qui décide. Pour faire exécuter leurs ordres, l'un et l'autre disposent librement de la force publique. Cette contrainte doit être exercée pour le bien du peuple et des indi- vidus. L'abus ou l'utilisation contraire au bien public expose le roi à des sanctions. Au xvie siècle, un groupe d'auteurs - les Monarchomaques - admet que cet abus peut légitimer le régicide. La disparition ou la mise en question de cette contrainte est génératrice de troubles graves aboutissant à la désorganisation du système social. Burke, Bonald, Le Play fustigent la Révolu- tion française qui, précisément, a remis en cause la contrainte nécessaire du roi ou du gouvernement sur le peuple (2). La fonc- tion de protection résulte de cette première prérogative du roi comme père, ou du gouvernement détenant une autorité de caractère paternel. Selon ces auteurs, la contrainte est indis- pensable à la protection du peuple contre lui-même, contre ses propres excès, contre ceux de chacun de ses membres. La fonction de protection comporte un autre aspect : il faut protéger le peuple contre les dangers extérieurs : la guerre, et contre les calamités internes : la famine. Il faut, en le protégeant, assurer sa sécurité.

Le roi, dépositaire de la contrainte et dispensateur de la protection, est responsable de ses sujets devant Dieu ; mais il n'est pas responsable devant eux. Les auteurs et les rois eux- mêmes, comme en témoigne le « Testament de Louis XIV », admettent la responsabilité unilatérale du roi envers Dieu, mais non envers son peuple. L'autorité demeure absolue. Rousseau, lui-même, après avoir montré ce que pourrait être la démocratie directe, admet qu'elle serait seulement possible dans un « peuple de dieux » et remet l'autorité entre les mains d'une aristocratie. Montesquieu s'élève contre le despotisme, contre l'abus du pou- voir, mais il ne met pas en cause le principe de l'autorité absolue. Bonald, vivant sous une monarchie constitutionnelle, participe aux travaux d'une Chambre, mais pour tenter de restaurer l'ordre ancien (3). Le Play tempère l'autorité absolue du gouver-

(1) Jacques Ellul, Histoire des Institutions (De V époque franque à la Révolution), Paris, Presses Universitaires de France, coll. < Thémis », 1956.

(2) J. Touchard (et alii), Histoire des idées politiques, 2 vol., Pans, Presses Universitaires de France, 1959.

(a) J. loucHARD [ei auijj msioire aes laees politiques, op. eu. ; ci. égale- ment R. Deniel, Une image de la famille et de la société sous la Reslauraliont op. cit.

- 68 -

This content downloaded from 91.229.229.13 on Sun, 15 Jun 2014 16:44:46 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

PATERNALISME ET AUTORITÉ

nement par le rôle des notables, qui sont les conseillers, les « seconds » pères des individus et des communautés, mais aussi, semble-t-il, les porte-parole de leurs revendications auprès du pouvoir (1).

Si les auteurs révolutionnaires, tels Robespierre et Saint- Just, font disparaître théoriquement et effectivement le symbole de ce système en tuant le roi, ils ne mettent en cause ni le lien existant entre le pouvoir et la divinité - Robespierre invente PÊtre suprême - ni le principe d'une autorité centralisée et toute-puissante. Dire aux membres du Tribunal révolutionnaire jugeant Louis XVI et à tous les citoyens qu'ils ne sont « ni des bourreaux, ni des juges, mais des hommes d'État » (2) ne les constitue pas automatiquement comme tels. Un isolé dont la carrière politique est brève, Sade, presque soixante ans avant Marx et Proudhon (et en des termes aussi vigoureux que ceux de ce dernier), recommande aux Français l'antithéisme et les appelle à jouir de toutes les libertés. Sa voix reste sans écho (3).

Bien que peu convaincu des vertus intrinsèques de la démo- cratie, Tocqueville est l'un des premiers à dénoncer l'autorité contraignante et protectrice jusque dans les détails qui, s 'exer- çant seulement de haut en bas du système social, rend le citoyen irresponsable. Elle lui paraît contraire à l'évolution sociale, et il s'irrite de sa dispersion qui la fait se préoccuper du « vol d'un chapon ou de la vertu d'une dame » (4). L'autorité ainsi conçue, Saint-Simon croit pouvoir la faire disparaître en peu de temps, en remplaçant les « frelons » par les « abeilles » et « le gouver- nement des hommes par l'administration des choses ».

Mais ses grands contempteurs sont Marx et Proudhon. Dénonçant la « théogonie » hégélienne et empruntant à Feuer- bach le concept d'aliénation religieuse - hypostase par les hommes d'un Dieu unitaire et tout-puissant - concept qu'il transforme en celui d'aliénation sociale, Marx postule, non seule- ment le dépérissement de l'État bourgeois, théiste et patriarcal, mais celui de tout État, si démocratique soit-il. Proudhon, antithéiste, condamnant le modèle familial dans la mesure où il est rapporté à la religion et à la politique, dresse le tableau

(1) Frédéric Le Play, La réforme sociale en France, 10 vol., t. 2, Paris, Pion, 1864.

(2) Groupe lyonnais d'études médicales, philosophiques et biologiques, Paternité et virilité, Paris, Ed. Spes, coll. « Convergences », 1963.

(3) Sade, Français, encore un effort.... Pans, Ed. J.-J. Pauvert, coll. « Liber- tés », 1965.

(4) In Michel Crozier, Le phénomène bureaucratique, Paris, Ed. du Seuil, 1964. - Cf. également J. Touchard (et alii), Histoire des idées politiques, op. cit.

- 69 -

This content downloaded from 91.229.229.13 on Sun, 15 Jun 2014 16:44:46 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

LOUIS MORE AU DE BELLAIN G

d'une fédération d'où tout pouvoir politique unitaire est banni (1). La Commune reprend à son compte les idées de Proudhon (2).

Ainsi, selon la conception traditionnelle de l'autorité poli- tique, telle qu'elle apparaît à ses thuriféraires comme à ses oppo- sants, on peut dire que, dans le rapport personne-société, l'auto- rité s'exerce du haut en bas du système social, et que, dans le rapport dominant-dominé, la contrainte est le privilège du pou- voir. De même, dans le rapport protecteur-protégé, la contrainte donne au pouvoir et à l'Etat la protection et, dans le rapport responsable-irresponsable, elle leur donne aussi la responsabilité. Une société civile, soumise, de par son consensus, à un pouvoir, une autorité et un État contraignant, protecteur et responsable vis-à-vis de lui-même et de Dieu, tel est le tableau du système politique que dressent les auteurs de l'Ancien Régime et les traditionalistes. Un Dieu unitaire et père règne sur ce système (3).

Conceptions de Vaulorilè politique au XXe siècle. - Elles sont constituées, d'une part, par la continuation de la lutte contre la conception traditionnelle de l'autorité : lutte poursuivie par les successeurs de Marx, en particulier Lénine, par les défenseurs des mouvements anarchistes et, dans une certaine mesure, par le théoricien du radicalisme, Alain (4) ; d'autre part, par une tentative de restauration de l'autorité politique traditionnelle, sous l'impulsion du mouvement de l'Action Française. Enfin, de nouvelles conceptions de l'autorité politique surgissent dans la société de consommation.

En 1917, le marxisme-léninisme réalisé renverse l'autorité politique traditionnelle et instaure, comme étape transitoire avant la disparition de l'État, la dictature du prolétariat. Cette conception de l'État demeure longtemps celle du parti commu- niste français. Nous n'insisterons pas sur les mouvements anar- chistes. Mais il est évident que, dans la Russie tzariste comme dans la France républicaine, c'est à l'autorité politique « bour- geoise » qu'ils s'attaquent. De sa contestation naît, comme dans le marxisme, une conception fondée sur l'absence d'État. Alain fonde la doctrine radicale, non sur un rejet de l'autorité politique traditionnelle, mais sur une méfiance à l'égard du pouvoir quel

(1) Georges Gurvitch, Proudhon et Marx, Paris, C.D.U., 1964, cours ronéotypé.

(2) J. Touchard (et alii), op. cit. (3) Nous ne mentionnons pas ici tous les courants de la pensée politique

sous l'Ancien Régime et au xixe siècle. Il est évident que les thèses de l'école libérale (Benjamin Constant, Royer-Collard) ou du socialisme utopique (Fourier) entrent dans notre étude. Si elles peuvent nuancer nos conclusions, elles ne nous semblent pas les modifier radicalement.

(4) II faudrait y ajouter les mouvements socialistes. Comme ils reprennent pour l'essentiel la conception marxiste, nous ne les étudierons pas ici.

- 70 -

This content downloaded from 91.229.229.13 on Sun, 15 Jun 2014 16:44:46 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

PATERNALISME ET AUTORITÉ

qu'il soit. Celle-ci se concrétise par une exigence de garanties de la part des hommes politiques et par une défense individuelle de chaque citoyen contre les empiétements des gouvernants.

A l'opposé de ces tendances, l'Action Française, dès 1900, se donne pour but de restaurer l'ancienne autorité politique et le régime traditionnel qu'elle impliquait. Dans les textes de ses théoriciens, la référence au père demeure cependant voilée, latente, et celle à la divinité est remplacée par une conception de la religion comme pratique sociale, sans arrière-plans méta- physiques, ce qui vaudra au mouvement la condamnation de ïlome. L'arrivée de Pétain au pouvoir permettra d'appliquer en partie la conception maurrassienne du pouvoir politique, avec sa référence voilée au « père-chef politique » et sa religion comme pratique sociale (1).

Depuis 1945, les définitions que les spécialistes de sociologie et de science politiques donnent du pouvoir, de l'autorité et de l'État tiennent surtout compte du nouveau rôle économique joué par l'État. Il n'existe plus, de nos jours, une conception unitaire de l'autorité politique, ni une opposition nettement délimitée à l'ancienne conception. Si l'on veut montrer l'extension du pater- nalisme politique dans les conceptions actuelles, il faut se référer aux définitions du pouvoir, de l'autorité, de l'État, du citoyen, de la vie politique et de la société civile données par les différentes « écoles ».

On peut noter, en conclusion, que le quadruple rapport qui est l'une des caractéristiques essentielles de l'interaction entre pouvoir et société n'a pas été fondamentalement mis en question par les critiques de l'autorité politique traditionnelle. Le marxisme qui annonce la disparition de l'État - mais non le marxisme réalisé par la dictature du prolétariat - et l'anarchisme qui postule, dans sa définition même, son absence en sont les seules exceptions.

Quant aux valeurs de l'ancienne autorité politique : autorité unilatérale, contrainte, protection, responsabilité à sens unique, elles demeurent, compte tenu des mêmes exceptions, positives au cours du xx€ siècle.

Conception du paternalisme politique. - Le paternalisme poli- tique apparaît comme une critique de l'ancienne autorité poli- tique, mais non comme une mise en question de cette dernière. On postule une nouvelle forme d'autorité, mais celle-ci repose encore sur le quadruple rapport. Seules les valeurs connotées par ce rapport deviennent négatives.

(1) E. Weber, L'Action Française, Paris, Ed. Stock, 1962.

- 71 -

This content downloaded from 91.229.229.13 on Sun, 15 Jun 2014 16:44:46 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

LOUIS MORE AU DE BELLAIN G

Naissance du paternalisme politique. - Au début du xxe siècle, le système politique traditionnel ne parvient plus à faire face aux problèmes posés par le développement de la société indus- trielle. Pour compenser sa défaillance, l'autorité politique commet des abus, telle la répression brutale des grèves. Selon les tradi- tionalistes eux-mêmes, c'est cette situation qui engendre le pater- nalisme politique (1).

Ainsi, un mouvement de grève survenu à Montceau-les-Mines conduit un disciple de Le Play, P. Bureau (2), à critiquer la politique de l'État et celle des patrons à l'égard des ouvriers et à revendiquer pour ceux-ci une plus grande liberté. Or le système appliqué aux ouvriers est celui de l'ancienne autorité politique et la critique porte précisément sur l'inefficacité de ce système, sur les désordres sociaux et les malheurs individuels qu'il provoque. Cependant, s'il le critique, l'auteur ne le remet pas en question. La seule solution suggérée est d'y remédier par des améliorations.

Au lieu d'être référée à Dieu et au pouvoir, l'autorité est maintenant rapportée à la société. C'est le consensus social qui devient essentiel. Dès lors, le modèle normatif du père s'estompe. On le retrouve, une dernière fois, dans la première définition du paternalisme politique proposée en 1910 ; il reste un modèle, mais partiellement neutre, partiellement dévalorisé. Le texte s'intitule significativement Le paternalisme et ses limites (3). De même, la référence à la divinité disparaît. Déjà Le Play n'en faisait plus grand usage. Entre-temps, Nietzsche a tué le Dieu- père de la vie politique, cent ans après que la Révolution eut exécuté le roi-père. Un nouveau Dieu-père naît, détaché du temporel, celui que les encycliques, au cours du siècle, dénatio- nalisent, dépolitisent et rendent œcuménique.

Au début du siècle, l'ancienne autorité est donc dénoncée comme inefficace et qualifiée, dans le domaine économique, de paternaliste (4). L'application du paternalisme politique concerne seulement, selon J. Delpy, les individus. Ses valeurs constitu- tives sont la contrainte et la protection de l'État.

Plus précisément, le paternalisme politique est une concep- tion dans laquelle l'autorité est dévolue à l'État père universel, qui l'exerce au profit des citoyens et se propose effectivement de faire leur bonheur : « conception, écrit J. Delpy, tendant à

(1) P. Bureau, Montceau-les-Mines et le paternalisme, in La Quinzaine du 1er avril 1902, La Chapelle-Montligeon, Imprimerie de Notre-Dame- de-Montlteeon.

(2) Ibid. (3) J. Delpy, Le paternalisme et ses limites, thèse de doctorat, Faculte de

Droit de l'Université de Paris, Paris, A. Rousseau, 1910. (4) Ibid.

- 72 -

This content downloaded from 91.229.229.13 on Sun, 15 Jun 2014 16:44:46 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

PATERNALISME ET AUTORITÉ

faire de l'État un père universel, disposant de l'autorité pater- nelle sur tous ses ressortissants et l'exerçant à leur profit ». Pour qu'il y ait paternalisme, ajoute-t-il, « il faut une protection et qu'elle s'adresse à l'individu lui-même, non en vue d'un but social ultérieur ; il faut une contrainte et qu'elle s'exerce, soit directement, soit indirectement, sur l'individu qui doit profiter de la protection ». Il insiste sur les abus de l'État dans l'exercice de ses prérogatives et leur fixe des limites dans la pratique courante : législation sur la consommation de l'alcool, sur les droits de la femme, etc.

Dans cette définition, une nouvelle valeur apparaît : le bonheur individuel. Héritée du xvme siècle, elle n'avait guère été utilisée par les auteurs de science politique. Bonald et Le Play parlaient plus du bonheur de la société, ou des groupes sociaux, né de l'ordre et de la paix sociale, que de celui des individus. Le Play décrit les « communautés heureuses du Caucase », les « peuples du Nord », vivant en paix dans l'ordre social par excel- lence qui est celui de la société agricole ; il ne dit rien, même dans ses monographies, du bonheur individuel (1). Pour J. Delpy, l'État se doit de rechercher le bonheur des individus. Mais cette définition du paternalisme politique est la dernière où la recherche du bonheur individuel par l'État apparaisse, dans le contexte, avec une connotation valorisée.

La définition de Delpy reprend donc la structure de l'ancienne conception de l'autorité, en ne la dévalorisant qu'à demi. Dieu a disparu, mais l'État demeure, modèle des pères, père universel, disposant de l'autorité unilatérale, qui s'exerce par la contrainte, en vue de protéger le citoyen, d'assurer sa sécurité. La respon- sabilité de l'État devant Dieu n'existe plus ; elle n'en reste pas moins à sens unique ; la responsabilité de l'individu n'intervient pas directement dans les décisions politiques. Cependant, Delpy admet qu'il faut limiter cette autorité quasi absolue de l'État sur le citoyen, par des moyens institutionnels.

Ainsi, au début du siècle, l'ancienne conception de l'autorité politique a engendré sa propre critique devenue la conception du paternalisme politique. Dans celle-ci, les valeurs de l'ancienne autorité sont négatives ; mais le quadruple rapport dans lequel elles s'inscrivent n'est pas remis en question.

Évolution du paternalisme politique. - Plus récemment, les auteurs de science politique qui ont considéré ce problème reprennent au compte du paternalisme politique les définitions du paternalisme en général. Dans les deux phénomènes, on retrouve les valeurs de l'ancienne autorité. Le paternalisme poli-

ti) Frédéric Le Play, La réforme sociale en France, op. cit.

- 73 -

This content downloaded from 91.229.229.13 on Sun, 15 Jun 2014 16:44:46 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

LOUIS MOREAU DE BELLAING

tique semble être un sous-produit, une dégradation de cette ancienne autorité politique. Ces auteurs ne mettent pas en ques- tion, en tant qu'ensemble cohérent, le pouvoir, l'autorité, l'Etat, l'organisation en classes et en groupes, les droits de l'individu et du citoyen ; mais la pratique de l'autorité est critiquée, surtout dans le domaine économique, parce que, précisément, elle menace la paix et Tordre du système social.

Jusqu'à la naissance du mouvement personnaliste, vers 1930, le paternalisme politique n'est guère étudié. De 1930 jusqu'à une période récente, son étude, comme nous l'avons dit, ne se différencie pas de celle du paternalisme en général. Des auteurs, J. Folliet (1), M. Choisy (2), des dictionnaires tels Littré et Larousse, se bornent à proposer une définition du paternalisme. Aux valeurs négatives déjà énumérées par Delpy s'ajoutent l'intérêt et l'égocentrisme. En fait, c'est surtout le paternalisme dans l'entreprise qui est visé. Ce paternalisme, les maurrassiens eux-mêmes le condamnent (3).

En 1943, J. Lacroix, dans un livre consacré à la famille (4), étudie le lien entre l'autorité paternelle et l'autorité politique sous l'Ancien Régime et au xixe siècle, et envisage le pater- nalisme, phénomène général et phénomène politique, comme une dégradation quasi pathologique de la conception chrétienne de l'autorité. Il admet que l'autorité paternelle est « l'ultime source humaine du pouvoir politique ». Il donne une importance primordiale à cette autorité dans les rapports entre individus ; mais il la souhaite conditionnée, dans la vie du couple, par ce qu'il appelle l'aveu, c'est-à-dire par la double reconnaissance de deux êtres l'un par l'autre dans l'amour. En ce sens, il pense qu'elle peut « être proposée comme idéal à tout gouvernement » et il suggère que le mouvement démocratique se fonde sur cette conception chrétienne de l'autorité. Mais il condamne absolu- ment tout paternalisme politique, que ce soit celui qu'avait défini J. Delpy ou celui que l'on retrouve dans le phénomène général du paternalisme, affecté des valeurs négatives « intérêt » et « égocentrisme ».

Dans des textes postérieurs, le mouvement des « Semaines sociales » et le personnalisme, dénonçant le paternalisme comme phénomène général, insistent sur le fait qu'il masque, par une

(1) Josenh Folliet, Réflexions sur le paternalisme industriel, in Droit social, février 1949.

(2) In Dictionnaire des Sciences sociales (à « Paternalisme »), exemplaires ronéotypés.

(3) E. Weber, V Action Française, op. cit. (4) Jean Lacroix, Force et faiblesse de la famille (réédition), Paris, Ed. du

Seuil, 1957.

- 74 -

This content downloaded from 91.229.229.13 on Sun, 15 Jun 2014 16:44:46 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

PATERNALISME ET AUTORITÉ

apparence d'altruisme et d'amour d'autrui, la satisfaction des besoins personnels (1).

Deux livres récents, celui de M. Crozier, Le phénomène bureaucratique (2), et celui du Club Jean-Moulin (3), posent de nouveau le problème du paternalisme politique, mais sans définir cette notion. Il semble que les auteurs de L'État et le citoyen, en affirmant que, « dans le régime actuel, le paternalisme est de règle », entendent reprendre les définitions générales du paternalisme.

De même, M. Crozier ne s'éloigne pas de ces définitions. Il note que « le monde du paternalisme et le monde de la bureau- cratie impersonnelle étaient à la fois homologues et complémen- taires » ; de là, il conclut à l'interpénétration de ces deux mondes, mais avec transformation corrélative des rapports entre l'État et le citoyen, ainsi que de l'État et du citoyen eux-mêmes.

Nous ne pouvons retenir ici les définitions du paternalisme dans l'entreprise. Elles sont purement techniques et spécifiques. En revanche, il semble que, pour des auteurs contemporains de tendances et de disciplines diverses, tels J. Lacroix (4), C. Mauco (5), ou M. Crozier, le paternalisme politique soit une attitude psychologique d'autorité, qui manifeste apparemment le souci du bien de l'individu, la recherche de l'amour d'autrui et celle du bonheur des subordonnés ; mais elle ne laisserait pas aux individus les responsabilités qui reviennent normalement à des adultes, elle les contraindrait à une situation de mineurs et ne maintiendrait cette situation que pour satisfaire les besoins per- sonnels du détenteur de l'autorité. Dans le même sens, C. Mauco voit dans le paternalisme une forme déguisée de l'autorité égo- centrique. Le Club Jean-Moulin (6), et M. Crozier admettent, contrairement à J. Delpy au début du siècle, qu'une telle attitude n'est pas limitée aux individus, mais affecte aussi les groupes sociaux.

M. Duverger, dans son Manuel de Sociologie politique, étudie le paternalisme comme un phénomène général qui serait l'une des caractéristiques de toute autorité. A l'encontre des tradi- tionalistes, il nie que les sociétés humaines aient toutes été construites sur le modèle familial. Il reprend les hypothèses de Freud sur l'ambivalence de l'autorité résultant du rôle des

(1) Groupe lyonnais d'études médicales, philosophiques et biologiques, Paternité et virilité, on. cit.

(2) Michel Crozier, Le phénomène bureaucratique, op. cit. (3) Club Jean-Moulin, L'Etat et le citoven, op. cit. (4) Jean Lacroix, Force et faiblesse de la famille, op. cit. 5) C. Mauco, Paternalisme, in Psuché, n° 15, janvier 1948. (6) Club Jean-Moulin, L'Etat et le citoyen, op. cit.

- 75 -

This content downloaded from 91.229.229.13 on Sun, 15 Jun 2014 16:44:46 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

LOUIS M ORE AU DE BELLAIN G

parents et des sentiments à leur égard : « à la fois amour et haine, reconnaissance et rancune ». Selon lui, « toutes les idéologies poli- tiques, toutes les croyances au pouvoir gardent des traces de paternalisme » (1). Cet auteur insiste sur le rôle psychologique du modèle familial dans la formation des représentations indivi- duelles concernant l'autorité. Mais il faudrait justifier - ce que la socio-analyse à la manière de Freud n'a jamais fait - le pas- sage de l'individuel au collectif.

Ainsi, le paternalisme politique, né de la défaillance de l'ancienne autorité face aux nouveaux problèmes sociaux, est considéré, durant le xxe siècle, comme sa dégradation et sa forme pathologique. Il se confond le plus souvent avec le pater- nalisme en général. Devenues négatives, les valeurs de l'ancienne autorité politique demeurent néanmoins inscrites dans le qua- druple rapport.

Conceptions actuelles de l'autorité politique. - Puisque la conception unitaire de l'autorité n'existe plus, il importe de se référer, pour évaluer les conceptions actuelles, à ce qui, chez les auteurs anciens et modernes, est toujours apparu comme la « nature » de la société politique. Cette « nature » peut être définie par un ensemble de concepts et par le système de relations qu'ils ont entre eux. Ce sont ceux de pouvoir, d'autorité, d'Etat, d'individu, de citoyen, de vie politique et de société civile. Selon la conception traditionnelle, pouvoir, autorité et État consti- tuaient l'autorité politique, et appartenaient, le plus souvent, à un seul homme. L'individu, le citoyen, la vie politique et la société civile étaient soumis à cette autorité et à l'homme qui l'incar- nait. La société de consommation ne se réfère plus à une essence de l'autorité. L'État est devenu un groupe fonctionnel. Sauf peut-être dans la période actuelle, les sociologues politiques constatent une dispersion du pouvoir et de l'autorité dans de multiples organisations démocratiques (2). Mais n'en demeure pas moins dans les conceptions actuelles un système de relations commun entre ces concepts.

Nous ne reviendrons pas sur les conceptions que l'Action Française, Tanarchisme, le radicalisme ont de l'autorité. Elles exigeraient une étude à part. Les conceptions actuelles relèvent de plusieurs tendances, en particulier de la philosophie et de la science politique, ainsi que de plusieurs « écoles », dont le fonc- tionnalisme et le marxisme. Nous avons exclu provisoirement

(1) Maurice Du verger, Sociologie politique, Paris, Presses Universitaires de France, coll. t Thémis », 1966.

(2) François Bourricaud, Esquisse aune tneone ae lautorite, Fans, Pion/ 1960.

- 76 -

This content downloaded from 91.229.229.13 on Sun, 15 Jun 2014 16:44:46 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

PATERNALISME ET AUTORITÉ

de notre étude celles du structuralisme et de la psychologie sociale, qui sont apparemment a-paternalistes et se prétendent dépolitisées.

Il faut vérifier ici que le quadruple rapport, dans lequel s'inscrivait l'ancienne conception de l'autorité politique et qui s'est maintenu incontesté dans la conception du paternalisme politique, demeure présent dans les conceptions actuelles de l'autorité. Il importe aussi de vérifier que les valeurs positives de l'ancienne autorité, devenues négatives dans la conception du paternalisme politique, redeviennent positives dans les concep- tions actuelles, à l'exception de l'autorité divine et de l'autorité paternelle qui semblent avoir disparu.

Nous formulerons deux hypothèses : Première hypothèse : Dans les conceptions issues de la

société de consommation, la structure paternaliste de l'autorité politique demeure celle de l'ancienne autorité et celle du pater- nalisme politique. Le pouvoir, l'autorité, l'État assument de façon unilatérale et contraignante la protection et la responsabilité de l'individu, du citoyen, de la vie politique et de la société civile.

Il semble que les spécialistes de la science politique, même les marxistes dans la mesure où la disparition de l'État n'est pas réalisée, reconnaissent le pouvoir et l'autorité et les affirment supérieurs aux autres pouvoirs sociaux. De ce fait, nul ne conteste la place de l'État à la tête de la hiérarchie des groupements fonctionnels (1). Dans les conceptions actuelles, pouvoir, autorité, État sont, dans le rapport personne-société, en situation privilé- giée par rapport au citoyen, à la vie politique et à la société civile. Comme dans l'ancienne conception de l'autorité, et dans celle du paternalisme politique, ces derniers leur sont subordonnés.

Pour la plupart des philosophes et des politicologues, la « nature » du pouvoir - défini comme « la fonction sociale qui consiste à établir, maintenir, sanctionner, appliquer, adapter aussi et transformer au besoin le Droit » (2) - résulte du lien entre l'idée de pouvoir physique et l'opinion de sa légitimité. Le pouvoir a le monopole de la violence physique, de la contrainte ; il l'assume parce qu'il est légitime. Il exerce une fonction de protection, à l'égard de la société, en créant des institutions et des normes juri- diques. Sa légitimité garantit à l'individu et au groupe une protection contre l'arbitraire (3). Les membres de la société ont

(1) Jean- William Lapierre, Le pouvoir politique, Paris, Presses Universi- taires de France, coll. « Initiation Philosoohiaue ». 1953.

(2) Ibid. (ó) Haymond Aron, Match, Power, Puissance : prose démocratique ou

poésie démoniaque ?, in Archives européennes de Sociologie, t. V, n° 1 , Paris, 1964. Cf. également : Démocratie et totalitarisme. Paris, Pion, 1966.

- 77 -

This content downloaded from 91.229.229.13 on Sun, 15 Jun 2014 16:44:46 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

LOUIS M ORE AU DE BELLAIN G

délégué au pouvoir leur propre responsabilité. Elle contribue aussi à fonder sa légitimité. Mais cette légitimité s'affaiblit au point de n'être plus qu'une règle du jeu. Elle doit donc être renforcée par une légitimité sociologique, c'est-à-dire par le sentiment que celui ou ceux qui exercent le pouvoir sont bien habilités à l'exer- cer. On retrouve ici l'idée de sacré, 1' « émotion de la légitimité » (1).

h'auioriié, pour les philosophes et les politicologues dont nous avons analysé les définitions, est le pouvoir légitime, mais avec une personnalisation des règles, une « transfiguration symbolique » des individus qui prennent en charge les normes collectives et en assu- ment la responsabilité personnelle (2). Le pouvoir est la contrainte possible ; la protection et la responsabilité apparaissent dans sa légitimité. Il s'y ajoute une forme de responsabilité personnelle, à sens unique, qui suppose une irresponsabilité des citoyens.

h'Êtai, écrit G. Burdeau, est « le pouvoir politique institu- tionnalisé » (3). Son but est de réaliser, ou de maintenir, une conception de l'ordre et du progrès social. La réalisation ou le maintien de cette conception suppose la contrainte possible, la protection et la responsabilité nécessaires de l'État. Cette défi- nition ne diffère guère de celle des marxistes, pour qui l'État est, positivement, « l'ordre intentionnel et normatif des règles et des institutions juridiques prises dans leur ensemble » (4). Celle-ci semble correspondre à la conception de l'État dans l'étape transitoire que constitue la dictature du prolétariat. Elle est assortie d'une définition applicable à l'État « bourgeois » et dans laquelle la contrainte est « négative » : « Force de répres- sion qui, par les règles et les institutions juridiques, vise l'exploi- tation de classe » (5). Mais, dans la sociologie marxiste, toute définition de l'État demeure provisoire, puisque l'État socialiste lui-même est appelé à disparaître : « Plus les fonctions du pouvoir de l'État sont exercées par l'ensemble du peuple, moins néces- saire devient ce pouvoir » (6).

Les non-marxistes ont tendance à définir l'État par ses rôles. Théoricien et organisateur de la société de consommation, l'État est, en premier lieu, un administrateur. De nature autoritaire, il devient, dans ses interventions, de plus en plus sélectif et

(1) Pouvoir et Société, in Recherches et Débals, revue du Centre des Intellec- tuels Catholiques. Paris, Desclée de Brouwer, 1966.

(2) Michel Crozier, Pouvoir et Organisation, in Archives européennes de Sociologie, t. V, n° 1, Paris, 1964.

(3) G. Burdeau, Traité de Science politique, Pans, Librairie Générale de Droit et de Jurisprudence, t. I, 1949.

(4) N. Poulantzas, L'examen marxiste de l'Etat et du Droit actuels et la question de l'alternative, in Temps modernes, août-septembre 1964, Paris.

(5) Ibid. (6) Henri Lefebvre, L Etat et la société : les sources de la théorie marxiste-

léniniste de l'Etat, in Cahiers du Centre d'Etudes Socialistes, n° 42, mai 1964.

- 78 -

This content downloaded from 91.229.229.13 on Sun, 15 Jun 2014 16:44:46 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

PATERNALISME ET AUTORITÉ

normatif. Il dirige plus qu'il ne protège. Il est chargé d'assurer la sécurité des citoyens, le maintien des libertés, l'éducation. Ses trois fonctions essentielles sont : la contrainte, la protection et la responsabilité (1).

Selon la définition juridique de l'État, ses fonctions peuvent être réparties en deux catégories : celles de commandement qui consistent à légiférer, à gouverner ; celles d'exécution qui lui donnent le pouvoir de juger et d'administrer. Sous-jacent, il y a un « moi », un « égoïsme » gouvernemental. Aux fonctions de contrainte, de protection et de responsabilité, s'ajoute ici la reconnaissance de l'égocentrisme qui est, nous le savons, une valeur négative du paternalisme politique.

Pour les politicologues, individu et personne se confondent. Socialisé par son appartenance aux groupes sociaux, l'individu est sous l'autorité incontestée de l'un d'eux : l'État. Le terme « individu » séparé de la notion de personne apparaît seulement lorsqu'il s'agit de l'individu biologique ; même ce dernier n'échappe pas à l'interrogation politique, comme en témoigne le contrôle des naissances, conçu comme une protection de l'individu et de la société, et demeurant sous la responsabilité de l'État.

Le citoyen est, pour la philosophie politique actuelle, l'indi- vidu participant à la vie de la société civile par la médiation des divers groupements. Il est citoyen « beaucoup plus par son activité productrice, dans l'économie et la culture, que par l'expression de ses opinions » (2). Il y a donc une participation de l'individu à la vie des groupes politiques, et de ces groupes, dans une certaine mesure, à l'élaboration des décisions politiques et au fonctionnement de l'État. Mais il n'y a pas participation directe du citoyen au pouvoir et à l'autorité. Parce qu'ils sont légi- times, il accepte de subir ce pouvoir et cette autorité, même dans les moments de grèves ou d'élections. Par cette légitimité qui pro- tège le citoyen contre l'arbitraire, pouvoir, autorité et État sont reconnus responsables du bon fonctionnement de la société civile.

La science politique récente voit, dans la vie politique, « une mise en question de tous les secteurs de la réalité sociale » (3). Les individus et les groupes sociaux participent à cette mise en question ; mais l'État peut et doit le plus souvent l'imposer. Par ailleurs, cette interrogation politique atteint la vie privée, dans le but de protéger l'individu vis-à-vis des autres et de lui-même et aussi parce que l'État est responsable, à travers les vies privées, de la vie de la société civile.

(1) Club Jean-Moulin, VElat et le citoyen, op. cit. (2) Jean- William Lapierre, Le pouvoir politique, op. cit. (3) Club Jean-Moulin, L Etal et le citoyen, op. cit.

- 79 -

This content downloaded from 91.229.229.13 on Sun, 15 Jun 2014 16:44:46 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

LOUIS MORE AU DE BELLAIN G

De même, pour les théoriciens marxistes, la conscience poli- tique de l'individu est celle du citoyen dans la vie quotidienne, celle qu'il manifeste au sein des groupes sociaux et dans les moments privilégiés de grèves ou d'élections (1). Elle demeure soumise, avant que le dépérissement de l'État ne soit accompli, aux impératifs de l'autorité qui la protège des contaminations de la conscience politique « bourgeoise » et de ses propres erreurs idéologiques. Car l'État est responsable, par délégation de la société civile, des conséquences de ces contaminations et de ces erreurs.

Il semble que, pour tous les politicologues actuels, la société civile, société globale, « totalité différenciée » (2), se compose d'une multitude de groupes en rapport les uns avec les autres : cadre qui s'impose au citoyen dès sa naissance, en fonction d'un consensus social préexistant. Parmi les groupements fonctionnels, l'un d'eux est - nous l'avons dit - à la tête de tous les autres : l'État.

Dans ces conceptions actuelles de l'autorité, le quadruple rapport demeure donc identique à ce qu'il était dans la conception unitaire de l'autorité et dans celle du paternalisme politique.

Deuxième hypothèse : Les valeurs positives de l'ancienne auto- rité, devenues négatives dans la conception du paternalisme poli- tique, redeviennent positives dans les conceptions actuelles de l'autorité. Le paternalisme politique et l'autorité actuelle pos- sèdent des valeurs identiques, négatives dans la première concep- tion, positives dans la seconde.

Il suffit de le rappeler, la science politique semble admettre que les pouvoirs sociaux dépendent du pouvoir, de l'autorité, de l'État. Le pouvoir impose et limite ; il a le monopole de la violence physique. Sa légitimité le fonde comme protecteur et responsable. L'autorité se définit de la même manière que le pouvoir politique, mais elle est conçue comme une relation hiérarchique, régissant, organisant et protégeant l'activité sociale. Elle naît de la responsabilité personnelle assumée par des indi- vidus qui prennent en charge les normes collectives. L'État, « organisation institutionnalisée du pouvoir politique » (3), « ordre intentionnel et normatif des règles et des institutions juridiques » (4), commande, contraint, protège, prend en charge la société civile. Son « moi » gouvernemental le rend égocentrique.

(1 ) Henri Lefebvre, L'Etat et la société : les sources de la théorie marxiste- léniniste de l'Etat, op. cit.

(2) Jean-William Lapierre, Le pouvoir politique, op. cit. (3) G. Burdeau, Traite de sociologie politique, op. cit. (4) N. Poulantzas, L'examen marxiste de l'Etat et du Droit actuels et la

question de l'alternative, art. cit.

- 80 -

This content downloaded from 91.229.229.13 on Sun, 15 Jun 2014 16:44:46 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

PATERNALISME ET AUTORITÉ

L'individu est sous l'autorité incontestée de l'État. Il n'échappe pas à l'interrogation politique qui peut se manifester comme une protection et prendre à son compte une part des responsabilités privées. Le citoyen subit et accepte de subir le pouvoir et l'autorité de l'État. La vie politique, mise en question de la réalité sociale, est le plus souvent soumise à l'État, jusque dans le domaine de la vie privée. Car c'est sur elle, plus que sur l'individu, que s'exercent l'autorité, la contrainte, la protection, la responsabilité de l'État.

Ces valeurs de la nouvelle autorité politique dans la société de consommation, identiques à celles du paternalisme politique, ne sont contestées par aucune des conceptions actuelles de l'auto- rité. L'une des valeurs négatives du paternalisme politique, le prétexte de l'amour d'autrui et de la recherche de son bonheur, ne réapparaît pas. Mais l'égocentrisme gouvernemental est consi- déré comme normal et il est admis qu'il ne vise pas toujours le bien public, même si ce dernier est sa justification.

On décèle donc une structure paternaliste identique dans l'an- cienne conception de l'autorité politique, dans celle du paterna- lisme politique et dans celle de l'autorité actuelle. Le quadruple rapport est maintenu, de l'Ancien Régime à nos jours et ses valeurs, positives ou négatives, demeurent les mêmes. Seules variations dans la configuration conceptuelle : l'autorité paternelle a disparu, l'autorité divine est devenue l'autorité sacralisée. La structure paternaliste demeurant identique dans les trois phéno- mènes, on est incité à considérer que la dévalorisation du « paternalisme politique » est un accident historique provoqué par la constatation des défaillances et des abus de l'autorité, du début du siècle à l'époque contemporaine, face aux transfor- mations de la société. L'autorité politique semble, du point de vue conceptuel, toujours paternaliste, si l'on accepte de donner au terme paternalisme, non plus une connotation, mais un sens, d'envisager dans quel rapport il s'inscrit et quelles sont ses valeurs constitutives.

Dans sa conception actuelle, le paternalisme politique n'appa- raît plus lié au modèle familial. Il continue néanmoins à s'inscrire dans la structure paternaliste que l'on retrouve dans toute conception de l'autorité - structure qui, répétons-le, ne suffit pas à rendre compte des conceptions actuelles de l'autorité poli- tique. Il reste à établir que la représentation sociale paternaliste, c'est-à-dire la manière dont le quadruple rapport se joue, se constitue bien en niveaux et en processus dans cette structure.

Centre d'Ethnologie sociale et de Psychosociologie.

- 81 - CAHIERS INTERN. DB SOCIOLOGIE 6

This content downloaded from 91.229.229.13 on Sun, 15 Jun 2014 16:44:46 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions