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1 Suivre le Christ sur le Chemin de la Perfection avec sainte Thérèse de Jésus Sr Pascale Dominique de Sainte Thérèse Bayonne La perfection de la religion est d’imiter Celui que tu adores. – Saint Augustin SOMMAIRE INTRODUCTION : SAINTE THERESE D’AVILA DANS LA TRADITION ET DANS SON TEMPS LA RELATION AU CHRIST a) « Le Bon Jésus » b) « Vivre sous la dépendance de Jésus-Christ » II. DEUX TERMES : IMITER ET SUIVRE a) Imiter b) Suivre III. LES TITRES DE JESUS : MAITRE, MODELE, ROI, AMI ET ÉPOUX a) Le bon Maître b) Notre Modèle c) Notre Roi d) Ami e) L’Époux DANS LA TRADITION DU CARMEL I. DES CONSEILS EVANGELIQUES II. LA TRADITION DU CARMEL Le double but de la vie au Carmel et la voie royale pour y parvenir Le « labeur » 1. - LA XENITEIA 2. - LA RENONCIATION AUX BIENS MATERIELS ET LA PRISE DE DISTANCE VIS-A-VIS DE LA FAMILLE 3. ET LHUMILITE III. DE L’AMOUR SPIRITUEL IV. REGARDEZ-LE ! V. L’ORAISON ANNEXE : DES LECTURES DE SAINTE THERESE BIBLIOGRAPHIE

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1

Suivre le Christ sur le Chemin de la Perfection avec sainte Thérèse de Jésus

Sr Pascale Dominique de Sainte Thérèse

Bayonne

La perfection de la religion est d’imiter Celui que tu adores. – Saint Augustin

SOMMAIRE

INTRODUCTION : SAINTE THERESE D’AVILA DANS LA TRADITION ET DANS SON TEMPS

LA RELATION AU CHRIST a) « Le Bon Jésus » b) « Vivre sous la dépendance de Jésus-Christ »

II. DEUX TERMES : IMITER ET SUIVRE a) Imiter b) Suivre

III. LES TITRES DE JESUS : MAITRE, MODELE, ROI, AMI ET ÉPOUX a) Le bon Maître b) Notre Modèle c) Notre Roi d) Ami e) L’Époux

DANS LA TRADITION DU CARMEL

I. DES CONSEILS EVANGELIQUES

II. LA TRADITION DU CARMEL Le double but de la vie au Carmel et la voie royale pour y parvenir Le « labeur »

1. - LA XENITEIA

2. - LA RENONCIATION AUX BIENS MATERIELS ET LA PRISE DE DISTANCE VIS-A-VIS DE LA FAMILLE

3. … ET L’HUMILITE

III. DE L’AMOUR SPIRITUEL

IV. REGARDEZ-LE !

V. L’ORAISON

ANNEXE : DES LECTURES DE SAINTE THERESE

BIBLIOGRAPHIE

2

Introduction : Sainte Thérèse d’Avila dans la tradition et dans son temps

Je voudrais étudier la suite du Christ dans le Chemin de Perfection. Des travaux traitent des

livres de sa Vie et des Demeures, mais je n’ai pas trouvé d’étude qui aborde le Chemin sous cet angle. Nous allons aborder les textes – avec les Constitutions des Carmélites1 à l’appui car nous y trouvons parfois d’excellentes synthèses – de deux points de vues complémentaires : premièrement en posant la question de la personne de Jésus dans le Chemin. Qui est-il aux yeux de sainte Thérèse et comment le présente-t-elle à ses filles ? Ensuite nous allons considérer comment elle leur propose de Le suivre.

(I) La première question nous amène à considérer spécifiquement la relation au Christ dans la vie de notre mère sainte Thérèse et ce qu’elle en transmet avec les titres qu’elle lui attribue.

(II) La seconde question nous conduira à situer sa doctrine dans le contexte de la Tradition du Carmel, brièvement son rapport avec la Règle, puis avec l’Institution des premiers moines –« l’un des chef-d’œuvres les plus marquants de la tradition du Carmel primitif » et « charte idéal de vie des frères carmes », dont l’importance dans la formation au Carmel l’impose comme une référence sûre2. Je tenterai en tout cas de montrer comment il a pu influencer sainte Thérèse et sa prise de position par rapport à la doctrine.)

(III) Enfin, pour terminer cette étude, j’essaierai de préciser comment sainte Thérèse situe l’oraison.

1 Règle et Constitutions des Moniales déchaussées de l'Ordre de la bienheureuse Vierge Marie du Mont-Carmel adaptées selon les directives du Concile Vatican II et les normes canoniques en vigueur approuvées par le Siège Apostolique 1991 (Rome, 1991). 2. Fr. J. BAUDRY, « L’Imitation d’Élie au Livre premier de l’Institution des premiers moines », Carmel n° 76 (1995 / 2),p. 39-56 : « S’il est difficile de prouver que sainte Thérèse et saint Jean de la Croix ont lu l’Institution des Premiers moines, on ne peut nier que ce livre a exercé sur eux une certaine influence par le “climat spirituel” qu’il a créé au sein de l’Ordre du Carmel. Aussi n’est-il pas surprenant que, dès ses origines, la réforme thérésienne l’a eu en grande estime. »

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LA RELATION AU CHRIST

a) « Le Bon Jésus » Le « Bon Jésus » était le centre de la vie de Thérèse d’Avila : « Sans référence au Christ, il est

impossible de découvrir le mystère de Thérèse3 ». Sa méditation de sa vie est très vivante, affective : Thérèse s’identifie avec différentes personnages représentés avec Jésus dans les scènes évangéliques : Marie-Madeleine, la Samaritaine, saint Pierre ; le jour des Rameaux elle tâche de communier pour donner l’hospitalité au Seigneur puisque les juifs ne lui avaient pas donné de repas ce jour-là4. Durant plus de trente ans, elle revit fidèlement en elle-même cet épisode avec une sorte de mise en scène intime ; enfin, elle vient lui tenir compagnie au jardin des Oliviers. Elle se tient avec Marie près de la croix. Cette manière vivante de méditer sur la vie du Christ, de s’attacher à Lui et de le servir concrètement, elle la reçoit de la tradition de l’Église (par exemple saint Bernard et Guillaume de Saint-Thierry5) et la partage avec ses contemporains, notamment saint Ignace de Loyola et Louis de Gonzague. Ces deux pères sont jésuite et dominicain, donc de ceux qui l’ont tant soutenue et aidée dans son cheminement spirituel. Son attachement personnel, intime, à son Maître, Ami et Époux la conduit finalement à s’identifier avec lui, pour lui ressembler et lui devenir conforme. C’est bien en cela que consiste la sainteté du chrétien, et a fortiori l’accomplissement du religieux et de la religieuse. Dans son travail d’enseignement Thérèse se situe en continuité avec son Maître bien-aimé. Elle se laisse guider et inspirer par lui : Dans le prologue du Chemin de Perfection, elle dit : Peut-être le Seigneur permettra-t-il … que j’arrive à dire quelque chose d’adapté au genre de vie que l’on mène dans ce monastère. (…) Daigne le Seigneur mettre lui-même la main (au travail que j’entreprends), afin que tout soit conforme à sa volonté ».

Nous avons donc voulu fixer une limite à notre travail, et nous ne parlerons que du Chemin de perfection. Cette restriction s’explique aussi par l’origine et le but que Thérèse donna à cet écrit.

1. Origine et but de l’ouvrage

Les sœurs de Saint-Joseph d’Avila lui ont demandé de leur parler de l’oraison. Sainte Thérèse expose alors son but clairement dans le titre dans la deuxième édition (Valladolid), celle approuvée par le Père Dominique Bañez.

« Livre appelé Chemin de perfection, composé par Thérèse de Jésus, religieuse de l’ordre de Notre-Dame du Mont-Carmel. Il est adressé aux religieuses déchaussées de Notre-Dame du Mont-Carmel, selon la première Règle. Ce livre renferme des avis et conseils que Thérèse de Jésus donne à ses filles, les sœurs religieuses des monastères qu’avec l’assistance de Notre-Seigneur et de glorieuse Vierge Mère de Dieu Notre-Dame elle a fondés. »

3. Le Christ de sainte Thérèse (Secrétariat Pro monialibus, 1996). 4. Voir R 26. 5. On peut trouver tout en exposé sur cette manière de méditer dans l’écrit que Bernard adressa aux Templier, et on lit chez Guillaume ces mots sur le bienfait de la méditation de la Passion du Seigneur : « Quiconque a le sens du Christ sait combien aussi il est avantageux à la piété chrétienne, combien séant pour un serviteur de Dieu et du Christ Rédempteur, de repasser attentivement dans son esprit, ne serait-ce qu’une fois par jour, les bienfaits de sa Passion rédemptrice, pour en jouir délicieusement en sa conscience et les graver fidèlement dans sa mémoire. C’est là manger spirituellement le Corps du Seigneur et boire son Sang » (Lettre aux frères du Mont-Dieu, n° 115) ; voir aussi SAINTE THERESE, Vie 9, 3.

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Son but est donc de donner « des avis et des conseils », en qualité de fondatrice et mère spirituelle (ou « des spirituels » selon le mot du pape Paul VI lors de son doctorat). Sainte Thérèse, Docteur de l’Église propose un enseignement réaliste capable de construire la personne humaine à l’image du Christ6. Le contexte dans lequel elle livre cet enseignement est en partie évoqué avec la mention du monastère Saint-Joseph d’Avila, premier monastère de la réforme, et des autres monastères où l’on observe la Règle primitive. Cette « forme de vie » qu’elle donne à ses sœurs pour qu’elles la vivent ensemble ne visait pourtant pas seulement leur sanctification personnelle ; leur vie devait servir l’Église7 dont les détresses lui causaient autant de peine que la pensée des souffrances du Christ lui-même, car les souffrances de l’Église et de ses membres sont celles du Christ.

2. Le contexte historique8

La première affirmation que nous pouvons avancer, c’est que sainte Thérèse vit en un temps d’affliction.

- Pour ce qui la concerne personnellement au moment où elle rédige la première version du Chemin:

Mourir me paraît à présent la chose du monde la plus facile pour les serviteurs de Dieu, puisque par là l’âme se voit en un instant affranchie de sa prison et introduite dans le repos. (…) (En parlant des saints :) Parfois ceux qui me tiennent compagnie et avec lesquels je me console sont ceux que je sais habiter déjà ce séjour. Je les considère comme les vrais vivants. Quant à ceux qui vivent encore ici-bas, ils me paraissent tellement morts, que le monde entier ne saurait me procurer la moindre compagnie, surtout quand j’ai ces grands transports d’amour (Vie 38, 5.6).

- Quant à l’Église dans son rapport avec ceux « du dehors » :

Vers la même époque, j’appris les calamités qui désolaient la France, les ravages qu’y avaient faits les malheureux luthériens, les accroissements rapides que prenait cette secte désastreuse. J’en éprouvais une profonde douleur. Comme si j’étais pour quelque chose, je versais des larmes auprès de Notre-Seigneur, et je le suppliais de porter remède à un si grand mal.[Il s’agit bien de l’hostilité protestante, mais sainte Thérèse n’a entendu que des rumeurs assez générales des événements. C’était déjà assez pour qu’elle prenne la ferme résolution de faire ce qu’elle pouvait, selon ses forces et ses possibilités, pour le bien de l’Église.]

- Et la situation des carmélites déchaussées de la première génération : Sa réponse, l’oraison et la vie commune dans une clôture stricte, n’était pas facile à comprendre,

notamment à cette époque. Un groupe de femmes rassemblées pour vivre une vie de prière et de contemplation suscitait au moins une attitude de réserve quand ce n’était pas le soupçon. Les théologiens de l’Inquisition s’efforçaient de conduire les fidèles de l’Église par des voies sûres

6. Les Constitutions (n° 12) nous disent : « Pour motiver et enseigner à ses premières filles de Saint-Joseph d’Avila leur “manière de vivre”, sainte Thérèse écrivit le Chemin de la perfection, synthèse doctrinale et pédagogique sur la vie contemplative des carmélites déchaussées. Plus tard, elle reprit et compléta son magistère dans d’autres écrits, en particulier dans le Château intérieur » (notre soulignement). 7. Constitution 1,5 : « Bouleversée par ces événements, elle imprime à sa vie et à la nouvelle famille du Carmel une orientation apostolique, qui dirige vers le service de l’Église l’oraison, la solitude et toute la vie des carmélites déchaussées. Si donc leurs prières, leurs sacrifices et leur vie ne sont pas pour servir l’Église, elles n’atteignent pas le but pour lequel Dieu les a réunies. » 8. Voir S.-M. MORGAIN, Le Chemin de Perfection de Thérèse de Jésus (Cerf, 1997), p. Chap. I : L’arrière-plan historique et spirituel de la rédaction du Camino de perfección”, p. 11-54.

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d’une vie d’ascèse et de prière vocale et d’écarter toute forme de mysticisme. Bref : ce genre de petite communauté pouvait représenter un danger, et on n’est peut-être pas loin de pouvoir appliquer ici le texte de la Règle :

« Comme la vie de l’homme sur la terre est un temps de tentation et que tous ceux qui veulent vivre pieusement dans le Christ souffrent persécution, comme aussi votre adversaire le diable tourne autour de vous, tel un lion rugissant, cherchant qui dévorer, mettez tous vos soins à vous revêtir de l’armure de Dieu, afin de pouvoir résister aux embûches de l’ennemi » (n° 18).

Et c’est précisément en vivant selon sa Règle avec toute la fidélité de son cœur que Thérèse voulait servir le Christ et son Église, en vivant « dans la dépendance de Jésus-Christ et le servant fidèlement d’un cœur pur et en bonne conscience »9.

b) « Vivre sous la dépendance de Jésus-Christ » Sainte Thérèse, dans ses fondations, appela au retour à la Règle primitive. Nous avons dans ce

deuxième article de celle-ci, qui suit immédiatement la salutation de saint Albert de Jérusalem, son propositum - son propos ou projet : « vivre dans la dépendance de Jésus-Christ et le servir fidèlement d’un cœur pur et en bonne conscience ». Ce propos est de suivre le Christ, son enseignement et son exemple, par le don de soi à la volonté du Père, dans l’obéissance, la prière continuelle et le silence, comme des ermites en communauté. Avec l’incipit du Chemin : « Ce livre contient les avis et conseils que donne Thérèse de Jésus à ses filles, les religieuses des monastères qu’avec l’aide de Notre Seigneur et de la glorieuse Vierge Mère de Dieu, Notre-Dame, elle a fondés, dans l’observance de la règle primitive de l’Ordre de Notre-Dame du Carmel », cela nous indique d’emblée que l’enseignement très concret de sainte Thérèse dans le Chemin va se rattacher à la tradition de la suite du Christ dans l’Ordre et, plus largement, à celle de l’Église indivise d’Occident et d’Orient – tout autant qu’à son expérience personnelle qu’elle exposa dans le Livre de sa vie. On ne peut guère imaginer d’ailleurs que, dans le contexte de l’Inquisition, elle eût une grande marge pour introduire des « nouveautés » dans ce qu’elle écrivait (en attestent les modifications faites sur le premier manuscrit du Chemin de Perfection). La référence à la tradition ecclésiale devait y avoir une place importante. De plus, connaissant l’attachement profond de Thérèse à l’Église10 – souvenons-nous de sa protestation à la veille de sa mort : « Je suis fille de l’Église ! » - on comprend facilement qu’elle puisera largement dans l’enseignement et l’expérience des saints Pères et serviteurs de Dieu, ceux des siècles passés mais aussi ceux de son époque11.

9. Lettre du 04/10/1578 n° 8 au Père Pablo Hernandez : « Qu’on lise notre Règle primitive, nous ne faisons que l’observer sans mitigation, telle que le Pape l’a donnée dans sa rigueur première, qu’ils ne croient que ceux qui nous ont vus et qui savent comment nous vivons, et comment vivent les Chaussés, au lieu d’écouter ces gens. » 10. Dans la « Protestation » du Chemin (ms de Tolède), Thérèse écrit : « Dans tout ce que je dirai dans ce traité, je me soumets à ce que croit notre mère la Sainte Église romaine, et si j’y mets quelque chose de contraire à ce qu’elle enseigne, ce sera simplement par ignorance. Aussi je demande pour l’amour de Notre-Seigneur aux théologiens chargés d’examiner cet écrit, d’y donner toute leur attention, et s’ils rencontrent quelque erreur de ce genre, je les prie de la corriger, avec les autres qui peut-être y seront en grand nombre. » ; ensuite, dans C 36, 6 : « Veillez à cultiver la pureté de conscience, l’humilité, le mépris de toutes les choses du monde, croyez fermement ce qu’enseigne notre Mère la Sainte Église, et soyez assurées de suivre le bon chemin. » 11. Voir l’Annexe : Les lectures de sainte Thérèse.

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En ce temps-là, le Christ des scènes évangéliques est représenté par des œuvres d’art – tableaux, images, statues –objets de vénération dans les églises, les sanctuaires et dans des processions. On note le réalisme dur, presque cruel, avec lequel la piété espagnole présente le Christ des douleurs et de la Passion. Ce fait « visuel » nous aide à comprendre la prépondérance des conseils de Thérèse à ses sœurs de « regarder » Jésus, bien plus fréquent que celui de l’écouter ou d’apprendre de lui. En effet, ces représentations devaient prendre, dans la piété catholique populaire, le relais de la Sainte Écriture – dont les traductions en langue vernaculaire étaient interdites vers le milieu du XVIe siècle.

Il faut se rappeler qu’en plein milieu de ce siècle, l’Inquisition est intervenue pour interrompre brutalement le développement de la culture biblique populaire. Par crainte de l’« hérésie luthérienne » qui prônait la libre interprétation de l’Écriture, on interdit la publication et la lecture de la Bible en langue vulgaire. Sainte Thérèse aimait beaucoup la Bible et ne pouvant plus la lire, que lui restait-il ? Il lui restait l’accès aux livres saints dans la Liturgie et l’Office en latin ; il lui restait le « Livre Vivant » Jésus-Christ12 et les « Letrados » ; il lui restait les images13. Cependant, on reconnaît qu’« une dimension profonde et ample de la vie et de l’enseignement de sainte Thérèse est la dimension biblique14 ».

Nous trouvons assurément peu de citations bibliques directes dans le Chemin ; plus nombreuses sont les allusions. Trois logia – paroles de Jésus lui-même - concernant directement la suite du Christ se profilent à l’arrière-fond le Chemin. Il s’agit de Mt 19, 21 ; Lc 14, 26 et Lc 18, 29. Mais on y reconnaît aussi l’évangile johannique, avec son récit particulier de la Passion. Nous en parlerons plus loin.

« Suivre, imiter le Christ, lui être configuré : c’est là une terna fondamentale de l’ascèse

thérésienne. – Notons, qu’il faut bien distinguer cette ascèse thérésienne des tendances pénitentielles extrêmes de son époque, par rapport auxquelles la Santa Madre met explicitement en garde les prieures dans ses écris et ses lettres. – Suivre le Christ, s’identifie avec le programme même de la vie chrétienne et de la vocation religieuse15.

Dans le Chemin, le double thème de l’imitation et de la conformité au Christ sera repris plus largement, toujours dans une pédagogie très concrète. Jésus-Christ est le modèle à imiter, et, pour Thérèse – répétons-le - la sainteté c’est la pleine configuration au Christ.

12. « Quand on prohiba la lecture d’un grand nombre de livres écrits en Castillan, j’éprouvais une peine très vive, car quelques-uns d’entre eux servaient de récréation à mon âme, et je ne pouvais plus les lire dès lors qu’on n’en autorisait plus que le texte latin. Notre Seigneur me dit : “N’en ai point de peine, je te donnerai un livre vivant.” Je ne pus comprendre alors pourquoi cette parole m’avait été dite, car je n’avais pas eu encore de visions. Mais très peu de jours après, j’en eus l’intelligence parfaite (…) Le Seigneur m’a témoigné un amour si grand pour m’instruire par beaucoup de moyens que j’ai bien peu ou presque pas besoin de livres. Sa Majesté a été le livre véritable où j’ai vu les vérités » (Vie 26, 6). 13. C. Chemin 43, 2. 14. R. Llamas, ocd, « Sainte Thérèse, Témoin de la Parole de Dieu ».Voir le cahier sur la Lectio divina (Carmel de Bayonne, 2003) : « Sainte Thérèse et la Parole de Dieu », page 23 s. 15. Can. 573 - « 1. La vie consacrée par la profession des conseils évangéliques est la forme de vie stable par laquelle des fidèles, suivant le Christ de plus près, sous l’action de l’Esprit Saint, se donnent totalement à Dieu aimé par-dessus tout, pour que dédiés à un titre nouveau et particulier pour l’honneur de Dieu, pour la construction de l’Église et le salut du monde, ils parviennent à la perfection de la charité dans le service du Royaume de Dieu et, devenus signe lumineux dans l’Église, ils annoncent déjà la gloire céleste. » ; avec référence à LG 42-44; CD 33; PC 1.

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Nous allons traiter la suite du Christ dans le Chemin en trois parties : 1) Par le biais du vocabulaire, les deux termes : imiter et suivre ; 2) la considération de cinq titres attribués au Christ en rapport avec l’imitation / la suite16 : Maître, Modèle, Roi, Ami et Époux ; et 3) les vertus sont le terrain où l’Amour spirituel pourra se développer : le détachement et l’humilité. Puis, avant de conclure nous considérerons le sens de la vision dans le Chemin, et bien sûr, l’oraison. Dans l’ensemble, nous essayeront de faire ressortir le lien entre la méditation / contemplation de la vie du Christ et la suite du Christ dans le concret de la vie, tel que sainte Thérèse l’a conçu et enseigné.

II. Deux termes : imiter et suivre

a) Imiter Les deux verbes principaux - imiter et suivre - dont la tradition se sert, depuis saint Paul et les

évangélistes, saint Ignace d’Antioche, saint Augustin et les écrivains monastiques, pour parler de la suite du Christ apparaissent dans le Chemin en plusieurs endroits.

Nous relevons 3 emplois du terme imiter : le premier a trait à la pauvreté (2,7), le second à l’humilité (22, 1.2.4) et le troisième à l’ensemble de la pureté de conscience, l’humilité, le détachement et la foi (36, 6).

Je vous demande une chose pour l’amour du Seigneur, et puisque nos armes sont la sainte pauvreté, tant estimée et observée aux débuts de la fondation de notre ordre par nos saints Pères, (quelqu’un qui le sait m’a dit qu’ils ne gardaient rien pour le lendemain), puisque nous n’arrivons pas nous-mêmes à la pratiquer aussi parfaitement dans les choses extérieures, tâchons de le faire intérieurement. Nous avons deux heures à vivre, la récompense est immense ; et même si nous n’en recevions point d’autre que celle d’avoir suivi les conseils du Seigneur, c’est déjà un beau salaire que d’imiter en quelque chose Sa Majesté. (2,7)

Dans cet appel renouvelé à vivre dans la sainte pauvreté, Thérèse présente déjà l’imitation du Christ comme une récompense dans la vie en ce monde. Nous retrouvons cette même pensée dans le second texte, où le Christ est le modèle d’humilité pour ceux qui sont en butte à la critique :

je vois en effet que souffrir sans se disculper est une habitude de haute perfection, très édifiante et méritoire ; et bien que je vous l’enseigne très souvent et que, par la bonté de Dieu, vous le mettiez en pratique, Sa Majesté ne m’a jamais accordé cette faveur. Puisse-t-il me la concéder avant que je ne meure ! Jamais une raison ne me manque pour qu’il me paraisse plus vertueux de me disculper. Comme c’est quelquefois permis, et qu’il serait mal de ne pas le faire, je n’ai pas la discrétion - ou pour mieux dire l’humilité - de le faire quand il convient. C’est vraiment faire preuve de grande humilité que de se laisser condamner sans être coupable, et c’est grandement imiter le Seigneur qui prit à son compte toutes nos fautes. Je crois qu’il est très important de s’habituer à pratiquer cette vertu, ou de travailler à obtenir du Seigneur la véritable humilité qui en est l’origine ; le vrai humble, en effet, doit sincèrement désirer être méprisé, persécuté et condamné sans motif, même pour des choses graves. S’il veut imiter le Seigneur, en quoi peut-il mieux le faire ? Il ne faut pour cela ni forces corporelles ni aide de personne si ce n’est de Dieu.

16. Nous laisserons de côté le titre le plus fréquent : Sa Majesté, qui indique la souveraineté absolue du Christ, mais que Thérèse applique tantôt au Dieu Fils tantôt au Dieu Père.

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C’est pourquoi je voudrais que vous commenciez de bonne heure à comprendre cela, et que chacune d’entre vous considère tout ce qu’elle a à gagner sous tous les rapports en pratiquant cette vertu, et comment, à mon sens, elle n’a rien à y perdre. La principale chose qu’on y gagne c’est d’imiter tant soit peu le Seigneur. (22,1.2.4)

Puis dans un troisième texte, Thérèse met en garde contre ceux qui élèvent des critiques contre l’oraison ou la communion fréquente, donnant en exemple ceux qui imitent la vie du Christ :

Donc, mes filles, laissez toutes ces frayeurs ; ne faites jamais cas, en semblable matière, de l’opinion du vulgaire. Dites-vous bien que ce n’est pas le temps de croire tout le monde, mais seulement ceux que vous verrez imiter la vie du Christ. (36, 6)

Et elle ajoute :

Veillez à cultiver la pureté de conscience, l’humilité, le mépris de toutes les choses du monde, croyez fermement ce qu’enseigne notre Mère la Sainte Église, et soyez assurées de suivre le bon chemin.

b) Suivre Dans les trois textes contenant le mot suivre, nous retrouvons encore les thèmes de l’humilité et

l’exemple de ceux qui ont suivi le Seigneur sur le chemin qu’il a lui-même tracé. Il s’agit ici plus précisément de l’attitude spirituelle de ceux et celles qui s’attachent à Lui. Cette attitude est faite d’humilité, d’accueil de la Parole, de l’enseignement, du Maître de la Sagesse, et de confiance en Jésus. Et à cette attitude, qui est celle du vrai disciple, Jésus répond joyeusement par son affection et son aide.

Le mot « suivre » apparaît pour la première fois dans le titre du chapitre 17 :

La vraie humilité doit suivre joyeusement le chemin par lequel le Seigneur la conduit.

La seconde, au chapitre 21 (4-5), où elle traite de la détermination et de la ferveur nécessaires ainsi que du mépris des difficultés sur le chemin de l’oraison (et pour introduire son commentaire du Notre Père), elle dit :

M’attachant, donc, au Maître de la Sagesse, peut-être me suggérera-t-il quelques considérations capables de vous satisfaire. Je ne dis pas que j’expliquerai ces prières divines, je n’oserais pas, il existe de nombreux écrits sur ce sujet ; (…) il semble parfois que l’abondance des livres nous fasse perdre la ferveur qui nous est si nécessaire, alors que le maître, en l’instruisant, s’affectionne à son élève, il est heureux que son enseignement lui plaise, et il l’aide beaucoup à l’apprendre ; c’est ce que ce Maître céleste fera pour nous. C’est pourquoi vous ne devez faire aucun cas de la peur qu’on vous a inspirée, ni des périls qu’on vous a décrits. Ce serait du joli, que je veuille suivre un chemin où abondent les voleurs, et sans courir aucun danger, obtenir un grand trésor. Ceux du monde ont bel air, qui ne vous laissent pas y cheminer en paix, eux qui pour un liard perdent le sommeil pendant des nuits, et vous inquiètent corps et âme. Donc, lorsque vous voulez aller le gagner ou le voler, puisque le Seigneur dit que ce sont les violents qui l’obtiennent, par un chemin royal, par un chemin sûr, celui qu’a suivi notre Roi et tous ceux qui furent ses élus et ses saints, pourquoi tant vous dire qu’il y a du danger et éveiller vos craintes ? (21,4-5)

Notre Roi nous a devancés sur un chemin royal, il n’y a donc pas de crainte à avoir. De nouveau, il y a l’allusion aux gens du monde et les obstacles qu’ils essayent d’élever. – Comme nous l’avons dit au début, après la fondation canonique de Saint-Joseph d’Avila, les sœurs continuent à être en

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butte aux mêmes difficultés. – Et nous comprenons le prix de leur fidélité ! – Pourtant, il ne faut pas s’en tracasser, mais avancer sans crainte.

On pourrait encore objecter que sur le chemin lui-même les difficultés ne manquent pas à celles qui Le suivent – Nous gardons ici volontiers l’ambiguïté du pronom, car s’il renvoie au Christ il renvoie également au chemin car Thérèse elle-même ne fait souvent pas de distinction. Le Christ par son humanité s’est fait le chemin : « Jésus dit: “Je suis le Chemin et la Vérité et la Vie. Personne ne va au Père si ce n’est par moi” (14, 6) »17. Face à ce genre de difficulté, sainte Thérèse parle de façon rassurante :

Je le répète, connaissant notre faiblesse, Sa Majesté y a pourvu. Mais Elle n’a pas dit : que ceux-ci viennent par ce chemin, et ceux-là par l’autre ; sa miséricorde est même si grande qu’Elle n’empêche personne de venir boire à cette source de vie. Qu’Elle soit bénie à jamais, Elle qui avait tant de raisons de m’en empêcher ! Puisque le Seigneur ne m’a pas commandé d’y renoncer lorsque j’ai commencé à y boire, et qu’il ne m’a pas fait précipiter dans l’abîme, il n’en prive certainement personne et nous appelle plutôt publiquement à grands cris. Mais il est si bon qu’il ne nous contraint point, il donne plutôt à boire de bien des façons à ceux qui veulent le suivre pour que nul ne s’afflige et ne meure de soif. (22,1.2.3)

C’est une belle exhortation à la confiance, que Thérèse nous donne. Dans les textes que nous avons cités jusqu’ici, nous avons déjà rencontré les titres principaux

que sainte Thérèse donne à Jésus, titres qui disent notre relation avec Lui sur ce chemin où il nous conduit.

III. Les titres de Jésus : Maître, Modèle, Roi, Époux et Ami

Jésus est le Maître (de la Sagesse), le bon Maître ; il est notre modèle, notre Roi, notre Époux et

notre Ami. Ces titres qui apparaissent tout au long du Chemin de Perfection ont tous quelque chose à nous dire de notre relation au Seigneur, et de la manière dont nous pouvons le suivre.

a) Le « bon Maître » Le titre « Maître » apparaît 47 fois. C’est le titre le plus fréquent en dehors de « Sa Majesté » et

« Seigneur ». – Nous laissons ces derniers de côté parce qu’ils peuvent servir pour désigner aussi bien le Père que le Fils, ou Dieu en général. – Nous avons déjà rencontré le titre « Maître » avec le verbe « suivre », et en lien avec un autre titre dont nous parlerons plus loin : « Roi ». Le Christ est le « Maître de la Sagesse », le « Maître céleste », qui enseigne son disciple, qui lui apprend le chemin de la vie. Ce qui fait sa joie, c’est de voir que son enseignement plaît à ces disciples. Thérèse exhorte alors ses filles à cultiver cette attitude de docilité et de détermination :

Rejoignez donc ce bon Maître, bien décidées à apprendre ce qu’il vous enseigne, et Sa Majesté fera de vous de bonnes élèves, et il ne vous quittera pas si vous ne le quittez point. Considérez les paroles prononcées par cette bouche divine, dès la première vous comprendrez l’amour qu’il vous porte, et ce

17. Ce thème a été largement développé par saint Augustin, dont nous connaissons l’influence sur la pensée de Thérèse. Par exemple, dans son commentaire sur le Psaume 109 : « « Ce n’était pas assez pour Dieu que son Fils montre la voie, il a voulu qu’il se fasse lui-même la voie afin que tu n’eusses qu’à suivre sa direction en faisant route par lui, tandis qu’il marche lui-même avec toi » (cf. Mt 28, 20).

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n’est pas pour l’élève le moindre des biens et le moindre des dons que de se savoir aimée de son maître. (26, 10)

Ce titre de Maître se conjugue avec l’amour : Jésus nous enseigne par amour, et il est bon de le comprendre. Il y a dans cette relation moins de rigueur que d’affection et de douceur. Plus loin, Thérèse ajoute : « Ne vous semble-t-il pas, mes filles, que c’est là un bon Maître, qui pour nous faire prendre goût à ce qu’il nous enseigne commence par nous accorder une si grande faveur ? » (27,5). C’est l’entrée en matière, et l’amour est la porte d’accès. Il faut ensuite s’ouvrir à ce que le Christ nous enseigne :

Considérez maintenant ce que dit votre Maître : [Notre Père] qui êtes aux cieux. Pensez-vous que peu nous importe de savoir ce qu’est le ciel, et où vous devez chercher votre Père sacré ? Or je vous dis que pour des esprits distraits, il importe beaucoup non seulement de croire qu’Il est là, mais de tâcher de le comprendre par l’expérience ; c’est l’une des choses les plus propres à lier l’entendement et à recueillir l’âme (28,1).

C’est avec une âme recueillie, dans l’intériorité, l’esprit librement tourné vers Lui qu’on l’accueille.

l’âme recueillant toutes ses puissances rentre en elle-même avec son Dieu ; son Divin Maître est plus prompt à venir l’instruire et à lui donner l’oraison de quiétude que par tout autre moyen. Car ainsi enfermée en elle-même elle peut penser à la Passion, se représenter le Fils en elle, et l’offrir au Père sans se fatiguer l’esprit à le chercher sur le Mont Calvaire, au jardin des Oliviers et à la Colonne (28, 4).

Ces représentations nous ramènent à ce que nous disions plus haut du mode de connaissance du Christ fondé sur la Sainte Écriture puis sur l’imitation du Christ. Mais c’est par là aussi que le Maître donne du courage à qui s’attache à Lui et une preuve de son amour :

Fixez vos yeux en vous-même et regardez-vous intérieurement, comme je l’ai dit ; vous trouverez votre Maître, il ne vous fera jamais défaut ; il vous choiera même d’autant mieux que vous serez plus privée de consolations extérieures. Il est très compatissant, et il ne délaisse jamais les affligés et les méprisés, s’ils ne se fient qu’à Lui. David le dit, que le Seigneur est avec les affligés (29, 2).

Notre réponse à cette prévenance aimante – c’est la suite du Christ dans le concret – sera de nous mettre à son service en nous donnant tout entier à notre Créateur. Thérèse nous le dit dans deux passages :

Chapitre 32, 1 (Vall. 34) Explication de ces paroles du Pater noster : Fiat voluntas tua sicut in cœlo et in terra. Combien l’on mérite en prononçant ces paroles dans une disposition généreuse et quelle récompense on en reçoit de Dieu.

A présent que notre bon Maître a demandé pour nous, et nous a enseigné à demander nous-mêmes un bien de si grand valeur qu’il renferme tout ce que nous pouvons désirer dans ce monde, à présent qu’il nous a accordé la grâce inestimable de devenir ses frères, voyons ce qu’il désire que nous donnions à son Père, ce qu’il lui offre en notre nom et ce qu’il réclame de notre part, car il est bien juste que nous reconnaissions en quelque façon de si grandes faveurs. O bon Jésus ! combien ce que tu nous donnes de notre part est peu de chose, en comparaison de ce que tu demandes pour nous ! Oui, certes, ce n’est qu’une bagatelle, lorsqu’il s’agit de reconnaître de si grandes obligations, contractées envers un souverain si auguste. Mais pourtant, ô mon Maître, n’est-il pas vrai de dire qu’en nous faisant faire cette offrande, tu ne nous laisses plus rien, et que nous donnons tout ce qu’il est possible de donner, si toutefois nous tenons ce que nous promettons ?

Et quelques lignes plus haut, on lit :

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Tous les avis que vous trouverez dans ce livre tendent à ce but, nous donner tout entière au Créateur, lui remettre notre volonté et nous détacher des créatures ; vous devez avoir déjà compris que cela est important ; je n’insiste donc pas davantage ; je dirai seulement pourquoi notre bon Maître place ici les paroles susdites, lui qui sait tout ce que nous avons à gagner en nous vouant au service de son Père Éternel ; nous nous préparons ainsi à arriver dans un bref délai au terme du chemin et à boire l’eau vive de la source que vous savez. Car si nous n’abandonnons pas complètement notre volonté au Seigneur pour qu’il agisse en nous conformément à la sienne, jamais il ne nous permettra d’y boire. Telle est la contemplation parfaite dont vous m’avez demandé de vous parler (32, 9).

C’est ainsi que notre bon Maître nous conduit au but et au terme du chemin : la contemplation et la conformité au Christ dans le service du Père :

Ô mes sœurs ! Quelle force a ce don ! Le moins qu’il obtienne, si nous avons la décision voulue, c’est d’amener le Tout-Puissant à ne faire qu’un avec notre bassesse, à nous transformer en Lui, à unir le Créateur avec la créature. Vous voyez que vous serez largement payées et que vous avez un bon Maître qui sait comment gagner son Père et qui nous enseigne comment et en quoi nous devons le servir (32, 11).

Il n’est pas nécessaire de commenter les conseils qui suivent un peu plus loin ; nous allons simplement les citer :

42, 2 : Je veux dire qu’il est possible de s’accoutumer à marcher aux côtés de ce véritable Maître

43, 4 : Restez donc aux côtés de votre Maître, bien résolues à apprendre ce qu’il vous enseigne, et Sa Majesté fera en sorte que vous deveniez de bonnes élèves ; Elle ne vous quittera pas, si vous ne la quittez pas vous-mêmes.

46, 3 : Rappelez-vous qu’il est très important pour vous d’avoir compris cette vérité : le Seigneur est au-dedans de nous, au plus profond de nous-mêmes, restons avec lui18.

L’attitude du disciple est alors double, comme sainte Thérèse nous le rappelle vers la fin du Chemin de Perfection :

Et suivez ce conseil qui ne vient pas de moi mais de votre Maître : efforcez-vous de cheminer dans l’amour et la crainte. Je vous affirme que l’amour vous fera presser le pas, et que la crainte vous fera regarder où vous devez poser les pieds pour ne pas tomber. Avec ces deux choses, il est sûr que vous ne vous tromperez pas (CE 69).

18. Que Dieu nous enseigne dans notre conscience n’allait pas de soi à ce moment de l’histoire. Saint Augustin l’avait bien dit : « Fais retour à ta conscience, interroge-la (…) Retournez, frères, à l’intérieur et en tout ce que vous faites, regardez le Témoin, Dieu » (Tr. in Io. ep., 8, 9). Mais la frilosité - pour ne pas dire hostilité - de certains théologiens contre l’expérience spirituelle non contrôlable de l’extérieur dressait un barrage. Le CEC 1776 reprend l’important texte de Gaudium et spes 16 : « Au fond de sa conscience, l’homme découvre la présence d’une loi qu’il ne s’est pas donnée lui-même, mais à laquelle il est tenu d’obéir. Cette voix, qui ne cesse de le presser d’aimer et d’accomplir le bien et d’éviter le mal, au moment opportun résonne dans l’intimité de son cœur (…). C’est une loi inscrite par Dieu au cœur de l’homme; sa dignité est de lui obéir, et c’est elle qui le jugera. La conscience est le centre le plus secret de l’homme, le sanctuaire où il est seul avec Dieu et où Sa voix se fait entendre. C’est d’une manière admirable que se découvre à la conscience cette loi qui s’accomplit dans l’amour de Dieu et du prochain. » On peut penser que la doctrine de sainte Thérèse n’y est pas pour rien.

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b) Notre Modèle Le Christ est aussi notre modèle. Thérèse ne le dit explicitement qu’une seule fois dans le

Chemin, au chapitre 64, 2 (CE), en s’adressant à Lui : « O Seigneur, Seigneur ! n’êtes-vous pas notre modèle et notre Maître ? » Mais ce titre vient seulement souligner ce que nous avons déjà vu au sujet de l’imitation du Christ.

c) Notre Roi19 Le titre « Notre Roi » - qui revient 31 fois dans le Chemin – nous présente un autre aspect de

notre relation avec Jésus. Avant de regarder les passages de Thérèse, il est utile de noter que ce titre est un lieu commun à son époque - bien qu’il ait fallu encore plusieurs siècles avant l’institution de la fête liturgique du Christ Roi. Il paraît certain que Thérèse a été influencée ici par les pères jésuites qui l’ont accompagnée. C’est pourquoi je voudrais citer intégralement un passage capital des Exercices spirituels de saint Ignace, la méditation et la prière de la deuxième semaine :

Considération : L’appel d’un roi temporel, pour aider à contempler la vie du Roi éternel

Première partie

Premier point : Je me représenterai un roi que la main de Dieu a choisi, et à qui tous les princes et tous les peuples chrétiens rendent respect et obéissance. Second point : Je m’imaginerai entendre ce même roi parlant à tous ses sujets, et leur disant : Ma volonté est de conquérir tout le pays des infidèles. Que celui qui voudra me suivre se contente de la même nourriture, de la même boisson, des mêmes vêtements que moi. Qu’il travaille durant le jour, qu’il veille pendant la nuit, comme moi, afin de partager un jour avec moi, selon la mesure de ses travaux, les fruits de la victoire. Troisième point : Je considérerai ce que devraient répondre les fidèles sujets à un roi si généreux et si bon, et combien celui qui n’accepterait pas de telles offres serait digne du mépris de tout le monde, et mériterait de passer pour un lâche chevalier. Seconde partie La seconde partie de cet Exercice consiste à appliquer à Jésus-Christ, notre Seigneur, les trois points de la parabole précédente. Et quant au premier point, si l’appel d’un roi de la terre à ses sujets fait impression sur nos cœurs, combien plus vivement ne devons-nous pas être touchés de voir Jésus-Christ, notre Seigneur, Roi éternel, et devant lui le monde entier, et chaque homme en particulier, qu’il appelle en disant : Ma volonté est de conquérir le monde entier, de soumettre tous mes ennemis, et d’entrer ainsi dans la gloire de mon Père. Que celui qui veut venir avec moi travaille avec moi ; qu’il me suive dans les fatigues, afin de me suivre aussi dans la gloire. Je considérerai, dans le second point, que tout homme qui fait usage de son jugement et de sa raison ne peut pas balancer à s’offrir généreusement à tous les sacrifices et à tous les travaux. Je considérerai, dans le troisième point, que tous ceux qui voudront s’attacher plus étroitement à Jésus-Christ, et se signaler au service de leur Roi éternel et Seigneur universel, ne se contenteront pas de s’offrir

19. Nous pouvons encore noter un autre rapprochement de sainte Thérèse et de saint Ignace, Exercices spirituels, Deuxième Semaine : Quatrième jour. Méditations des deux étendards. L’image de l’étendard (ou bannière) apparaît au chapitre 2 du Chemin et le titre « Capitaine » appliqué au Christ revient à plusieurs reprises dans sa Vie.

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à partager ses travaux ; mais, agissant contre leur propre sensualité, contre l’amour de la chair et du monde, ils feront encore des offres d’une plus haute importance et d’un plus grand prix, en disant : - Roi éternel et souverain Seigneur de toutes choses, je viens vous présenter mon offrande : aidé du secours de votre grâce, en présence de votre infinie bonté, sous les yeux de votre glorieuse Mère et de tous les saints et saintes de la cour céleste, je proteste que je désire, que je veux, et que c’est de ma part une détermination arrêtée, pourvu que tels soient votre plus grand service et votre plus grande gloire, vous imiter en supportant les injures, les opprobres, la pauvreté d’esprit et de cœur, et même la pauvreté réelle …

Souvenons-nous que sainte Thérèse a fait les Exercices, qu’elle a passé au crible du discernement des pères jésuites (et dominicains) son évolution spirituelle mais aussi la manière concrète de servir le Seigneur dans les communautés de la Réforme. Le rapprochement de son expérience qu’elle transmet et ce texte de saint Ignace, n’est-il pas saisissant ? C’est, en effet, ce même Roi céleste qu’elle veut servir et suivre, et sa manière de présenter la suite du Christ en est marquée, comme nous pouvons le voir dans ces textes.

D’abord, au chapitre 3 (1-2) :

Je reviens à la raison principale pour laquelle le Seigneur nous a réunies dans cette maison, et à l’ardent désir que j’ai que nous soyons capables de contenter Sa Majesté; comme je vois des maux si grands que les forces humaines ne suffisent pas à maîtriser cet incendie, bien qu’on ait essayé de lever des gens pour tenter par la force des armes de remédier à un mal si grand et qui ne cesse de croître, je dis qu’il m’a semblé nécessaire d’agir comme lorsqu’en temps de guerre les ennemis ont occupé tout le pays. Le Seigneur du pays, se voyant perdu, se retire dans une ville qu’il fait très bien fortifier et d’où il arrive de temps en temps qu’il charge l’ennemi; comme ceux qui sont dans le château fort sont des hommes d’élite, ils peuvent plus à eux seuls que des soldats en grand nombre, mais lâches; et souvent ils remportent ainsi la victoire; du moins, s’ils ne gagnent pas, ils ne sont pas vaincus; comme il n’y a pas de traîtres mais uniquement des hommes d’élite, on ne peut les vaincre que par la famine. Ici, il n’y a pas de famine qui puisse nous forcer à nous rendre; à mourir: oui, mais à nous reconnaître vaincues: jamais. Mais pourquoi ai-je dit cela? Pour que vous compreniez, mes sœurs, que ce que nous devons demander à Dieu, c’est que nul des bons chrétiens qui sont dans ce petit château fort ne nous quitte pour rejoindre l’ennemi, et qu’Il fasse faire de grands progrès dans les voies du Seigneur aux capitaines de ce château fort ou de cette ville, qui sont les prêtres et les théologiens. Et puisque la plupart d’entre eux appartiennent à des ordres religieux, qu’ils aillent très loin dans la perfection qui est leur vocation, c’est très nécessaire; car désormais, comme je l’ai déjà dit, c’est le bras ecclésiastique qui doit nous soutenir, et non pas le bras séculier. Et puisque nous ne valons rien pour aider notre Roi d’aucune de ces façons, efforçons-nous d’être telles que nos prières méritent d’aider ces serviteurs de Dieu qui ont tant travaillé à se fortifier par l’étude et une vie exemplaire pour aider maintenant le Seigneur.

Et pour bien servir notre Roi, il s’agit d’adopter la manière de vivre qu’Il a enseigné et don il a lui-même vécu :

Mais quelle folie est la mienne ! Voici que je chante les louanges de la mortification et de l’humilité - ou de l’humilité et la mortification -, quand le Roi de gloire les a tant louées et tant confirmées par ses nombreuses souffrances. Eh bien, mes sœurs ! c’est le moment de travailler à sortir de la terre d’Égypte, car en trouvant ces vertus vous trouverez la manne ; toutes les choses auront pour vous un goût exquis ; quelque mauvaises qu’elles soient aux yeux du monde, elles vous paraîtront douces (15, 2).

C’est une exigence absolue pour les épouses du Roi.

Lorsque vous recevez quelque honneur ou êtes l’objet d’égards ou d’attentions, exposez alors ces raisons ! car, assurément, n’est-il pas contre toute raison que vous soyez ainsi traitées en cette vie ? Mais s’il s’agit d’offenses – puisqu’on appelle ainsi ce qui ne nous offense pas – je ne vois pas ce que nous

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pouvons dire. Ou nous sommes les épouses d’un si grand Roi ou nous ne le sommes pas : si nous le sommes, y a-t-il une femme d’honneur qui ne ressente jusqu’au fond de l’âme le déshonneur infligé à son époux ? d’ailleurs, ne le voulût-elle pas, tous deux partagent honneur et déshonneur. Or, vouloir participer au royaume de notre Époux, être ses compagnes dans le bonheur et refuser de partager ses affronts et ses souffrances, c’est une absurdité (19, 2).

Ses souffrances et ses soucis, mais aussi sa victoire sont nôtres. Son honneur est le nôtre. Et, revenant à l’image du combat, Thérèse insiste pour qu’on serve librement et de bon cœur :

Soyons comme les soldats qui ont beaucoup servi : pour que leur capitaine puisse disposer d’eux, ils doivent toujours être prêts, car quel que soit le poste où ils serviront, il leur donnera leur solde et les paiera généreusement. Mais comme notre Roi paye plus largement encore ceux qui le servent ! car ces infortunés soldats meurent, et Dieu sait ensuite qui les paiera ! Voyant donc ses soldats présents et désireux de le servir, le capitaine, qui connaît les aptitudes de chacun d’eux (pas aussi bien toutefois que notre céleste Capitaine), distribue les emplois selon leurs forces respectives ; mais s’ils étaient absents, il ne leur donnerait rien, et ne les enverrait pas en service auprès du roi (29, 1.2).

d) L’Ami On a souvent étudié le thème de l’amitié avec Jésus chez sainte Thérèse. Et Il n’est certainement

pas étonnant de trouvé le titre « Ami » appliqué au Christ aussi fréquemment que « Roi ». Mais ici nous pouvons noter que nos trois titres – Maître, Roi et Ami, et Époux20 - sont réunis dans les derniers chapitres de l’évangile de Jean, dans le récit de la Passion qui commence avec l’entrée triomphale de Jésus à Jérusalem le jour des Rameaux (Jn 12,12 s.). A la Cène, Jésus dit à ses disciples :

Nul n’a plus grand amour que celui-ci: donner sa vie pour ses amis. Vous êtes mes amis, si vous faites ce que je vous commande. Je ne vous appelle plus serviteurs, car le serviteur ne sait pas ce que fait son maître; mais je vous appelle amis, parce que tout ce que j’ai entendu de mon Père, je vous l’ai fait connaître (Jn 15, 13-15).

C’est dans une intimité semblable à celle du dernier repas que Jésus prit avec ses disciples que nous nous approchons de notre Ami. En parlant de l’oraison, sainte Thérèse dit (c’est sans doute le plus célèbre passage) :

puisque vous êtes seules, essayez, mes filles, de trouver une compagnie. Mais quelle meilleure compagnie que celle du Maître lui-même qui vous a enseigné la prière que vous allez réciter ? Imaginez que le Seigneur est tout près de vous, et regardez avec quel amour et avec quelle humilité il vous instruit. Croyez-moi, faites tout votre possible pour ne jamais vous séparer d’un si bon ami. Si vous vous habituez à le garder près de vous, et s’il voit que vous le faites avec amour et que vous vous efforcez de le

20. Les titres sont parfois regroupés chez Thérèse ; notons aussi ce texte de sa Vie qui est repris par les Constitutions (nº 67 n. 1) : V 22, 6.

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contenter, vous ne pourrez plus, comme on dit, vous en débarrasser ; il ne vous manquera jamais, il vous aidera dans toutes vos difficultés, il sera partout avec vous. Pensez-vous que ce soit peu de chose que d’avoir un tel ami à vos côtés ? (42, 1)

« Je suis avec vous tous les jours, jusqu’à la fin des temps », dit Jésus. De cette promesse, Thérèse a tiré les conséquences par sa réflexion et elle en a fait l’expérience dans son oraison et dans le quotidien de sa vie. Cela nous conduit à faire encore une remarque générale sur le Christ de Thérèse : Il faut garder son équilibre, c’est-à-dire quand elle parle du Christ dans sa Passion, elle le fait en présence du Jésus « post-pascal », du Christ ressuscité et glorifié, vainqueur du mal et de la mort. Les souffrances par lesquelles le Christ nous a rachetés ont en elles-mêmes une valeur et une grandeur inégalables en raison de son amour et à sa condescendance ; et cependant elles sont offertes à notre imitation, comme un chemin pour Le suivre jusqu’à la pleine union avec Lui dans la vie éternelle. Son acquiescement, son humilité et son offrande au Père pour la réalisation de son dessein bienveillant qui l’ont fait accepter la kénose et la souffrance ; mais isl atteignent leur accomplissement avec le plein achèvement de ce dessein. Il a ainsi donné la preuve suprême de son amitié pour nous. De plus, à qui Le sert « d’un cœur pur et d’une bonne conscience », Jésus envoie encore d’autres amis pour l’aider à avancer dans la voie qu’Il a ouverte. Sainte Thérèse l’affirme quand elle parle de l’amitié :

Croyez, mes amies, que si vous servez Notre-Seigneur comme vous le devez, vous ne trouverez pas de meilleurs amis que ceux que Sa Majesté vous enverra. Et si vous continuez à vous comporter comme vous le faites ici - et agir autrement serait manquer à votre véritable ami le Christ - vous gagnerez très vite la liberté dont je parle (13, 4).

Mais on comprend aussi la soif du Christ ressuscité de trouver auprès de lui ceux pour lesquels il s’est livré, et notamment en face de l’ingratitude et même de la profanation de sa Présence réelle et des églises à cette époque

puisqu’en de nombreux endroits on le laisse seul, on lui inflige de mauvais traitements, puisqu’il supporte tout, est prêt à tout supporter pour trouver une seule âme qui le reçoive avec amour et lui tienne compagnie, soyez cette âme-là ! S’il n’y en avait aucune, le Père Éternel aurait raison de ne pas lui permettre de rester parmi nous ; mais il est un si bon Ami pour ses amis et un si bon Maître pour ses serviteurs que, voyant la volonté de son Fils bien-aimé, il ne veut pas entraver une œuvre si excellente - où brille si parfaitement l’amour du Fils pour le Père - et réalisée dans l’admirable invention qu’il a découverte pour nous montrer combien il nous aime, et pour nous aider à supporter nos épreuves (CE 62, 2).

e) L’Époux Dans le Chemin l’aspect sponsal de la relation du Christ avec l’âme apparaît d’une manière

générale pour qualifier toute vie chrétienne, du fait du baptême (38, 1) ou de la vie religieuse (C 13, 2 ; 22). Nous citons simplement deux des onze textes où Sainte Thérèse donne encore les mêmes conseils et les mêmes assurances quant à notre relation avec Jésus - l’Époux :

Oui, réfléchissez, quand vous vous approchez de lui, à qui vous allez parler et à qui vous parlez déjà. Mille vies comme la vôtre ne suffiraient pas pour comprendre comment mérite d’être traité ce Seigneur devant qui tremblent les anges, Il commande à tout ; pour lui, vouloir, c’est faire. N’est-il pas juste, mes filles, que nous essayions au moins de comprendre tant soit peu les grandeurs de notre Époux, de voir avec qui nous sommes mariées, et quelle vie doit être la nôtre ? Eh quoi, mon Dieu ! si quelqu’un se

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marie ici-bas, ne sait-il pas, avant toutes choses, avec qui, dans quelles conditions, et ce que possède le futur époux ? Nous qui sommes fiancées - toutes les âmes le sont d’ailleurs par le baptême - ne pourrons-nous songer à notre fiancé avant qu’il nous introduise dans sa maison ? Puisqu’on n’interdit pas aux fiancés de la terre de réfléchir à ces choses, pourquoi nous serait-il défendu de chercher à comprendre quel est cet homme, qui est son père et quels sont ses biens ? quel est ce pays où il doit me conduire une fois mariée, quel est son caractère, comment je pourrai le contenter davantage et m’exercer à conformer mon caractère au sien ? Si l’on veut qu’une femme soit heureuse en ménage, ce sont là les conseils qu’on lui donne, même si son mari est de très basse condition. Faut-il donc, O mon époux, que l’on fasse en toutes choses moins de cas de vous que des hommes ? Si le monde n’approuve pas ce que je dis, qu’il vous laisse vos épouses puisqu’elles doivent vivre avec vous. En vérité, quelle heureuse vie ! quand un mari est si jaloux qu’il s’oppose à ce que son épouse sorte de chez elle et parle à qui que ce soit ! Il serait plaisant qu’on ne la laissât pas songer aux moyens de lui plaire, et examiner le motif pour lequel elle doit lui obéir et ne plus parler à personne ; son époux n’a-t-il pas tout ce qu’elle peut désirer ? (38, 1)

Que ceux qui veulent plus que le nécessaire en cette vie demandent cela, mes filles ! Quant à vous, demandez au Père Éternel de vous laisser votre Époux aujourd’hui, et de n’en être pas privées aussi longtemps que vous vivrez. C’est assez qu’il reste caché sous les apparences du pain ; c’est un grand tourment pour qui n’a pas d’autre amour ni d’autre consolation que lui. Suppliez-le qu’il ne vous manque pas, et qu’il vous donne les dispositions voulues pour le recevoir dignement (CE 60, 3).

Ce deuxième texte nous rappelle encore que la disposition pour le recevoir – i.e. l’ouverture, la docilité et la reconnaissance envers le Christ, qui se reflètent dans la pauvreté spirituelle et l’humilité, et surtout l’Amour dans le don de soi et la confiance en son Amour, sa présence continuelle et son aide – est aussi un don qu’il faut demander. Au fond, il s’agit de nous donner tout entier au Christ, nous vouant au service de son Père, nous unissant à Lui en tout pour arriver au terme du chemin.

Le Jésus que sainte Thérèse nous présente est bien le Christ ressuscité dans son humanité qui a montré dans sa vie terrestre comment le suivre pour parvenir au Père et à la vraie vie. Les mots et idées qui apparaissent constamment avec les titres de Jésus sont humilité, pauvreté, mortification, acceptation de la souffrance et du déshonneur et aussi la promesse de la participation au Royaume. A l’exception de « Maître », tous les titres, pour élevés et grands qu’ils soient, sont donc reliés à la réalité de la condition humaine – humble, pauvre, souffrante – que le Fils assuma par amour de l’homme, pour le conduire au salut. Il est bien naturel que ceux et celles qui le suivent partagent ses souffrances et ses soucis pour partager aussi sa vie dans le Royaume, et dès aujourd’hui. Pour aujourd’hui, notre récompense et consolation c’est de « ressembler en quelque chose à notre bon maître » quand aux milieux des épreuves nous cherchons à imiter ses gestes et ses attitudes. Dans les termes de sainte Thérèse elle-même : « c’est déjà un beau salaire que d’imiter en quelque chose Sa Majesté » (2,7).

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DANS LA TRADITION DU CARMEL Sainte Thérèse d’Avila n’a pas essayé de faire du nouveau. Sans cesse, elle affirme et répète que

tout son désir est de vivre avec fidélité « dans l’observance de la règle primitive de l’Ordre de Notre-Dame du Carmel ». Sa vie et son enseignement sur la suite du Christ puisent dans la vaste et riche tradition de l’Ordre. Pour limiter notre étude, déjà longue, nous voulons nous en tenir aux quelques points essentiels dont elle parle directement dans le Chemin. Mais, il nous faut poser une question préalable, précisément celle des « conseils évangéliques ».

I. Des conseils évangéliques

Depuis Vatican II

De l’enseignement de Jésus dans les évangiles, ce que notre propre époque a retenu de plus central globalement pour les religieux, ce sont les « conseils évangéliques »21. Il convient d’en dire un mot ici. J’en parle d’emblée pour éviter une lecture « a-chronique » de sainte Thérèse. Je m’explique : au moment de l’aggiornamento demandé par le Concile Vatican II aux Ordres et Instituts religieux, le texte Perfectae cartitatis et la SCRIS ont donné à tous comme norme de rénovation les « Conseils évangéliques », décrits ensuite ainsi selon le Nouveau Code de droit canon (1983) :

Bien qu’en fait et en droit, tout chrétien soit « consacré » au Christ par son baptême, cette expression appliquée à la vie religieuse souligne le caractère public d’un engagement plus absolu. On distingue traditionnellement les préceptes évangéliques, qui s’imposent à tout chrétien, et les conseils évangéliques, qui invitent à s’identifier davantage au Christ : chasteté (continence dans le célibat), pauvreté, obéissance signifient ce don de soi sans partage ; le propre de la vie consacrée est de prendre pour base les conseils évangéliques. Chaque institut détermine dans ses constitutions la manière dont seront mis en œuvre ces conseils tout en observant les règles générales fixées par le Code de droit canon.

Cela explique que nous trouvons dans les Constitutions des textes de sainte Thérèse appliqués aux conseils de chasteté, pauvreté et obéissance dans le chapitre sur la « Suite du Christ », et qu’à ces sections succède une autre sur l’« abnégation évangélique et la pénitence » qui s’appuie plus largement sur les écrits de sainte Thérèse22.

21. Cela sert pour les besoins d’une définition canonique des religieux : voir Can. 573 ss. Mais le Magistère le déploie en une spiritualité, toute en laissant un large champ pour le charisme propre de chaque institut ; on lit au Can. 576 : « Il appartient à l’autorité compétente de l’Église d’interpréter les conseils évangéliques, d’en régler la pratique par des lois et d’en constituer des formes stables de vie par l’approbation canonique; il lui appartient aussi de veiller, pour sa part, à ce que les instituts croissent et fleurissent selon l’esprit des fondateurs et les saines traditions. » 22. Des 112 références extérieures dans le chapitre II : La suite du Christ, la répartition des 64 textes de sainte Thérèse et des textes du Magistère est donnée dans l’annexe I. 23. Const. n° 21 : « Les conseils évangéliques de chasteté, pauvreté et obéissance, fondés sur l’enseignement et les exemples du Christ Maître, sont un don de l’Esprit à l’Église 1. En les assumant par les vœux publics, les religieuses suivent de plus près la forme de vie que le Fils de Dieu choisit pour lui-même et que sa Mère embrassa 2. Elles vivent uniquement pour Dieu aimé par-dessus tout 3, et s’unissent de manière spéciale à l’Église et à son mystère » ; Can. 575 : « Les conseils évangéliques, fondés sur la doctrine et les exemples du Christ Maître, sont un don de Dieu que

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Cinq ans après la promulgation du Nouveau droit canon, Jean-Paul II, citant le Concile, dit dans Mulieris dignitatem (n° 20) :

L’Évangile propose l’idéal de la consécration de la personne, ce qui signifie sa consécration exclusive à Dieu fondée sur les conseils évangéliques, en particulier ceux de chasteté, de pauvreté et d’obéissance. Leur parfaite incarnation, c’est Jésus Christ lui-même. Celui qui désire le suivre radicalement, choisit de mener sa vie suivant ces conseils. Ceux-ci se distinguent des commandements et montrent au chrétien la voie du caractère radical de l’Évangile. Depuis les débuts du christianisme, des hommes et des femmes avancent sur cette voie …

Et dans les Constitutions, nous lisons :

Les présentes Constitutions, dûment adaptés selon les normes de l’Église, exposent les principes évangéliques et théologiques de la vie religieuse dans l’Église, ainsi que les éléments du patrimoine propre de l’Ordre (n° 15). – Que les carmélites déchaussées, attentives à l’exhortation de sainte Thérèse, connaissent et observent avec la plus grande fidélité leurs Règle et Constitutions. Qu’elles marchent vers la perfection évangélique selon l’esprit et les normes qu’elles expriment. Qu’elles suivent de plus près le Christ, règle suprême de leur vie (n° 20).

J’aurais pu entreprendre cette étude sur la suite du Christ chez sainte Thérèse sur cette base. Mais, dans l’intérêt d’une lecture chronologique – tenant compte de l’évolution de l’histoire –, j’ai voulu tenter de retrouver la pensée première de sainte Thérèse elle-même. Nous allons donc remonter dans le temps, pour ensuite terminer avec quelques extraits des présentes Constitutions.

Saint Thomas

Bien avant sainte Thérèse, saint Thomas d’Aquin (*1225/1227 - † 1274) avait développé la doctrine des « conseils évangéliques » dans sa Somme théologique – le docteur universel de l’Église s’impose ici en raison de sa synthèse de la pensée de la Tradition antérieure et à cause de l’impulsion séculaire qu’il a donné dans ce domaine, et cela jusque dans la terminologie. Pour faire bref, je citerai le P. Benoît Lavaud, op. dans Amour et perfection chrétienne :

Il n’est pas nécessaire pour parvenir à la sainteté, de suivre effectivement, avec ou sans vœux, les trois conseils évangéliques de pauvreté, de chasteté, d’obéissance23. Ce qui est nécessaire, c’est d’en avoir l’esprit, d’être prêt, intérieurement, à les observer, si Dieu le voulait et le commandait, ou s’il y appelait. On ne peut devenir saint si l’on n’est pas disposé, au cas où Dieu en manifesterait la volonté, à faire le sacrifice de ses biens, à quitter ou à perdre femme ou mari ou enfants, à immoler à l’obéissance sa volonté propre. La pratique effective de l’un ou de l’autre des trois conseils, surtout la pratique simultanée des trois et plus encore l’engagement public devant l’Église à y rester fidèle toute sa vie, par le triple renoncement, véritable holocauste, qui définit l’état religieux disposent excellemment à la perfection. Ils ne sont pas la perfection, mais de instruments de choix pour y parvenir (p. 103).

l’Église a reçu du Seigneur et qu’elle conserve toujours par sa grâce. » Notons l’inversion des conseils de chasteté / pauvreté dans les textes depuis le Concile Vatican II par rapport à saint Thomas. Le fait est significatif, et nous trouvons l’explication donnée par le P. Camillo Maccise dans la « Conférence sur les Constitutions donnée aux Prieures et maîtresses des Novices au Désert de Vorrazze, le 11-13 décembre 1992 », p. 20 ss.

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On peut résumer ainsi : les conseils évangéliques sont des moyens pour accomplir aussi parfaitement que possible les préceptes ou commandements du Seigneur24 (Lc 10, 27 et par.) : « Tu aimeras le Seigneur, ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta force et de tout ton esprit; et ton prochain comme toi-même. »

II. La Tradition du Carmel Le terme « conseils évangéliques » n’apparaît pas dans la Règle primitive et seulement une fois

chez sainte Thérèse, précisément au chapitre premier du Chemin :

En ce temps-là, j’appris les malheurs de la France, les ravages qu’avaient faits ces luthériens, et combien se développait cette malheureuse secte. J’en eus grand chagrin, et comme si je pouvais quelque chose, ou comme si j’eusse été quelque chose, je pleurais devant le Seigneur et le suppliais de remédier à tant de maux. Je me sentais capable de donner mille fois ma vie pour sauver une des nombreuses âmes qui se perdaient là-bas. Me voyant femme et misérable, dans l’impossibilité d’être utile au service du Seigneur comme je l’aurais voulu, alors qu’il a tant d’ennemis et si peu d’amis, je n’aspirais et n’aspire qu’à ce que ces amis soient excellents ; j’ai donc décidé de faire le tout petit peu qui était à ma portée, c’est-à-dire suivre les conseils évangéliques aussi parfaitement que possible, et tâcher d’obtenir que les quelques religieuses qui sont ici fassent la même chose, confiante en la grande bonté de Dieu, qui ne manque jamais d’aider quiconque décide de tout quitter pour Lui (1,2).

Que recouvre ce terme pour sainte Thérèse ? Nous ne pouvons pas le savoir faute d’un usage suffisant de l’expression25. Mais elle parle aussi souvent, dans le Chemin et ailleurs, de son désir de « suivre les conseils du Seigneur ». Dans ces passages, il s’agit le plus souvent simplement de l’enseignement rapporté dans les évangiles, d’une manière concrète de vivre « sous la dépendance de Jésus-Christ ». Cet enseignement de Jésus est transmis avec un l’accent particulier au Carmel dans la Règle – je vous renvoie au travail de Sr Marie-Edith et au livret de la Maison généralice – mais également dans un autre texte qui avait de l’importance à son époque : il s’agit de l’Institution des premiers moines (imprimé en castillan au début du 16e siècle, il servait dans les noviciats des frères carmes).

Institution des premiers moines

L’auteur du livre Sainte Thérèse d’Avila et la vocation du Carmel (1943), dit au début de son chapitre sur l’esprit du Carmel dans le « Service de l’Église » :

Nous ne ferons ici qu’indiquer brièvement un sujet dont la méconnaissance empêche de saisir le vrai sens de l’œuvre thérésienne : approfondissement d’une spiritualité déjà ancienne et non simplement restauration d’observances extérieures auxquelles serait infusé un esprit nouveau. Avouons-le, cette erreur est plus ou moins suggérée par beaucoup d’historiens de sainte Thérèse et il n’y a pas lieu d’en être très surpris : les ouvrages permettant de connaître la tradition du Carmel dès ses origines et, avant tous les

24. Voir THOMAS D’AQUIN, Somme théologique IIa IIae, q. 184, art. 3 : « Dans cette vie, la perfection consiste-elle dans l’observance des commandements ou des préceptes ? » 25. Voir cependant les études dans Carmel n° 25 (1972-11) ; n° 42 (1981-4) ; n° 63 (1693) et la bibliographie à la fin de notre étude.

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autres, le Livre de l’Institution des premiers moines (attribué à Jean de Jérusalem, composé sans doute vers 1150, c’est-à-dire antérieurement à la Règle dite primitive qui en est le résumé) qui, jusqu’au XVIIe siècle, servit à la formation spirituelle des religieux carmes, sont peu répandus et d’une lecture difficile (p. 121).

Le Père T. Alvarez, écrit dans son article « Thérèse d’Avila » (DS), au sujet de ses lectures : « Autre lecture carmélitaine possible, le livre intitulé De institutione primorum monachorum qui est une mine de tradition et de spiritualité médiévales ; une traduction manuscrite en castillan existait, mais très déficiente et de lecture difficile [on en dit autant de la traduction de la règle primitive que sainte Thérèse avait à sa disposition]. Nous n’avons pas d’indices sûrs qui permettent de dire que la sainte a lu ce précieux texte carmélitain. Mais son contenu, plus ou moins fidèlement, a dû lui parvenir par la voie orale. »

Le double but de la vie au Carmel et la voie royale pour y parvenir

Rappelons tout d’abord le but que les premiers Carmes se sont proposé, à la suite du prophète Élie, au chapitre II de l’Institution :

Dans cette vie nous distinguons une double fin : l’une que nous atteignons par notre labeur et l’exercice des vertus à l’aide de la grâce divine : offrir à Dieu un cœur saint et pur de toute souillure actuelle du péché ; nous y parvenons lorsque nous sommes parfaits et en carith ; c’est-à-dire cachés dans cette charité dont le Sage a dit : « La charité couvre une multitude de péchés » (Pr 10, 12). […] L’autre fin de cette vie nous est proposée en vertu d’un pur don de Dieu : elle consiste à goûter d’une certaine manière en notre cœur, à expérimenter dans notre esprit, la force de la divine présence et la douceur de la gloire d’en haut, non seulement après la mort, mais même en cette vie mortelle. […] C’est pour accomplir cette double fin que le moine doit s’engager dans la vie érémitique26.

Offrande à Dieu et contemplation dans l’amour27 : voilà la double visée de l’ermite. Nous verrons que c’est bien cela que sainte Thérèse propose dans le Chemin au prix d’un « labeur », l’exercice des vertus et une charité active, et par l’oraison, tout avec l’aide du Seigneur.

Le « labeur » Le chapitre III – qui décrit le « Premier stade de la vie monastique » nous intéresse

particulièrement pour l’étude de la suite du Christ dans le Chemin. Ici le Christ parle à son disciple :

Ce que je t’enseigne, comprend le point par point, successivement. Je t’ai d’abord dit dans l’ordre que je t’ai donné : « Éloigne-toi d’ici », c’est-à-dire « de ta patrie, de ta famille et de la maison de ton père », non seulement en esprit pour que tu n’attaches pas ton cœur aux possessions terrestres de ta famille et aux richesses périssables du monde : mais aussi en fait, afin que tu ne les possèdes pas elles-mêmes. « Quiconque en effet ne renonce pas à tout ce qu’il possède ne peut être mon disciple » … Toi donc, mon fils, si tu veux être parfait, et parvenir au terme de la vie érémitique, et boire au torrent : « éloigne-toi d’ici », c’est-à-dire des biens périssables du monde en abandonnant de cœur et de fait pour l’amour de moi toutes les possessions et tous les biens terrestres : c’est la voie la plus facile et la plus sûre pour tendre à la perfection prophétique et avoir accès au Royaume des cieux : « Quiconque en effet, abandonnera en mon nom sa maison, ou ses frères, ou ses sœurs, ou son père, ou sa mère, ou sa

26. Nous trouvons, par exemple, tout le chapitre II de l’Institution, sur la double fin de la vie érémitique et la renonciation aux choses qui passent, repris dans MARIE-MICHEL, Carmel Horizon 2000 (Fayard, 1995) p. 68-70. 27. On note d’ailleurs un jeu de mot entre Carith et caritas.

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femme, ou ses fils, ou ses champs, recevra le centuple » dans cette vie déjà, il aura un avant-goût de la douceur de ma suavité, qui vaut cent foi plus que tous les biens terrestres, et enfin, « il possédera la vie éternelle » (p. 114).

Après la citation de 1 Rois 17, 3, où le Seigneur adresse à Élie ces paroles – « Va-t’en d’ici, dirige-toi vers l’orient et cache-toi dans le ravin de Carith » – et Genèse 12:1 – « Le Seigneur dit à Abram : “Pars de ton pays, de ta famille et de la maison de ton père vers le pays que je te ferai voir” » – trois textes des évangiles – que nous avons déjà considérés en parlant de la suite du Christ dans les évangiles synoptiques – forment la trame de ce chapitre de l’Institution :

Matthieu 19, 21 [le jeune homme riche] : Jésus lui dit : Si tu veux être parfait, va, vends ce que tu possèdes, donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans le ciel. Puis viens, et suis-moi.

Luc 14, 26 : Si quelqu’un vient à moi sans haïr son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, ses sœurs, et jusqu’à sa propre vie, il ne peut être mon disciple.

Luc 18, 29 : Jésus leur répondit : « En vérité, je vous le déclare, personne n’aura laissé maison, femme, frères, parents ou enfants, à cause du Royaume de Dieu, qui ne reçoive bien davantage en ce temps-ci, et dans le monde à venir la vie éternelle. »

Plusieurs thèmes apparaissent dans ces lignes que nous allons retrouver dans le Chemin : 1. - LA XENITEIA - expatriation ou dépaysement 2. - LA RENONCIATION aux biens matériels et la prise de distance vis-à-vis de la famille 3. - LA RECOMPENSE dès aujourd’hui et la vie éternelle Les paroles mises ici dans la bouche du Christ sont les premiers conseils pour suivre la voie

monastique érémitique ; ils sont le point de départ de la « la voie la plus facile et la plus sûre pour tendre à la perfection prophétique et avoir accès au Royaume des cieux». En lisant ces mots, je me suis demandé si sainte Thérèse y aurait trouvé le titre de son propre écrit ? Nous ne le saurons jamais, mais il me semble qu’il ne faudrait pas trop vite en écarter la pensée. En tout cas, elle place, au début, ces mêmes conseils, les interprétant et les explicitant, avec le double but de la charité et la paix du cœur qui accompagne la liberté intérieure.

Voyons donc les rapprochements.

1. - La xénitéia En 9, 5 sainte Thérèse écrit :

C’est clair, tout ce que nous disent les saints28 qui nous conseillent de fuir le monde est bon. Mais croyez bien, comme je l’ai dit, que ce sont nos parents qui nous y attachent le plus, et nous avons le plus grand mal à nous détacher d’eux. C’est pourquoi ceux qui fuient leur pays font bien ; je précise, si cela leur sert à quelque chose, car je ne crois pas que ce soit la fuite corporelle qui importe, mais que l’âme embrasse résolument le bon Jésus, Notre-Seigneur ; comme elle trouve tout en Lui, elle oublie tout ;

28. Jérôme et Cassien, que sainte Thérèse cite explicitement, et avec eux toute la tradition monastique : voir A. GUILLAUMONT, Aux origines du monachisme chrétien, chap. Le dépaysement comme forme d’ascèse, dans le monachisme ancien, p. 89-116 (Bellefontaine, 1979), coll. Spiritualité orientale n° 30. –

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l’éloignement nous est pourtant d’un grand secours jusqu’à ce que nous soyons bien pénétrées de cette vérité29.

La xénitéia, mot grec classique dans la littérature monastique orientale que l’on peut rendre par « dépaysement » ou « fuite de la patrie », était longtemps considérée comme essentielle à la vie du moine. Il s’agissait d’un exil volontaire de tout ce qui lui était naturellement familier pour s’attacher à Dieu seul et suivre nu le Christ nu. C’est la condition de l’hésychia - la quiétude spirituelle, la paix du cœur permettant d’accéder à la vie de Dieu dans l’esprit – qui est le but en ce monde-ci du moine tout tendu vers la vie éternelle en Dieu. Au chapitre II de l’Institution, nous lisons au sujet du prophète Élie :

Élie, ce prophète de Dieu, est le premier moine ; il est à l’origine de cette sainte institution. Tendu, en effet, vers la contemplation divine, aspirant à un plus grand progrès, il se retira loin des villes, se dépouilla de tous les biens terrestres, de tous les biens du monde, et ainsi, le premier, de son plein gré, commença à mener une vie érémitique, religieuse et prophétique qu’il entreprit sous l’inspiration et l’ordre du Saint-Esprit.

Deux autres figures bibliques encore sont présentées par les Pères comme modèles de la voie monastique Abraham (avec la référence de Gn 12, 1 que nous avons dans l’Institution) et Moïse. Dans la Vie de Moïse de Grégoire de Nysse que nous trouvons d’ailleurs un texte très proche de l’enseignement de sainte Thérèse et de sainte Jean de la Croix :

29. L’art. « Monachisme », DS 10, col. 1553 : 5° Migration ascétique et Exode spirituel. Notons spécialement deux textes. Sur Abraham : Commentant Gn 12, 1 et He 11, 8.13, saint JEAN CLIMAQUE (un moine qui a fait l’expérience à la fois du terme de la vie spirituelle : la déification de l’homme par la lumière incréée, et de la voie qui y achemine, voie qu’il nous trace de manière essentiellement pratique en suivant la tradition reçue et assumée) écrit dans L’Echelle sainte, 3e degré : De l’exil volontaire, qui suit le Renoncement (1e degré) et le détachement (2e degré). – 3. … l’exil volontaire est la séparation de toute chose pour rendre notre pensée inséparable de Dieu. - 11. C’est une chose excellente que le détachement ; et l’exil volontaire en est la mère. » (éd. Bellefontaine, 1987, coll. Spiritualité orientale, n° 24, p. 46.47). Ou encore CASSIEN, Conférence de l’abbé Pafnuce : Des trois renoncements, VI : « La tradition des Pères s’unit à l’autorité des Écritures, pour montrer qu’ils (les renoncements) sont au nombre de trois. (…) Le premier est corporel : c’est celui qui nous fait mépriser toutes les richesses et les biens de ce monde. Par le deuxième, nous renions notre vie passée, nos vices, nos passions de l’esprit et de la chair. Le troisième consiste à retirer notre esprit des choses présentes et visibles, pour contempler uniquement les choses à venir et ne désirer plus que les invisibles. Qu’il faille les accomplir tous trois, c’est le commandement que le Seigneur déjà faisait à Abraham, lorsqu’il lui dit : ‘Sors de ta terre, et de ta parenté, et de la maison de ton père’. ‘Sors de ta terre’, c’est-à-dire : Renonce aux biens de ce monde et aux richesses d’ici-bas. ‘Sors de ta parenté’, c’est-à-dire : Renonce à ta vie et à tes habitudes d’autrefois, à tes vices aussi : toutes choses qui nous sont si étroitement unies depuis notre naissance qu’elles en ont contracté avec nous une sorte d’affinité, voire de parenté de nature, et qu’elles semblent en vérité de notre sang. ‘Sors de la maison de ton père’, c’est-à-dire : Bannis de tes regards tout souvenir du monde présent » (SC 42, p. 145). – Quant à Moïse, le guide de l’exode. Cf. GREGOIRE DE NYSSE, maître de vie spirituelle, qui présente une haggada de l’Exode ; la Vie de Moïse est le symbole de l’itinéraire mystique de l’âme, de la migration mystique. L’âme, à la recherche de Dieu, croit d’abord l’atteindre dans les lumières qu’elle en reçoit, jusqu’à ce que, d’échec et échec, elle finisse par comprendre que voir Dieu consiste à ne pas voir et que c’est dans cette quête elle-même que réside la connaissance. Mais, bien évidemment, les événements et les institutions de l’Exode ne sont pas figures d’abord de réalités spirituelles, mais d’une autre réalité historique et spirituelle à la fois qui est le Christ et l’ordre nouveau institué par Lui. - Grégoire écrit dans sa Vie de Moïse, 46 : « Aussi une fois réduit à lui-même et débarrassé comme d’un poids de la timidité de la foule, Moïse affronta la nuée elle-même et pénétra dans les réalités invisibles, lui-même se dérobant à la vue. Ayant pénétré en effet dans le sanctuaire de la divine mystagogie, il entra en contact avec l’invisible, disparaissant à la vue, enseignant, je pense, par là, que celui qui veut s’approcher de Dieu doit quitter tout le visible et ayant élevé son esprit vers l’invisible et l’incompréhensible, comme sur le sommet d’une montagne, croire que le divin demeure là où n’atteint plus la saisie de l’intelligence. » (SC n° 1bis, p. 21).

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Celui qui veut s’approcher de Dieu doit quitter tout le visible et ayant élevé son esprit vers l’invisible et l’incompréhensible, comme sur le sommet d’une montagne, croire que le divin demeure là où n’atteint plus la saisie de l’intelligence (SC n° 1bis, p. 21 ; voir n. 14).

Cet enseignement des Pères, que sainte Thérèse reprend, avait certainement de l’importance pour les premiers frères vivant au Mont-Carmel, ces occidentaux venus vaquer à Dieu seul dans la vie érémitique à la suite d’Élie en ce lieu où sa présence se fait particulièrement sentir. Et sainte Thérèse en donne en peu de mots tout le sens et l’essence : l’attachement à Jésus seul. « L’âme embrasse résolument le bon Jésus, Notre-Seigneur ; comme elle trouve tout en Lui, elle oublie tout ; l’éloignement nous est pourtant d’un grand secours jusqu’à ce que nous soyons bien pénétrées de cette vérité ».

On peut rapprocher à cette doctrine de la xéniteia, du « dépaysement », d’autres textes où sainte Thérèse dit qu’il ne suffit pas seulement de se retirer dans la solitude, ce qui est bon en soi, mais qu’il faut savoir en profiter pour converser avec le Christ et pour s’unir davantage à Lui. Le dépaysement et le détachement, tout comme la solitude, sont les moyens permettant d’atteindre progressivement la liberté du cœur nécessaire pour suivre Jésus – et cela s’étend à toutes les formes de détachement dont sainte Thérèse parle dans le Chemin30.

2. - La renonciation aux biens matériels et la prise de distance vis-à-vis de la famille

En commentant l’ensemble charité - détachement - humilité inscrit dans la Constitution, sainte

Thérèse conserve l’ordre classique dans la littérature spirituelle depuis les premiers siècles chrétiens, notamment Jean Cassien. Elle écrit :

Ne pensez pas, mes amies et mes sœurs, que je vais vous demander d’observer une multitude de choses ; plaise au Seigneur que nous observions parfaitement celles que nos Pères ordonnèrent dans la Règle et les Constitutions ; elles représentent la perfection même. Je me bornerai à vous expliquer trois points de la Constitution, car il importe beaucoup que nous comprenions combien il est indispensable que nous les gardions, si nous voulons posséder la paix intérieure et extérieure que le Seigneur nous a tant recommandée. Le premier est l’amour que nous devons avoir les unes pour les autres ; le second, le détachement de tout ce qui est créé ; le troisième, l’humilité véritable qui bien que je le cite en dernier, est le principal et embrasse toutes les vertus (C 6, 1)

Il y aurait beaucoup à dire de la renonciation aux biens matériels (nous en avons déjà vu quelques-uns en parlant de la sainte pauvreté – dont il y aurait sans doute encore beaucoup à dire) et de la distance vis-à-vis de la famille. Nous voyons par exemple chez sainte Thérèse elle-même que ses rapports avec sa famille son chaleureux et empreints de tendresse ; c’est qu’il s’agit essentiellement d’avoir pour eux une charité toute spirituelle – la Charité divine – qui est bien plus sûre et mature que l’affection et l’amour naturel (voir plus loin) et qui est un fruit de l’union avec Dieu. On pourrait dire que l’on se détache pour mieux aimer. Voyons quelques textes.

30. On peut encore se rapporter à ce sujet à un autre écrit dont sainte Thérèse recommande la lecture (Const. 8) : l’Imitation de Jésus-Christ, L. III, chap. XXXII : « Sur l’Abnégation de soi-même ».

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9, 1 Parlons maintenant du détachement où nous devons être. Il est tout pour nous, s’il est parfait. Je dis qu’il est tout

pour nous : dès lors, en effet, que nous nous attachons seulement au Créateur…

12, 1

Venons-en maintenant au détachement que nous devons avoir, car de sa perfection dépend tout le reste. Je dis que tout le reste en dépend, parce que si nous embrassons le seul Créateur et n’attachons aucune importance à toutes les choses créées, Sa Majesté nous infuse les vertus de telle sorte que, si nous ne cessons de travailler à faire tous les efforts qui sont en notre pouvoir, nous n’aurons plus beaucoup à combattre ; le Seigneur se chargera de nous défendre contre le démon et contre le monde tout entier. Pensez-vous, mes sœurs, que ce soit pour nous un maigre bénéfice que d’obtenir celui de nous livrer entièrement au Tout sans aucune réserve ? En lui sont tous les biens, je le répète, c’est pourquoi nous devons remercier sans cesse le Seigneur de nous avoir réunies en ce lieu où nous ne recherchons que le détachement.

Précisément au sujet de la vie du Carmel réformée, sainte Thérèse écrit : 20, 2

Croyez ce que je vous dis – et sinon je prends le temps à témoin – car le genre de vie que nous voulons mener n’est pas seulement celui de religieuses, mais celui d’ermites ; détachez-vous donc de toutes les choses créées. Je vois qu’Il accorde cette grâce à toutes celles qu’Il a tout particulièrement choisies pour cette maison. Leur détachement n’a peut-être pas encore atteint toute la perfection possible, mais au grand contentement et à la joie qu’elles éprouvent à l’idée de ne plus avoir à s’occuper des choses de cette vie, il est clair qu’elles y tendent.

10, 1

Détachées du monde et de nos parents, enfermées ici dans les conditions que j’ai dites, nous pouvons croire tout accompli et n’avoir plus rien à combattre. Ô mes sœurs ! Ne soyez point rassurées et ne vous endormez pas, il en serait de vous comme de celui qui se couche bien tranquillement, après avoir bien fermé ses portes par peur des voleurs, alors qu’il les laisse dans la maison ; et vous savez déjà qu’il n’est pire voleur que nous en nous-même ; si notre conduite n’est pas très prudente, si chacune de nous, comme s’il s’agissait de l’affaire la plus importante, ne veille pas bien à contrarier sa volonté, beaucoup de choses peuvent lui retirer cette sainte liberté d’esprit ; elle doit pouvoir s’envoler vers son Créateur sans être chargée de terre et de plomb.

Nous avons ici l’essentiel : il s’agit de gagner la sainte liberté d’esprit, ce que nous appelons

aujourd’hui plus couramment la liberté intérieure, et que l’on met parmi les plus grandes biens de l’homme. Plus loin, parlant de ceux qui ont « pris le large » – je pense à l’expression de Jean-Paul II « Duc in altum » –, sainte Thérèse dit :

28, 4.5.6

Les personnes qui pourront se renfermer ainsi dans le petit ciel de leur âme, où habite Celui qui l’a créé aussi bien que la terre, qui s’habitueront à retenir leur vue, à prier dans un lieu où rien ne puisse distraire leurs sens extérieurs, doivent croire qu’elles sont en excellente voie et qu’elles réussiront à s’abreuver à la fontaine. Réellement, elles font beaucoup de chemin en peu de temps. Elles ressemblent à celui qui est monté sur un navire : pour peu que le vent lui soit favorable, il arrive en quelques jours au bout de son voyage (…)

Ces âmes ont pris la mer, comme on dit. Il est vrai qu’elles n’ont pas entièrement quitté la terre, mais du moins, au moment de la prière, font-elles, au moyen de ce recueillement de leurs sens, ce qui est en leur pouvoir pour s’en affranchir.

Quand ce recueillement est véritable, on le reconnaît très facilement à un effet qu’il opère. (…) On dirait que l’âme, voyant que les choses du monde ne sont qu’un jeu, se lève à l’improviste et les abandonne.

25

Tout cela va dans le même sens que ce que nous avons vu dans la doctrine du dépaysement. Le détachement est la condition pour s’engager dans le chemin de la perfection à la suite du Christ.

Mais sur ce chemin, où Jésus nous aide dans la mesure où nous lui en laissons la possibilité - car « le Seigneur se chargera de nous défendre contre le démon et contre le monde tout entier » –, nous aurons aussi une nouvelle parenté et des amis pour nous aider à le suivre fidèlement : « Quiconque en effet, abandonnera en mon nom sa maison, ou ses frères, ou ses sœurs, ou son père, ou sa mère, ou sa femme, ou ses fils, ou ses champs, recevra le centuple » (Mc 10, 30). C’est notre troisième point de contact avec l’Institution : la récompense.

9, 4

Croyez, mes sœurs, que si vous servez Sa Majesté comme vous le devez, vous n’aurez pas de meilleurs parents que ceux qu’Elle vous enverra ; je sais ce qui en est, et si vous le comprenez comme vous le faites, sachant qu’en agissant autrement vous manqueriez à votre véritable ami et Époux, croyez que vous obtiendrez bientôt cette liberté et que vous pouvez vous fier à ceux qui ne vous aimeront que pour l’amour de Lui bien plus qu’à tous vos parents.

Enfin au chapitre 10 sainte Thérèse montre qu’il ne suffit pas d’être détachés de nos parents, si

nous ne nous détachons pas de nous-mêmes.

3. … et l’humilité Nous avons déjà vu, dans les premiers textes sur l’imitation et la suite et sur les titre de Jésus, la

place centrale donnée à l’humilité, cette vertu que Lui-même a pratiquée et enseignée pour que nous fassions de même. Pour sainte Thérèse, cette vertu accompagne le détachement, notamment vis-à-vis de la famille, de son statut et des honneurs.

10, 3

On peut introduire ici la vraie humilité, car ces deux vertus [détachement et humilité] me semblent toujours aller de pair ; ce sont deux sœurs inséparables ; elles ne sont pas de ces parents dont je vous conseille de vous éloigner, mais au contraire, embrassez-les, aimez-les, ne vivez jamais sans elles. Ô vertus souveraines, maîtresses de tout le créé, impératrices du monde, libératrices de tous les pièges et ruses du démon, si aimées de notre Christ enseignant que pas un instant il ne s’est éloigné d’elles ! Quiconque les possède peut avancer et lutter avec tout l’enfer, contre le monde entier et ses tentations ; qu’il ne craigne personne, car le Royaume du ciel lui appartient.

Le Christ est le Maître de l’humilité (73, 4) : il nous l’enseigne par la parole mais également par

ses actes, sa venue dans notre monde et notamment en acceptant la Passion :

Sans doute, lui et son Père ne sont qu’un, et il savait que ce qu’il ferait sur la terre, son Père le ferait dans le ciel, et que sa volonté et celle de son Père n’étaient qu’une pour une si grande chose, mais l’humilité du bon Jésus était telle qu’il voulut, pour ainsi dire, demander permission à son Père, car il savait qu’il était son Fils bien-aimé et que le Père avait mis en lui ses complaisances. Il comprit parfaitement que la supplique qu’il lui adressait dépassait toutes les demandes précédentes, puisqu’il voyait déjà quelle sorte de mort on allait lui infliger, ainsi que les opprobres et les affronts qu’il devait subir (33, 2).

Et sainte Thérèse définit l’humilité ainsi :

26

Qu’elles considèrent que la véritable humilité consiste surtout, j’en suis sûre, à répondre promptement et joyeusement à ce qu’il plaira au Seigneur de faire de nous, et à se considérer indignes d’être appelées ses servantes (27,6).

C’est s’accorder en tout à la volonté de Dieu, dans l’obéissance et avec amour. Parlant de l’union au Christ dans l’humilité, sainte Thérèse dit :

Les contemplatifs doivent porter haut l’étendard de l’humilité et recevoir tous les coups qu’on leur porte, sans en rendre aucun. Leur office est de souffrir comme Jésus-Christ a souffert, de tenir la croix élevée sans l’abandonner jamais, si imminent que soit le danger, et sans laisser paraître la moindre faiblesse au milieu de la souffrance. C’est à cette fin qu’on leur a confié un emploi si glorieux. Ainsi, qu’ils prennent garde à eux. S’ils abandonnent l’étendard, la bataille est perdue (18, 5).

Parlant de l’humilité dans l’oraison, Thérèse ajoute :

Ainsi, mes amies, nous ne nous comprenons pas et ne savons pas ce que nous demandons; laissons faire le Seigneur, il nous connaît mieux que nous ne nous connaissons nous-mêmes, et la vraie humilité consiste à être satisfaits de ce qu’on nous donne (29,

Quant à l’honneur et la prééminence : 18, 2

Voyez, mes sœurs, l’importance qu’ont pour vous ces choses qui semblent si insignifiantes, puisque vous n’êtes ici que pour vous en détacher. Si vous n’y travaillez pas, vous ne serez pas plus, honorées et, comme on dit, le profit sera perdu. Ainsi donc, déshonneur et perte vont ici de pair. Que chacune d’entre vous considère ce qu’elle a d’humilité, et elle verra quels progrès elle a faits. Je suis certaine que le diable, même par un premier mouvement, n’osera pas tenter le vrai humble en matière de prééminence, car il est si sagace qu’il craint le coup qu’il recevrait. Et il est impossible à l’âme humble de ne pas se fortifier dans cette vertu et de ne pas y faire de très grands progrès si le démon la tente par là ; comme cette âme repensera obligatoirement à ses péchés et comparera ce qu’elle a fait pour le Christ avec ce qu’il a fait pour elle, et comment il s’est prodigieusement abaissé pour nous donner un exemple d’humilité, elle en sortira si victorieuse que le démon n’osera plus revenir la tenter de peur d’avoir la tête brisée.

C’est toujours le Christ qui donne l’exemple. Mais, il faut le répéter, le détachement et l’humilité sont des préalables, des conditions pour avancer à la suite du Christ. Ils préparent pour ainsi dire le terrain de la Charité divine, ce en quoi nous suivons Jésus réellement, au quotidien et dans le concret, et ce par quoi nous lui sommes unis.

III. De l’Amour spirituel Quand sainte Thérèse donne à ses sœurs le « consigne de l’amour »31, elle reprend le double

commande ment du Seigneur. Dans les Constitutions (n° 11) :

Conformément à l’idéal de leur sainte Mère fondatrice, les carmélites déchaussées vivent leur vie contemplative ecclésiale dans l’harmonie entre un climat de solitude et de silence, et la communion fraternelle d’une famille constituée à la manière du petit “collège du Christ”, qui a pour centre l’amour pour le Seigneur, et comme norme la charité fraternelle, unie à une généreuse abnégation évangélique.

31. C’est le titre que le P. Thomas ALVAREZ donne au chapitre IV du Chemin, dans Sur le Chemin de perfection avec Thérèse d’Avila (Éditions du Carmel, 2001).

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Nous pouvons citer ici le Père Thomas Alvarez, dans son commentaire du Chemin au chapitre 4 :

Ce n’est pas en définitive l’ascèse – cette loi fondamentale de jeûnes, discipline et silence – qui façonnera la vie et la remplira de prière, d’adoration, de contemplation, de louange de Dieu et d’intercession pour les hommes. Ces sont les « vertus » qui sont requises comme assises et points de départ. Les vertus évangéliques seront seules capables de remodeler « l’intérieur et l’extérieur » de celui qui prie et, de même, l’intérieur et l’extérieur du groupe. Elles sont « nécessaires à tel point que … sans elles il sera impossible d’être de grandes contemplatives » (4, 3). Avant tout, il faut aimer : « S’aimer les unes les autres », c’est le commandement du Seigneur. L’amour ne peut être remplacé. Ne pas vivre en communauté sans amour ; vivre ensemble et ne pas s’aimer serait le fait de « gens barbares » (n° 10). […] la relation d’amitié avec les frères sera un apprentissage pour cette autre « relation d’amitié avec celui dont nous nous savons aimés ». C’est justement ce que Thérèse entend par « oraison » (p. 28-29).

Au début du chapitre IV, sainte Thérèse dit de l’amour mutuel : « Il est superflu, il me semble, de vous y exhorter. … Il n’y a pas lieu, je crois, d’insister beaucoup sur ce point ». Puis elle pose la question fondamentale : « Mais comment doit-on s’aimer ? » Elle y consacre de longues et riches pages. Nous ne pouvons pas en développer l’enseignement maintenant, mais seulement présenter ce qui est essentiel dans le cadre de la suite du Christ. Aux chapitres 3 à 10, sainte Thérèse, parle de l’amour spirituel en partant de l’amour naturel32 : 6,9

Cet amour [naturel] qui ne dure qu’ici-bas, l’âme à qui le Seigneur a donné la vraie sagesse ne peut l’estimer qu’à sa valeur, et même à moins ; pour ceux qui se complaisent à goûter les choses-du monde, ses délices, ses honneurs, ses richesses, il aura de la valeur si la fortune ou des agréments promettent passe-temps et agrément. Mais quiconque hait tout cela ne s’en souciera guère, ou pas du tout. Donc, ici, aimer, c’est la passion d’agir pour qu’une âme aime Dieu et en soit aimée ; car, comme je l’ai dit, ces âmes savent que nul autre amour ne dure; cet amour leur coûte très cher, elles font tout ce qu’elles peuvent pour qu’il soit un bienfait; elles donneraient mille fois leur vie pour lui faire un peu de bien. Ô précieux amour, à l’imitation du capitaine de l’amour, Jésus, notre bien!

11, 4

Je le répète, c’est un amour aussi désintéressé que celui que le Christ a eu pour nous ; c’est pourquoi ceux qui parviennent à le posséder font tant de bien,

Aimer comme Jésus nous aime ; se livrer mille fois pour qu’une âme aime Dieu et soit aimée de Lui : voilà ce qu’est l’amour véritable. C’est amour est un don, le don qui d’abord nous attache au Créateur, et nous unit à Lui pour le bien d’autrui.

9, 3

Il me semble maintenant que lorsque Dieu a donné à quelqu’un une claire connaissance du monde et de sa nature, et lui a montré l’existence d’un autre monde, ou plutôt d’un autre royaume, et la différence qui existe entre les deux, l’un étant éternel, l’autre n’étant qu’un songe, et ce qu’est aimer le Créateur ou la créature, ce que l’on gagne avec l’un et ce que l’on perd avec l’autre, ce qu’est le Créateur et ce qu’est la créature, et bien d’autres choses que le Seigneur enseigne avec vérité et clarté à ceux que Sa Majesté veut instruire, alors celui-là aimera bien différemment de ceux qui, comme nous, ne sont pas arrivés aussi loin.

32. Voir l’article de G.-J. MERLIN, « Le réalisme thérésien dans le “Camino” », Sainte Thérèse d’Avila : Colloque de Venasque, Sept. 1982 (Éditions du Carmel, 1983), p. 107 s.

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L’amour connaît une évolution, un développement et une croissance, à la mesure de l’union au Christ.

En vérité, il y a divers degrés dans cet amour, et il se fait plus ou moins reconnaître selon qu’il est plus ou moins fort. S’il est faible, il se manifeste faiblement ; s’il est puissant, il se manifeste puissamment, mais faible ou puissant, dès qu’il existe, l’amour de Dieu se manifeste toujours.

L’amour spirituel rend celui qui aime semblable à Jésus, il l’unit et le conforme à Lui.

7, 4

Je le répète, un tel amour retrace et imite de bien près celui que nous a porté Jésus, l’Amant par excellence. Ceux qui le possèdent font un immense bien, parce qu’ils prennent pour eux toutes les peines, et veulent que les autres en aient tout le profit. Les personnes qui sont l’objet d’une pareille amitié en retirent les plus grands avantages. Qu’on m’en croie, ou ces relations cesseront – du moins pour ce qui est de cette intimité toute spéciale –, ou l’on obtiendra de Notre-Seigneur de voir ses amis tendre, par le même chemin que soi, à la même patrie.

Aimer ainsi, c’est imiter Jésus, le suivre et le servir de la plus noble et la plus belle façon, c’est servir ses sœurs et frères et travailler à l’édification de l’Église. Son expression dans le quotidien est multiple, mais toujours on trouvera en elle un reflet de Dieu, du Dieu bon, patient, prévenant, humble, tendre et sage.

Ceux qui aiment Dieu véritablement, aiment tout ce qui est bon, veulent tout ce qui est bon, favorisent tout ce qui est bon, louent tout ce qui est bon, se joignent toujours aux bons, soutiennent et défendent les bons, aiment uniquement ce qui est vrai et digne d’être aimé (69, 3).

Nous pourrions conclure ici notre étude avec l’exhortation presque constante de sainte Thérèse à Le regarder.

IV. Regardez-Le ! Le terme « Regarder » revient 48 fois dans le texte du Chemin, alors qu’enseigner et apprendre

s’y trouvent respectivement 18 fois et 11 fois. La raison se découvre dans un passage du chapitre 42 (3) :

42, 3

Je ne vous demande pas de penser à lui, ni de forger quantité de concepts ou de tirer de votre esprit de hautes et subtiles considérations ; je ne vous demande que de fixer sur lui votre regard ! (…) Il estime tant ce regard que, de son côté, il ne négligera rien pour l’avoir.

2, 2

Gardez les yeux fixés sur votre Époux ! C’est la clé de l’enseignement de la suite du Christ chez sainte Thérèse : le regard fixé sur Lui,

nous nous décentrons de nous-mêmes et devenons ainsi libre pour l’aimer et le servir. – « Voir » d’ailleurs est un des thèmes principaux chez Thérèse. – Ce regard n’analyse pas, il accueille… relisons encore une fois le premier texte :

29

Je ne vous demande pas de penser à lui, ni de forger quantité de concepts ou de tirer de votre esprit de hautes et subtiles considérations ; je ne vous demande que de fixer sur Lui votre regard ! (…) Il estime tant ce regard que, de son côté, il ne négligera rien pour l’avoir.

Ce regard, Jésus l’attend, il le désire. C’est en le regardant que nous Lui deviendrons semblables. Le regardant toujours, nous serons toujours avec Celui qui est toujours avec nous, et nous le

suivrons, nous Lui serons unis jusqu’à Lui ressembler. L’Écriture, la liturgie de l’Église et l’oraison nous aident à cultiver ce regard.

V. L’Oraison Je vous ai promis une troisième partie au début de cette étude, et en guise de conclusion,

j’essaierai donc de préciser comment sainte Thérèse situe l’oraison par rapport à la relation avec le Christ et les éléments concrets qu’elle propose comme des moyens pour le suivre.

Et vous me diriez peut-être que je n’ai pas du tout parlé de l’oraison… En effet, je n’ai pas abordé la question directement - c’est tout simplement parce que depuis le premier texte jusqu’au dernier la place fondamentale de l’oraison semble tellement aller de soi, car elle est si intimement liée à tout l’enseignement de sainte Thérèse. Il suffit de reprendre chacune des citations dans ce sens. Faisant un rapide survol, nous pouvons affirmer que c’est dans l’oraison que nous rencontrons le Christ, c’est là qu’il nous enseigne et nous console ; c’est là que, libre de toute autre occupation, nous pouvons le regarder. C’est là qu’il nous conforme à Lui. C’est là qu’il apprend à aimer et à le servir en servant l’Église et nos contemporains.

Sur ce point, nous pouvons revenir à ce qu’en disent les Constitutions (n° 10) :

Par sa nature même, le charisme thérésien veut que l’oraison, la consécration et toutes les énergies d’une carmélite déchaussée soient orientée vers le salut des âmes.

A son époque, au moment de commencer la rédaction du Chemin de Perfection, sainte Thérèse disait : « Le monde est en feu ! » Nous aussi pouvons le dire (!) et reprendre ce qu’elle dit de la suite du Christ pour notre époque et nos contemporains, avec la même urgence ; car c’est notre affaire, notre souci premier, et notre responsabilité.

Mon cœur se brise à la vue de tant d’âmes qui se perdent ! (…) O mes sœurs en Jésus-Christ ! Aidez-moi à demander cette grâce au Seigneur. C’est dans ce but qu’il vous a rassemblées ici, c’est là votre vocation, ce sont là vos affaires, là doivent tendre vos désirs. C’est pour cela, mes sœurs, non pour les intérêts du monde, que doivent couler vos larmes et s’élever vos prières.

Nous pouvons terminer avec trois extraits des Constitutions : Au chapitre II sur la Suite du Christ, qui suit celui sur l’« Esprit de l’Ordre », nous lisons :

Regardant les vénérables pères de jadis, en particulier le prophète Élie, comme ses inspirateurs (C 11,4), l’Ordre prend une conscience plus vive de sa vocation contemplative, toute tendue à écouter la Parole de Dieu, à rechercher le trésor suprême, la Perle précieuse de son Règne, dans une grande solitude et un total détachement du monde (n° 2) pour réaliser une mission spéciale dans le corps mystique du Christ (n° 1). Par sa nature même, le charisme thérésien veut que l’oraison, la consécration et toutes les énergies de carmélites déchaussée soient orientées vers le salut des âmes. (n° 10).

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Annexe I : Répartition des références du Chapitre II des Constitutions (1991)intitulé :

« La suite du Christ et la consécration religieuse »

0

5

10

15

20

25

Vie 11Chemin 22Fondations 8Demeures 7PoŽsies 6Divers 10Lumen gentium 9Perfectae caritatis 23Droit canon 16

Annexe II : Des lectures de sainte Thérèse (indiquées par elle dans ses écrits) Vie – 3, 7 : Épîtres de saint Jérôme ; 4, 7 : Troisième abécédaire ; 5, 8 : Morales de Job de saint Grégoire le Grand ;

9, 7 : Confessions de saint Augustin (elle recommande ses écrits en divers endroits) ; 12, 2 : L’Art de servir Dieu par le franciscain Alonso de Madrid ; 23, 12 : L’Ascension au mont Sion par la voie contemplative, de Bernardino de Laredo, franciscain (Séville, 1535) ; 30, 2 : saint Pierre d’Alcantara, franciscain, auteur de petits livres en castillan sur l’oraison ; 38, 9 : La Vie du Christ (« Vita Christi Cartuxano. ») Ludolphe de Saxe (dit « le Chartreux »).

Fondations – 28, 41 : Louis de Grenade et Pierre d’Alcantara Constitutions – 8 : Les Chartreux (La vie du Christ), Flos sanctorum (la vie des saints, 1556 ou 1557), Contemptus

mundi (ou Imitation de Jésus-Christ de Thomas a Kempis), L’Oratoire des religieux (d’Antonio du Guevara) Lettres – 82, à Louis de Grenade

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Bibliographie

Secretariat pro Monialibus (Rome) N°4* - Le charisme thérésien N°13 - La suite du Christ et la consécration religieuse (la perspective thérésienne y est abordée)

Revues Carmel

1968-2 - La perfection chrétienne selon Ste Thérèse d’Avila. P. Emmanuel ocd 1969-3 - L’ascèse de Ste Thérèse d’Avila. P. Emmanuel ocd 1972-11 - Jésus-Christ à servir en accomplissant sa volonté sur la voie des conseils évangéliques / - Jésus-Christ à imiter dans le don total de sa vie, en s’engageant dans son mystère pascal de mort et de résurrection. 1981-4 - Cahier du centenaire 1983-3 - Esprit thérésien et zèle élianique chez les Carmélites 1986-1 - La pauvreté des Carmélites selon Ste Thérèse de Jésus. Une pauvreté apostolique. J Baudry ocd 1987-1 - La pauvreté des Carmélites selon Ste Thérèse de Jésus. Une pauvreté apostolique. J Baudry ocd (2° partie) 1993-1 * Rapports entre morale et mystique dans la pensée de Ste Thérèse de Jésus. J Baudry ocd * De Goedt M., Le Christ de Thérèse de Jésus (Desclée, 1993)

Vive Flammes

1962/5 Cahier du centenaire: - Ste Thérèse et l’Église. Mgr Théas - Ste Thérèse et l’Eucharistie. E. Renault (réédité dans Vives Flammes 1980/3) - Ste Thérèse et le Christ. Raymond de Jésus Marie