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SUR LA CONCEPTION ARISTOTELICIENNE DE L'ANALOGIE Philippe HUNEMAN 1 Aristote n'est ni le seul, ni le premier philosophe à faire usage de l'analogie. Mais à plus d'un titre le concept d'analogie subit chez lui un éclaircissement et un tournant décisifs. L'analogie, avec le sens de proportion, ou d'identité de rapports, a une signification majeure dans les mathématiques: analogia est la suite 2, 4, 8, 16, 32..., et le livre des Eléments d’Euclide concernant les proportions donne des concepts opératoires pour manier ce genre d’objets. Ce thème analogique faisait chez Platon l'objet d'un geste philosophique général : l'analogie de la cité juste et de l'âme juste quant à l'ordre de leurs parties respectives, analogie sur laquelle est construite La République. Sans vouloir décider de grandes options d'interprétation de la pensée du Stagyrite - en particulier sur le sens des catégories – cet article entend faire le point quant à l'usage aristotélicien du terme « analogie » 2 . Précisons 1 [email protected] , Institut d'Histoire et de Philosophie des Sciences et des Techniques, Paris I-CNRS, UMR 8590, 13 rue du Four, 75006 Paris. 2 Mary Hesse dans son article classique sur « Aristotle’s logic of analogy » soutient elle aussi qu'Aristote maintient une

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SUR LA CONCEPTION ARISTOTELICIENNE DE L'ANALOGIE

Philippe HUNEMAN1

Aristote n'est ni le seul, ni le premier philosophe à faire usage de l'analogie. Mais à plus d'un titre le concept d'analogie subit chez lui un éclaircissement et un tournant décisifs. L'analogie, avec le sens de proportion, ou d'identité de rapports, a une signification majeure dans les mathématiques: analogia est la suite 2, 4, 8, 16, 32..., et le livre des Eléments d’Euclide concernant les proportions donne des concepts opératoires pour manier ce genre d’objets. Ce thème analogique faisait chez Platon l'objet d'un geste philosophique général : l'analogie de la cité juste et de l'âme juste quant à l'ordre de leurs parties respectives, analogie sur laquelle est construite La République.

Sans vouloir décider de grandes options d'interprétation de la pensée du Stagyrite - en particulier sur le sens des catégories – cet article entend faire le point quant à l'usage aristotélicien du terme « analogie »2. Précisons d'emblée que, pour Aristote, l'analogie n'est pas un type de raisonnement (le « raisonnement analogique ») qui donnerait lieu à un examen épistémologique, mais relève d'un problème ontologique, celui de l'unité de l'être ; si l’on veut y voir une figure de discours, son examen appartiendra à la Poétique. Le problème que l'on pourrait qualifier d'ontologique sera envisagé dans un premier temps, afin de comprendre le concept d'analogie qui en découle ; outre la Métaphysique, on fera appel à l'Ethique à Nicomaque. Dans un second temps, on suivra l'usage opératoire du concept d'analogie chez Aristote, en particulier dans la Physique et dans l'Histoire

1 [email protected], Institut d'Histoire et de Philosophie des Sciences et des Techniques, Paris I-CNRS, UMR 8590, 13 rue du Four, 75006 Paris. 2 Mary Hesse dans son article classique sur « Aristotle’s logic of analogy » soutient elle aussi qu'Aristote maintient une étroite connexion entre le problème de l’argument analogique dans les sciences, et la question métaphysique de la prédication analogique. «  Il avait raison, cependant, de voir un lien étroit entre les pseudo-analogies (selon lui) de la science et les vraies analogies de la métaphysique », p. 340.

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des animaux, et on verra comment celui-ci se rapporte au problème ontologique de l’analogie.

LE PROBLÈME ONTOLOGIQUE

Nous allons retracer le problème par lequel apparaît chez Aristote un certain type de prédication analogique, qu'il ne nomme toutefois pas ainsi, mais qui relèvera pour nous de l'analogie, non seulement parce que Thomas et la scolastique l'ont avec une certaine distorsion désignée ainsi, mais aussi et surtout parce que chez Aristote lui-même, cette prédication se lie avec la classique analogie de proportion selon une relation spécifique que nous interrogerons plus loin. Cette analogie est traitée dans la Métaphysique aux chapitres G, D, Th. Un discours sur l'analogie de proportion se retrouve dans la Physique, dans l'Ethique à Nicomaque, dans la Poétique au chapitre sur la métaphore, et dans les Topiques3.

Le concept ontologique

Ce concept ne saurait être abordé sans rappeler les principes fondamentaux de l'ontologie aristotélicienne, car il se construit à partir des problèmes qui découlent de l'emploi de ceux-ci.

La question de l’unité de l’être

L'affirmation aristotélicienne majeure est la suivante : « Pollakôs legetai to on » (l'être est dit en plusieurs sens)4. C'est là le constat problématique initial de la métaphysique aristotélicienne, par lequel sont d'emblée interdites les considérations immédiates sur l'Etre ou l'Un en général, qui mèneraient finalement à ce que l'on pourrait appeler un certain platonisme.

Ces sens de l'être, c'est-à-dire les grands registres de signification selon lesquels le mot « être » est prononcé, sont5 :

3 Les citations de la Métaphysique, de l’Ethique à Nicomaque, de la Physique, des Parties des animaux et de la Somme théologiques sont les nôtres. Pour les autres nous avons repris la traduction Tricot publiée chez Vrin, sauf pour l’Histoire des animaux, citée selon la traduction Gallimard. Le signe ns signifie « nous soulignons ». Les crochets [ ] signalent des explications intercalées par nous dans les citations.4 Aristote, Métaphysique, G.5 Sur cette quadripartition, cf. le commentaire de Heidegger dans Aristote, Métaphysique, Th. 1-3.

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a) être par soi / être par accident. L'arbre est, la couleur verte de l'arbre est aussi, mais celle-ci existe « par » l'arbre et non par elle-même : elle est « par accident ».b) être en acte / être en puissance. c) être vrai / être faux.d) être selon les catégories (substance, quantité, qualité, relation, temps, lieu, action, passion, possession, position). A ce sujet, il nous suffit de remarquer qu'on peut entendre celles-ci à la fois comme les plus grands genres de l'être6, et comme les grands genres de question que l'on peut poser au sujet de n'importe quel étant : qu'est-ce que c'est ? (Catégorie de l'ousia, de la « substance ») ; comment c'est ? (qualité) ; combien c'est? (quantité) ; où c'est ? (lieu), etc.7.

Dans tous les cas, en chacun des quatre registres on use du même nom : « être ». Or lorsque apparaît une identité de nom, la logique d’Aristote distingue deux possibilités : « homonymes » (« les choses dont le nom seul est commun tandis que la notion désignée par le nom est diverse »8, dont les exemples sont le chien-animal et le chien-constellation), ou « synonymes » (à la fois communauté de nom et « communauté de logos, de notion », c'est-à-dire que les entités dont on prédique ces noms appartiennent à un même genre, comme pour « animal » désignant « homme » et « bœuf »). Il est évident qu'entre tous les sens de « être » il n'y a pas homonymie, autrement dit qu'on ne pourrait pas, par convention, utiliser quatre mots différents pour les quatre grands sens de « être », comme cela serait possible pour le mot « chien » si l'on voulait éliminer son homonymie.

Mais pour l'être, l'identité de nom n'est pas davantage une unité générique. « Ni l'être ni l'Un ne sont genre des êtres »9, telle est la seconde thèse fondamentale de la métaphysique aristotélicienne, qui conduira à dessiner la question à laquelle va s'ordonner le concept d'analogie. Le nerf de l'argument d'Aristote pour cette thèse est le suivant : il est nécessaire qu'un genre ne puisse pas s'attribuer à ses différences. Ainsi, « à poils » et « à plumes » déterminent deux espèces du genre « animal », mais c'est

6 Insister sur cet aspect relève de l'interprétation « ontologiste », par ex. Bonitz, « Über die Kategorien des Aristoteles », pp. 591-645.

7 Trendelenburg, Geschichte der Kategorienlehre, a insisté surtout sur cette dimension grammaticale des catégories ; il est à l'origine de la thèse, reprise et développée par Benvéniste dans un article fameux (« Catégories de langue et catégories de pensée »), selon laquelle en inventoriant les catégories de pensée, Aristote n'a fait que suivre les grandes structures de la langue grecque. Sur tout ceci, cf. les développements de Brentano, De la diversité des acceptions de l'être chez Aristote, ch.V. Dans ce livre, Brentano tente une déduction des sens de l'être à partir de l'être par soi, qui signifie la substance, et dans la mesure où toutes les autres catégories peuvent être pensées comme les accidents de la substance. Il entend par là concilier les deux types d'interprétation mentionnés. 8 Aristote, Catégories, I, 1a1.

9 Aristote, Métaphysique, B, 998b22.

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précisément dans la mesure où la signification « animalité » n'est pas comprise dans la définition de chacun de ces deux prédicats. Or si l'être était un genre, il y aurait des différences spécifiques qui le divisent (telles que « avec poils » et « dépourvu de poils » pour « animal »), et ces différences seraient, donc appartiendraient au genre être10. Cela est en contradiction avec la nature d’un genre ou d’une différence spécifique. Mais alors quelle est cette unité non-générique de l'être, dans la mesure où, n'étant pas homonymique, elle est davantage qu'une unité de nom ?

La question métaphysique, ici, est urgente parce que l’enjeu n’est rien de moins que la possibilité d’un savoir de l’être, et donc de ce qu’on pourrait appeler un savoir fondamental ou fondateur. En effet : « A genre un, science une », telle serait la position théorique de la philosophie aristotélicienne – pas de passage d'un genre à un autre, métabasis eis allô genos11. Car une science est fondée sur des axiomes (principes logiques communs) et des « principes propres », qui se donnent par une intuition de la chose, et sont ceux du genre. Donc on ne peut connaître dans un autre genre (par exemple connaître mathématiquement les êtres en mouvement) que « par accident »12. Si l'être n'est pas un genre, comment faire alors une « science de l'être en tant qu'être », qui est le programme qu'Aristote assigne à la philosophie première – science qui n'est pas une métaphysique vide, parce que c'est en elle seule que peuvent être pensés les principes communs à tous les êtres (les axiomes), sur lesquels reposent toutes les sciences ? Tel est l’enjeu épistémologique de la question métaphysique de l ‘unité des sens de « être ».

La prédication « par un principe unique »

Pour ce qui est de la pluralité des catégories13, Aristote va déterminer leur unité en Métaphysique G, dans un passage qui définit le sens ontologique de l’analogie14. Entre santé, médicaments, guérison, promenade, etc., c'est-à-

10 Dans la mesure où lorsque je dis « l'homme est musicien », j'affirme l'unité d'un homme et du musicien, et lorsque je dis « un homme », je sous-entends toujours « un homme est », l'Etre et l'un présentent ce que les Médiévaux, avec Philippe Le Chancelier après Averroës, ont appelé une convertibilité. Lorsque le premier est signifié, le second l'est toujours aussi. C'est pourquoi la démonstration vaut aussi pour l'Un qui lui non plus ne sera pas un genre.11 Aristote, Seconds Analytiques, I 7.12 ibid., I 9.13 Pour les trois autres sens de être, la question de l'unité est laissée en suspens dans l'aristotélisme.14 L'être se dit en plusieurs sens mais par rapport à un Un (pros'hén) et à quelque nature une, et pas homonymement. Mais de même que tout ce qui est sain est relatif à la santé (pros'hygieia), cette chose-ci la gardant, celle-là la produisant, celle-là selon qu'elle indique la santé..., de même que le médical est en vue de la médecine (pros iatrikèn) (médical en effet se dit de ce qui a la médecine, de ce qui lui est naturellement propre (euphuès), de ce qu'est le

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dire entre tout ce que l'on dit être « sain », il y a une unité qui n'est pas subsomption sous une rubrique unique (kath'hèn), comme la subsomption des espèces sous un genre. Ce n'est pas une unité fondée sur un genre, mais une prédication par un principe unique (pros mian archèn) – la différence étant en grec supportée par le jeu des prépositions kath / pros. Dans la série donnée par l’auteur en exemple, la santé est ce fondement, le sain est ce qui est prédiqué. Pour l'être, la catégorie de l'ousia est ce qui fonde et correspond donc à la santé15. Vis-à-vis d’elle, on trouve les autres catégories : « affection », « chemin », quantité, qualité, etc. Et de même que les choses saines sont dites telles parce qu'elles ont un rapport à la santé, de même on dit « c'est vert », « c'est grand », etc, en faisant usage des catégories, parce que chaque catégorie renvoie selon un mode particulier, à l'Ousia. C'est la communauté de ce renvoi qui fait l'unité de l'être. Chaque catégorie répond à une question sur l'ousia : comment est (l'ousia) ?, où est (l'ousia) ?, etc. En ce sens l'ousia est l'être au sens fondamental parce que toutes les attributions d'être la présupposent. « Etre » signifie soit être une ousia, soit quelque chose par rapport (pros) à une ousia. C'est pourquoi les catégories sont les diverses façons de se rapporter à l'ousia et les divers sens de « être ». Mais les catégories ne sont pas des espèces de l'ousia, pas plus que le remède et l'animal non-malade ne sont des espèces de santé16.

La différence entre l'ousia et les autres catégories recouvre, il faut le noter, une différence grammaticale : l'ousia ne se laisse prédiquer de rien, alors que les autres catégories concernent ce qui se laisse prédiquer. La structure des catégories est à la fois ontologique et linguistique, et il nous semble que l'on ne saurait effacer ici l'un ou l'autre aspect par une réduction toujours arbitraire : car cette unité du linguistique et de l'ontologique est ce qui rend le monde dicible pour nous.

travail de la médecine, et on peut encore dire cela d'autres choses semblables) – ainsi l'étant (on) se dit multiplement (pollakôs) mais tous ces sens (se disent) selon un principe unique (pros mian archèn). Les êtres se disent, en effet, qu'ils soient ousia (« substance », avec les réserves d'usage sur la traduction ; cf. sur ce point : Courtine, « Histoire d’un mot ») affection (pathè) de l'ousia, chemin vers l'ousia, ou sa destruction ou sa privation ou ses qualités, ou génératrices de l'ousia ou de ce qui est dit relativement à l'ousia, ou la négation de l'ousia. Ainsi nous disons que le mè on, (le non-être) est non-être. Métaphysique, Th 1, 1003 a 34.15 Mary Hesse remarque que la comparaison est en quelque manière malheureuse car si la santé cause ce qui est sain, ce n est pas le cas dans la relation de l’ousia aux autres catégories. Cette difficulté a entraîné en particulier de nombreuses interprétations théologiques d’Aristote par les scolastiques, ou l’analogie Dieu – créatures, qui reprend l’analogie de l’être, peut alors se redoubler d’un rapport causal qui la sous-tend.16 Novak donne une interprétation de la fonction de l’ousia et particulièrement des deux genres d’ousia distingués par Aristote (i.e. individus et espèces) en particulier à partir des 5 premiers chapitres des Catégories. « Towards understanding Aristotle’s categories », pp. 121-122.

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Cette analogie ontologico-linguistique comme legein pros mian arkhèn se retrouve lorsqu’il s’agit d’exposer le type d’unité propre à un concept ontologique majeur. Ces concepts, en effet, s’appliquent par définition à plusieurs genres, la prédication qui les attribue a donc une unité qui sera du même type que l’analogie qu’Aristote a exposée pour l’être. Cette stratégie d’explicitation des concepts ontologiques concerne le concept de puissance et le concept d’Un.

Ainsi, la puissance, dunamis, concerne aussi bien les choses incorruptibles, qui ont une puissance d’agir, que les choses corruptibles, qui peuvent pâtir. Cette différence de genre n’empêche pas qu’on puisse parler analogiquement de substance, parce qu’à chaque fois que la puissance est attribuée, on se réfère au même principe de changement, qu’il soit dans un autre ou dans soi en tant qu'autre17. De la même manière, l’unité, qu’elle soit prédiquée sous la figure de la continuité, de l’unité spécifique, d’un genre, renvoie toujours a un principe d’unité, qui est précisément l’unité d’une ousia sous-jacente18.

L'ANALOGIE DE PROPORTION

Qu’en est-il alors de l’analogie de proportion, au sens d’une identité de rapports, que nous entendons le plus souvent sous ce mot ?

Que dit alors explicitement le Stagirite de ce concept ? Quelques lignes de la Métaphysique, mais surtout les textes consacrés au discours (la Poétique et les Topiques) envisagent cette figure de pensée. Au livre D de la Métaphysique, au chapitre sur l'unité, on lit qu'il y a plusieurs types d'unité : « selon le nombre », « selon l'espèce » [= la définition (logos) est une], « selon le genre » [= ayant le même schéma de catégorie], « selon l'analogie », c'est-à-dire précisément « celles qui sont comme une chose est à une autre (hosa ekhei ôs allo pros allo) »19. Et toujours le type ultérieur d'unité accompagne (akolouthei) l'antérieur : les choses unes selon l'espèce le sont selon le genre... – mais tout ce qui est un selon l'espèce ne l'est pas selon le nombre, de même que tout ce qui est un selon l'analogie ne l'est pas

17 « Par rapport à la même espèce (elles) sont toutes de quelque principe et se disent par rapport à quelque puissance première et une, qui est » (Métaphysique, 1046a6, Th 1, ns).18 « La plupart sont dits un selon une autre chose, soit produite, soit soufferte, soit en relation avec, qui est une, et ceux qui sont dits principalement un sont ceux dont l'ousia est une ; une selon la continuité, ou selon l'espèce, ou selon la définition ; car ceux que nous comptons parmi les multiples sont soit les non-continus, soit ceux dont l'espèce n'est pas une, soit ceux dont la définition n'est pas une ». Aristote, Métaphysique, D, 1016b17.19 Aristote, Métaphysique, D, 1016b37, ns, ainsi que dans Poétique 21, 1457b17 : « Quand la deuxième est à la première de la même manière que la troisième est à la quatrième  ». Ou encore Topiques I 18.

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forcément selon le genre. Dans cette problématique, l'analogie de proportion a donc en commun avec l'analogie ontologico-linguistique qu'elle signifie une unité non-générique, un type d'unité trop lâche pour être générique, c'est-à-dire embrassé sous un même concept, mais qui pourtant n'est pas encore pure multiplicité. Ainsi la vieillesse et le soir n'ont rien à voir l’un avec l’autre, mais selon l'analogie, ils tombent sous une certaine unité (la vieillesse comme soir de la vie). D'où le fait que l'analogie de proportion implique aussi la présence d'une différence sans laquelle il n'y aurait même pas lieu de parler d'analogie : « Le différent se dit des choses autres qui ont quelque chose de même, non selon le nombre, mais selon l'espèce ou le genre ou l'analogie »20.

L'analogie de proportion sert alors, en tant qu’autre, de type de prédication non-générique, à expliciter des notions ontologiques fondamentales21. L’analogie ontologico-linguistique permettait d’articuler un concept unitaire de dunamis ; l’analogie de proportion sera, elle, requise par Aristote pour penser l'acte comme tel, l'energeia.

« Ce dont nous parlons peut clairement selon l'induction (épagogè) être dit, et il ne faut pas chercher à tout déterminer, mais voir selon l'analogie (ns) : le fait que comme le bâtiment est au bâtisseur, l'éveillé à l'endormi, le voyant à celui qui a la vue mais ferme les yeux, le séparé de la matière à la matière, le travaillé au non-travaillé ; la première partie dans ces différentes relations est l'acte, la seconde la puissance. Mais tout n'est pas dit en acte de la même façon, mais selon l'analogie – comme cette chose est dans ou par rapport à telle autre, celle-là l'est dans ou par rapport à cette dernière (ns). En effet, les unes sont dites en acte comme le mouvement par rapport à la puissance [marcher, etc.], les autres comme l'ousia par rapport à quelque matière »22.

L’action fait de la matière une chose dotée d’une forme. Le mouvement actualise ce qui est en puissance en tant qu'il est en puissance, tandis que l'acte actualise la matière comme telle, c'est-à-dire selon sa potentialité de 20 Aristote, Métaphysique, D 9, 1018a12.21 Par exemple les notions de causes et d’éléments, en Métaphysique, L 4-5, 1096b31 : « Les causes et les principes de choses autres sont autres, mais si on en parle universellement et selon l'analogie ce sont les mêmes pour toutes » ; ou la signification du concept de substrat, en Physique  I 7, 191a8 : « La nature substrat est connaissable par analogie. En effet, de même que se rapporte l'airain à la statue, le bois au lit, la matière et l'informe avant qu'il ne prenne forme à quelque chose d'autre qui a une forme, de même celle-ci [la nature comme substrat] se rapporte à l'ousia, à l'individu, à l'étant ». 22 Aristote, Métaphysique, Th. 6, 1048a35. Dans la dernière phrase, « les autres », ce sont les actions au sens propre, telles que « voir », « marcher », pour lesquelles le parfait et le présent sont simultanés; « les unes », ce sont les mouvements, tels que « maigrir », qui sont en quelque sorte des actes « inachevés », parce que leur fin leur est extérieure.

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devenir un type d'ousia. Ainsi, par l’acte de la pensée, l’intellect patient, qui est en puissance les intelligibles, devient les intelligibles en acte, comme le développe Aristote dans la dernière partie du Traité de l’âme23. L'analogie entre mouvement et acte de l’ousia, dont traite la dernière phrase du premier passage cité pour unifier ces deux genres d’actes, consiste dans un même rapport, là à la puissance, ici à la matière (d'où l'assimilation qu’accomplira Aristote entre puissance et matière au livre H).

En Métaphysique Thêta 6, Aristote est finalement face à un problème semblable au précédent24 : il y a bien quelque chose que l'on voudrait nommer l'être en acte, dont nous pouvons pointer les occurrences – le voyant, l'éveillé, le marchand... – mais en même temps ces occurrences ne sont pas des exemplaires d'un genre unique, de sorte qu'on ne peut pas donner une définition de l'être en acte par les caractères communs de ses occurrences (au contraire de ce que l'on ferait pour définir un genre). A la question « qu'est-ce que l'être en acte ? », on ne peut que répondre par une série infinie de définitions ostensives : montrer le savant en exercice, l'homme qui marche, etc. Mais du fait que cette série n'est pas une pure multiplicité sans unité, il faut donc arriver à donner une idée de ce qu'est l'energeia sans épuiser la série.

Ici intervient l'analogie : ce qui fait l'unité, c’est le rapport entre chacun des termes désignés et un autre, cet autre ayant été défini comme en puissance. Le marcheur se rapporte à l'homme immobile comme l'éveillé au dormeur, le savant à l'ignorant, etc. L'unité d'un tel rapport permet de conférer une signification unique à l'energeia, concept qui n'est pas définissable comme un genre (par caractères communs), ni directement par une unique définition ostensive. En un sens, l'analogie répondrait au problème suivant : à quelles conditions un concept pensable uniquement comme « liste » est-il susceptible d'être dit en faisant l'économie de l'énumération de la liste ?

LES DEUX ANALOGIES

Dans la mesure où les analogies ontologico-linguistique et de proportion ont pour fonction, à chaque fois, de rendre possible une prédication transgénérique, on voit qu'il n'est à première vue pas illégitime de les rapprocher sous le titre d'analogie, même si l'on doit se garder de les confondre. Leur confusion a été précisément le fait de Thomas d'Aquin qui,

23 Aristote, Traité de l’âme, III, 4. On a là les deux passages de la puissance à l’acte dont parlait Brentano : le réversible (passage au devenir), et l'irréversible (acte), dans De la diversité des acceptions de l'être chez Aristote, ch. IV, § 2, pp. 63-65.24 Aristote, Métaphysique, G, vu dans « Le concept ontologique ».

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mettant Dieu à la place de l'Ousia dans l'analogie ontologico-linguistique, a pu ainsi dire que le prédicat « être » était aux créatures ce que le prédicat « être suprême » était à Dieu. Car si l'analogie est de proportion25, la manière dont Thomas va expliciter cette analogie se fera selon l'analogie ontologico-linguistique d'Aristote, avec l'opposition du « sous un seul » et du « par rapport à un seul principe »

« Dans les choses dites par analogie il n'y a pas une notion commune (una ratio) comme dans le cas de l'univocité, ni des notions totalement diverses comme dans le cas de la pure équivocité, mais le nom dont est dite ainsi une multiplicité signifie selon des proportions diverses par rapport à une chose une »26.

L'exemple qui suit est l'exemple aristotélicien du sain qui signifie par rapport à la santé : « ainsi, que le sain soit dit de l'urine signifie qu'elle est un signe de la santé, et qu'il soit dit de la médecine signifie qu'elle est une cause de la santé ». L'analogie de proportion est finalement réinterprétée comme analogie ontologico-linguistique, centrée sur l'ens, l'essence, équivalent de l'ousia : « dans la prédication tous les termes univoques se ramènent à un terme premier, non univoque, mais analogue, qui est l'ens, l'essence »27.

Sans aller jusqu'à cette confusion dont les conséquences furent fondamentales pour le débat scolastique sur l'univocité de l'être et sa réinterprétation par Descartes puis Spinoza, on peut néanmoins se demander quels sont chez Aristote lui-même les rapports liant ces deux types d'analogie. Pour deux prédicats tombant sous deux catégories (par exemple le sept pour la quantité, et le blanc pour la qualité), une analogie de proportion s'instaure entre les deux, dans la mesure où chacun se rapporte pareillement au genre (le sept est à la quantité ce que le blanc est à la

25 « Nomina dicuntur de Deo et creaturis secundum analogiam, idem proportionem » : « les noms sont attribués à Dieu et aux créatures selon l'analogie, c'est-à-dire selon une proportion. ». D’Aquin, Somme Théologique, Q.13, art.5, p. 40.26 Ibid, ns. La dernière proposition, « significat proportiones diversas ad aliquid unum », contient toute l'hésitation de l'Aquinate, puisqu'elle juxtapose les deux traits caractéristiques de chaque analogie selon Aristote : le « ad aliquid unum », qu'elle éclaire par le « proportiones ». On relèvera aussi que le « équivoque » de Thomas correspond à l'homonyme d'Aristote, et son « univoque » au synonyme d'Aristote. Néanmoins, il y a un déplacement fondamental opéré par la scolastique et surtout par les Scotistes, comme le note O. Boulnois, dans son commentaire des textes de l'Ordinatio (3 et 8) de Duns Scot sur l'univocité : la synonymie concerne les choses et leurs noms (être « synonyme » c'est avoir le même nom) chez Aristote, tandis que pour les scolastiques, l'univocité porte sur les concepts. « L'univocité n'est plus ici le décalque du grec sunônumos, qui désigne des choses identiques, par le nom et par le sens (logos), suivant une problématique qui recherche les diverses significations de l'être à partir de son énonciation, mais l'unité de sens est maintenant ramenée à l'identité d'un concept. La question s'est donc déplacée de la sémantique à la logique. », p. 13.27 D’Aquin, Somme théologique, § 13 q 5, p. 43.

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couleur). En particulier, lorsque l'on prend les prédicats qui sont principes dans leurs genres (le droit pour la longueur, l'impair pour les nombres, toujours formés à partir de lui, et le plat pour la surface), on est en présence d'une relation analogique généralisée entre les principes : « Dans chaque catégorie de l'être il y a une analogie : comme le droit l'est dans la longueur, le plat dans la surface, l'impair également dans le nombre et le blanc dans la couleur »28.

Plus généralement, si on examine l’explication de son analogie ontologico-linguistique par Aristote, on remarque qu’elle use, dans sa structure, de l’analogie de proportion.

Ousia Analogie comme identité de rapports SantéEtre____________________________________________Sain

Qualité Salubre Quantité Mesuré Lieu Séjour salutaire

Dans le sens vertical, nous avons l’analogie aristotélicienne comme « prédication par rapport à un principe unique » ; dans le sens horizontal, nous avons une analogie de proportion, puisque le mesuré est à la santé ce que la quantité est à l'ousia, et que ce rapport identique est précisément la prédication elle-même, qui d'un côté dit « sain », de l'autre dit « être ». Dans le texte cité, Aristote n'emploie d'ailleurs pas le mot « analogie » pour nommer cette unité, ni pour nommer le modèle de correspondance qu'il propose entre l'être (respectivement le sain), l'ousia (respectivement la santé) et les autres catégories.

Pour comprendre alors ce qu’il en est du rapport de ces concepts apparemment liés, mais dont la Métaphysique ne thématise pas l’articulation, il faut s’adresser à d’autres textes. On sait qu'il y aura de l'analogie partout où une multiplicité, un pollakôs ne rentrera pas sous un genre. Or c'est ce problème que se pose Aristote dans l'Ethique à Nicomaque à propos du Bien29.

Car le Bien a plusieurs sens, qui naissent de son application sous les différentes catégories30. On a donc un problème identique à celui qui se

28 Aristote, Métaphysique, N6, 1093b18.29 Aristote, Ethique à Nicomaque, I 4.30 Il se dit dans le ce-que-c'est (ti esti), dans la qualité et la relation. De plus, le par-soi et l'ousia sont premiers selon la nature devant la relation (celle-ci semble un descendant et un accident de l'être). Ainsi, il n'y aurait pas d'idée commune pour ces choses-là. En outre, puisque le Bien se dit d'une façon égale à l'être (isakôs toi onti) , (car il se dit dans la [catégorie du] quelque chose (ti), tel le dieu et le noûs, l'esprit [ce sont là les êtres que l’on peut qualifier de bons] ; dans la [catégorie du] comment : les vertus [puisque ce sont les bonnes manières d’agir] ; dans le combien : la mesure ; dans la relation : l'utile ; dans le

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posait pour l'être, et dans les mêmes termes31. Ainsi, si le Bien était une Idée, comme le pensait Platon, il y en aurait une science. Or non seulement il y en a plusieurs, mais même quand il s'agit du Bien sous une catégorie, les sciences sont diverses. Pour le Bien comme mesure, il y a du côté de la nourriture la médecine, du côté de la peine la gymnastique. Pour le Bien comme occasion, on retrouve cette dualité : à la guerre correspond la science du Bien qu'est la stratégie, à la maladie correspond l'hygiène.

Si on distingue maintenant les biens par soi de ceux que l'on vise afin d'atteindre d'autres biens32, est-ce que ceux-là se disent sous (kata) une Idée unique ? Telle est la question : l’unité du Bien comme Bien désirable par soi permet-elle de le dire une Idée ? Quoiqu’il en soit, si cette Idée est le seul bien, elle est une forme vide (car alors que sont les autres Biens ? aucun individu n'entre sous cette idée) ; sinon il faudrait « quelque chose de commun entre les biens », qui serait « la notion » (logos) du bien. Mais, ajoute Aristote, « les notions de l'honneur, de l'agréable et de la prudence sont autres et diffèrent sous le rapport du bien »33. En effet, comme l'enseigne le sens commun, elles peuvent se contredire – autrement dit, pour passer de la prudence à l'agréable, on ne change pas une spécification d'un noyau commun. Donc « le Bien n'est pas quelque chose de commun sous une idée unique [un genre] ». Mais les biens divers ne sont pas non plus des homonymes « de fortune ». On a ici le même problème que pour l'être dans Métaphysique G, donc on attend une analogie ontologico-linguistique pour la résoudre.

Or Aristote continue ainsi : « Mais les Biens ne sont-ils pas dits tels, tous à partir d'une unique chose (aph'enos), ou tous parfaisant une chose (sunteleion pros'hé), ou plutôt Uns selon l'analogie (kat'analogian) ? En effet, comme la vue est dans le corps, le noûs est dans l'âme, et une autre chose dans une autre chose »34. Ainsi, on trouve pour solution ici une analogie de proportion. En effet, à chaque fois se présente le même rapport du bien particulier à la catégorie sous laquelle il entre : ce que la mesure est à la quantité, l'occasion favorable (kairos) l'est au temps. L'unité du concept de bien, c'est la permanence de ce type de rapport entre les divers biens et les catégories sous lesquelles ils se rangent.

Mais en poursuivant l'analyse du texte, on peut voir que cette solution n'exclut pas une analogie ontologico-linguistique. Dans l’Ethique à

temps : l'occasion ; dans le lieu : le séjour salutaire ; et d'autres choses encore), il est clair qu'il n'est pas une chose universelle et une, car sinon il ne se dirait pas dans plusieurs catégories, mais dans une seule. Aristote, Ethique à Nicomaque, 1096a19.31 Mary Hesse traite elle aussi de ce passage, « Aristotle’s logic of analogy », 334. Elle examine l’analogie œil-esprit.32 Aristote, Ethique à Nicomaque, 1096b13.33 ibid., 1096b24.34 ibid., 1096b32.

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Nicomaque, Aristote demande en effet : « quel est cela qui à chaque fois est un bien ? »35, et répond : « Serait-ce ce en faveur de quoi tout le reste est fait ? Cela en effet dans la médecine est la santé (...) et dans tout choix et action la fin (telos). En effet en vue de cela tout le reste est accompli »36. Or le plus achevé (teleion, la fin qui est vraiment accomplie) est le plus désirable pour soi-même. Et finalement « le bonheur semble être surtout cela »37.

Mais Aristote signale qu'il « est de toutes choses la plus désirable, sans pouvoir être compté avec elles »38 (car sinon on lui en ajouterait une prise parmi celles-là et il y aurait un bien plus grand...). Donc à la fois il est le Bien par excellence, et à la fois il ne fait pas partie des biens. Par ailleurs, il est défini à partir de « l'activité (ergon) propre » de l'homme, comme « acte de l'âme selon la raison (logos) »39.

On remarque alors la similarité de cette structure bonheur/biens-selon-les-diverses-catégories (a) avec le rapport substance/prédicats-selon-les-diverses-catégories (b), analysée en Métaphysique G. Ici (en b) le premier terme est par soi, les autres sont pour elle ; là (en a), si les biens divers sont tous dits être Bien, c'est non seulement parce qu'ils ont tous le même rapport à leur catégorie, mais encore qu'ils renvoient tous à un même sens, le bonheur, qui est la fin parfaite.

Si les biens des diverses catégories sont dits biens, c'est finalement qu'ils concourent tous, ou se rapportent tous, à la fin propre de l'homme. Le rapport commun entre un bien et sa catégorie est le même pour chacun des biens40 ; on voit maintenant que c'est un rapport d'accomplissement de fonction, propre à « concourir au bonheur », et en cela consiste « le Bien ». Le Bien, c'est ce rapport, identique à chaque fois, qui nécessairement est dit « en vue » d'une chose une, la fin parfaite comme bonheur – de même que l'être était dans chacune des catégories leur rapport à l'ousia, et qu'ainsi il était nécessairement dit par rapport et en vue de l'ousia. D'où, comme pour le bonheur en éthique, la place spéciale de l'ousia en ontologie dans la série des catégories. L’ontologie est une ousiologie exactement de la même manière que l’éthique est une science du bonheur.

Autrement dit, on a aussi bien pour le Bien que pour l'être, une analogie de proportion : correspondance terme-à-terme de la série des déterminations (respectivement 3 - vert - ici) et de la série des catégories (respectivement quantité - qualité - lieu), du côté de l'être ; et correspondance terme-à-terme

35 ibid., I 5.36 ibid., 1097a25, ns.37 ibid., 1097a28.38 ibid., 1097b16.39 ibid., 1097a8.40Au sens où la mesure est à la quantité ce que l’occasion favorable est à la catégorie du temps, le séjour salutaire à la catégorie du lieu, et ainsi de suite.

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de la série des biens (respectivement mesure - agréable - habitat) et des catégories, du côté du Bien. Néanmoins les catégories sont en premier lieu les sens de l'être.

Mais en outre et du même coup, on a pour les deux une analogie ontologico-linguistique, en laquelle les divers biens sont dits « être des biens » par rapport à la fin parfaite, et les déterminations des catégories, donc les catégories, sont dites « être » par rapport à l'ousia ; car au fond ce qu’ont en commun les rapports biens-catégories et prédicats-catégories est à chaque fois un certain rapport au bonheur ou à l'ousia.

Ainsi en résumé nous avons deux analogies, toutes deux employées par Aristote et liées au problème d'une prédication transgénérique, et qui s'impliquent l'une l'autre, ou qui sont, selon les termes de Mary Hesse, dans une « continuité essentielle »41. Reste que si l'analogie a pu résoudre un problème ontologique concernant la possibilité d'une science de l'être et plus généralement la prédication transgénérique, si cette résolution a fourni l'architecture de son concept, si enfin grâce à elle Aristote a pu mener l'éclaircissement de certains concepts ontologiques majeurs inaccessibles à la définition, alors elle peut apparaître comme un outil pour l'établissement des connaissances. On va donc voir maintenant la problématisation de son usage par Aristote, et enfin l'usage qu'il en fait dans ses investigations scientifiques.

USAGES DE L'ANALOGIE

Le concept aristotélicien d'analogie a en effet deux faces : sa face ontologique, où il dérive de certains problèmes ontologiques spécifiques à partir desquels il se constitue, même s'il a fallu faire appel à des textes éthiques d'Aristote pour élucider cette constitution ; et sa face pragmatique, autrement dit son usage chez Aristote lui-même, ainsi que la problématisation de cet usage. Car, si une grande part de l'œuvre d'Aristote est consacrée à penser les formes du discours – qu'il soit scientifique (syllogistique), dialectique, rhétorique ou littéraire –, et si l'analogie est, comme on l'a vu, essentiellement ontologico-linguistique, alors, Aristote se doit d’envisager l'analogie comme figure du discours.

L'analogie comme figure du discours

Il est remarquable qu'Aristote ne parle quasiment pas de l'analogie dans les Analytiques, c'est-à-dire les pages consacrées à la démonstration et au

41 Hesse, « Aristotle’s logic of analogy », p. 328.

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discours scientifiques, mais qu'il la considère dans les Topiques et la Poètique, c'est-à-dire dans des ouvrages théorisant soit le discours littéraire soit le discours général, dialectique (au sens du savoir vraisemblable et sans démonstration scientifique)42.

Dans la Poètique, l'analogie est traitée au chapitre 21 comme un type de métaphore. « La métaphore est le transport d'un nom à une autre chose, soit du genre à l'espèce, soit de l'espèce au genre, soit de l'espèce à l'espèce, soit par analogie »43. L’analogie est une unification prédicative plus large que le genre. Elle permet d'attribuer à une chose le nom de celle qui occupe sa place dans le rapport analogique. Exemple : « il y a le même rapport entre la coupe et Dionysos qu'entre le bouclier et Arès ; le poète dira donc de la coupe qu'elle est le bouclier de Dionysos, et du bouclier qu'il est la coupe d'Arès ». Ou encore : le « soir de la vie » (Empédocle) pour dire la vieillesse. On remarquera néanmoins qu’analogie n’est pas synonyme de métaphore, mais qu’à l’égal du genre ou de l’espèce elle est un concept ontologique pour penser la métaphore comme figure de discours.

L'analogie intervient donc dans la théorisation des figures littéraires. Comme on pouvait s'en douter, c'est donc dans la Poètique que sa conception est le plus proche de la métaphore, sans toutefois s’y identifier. Mais en tant que figure du discours, sa fonction se lit dans les Topiques. A la fin de leur premier livre, Aristote pose le problème suivant : trouver une méthode pour rapprocher ou éloigner des significations. Un mot peut être, par rapport à ses différents sens possibles, synonyme ou homonyme. S'il est synonyme, les choses sont comparables facilement : « Les synonymes sont toujours comparables, étant donné qu'on dira toujours d'eux qu'ils sont au même degré ou que l'un est plus que l'autre » (T. I, 15, 107b16). Mais comment voir si un terme est un homonyme ? On peut pour cela énumérer ses contraires (voir s'il en a plusieurs), ou bien regarder « les genres de catégories auxquels il se rapporte et voir si ce sont les mêmes dans tous les cas ». L'exemple pris est justement le Bien (T 107b10). L'homonymie constitue alors « des différences de genres différents non-subordonnés entre

42 Le seul passage consacré à l'analogie dans les Analytiques est I 46, 51b25. Aristote s'y sert de l'analogie pour montrer la différence entre contraire et contradictoire (être non-bon, n'être pas bon), mais n'y thématise pas l'analogie. L'analogie s'y joue avec le rapport « connaître le non-bon / ne pas connaître le bien », qui est analogue au couple « être non-bon / ne pas être bon ». Car le savoir du Bien, étant savoir rationnel, est connaissance des contraires, donc la connaissance du non-bien accompagne la connaissance du bien, donc elle diffère de la non-connaissance du bien. Aussi leurs termes analogues, être non-bon / ne pas être bon, sont-ils différents (« Il n'y a pas identité entre n'être pas bon et être non-bon, car dans les choses par analogie, si les unes sont différentes, les autres le sont aussi  »). Le même rapport relie ici « connaître le non-bon » et « être non-bon » d'un côté, « ne pas connaître le bien » et « n'être pas bon » de l'autre. Ces deux paires sont donc différentes puisque les premiers termes sont différents.43 Aristote, Poétique, 1457b7, ns.

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eux » (T 107b25). Le concept de l’aigu fournit un paradigme de cette homonymie, puisqu’il se dit aussi bien dans ces genres hétérogènes que sont les figures et la voix.

Ce qu'on doit rechercher, en vue de faire le meilleur discours, c'est-à-dire le plus intéressant et celui qui convainc, ce sont les différences à l'intérieur d'un genre, ou dans des genres peu éloignés44. Sinon cela n'a guère d'intérêt (il s'agirait de phrases du type « un éléphant n'est pas un chapeau »). Inversement, il s'agit aussi de rechercher les ressemblances dans les choses appartenant à des genres différents. Alors, on retrouve l’intérêt de ce qui pour Aristote unit des significations en dehors des frontières de genre : l'analogie de proportion (c'est de celle-ci qu'il s'agira maintenant si l'on ne précise pas). Celle-ci possède deux modalités : elle peut être identité dans les façons d'être-pour-quelque-chose45 ou d'être-dans-quelque-chose46. Grâce à l'analogie, on peut donc trouver des proximités intéressantes entre des choses appartenant à des domaines différents. L'analogie est ici un topos obligé du bon discours.

A quoi sert-elle précisément ? D'un côté, la quête de l'homonymie vise à s'assurer que l'on parle de la chose même (ou au besoin à tromper l'autre) ; de l'autre, la découverte des différences sert « pour les raisonnements portant sur le même et l'autre, ainsi que pour la connaissance de l'essence de chaque chose » (car les différences aident à spécifier l'ousia)47. L'analogie, quant à elle, sera aussi utile « pour les arguments inductifs et pour les raisonnements hypothétiques – et pour les définitions »48.- inductifs : car il est plus facile d'induire si on connaît les ressemblances,- hypothétiques : car si a est ainsi, son analogue b est ainsi («  on admet généralement que ce qui est vrai dans l'un des cas semblables l'est dans l'autre »)49,- définitions : eu égard aux choses éloignées l’une de l’autre, l'analogie fournit le terme commun qui les définit : ainsi le calme et le silence seront du repos, ou encore « le point étant à la ligne ce que l'unité est au nombre », ils seront tous deux des principes50. Par l'analogie, il suffit d'avoir la définition d'un terme dans un genre pour avoir celle de l'autre.

On voit donc ici que :

44 Aristote, Topiques, I 16.45 La science est pour son objet ce que la sensation est pour le sensible.46 La vue est dans l'oeil ce que la raison est dans l'âme, ou le calme est dans la mer ce que le silence est dans l'air.47 Aristote, Topiques, 108a35-6.48 ibid., 198a35-6.49 ibid., 108b12.50 ibid., 108b25sq.

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1 : l'analogie permet d'entrevoir une signification unique à prédiquer de deux choses de genres différents51, et ainsi se prolonge en analogie ontologico-linguistique, dite « en rapport à une unité » ou pros'hén : c'est ainsi que dans l'exemple de définition du point ci-dessus, on retrouve l'unité non générique du principe52.

2 : l'analogie appartient plutôt à la dialectique qu'à la logique, parce qu'elle permet des opérations (induction, définition) qui ne sont pas considérées comme appartenant strictement à la science démonstrative, laquelle pour Aristote repose essentiellement sur les syllogismes. En particulier, elle aide à cerner l'essence et à la définir, alors qu'il n'y a pas de démonstration de l'essence, comme le montrent les Seconds Analytiques. Très exactement, l’usage de l’analogie appartient en quelque sorte à la dialectique au sens où celle-ci aide à trouver d'une part les principes généraux, tels le principe de non contradiction (dont on sait depuis Métaphysique G4 qu'il ne se démontre pas), et d'autre part les « principes propres » de chaque chose53, ceux-ci se montrant par « induction » (épagogè). Elle permet en quelque sorte de distribuer les genres et les grandes lignes de leur traitement54.

Reste à vérifier tout cela dans l'investigation théorique aristotélicienne concernant la nature.

Usage de l'analogie dans la Physique

Le texte canonique sur la nature est la Physique – plutôt que le contenu de la nature elle-même, Aristote y élucide les principaux concepts : mouvement, cause, lieu, temps… Dans le prolongement de ce que nous avons déjà vu, nous allons donc étudier comment l'analogie intervient dans la construction de cette élucidation, en particulier à propos du temps, parce qu'ici plusieurs domaines de l'être (espace, temps, grandeur) vont être impliqués par cette analogie.

51Le « principe » se prédique du point comme de l’unité.52 Aristote, Métaphysique, L 5.53 Aristote, Seconds Analytiques, II 19.54 Ceci explique l’attitude souvent méfiante d’Aristote envers ceux qui emploient l’analogie dans les sciences elles-mêmes. Lorsqu’Empédocle qualifiait la mer de « sueur de la terre », Aristote signalait, dans les Météorologiques (II, 357a26) : « Dire cela est peut-être approprié pour des raisons poétiques – car la métaphore est poétique – mais cela ne l’est pas pour comprendre la nature ». Les Topiques (VI 2) soulignent que « tout ce qui se dit par métaphore est obscur » (139a34). Or, dans la Poètique, l’analogie sous-tendait une espèce de métaphore. De plus, celui qui use de la métaphore pour une définition s’expose à voir celle-ci contestée par son adversaire en jouant sur les mots, c’est-à-dire en prenant les termes dans leur usage strict. Ainsi, celui qui définira la tempérance comme une harmonie se verra répliquer qu’une harmonie joue entre des sons, et que la tempérance, étant une vertu, n’est pas sonore.

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Grandeur, mouvement, temps

Dans la Physique, IV, 10-13, le problème du temps se pose à partir de ceci : on sait que le temps n'est pas le mouvement (car à la différence de celui-ci il est dans tout55), mais qu'il accompagne (akoluthei) le mouvement. Et Aristote poursuit :

« Le temps paraît toujours s'être écoulé de même que le mouvement. Or l'antérieur et le postérieur sont d'abord dans le lieu. Cela selon la position. Et puisque l'antérieur et le postérieur sont dans la grandeur, il est nécessaire qu'ils soient dans le mouvement, ces choses étant en analogie. Mais alors l'antérieur et le postérieur sont dans le temps, parce que celui-ci accompagne toujours celui-là »56.

Ainsi, il existe trois ordres, en relation de suivi hiérarchique : grandeur- mouvement-temps. L'analogie est la suivante : l'Antérieur (AN) est au Postérieur (PO) dans la grandeur ce que l'AN est au PO dans le mouvement. Le rapport d’ « accompagnement » de la grandeur et du mouvement est fondé sur la constance du rapport « antérieur /postérieur ». C'est celui-ci qui permet alors de penser le temps, puisque le temps accompagne le mouvement : « Nous disons qu'il y a temps lorsque l'âme distingue deux « maintenant » (nûn), l'antérieur et le postérieur »57. Le maintenant – ou instant – intervient donc dès qu'apparaît le temps, car c'est par lui que se révèlent comme distincts l'antérieur et le postérieur, de façon telle que le temps peut présenter un rapport AN/PO analogue à celui du mouvement, et donc qu’il peut accompagner le mouvement : « en effet, il semble que ce qui se détermine (horizomenon) par le maintenant est temps »58. Donc le temps peut être pensé à partir de deux coupures. Et l'instant se comprend à son tour à partir de l'AN/PO : « l'instant mesure le temps en tant qu'antérieur et postérieur »59.

Si l'on entend par nombre ce qui mesure en énumérant, le temps est alors comme un nombre : « car nous déterminons le plus et le moins selon le nombre, le plus et le moins dans le mouvement selon le temps : le temps est quelque chose comme un nombre »60. Le temps devient au mouvement ce que le nombre est à la grandeur61. D'où la définition du temps comme nombre du mouvement selon l'antérieur et le postérieur.

55 Aristote, Physique, 218b9.56 ibid., 218b9.57 ibid., 219a27.58 ibid. Sur cette détermination comme ouverture d’horizon, cf. le commentaire de Heidegger dans Grundprobleme der Phemomenologie, sect.II.59 ibid., 219b12.60 ibid., 219b2.

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L’instant, le transporté, le point

« Le mouvement accompagne la grandeur, le temps le mouvement »62. Alors le statut de l'instant peut se préciser, grâce à la notion du « transporté » (Phéroménon) et à son analogie avec l’instant : « le transporté est semblable au point, en tant que le point nous fait connaître le mouvement et l'antérieur et le postérieur en celui-ci »63. Dans un mouvement donné, ce qui est avant et ce qui est après, ce sont en effet les positions de l'objet transporté, de sorte que c'est bien le transporté qui donne à voir l'ordre du mouvement. En cela il est bien l'analogue du point : sur une ligne, l'ordre est celui des positions des points.

Or l'instant dans le temps va correspondre au transporté dans le mouvement64. L'instant en effet distingue l'antérieur et le postérieur dans le temps, de même que le transporté les fait connaître dans le mouvement : ils sont donc analogues, au sens où ils ont tous les deux le même rôle, celui de « faire connaître l'antérieur et le postérieur », un rôle qui, dans le cas de l'instant, devient rôle de numération. Les positions du transporté font connaître le mouvement, tandis que les « maintenant » où ont lieu ces positions permettent de mesurer le mouvement.

Néanmoins le transporté est le même selon le support, l'ho poté on, mais il est différent selon la définition (Coriscus au lycée, à l'agora, sont des descriptions différentes mais Coriscus est toujours Coriscus ; c'est à ce support formellement inchangé du mouvement que correspond le terme grec ho poté on65). D'où la conclusion : selon son support l'instant est le même, selon son être (einai) ou sa définition il est autre. On comprend alors

61 Sur ce point, cf. les analyses de Van Leyden, « Time, number and eternity » : « le passage du temps peut être marqué par la différenciation de différents moments, et la reconnaissance d’une telle pluralité de moments implique de rendre compte du mouvement par une énumeration » (p.50). Ce concept d’énumération est central pour l’auteur car par là, le mouvement est relié au nombre comme quantité discrète.62 Aristote, Physique, 219b12.63 ibid., 219b16.64 ibid., 219b22. Le maintenant accompagne le transporté comme le temps le mouvement; en effet, l'antérieur et le postérieur dans le mouvement sont connus par le transporté  ; et en tant que l'antérieur et le postérieur sont numérables, on a l'instant.65 Terme relativement intraduisible, qui signifierait « ce que à chaque fois auparavant c'était ». Rémi Brague lui consacre le 4ème chapitre de Le temps chez Platon et Aristote. La dualité support/définition de l’instant est fondamentale pour le propos d’Aristote, comme le souligne Van Leyden : « Par rapport à son « substratum », i.e. en étant une coupure du temps, qu’elle soit antérieure ou postérieure, le maintenant est toujours le même. Mais pour un instant, être antérieur ou ultérieur, i.e. être compté à des coupures différentes, signifie qu’il est différent dans son essence et dans ses relations. En fait l’évaluation numérique de l’avant et de l’après ne peut être effectuée que si l’instant est en un sens identique et en un autre sens toujours changeant, s’il est en même temps une unité et la répétition d’une unité dans différentes relations . Van Leyden , « Time, number and eternity… », p. 49.

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pourquoi à la fois les instants sont homogènes les uns aux autres, et le temps ne cesse pourtant de passer. En d'autres termes (non aristotéliciens), instant, transporté et point ont une dimension formelle d'identité à soi et une dimension matérielle de variabilité infinie – et c'est cela qui leur permet de mesurer, chacun dans leur ordre, le continu auquel ils appartiennent (temps, mouvement, grandeur).

On a donc ici une analogie entre trois ordres : point/grandeur (comme longueur), transporté/mouvement, instant/temps. Il y avait une analogie entre grandeur, temps et mouvement au sens où le rapport antérieur/postérieur était constant dans chacun de ces domaines ; maintenant, il y a l'analogie entre point, transporté et instant parce que ces trois items nous font connaître ce rapport, chacun dans leur genre66. L'analogie permet donc à la fois de penser la corrélation grandeur-mouvement-temps, et de cerner le statut de l'instant, dont on sait qu'il est dans le temps, en évitant les apories dans lesquelles on tombe, à l’instar de Zénon d’Elée, dès lors que l'on fait du temps la somme des instants, ou de l'espace le composé de ses points.

Cependant, au chapitre suivant, Aristote va donner des précisions sur la relation d'akolouthein, centrale dans la description aristotélicienne et qui désignait le rapport du mouvement au temps – terme que nous avions traduit littéralement par « accompagner ». « Cela [les 3 registres : temps, mouvement, grandeur] est quantité (posa), et continu, et divisible ; c'est parce que la grandeur est cela que ces propriétés retombent sur le mouvement ; et par le mouvement sur le temps » (ns). Autrement dit, les trois registres ne sont pas interchangeables : le primordial, cet Un par rapport auquel l'antérieur et le postérieur peuvent être prédiqués du mouvement et du temps, et avec eux le continu, la divisibilité, la quantité, c'est la grandeur. On a là quelque chose qui ressemble à l'analogie ontologico-linguistique, « par rapport à une unité » (pros'hé), si l’on tient la grandeur pour cette unité.

Mais Aristote poursuit : « Et nous mesurons la grandeur par le mouvement et le mouvement par la grandeur : nous disons que la route est

66 Il faut souligner le statut du nombre dans cette conception. Il est à la fois en dehors et au-dedans du triplet Temps-Mouvement-Grandeur. Au-dedans, parce que le temps fonctionne comme nombre du mouvement, selon des modalités qu'Aristote précise au chapitre suivant. Au dehors, parce que l'on peut dire que le nombre accompagne la grandeur, et poser l'unité comme l'analogue du point, de telle sorte que l'analogie point-transporté-instant peut s'étendre à l'unité : « le temps est en effet le nombre du transport, et l'instant, comme le transporté, est tel que l'unité du nombre », Physique, 220a3. En même temps, le « tel que » dit bien que la relation instant-unité n'est pas la même que celle qui lie celui-ci à ses deux autres analogues : dans la mesure où le nombre est immanent aux trois domaines, l'unité tendrait à être la forme de l'instant (et, par analogie, de ses analogues) ; mais en tant que le nombre est un quatrième domaine extérieur à eux, l'unité est le quatrième analogue de l'instant. Il nous semble que la pensée aristotélicienne du temps et du mouvement est traversée par cette tension inhérente au statut du nombre.

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longue si le voyage est grand (pollèn), et que le voyage est ainsi si la route est longue. Et de même pour le temps, si le mouvement l'est, et pour le mouvement si le temps l'est »67. Grâce à l'analogie établie, les choses peuvent donc se mesurer les unes les autres. Autrement dit la hiérarchie se renverse, les trois domaines (grandeur, temps, mouvement) passent sur le même plan dès que l'on prend en compte les figures du langage, qui introduisent des métaphores et un niveau d'égalité là où il y avait akolouthein, accompagnement ou suivi, donc ordre irréversible. Originellement le temps est le nombre, le mouvement le mesuré – mais avec le langage, l'analogie devient analogie de proportion et tout peut se renverser : on dit que le temps est long si le mouvement est long, et celui-ci se mesure à la grandeur de la route parcourue. Le nombré, ce à partir de quoi on peut dire le nombre, à savoir la grandeur (« la route »), devient nombrant à son tour dans l’usage ordinaire de la parole.

En résumé : l'analogie de proportion, permettant à la fois l'analyse du temps et du statut de l'instant, recouvre une analogie « par rapport à une unité », le principe unique étant la grandeur ; mais celle-ci à son tour se traduit dans le langage par la possibilité des métaphores, qui dissimulent alors le primat du premier terme68. La prédication de l'antérieur et du postérieur par rapport à un terme premier (la grandeur) finit par s'inverser pour devenir analogie de proportion sans hiérarchie, au moment où la théorisation de l'analogie se confronte à la pratique du langage, pour se laisser vérifier.

Dans l'histoire naturelle

On sait que l'entreprise biologique recouvre une part importante du corpus aristotélicien. Il est donc important pour finir de préciser l'usage de l'analogie dans ces recherches aristotéliciennes, dans la mesure même où les notions de fonction et de finalité nous sont déjà apparues primordiales dans la structure de l'analogie telle que l'impliquait l'examen du Bien dans l'Ethique à Nicomaque.

67 Aristote, Physique, 220b26-32.68 On voit donc que l'analogie est consubstantielle à la métaphore, qu'à la limite elle s'indique en elle, puisque Aristote dans ce passage confirme son analyse du temps comme nombre par les façons de parler courantes.

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Classification

On peut cerner le double rôle que joue l'analogie dans l'investigation aristotélicienne concernant les animaux, comme instrument d'investigation et comme moyen d'économie de pensée. En premier lieu, l'analogie concerne les parties, et plus précisément fournit une perspective importante pour appréhender leur diversité, car elle permet de réduire cette diversité là où pourtant aucune communauté de genre ou propriété générique ne tiennent.

« Certains des animaux ont des parties qui ne sont identiques ni par la forme ni selon l'excès ou le défaut mais suivant l'analogie, comme l'os à l'arête, l'ongle au sabot, la main à l'extrémité en forme de pince et l'écaille à la plume. En effet ce que la plume est dans l'oiseau cela même l'écaille l'est dans le poisson »69.

Relevons quelques exemples d'analogies, dans lesquelles Aristote applique la conception des rapports analogiques de parties non apparentées qu’il a esquissée. On voit qu’elle fournit un outil de classification, en même temps qu'elle permet de trouver dans certaines espèces des parties difficilement observables, par postulation de l'existence d'un analogue.

- Les animaux à quatre pieds ont « soit les extrémités divisées en plusieurs parties, à la manière des mains de l'homme », soit en deux parties comme les sabots du mouton70.

- Les « animaux à quatre pieds pourvus de sang [nos vertébrés] et donnant naissance à des œufs » (tels les crocodiles) ont tête, os, dents et « une poitrine analogue à la poitrine » des quadrupèdes vivipares. Il en est de même pour les oiseaux71. Ainsi la notion de « poitrine » chez les vivipares permet d'identifier des zones chez les autres animaux. Les oiseaux par ailleurs n'ont ni lèvres ni dents mais un bec, et ni nez ni oreilles mais « les conduits des sensations… sont dans la tête »72.

- Dans un même animal, le sang a ses analogues : sérosité et fibres73.- Les poissons se différencient des autres animaux, en plus des branchies,

par le fait qu'ils n'ont ni plumes ni plaques cornées ni poils mais des écailles ou la peau lisse74.

Dans les Parties des animaux, Aristote précise le statut théorique de l’analogie dans l’histoire naturelle. Il note :

69 Aristote, Histoire des animaux, 486b20. On retrouve alors l'échelle de Métaphysique, D6 : les animaux ayant des parties différentes par la forme, celles-ci sont soit différentes par le genre mais identiques par l'analogie, soit différentes par l'espèce mais identiques par le genre.70 ibid., 499 b5.71 ibid., 503b26, 503b30.72 ibid., 504a29.73 ibid., II 2, 511b5.74 ibid., 505a20.

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« D'une part, ceux qui diffèrent de genre selon l'excès c'est-à-dire le plus et le moins, ceux-là sont réunis dans un même genre, et ceux qui ont l'analogie, à part. Je dis qu'un oiseau diffère d'un oiseau selon le plus c'est-à-dire selon l'excèdent [...] le poisson diffère de l'oiseau selon l'analogie (ce qui est à celui-ci plume est à l'autre écaille) »75.

L'analogie est donc cette différence qui transcende les genres, et qui toutefois laisse prédiquer une unité. Elle indique la division en plusieurs genres, mais en même temps propose une unité pour parcourir tous ces genres. Elle permet de classer les animaux dans des genres à l'intérieur desquels « les parties ne diffèrent pas selon la ressemblance analogique (homoioteti) mais selon les accidents physiques, grand ou petit, mou ou dur, rugueux ou lisse », c'est-à-dire des degrés sur une échelle76.

Si on se replace dans le contexte de ce passage, on comprend alors le rôle de l'analogie : le chapitre précédent était une critique de la dichotomie, voie platonicienne de la connaissance. Celle-ci ne donne en effet aucune connaissance des différences spécifiques77. Dans les Premiers Analytiques, Aristote montrait que la dichotomie n'était pas démonstrative parce qu'à la fin il faut toujours une pétition de principe pour faire entrer l'objet dans la catégorie dégagée pour lui, celle-ci dépendant par ailleurs de l'arbitraire de la division de départ ; dans ce texte des Parties des animaux, il montre maintenant qu'elle n'a pas de valeur dialectique.

C'est donc la division, et non la dichotomie, qu'il faut pratiquer. L'Un est à diviser tout de suite en plusieurs78. L'analogie permet alors d'éviter la dichotomie : au lieu d'instituer la dualité privation/possession, elle établit une disjonction de plusieurs termes sous une unité transgénérique. A chacun des termes peut correspondre un genre (écaille poisson). Cela confirme que la fonction de l'analogie est bien davantage dialectique que démonstrative puisqu'elle concerne la distribution des genres et le découpage initial du champ de la connaissance. Ce découpage est fondamentalement pragmatique ; il relève de la préparation à la science. En ce sens, le fait que l’analogie soit toujours dépendante du contexte, que ce qui est analogue sous un certain point de vue puisse, sous un autre point de vue, être du même genre, comme le relève Pierre Pellegrin, n’entame en rien l’utilité et même le caractère indispensable de l’établissement des analogies79.75 Aristote, Parties des animaux, I 4, 643b17.76 ibid., 644b11.77 Sur la critique aristotélicienne de la dichotomie, cf. Dumont, La méthode d’Aristote.78 Pollais to hèn eutheôs diaireto. Aristote, Partie des animaux, 643b23.79 Pellegrin, La classification des animaux chez Aristote, p. 156. Pellegrin remarque que le niveau des animaux eux-mêmes est susceptible d’analogies qui s’avèrent des identités de genre lorsque l’on passe au niveau de leurs parties. Cette différence entre parties et animaux

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Ensuite, l’analogie rend possible un traitement simultané des genres lorsqu'on traite d'une partie. C'est ainsi que procède Aristote comme on l'a vu avec la poitrine, le sang, comme il le fera avec la chair80. L'analogie a donc un rôle économique81. Elle permettait la division des genres, maintenant elle est un principe d'intelligibilité permettant de traiter plusieurs genres simultanément, offrant ainsi une méthode pour l'observation et la composition des traités.

Le concept d'analogie retrouve ici la vertu économique qu'il avait dans la formulation de concepts ontologiques. Néanmoins, économique ne veut pas dire simplement instrumental : l'analogie n'est pas seulement utile, elle est indispensable – et ceci parce qu'elle est fondée, parce qu'elle correspond à un niveau d'unité supérieur à celui du genre, mais néanmoins non arbitraire. Cela qui n'est essentiellement pas un genre et qui pourtant est un, c'était l'être. Dire que l'analogie impose une unité arbitraire, ce serait méconnaître que l'unité du concept d'être est en quelque sorte nécessaire, quoi qu'elle ne soit pas celle d'un genre naturel. On ne s'étonnera donc pas que l'analogie, intervenant dans le traitement du problème de l'être en termes de philosophie première, se retrouve (sous un autre type) dans celui des écailles des poissons et des plumes des oiseaux. Il y va à chaque fois non seulement de la simplicité de la pensée, mais même de la possibilité de la connaissance, parce que si la seule unité était générique, si la prédication devait toujours s'enfermer dans un genre, aucune connaissance ne serait possible, nous serions toujours dans des énumérations de listes infinies.

Mais alors, si l'analogie de proportionnalité ne va jamais, comme nous l'avons établi plus haut, sans une analogie ontologico-linguistique, il nous reste à montrer quel principe unique est enveloppé dans la prédication analogique concernant les parties des animaux.

Les fonctions des animaux

Le principe de la prédication sur le Bien reposait sur un renvoi à une fonction propre de l’homme ; cela nous indique dans quel registre chercher ce principe unique en biologie aristotélicienne. Pour Aristote, les êtres vivants ont par définition des fonctions, qui peuvent être propres à eux ou à

est capitale pour l’interprétation que propose Pellegrin de la biologie d’Aristote (cf. infra).80 Aristote, Parties des animaux, II 8.81 ibid., 645a8 : « Beaucoup de parties sont communes aux animaux, les unes absolument, les autres par analogie », c’est-à-dire que : « aux uns appartient un poumon, aux autres non, mais ce poumon qu'ont les uns, aux autres échoit quelque chose d'autre à la place (..) les uns ont du sang, et les autres un analogue de celui-ci, qui a la même puissance que le sang chez les sanguins. Mais si on traite à part chacun selon ses choses particulières, on se retrouvera souvent à dire les mêmes choses ».

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leurs parties ou leurs classes. La question est alors de comprendre comment ces fonctions (praxeis ou ergon) d’individus vivants peuvent donner lieu à une prédication analogique portant sur les fonctions dans certaines classes d’individus.

Il y a tout d’abord, au niveau le plus élémentaire du repérage du champ biologique, fonctions (praxeis) communes, mais celles-ci peuvent l'être de trois façons : communes à tous, ou bien selon le genre, ou bien l'espèce (pantôn, kata génos, kat'eidos). Il faut en parler dans cet ordre-là. Aristote précise ensuite : par communes à tous, il entend « celles qui appartiennent à tous les animaux », par selon le genre « celles qui appartiennent aux animaux différant selon le plus et le moins »82. Donc les fonctions communes à tous semblent accepter la différence d'analogie, ce que nous confirme la suite : « les unes ont la communauté selon l'analogie, les autres selon le genre, les autres selon l'espèce »83. Ainsi nous avons des fonctions communes à tous les animaux, mais qui sont communes par analogie, parce qu'elles sont exécutées par différents organes selon les genres ; ensuite nous avons des fonctions communes dans un genre, et enfin dans une espèce. La prédication d'une fonction commune à tous les animaux nonobstant les différences de parties se fait donc par analogie. Et cette fonction peut ainsi être traitée identiquement chez tous les animaux.

Nous comprenons alors l'usage de l'analogie en histoire naturelle, qui est à la fois critère de démarcation des genres, et occasion de traiter d'une même fonction uniformément pour tous les animaux. Le sang comme alimentation permet de penser l'alimentation en général : « le sang est la nourriture chez les sanguins, et son équivalent l'est chez les autres aussi manifestement »84 ; inversement, le principe général de la respiration (refroidissement du corps, de sa chaleur interne par apport d'air extérieur) donne à penser la présence de deux organes différents dans deux genres (branchies chez les poissons, poumons chez les terrestres)85. Comme l’indique Mary Hesse, à partir de l’analogie, le savant peut pointer des propriétés communes, et forger alors un nom pour elles86. En ce sens, plus profondément, l’usage de l’analogie en histoire naturelle signe l’attachement d’Aristote à une considération des animaux centrée sur les fonctions, et la possibilité de traiter d’une fonction toutes classes confondues. Nous devons donc de ce point de vue souscrire à la conclusion de Pierre Pellegrin selon laquelle il n’y a pas de projet

82 ibid., 645b26.83 ibid., 645b26.84 ibid., II 2, 650b2.85 ibid., II 6.86 Par certains exemples d’histoire naturelle, Aristote « vise à diriger l’attention sur le processus de sélection de propriétés communes. C’est ce qui est fait « par analogie », et c’est en vertu de l’analogie qu’un certain nom commun peut être forgé » . Hesse, « Aristotle’s logic of analogy », p. 329.

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taxonomique comme tel chez Aristote87. L’analogie sert au contraire un programme essentiellement axé sur une intellection et un ordonnancement des parties des animaux et de leurs fonctions, ce que Pellegrin appelle une moriologie88.

Mais nous retrouvons ainsi la même structure qu'avec le Bien : le rapport de la partie avec l'animal, dans les séries analogiques, est à chaque fois le même, car il est fondamentalement à chaque fois l’accomplissement d'une fonction (le poumon est au vertébré terrestre ce que les branchies sont au poisson, et ce rapport identique constitue précisément la fonction respiratoire elle-même). Par rapport à cette fonction, toutes les parties analogues sont unies. C'est donc une sorte de prédication par rapport à une chose une (la fonction commune), cette chose une n'étant pourtant pas un genre, de la même manière que tous les Biens n'entraient pas sous un genre et pourtant concouraient à la réalisation de la fin propre de l'homme qui définit le bonheur89.

Vies des animaux

L'analogie n'a toutefois pas lieu qu'entre les parties : elle relie aussi, dans les livres VIII-IX de l'Histoire des animaux, les types de comportement. En effet, ces livres traitent des actions et des genres de vie90 des animaux, « qui différent essentiellement par le caractère et l'alimentation »91. Les contes, les traditions populaires, les mythes, la sagesse populaire ou paysanne, nous ont habitués à nous représenter des animaux dotés de qualités (le rusé renard, le roi lion, etc.). L’Histoire des animaux entretient un rapport spécifique avec ce fonds culturel. Elle rassemble des légendes critiquées ou simplement

87 Pellegrin., La classification des animaux chez Aristote, pp. 197-200.88 ibid., p. 189 ; et p. 190 : « dans la perspective aristotélicienne, le procès de division s’applique fondamentalement aux parties. De même que les animaux fondent leurs différences sur les différences de leurs parties, de même le schème diérétique ne s’applique de manière dérivée aux animaux eux-mêmes que parce qu’il s’applique, de manière fondamentale, à leurs parties. ». De manière générale, la perspective ici adoptée s’accorde avec la conclusion générale de Pellegrin selon laquelle la classification des animaux n’est pas le but d’Aristote, elle est le préliminaire nécessaire et non scientifique à un discours qui, lui, serait susceptible de science, sur les parties des animaux, dont les relations – que des analogies aident à mettre au jour – sont empreintes d’une nécessité plus forte. La classification des animaux, pp.166-186.89 ibid., p. 159 : « Il y a là comme une « relation à un terme unique » : toutes ces fonctions peuvent être rapportées à ce terme unique et englobant qu’est la vie ».90 Bioi, selon le mot qui désigne en général les types de vie qui caractérisent les individus ou les groupes humains, comme on dit bios politikos, vie politique, ou bios theoretikos, vie contemplative, dans le problème aristotélicien de savoir quel genre de vie est préférable pour l'homme, au livre X de l'Ethique à Nicomaque. 91 Aristote, Histoire des animaux, 588a15.

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citées, des descriptifs de pratiques d'éleveurs et de chasseurs dont on met en lumière les présupposés concernant la structure et les mœurs de l'animal, des conseils à ces techniciens, etc., mais elle transpose tous ces éléments sur le plan d'une théorie ordonnée. L'analogie sera alors un des dispositifs conceptuels permettant ce travail sur le matériau culturel et pratique immédiat, comme l’indique cette idée de « vies » et de « qualités morales » des animaux.

Il y a en effet deux façons pour les qualités des animaux de se différencier des mêmes chez l'homme : soit « selon le plus et le moins » (certaines qualités existent à plus haut degré chez l'homme, d'autres à plus haut degré chez l'animal – caractère migratoire, omnivore, etc.) ; soit « la différence est d'analogie, car comme chez l'homme sont l'art, la sagesse, l'intelligence, ainsi chez certains autres animaux quelques autres capacités naturelles du même genre »92.

En effet, art (tekhnè, donc aussi bien beaux-arts que technique), intelligence et sagesse présupposent « l'esprit » (noûs), que seul l'homme possède93. Donc au sens strict il n'y a pas ces choses-là chez les animaux. Ou encore, seul l'homme a le logos, la raison, et on sait que son « acte propre » (ergon, radical d’energeia, être-en-acte) est l'activité de l'âme selon cette raison (Ethique à Nicomaque). Si la différence était quantitative, l'animal aurait un esprit, ce qui n'est pas possible. Même si, pour les qualités qui dépendent des autres types d'âme (végétative, sensitive), il peut y avoir différence quantitative avec l'homme.

Néanmoins, la biche qui met ses enfants au monde à l'écart des routes où passent les prédateurs, la tortue qui mange de l'origan comme contrepoison après avoir été mordue par la vipère, l'hirondelle qui édifie son nid en imitant l'homme dans le mélange de la paille et de la boue94, témoignent tous de quelque faculté qui est pour leur existence exactement ce que sont l'intelligence ou la tekhnè pour la vie de l'homme. C'est pourquoi on peut parler ici d'intelligence et de tekhnè animales.

L'analogie nous permet alors de disposer de tout un lexique et de catégories afin de décrire et penser les techniques animales, et même nous inciter à y trouver une signification. Elle procure aussi un critère pour classer et hiérarchiser les conduites animales (lion/renard, etc.). Elle est donc l'accès à la description théorique des comportements animaux qui fera l'objet des livres VII-IX de l'Histoire des Animaux. Comme l’écrit Pellegrin : «  l’analogie ne sert pas tant à démarquer des familles naturelles de vivants, qu’à situer un groupe d’animaux par rapport à un autre pris en référence, et,

92 ibid., VIII 1, 588a25.93 Sur cet esprit, les textes classiques et commentés des millénaires durant par les exégètes se trouvent dans le Traité de l’âme ou De la génération des animaux.94 Aristote, Histoire des animaux, IX 6 et 7.

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finalement, à situer tous les vivants par rapport à un être unique, pris comme modèle d’intelligibilité, et qui est l’homme »95.

L'histoire naturelle est peut-être le terrain où le rôle et l'importance de l'analogie dans la pensée aristotélicienne sont mis en évidence le plus clairement. Pour résumer, on la voit remplir une double fonction. D'un côté, en ce qui concerne la description « anatomo-physiologique » des animaux, elle opère un resserrement de la pensée : des genres différents peuvent être traités ensemble, en même temps que des séries d'organes analogues sont établies (plumes-écailles-poils), qui permettent justement de diviser les animaux en différents genres sans employer la dichotomie. De l'autre côté, pour ce qui est de la considération « éthologique » des animaux (si on nous passe l’anachronisme96), elle a une fonction d'extension : le lexique s'allonge à des termes nouveaux, attribuables en propre à l'homme, mais qui sont susceptibles maintenant de décrire et de classer les moeurs animales de façon telle que les bioi animales deviennent un objet de l'histoire naturelle97.

CONCLUSION

Pour terminer cette étude nous voudrions souligner deux points. Le concept aristotélicien d'analogie apparaît sur le fond du problème de

l'unité non-générique de l'être et, plus généralement, les deux types d'analogie – dont on a vu dans l'Ethique à Nicomaque, les Parties des Animaux et la Métaphysique qu'elles avaient partie liée à travers le schème de la fonction et de la finalité – interviennent dès lors qu'il s'agit de produire des significations unies de façon non-synonymique. Mais alors, l'analogie naît finalement dans le cadre d'une confrontation constante avec le platonisme. Non seulement parce que l'être est un des cinq genres du Sophiste, mais plus profondément parce que l'unité du Bien, l'unité de l'être sont les caractères fondamentaux du platonisme qu'Aristote récuse d'emblée. C'est pourquoi, à la dialectique platonicienne tournée vers l'idée du Bien et procédant par dichotomie, Aristote oppose une dialectique qui dégage les significations multiples d'un « dire par rapport à une unité », et qui débouche sur une méthodologie de la division plurielle, au lieu de la dichotomie binaire. Le repérage des relations analogiques, s’il n’est pas démonstratif, sert toutefois à préparer le champ de la science et même, dans le cas de l’histoire naturelle ou de la mesure du temps par la durée, à rendre possible

95 Pellegrin, La classification des animaux chez Aristote, p. 110.96 Sur le statut de cette pré-éthologie aristotélicienne, cf. Labarrière, « Aristote et l'éthologie ».97 Mary Hesse insiste elle aussi sur ce rôle de l’analogie comme extension du langage scientifique, en mettant l’accent sur la possibilité de construire de nouveaux termes théoriques : l’analogie est nécessaire « aussi bien dans le but de prédire de nouvelles propriétés par analogie, que dans celui d’instruire de nouveaux termes théoriques de manière intelligible comme extensions du langage scientifique ». Hesse, « Aristotle’s logic of analogy », p . 333.

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PHILIPPE HUNEMAN

une transition continue entre le sens commun et le discours ordinaire où il s‘exprime, et le plan de la science et ses réquisits cognitifs spécifiques.

Car – et c'est notre second point – on sait que la distinction de la dialectique et de la science s'accompagne chez Aristote de l'accent mis sur la nécessité de la dialectique, à côté et avant la science. En particulier, dans la mesure où la science a besoin des premiers principes pour démontrer, la dialectique (qui ne procède pas par arguments vrais et par syllogismes, qui n'a pas de logique mais une « topique », qui accepte le vraisemblable) doit justement nous faire établir ces premiers principes. Or on a vu avec l'histoire naturelle que l'analogie avait précisément ce rôle d'instaurateur du champ scientifique : extension du lexique et mise à disposition de critères de classement, instauration de la distribution des genres d'une science, usage méthodologique régulateur au sens où elle garantit le caractère limité des descriptions d'une partie alors que la série des animaux est immense.

Mais alors, il n'y a pas de méthodologie pour l'usage de l'analogie comme il y en a une pour la science. En ce sens, elle requiert du côté de celui qui la pratique un certain sens des analogies « intéressantes », puisque par exemple « les animaux ont beaucoup d'analogies » et qu'il faudra choisir la bonne – celle qui permettra (comme les branchies et les poumons) d'établir des genres, parce qu'elle recouvre une fonction biologique. Autrement dit elle relève d'un entendement qui n'est pas exactement celui, purement analytique, que requiert la pratique syllogistique de la science – mais un entendement qui sait, en l'absence de critères universels de décision, faire la part du pertinent et du moins pertinent : entendement du juge qui doit sans règle accorder lois et cas, de l'historien face à une masse de documents plus ou moins concordants et douteux, ancêtre de la « faculté de juger réfléchissante » au sens de Kant – bref un entendement un peu différent de celui dont les « classiques » théories de la science, après les Analytiques puis le Discours de la méthode, dessinent le portrait : méthodique, prêt à s'abstenir de juger quand il n'est pas sûr de son fait, habitant la brutale alternative du vrai et du faux.

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