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Paul Louis Rossi Démons de l’analogie joca seria

Démons de l'analogie

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Le lecteur se demandera certainement quel est ce Démon de l’analogie qui surgit en couverture d’un livre. Le titre se réfère à un poème de Louis Aragon, avec cette expression : Écartez-vous de moi Démons Analogies… C’est une allusion à l’ouvrage de Chateaubriand intitulé : La Vie de Rancé.

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Paul Louis RossiDémons de l’analogie

joca seria

Paul Louis RossiDémons de l’analogie

16 €ISBN 978-2-84809-204-1www.jocaseria.fr 9 782848 092041

Le lecteur se demandera certainement quel est ce Démon del’analogie qui surgit en couverture d’un livre. Le titre se réfère à unpoème de Louis Aragon, avec cette expression : Écartez-vous de moiDémons Analogies… C’est une allusion à l’ouvrage de Chateaubriandintitulé : La Vie de Rancé.

Il est inutile de trouver une logique à cette romance. Longue his-toire liée aux drames de Victor Hugo dans Les Misérables et ClaudeGueux. Et surtout à la fin tragique de Marie de Montbazon, retrouvéedécapitée dans la nuit à son hôtel, près de la Seine, par le mêmeRancé, en 1667. La couverture du livre montre un autoportraitd’Artemisia Gentileschi que l’on trouve à Rome et à Londres. Femmepeintre, Artemisia n’était connue en France que grâce à la publicationpar les Éditions des Femmes des actes de son procès pour viol en1612. Elle est à présent célèbre car l’on vient de réaliser un film de savie aventureuse, et il s’est tenu à Paris, au musée Maillol, une impor-tante exposition de ses œuvres. Les lectrices et les lecteurs auront lasurprise de dévider l’écheveau et de se confier à la résolution musicalede cette œuvre.

P. L. R.

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En couverture : Artemisia Gentileschi,

Autoportrait en Allégorie de la peinture,1638-1939, Royal Collection, Windsor

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© Éditions joca seria, 201272, rue de La Bourdonnais 44100 Nantes

ISBN 978-2-84809-204-1

www.jocaseria.fr

Du même auteur aux éditions joca seria

La rivière des Cassis, dessins de Marie-Claude Bugeaud, 2004.

Paysage intérieur, inscape, avec la Bibliothèque municipale de Nantes, 2004.

Visiteurs du Clair et de l'Obscur, avec le musée des Beaux-Arts de Nantes, 2004.

Les Buisson de Datura, récits, 2005.

Un monde analogique, mise en espace d’Éric Fonteneau, avec la Bibliothèque municipale de Nantes, 2012

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Éditions joca seria

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Artemisia Gentileschi

Si vous franchissez les ponts sur le Tibre, pour gagner la rive droitedu fleuve et la colline du Trastevere, à Rome, vous trouverez sur votrechemin le palais Corsini, auprès du jardin botanique de la ville. Cepalais abrite des collections de peintures, et vous aurez peut-être lachance comme autrefois de découvrir en entrant, juste à votre gauche,une peinture d’Artemisia Gentileschi. C’est le portrait d’une jeunefemme, debout, en grande robe verte très décolletée, face à son tableau,avec un pinceau qu’elle tient par l’extrémité, dans la main droite, prèsde la toile. La peinture est sans doute une copie, œuvre d’Artemisiaelle-même. L’original se trouve à Londres :

this beautiful womanso intent on paintingis Artemisia.

Elle était la fille d’orazio Gentileschi, peintre italien célèbre d’ori-gine Toscane, qui résidait à Rome. Plus tard il va travailler à Gêne etTurin, puis il s’exile à Paris où il est protégé par Marie de Médicis etdonné comme le rival de Rubens. Dans le cours de sa carrière, il peintde nombreuses scènes mythologiques ou bibliques, comme Loth et ses

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deux filles, et s’approche de l’esthétique du Caravage avec cette tech-nique d’une lumière révélée par le clair-obscur.

Il a aussi composé un tableau qui représente une jeune femme,joueuse de luth, avec une robe jaune safranée, lacée sur le côté, qui setrouve au musée de Washington. La musicienne ne regarde pas la par-tition, placée de biais, elle colle son oreille sur la courbure bombée del’instrument, luisant, avec son cheviller à angle droit. Charles 1er, envisite à Paris, est séduit par les Œuvres d’orazio. Son favori Buckin-gham, malgré la résistance d’orazio, réussit d’entraîner le peintre àLondres, où il finira sa carrière.

Artemisia devint plus célèbre que son père à la suite d’un scandaleextraordinaire dont elle demanda justice. Peintre elle même de grandequalité, elle entretenait avec ce père une relation conflictuelle d’amouret de rivalité.

Vers 1626, elle peint une Madeleine pénitente qui se trouve à la cathé-drale de Séville. Marie Magdalena est assise, en grande robe orange, lecorsage blanc aux manches transparentes, l’épaule dénudée. Elle sembledormir ou sommeiller légèrement, avec sa grande chevelure rousse quipend en désordre comme la robe et le linge, avec un beau visage rêveur,voluptueux et doux, reposant sur le dos de la main droite, recourbée.une boucle d’oreille blanche contre la joue, les lèvres très rouges, l’autremain posée entre les cuisses, appuyée sur la jambe gauche.

Elle rejoindra orazio à Londres, en 1638, juste avant qu’il nemeure. La peste ravage la grande cité. La reine d’Angleterre, Henriettede France, était la propre fille de Marie de Médicis, elle tentait de res-taurer en Angleterre, auprès de Charles 1er, l’influence de la religioncatholique et romaine, très impopulaire. orazio et Artemisia peindrontensemble le plafond du palais de la reine, que l’on appelait La Maisondes Délices, à Greenwich.

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L’œuvre est intitulée Allégorie de la Paix et des Arts autour de la cou-ronne d’Angleterre. Les peintures se trouvent maintenant à MalboroughHouse, et l’on comprend bien qu’orazio est déjà fatigué et qu’Artemi-sia a effectué l’essentiel du terrible travail de préparation et de compo-sition, dans les échafaudages, les gravats, l’humidité et le froid dupalais, au bord de la Tamise.

La paix était assise sur un nuage, à l’origine, dans le cercle du pla-fond, au-dessus de la Rhétorique et de la Musique, entourée de toutesles entités de la création et du modèle des vertus : la Concorde, laMéditation, la Géométrie, l’Arithmétique, la Gloire et la Force…

Sur les flancs étaient disposées les représentations les plus élo-quentes des sciences et des arts : la muse Euterpe, et Polymnie musedes hymnes sacrés ; uranie muse de l’Astronomie qui tendait un globeà Calliope ; Thalia – muse de la Comédie – tenait un masque, en facede la muse Clio. Enfin sur le flanc droit, Erato, celle qui préside à lapoésie érotique, faisait face à Terpsichore – Tersikhorê – la muse de ladanse et de la poésie lyrique.

L’ensemble, aux quatre coins, était encadré par des caissons où setrouvaient représenté la Sculpture, la Poésie avec Apollon, l’Architec-ture, la Peinture. on a dit souvent qu’Artemisia avait dessiné la musePolyhmnia et la muse Clio, alors que l’on donnait Euterpe et Thalia àorazio. Mais comment savoir exactement.

Ce qui semble évident, c’est la complicité tardive des deux artistes,le père et la fille, dans cette ultime représentation de leur art. Après desannées de séparation et de vindicte, ce travail en commun et les derniersadieux seront décrits par les commentateurs comme un modèle dessentiments élevés qui doivent unir une fille à son père. En effet, l’annéesuivante orazio meurt à Londres. La cour lui organise de grandiosesfunérailles, dans un climat glacial. Déjà le trône de Charles 1er chancelle

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et l’hostilité est visible dans la foule qui observe en silence le cortègefunèbre et somptueux. C’est Artemisia qui achève le travail et qui signepour les deux artistes avant de s’éloigner pour retrouver l’Italie.

Je dois exaspérer mes amis par une méthode de travail et de rai-sonnement appuyée sur le doute, la fragilité, et même le malentendu.Il semble que je choisisse toujours le point le plus éloigné de mon pro-pos, ou le plus obscur, pour commencer mon ouvrage. Si l’on medonne un avis, une indication, si l’on me confie une pensée, uneréflexion, je n’acquiesce jamais tout à fait. Je dis : C’est probable, ce quiétonne mon interlocuteur. Il ne voit pas que de ma part, c’est déjà uneconcession. Pour moi le probable est proche du possible, et même del’inéluctable. C’est pourquoi il faut s’en méfier, et je dois m’assurermoi-même de son exactitude.

Il en est de même pour les questions que je pose. Sont-elles si obs-cures que nul ne paraît devoir y répondre précisément où je l’attends ?Par exemple, si vous posez précisément la question du Démon Analo-gie, on vous renvoie le plus souvent à Mallarmé – au mieux – ou àAndré Breton – au pire.

Pourtant, il existe un personnage : c’est Claude Adelen, qui medonne toujours quelques précieuses indications. Lorsque je lui parlaipour la première fois de Romainville – petite bourgade à l’origine, dunord de Paris, que l’on trouve après la Porte des Lilas, et que jeconnaissais mal – il me répondit spontanément : « Romainville…Romainville, pourquoi Romainville… » Comme s’il s’agissait d’unechanson, d’un son de cloches et d’une réminiscence conduisant auxMisérables. En vérité dans le récit, la parenthèse est de la main de JeanValjean. Le chapitre est intitulé Tempête sous un crâne :

Le nom de Romainville lui revenait sans cesse à l’esprit avec deux versd’une chanson qu’il avait entendue autrefois. Il songeait que Romainville est

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un petit bois près de Paris où les jeunes gens amoureux vont cueillir des lilasau mois d’avril.

Il chancelait au dehors comme au dedans. Il marchait comme un petitenfant qu’on laisse aller seul.

À de certains moments, luttant contre sa lassitude, il faisait effort pour res-saisir son intelligence. Il tâchait de se poser une dernière fois, et définitive-ment, le problème sur lequel il était en quelque sorte tombé d’épuisement.Faut-il se dénoncer ? Faut-il se taire ?

Plus tard, je découvris que l’histoire des Misérables trouvait un échodans la tragédie de Claude Gueux, le second livre de Hugo dirigé contrela peine de mort. Je puis la reprendre ici. Dans sa prison, ClaudeGueux rencontre un jeune homme fragile nommé Albin. Celui-cidonne au géant affamé la moitié de son repas, et devient ainsi son chercompagnon.

C’est alors qu’un directeur des ateliers, pervers, et qui a remarquéleur amitié, sépare les deux hommes. Claude Gueux, qui meurt defaim et du manque de tendresse supplie le fonctionnaire, il revendique,réclame, menace, puis un beau jour, devant les autres détenus, abat ledirecteur de trois coups de hache dans le crâne, puis il tente de se don-ner la mort, se frappant la poitrine avec des ciseaux de travail.

Voilà pourquoi l’on entend cette phrase énigmatique, dans ce cha-pitre des Misérables, à l’instant où Monsieur Madeleine, en réalité JeanValjean – ancien forçat repenti du bagne de Toulon – écoute dans lanuit sonner les heures :

Ses artères battaient violemment dans ses tempes. Il allait et venait tou-jours. Minuit sonna d’abord à la paroisse, puis à la maison de ville. Il comptales douze coups aux deux horloges, et il compara le son des deux cloches. Ilse rappela à cette occasion que, quelques jours auparavant, il avait vu, chez unmarchand de ferrailles, une vieille cloche à vendre sur laquelle ce nom était

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écrit : Antoine Albin de Romainville.Il avait froid. Il alluma un peu de feu. Il ne songea pas à fermer la fenêtre.

L’ogre de la littérature serait-il moins innocent qu’il ne paraît ? Ilfaut lire entièrement Victor Hugo pour comprendre les allusions et lestourments de cette description analogique. Mais aujourd’hui, mon pro-pos n’est pas de vous entraîner dans cet abîme.

Pour le Démon Analogie, lorsque j’en parlai à Claude Adelen, il medésigna immédiatement Baudelaire. on pourrait construire un livreentier à partir de cette indication. Donc Baudelaire, dans Les Fleurs duMal, publie un poème intitulé Une Martyre, particulièrement atroce. Envoici quelques strophes :

un cadavre sans tête épanche, comme un fleuve,Sur l’oreiller désaltéré

un sang rouge et vivant, dont la toile s’abreuveAvec l’avidité d’un pré.

Semblable aux visions pâles qu’enfante l’ombreEt qui nous enchaînent les yeux,

La tête, avec l’amas de sa crinière sombreEt de ses bijoux précieux,

Sur la table de nuit, comme une renoncule,Repose ; et, vide de pensers,

un regard vague et blanc comme le crépusculeS’échappe des yeux révulsés…

un bas rosâtre, orné de coins d’or à la jambe,Comme un souvenir est resté ;

La jarretière, ainsi qu’un œil secret qui flambeDarde un regard aimanté…

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Que vient faire ce texte épouvanté dans notre histoire ? C’est ce quenous allons voir, du moins je l’espère. Mais à présent je voudraisretourner à Stéphane Mallarmé, car il existe de lui un poème en proseintitulé Le Démon de l’Analogie, qui commence ainsi :

Des paroles inconnues chantèrent-elles sur vos lèvres, lambeaux mauditsd’une phrase absurde ?

Pour nous, ce texte demeure tout à fait énigmatique. D’abord lepoème introduit à une sorte de vertige, avec cette phrase :

La pénultième est morte…

suivie d’une autre version ainsi présentée afin de souligner la césure:

La pénultièmeEst morte…

L’auteur essaie pourtant de se calmer, de renoncer à ce labeur lin-guistique pour lequel il sanglote :

Harcelé, je résolus de laisser les mots de triste nature errer eux même surma bouche, et j’allais murmurant avec l’intonation susceptible de condo-léance : « La Pénultième est morte, elle est morte, bien morte, la désespéréePénultième. »

Après cette assez longue digression sur la fin présumée dramatiquede la Pénultième – avant dernière syllabe du vers – Mallarmé, sans rai-sons apparentes, termine le poème par un collage qui ne cesse de sur-prendre son honnête lecteur. Il se demande, le lecteur :

- Mais où me conduit-il ?

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En effet, l’écrivain, tout au deuil de sa chère Pénultième, s’arrêtesoudain devant la boutique d’un luthier qui exhibe des instrumentsanciens de musique, avec des oiseaux empaillés qui traînent sur le soldu magasin. Cette vision : où s’installe l’irrécusable intervention du surna-turel, et le commencement de l’angoisse…, jette l’auteur dans une fuiteirraisonnée à travers les rues.

Que faut-il entendre à l’énoncé de cette page incohérente, et surtoutque signifie exactement le Démon de l’Analogie ? J’hésite à livrer de suitemes hypothèses car l’exégèse des œuvres de Mallarmé et l’analyse de cetexte, en particulier, couvre des rayons entiers de bibliothèques. C’estpourquoi il semble que je doive au préalable montrer le panoramaimaginatif et présenter une relation complète des assonances et dessurprises du langage que cette histoire m’a inspiré avant d’en chercheret peut-être d’en découvrir le mystère.

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II

Vie de Rancé

L’aventure commence dans les années précédentes. Je cherchaisune description de cette bataille confuse relatée par François de Bas-sompierre, qui oppose le roi Louis XIII à sa mère Marie de Médicis en1620, et qui se déroule autour des Ponts de Cé. Je suis attaché à cetterégion, juste avant le confluent de la Maine, de la Loire et de l’Authion,alors que le fleuve et les rivières viennent se rejoindre et buter contrele Massif Armoricain pour se frayer un passage. C’est un lieu, avant l’îleBéhuard, où il est encore possible d’entretenir une rêverie, entre Save-nière et le Château de Saint-offange :

La Loire emporte mes pensées…

C’était un vocable que je recherchais, entendu autrefois dans unechanson, avec une musique de Francis Poulenc, qui devait se trouverdans le livre des Yeux d’Elsa, de Louis Aragon. Le poème commençaitainsi :

J’ai traversé les Ponts de CéC’est là que tout a commencé

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une chanson du temps passéParle d’un chevalier blessé

D’une rose sur la chausséeEt d’un corsage délacé

Du château d’un duc insenséEt des cygnes dans les fossés

De la prairie où vient danserune éternelle fiancée…

Feuilletant par hasard une édition du livre, que je venais d’acqué-rir, j’aperçus tout à coup un peu plus loin une page intitulée Le regardde Rancé, où dans une strophe fort étrange on pouvait noter cette for-mule Démons Analogies…, qui mobilise notre imagination :

Tu vivras Nous voici de retour de la chasseC’est assez de sanglots emplir notre logisIls ont voulu pourtant que nos mains te touchassent

o Sainte déjà dans ta châsseEcartez vous de moi Démons Analogies

J’ai le culte de Chateaubriand, mais je connaissais à peine son livrede la Vie de Rancé, qui est pourtant donné comme un chef d’œuvre parles modernes. Je ne sais pourquoi la magie de l’écrivain, pour moi,n’opérait pas dans ce texte brouillon et mondain. Cependant, ayantrepris la lecture de l’histoire, à mesure que je progressais, ma curiosités’aiguisait. Dans la vie d’Armand Jean Le Bouthillier de Rancé, quesignifiait le Démon Analogie.

Pour se mouvoir dans la vie de Rancé, il faut nous familiariser avecl’intrigue. En ce début du règne du règne de Louis XIII, l’intrigue est

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partout. Le jeune Rancé est le fils d’une ancienne famille du royaume :qui tirait son origine de Bretagne. Né en 1626, baptisé le 30 mai 1627, ileut comme parrain le cardinal de Richelieu, dont il porte les deux pré-noms Armand et Jean. Il traduit le latin et le grec à peine après avoircommencé de marcher.

Protégé par Bossuet, il donne son Anacréon à l’âge de douze ans. Lepoète de la Grèce antique venait d’être publié à Genève, en 1554, parHenri Estienne. Il était fort estimé de le traduire. Ce qui laisse suppo-ser, avant d’entrer dans la vie mondaine, qu’il fallait donner son Ana-créon. La reine mère Marie de Médicis chérissait le petit Rancé, elleavait pour lui une tendresse d’aïeule. on ne saurait désirer plusbrillante compagnie pour une si grande destinée.

L’enfant Rancé, second fils de la famille Le Bouthillier, voit mourirson frère Denis-François, chanoine de Notre-Dame de Paris. Il héritede sa charge de comandataire de la Trappe. Il est admis à l’ordre deMalte. Chateaubriand énumère la liste des bénéfices et privilèges dontil jouit, parmi lesquels : le prieuré de Boulogne, de l’abbaye NotreDame du Val, de Saint Sypmphorien de Beauvais. Il est prieur de Saint-Clémentin de Poitou, archidiacre d’outre Mayenne à Angers, chanoinede Tours…, tout cela sans avoir rien accompli, ou presque.

Néanmoins passent les années, c’est un jeune homme à présent, bienque fragile, qui possède une allure, une aisance naturelle. Il n’aime rientant que la chasse, et l’escrime. Il se réjouit de faire sauter le fleuret deson prévôt d’armes. Très courageux, et même téméraire, il se bat en duel.Il affronte seul et sans armes des chasseurs hostiles qui envahissent l’al-lée de son château. Il semble qu’une faveur du ciel le protège de la mort.

on le décrit de la sorte : il porte une épée sur le côté, deux pistoletsà l’arçon de sa selle, un habit couleur de biche, et surtout une cravatede taffetas noir où pend une broderie d’or. Dans le même temps, il

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prêche à Paris dans les églises, il soutient des thèses en Sorbonne et desdisputes philosophiques. Il est tonsuré le 21 décembre 1635 et bache-lier en théologie.

Nous devons imaginer que l’intrigue n’est pas seulement politique,elle est aussi littéraire et romanesque. Elle s’organise dans les hôtels etles salons, soutenue par un monde intellectuel disparate et turbulentoù se mélangent les classes aristocratiques et bourgeoises. Il existe alorsdans Paris et dans les provinces une véritable guerre des cercles litté-raires, des coteries poétiques, et des troupes théâtrales.

Cette agitation se poursuit dans les rues et sur les places, dans lesjardins et les promenades, le couloir des palais, et jusque dans lesruelles. C’est ainsi que l’on désignait l’espace entre l’alcôve et le mur dela chambre où les gens de qualité – les femmes surtout – recevaientleurs amis et confidents. on peut prendre en exemple le salon deMademoiselle de Scudéry, que l’on appelait le Salon des Précieuses.Elle est décrite comme reine du Tendre, surnommée Sappho, auteurd’Artamène ou le Grand Cyrus : qui doit être le Grand Condé.

Elle était venue à Paris en 1630 rejoindre son frère Georges de Scu-déry, né au Havre d’une vieille famille sicilienne, anoblie en France parla carrière militaire. Il est l’éditeur de Théophile de Viau, et l’auteurdiscuté d’un théâtre : Le Fils supposé, la Mort de César, l’Amant libéral,qui veut rivaliser avec celui de Pierre Corneille. Nous pouvons ajouterque depuis le roi François 1er il existait au Havre une place des Canni-bales, et que Montaigne, voyageant avec son ami Pierre de Brach dansla ville de Rouen en 1588, dispute avec trois sauvages du Canada, dequoi il tire un éloge appuyé dans un chapitre des Essais. Il leur avaitparlé, il leur trouvait du bon sens, ils étaient devenus à la mode.

Cette Madeleine de Scudéry – la sœur de Georges – fort curieuse,élevait des singes et des caméléons, elle s’opposait à Descartes et récu-

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sait sa théorie de l’automatisme des bêtes, qui n’avaient pas d’âmes,selon le philosophe. Comme Leibniz elle croyait à la structure admi-rable de l’univers.

Elle avait dédié Le Grand Cyrus à la duchesse de Longueville. Deplus il existait une autre Marie-Magdeleine Scudéry – au vrai Marie-Magdeleine du Montel de Martin-Vast – femme de Georges Scudéry,que l’on donnait comme l’une des plus grande hâbleuse de France. Ellereste célèbre par sa correspondance avec Bussy-Rabutin auteur del’Histoire amoureuse des Gaules. À cet instant, l’auteur note sur sa copie :une telle abondance de noms frise le ridicule. Il ajoute : ne pas se lais-ser rebuter par Bussy-Rabutin, et il s’aperçoit avec stupéfaction qu’ilignore souvent l’âge et les exploits des protagonistes de l’intelligentziadu siècle, parfois exilés – comme Bussy-Rabutin –, renvoyés dans lesprovinces, quelquefois emprisonnés, et quelquefois exécutés.

Comme Étienne Dolet brûlé vif pour hérésie et athéisme. GiulioCesare Vanini, jeune prêtre napolitain, un temps aumônier de Bas-sompierre, horriblement supplicié et brûlé à Toulouse. Le cas d’Es-tienne Durand est pire. C’est un très beau poète : il dansait et touchait leluth à merveille. Il est accusé de complot contre le roi, et condamné àêtre rompu et brûlé en place de Grève le jeudi 19 juillet 1618. Il fautaussi compter avec les libertins. Théophile de Viau et son ami dedébauche Guez de Balzac – qui le trahira honteusement lors de sa per-sécution –, avec Cyrano de Bergerac qui fait profession d’athéisme, etCharles Dassoucy, poète et musicien.

Il faudrait nous intéresser aux baroques, Scarron, Racan, Saint-Amand. À Boisrobert : au vrai François Le Métel, avocat. Il se convertitau catholicisme et s’attache à Richelieu, qu’il aide à fonder l’AcadémieFrançaise. on l’appelait l’Abbé Boisrobert, et même le Plaisant Boisro-bert. Il était célèbre pour sa bonne humeur et par l’aide qu’il apportait àses amis écrivains, qui pourtant trouvaient le moyen de le critiquer.

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Les Lionnes, comme on les appelle, avaient toutes des admirateurset des admiratrices. Ninon de Lenclos avait Coligny, d’Albret, Saint-Évremond… La liste est interminable. Anne d’Autriche la fit enfermeraux Madelonnettes, la prison des filles repenties. Elle avait connu Gas-sendi, étudié les théories d’Epicure, et frôlé le matérialisme. Mme deLongueville protégeait le fidèle Jean-François Sarasin qui chantait lesplaisirs de Chantilly. Anne de Longueville avait les cheveux clairs, desyeux couleur de turquoise, un visage angélique et d’illustres amants.on la prenait pour Galathée, reine du Forez dans le roman de l’Astrée.

Marie de Montbazon était l’amie de Mme de Villedieu – Marie-Catherine Hortense comtesse de La Suze – éprise de Villedieu dont elleprendra le nom pour signer ses Œuvres littéraires. Elle écrit pour seplaindre de son amant infidèle :

Vous qui fûtent souvent témoin de mon bonheurSoyez-le maintenant de ma juste douleurPour demander l’objet de ma juste tendresse,Et du bruit de son nom incessamment troublerLes palais résonnant de la fille de l’air…

Les réformes de l’orthographe préconisées par Robert Poisson,Louis Meigret, et Jacques Peletier du Mans – excellent poète et mathé-maticien – sont disputées dans les salons. Robert Poisson pensait quele latin n’était qu’un dérivé du gaulois : « une rapide dissertation his-torique montre en effet que les Druides donnèrent leur langue et leurculture à Rome, dont le parler n’est qu’une adaptation médiocre dugaulois. » Il ajoute : « notre ortografie éxélera infiniment et l’Ebraiqueet la Latine et la Grege q’on vante tant. » Louis Meigret et Peletier vou-laient supprimer le e muet, inutile à leurs yeux.

Les Précieuses soutenaient la révolution de l’orthographe. Elles s’at-taquent vaillamment à la réforme dans le Dictionnaire des Pretieuses :

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« Roxalie et Silenie se préparent à décider ce qu’il fallait adjouster oudiminuer dans les mots pour en rendre l’usage plus facile… » Ellesproposent auteur à la place d’autheur, trionfans pour triomphans, parètrepour paroistre. L’accent circonflexe était le champion des Précieuses.Elles donnent avec raison flute pour fluste, aîné pour aisné, âpre pouraspre. Les littérateurs masculins s’en indigneront longtemps : « onpeut remarquer la profonde stupidité, le défaut absolu de logique et dediscernement qui présidèrent à cette mutilation, opérée par un trio depimbêches… »

Julie Lucinia d’Angennes était la duchesse de Montausier, on ladonnait comme la Philonide du Grand Cyrus. Elle avait fait attendreson mari pendant quatorze ans comme mourant, c’est-à-dire amoureuxtransi en langage précieux. Pourtant, une fois marié, il lui fit tresserune couronne de poèmes : La Couronne de Julie, par toutes les célébri-tés du moment. Pierre Corneille lui-même y participa.

Le salon le plus célèbre était celui de l’hôtel de Rambouillet conduitpar la duchesse Catherine, de son nom Catherine Vivonne Pisani, oùl’on trouve la chambre bleue d’Arthenice, anagramme de son nomforgé par Racan. on y croise Voiture, le prince de Condé, Guez de Bal-zac, et Armand Jean du Plessis duc de Richelieu, Bossuet et Scarron, etmême Antoine Arnauld surnommé le Grand Arnauld, auteur futur deLa Grammaire et de La Logique de Port-Royal. C’est à l’hôtel de Ram-bouillet que s’était constitué l’énorme ouvrage de l’Astrée œuvreimmortelle du sieur Honoré d’urfé.

Les personnages et les agitateurs de la Fronde se comportaientcomme les héros et les héroïnes des romans d’Honoré d’urfé et deMadeleine de Scudéry. Ils vivaient cette histoire sur le mode aventu-reux et sentimental devant Richelieu et Mazarin qui les confondaientpar la stratégie, la ruse, et le calcul politique. La postérité les jugerasévèrement, comme d’ailleurs elle a jugé sévèrement les libertins et les

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baroques, les beaux esprits, et surtout les Précieuses qui seront hon-teusement ridiculisées. Pourtant, il nous faut reconnaître aujourd’huiqu’il existe à cette époque qui précède la monarchie absolue une éner-gie, une invention et même une liberté que la société française mettralongtemps à retrouver.

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III

Marie de Montbazon

Rancé fréquente évidemment les ruelles. Cet enfant du beau monden’est pas seulement caressé par la reine Marie de Médicis, il est fami-lier de la maison des Montbazon. Hercule de Rohan, duc de Montba-zon, devait aller vers les quatre-vingts ans quand il épousa Marie deBretagne, fille aînée du comte des Vertus. Elle n’avait que seize ans, etl’on dut d’abord l’arracher au couvent où elle demeurait. Le vieux ducl’appelait sa religieuse. Marie de Montbazon était moins âgée que sabelle fille, Mme de Chevreuse, qui avait plus de beauté que d’agrément,dit Retz : elle était sotte jusqu’au ridicule par son naturel.

La duchesse de Montbazon eut à son tour la réputation de se lan-cer dans la galanterie. Il est vrai que son mari se conduisait comme undébauché et qu’il en faisait confidence à sa jeune femme. Elle mêmeMarie de Montbazon était d’une grande beauté, on disait à l’époque :qu’elle défaisait toutes les autres au bal… Elle se pose presque de suitecomme rivale de la duchesse de Longueville. Parmi ses amants il fautcompter le Grand Condé, et surtout le duc de Beaufort, durant LaFronde, qu’elle fera évader du Château de Vincennes.

Chateaubriand écrit qu’Armand de Rancé avait été élevé sous les

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yeux de la jeune duchesse de Montbazon, il prétend que leur liaisonamoureuse date de la mort du duc. Rancé avait dix-huit ans. Maiscomme il anticipe cette date de dix ans, on peut suggérer que cette liai-son est antérieure à la disparition d’Hercule de Rohan, en 1654. Mariede Montbazon est une Lionne de son temps, elle dispute à Mme deLongueville la direction des importants, n’hésitant pas à l’offenserpubliquement.

La plupart du temps, elle est accablée par les commentateurs. Per-due de réputation selon Retz, à qui elle réplique vertement. À l’instantoù il faut fuir Paris au moment de la Fronde, et qu’il ne veut pas s’éloi-gner, elle lui déclare : « Avouez le vrai, ce n’est pas ce qui vous tient ;vous ne sauriez quitter vos nymphes. Emmenons l’innocence avecnous : je crois que vous ne vous souciez plus guère de l’autre. » Et Retzd’ajouter :

Elle ne concevait pas comme je m’amusais à une vieille, qui était plusméchante que le diable, et à une jeune qui était encore plus sotte à proportion.

Il faut savoir que l’innocence était Mme de Chevreuse – propre belle-fille de Mme de Montbazon – et que la vieille devait être Mme de Gué-méné, dite Anne de Rohan. Retz disait assez vulgairement de Madamela Palatine, par exemple : « qu’elle estimait autant la galanterie qu’elleen aimait le solide. » Il prétend que Beaufort n’embrassait que le boutdes doigts de Marie de Montbazon, et qu’il paraissait désespéré quandelle mangeait de la viande le vendredi. on voit ainsi que tous leshommes, débauchés ou puritains, s’entendent à calomnier et dénigrerimpunément toutes les femmes qui les entourent.

Ce sont les années où l’on voit se dessiner et s’organiser la Frondeparlementaire. En fait, Mazarin avait fait arrêter deux conseiller du par-lement : Broussel et Blanmesnil, en 1648. Le peuple de Paris se sou-lève. Les princes de Condé et de Conti participent à l’intrigue, ainsi

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que le duc de Beaufort. Mais le personnage le plus agité est certaine-ment celui que nous avons nommé Jean François Paul de Gondi,devenu ensuite Cardinal de Retz. Il écrira plus tard que la faction desimportants se composait de quatre ou cinq mélancoliques qui avaientl’air de penser creux.

Il faudrait nous attarder au cardinal de Retz. Les Jésuites l’avaientenseigné, ce qui le révoltait, car il ne voulait pas d’un métier ecclésias-tique. Il voulait être militaire. Il est tonsuré en 1623 pour devenirarchevêque, à dix ans : « Je haïssait ma profession, dit-il, j’y avais étéjeté par l’entêtement de mes proches. » À quinze ans, il commence unevie de duels et de galanteries.

Après la mort de Louis XIII, Anne d’Autriche le nomma enfin coad-juteur de l’archevêque de Paris avec le titre d’archevêque de Corinthein partibus. on devait dire in partibus infidelium, ce qui signifie arche-vêque sans fonction parmi les infidèles et les libertins. Mais à Paris ondisait le plus souvent coadjuteur. Le véritable archevêque – qui étaitson oncle – le détestait. Retz organisa la journée des barricades, le27 août 1648, au début de la Fronde parlementaire. Le peuple de Parisavait barré pour la seconde fois les rues de la capitale avec des bar-riques remplies de terre. Il écrit dans ses Mémoires :

Le mouvement fut comme un incendie subit et violent, qui se prit du PontNeuf à toute la ville. Tout le monde, sans exception, prit les armes. L’on voyaitles enfants de cinq à six ans avec les poignards à la main ; on voyait les mèresqui les leur apportaient elles-mêmes.

Il ajoute ce curieux commentaire :

Ce maudit esprit de classe dont je vous ai parlé les saisit ; et ces mêmesgens qui deux jours devant tremblaient de frayeurs, et que j’avais eu tant depeine à rassurer, passèrent tout à coup, et sans savoir pourquoi, de la peur

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même bien fondée à l’aveugle fureur…

Dans les rues de la Capitale le peuple le chansonnait ainsi :

Monsieur notre coadjuteurVendrait sa crosse pour une fronde

Mazarin fit d’abord enfermer Retz dans la prison du Château deVincennes. on disait que les cachots de Vincennes avaient leur pesantd’arsenic, à cause du salpêtre, mais surtout parce que les prisonnierss’empoisonnaient eux même avec trop de facilités. Il habite au secondétage, dans la chambre du roi Charles V. Il y fait un froid glacial et lechanoine Bragelonne, que l’on finit par lui donner comme compagnon,se coupe la gorge au bout de quatre mois avec un rasoir. Après biendes supplications et une renonciation à sa charge d’archevêque, il estenvoyé au château fort de Nantes.

Je garde quelques pages d’une Vie du Cardinal de Retz, avec un fron-tispice : portrait de 1675 donné par le Cardinal à Mme de Sévigné,appartenant à Mlle de Luçay. Il semble petit, échevelé, en habit deprêtre, avec une fine moustache, et une mouche apparente sur le men-ton. Il paraît un peu louche d’allure, d’ailleurs à cause de son teint oli-vâtre et de ses cheveux très bruns on l’appelle l’Africain, et dans l’albumde La Muse Historique : Dom Moricaud de Corinthe. Mais bien quecontrefait il possédait probablement un charme d’histrion, avec desyeux d’Italien, et une sorte de témérité inconsciente qui le distinguaitauprès des puissants et des femmes.

À Nantes, Retz n’était point maltraité, bien nourri, il recevait lameilleure société de la ville. Il pouvait se promener sur les remparts, lelong de la Loire. on voulait seulement qu’il donne sa démission de l’ar-chevêché de Paris, en échange, on lui accordait sept abbayes duroyaume, et parmi les plus considérables : Saint-Martin de Pontoise,

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Saint-Aubin d’Angers, Saint-Germain d’Auxerre… Mais le pape Inno-cent X n’entendait pas céder à Mazarin. Tout simplement, il refusa ladémission de Retz.

L’archevêque devait venir en toute liberté à Rome, sinon il préféraitle voir mourir en prison. Le pape déclara à l’évêque de Lodève : « C’estune chose étrange et d’un exemple dangereux pour vous autresévêques qu’il soit au pouvoir d’un prince de vous faire quitter vosarchevêchés en vous mettant en prison ! »

Les autorités royales menaçaient à présent de l’envoyer à Brest dansun cul de basse fosse. Retz décide alors de s’évader. on fit venir deParis le médecin Vacherot et l’abbé Rousseau, forts et vigoureuxcomme des crocheteurs. Le samedi 18 août à 17 heures, il monte surle rempart du château, retire sa soutane et sa simarre, les pend au cré-neau pour faire croire qu’il est encore là et tombe au bout d’une cordedans le fossé. Il y avait bien le fils du geôlier, voyant la scène au borddu fleuve qui voulait alerter les gardiens, mais au même instant unhomme se noyait dans le courant de la Loire et l’on crut depuis le rem-part de la citadelle que les grands gestes du bras appelaient au secourspour le noyé.

La petite troupe s’engage par la rue Richebourg sur le chemin del’étier de Mauves – désigné comme mauvaise voye – en amont dufleuve. Mais on a donné à Retz un cheval ombrageux et c’est unmédiocre cavalier, il tombe avec son cheval et se brise une épaule.Finalement on traverse la Loire à oudon jusqu’au rocher de Champ-toceaux où neuf cavaliers l’attendent. À Beaupréau douze cavaliersentourent le fugitif, il révoque formellement sa démission. A Paris,l’église décide de faire chanter un Te Deum d’action de grâces, ainsi quele Domine salvum fac regem, puis de sonner les cloches de Notre-Dameet d’allumer un feu de joie sur le parvis.

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Dans son état, il lui est impossible de gagner Paris. Il erre dans laprovince et le Pays de Retz, puis décide de gagner Belle-Isle-en-Meravec son chirurgien et une trentaine de gentilshommes. La chaloupecingle de l’embouchure de la Loire vers Le Croisic assiégé par les Espa-gnols qui ouvrent le feu au canon sur l’embarcation. Finalement Retzdébarque à Belle-Isle où la population est loin de le soutenir. Il finirapar reprendre la mer et gagner par l’Espagne l’Italie et la cour de Rome.

Rancé n’entre pas vraiment dans l’intrigue de la Fronde, mais il lacôtoie. Il chasse avec le duc de Beaufort, et surtout il est l’ami et leconfident de cet archevêque de Retz – in partibus – qui le conseille etle protège. D’ailleurs il soutiendra Retz lors des Assemblées du Clergé,et se verra pour cette intervention en disgrâce à la cour au point decraindre d’être la victime de Mazarin, pourtant qui n’assassinait per-sonne, c’est Chateaubriand qui l’assure.

La suite est fatale. Après la mort d’Hercule de Rohan, l’abbé deRancé poursuit cette liaison confidentielle – que tout le monde connaît– avec Marie de Montbazon. Ils étaient bien dissimulés, on ne lesvoyait jamais ensemble, sauf parfois dans un carrosse, et dans le coursde la nuit aux spectacles ou aux jeux. Marie avait dit qu’à l’âge detrente ans : on n’était plus bonne à rien et qu’il fallait à cet âge qu’on lajette à la rivière. C’est presque ce qui arriva car le premier signe du des-tin se manifeste au bord d’un cours d’eau.

Et voici que le Démon analogie revient au bord de la scène annon-cer le dénouement. En 1657, Marie de Montbazon, qui côtoyait unerivière, faillit se noyer en traversant un pont qui se rompit à son pas-sage. on fit de l’accident une cruelle épitaphe :

Ci-gît olympe, à ce qu’on dit :S’il n’est pas vrai, comme on souhaite,Son épitaphe est toujours faite :

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on ne sait qui meurt, ni qui vit.

Quelques mois après, Rancé était à la campagne, et peut-être à lachasse dans les terres de sa propriété de Véretz. Revenant à l’improvistedans Paris, il s’en va à cheval après le Louvre et les rives de la Seine versla rue Saint-Germain l’Auxerrois, et dans l’Hôtel de Montbazon s’in-troduit comme à l’habitude par un escalier dérobé chez Marie de Bre-tagne. A peine entré dans la chambre il se heurte à sa tête tombée d’unechaise et qui a roulé sur le sol. Le corps gît sur le lit, décapité.

Apparemment, on ne possède aucune relation exacte de la scène.Chateaubriand en parle à peine et à travers tant de circonvolutions quele lecteur s’y égare. on suppose que Marie de Montbazon était brus-quement morte de la rougeole et que les corbeaux – enterreurs de morts– chargés de la déposer dans le cercueil l’avaient trouvée trop longue,et donc, lui avait coupé la tête pour faire entrer le corps dans son der-nier habitacle.

La glose prétend que Rancé s’empara de la tête chérie pour s’enfuiret l’emporter dans son ermitage, qui allait se révéler définitif. Aprèsquelques années de superstitions et d’errances, durant lesquelles ils’adonne à la magie blanche et noire, il rejoint la Trappe de Soligny, oùil se révèle comme un organisateur rigoureux. Rancé est donc devenule réformateur de la Trappe, particulièrement sévère et intransigeant,au point que ses comparses du désert parfois se révoltent et menacentde le tuer.

Le duc de Saint-Simon avait très bien connu l’abbé de Rancé car sonpère l’emmenait chaque semaine à la Trappe qui se trouvait à cinqlieues de La Ferté-Vidame. Il soutient dans ses Mémoires que Monsieurde Rancé devint ensuite pour lui un père sans complaisance : « L’abbém’aima comme son propre enfant », écrit-il.

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Bien des années après, Saint-Simon parla longuement avec Rancéde Marie de Montbazon. Il usa de sa passion et de la séduction auprèsde l’abbé de La Trappe afin qu’il rencontre Hyacinthe Rigaud, peintreofficiel de la cour, et qu’il accepte de poser pour lui. Saint-Simonarrache un consentement à l’ermite qui se laisse dessiner. Il naîtra dece complot un portrait de Monsieur de Rancé méditant dans sa celluleavec un crâne posé près de lui sur la table. Plus tard, sur les gravuresissues du tableau, on s’apercevra que le crâne a souvent disparu, et leslangues perfides ont affirmé que ce crâne était celui de Madame deMontbazon que Rancé avait emporté avec lui durant la nuit fatale.

Le duc de Saint-Simon, lui, dans ses Mémoires, explique que c’estune légende et qu’il ne peut s’agir du crâne de Marie de Montbazon.Pourtant, maints esprits éclairés – comme Bossuet – ont suggéré lecontraire. Cette version romanesque est donc tour à tour confirmée oufarouchement niée. Par cette fable exemplaire, nous devons com-prendre que le portrait de Rancé en méditation devant la mort et lavanité du monde n’a pas fini de nous intriguer, et que sa conduite nepeut manquer de surprendre les philosophes et les observateurs de lasociété des vivants.

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IV

Les Gloses

L’histoire a retenu l’attention de Sainte Beuve et de Julien Benda.André Gide en parle et Schopenhauer en tire une réflexion amère.Parmi nos contemporains, il faut citer Marie-Jeanne Dury, RolandBarthes, et Julien Gracq. Mais à cet instant, c’est à Louis Aragon qu’ilfaut nous confier, puisqu’il nous a donné les premiers indices de notreromance. Il écrit dans ce poème du Regard de Rancé :

Saoulé par le grand air il quitte ses domainesAyant fait bonne chasse et plus heureux qu’un roiSon cheval et l’amour comme un fou le ramènent

Après une longue semaineA la rue des Fossés Saint-Germain l’Auxerrois

Il voit déjà les longs cheveux et les yeux tendresDe Madame la Duchesse de MontbazonIl la voit il l’entend ou du moins croit l’entendre

Qui se plaint de toujours attendreEt lui tend ses bras nus plus beaux que de raison

L’escalier dérobé la porte et c’est l’alcôve

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Les rideaux mal tirés par des doigts négligentsIl reconnaît ces yeux que souffrir a fait mauves

Cette bouche et ces boucles fauvesCette tête coupée au bord d’un plat d’argent…

Démons Analogies écartez-vous de moi. Nous devons nous méfier decet homme, Louis Aragon, étonnant provocateur. Quelle est la méta-phore de sa propre existence qui se cache sous l’agencement des mots etdes images? Avait-il aussi la mémoire de la femme décapitée de la Mar-tyre, gisant dans son lit parfumé. Et Baudelaire, quand il publie Les Fleursdu mal, en 1861, connaissait-il Rancé et la duchesse de Montbazon?

Roland Barthes s’est à son tour penché sur l’œuvre de Chateau-briand et la Vie de Rancé. L’analyse est assez remarquable malgré l’abusdes termes linguistiques, et l’usage exagéré des figures de tropes :anamnèse, anacoluthe, aphérèse, qui sont les scories du raisonnementstructuraliste. Il écrit :

Chateaubriand ne double pas Rancé, il l’interrompt, préfigurant ainsi unelittérature du fragment, selon laquelle les consciences inexorablement séparées(de l’auteur et du personnage) n’empruntent plus hypocritement une mêmevoix composite.

Il utilise pour son essai l’expression magnifique de Chateaubriand :La Voyageuse de Nuit, et décrit à son tour la fin tragique des amours deRancé et de Marie de Montbazon :

…amoureux, lettré, bref mondain, Rancé rentre un soir de la chasse, aper-çoit la tête de son amante à côté de son cercueil et passe aussitôt sans un motà la religion la plus farouche : il accomplit ainsi l’opération même de la contra-riété, dans sa forme et son abstraction.

Aujourd’hui, c’est le début de l’automne, j’ai vu pour la première

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fois la grande dune, plantée d’oyats d’euphorbes et de panicauts, sur lacôte atlantique des Landes. J’ai cueilli dans la forêt de pins une branched’arbousier dont on aperçoit le fruit, picoré par les oiseaux, dans LeJardin des Délices de Jérôme Bosch. Je garde sur moi la vision du grandocéan écumeux blanc sans borne à l’horizon et de la forêt à l’odeur detérébinthe. J’ai parlé du dire et de la musique dans la poésie, de Mal-larmé et de la pénultième, devant un parterre de professeurs, de biblio-thécaires et d’inspecteurs d’académie.

Nous sommes loin d’avoir épuisé l’énigme de la pénultième. Il estd’ailleurs possible que Mallarmé se moque puisque de son vivant ledébat de la pénultième encombrait les conversations de la rive gauche.Dans le mot tempête, la pénultième est longue, et Villiers de l’Isle-Adam écrit à Mallarmé le 27 septembre 1867 :

Celle-là est vraiment sans pitié ! Jamais on n’a vu ni entendu sa pareille, etil faut être au diapason du « violon démantibulé » de Louis Bertrand, pour sai-sir la profondeur de votre idée…

C’est donc à cette avant dernière syllabe que Mallarmé accorde sonattention, à la presque dernière, presque ultime, qui vient de l’inusitéulter. Il écrit dans le poème :

Je fis des pas dans la rue et reconnus en le son nul la corde tendue de l’ins-trument de musique, qui était oublié et que le glorieux Souvenir certainementvenait de visiter de son aile ou d’une palme et, le doigt sur l’artifice du mys-tère, je souris et implorai de vœux intellectuels une spéculation différente. Laphrase revint, virtuelle, dégagée d’une chute antérieure de plume ou derameau, dorénavant à travers la voix entendue, jusqu’à ce qu’enfin elle s’arti-cula seule, vivant de sa personnalité.

on sait que dans la poésie, l’accentuation de la pénultième entraînela disparition ultime du e muet à la fin du vers, ce que les occitanistes

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récusent. Certains originaux n’admettent pas non plus cette amputa-tion pour les autres lettres de l’alphabet. Ils prononcent voixe pour voix– refusant toute diminution – ouagnon pour oignon, moutonses pourmoutons. Ce qui ajoute un e au lieu de le supprimer.

Raymond Queneau s’est préoccupé de cette manie, et l’on connaîtl’ouvrage de Georges Perec qui fait disparaître le e muet de La Dispari-tion. Cette technique d’écriture s’appelle un lipogramme, elle consisteà supprimer une ou plusieurs lettres d’un ouvrage littéraire. L’Odysséede Tryphiodore n’avait pas de a dans le premier chant, point de b dansle second, ainsi de suite. orazio Fidele avait écrit un poème dont étaitbannie la lettre r : l’R banni par la puissance de l’amour, et Salomon Cer-ton avait publié en 1620 un sonnet où déjà la lettre e était écartée :

Pour ravir la toison quand Jason courut tant,Il y parvint pour vray, l’arrachant hors son sortAux dragons flamboyans : mais non par son bras fort,Non par son bac fatal à Colchos loing flottant…

Georges Perec ajoute, dans son histoire du lipogramme :

La troisième tradition du lipogramme est la tradition vocalique, celle quibannit les voyelles. Elle est nécessairement la plus difficile ; écrire sans a estbadin en français, périlleux en espagnol…

Dans l’une des salles du musée des Beaux-Arts de Nantes, on peutapercevoir un petit tableau de Greuze, après un Arlequin empereur de lalune attribué à Watteau. C’est le portrait d’un musicien, assis sur untabouret, qui tient une guitare. un jour que je me trouvais dans la ville,en compagnie de Jean-Yves Bosseur, nous allâmes visiter les salles dumusée avec le conservateur. Il n’y avait personne à l’étage, et nous arrê-tant devant le personnage de Greuze mes amis se mirent à disserter :Que faisait-il exactement dans cette position ?

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Jean-Yves Bosseur est un musicien contemporain qui aime la pein-ture classique, il pensait que l’artiste cherchait à s’accorder et qu’il n’yparvenait point, il le voyait à la position des doigts. Je connais assezbien cette peinture, et je proposai une autre version. Si l’on regardeattentivement, on observe le désordre de l’atelier, la profusion desoutils et des instruments de mesures, tournevis, cages, couteaux, poi-gnards, et surtout quelques oiseaux morts suspendus à l’établi, ougisants sur le sol.

un grand manteau bleu encombre le bras droit du musicien, lajambe gauche est revêtue d’une culotte rayée multicolore tenue par desbas blancs mal ajustés. La jambe droite paraît suspendue en l’air pourmaintenir l’instrument, les doigts sont écartés sur les cordes, la maindroite accrochée au manche de la guitare. Ma version de la scène étaitbeaucoup plus dramatique, à mon sens, le musicien était fou, il ne par-venait pas à s’accorder, et il avait probablement étranglé les oiseaux quitraînaient lamentablement autour de lui.

Cette version me semblait corroborée par l’existence tourmentée dupeintre Greuze, que l’on range un peu vite parmi les illustrateurs natu-ralistes et moralisateurs de la vie des campagnes. C’est ainsi que Dide-rot le présente comme un modèle des vertus. En vérité l’auteur de LaCruche cassée est beaucoup plus compliqué qu’il n’y paraît. Le tableaunous fait songer à la pièce de Heinrich Von Kleist, où le juge Adam veutfaire condamner au tribunal pour concupiscence la jeune fille Eve,alors qu’il est le véritable auteur du crime de cruche brisée. Lui-même,Greuze va travailler en Italie, et l’on sait que sa vie sentimentale est loind’être rangée. on a dit que son Guitariste était le portrait d’un Italiende Naples qui se servait de la musique pour séduire ses proies. La com-paraison du peintre avec son modèle n’est pas forcément excessive.

on aura remarqué, à la fin du Démon Analogie de Stéphane Mal-larmé, la présence du luthier vendeur de vieux instruments et la pré-

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sence d’oiseaux empaillés qui traînent par terre. L’écrivain ajoute : « Jem’enfuis, bizarre, personne condamnée à porter le deuil de l’inexpli-cable Pénultième. »

Toute spéculation est hasardeuse, mais on doit convenir que Mal-larmé porte sur lui comme une nostalgie de ce e muet que l’on necompte plus au bout de la phrase, amputée de sa voyelle finale, commelui même, sans doute, qui se voit privé dans les faits de sa part denature féminine. Le poème suivant du Petit homme, dans le livre desproses, exagère cette sensation. Il commence ainsi :

Pauvre enfant pâle, pourquoi crier à tue-tête dans la rue ta chanson aiguëet insolente, qui se perd parmi les chats, seigneurs des toits ?

Par la suite du texte interroge : « As-tu jamais eu un père ? Tu n’aspas même une vieille qui te fasse oublier la faim en te battant, quandtu rentres sans un sou. » Et la voix du Pauvre enfant pâle, que va deve-nir la voix :

Petit homme, qui sait si elle ne s’en ira pas un jour, quand, après avoir criélongtemps dans les villes, tu auras fait un crime ? un crime n’est pas bien diffi-cile à faire, va, il suffit d’avoir du courage après le désir… »

Cette voix perdue me fait songer à la petite fille autoritaire qui fre-donne une comptine de Grieg dans M. le Maudit, de Fritz Lang :

Warte, warte, nur ein Weilchenbald kommt der schwarze

Mann zu dir ;mit dem kleinen Hackbeilchenmacht er Schabefleisch aus dirDu bist raus !

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Attends encore un peule méchant homme noir viendra

avec sa petite hacheil fera un hachis de toi

Et l’on peut deviner l’ambivalence des sentiments du narrateur, quitermine ainsi le récit :

Elle te dira adieu quand tu paieras pour moi, pour ceux qui valent moinsque moi. Tu vins probablement au monde vers cela et tu jeûnes dès mainte-nant, nous te verrons dans les journaux.

oh ! pauvre petite tête !

La critique a lourdement souligné l’obsession de la chevelure et dela tête tranchée dans l’œuvre de Mallarmé. Je me garderai bien d’insis-ter et je crois, plutôt que de sombrer dans l’explication de texte, oudans les errements d’une psychanalyse assez vulgaire, que nous devonsénoncer autre chose, dans cette poursuite des Démons Analogies.

En vérité, lisant les deux poèmes en prose de Mallarmé, j’ai penséimmédiatement à ceux du Spleen de Paris de Baudelaire. J’ai pensé auGalant tireur maladroit qui dit à sa femme :

observez cette poupée, là-bas, à droite, qui porte le nez en l’air et qui a lamine si hautaine. Eh bien ! cher ange, je me figure que c’est vous. Et il ferma lesyeux et lâcha la détente. La poupée fut nettement décapitée.

J’ai pensé à ce texte intitulé : Assommons les pauvres ! et surtout àcelui qui est nommé Le Mauvais Vitrier. Le narrateur fait monter levitrier dans son logis du sixième étage, il lui reproche de ne pas avoirde verre de couleur : « Impudent que vous êtes ! vous osez vous pro-mener dans des quartiers pauvres, et vous n’avez même pas de vitres

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qui fassent voir la vie en beau ! » Il le repousse brusquement dans l’es-calier, et le voyant passer la porte en bas dans la rue il lâche sur la têtede l’homme un pot de fleurs qui fait se briser toute la pauvre fortunedu vitrier. Puis il lui crie de sa haute fenêtre :

La vie en beau ! la vie en beau !

Il est aisé de deviner l’influence du Spleen de Paris dans les poèmesen prose de Mallarmé. Il est moins habituel d’y découvrir les mêmespulsions agressives dirigées contre la silhouette des misérables, despauvres, des femmes, des orphelins, des mendiants, des enfants, avecles mêmes visions récurrentes du meurtre, du sang, de la misère, de ladécapitation et de la pendaison.

Cette pulsion criminelle ne lui ressemble pas. Mallarmé, prisonnierde la légende du symbolisme, doit traîner une réputation d’angélisme,de transparence, de chasteté, et même de naïveté. Pourtant il seraitplus juste, devant certains écrits, de nous référer au Marquis de Sadepour justifier l’inspiration et l’intrusion de la prose dans la poésie. Bau-delaire écrit dans l’épilogue du Spleen de Paris :

Je t’aime, ô capitale infâme ! CourtisanesEt bandits, tels souvent vous offrez des plaisirsQue ne comprennent pas les vulgaires profanes.

La position sadiste, face au malheur, s’empare de l’agressivité dansle style et les sentiments. Elle doit être considérée comme le mode deprotection et le moyen de défense de l’écrivain. Comme dans la lecturede Jonathan Swift, la référence à l’Humour noir s’impose. Il est assezsatisfaisant de voir cette forme d’umour se développer chez le dia-phane Stéphane Mallarmé.

Nous retrouvons d’ailleurs quelques pages plus loin le poème en

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prose de Réminiscence, dont les accents, manifestement, annoncentRimbaud : « Petit poucet rêveur… », celui des Illuminations – PaintedPlates – celui qui écrit dans Une Saison en enfer : « Encore tout enfant,j’admirais le forçat intraitable sur qui se referme toujours le bagne ; jevisitais les auberges et les garnis qu’il aurait sacré de son séjour… »Comme en ce début du texte de Stéphane Mallarmé :

orphelin, j’errais en noir et l’œil vacant de famille : au quinconce se dépliè-rent des tentes de fête, éprouvai-je le futur et que je serais ainsi, j’aimais le par-fum des vagabonds, vers eux à oublier mes camarades.

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V

La Peinture

Lorsqu’on est égaré sur le chemin de l’herbe qui tourne, au pays del’Analogie, il faut se poser une question suprême, revenir à la source,et tenter de sortir du bois enchanté où l’on risque de perdre la tête.C’est pourquoi j’ai commencé Les Démons de l’Analogie par la vie d’Ar-temisia Gentileschi. Nous sommes en cette année 1611, dans la ville deRome. Artemisia doit avoir quinze ou seize ans. C’est une fille éner-gique, déjà, qui travaille avec son père orazio Gentileschi. Cependant,elle ne sort guère dans les rues de Rome que pour se rendre à l’églisecar orazio lui impose une surveillance ombrageuse.

Elle est pourtant convoitée par les hommes, par le petit apprentiScalpellino, par un certain Cosimo Quorli, et surtout par un élève deson père, Agostino Tassi, assez bon peintre, mais joueur, débauché,hâbleur et corrompu. D’ailleurs il est marié, bien qu’il se vante d’avoirtué sa femme, par jalousie, de vingt et un coups de couteau, et qu’ilvive avec sa belle sœur Costanza, en une situation incestueuse.

un jour qu’Artemisia se trouve seule dans la maison de son père,elle est violée par cet Agostino qui lui met le genou entre les cuisses,lui pose la main sur la bouche, et tente de pénétrer son intimité. Elle

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le griffe au visage, lui arrache la peau de son membre, mais l’homme ladéflore, elle saigne. Se relevant elle le poursuit et tente de lui porter uncoup de poignard dans la poitrine. Agostino lui promet alors de l’épou-ser, mais Artemisia découvre que sa femme vit encore en Toscane avecun autre homme, elle décide de porter plainte devant le tribunal deRome. Le prévenu risque cinq ans de galère, s’il ne l’épouse pas. Maissi elle révèle qu’il est déjà marié et qu’il vit maritalement avec sa bellesœur Costanza, c’est la potence qui le guette.

Artemisia est confrontée à Agostino dans la prison de la Tor diNona. Elle se dit prête à confirmer sa déposition sous la torture. Lebourreau lui entoure les doigts de la main avec une corde et serre àl’aide d’un garrot jusqu’à écraser les phalanges et les jointures. Artemi-sia maintient son accusation de viol. L’extraordinaire est que les actesdu procès ont été sauvegardés. Ils sont parvenus jusqu’à nous si bienque l’on peut suivre d’un bout à l’autre cette histoire dramatique.

En France, les archives du procès ont été publiées une première foispar les Éditions des Femmes. L’histoire d’Artemisia est donc assezconnue et je transportais ce livre avec moi durant mes voyages en Ita-lie. J’avais aussi l’intelligence des Œuvres d’orazio Gentileschi, mais jen’imaginais pas que dans l’art de la peinture Artemisia rivalisait avecson père, comme avec tous les autres peintres, qu’elle pouvait les éga-ler et même les dépasser. Cela, je ne le savais pas.

Après des années de procédure Artemisia a donc gagné son procès,avec l’aide du notaire Gianbattista Stiattesi. Son honneur est restauré,mais le verdict de bannissement est ambigu. Agostino Tassi contraintà l’exil doit gagner les portes de la ville, mais il peut néanmoins résiderà Rome dans le palais et les propriétés de ses mécènes et protecteurs.À dix sept ans, Artemisia est une belle et grande fille, avec des cheveuxblonds cuivrés. Très habile en peinture, elle a déjà composé un tableauqui représente Suzanne et les vieillards. Suzanne est entièrement nue,

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éplorée, les vieillards – de forts gaillards chevelus – accoudés à labalustrade de la fontaine ricanent et semblent lui parler à l’oreille, tantils se trouvent auprès d’elle, presque à la toucher.

Il existe aussi une curieuse peinture, beaucoup plus tardive, intitu-lée Corisca et le Satyre, qui évoque ce que l’on nomme parfois lemanque éloquent de la chevelure. C’est l’histoire obscure d’unenymphe assaillie par un satyre, qui s’enfuit en laissant dans les mainsdu faune une partie de sa toison. Grande robe orange, grande enjam-bée de la nymphe Corisca, la main droite dans les cheveux noirs.

En réparation de son aventure avec Tassi, elle est dotée par le cha-noine Lelio Guidicciono, amateur de peinture, ami et conseiller de Sci-pion Borghèse. Elle peut alors épouser Pierantonio Stiattesi, frère deGianbattista, bel homme, mais peintre médiocre, joueur et vaniteux.Elle quitte alors Rome pour Florence où elle rencontre Galilée – Gali-leo Galilei –, Michel-Angelo Buonarroti le Jeune – poète et petit neveude Michel Ange –, le peintre Christoforo Alfori, et le grand duc Cosme IIde Médicis qui la protège et lui achète ses tableaux.

C’est à Florence qu’elle expose les grandes peintures de Judith etHolopherne. Le général assiégeait la ville de Béthulie. Judith était unejeune veuve de grande beauté, elle sort de la ville au début du jour avecune servante, elle séduit le général et durant la nuit, profitant de sonivresse, elle s’empare de son épée et coupe la tête du géant. Dans letableau, on voit la servante à genoux sur le soldat et qui le maintientcloué sur le dos, tandis que Judith tranche sa tête. Le sang gicle sur latoile. La duchesse Marie-Madeleine de Habsbourg était horrifiée par lespectacle. Plus tard, dans l’ombre, à la lueur d’une simple bougie, onvoit Judith, forte femme en robe jaune, qui guette le bruit tandis quela servante pose la tête du général dans un sac blanc, au pied des deuxfemmes.

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En 1621, elle revient à Rome, elle a vingt huit ans. Elle écarte sonmari et reprend le nom de Gentileschi, bien décidée à construire elle-même sa carrière de peintre célèbre. Par la suite, elle aura des amants,et probablement d’autres maris et protecteurs. on écrit sur elle desquatrains perfides :

Co’l dipinger la faccia a questo, e a quelloNel mundo m’acquistai merito infinitoNell intagliar le corna al mio maritoLasciai penello e presi lo scalpello.

En peignant le visage des uns et des autresJe me suis acquis au monde une gloire infiniePour ciseler les cornes de mon mariJ’ai lâché le pinceau et pris le burin.

Il est vrai qu’elle montre dans un tableau une femme : Jael, plantantun clou dans la tempe d’un autre soldat, le général Sisera, endormi auxpieds de l’héroïne. Certains historiens soupçonnent Artemisia dequelques crimes, comme d’avoir fait assassiner son ancien mari Pie-rantonio Stiattesi par le mécène Cassiano dal Pozzo. Mais commepresque toujours, la rumeur accable les femmes indépendantes, etnous n’avons aucune preuve de ces exactions.

Il faut aller très loin dans l’Europe trouver des œuvres d’Artemisia. Parexemple, auprès de Berlin, je me suis aperçu par hasard, au Neues Palaisde Potsdam, que l’on trouve deux tableaux du peintre. une Bethsabée aubain – Bathsheba – convoitée par le roi David d’une terrasse. La femme estnue, David est à peine visible sur la terrasse au loin. Le second tableaudécrit cette scène du viol de Lucrèce par l’infâme Sextus. Sextus sortait encolère du temple de Jupiter, il se rendait à Rome, il trahissait les habitantsde Gabies pour les livrer aux soldats de son père, enfin il violait honteu-sement Lucrèce, la femme de son ami Tarquin Collatin. Lucrèce est assise

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sur le lit, nue, Tarquin tout habillé la menace d’un poignard, un serviteurnègre soulève le rideau de l’alcôve, comme au théâtre.

Devant tant de violences, de meurtres, décapitations, de viols et desuicides, on pourrait penser que nous sommes devant la peintured’une femme meurtrie. Il n’en est rien. Les peintres français, plusmesurés : Simon Vouet et Jérôme David, admirent l’œuvre d’ArtemisiaGentileschi, tout simplement, pour eux, dans les allégories qu’ils exé-cutent, son portrait personnifie la Peinture.

Aujourd’hui, avec le temps, elle nous apparaît plutôt conquérante,sûre d’elle même et de son art, très organisée dans son travail et sarenommée. Nous devons plutôt interroger le destin de la peinture.Quand Artemisia Gentileschi commence son œuvre nous sommes à lacharnière, à l’instant de passage d’un siècle à l’autre, dans cet intervallequi fixe à sa naissance le siècle d’or espagnol, la montée de l’absolu-tisme en France, la révolution bourgeoise anglaise, et pour l’Allemagnele début de la guerre de Trente Ans.

En Italie la peinture brillait avec les Vénitiens, Giovanni Bellini,Giorgione, Titien, Palma, il semblait qu’une ère de bonheur et devolupté allait s’étendre sur toute la péninsule. C’est alors, au commen-cement de ce siècle : le XVIIe pour nous Français – Seicento pour le Ita-liens – qu’un personnage nommé Rembrandt Harmenszoon Van Rijn,inaugure en Hollande cette technique du clair-obscur qui va conqué-rir l’art de la peinture, en Europe.

Il serait séduisant de croire que le ténébrisme vient du Nord, avecIsaach Van ostade, Carel Fabritius, élève de Rembrandt, Valentin deBoulogne, Gerard Van Honthort, que les Français appellent Gérard desNuits, à cause de sa science de l’obscur, et les Italiens Gerhardo dalleNotti. Mais il faut aussi compter avec les Espagnols, Zurbaràn et sur-tout Ribera – Jusepe de Ribera : lo Spagnoletto – qui vit à Naples où il

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croise Artemisia Gentileschi. on aperçoit très vite que le mouvementde la peinture touche tous les pays de l’Europe.

C’est pourquoi il faut admettre que les scènes de meurtres, de bou-cheries, d’enlèvements, de tortures et décapitations ne sont pas le pri-vilège d’Artemisia, mais bien plutôt le symptômes d’un vertige, d’undésordre dans les consciences, d’une angoisse qui touche la société àl’orée du nouveau siècle, comme si l’ordre du monde allait se trouverbouleversé dans son organisation et de ses croyances, malgré laconquête de l’Amérique, la brillance aristocratique, la préciosité, lethéâtre classique, la progression des sciences et l’affirmation de la puis-sance de la religion et de l’État.

Évidemment le maître, l’initiateur de cette révolution dans l’art, decette violence obscure, et même de cette sauvagerie, nous l’avons déjàévoqué puisqu’il s’agit de Michelangelo Merisi : detto il Carravaggio. LeCaravage est ce personnage tourmenté qui commence sa carrière àRome, vers 1590, par un scandale. En effet, il a peint avant Valentin deBoulogne et Artemisia une Judith debout, qui s’est emparée de l’épéedu général Hollopherne, et qui lui coupe la tête, comme avec une scie,lui tenant les cheveux tirés en arrière.

À Rome, il faut aller voir La Vocation de saint Matthieu en l’égliseSaint-Louis-des-Français. Le Christ est sur le seuil de la maison, dansl’ombre, en robe verte, les yeux aussi verts et comme phosphorescents,il est presque entièrement caché par le corps massif de Pierre que lepeintre, probablement, ajoute ensuite pour des raisons inconnues.Jésus, avec son disciple, d’un geste las, désigne Matthieu pour devenirson apôtre et l’emmener avec lui sur les routes comme un vagabond.Et Matthieu qui doute de ce qui lui arrive montre sa poitrine d’un doigthésitant, l’air de dire : « Pourquoi moi… » hésitant dans la direction dela main entre lui et l’autre homme à son côté debout avec des lunettesqui compte les pièces de monnaies.

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L’étrange est d’apercevoir, si l’on regarde bien le tableau, que leChrist après cette désignation, fait déjà demi-tour, comme impatientde poursuivre son chemin. on ne le voit pas car il est dissimulé parsaint Pierre. Pour le constater, il faut regarder les pieds, qui entamentcette volte face. L’Évangile de Matthieu évoque la scène, comme si celaétait arrivé à quelqu’un d’autre. Jésus se trouvait dans cette ville, parhasard, en passant, il voit cet homme – Matthieu – assis dans le bureaudes impôts, il entre et lui dit : « Suis moi, et lui se levant le suivit. »

Matthieu était publicain – ma bible protestante dit un péager – col-lecteur d’impôt. Ils étaient fort impopulaires et considérés en Israël,sous la domination des Romains, comme des parias. C’est pourquoi unpeu plus tard, Jésus déclare à ses disciples incrédules :

En vérité vous serez étonnés de trouver au ciel des publicains et des fillesde joie qui vous auront devancés…

Saint Matthieu avait dicté son évangile en Éthiopie, vers l’an 40,dans sa langue maternelle, c’est-à-dire en syro-chaldaïque ou en ara-méen. on y trouve la parabole des deux fils et de la vigne. Jésus estinterrogé sur son autorité par les prêtres et les sacrificateurs : « Le bap-tême de Jean, demande Jésus, d’où vient-il, du ciel ou des hommes ? »

Les sacrificateurs et les prêtres pensent en eux-mêmes…- Si nous disons du ciel, il répondra, pourquoi n’y avez-vous

pas cru ?- Si nous disons des hommes, nous avons à craindre le peuple,

car ils regardent tous Jean-Baptiste pour un prophète.Ils répondirent alors à Jésus :

- Nous n’en savons rien.Et Jésus :

- Et moi, je vous ne vous dirai pas non plus d’où me vient l’au-torité…

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Dans l’Évangile de Matthieu, c’est ensuite que vient la parabole…un homme qui avait deux fils, s’adressant au premier, lui dit :

- Mon fils, va, et travaille aujourd’hui dans ma vigne.Il répond :

- Je ne veux point, mais par la suite, se repentant de sa déso-béissance, il y va… Au second il dit la même chose : celui-ci répond J’yvais, mais il n’y alla pas… Lequel des deux fait la volonté du père inter-roge Jésus. Et c’est ainsi qu’il ajoute :

- Je vous le dis en vérité que les péagers et les prostituées vousdevanceront dans le royaume de Dieu.

une seconde peinture du Caravage relate le martyre de saint Mat-thieu en Éthiopie. L’arrestation est effectuée durant le baptême, aubord de la piscine probatique, dans l’église, juste devant l’autel. Lemeurtre est accompli dans un tumulte d’une violence extrême, que lespeintres contemporains – André Masson, Picasso – ont probablementrépercutée dans leurs œuvres. Matthieu est couché sur le sol, il sedéfend de la main droite d’un homme presque nu, un éphèbe, avec unbandeau dans les cheveux noirs, qui menace de le tuer avec une épée.

L’homme qui enjambe Matthieu tord sa bouche rouge, le visagedéfiguré par la haine. En vérité le meurtrier a déjà porté un coupd’épée à Matthieu, si l’on regarde bien le flanc gauche, on voit un filetde sang qui coule sur la robe blanche du vieillard. Tout autour del’apôtre blessé s’agite une foule de soldats, de bourgeois et de cavaliersen armes, avec des hommes nus qui contemplent la scène, et tout aufond le visage d’un homme égaré, avec une barbe, qui est donnécomme le portrait du Caravage lui-même. Mais surtout vers la droitedu tableau, on voit un enfant qui cherche à s’enfuir, les cheveux ras, labouche ouverte, le poing serré, un bras levé et la paume de la mainretournée vers le haut, contre le ciel, dans un geste de refus, de terreuret de répulsion.

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VI

Disparition

Artemisia avait rencontré Nicholas Lanier à Rome. C’était un gen-tilhomme et un artiste. Peintre à ses heures, et musicien. Il est le maîtrede musique de Charles 1er. Et surtout, pour ce roi d’Angleterre et Buc-kingham, il achète dans toute l’Europe et dans l’Italie des objets d’artet des tableaux. C’est la saison de l’automne, il croise Artemisia dansles salons, et dès cet instant, on le soupçonne d’avoir une liaison avecla fille de Gentileschi. Nicholas Lanier jouait du luth. L’instrumentobsède les contemporains. Charles Dassoucy en possède un, et de laville de Marseille, sur la route qui le conduit à Rome, il écrit dans sesmémoires :

J’y vis encore mon ancienne maîtresse qui campait de son luth…

C’est-à-dire que cette femme âgée tirait encore sa subsistance de soninstrument, comme lui-même d’ailleurs, Dassoucy, compagnon deCyrano de Bergerac, autrefois musicien de Louis XIII qui devait à pré-sent courir les routes en compagnie de son page Pierrotin que le ducde Mantoue, Charles III, charmé par sa voix, fit enlever et châtrer.

Le Caravage avait peint une magnifique Joueuse de luth que l’on

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trouvait à la galerie Lichtenstein, à Vaduz. Mais d’une façon péremp-toire, elle a été restituée à Gentileschi. S’agit-il d’orazio ou d’Artemi-sia ? Et le tableau de la Galery of Art à Washington, que nous avons citéen introduction, doit-on le considérer comme l’original, ou commeune copie. Il est temps de nous apercevoir que la vie des tableaux estencore plus tourmentée que celle des artistes qui les ont composés.

La chronique affirme qu’en 1627, Artemisia Gentileschi retrouveLanier à Venise. on peut aujourd’hui reconstituer son voyage et sonséjour au alentours de la lagune, à Murano et Pàdova. Mais on saitmoins qu’il existe une autre femme peintre, qui se trouve à cetteépoque à Venise. Elle se nomme Giovanna Garzoni.

Je la connais assez bien car elle est l’auteur de nombreuses Cose Natu-rali : Natures inanimées, que j’ai étudiées dans mes voyages. Elle a peintdes gousses de fèves dans une assiette, avec un œillet – une grenadeouverte, avec un escargot – une assiette de nèfles avec une rose et desamandes – des figues mûres butinées par des guêpes. C’est une peintureà la fois savante et quelquefois inquiétante, dans sa précision, trèsmoderne de facture. Elle a peint des artichauts – la plante préférée deSigmund Freud – et pour le pape Rospigliosi des Natures mortes avecdes cerises, des bouteilles cubistes, et des crânes posés au coin des tables.

on a dit que Giovanna Garzoni était née à Lucca, en Toscane, au-dessus de Pize. Pour moi, c’est l’une des plus belle ville de l’Italie. Maisplus précisément ces dernières années, on désigne plutôt la localitéd’Ascoli Piceno, dans les Marches, comme lieu de sa naissance. Plustard à Venise, Giovanna était l’élève de Palma le Jeune. on l’avaitmariée en 1622 avec un portraitiste vénitien, Tiberio Tinelli. Cepen-dant le mariage ne fut pas consommé car elle avait auparavant faitvœux de virginité. Le mari déçu intente un procès et le mariage seraannulé au bout d’une année par les autorités. Certes la situation estmoins dramatique que dans l’histoire d’Artemisia avec Agostino Tassi,

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mais on imagine le scandale, malgré tout, et la perfidie des commen-taires, au bord de la lagune.

Et voilà le piquant de l’affaire, à Venise en 1626, Giovanna Garzonirencontre Artemisia. Non seulement les deux femmes se fréquentent,mais en réalité, elles nouent ensemble une intrigue, puisque Artemisiaintervient auprès de ses protecteurs, Viceroy et l’érudit Cassiano delPozzo afin qu’il favorise la carrière de Giovanna.

Tandis qu’Arlemisia s’affiche avec Nicholas Lanier, à Venise, orazioGentileschi erre dans l’Italie à la recherche d’un mécène digne de sonart. on le rencontre à Gêne, puis à Turin à la cour de la Maison deSavoie. Enfin la chance arrive, pour lui. Il est engagé comme grandpeintre italien auprès de Marie de Médicis. Il rejoint la cour de France,au Louvre, où il côtoie la reine et l’aristocratie en 1624.

Il n’a pu connaître Rancé, qui vient juste de naître en 1626, mais ila certainement aperçu la belle Marie de Montbazon, qui vient d’épou-ser Hercule de Rohan. À cette époque, on lui donne dix huit ans, etjustement, le duc de Montbazon a une aventure avec une joueuse deluth, c’est Chateaubriand qui le raconte. À son âge, il avait quatre-vingts ans, il était amoureux de cette musicienne, il se prend de que-relle avec elle et menace de la jeter par la fenêtre. Hélas ! la force luimanque et il retombe sur le lit de la belle joueuse de luth.

Malgré l’absence de témoignages, il est possible d’avoir quelquescertitudes. Par exemple, orazio connaissait François de Bassompierre.D’ailleurs il part à Londres en 1626, avec le maréchal. Il supporte malla suprématie de Rubens arrivé après lui à la cour de France et nou-veau favori de la reine Marie de Médicis. Il embarque pour Londres, etl’on apprend par les Mémoires du maréchal de Bassompierre qu’il dînedans sa demeure en compagnie de Buckingham, du comte de Mon-taigu et du comte Carlyle.

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Il serait séduisant d’accorder à François de Bassompierre une placeidentique, dans notre rêverie, à celle du cardinal de Retz. Leurs desti-nées et leurs aventures se ressemblent. Bassompierre est emprisonnépar Richelieu. Il avait autrefois voulu épouser Charlotte-Marguerite, lafille du connétable de Montmorency. Mais le roi Henri IV était amou-reux de Charlotte-Marguerite, et la poursuivait. Il obtint le désistementde François : bon soldat, brave, fidèle en politique, diplomate, habileambassadeur. C’est un homme qui a des aventures avec les femmes. Ilrécidive en 1631 car il épouse secrètement la princesse de Conti. Il estenvoyé à la Bastille par Richelieu.

Il y restera jusqu’en 1643 à la mort du cardinal. Ce séjour dans laforteresse lui permet de rédiger ses Mémoires qui sont écrites allègre-ment, dans un style énergique et concret. Le lecteur va penser quenous nous trouvons loin de notre histoire du Démon Analogie. Il existeun épisode des Mémoires du maréchal de Bassompierre que je n’ai pasrelaté et qui pourtant lui assure une partie de sa notoriété. Le PontNeuf n’est pas encore achevé et Bassompierre l’appelle le Petit Pont. Ilvient de Fontainebleau et doit passer ce pont pour rejoindre le Louvre.

Le Petit Pont traversait les deux bras de la Seine, du côté ouest del’île de la Cité. Il s’y trouvait une statue de Henri IV où l’on se donnaitrendez-vous, en se moquant, car le peuple disait, dans cette statue duroi, qu’on ne voyait que le cheval. Par la suite, lorsque le nouveau pontfut achevé, il continua d’être le rendez-vous des aventuriers, des comé-diens – Tabarin y tient ses tréteaux –, des arracheurs de dents et descharlatans – marchands d’orviétan –, des voyous et des bandits quel’on appelle Officiers du Pont Neuf, et des femmes de mauvaises vies quisont aussi nommées Dames du Pont Neuf.

Il y avait une fontaine au milieu du pont. une Samaritaine avec unehorloge qui délivrait des heures musicales. une année d’hiver que laSeine était entièrement prise dans le gel, Boisrobert écrivit :

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Cette froidure est bien étrangeTout se ressent de son effort :Les bateaux sont cloués au port,La Samaritaine enrhuméeN’a plus sa voix accoutumée ;Sa cruche, sèche jusqu’au fond,Ne verse plus d’eau sur le pont…

Dans un Petit guide pédestre de la littérature au XVIIe siècle, MichelChaillou décrit ainsi la machine hydraulique construite par le maîtrefontainier Jean Lintlaër pour amener les eaux de la Seine au Louvre etaux Tuileries. Elle se présentait, dit-il :

sous l’aspect d’un joli pavillon, façade décorée d’un bas-relief figurant lajeune Samaritaine du Nouveau Testament versant de l’eau au Christ…

une horloge avec défilé mécanique de personnages, de scènes enthousias-mait les badauds, un jacquemart frappait la cloche des heures…

Donc passant sur le Petit Pont vers 1606, François de Bassompierreétait chaque fois salué par une lingère qui se tenait devant sa boutiqueà l’enseigne des Deux Anges, qui lui faisait une grande révérence, quile regardait s’éloigner jusque très loin, et qui lui déclare un jour :

- Monsieur, je suis votre servante…Cette jeune femme accepte un rendez-vous avec Bassompierre :

- Pourvu, dit-elle, que ce fût à condition de coucher entre deuxdraps avec moi.

Bassompierre avait un laquais qui connaissait une maquerelle nomméeLa Noiret. Il fait apporter dans cette maison un matelas – on écrivait mate-rat – et des draps blancs. Le soir venu la lingère apparaît à Bassompierre:

coiffée de nuit, n’ayant qu’une fine chemise sur elle et une petite jupe de revescheverte, avec des mules aux pieds…

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Les deux amants dorment ensemble toute la nuit. Mais au matin,lorsque Bassompierre demande un autre rendez vous, la lingère luirépond :

Monsieur, je sais que je suis dans un bordel infâme, où je suis venue debon cœur pour vous voir, de qui je suis si amoureuse que pour jouir de vous,je crois bien que je l’eusse permis au milieu de la rue, plutôt que de m’en pas-ser. or une fois n’est pas coutume, et forcée d’une passion on peut venir unefois dans le bordel, mais ce serait être garce publique d’y retourner uneseconde fois…

La suite de l’histoire est encore plus étrange. Elle dit à Bassom-pierre : « Je n’ai jamais connu que mon mari et vous, où que je meuremisérable je n’ai pas dessein d’en connaître d’autre… » La lingèredemande alors à Bassompiere de venir chez une tante à elle, rue duBourg-l’Abbé, auprès de la rue aux ours, entre dix heures et minuit. Ilarrive dans le soir avec son laquais. Il frappe à la porte, personne nerépond, il entre, et trouve au second étage la paille d’un lit que l’on faitbrûler dans la pièce, et deux corps nus allongés sur une table.

Dans l’escalier il croise les croquemorts et met la main à l’épée pourse dégager. Rentré chez lui il boit trois ou quatre verres de vin pur ets’asperge de parfums car il y avait la peste dans Paris. Il part ensuite enmission vers la Lorraine. Bassompierre, une fois revenu de cette mis-sion, retourne à la boutique du Petit Pont. La boutique est fermée, iln’y a plus trace de la lingère ni aucun moyen de la retrouver. Personnene semble se souvenir de la jeune femme ni de son mari, ni de rien quipuisse donner à François la moindre preuve et le moindre indice deson existence.

Cette histoire a de suite captivé les écrivains, le texte est imprimé àCologne en 1663 et Goethe en parle. Chateaubriand lui consacre un

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long passage dans le premier tome des Mémoires d’Outre Tombe. Il vamême deux siècles plus tard dans la rue du Bourg l’Abbé, à l’angle dela rue Saint-Martin, auprès de la rue de Montmorency et de l’égliseSaint-Nicolas-des-Champs, où l’on célébra le service funèbre de Théo-phile de Viau en 1626.

Il trouve la troisième petite porte du côté de la rue Saint-Martin, maisl’ancienne maison est remplacée par une boutique de coiffeur qui vendune multitude de tours de cheveux accrochés derrière les vitres. Ilentre dans ce musée des Éponines, et demande à un merlan qui filait uneperruque sur un peigne de fer :

Monsieur, n’auriez-vous pas acheté les cheveux d’une jeune lingère, quidemeurait à l’enseigne des Deux Anges, près du Petit Pont.

Il ajoute :Vous admirerez la chasteté et la retenue de ma jeunesse à Paris :je n’avais de commerce qu’avec une courtisane âgée de deux cent seize ans,

jadis éprise d’un maréchal de France, rival du Béarnais auprès de Mlle deMontmorency, et amant de Mlle d’Entragues, sœur de la marquise de Ver-neuil…

Je me demande ce qui captive les lecteurs de cette histoire. A monsens c’est la description si fine et si amoureuse de François de Bas-sompierre : la coiffe de nuit et la fine chemise, les mules aux pieds, etsurtout cette jupe de revesche verte qui doit donner sa couleur au conte.La revesche ou reverse était une étoffe de laine anglaise, espèce de ratinebouclée. on peut lui trouver un sens érotique, et comme une revanchede la lingère sur le grand seigneur qu’elle a charmé et qu’elle s’est per-mise d’égarer, d’abandonner, ou même de mystifier.

Jacques Roubaud fait en deux lignes référence à l’anecdote dans LeGrand incendie de Londres, citant Hugo von Hofmannsthal qui en a tiré

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une nouvelle. Je suis allé lire le récit ces jours derniers. Il semblequ’Hofmannsthal donne à cette relation énergique et colorée de Bas-sompierre une tonalité romantique. La lingère a un très beau mari. Ellecraint de le perdre dans l’aventure, elle exprime sa souffrance dans unlamento qui ressemble à celui de La Femme sans ombre.

Voilà sans doute le plus bel élément de notre découverte, à larecherche du Démon Analogie. Dans la prose héroïque de François deBassompierre, au milieu des guerres, des intrigues, des ambassades,des amours et des querelles, ce qui a séduit les lecteurs, c’est l’histoired’une femme tenue en une seule nuit entre ses bras, au bord de laSeine. on peut faire confiance à Bassompierre, même en prison, il n’apas besoin de se vanter ou d’imaginer cette bonne fortune. Mais aumilieu des tumultes et des aventures, malgré le style du Grand Siècle,il laisse entendre dans l’écriture toute la nostalgie de l’homme quiconserve ce fantôme dans sa mémoire comme la seule chose, au fondde lui-même, qui nourrisse encore son désir de l’amour et de l’in-connu.

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VII

La Musique

Buckingham avait été poignardé en 1628 par un officier puritainnommé Felton. Le roi Charles 1er est décapité à son tour devant lepeuple, en 1649 à Whitehall. Il est légitime de se demander si cetteprofusion de meurtres et de crimes dans la peinture, au début de l’âgeclassique, ne préfigure pas la situation historique. Nous devrions noussouvenir du feuilleton d’Alexandre Dumas : Vingt ans après. Mordaunt,le fils maudit de Milady Winter, s’est emparé du costume et de la hachedu bourreau, et c’est lui qui coupe la tête au roi, alors que le mous-quetaire Athos, caché sous le plancher de l’échafaud, recueille sur unmouchoir le sang du monarque pour le donner à la reine Henriette deFrance, réfugiée à Paris.

Voilà pourquoi, sans doute, l’abbé de Rancé désigne l’Angleterrecomme l’État de Satan, dans ses écrits. Il ajoute :

il y a un article sur lequel les hérétiques sont irréversibles, c’est celui de lapénitence. Ils ne veulent que celle que l’on trouve dans le mariage. En cela ilsn’avaient pas tant tort, si c’était l’esprit de pénitence qui les faisait épouser unefemme, ses mauvaises humeurs et les inconvénients qui sont attachés à cet état.

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on ne peut être plus gracieux. Je ne dirai pas que je suis absolumentconquis par le destin de Armand Jean Le Bouthillier. Ces jours derniers,j’ai relu page à page La vie de Rancé. J’avais décidé de terminer avant lafin de l’année le livre des Démons de l’Analogie. Sa condamnation dePort-Royal me semble une lâcheté. Et son jugement au moment de laRévocation de l’Édit de Nantes, le 18 octobre 1685, me glace :

C’est un prodige que ce que le roi a fait pour l’extirpation de l’hérésie. Ilfallait pour cela une puissance de zèle qui ne fût pas moins grand que le sien.Le temple de Charenton détruit, et nul exercice de la religion dans le royaume,c’est une espèce de miracle que nous n’eussions pas cru voir de nos jours.

Prononcé du fond d’un ermitage de la Trappe, on peut lire dans cesphrases l’aveuglement d’une aristocratie qui ne s’aperçoit pas, insti-tuant contre la Fronde parlementaire cette monarchie absolue de l’in-tolérance et des privilèges. Consommant par fanatisme la fuite de mil-liers de protestants hors de France, en particulier vers La Hollande etla Prusse, qu’elle creuse son propre tombeau. Même Chateaubriand,qui prétend être de cette classe, issu d’une petite noblesse d’originebourgeoise, exprime quelques réserves envers ce qu’il appelle :

une haine passionnée de la vie…

Nous pourrions même dire qu’elle lui inspire une sorte d’effroi. Ilsemble que le magicien des lettres, malgré sa mélancolie, n’est pas toutà fait décidé à suivre l’abbé de Rancé dans cette marche sans espoir versle néant. Mais plus précisément, feuilletant le livre, je cherchais cetteexpression magnifique de François René de Chateaubriand, dissimuléedans le brouillon du texte, reprise par Roland Barthes, qui est écriteexactement ainsi :

La vieillesse est une voyageuse de Nuit : la terre lui est cachée ; elle nedécouvre plus le ciel.

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Sans doute, il a fallu cette coupure du chef de Marie de Montbazon,fille du comte des Vertus, pour que Armand de Rancé découvre le che-min de sa vocation, qui est celui du pessimisme et du désespoir. Cha-teaubriand le sait bien qui, malgré ses lamentations et ses gémisse-ments, a toujours accumulé dans la vie les succès, les amours, la gloire,avec en lui cette mélancolie héritée des premières années à Combourg,en compagnie de sa sœur bien aimée Lucile, plus tard qui deviendrafolle.

Je m’étais promis à mon tour, avant de terminer, de vérifier cetteautre formule usitée par le protestant Laurent Drelincourt, qui évoquele Christ : Étoile du matin, et son apparition sur la terre pour finir : LaNuit des cérémonies légales. Cette expression me trouble autant que cellede la Voyageuse de Nuit, de Chateaubriand. Laurent Drelincourt était lefils de Charles Drelincourt qui desservait justement cette église réfor-mée de Charenton, seul lieu de culte permis aux protestants parisiens,que Rancé espère voir détruire.

Charles Drelincourt était lié au protestant Conrart, premier secré-taire de l’Académie Française. Il fréquente la coterie des Précieuses, etfut chapelain des rivales d’Arthénice, la maîtresse de l’hôtel de Ram-bouillet. Quant à Laurent Drelincourt, je viens de m’en apercevoir, ilétait né à Paris le 14 janvier 1626, dans la même année que RancéArmand Jean Le Bouthillier.

C’est M. Albert-Marie Schmidt qui le cite dans sa préface aux Son-nets chrétiens de Drelincourt. Laurent avait étudié à l’université protes-tante de Saumur auprès de son maître Moyse Amyrault, théologien etremarquable poète. J’aurais dû, pour mes Démons – en manière d’exor-cisme – faire appel à ce Laurent Drelincourt :

Craindrons-nous, fier Démon,tes Assauts et tes Coups ?

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N’és-tu pas terrassé par le Sauveur du Monde ?Et, si tu l’és par Luy, ne l’és-tu pas par Nous ?

En ces jours proches du solstice d’hiver, dans notre hémisphère, j’airepris la lecture de Laurent Drelincourt, alors qu’il prêche en 1677 surle thème de l’Apocalypse de Jean :

Voici ce que dit celui qui tient les sept étoiles dans sa main droite, et quimarche au milieu de sept chandeliers d’or.

Il serait séduisant de reconnaître dans la peinture du siècle la pré-monition d’une fin des dynasties qui règnent sur l’Europe et qui vontpérir dans la tragédie de l’histoire, la tête coupée, comme celles des roismérovingiens et des généraux barbares sacrifiés sur le front des troupesen cas de défaite. La tête du roi Charles 1er est présentée au peuple,tenue par les cheveux, comme la tête du général Holopherne parJudith. Cette figure de la décapitation est prégnante dans la peinturedu siècle, jusqu’à l’obsession. Il n’est que de songer à la Judith de Gio-vanni Battista Spinelli, en robe verte, la main comme une ombredevant le visage, à Nantes, qui jouxte la superbe Diane Chasseressed’orazio Gentileschi.

Voilà qui doit nous conduire à l’obsession de la chevelure dans lapoésie de Stéphane Mallarmé. Faut-il saisir la métaphore par les che-veux pour résoudre l’histoire fameuse de la pénultième :

La pénultièmeEst Morte…

Faut-il apercevoir le symptôme d’une angoisse de mort dans cettepoésie de Mallarmé, avec l’idée si profonde de Sigmund Freud, quiaffirme que l’angoisse de mort n’est qu’un analogon de l’angoisse decastration. Cette paraphrase ne me donne aucune satisfaction, non

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plus que celle réputée imparable qui désigne la pénultième commefigure d’une disparition de la mère de Mallarmé, précédant celle de sasœur Maria dans son jeune âge, en 1857. Je crois sincèrement que cegenre d’explication tue la poésie, en ce sens qu’elle exténue toutes lesincidences du récit en prose, alors que d’évidence l’auteur affirme sondésir de l’errance, du secret, et de l’ambiguïté.

on ne saura donc pas quelle est la signification exacte de cettepénultième, sauf à nous réfugier dans le système analogique et tenterce glissement de la mystérieuse absente vers une suite de variations :

une peineultième àpeine ultime

Jusqu’au bout de ma péroraison, j’aurai cherché à dénouer la bouclede la Pénultième. C’est pourtant le hasard qui décide pour nous. Cematin, j’ai relu l’histoire si compliquée des Misérables, alors que JeanValjean – alias Monsieur Madeleine – avec Cosette, poursuivi parJavert, se réfugie dans le couvent des Visitandines, à Paris, au 62 de larue Picpus. Donc il se présente à la supérieure du couvent qui lenomme jardinier aux côtés d’ultime Fauchelevent. Ce quartier de larue Picpus est rempli de mystère. on y trouvait autrefois la clinique deMme Marcel Saint-Colombe où Gérard de Nerval est soigné aumoment de sa première crise de folie. La rue Picpus conduisait à la Bar-rière du Trône Renversé – aujourd’hui place de la Nation – où furentdécapités de nombreuses religieuses, des révolutionnaires et desconventionnels, et surtout André Chénier. Ils étaient enterrés dans cetespace vacant du couvent des religieuses.

Nous voici très proche de la peine capitale, et l’on peut saisir en uninstant ce que signifie exactement le rêve relaté dans Les Misérables parVictor Hugo :

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Je me promenais avec mon frère, le frère de mes années d’enfance, ce frèreauquel je dois dire que je ne pense jamais et dont je ne me souviens plus…J’entrai dans un village que je vis. Je songeai que ce devait être là Romainville(pourquoi Romainville ?)... il y avait un homme debout contre un mur. Je disà cet homme : - Quel est ce pays ?

Alors le premier que j’avais vu et questionné en entrant dans la ville medit : - où allez-vous ? Est-ce que vous ne savez pas que vous êtes mort depuislongtemps ?

Il est assez simple d’apercevoir dans le rêve de Valjean le rapportinconscient et probablement douloureux de Hugo avec ses deux frèresaînés Abel et Eugêne, qui avaient fondé avec lui dans leur jeune âge cejournal du Conservatoire littéraire. Il est nécessaire d’ajouter queEugène et Victor convoitaient la même jeune fille Adèle Foucher, queVictor l’emporta sur son frère. C’est ainsi que le jour des noces EugèneHugo avait sombré dans la folie et la démence, en 1822. Voilà pour-quoi, dans l’imaginaire – sans doute – l’auteur de Claude Gueux et desDerniers jours d’un condamné, d’évidence et définitivement se perçoitdans le rôle obscur de Caïn.

Il est évident que je ne crois pas à l’explication de texte, et que j’aile plus grand doute à propos de l’interprétation psychanalytique de lalittérature. Par contre, je crois que la littérature exprime un manque,une absence, et même une coupure. Je suis certain qu’elle dissimule enson organisation une souffrance et même une blessure. on pourraitpenser que cette blessure est invisible dans le texte, pourtant je diraiqu’elle doit s’entrevoir et se dessiner entre les images et les termes dulexique.

En regard du secret littéraire, la peinture du siècle classique paraîtinfiniment brutale. Elle exprime un sorte de sauvagerie, elle ne cacheni les plaies, ni les violences, elle exhibe avec une sorte de frénésie les

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meurtres, les crimes, les viols, les extases, elle se livre sans aucune rete-nue à la luxure et aux passions les plus extravagantes. Pourtant cettesauvagerie comporte au moins une remarquable exception. Je suis atta-ché, en cette saison d’automne, à la figure de sainte Cécile, vierge etmartyre, morte à Rome vers 232, sous l’empereur Alexandre Sévère.

Son histoire issue de La Légende dorée, est mythique. Fille d’unegrande famille romaine – les Cecilii – elle devait épouser un princeromain, le païen Valerien. Mais contre toute attente elle le convaincdans la chambre nuptiale de se convertir et de renoncer à la consom-mation du mariage en observant une complète chasteté. Le préfet deRome fit tuer Valerien. Puis il essaya inutilement d’étouffer Cécile dansun bain bouillant. Ensuite il la fit frapper par le bourreau de troiscoups de hache, elle expira au bout de trois jours d’agonie.

Ce qui est étrange, dans la peinture, c’est qu’il ne reste pratique-ment rien de cette barbarie. Il y a quelques exceptions, comme unepeinture de orazio Riminaldi, qui montre le meurtre de Cécile. Mais laplupart du temps, les peintres ont dressé un portrait harmonieux etpaisible de la jeune femme. on ne sait pas très bien pourquoi elle futchoisie comme patronne des musiciens. Mais ce que l’on peut consta-ter, c’est la tranquillité de son maintien, la sérénité, et même la paixabsolue de son visage et de ses gestes.

Cette comparaison est particulièrement éloquente en regard de lacomposition du musicien raté de Greuze, accroché aux clefs de sa gui-tare, avec son regard fou. Elle, sainte Cécile, est souvent figurée dansla peinture avec un orgue, souriante, dominée par un ange qui montrela mesure ou qui lui dévoile la partition. ou bien jouant du violon,avec un si beau visage en extase.

La destinée n’est pas fatalement sombre. Il existe un éclat delumière en cette année 1627 où Artemisia rencontre Nicolas Lanier àVenise. Elle est déjà célèbre et fréquente cette autre femme remar-

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quable nommée Giovanna Garzoni. Giovanna ne fut ni violée, niébouillantée, ni torturée, ni martyrisée comme sainte Cécile. Commeelle pourtant, Giovanna résiste énergiquement à son époux afin de seconsacrer à la peinture. Elle peint des oiseaux vivants qui picorent lagraine des figues, des hannetons, des jattes bleues remplies de pêcheset de cerises – ciliege – et des horloges, avec des livres écornés, descrânes couchés, quelques noix et des pièces de monnaies à l’effigie dePaolo V et du prince Francesco dei Medici.

Durant ce temps de bonheur dans la peinture, en Italie, orazioGentileschi, vers 1621, peint justement une admirable Sainte Cécileavec l’Ange. L’ange montre une partition à Cécile, devant les tuyauxbrillants de l’orgue. on devrait dire un organon. C’est la figure d’unejeune personne – femme ou fille – les paupières mi-closes, les cheveuxtressés en arrière, avec quelques mèches qui flottent autour du visage.Robe orange pour le buste, avec une jupe d’un rouge très vif, depuis lataille, chemise brodée fine de baptiste blanche.

Cécile se donne l’air d’une paysanne aisée de la Toscane ou del’ombrie, à la fois modeste et totalement concentrée sur le clavier del’instrument. Les doigts longs, déjà disposés exactement en directiondes touches de la musique. Indifférente, en apparence, à la séductiondu bel ange amoureux qui la contemple. orazio peindra ensuite pourle couvent des Franciscains de Todi une autre sainte Cécile qui jouecette fois de l’épinette, couronnée de fleurs avec la trace dorée de sonauréole, presque absente et les lèvres pincée, plus fragile que la précé-dente. Le succès iconographique de sainte Cécile n’est pas fortuit. Ildémontre simplement ceci, pour parvenir à la musique, il faut qu’ilexiste du manque. Ce n’est pas une histoire de sentiments. Il faut par-venir à l’expression de la musique hors la mesure.

Nous voici à la fin de notre récit des Démons de l’Analogie, avec sipeu de choses au creux de la main, quelques noix fermées, de la souf-

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france, une absence, le regard baissé de la jeune musicienne devant sonorgue, l’Allégorie de d’Inclination d’Artemisia, à la Casa Buanarroti deFlorence. La Pénultième vient de mourir, l’histoire gît dans ce rien quinous échappe et qui demeurera dans le secret des mots et des images,qui établit une passerelle fragile entre l’écrivain et le lecteur. Cela tientdans une respiration. un souffle. un geste parfois. Comme cettepaume renversée de la petite personne qui proteste au ciel contre lemeurtre de Matthieu en Éthiopie, dans la si belle peinture de Miche-langelo Merisi, dit Le Caravage.

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Œuvres de Paul Louis Rossi

RoMANSRégine, Julliard, 1990La Montagne de Kaolin, Julliard, 1992La Palanchina, Julliard, 1993Le Fauteuil rouge, Julliard 1994Le Vieil homme et la nuit, Julliard, 1997Le Buisson de Datura, joca seria, 2006La Villa des Chimères, Flammarion, 2002

RÉCITSLe Potlatch, P.o.L /Hachette, 1980La Traversée du Rhin, P.o.L. /Hachette, 1981Inscapes, dessins de François Dilasser, Le temps qu’il fait, 1994Les Nuits de Romainville, Le temps qu’il fait, 1998La Vie secrète de Fra Angelico, Bayard, 1997Paysage intérieur, joca seria/Bibliothèque municipale de Nantes, 2004Vies d’Albrecht Altdorfer, peintre mystérieux du Danube, Bayard, 2009Les Chemins de Radegonde, Tarabuste, 2011La Porteuse d’eau de Laguna, Le temps qu’il fait, 2011La route du sel, carnet recomposé, éditions Herscher, 2012

PoÉSIESLe Voyage de Sainte Ursule, Gallimard, 1973Les États Provisoires, P.o.L, 1984Cose Naturali, unes, 1991Faïences, Prix Mallarmé, Flammarion, 1995Quand Anna Murmurait, anthologie des poésies, Flammarion, 1999Les Gémissements du siècle, Flammarion, 2001Visage des Nuits, Flammarion, 2005

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ESSAISL’Ouest surnaturel, Hatier, 1993Vocabulaire de la Modernité Littéraire, Minerve, 1996La Rivière des Cassis, avec Marie-Claude Bugeaud, joca seria, 2003Hans Arp, éd. Virgile, 2006Visiteur du Clair et de l’Obscur, Musée des Beaux Arts de Nantes/jocaseria, 2007Les Ardoises du Ciel, avec François Dilasser, Le temps qu’il fait, 2008L’élément temporel avec Jacques Clauzel, Art inprogress, 2008Un monde analogique avec Éric Fonteneau, joca seria/Bibliothèquemunicipale de Nantes, 2012

PEINTRESGaston Planet : Elévation Enclume, Le temps qu’il fait, 1997André Lambotte : Fuscelli, Editions Tandem, Belgique, 2000Gérard Titus-Carmel : L’arbre rouge, Le temps qu’il fait, 2002Jean-Michel Meurice ; Couleur pure, Le temps qu’il fait, 2006Jacques Clauzel : Les Quatre Eléments, Rencontres, 2007Jacky Essirard : Le Fleuve, 2009Renaud Allirand : des mirages et des ombres, gravures, éd. Tandem, 2010

CRÉATIoNS RADIoPHoNIQuESGavr'inis ou L'Esprit du Lieu, Atelier de Création Radiophonique, en col-laboration avec Christian Rosset, 1983Feuilles détachées des Prisons, Nuits Magnétiques, 1994

FILMSVoyage sur la Loire sur les pas de Turner, 1998D'une écriture l'autre, avec odile Duboc et Jean-Yves Bosseur, 2005Passé Composé : Histoire d’une vie, film de Patrice Alain, musique deJean-Yves Bosseur, Biblothèque municipale de Nantes, 2007Le temps et la Mémoire film de Dominique Rabourdin, La Villa des Chi-mères, Métroplis, octobre 2002

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MuSIQuESJean-Yves Bosseur : Faïences, 1992Grégoire Lorieux : Stèle des mots et des morts, Salamanque le 29novembre 2008

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Paul Louis RossiDémons de l’analogie

joca seria

Paul Louis RossiDémons de l’analogie

16 €ISBN 978-2-84809-204-1www.jocaseria.fr 9 782848 092041

Le lecteur se demandera certainement quel est ce Démon del’analogie qui surgit en couverture d’un livre. Le titre se réfère à unpoème de Louis Aragon, avec cette expression : Écartez-vous de moiDémons Analogies… C’est une allusion à l’ouvrage de Chateaubriandintitulé : La Vie de Rancé.

Il est inutile de trouver une logique à cette romance. Longue his-toire liée aux drames de Victor Hugo dans Les Misérables et ClaudeGueux. Et surtout à la fin tragique de Marie de Montbazon, retrouvéedécapitée dans la nuit à son hôtel, près de la Seine, par le mêmeRancé, en 1667. La couverture du livre montre un autoportraitd’Artemisia Gentileschi que l’on trouve à Rome et à Londres. Femmepeintre, Artemisia n’était connue en France que grâce à la publicationpar les Éditions des Femmes des actes de son procès pour viol en1612. Elle est à présent célèbre car l’on vient de réaliser un film de savie aventureuse, et il s’est tenu à Paris, au musée Maillol, une impor-tante exposition de ses œuvres. Les lectrices et les lecteurs auront lasurprise de dévider l’écheveau et de se confier à la résolution musicalede cette œuvre.

P. L. R.

Dém

ons de l’analogie Pau

l Lou

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En couverture : Artemisia Gentileschi,

Autoportrait en Allégorie de la peinture,1638-1939, Royal Collection, Windsor

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