Upload
alfredo
View
214
Download
0
Embed Size (px)
Citation preview
This article was downloaded by: [Texas A & M International University]On: 04 October 2014, At: 01:43Publisher: RoutledgeInforma Ltd Registered in England and Wales Registered Number: 1072954 Registeredoffice: Mortimer House, 37-41 Mortimer Street, London W1T 3JH, UK
International Review of Sociology:Revue Internationale de SociologiePublication details, including instructions for authors andsubscription information:http://www.tandfonline.com/loi/cirs20
Sur la mort postmoderne: quelquesremarques en guise d'introductionAlfredo MilanaccioPublished online: 17 Apr 2007.
To cite this article: Alfredo Milanaccio (2007) Sur la mort postmoderne: quelques remarques enguise d'introduction, International Review of Sociology: Revue Internationale de Sociologie, 17:1,109-121, DOI: 10.1080/03906700601129699
To link to this article: http://dx.doi.org/10.1080/03906700601129699
PLEASE SCROLL DOWN FOR ARTICLE
Taylor & Francis makes every effort to ensure the accuracy of all the information (the“Content”) contained in the publications on our platform. However, Taylor & Francis,our agents, and our licensors make no representations or warranties whatsoever as tothe accuracy, completeness, or suitability for any purpose of the Content. Any opinionsand views expressed in this publication are the opinions and views of the authors,and are not the views of or endorsed by Taylor & Francis. The accuracy of the Contentshould not be relied upon and should be independently verified with primary sourcesof information. Taylor and Francis shall not be liable for any losses, actions, claims,proceedings, demands, costs, expenses, damages, and other liabilities whatsoeveror howsoever caused arising directly or indirectly in connection with, in relation to orarising out of the use of the Content.
This article may be used for research, teaching, and private study purposes. Anysubstantial or systematic reproduction, redistribution, reselling, loan, sub-licensing,systematic supply, or distribution in any form to anyone is expressly forbidden. Terms &Conditions of access and use can be found at http://www.tandfonline.com/page/terms-and-conditions
Sur la mort postmoderne: quelquesremarques en guise d’introductionAlfredo Milanaccio
La mort n’existe qu’a travers les representations, l’imaginaire des vivants, individus et
collectivites, car il s’agit d’un evenement paradoxal: inevitable et indiscute mais en
meme temps impenetrable et ferme a la communication de l’experience. La mort
existe, certes, en tant que transformation biologique radicale conduisant plus ou
moins rapidement ou lentement a la con-fusion du systeme vivant dans l’environne-
ment mais ce fait ne signifie rien, il n’est pas en soi porteur de sens. L’affirmation
d’Epicure: «Quand nous sommes, la mort n’est pas la, et quand la mort est la, c’est
nous qui ne sommes pas» (Diogenes Laertius, X, 125) est reprise de facon quasiment
identique*deux mille trois cents ans plus tard par Wittgenstein: «La mort n’est pas
un evenement de la vie: la mort ne peut etre vecue» (Tractatus, 1922, 6.4311).
Incomparable et definitive, cette affirmation veut signifier deux choses: a. la mort
ne peut etre decrite, racontee, communiquee par son sujet principal, a savoir, par le
mort lui-meme: la mort que nous voyons, touchons, pleurons est toujours la mort
d’un autre , c’est-a-dire de l’Autre , comme le dit Ionesco «tout le monde est le
premier a mourir»; b. c’est justement cette ignorance, elle aussi incomparable et
definitive, qui nous precipite dans l’inconnu, dans le Neant *obscurite totale ou
lumiere aveuglante*qui n’est autre que le materiau dont est constituee l’angoisse a
l’egard de sa propre mort.
Sur cette obscurite totale, ou lumiere aveuglante, de l’inconnu nous etendons
alors*depuis toujours*un voile de mythes, symboles, rituels, signes, mots,
langages , pour tenter d’objectiver le Neant, comme pour le rendre sensiblement
visible, a travers une incroyable variete de formes culturelles qui peuvent cependant se
resumer en trois parcours principaux: la mort comme commencement d’un cycle de
vie, presque toujours nouvelle et differente de la precedente; la mort comme fin d’un
cycle de vie; la mort comme possibilite existentielle toujours presente.
Quoi qu’il en soit, les mots et les langages sur la mort et sur les morts sont
prononces, elabores et utilises par les vivants et, par consequent, la mort et les morts
concernent en premier, et unique , lieu les encore vivants; et ils sont prononces,
Alfredo Milanaccio est professeur de sociologie a l’Universite de Turin (Italie). Correspondance a: Alfredo
Milanaccio, Dipartimento di Scienze dell’educazione e della formazione, Universita di Torino, Via Gaudenzio
Ferrari 9/11, 10124 Torino, Italy. E-mail: [email protected]
ISSN 0390-6701 (print)/ISSN 1469-9273 (online) # 2007 University of Rome ‘La Sapienza’
DOI: 10.1080/03906700601129699
International Review of Sociology*Revue Internationale de Sociologie
Vol. 17, No. 1, March 2007, pp. 109�121
Dow
nloa
ded
by [
Tex
as A
& M
Int
erna
tiona
l Uni
vers
ity]
at 0
1:43
04
Oct
ober
201
4
elabores et utilises dans un seul but: la negation de la mort comme evenement
definitif et irreversible. Autrement dit, la mort en tant qu’evenement definitif et
irreversible est niee a travers les mots et les langages du souvenir, avec la memoire , qui
est l’instrument principal de ce qui nous permet de survivre, c’est-a-dire la croyance
en l’immortalite: des rituels magiques d’il y a cent mille ans aux sciences-techniques
contemporaines les plus avancees visant a la «suspension» de la mort, nous n’avons
fait qu’inventer des strategies d’immortalite, c’est-a-dire des formes de negation de la
mort.
La croyance en l’immortalite, la negation de la mort, produit culture et societe,
depuis toujours et sans cesse; elle produit des formes de societe et des systemes
sociaux; des liens, des relations et des rapports sociaux; des psychologies individuelles
et collectives, des systemes politiques, juridiques et patrimoniaux; des institutions et
des organisations. Dans certaines societes africaines, la veuve est obligee d’epouser le
frere du mort, mais les enfants eventuels nes de cette nouvelle union sont a plein titre
les fils du mort , reconnus non seulement par les traditions et les coutumes mais aussi
par les normes juridiques, c’est-a-dire par les institutions; dans les societes modernes
et contemporaines, on attribue a la medecine technico-scientifique, «rationnelle», un
pouvoir immense et croissant, puisqu’elle est, actuellement, consideree comme la
strategie d’immortalite la plus avancee et la plus efficace. En effet, les strategies
d’immortalite ne sont rien d’autre que la tentative d’etablir une equivalence
ontologique entre le monde des vivants, des survivants, et un certain type de
«monde» des morts, invente de toutes pieces afin de pouvoir instaurer des formes de
communication avec lui et avec eux: etablissant ainsi une sorte de continuite entre les
deux mondes qui parvient a amenuiser parfois l’angoisse non pas a l’egard de la mort,
que l’on ne peut connaıtre, mais a l’egard de l’inconnu absolu.
Puisque la negation de la mort et la croyance en l’immortalite qui en decoule sont
les produits de l’imaginaire individuel et collectif, c’est precisement et profondement
en relation avec le «theme» de la mort que*selon la lecon de Castoriadis (1995,
1998)* l’on peut observer le travail de poiesis , l’action generatrice de l’imaginaire
lui-meme sur le social-historique, sur les formes de societe instituees et institution-
nalisees. Ce que, par paresse mentale et pauvrete lexicale, nous appelons «realite»,
c’est-a-dire le social-historique deja institue et plus ou moins institutionnalise, n’est
autre que l’imaginaire qui a pris ou s’est donne une forme sociale-historique
identitaire, reconnue et partagee.
Tout cela devient plus clair si l’on songe au caractere sacre attribue presque partout
a la mort et a l’Au-dela quel qu’il soit, lieu ou dimension imaginaire de la continuite
entre les deux mondes et par consequent de l’immortalite: le mot sacre et le mot
secret se partagent la meme racine etymologique se referant au jamais completement
intelligible, a ce qui restera toujours, du moins en partie, inconnu (G. Bateson et
M.C. Bateson, 1987), au pays interieur etranger * l’inconscient, pour Freud*c’est-a-
dire a l’imaginaire, qui est le lieu infatigable et inepuisable de la poiesis , psychique,
culturelle et sociale.
110 A. Milanaccio
Dow
nloa
ded
by [
Tex
as A
& M
Int
erna
tiona
l Uni
vers
ity]
at 0
1:43
04
Oct
ober
201
4
Donc, une sociologie de la mort et du mourir qui n’entende pas devenir une
hyperspecialisation disciplinaire de plus ou qui ne se contente pas de diligentes
descriptions sociographiques ou d’analyses organisationnelles bureaucratiques, doit
precisement partir des significations imaginaires sociales (Castoriadis, 1995, chap. 4),
construites sur la negation de la mort et sur la croyance en l’immortalite qui en
decoule. Toutefois, il ne faut pas envisager un simple renversement du barycentre
analytique: tout d’abord, si l’on considere le social-historique institue comme seule et
unique «realite» conceptuellement affrontable et gouvernable a travers des statis-
tiques sur les modes et les lieux du mourir et des interviews des acteurs concernes:
parents, amis, medecins, infirmiers, professionnels (Gorer, 1965; Feifel, 1959,
Mitford, 1963; Glaser et Strauss, 1965; Strauss, 1967, 1968; Sudnow, 1967); ensuite,
avec la «decouverte» de la fonction decisive de la poiesis psychique, culturelle et
sociale de l’imaginaire, la socialite de la mort disparaıt, voilee par de brillantes,
perspicaces et profondes reflexions litteraires, philosophiques ou meme esthetiques
(Bachelard, 1938; Caillois, 1950; Baudrillard, 1970, 1990; Jankelevitch, 1977).
Les choses ne sont pas aussi simples. S’il est vrai, comme je l’ai dit, que la «realite»,
le social-historique deja institue et institutionnalise n’est autre que l’imaginaire qui a
pris ou s’est donne une forme sociale-historique identitaire reconnue et partagee, il
est tout aussi vrai que nous n’avons affaire qu’a des formes sociales-historiques deja
instituees et institutionnalisees, et que sans ces formes, l’imaginaire* l’instituant*serait «. . .indefinissable, introuvable, insaisissable*c’est-a-dire ne serait rien»
(Castoriadis, op. cit .): instituant et institue ne doivent pas etre consideres separement
et hierarchiquement, comme lorsque ici l’institue «prime» l‘instituant et la en
revanche l’instituant prime sur, c’est-a-dire quand en s’occupant de l’un on delaisse
ou, pire, on ignore l’autre.
Instituant et institue, imaginaire et «realite», etablissent entre eux un rapport
d’inherence et d’implication reciproque et circulaire . Cela signifie que la sociologie de
la mort et du mourir doit affronter un probleme epistemologique et methodologique
central et radical qui, pour d’autres «themes», plus traditionnels et plus con-
troverses* le travail, la politique, l’administration, etc.*peut sembler moins
evident, voire negligeable. Parce que c’est justement dans la conceptualisation
consciente, etendue et systematique du rapport d’inherence et d’implication
reciproque et circulaire entre instituant et institue, entre imaginaire et «realite» que
reside le lieu de l’attribution de la signification, le lieu du sens attribue a la mort et au
mourir. En d’autres termes, pour la sociologie de la mort et du mourir ce rapport
d’inherence et d’implication reciproque et circulaire devient, plus que necessaire,
oblige, car si celle-ci s’enferme, par exemple, dans la description de la transformation
des formes d’organisation hospitaliere ou des pratiques rituelles*une phenom-
enologie de l’institue* le risque le plus immediat est celui d’une entropie hyper-
thematique; si, au contraire, celle-ci se limite, de facon quelque peu narcissique, aux
grandes intuitions philosophiques, religieuses, esthetiques et litteraires*au monde
de l’instituant* le risque le plus immediat est celui des generalisations, parfois
geniales mais sans possibilite aucune de controle empirique.
Sur la mort postmoderne 111
Dow
nloa
ded
by [
Tex
as A
& M
Int
erna
tiona
l Uni
vers
ity]
at 0
1:43
04
Oct
ober
201
4
La mort et le mourir, le sens ou le non-sens attribue a la mort et au mourir,
constituent un veritable defi pour le sociologue car ils le mettent, directement et sans
masque, face a son probleme eternel et fondateur: le lien social . De quoi le lien social
se compose-t-il? Comment est-il fait? Comment et pourquoi se transforme-t-il?
Comment et pourquoi des formes traditionnelles ou meme archaıques resistent-elles?
Comment et pourquoi, par contre, de nouvelles formes de ce lien s’affirment-elles?
Toutes les societes se sont auto-representees sous forme de toile relationnelle, c’est-
a-dire de systemes plus ou moins institutionnalises, explicites et partages de liens
sociaux et toute mort represente le deliement et la disparition de l’un de ces nœuds
constituant la toile: toute mort montre donc aussi bien la fragilite de la toile*nous
pouvons tous mourir a n’importe quel moment*que le gouffre du Neant sur lequel
cette toile a ete peniblement etendue; mais toute mort implique egalement le
reprisage de la chaıne et de la trame de cette meme toile, du reseau de liens sociaux . Le
deuil, c’est la peur de ne pas etre en mesure de recoudre la toile car l’on apercoit*ne
serait-ce qu’un seul instant* la profondeur du gouffre; l’elaboration du deuil, c’est le
temps et le genre de raccommodage et les instruments de cet incessant travail de
«reprisage» sont precisement les rituels funebres, prives ou publics, individuels,
communautaires ou collectifs, reels ou «virtuels».
La sociologie a mis du temps a se pencher sur la mort, le regard sociologique porte
sur la mort et le mourir est devenu plus attentif et plus systematique depuis quelques
annees: abstraction faite des ouvrages comme ceux cites plus haut, ou l’accent est
plutot mis sur l’organisation sociale de la mort et du mourir ou bien d’auteurs pour
lesquels l’etiquette de sociologues est vraiment trop etriquee, tel que Morin (1951,
1971) ou encore de travaux, quasiment consideres aujourd’hui comme des
«classiques» mais relativement isoles au moment de leur premiere publication
(Fuchs, 1969; Thomas, 1975, 1978, 1979; Ziegler, 1975; Lasch, 1977; Elias, 1982;
Cavicchia Scalamonti, 1984), il faudra attendre les annees 1990 pour trouver un
interet sociologique plus ample et plus organise, tout specialement engendre par la
publication de certains ouvrages fondamentaux et seminaux (Bauman, 1992; Walter,
1994). Ce retard, parallele et jumeau du retard sociologique concernant le corps et les
emotions , mais aussi la grande attention que l’on y porte actuellement, s’expliquent
par des raisons aussi bien sociales que sociologiques.
Les raisons sociales peuvent se resumer a quelques points amplement illustres dans
les ouvrages que je viens de citer: a. toute mort constitue, pour la medecine technico-
scientifique dominante en ce moment*fondee sur l’image de l’homme-machine *et
pour la culture et l’ideologie de la rationalite instrumentale refusant l’idee meme de
limite, le temoignage et la preuve de leur echec comme strategie d’immortalite;
aujourd’hui, en Occident, on meurt moins, plus tard et pour d’autres raisons que par
le passe; malgre cela on continue, tranquillement et ironiquement a mourir; b.
puisque la culture et l’ideologie de la rationalite instrumentale et du refus de l’idee de
limite sont les piliers portants de la culture de la modernite, ses echecs doivent etre
gardes bien caches ou manipules; c’est pourquoi la mort, le mourir et les morts en
chair et en os, doivent devenir*de maniere coherente et a la lettre*obscenes ,
112 A. Milanaccio
Dow
nloa
ded
by [
Tex
as A
& M
Int
erna
tiona
l Uni
vers
ity]
at 0
1:43
04
Oct
ober
201
4
c’est-a-dire caches a la vue des survivants*individuellement par d’ignobles
paravents hospitaliers, collectivement dans des «mouroirs»*mais aussi a la vue
des statistiques: tout le monde doit mourir pour une «raison» precise, la mort
comme fait naturel ne doit pas meme etre prise en consideration; c. dans la mesure
ou elle est en grossiere contradiction avec la culture et l’ideologie de la rationalite
instrumentale et du refus de l’idee de limite, la mort, toute mort, est litteralement
insensee , elle ne peut avoir aucun sens *la modernite occidentale est basee sur le
principe de non-contradiction*mais le besoin de sens, la capacite ou meme la
possibilite d’attribuer des significations, font partie de l’humanite meme. C’est ainsi
que s’ouvre un vide de sens, un gouffre anomique qui, multiplie des millions de fois,
exige , d’un cote, d’etre rempli de quelque maniere que ce soit, parfois n’importe
comment, et, de l’autre, demande a un autre pilier de cette meme modernite
occidentale* l’auto reflexivite systematique, et donc la sociologie elle aussi *un
quelconque type de boussole.
La sociologie, ou tout au moins une partie de celle-ci, peut exhiber ici de bonnes
references. Pour Weber, particulierement influence par le Nietzsche de «La volonte de
puissance» (1906), la nature profonde du monde occidental moderne n’est pas la
rationalisation en tant que telle; c’est une sorte de fatalite, un devoir historique
inevitable, mais aussi une malediction; une croute superficielle qui, pour etendue et
envahissante qu’elle soit, ne parvient pas a cacher l’essentiel: le conflit entre le fini et
l’infini, entre la rationalite de la science-technique et l’ «irrationalite» et la
subjectivite de l’attribution de sens, autrefois du ressort de la magie et de la religion.
Meme la mort, la mort avant tout , privee de sens, devenue insensee, risque de rendre
assourdissant «le silence des vieilles eglise», comme nous pouvons aisement l’observer
tant dans les chroniques quotidiennes que dans les turbulences geopolitiques
actuelles.
Les raisons sociologiques sont desormais elles aussi suffisamment connues pour
pouvoir etre resumees ici en quelques mots. A partir des annees 60 du XXe siecle, le
declin du structurel-fonctionnalisme*notamment dans sa version parsonsienne,
probablement le dernier des grands recits sociologiques*s’ouvre ou, mieux, se re-
ouvre a des sociologies moins ambitieuses, moins arrogantes, mais certes plus
sensibles aux problemes concrets de la vie quotidienne du commun des mortels: le
sens profond des sociologies dites qualitatives ou interpretatives, de la grounded
theory meme*dont certains des auteurs cites ci-dessus sont les porte-drapeaux
(Glaser et Strauss, Sudnow)* , de la sociologie phenomenologique, de l’interactio-
nisme symbolique, de l’ethnomethodologie, des Cultural studies , des epistemologies
et des methodes ethnographiques, consiste justement a tenter de «lire» la societe*enfin avec un s minuscule*en partant du bas, dans son incessante construction, de-
construction et re-construction justement a travers l’attribution de significations,
interpretees, negociees et partagees de la part des sujets memes de l’action ou de
l’interaction.
Derriere tout cela, il y a aussi la redecouverte*cinquante ans apres sa mort*de
Simmel, de ses strategies analytiques, de ses styles cognitifs et argumentatifs, de ses
Sur la mort postmoderne 113
Dow
nloa
ded
by [
Tex
as A
& M
Int
erna
tiona
l Uni
vers
ity]
at 0
1:43
04
Oct
ober
201
4
methodes qui, en accumulant, selectionnant et interpretant des signes et des indices
en soi insignifiants, eclairent d’une lumiere nouvelle et inattendue la situation tout
entiere, surtout par rapport a la formation de l’experience des sujets; en meme temps,
derriere tout cela, il y a aussi la redecouverte du Durkheim des «Formes elementaires
de la vie religieuse» (1912), analyste de l’irrationnel, du magique, des significations
exprimees par les rituels, des fondements non ou pre-contractuels du lien social. A
partir des annees 60 du XXe siecle, la sociologie commence a accomplir en son sein
une sorte de revolution copernicienne*de ses epistemologies fondatrices, de ses
methodes, de ses themes privilegies de reflexion et de recherche*qui, par certains
aspects ni fortuits ni secondaires rappelle la revolution copernicienne dans le
domaine historiographique a compter des annees 20, specialement avec l’experience
feconde amenee par les Annales . Dans cette revolution copernicienne, la sociologie de
la mort et du mourir occupe actuellement une place toujours plus centrale et
strategique, et la sociologie est peut-etre en train de se retrouver.
***
Les cinq articles proposes ici sont le fruit de differentes experiences et sensibilites,
mais ils temoignent, individuellement et dans leur ensemble, de ce qui a ete dit plus
haut: dans la revolution copernicienne que la sociologie est en train d’accomplir sur
elle-meme, la mort, le mourir, le deuil, la douleur de la perte, les rituels funebres
occupent une position strategique.
Tony Walter propose un modele, simple mais tres efficace, pour la lecture des
transformations historiques des expressions du deuil et des condoleances, base sur le
couple structure sociale/culture: essentiellement par rapport au couple modernite/
postmodernite mais avec des references constantes aux societes et aux cultures
premodernes; par consequent l’analyse embrasse six «domaines» (structure sociale:
premoderne/moderne/postmoderne; culture: premoderne/moderne/postmoderne)
dont on montre les caracteres specifiques, les subtiles continuites et les dıscontınuıtes
radicales.
Dans les societes premodernes, les societes de villages ou de quartiers urbains a
forte cohesion et homogeneite sociales et culturelles, a faible mobilite professionnelle
et geographique, les deces d’enfants sont statistiquement typiques: la participation au
deuil est communautaire et implique aussi les individus et les familles frequentant
sporadiquement le defunt et sa famille. Les rituels funebres (condoleances, veillees
funebres, enterrements, etc.) sont soumis a des normes et a des prescriptions bien
precises, au sein d’une culture acceptee et partagee de type religieux dont les mots-
cles sont: «la vie, comme la mort, sont entre les mains de Dieu»; le role des femmes
est decisif aussi dans l’aide apportee a l’elaboration du deuil, au «reprisage» de la toile
dechiree par le deces.
Dans les societes modernes, industrielles, urbaines, individualistes et producti-
vistes, en general a haute mobilite sociale et geographique, les deces statistiquement
typiques concernent les personnes agees et les vieux; le deuil et la douleur sont
114 A. Milanaccio
Dow
nloa
ded
by [
Tex
as A
& M
Int
erna
tiona
l Uni
vers
ity]
at 0
1:43
04
Oct
ober
201
4
privatises et individualises: une «affaire» qui concerne les sentiments et les emotions
du noyau familial le plus etroit et bien peu de gens (quelques amis ou voisins,
d’anciens collegues, etc.) participent aux obseques; les rituels funebres sont essentiels,
pratiques avec une sorte de pudeur sinon de honte et geres de facon efficace et
expeditive par des professionnels: le personnel hospitalier ou des maisons de repos,
les entrepreneurs et les employes de pompes funebres; si les temps et les modes
d’elaboration du deuil presentent une quelconque «pathologie» par rapport a un
modele normatif generique et abstrait, c’est alors qu’interviennent medecins,
psychologues et psychiatres dont les mots-cles sont: «il faut aller de l’avant!», «ce
qui est fait est fait!», et d’autres exhortations du meme genre a reconstruire
hativement sa propre autonomie individuelle.
Les societes postmodernes presentent, entre autres, deux caracteristiques qui se
refletent directement sur les manifestations du deuil et de la douleur: la libre
formation de reseaux de relations sociales, parfois «communautaires» mais basees sur
le partage d’une experience tres specifique (definies comme «communautes electives»
ou meme «tribus postmodernes») et la mise en place de ces reseaux de relations
sociales avec des personnes ou des groupes qui peuvent meme vivre tres loin les uns
des autres, grace aux mass-media, en general, et a Internet, en particulier; le deuil est
partage avec ceux qui ont vecu la meme souffrance: par exemple, des groupes de
parents dont les jeunes enfants sont morts dans des accidents de la route mais pas les
parents dont les enfants sont morts d’un cancer; c’est ainsi que se forment des
groupes de secours mutuel (selfhelp), dont les membres sont presents physiquement
ou meme «a distance»; une forte mefiance se manifeste a l’egard des professionnels,
les «experts» de l’elaboration du deuil, a moins que ces experts n’aient vecu la meme
experience specifique de perte. Le deuil, c’est-a-dire la mort, n’est plus considere*comme dans la premodernite*comme un etat «naturel» dont les modes et les temps
de resolution sont socialement et culturellement definis et prescrits; mais ils ne sont
pas consideres non plus*contrairement a la modernite*comme un etat patholo-
gique, prive, une «folie» temporaire, a cacher ou dissimuler et a surmonter le plus
vite possible a l’aide de la science medicale, psychologique ou psychiatrique. Dans la
postmodernite, le deuil, c’est-a-dire la mort, semble reprendre sa place de presence
constante dans le flux de la vie; mais la memoire des morts, c’est-a-dire de la mort,
n’est plus cachee, ensevelie sous la pierre des cimetieres ou dans les fugaces emotions
privees: elle est affichee, exprimee et partagee sous des formes tout a fait inedites.
C’est a ces formes tout a fait inedites, et de plus en plus repandues, qu’est
precisement consacre l’article de Fiorenza Gamba , dense d’observations et de
reflexions originales et stimulantes. Tout d’abord, la diffusion de l’interet a l’egard
de la mort sur le Reseau: plus de 140 millions de contacts au seul mot «mort»*death, muerte, tod, morte *avec le moteur de recherche le plus commun (vu le
25.08.2005). Mais la quantite, en soi, n’est pas tres importante: l’article souligne de
nombreux autres aspects qui confirment l’etroite, quoique complexe, relation
recursive entre les formes et les technologies de la communication et les formes de
la connaissance et de l’experience. En particulier, l’article met en evidence le processus
Sur la mort postmoderne 115
Dow
nloa
ded
by [
Tex
as A
& M
Int
erna
tiona
l Uni
vers
ity]
at 0
1:43
04
Oct
ober
201
4
de de-sacralisation de la mort, c’est-a-dire la perte de signification qu’elle a subie a
cause du rationalisme moderne et modernisateur, a travers deux modalites*la dis-
sacralisation et la re-sacralisation*qui peuvent aussi coexister a l’interieur du meme
site.
Ensuite, contrairement a ce qui se passe avec d’autres medias, la mort sur le Reseau
se presente comme un phenomene multidimensionnel total, dans son entierete:
religieux, culturel, social, juridique, medico-scientifique, litteraire, artistique tout
autant qu’affectif et emotionnel, et sans que l’une ou l’autre de ces perspectives ne soit
privilegiee ou dominante; de cette facon, la mort «recommence» a faire partie de la
vie quotidienne, une forme postmoderne d’apprivoisement de la mort elle-meme, et
meme sous des formes ludiques, grace aux chromatismes, au windowed style et, assez
frequemment, a la structure des sites concus selon l’esthetique des jeux video. La
mort est dis-sacralisee mais, sauf dans des cas extremes, selon des modes qui ne sont
absolument pas blasphemes ou irrespectueux, dans le sens que l’on peut observer un
eloignement, sinon une negation, des formes de sacralisation qui caracterisaient les
societes et les cultures premodernes et qui sont, du moins en partie, restees egalement
dans les societes et dans les cultures modernes, quoique telles des «coquilles vides»,
videes de leur sens.
En revanche, la re-sacralisation de la mort, sur le Reseau, touche l’un des aspects
centraux des trois elements fonctionnels dont se composent les rituels funebres, c’est-
a-dire les acteurs sociaux de l’administration, de la gestion du deuil (les deux autres
sont le vecu individuel et la construction de significations): la personnalisation des
rituels, ce qui ne signifie pas leur privatisation. Lorsqu’un defunt a ete introduit sur le
Net*notamment dans un cimetiere virtuel*tout le monde peut se souvenir de lui,
le pleurer, l’honorer, a tout moment, n’importe ou, meme ceux qui ne l’ont pas
connu de son vivant: il s’ensuit une de-institutionnalisation spatiale et temporelle des
rituels, car ces derniers ne sont plus lies a des lieux (les cimetieres «reels») et a des
temps (les horaires d’ouverture des cimetieres) definis institutionnellement, de
l’exterieur et du «haut». Il s’ensuit egalement une veritable «explosion» de la
solidarite, de la socialite solidaire et desinteressee, a travers une «explosion» tout aussi
veritable de la memoire: la premiere, par l’intermediaire de la constitution de
communautes *affectives, emotionnelles, ou meme, plus simplement,
«humaines»*des proches; la seconde, a travers la possibilite de partage du souvenir
du defunt avec tous ceux qui sont en mesure, et seront en mesure, de se brancher sur
le Net. La socialite et la memoire s’activent et s’expriment toutes deux inde-
pendamment du sexe, de l’ethnie, de la religion, de l’ideologie, de la situation
geographique ou geopolitique; mais aussi independamment du fait que les membres
de ces communautes extremement particulieres partagent l’experience (recente)
d’une perte. Car les strategies d’immortalite ne visent pas*comme le pensent peut-
etre quelques ingenus* a abolir la mort, a ne plus faire mourir les vivants, mais elles
visent a faire re-vivre*d’une quelconque facon* les morts; ces «explosions» de
memoire partagee et de socialite solidaire et desinteressee pourraient figurer parmi les
116 A. Milanaccio
Dow
nloa
ded
by [
Tex
as A
& M
Int
erna
tiona
l Uni
vers
ity]
at 0
1:43
04
Oct
ober
201
4
strategies d’immortalite les plus efficaces et les plus friendly que l’imaginaire humain
ait jusqu’a present invente.
C’est a la reflexion sociologique et existentielle sur le partage des affections et des
emotions, c’est-a-dire sur la signification du «compatir» (le latin cum-pati signifie
exactement supporter* un poids, une douleur*ensemble), bien qu’a partir d’une
toute autre perspective, qu’est egalement consacre l’article touchant et sensible de
Denis Jeffrey. On entre ici dans le domaine d’une sorte de «pedagogie pratique» de la
mort, et de la vie, et de leurs significations les plus profondes, a travers une relecture
des rituels funebres et de leur role irremplacable dans l’elaboration du deuil: en
particulier, l’Auteur reflechit et s’interroge*sur la base d’une douloureuse
experience personnelle aussi*sur la necessite de ramener sur le devant de la scene
de ces rituels le mort lui-meme, dans toute sa physicite, c’est-a-dire le corps du
defunt. Supporter ensemble un poids aussi penible que la mort d’une personne chere
signifie exactement partager, subdiviser avec d’autres le poids de ce fardeau accablant.
Dans les rituels funebres premodernes et dans les operations thanatopraxiques
correspondantes, le cadavre est soigne dans les moindres details, avec affection, par
les membres les plus proches de la famille*presque toujours des femmes: la pietas , et
bien d’autres choses, est entre leurs mains*mais aussi selon de precises indications
hygieniques et symboliques, pour «le preparer» du mieux possible en vue du Long
Voyage qu’il est sur le point d’entreprendre: le corps du mort est bien visible, il est
expose a la vue et au toucher des survivants, parents, amis ou simples connaissances,
et meme des enfants; le mort est un sujet , car la mort et le mourir sont denses de
signification, et les rituels funebres sont axes sur le defunt. Au contraire, les soins
thanatopraxiques modernes sont presque toujours realises, de facon standardisee et
plus ou moins expeditive en fonction du prix etabli, par des professionnels*presque
toujours des hommes* etrangers et indifferents a la douleur et au deuil; le corps du
mort est peu visible, il est a moitie cache par un rideau, par un paravent, par une
porte entrebaillee ou par la penombre: comme pour lui demander la «grace» de ne
pas ou ne pas trop se faire voir afin de ne pas accroıtre l’horreur a l’egard de la mort
et la douleur de la perte; les enfants sont rigoureusement eloignes: «. . . ils ne doivent
pas voir leur grand-mere dans cet etat . . .»; le mort est un objet , car la mort et le
mourir ont ete prives de sens, ils sont devenus insenses, et les rituels funebres sont
axes sur les survivants.
Mais si le cadavre est garde hors de la vue et du toucher, et qu’on le fait rapidement
«disparaıtre», il devient beaucoup plus difficile de trouver un «levier» concret,
corporel, tant pour partager avec d’autres les emotions que pour commencer ce
processus cathartique defini comme elaboration du deuil, car la mort devient
doublement abstraite, invisible, et donc doublement terrifiante: la Mort en soi , car*comme nous l’avons rappele au debut*c’est un evenement dont on ne peut
communiquer l’experience, mais aussi sa propre mort, car l’identification concrete,
corporelle, avec cette «chose» qui se trouve de l’autre cote, cachee derriere un rideau,
nous est interdite. Et pourtant, et c’est la que reside l’aspect «pedagogique», voir et
toucher un mort pourrait aider a voir et a toucher metaphoriquement la Mort, une
Sur la mort postmoderne 117
Dow
nloa
ded
by [
Tex
as A
& M
Int
erna
tiona
l Uni
vers
ity]
at 0
1:43
04
Oct
ober
201
4
sorte de therapie homeopathique, de petit rite de passage pour se preparer a affronter
sa propre mort, a la considerer necessairement et inextricablement melee a la vie:
pour cela, une grande sagesse, ancienne ou autre, nous rappelle que l’initiation aux
mysteres de la vie passe precisement a travers une douloureuse et difficile descente
aux enfers, au contact des morts.
Le theme de la presence, ou de l’absence, des rites de passage, qui sont toujours des
parcours de mort/transformation/renaissance, est central dans l’intense et profonde
reflexion de David Le Breton , notamment en ce qui concerne un age de la vie qui est
lui-meme une phase de passage: l’adolescence.
L’adolescence est, par definition, un age de la vie difficile, complique, incertain,
paradoxal: mais l’attention qu’on lui accorde actuellement s’est elargie et repandue,
car dans les societes (occidentales) contemporaines la condition sociale et
existentielle, les attitudes, les comportements «d’adolescents» se sont eux aussi
elargis et repandus: entre pre-, post- et phase centrale, l’adolescence occupe au moins
un cinquieme de la duree de la vie. Mais dans les societes premodernes ou non
occidentales, ainsi que, sous des formes differentes, dans les societes modernes, cet
age difficile, incertain, complique et paradoxal de la vie est, d’un cote, beaucoup plus
bref et, de l’autre, dissemine de differents rites de passages, d’epreuves severes et
difficiles qui, quand ils sont surmontes, marquent l’entree dans l’age adulte: dans la
preparation*physique et psychologique* a ces epreuves, les adultes sont toujours
proches des jeunes, ils les «accompagnent» avec sollicitude; l’institutionnalisation des
rites de passage consiste justement dans le controle, le monitorage, des risques qui
sont necessairement presents, voire prevus.
Rien de tout cela ne se verifie aujourd’hui dans nos societes: en effet, les
adolescents sont laisses seuls avec leur condition existentielle incertaine et paradoxale;
tout au plus ils «reunissent» leurs solitudes individuelles dans des groupes de pairs,
avec d’autres adolescents, se fermant encore plus au monde des adultes qui, d’autre
part, leur avaient deja ferme la porte au nez inconsciemment et, peut-etre, non
intentionnellement. Et pourtant, les adolescents occidentaux contemporains ont
besoin eux aussi de rites de passage, c’est-a-dire de parcours de mort/transformation/
renaissance: ils ne les demandent certes pas aux adultes dont ils sont separes par des
murs de silence et par une indifference reciproque, mais ils les mettent en pratique ,
seuls, en petits groupes ou bandes et de facon perilleusement «artisanale».
Les jeunes occidentaux d’aujourd’hui arrivent a l’adolescence avec une intense et
constante experience de la mort et du mourir: les morts vus*et parfois «faits» avec
les jeux video*au cinema, a la television, dans les bandes dessinees, les
hebdomadaires, se comptent par dizaines ou centaines de milliers; mais il s’agit de
morts hyperrealistes dans lesquelles la fiction mediatique est plus «vraie» que la
realite et, cependant, cette experience de la mort est la seule a laquelle les adolescents
ont acces. Alors, la mort aussi devient un «jeu»*video ou non*et le mourir une
condition «reversible»: il suffit d’appuyer sur le bon bouton. On peut jouer avec la
mort mais, en jouant avec la mort, on est convaincu de jouer la mort tout en pouvant
toujours, a tout moment, «revenir en arriere»: il en decoule un sentiment
118 A. Milanaccio
Dow
nloa
ded
by [
Tex
as A
& M
Int
erna
tiona
l Uni
vers
ity]
at 0
1:43
04
Oct
ober
201
4
d’invulnerabilite, voire d’immortalite ou, mieux, d’amortalite . D’ou les innombrables
comportements a risque (de mort): drogue, alcool, conduite temeraire, sports
«extremes»: si et quand ces «epreuves» sont surmontees, l’adolescent renforce sa
propre auto-estime, il construit sa propre identite car, ayant joue et «vaincu» la mort,
il sent finalement qu’il possede sa propre existence, qu’il est present dans le monde
comme individualite, il sent qu’il peut vivre et donner un sens a sa vie. L’enjeu est
eleve: d’un cote, le risque de mourir, de l’autre, la possibilite de vivre; on se perd pour
pouvoir se retrouver.
Enfin, vu la riche et vaste contribution de Gianfranco Pecchinenda , nous ne
pouvons mettre ici en evidence que deux aspects fondamentaux, tous deux
concernant la culture et la science de l’immortalite.
Le premier aspect concerne la medicalisation de la mort, comme consequence de la
medicalisation diffusee et croissante de la vie, de la culture et de la societe et qui, en
derniere analyse, genere une responsabilisation et une culpabilisation individuelles ,
paradoxales mais tres reelles a l’egard des comportements individuels et collectifs,
lorsque l’on tombe malade et qu’en dernier lieu, on meurt.
En bref, la medecine «scientifique» a obtenu, notamment au XXe siecle, de
nombreux succes admirables, guerissant des maladies jadis mortelles et
devastatrices* litteralement definies comme «incurables»*et elle a le merite
presque exclusif de l’impressionnant allongement de la duree de la vie, c’est-a-dire
de l’eloignement de la mort, du temps du mourir (en negligeant d’autres aspects
moins importants: l’augmentation du revenu moyen et l’amelioration de l’alimenta-
tion qui en decoule, des conditions des logements et du travail, la reduction du temps
de travail, etc.). Donc, pour l’imaginaire individuel et collectif, les maladies ne
pouvant etre soignees ne doivent plus exister: si ce n’est pas aujourd’hui, ce sera
demain ou apres-demain; la medecine «scientifique» ne promet certes pas l’abolition
de la mort, mais promet son recul dans le temps, en principe, ad infinitum , selon la
logique et l’ideologie du progres infini.
Bien entendu, on nous dit, a tout moment et en tout lieu, que tout cela est en train
de se realiser et pourra se realiser dans le futur encore plus et encore mieux, mais
seulement a condition que les soldats de cette armee*ceux qui sont destines a
tomber malades et a mourir, nous tous*executent de maniere disciplinee et active
les ordres de leurs officiers eclaires* les medecins*dans leurs styles de vie,
d’alimentation, de comportement sexuel, etc.: celui qui ne peut pas, ou pire, qui
ne veut pas obeir a cette discipline prend totalement sur lui la responsabilite des
echecs qui se manifestent d’abord avec les maladies et, a la fin, avec la mort. Pour
cette ideologie profondement autoritaire, celui qui tombe malade ou est sur le point
de mourir est, d’une facon ou d’une autre*directe ou indirecte, proche ou
lointaine*coupable de ses maladies et, en dernier lieu, du temps de sa mort; pour
cette raison, il peut et doit etre stigmatise, ecarte, cache a la vue: la «solitude des
mourants», la solitude obscure et genante dans laquelle sont relegues les mourants
n’est que l’expression finale de cette meme ideologie qui mele savamment l’ancien*la croyance dans l’immortalite*et le moderne* la science-technique.
Sur la mort postmoderne 119
Dow
nloa
ded
by [
Tex
as A
& M
Int
erna
tiona
l Uni
vers
ity]
at 0
1:43
04
Oct
ober
201
4
Le second aspect, non sans rapport avec le premier, et meme premisse du premier,
concerne les continuites/discontinuites historiques et culturelles du mythe de
l’homme artificiel , c’est-a-dire le mythe de l’etre cree , qui, quoique a travers plusieurs
variantes, mais dans le but commun d’identifier la vie avec des lois artificielles , les
superpose a celle-ci, croyant ainsi echapper a la mort en tant qu’expression centrale
de lois pas du tout artificielles, non «creees» par quelqu’un, mais naturelles , c’est-a-
dire qui se sont «evoluees» a partir d’elles-memes (la distance abyssale entre Darwin
et un quelconque type de «creation» concerne precisement, a son niveau le plus
profond, le theme de l’immortalite).
Le mythe de l’etre cree presente une «histoire naturelle» marquee par trois phases
ou, mieux, par trois formes. Dans la premiere, l’etre est cree par une entite
transcendante, plus ou moins divine ou divinisee (un Createur, justement, ou plus
souvent un couple ancestral) et le mythe est de type magico-religieux ; dans la
deuxieme, le createur transcendant a du mal a cohabiter avec l’image, qui s’affirme a
partir de la Renaissance, de la nature et de l’homme comme mecanismes, comme
machines , et, en general, est mis a l’ecart, en arriere-plan, et le mythe devient
scientifico-technologique , baconien; dans la troisieme, une variante actualisee de la
deuxieme, le mythe est encore scientifico-technologique, mais l’image de la machine
est remplacee par l’image de l’information (l’Intelligence Artificielle, les Reseaux
Neuronaux, surtout et specialement le Genome).
L’homme-machine , theorise et decrit en detail par La Mettrie en 1748, est realise
aujourd’hui sous une forme plus sophistiquee comme homme-genome: une
«machine» biologique qui, construite de facon adequate, controlee, reparee,
remplacee dans ses composantes et fonctions usees, augmentee et developpee dans
son rendement perceptif, cognitif et neuromusculaire, «garantit», sinon l’eternelle
jeunesse, un prolongement remarquable de celle-ci, sinon la defaite de la mort, un
eloignement significatif de son temps; desormais, depuis des annees, on nous dit avec
certitude, on nous «garantit» que si nous nous comportons bien et si la recherche
scientifico-technologique a encore plus de ressources et de pouvoir, nous pourrons
vivre jusqu’a 140�150 ans.
Pour les anciens, le corps etait mortel mais l’ame etait immortelle; pour les
postmodernes, l’ame est morte et c’est, en revanche, le corps qui croit pouvoir
devenir immortel: ame et corps ont interverti leur position mais, a bien y penser, les
choses n’ont guere change.
References
Bachelard, G. (1938), La psychanalyse du feu , Paris, Gallimard.
Bateson, G. (1987) Bateson M.C., Angels Fear. Towards an Epistemology of the Sacred , New York,
Macmillan.
Baudrillard, J. (1970) L’echange symbolique et la mort , Gallimard, Paris.
Baudrillard, J. (1990), La transparence du mal , Paris, Galilee.
Bauman, Z. (1992) Mortality, Immortality and other Life Strategies , Cambridge UK, Polity Press.
Caillois, R. (1950) L’homme et le sacre , Paris, Gallimard.
120 A. Milanaccio
Dow
nloa
ded
by [
Tex
as A
& M
Int
erna
tiona
l Uni
vers
ity]
at 0
1:43
04
Oct
ober
201
4
Castoriadis, C. (1995[1975]) L’istituzione immaginaria della societa , Torino, Bollati Boringhieri.
Castoriadis, C. (1998[1975, 1986, 1990]) L’enigma del soggetto. L’immaginario e le istituzioni , Bari,
Dedalo.
Cavicchia Scalamonti, A. (sous la direction de) (1984) Il «senso» della morte , Napoli, Liguori.
Elias, N. (1987[1982]) La solitude des mourants , Paris, Christian Bourgois.
Feifel, H. (1959) The Meaning of Death , New York, Mc Graw-Hill.
Fuchs, W. (1969) Todesbilder in der modernen Gesellschaft , Frankfurt am Main, Suhrkamp.
Glaser, B. & Strauss, A. (1965) Awareness of Dying , Chicago, Aldine.
Glaser, B. & Strauss, A. (1967) The Discovery of Grounded Theory, Chicago, Aldine.
Glaser, B. & Strauss, A. (1968) Time for Dying , Chicago, Aldine.
Gorer, G. (1965) Death, Grief and Mourning , New York, Doubleday.
Jankelevitch, V. (1977) La mort , Paris, Flammarion.
Lenoir, F. & de Tonnac, F. (sous la direction de) (2004) La mort et l’immortalite. Encyclopedie des
savoirs et des croyances , Paris, Bayard.
Lasch, C. (1977) Haven in a Heartless World , New York, Basic Books.
Mitford, J. (1963) The American Way of Death , New York, Simon and Schuster.
Morin, E. (2002[1951]) L’homme et la mort , Paris, Seuil.
Morin, E. (1971) L’homme et la mort dans l’histoire , Paris, Seuil.
Sudnow, D. (1967) Passing on , Englewood Cliffs NJ, Prentice Hall.
Thomas, L.-V. (1975) Anthropologie de la mort , Paris, Payot.
Thomas, L.-V. (1978) Mort et pouvoir, Paris, Payot.
Thomas, L.-V. (1979) Civilisations et divagations. Mort, fantasmes, science-fiction , Paris, Payot.
Walter, T. (1994) The Revival of Death , London, Routledge.
Ziegler, J. (1975) Les vivants et la mort , Paris, Seuil.
Sur la mort postmoderne 121
Dow
nloa
ded
by [
Tex
as A
& M
Int
erna
tiona
l Uni
vers
ity]
at 0
1:43
04
Oct
ober
201
4