18
THÈME Louvain [numéro 133 | novembre 2002] 11 La conscience de soi, des autres et du monde est tributaire du contexte historique : les mentalités, qui en sont la nébuleuse de référence, dépendent d’une multitude de paramètres, qui configurent les instances de la conscience individuelle, de la conscience collective et de la conscience universelle, dont nul homme vraiment libre ne peut se passer. Le passage d’un Royaume de Belgique uni et patriotique, avant la Première Guerre mondiale, à une Belgique, aujourd’hui fédérale et siège de la Commission de l’Union Européenne, fondée sur une conscience collective transformée, est un fait historique. Nouvelle réalité, principalement focalisée sur et par la conscience linguistique, elle repense et examine les fondements de ses nouvelles cohérences, des nouvelles cohésions qui peuvent la structurer. L’identité francophone en est une, si importante qu’au-delà comme en- deçà des questions de sol elle a justifié un pouvoir, un gouvernement, un parlement et qu’elle en appelle à la conscience individuelle de chaque francophone et à la conscience universelle des droits de l’Homme. Le propos de ce dossier n’est certes pas de tout examiner et de tout dire à ce sujet. On n’y abordera que quelques aspects, historiques et culturels, puisque c’est de ce ressort que relève la problématique de cette identité. D’abord, il sera question de l’insécurité linguistique et du déficit identitaire dans la Communauté Wallonie-Bruxelles — une non-synonymie de la Communauté française de Belgique déjà en elle-même éloquente. Sera ensuite abordé l’important univers des modèles littéraires et des fictions identitaires qui construisent les références de la conscience collective. Pratiques constantes et structurantes des connivences et des représentations culturelles, la presse et le cinéma expriment et approfondissent la communication et l’introspection des communes mesures de l’opinion et de la sensibilité. Deux regards seront ainsi portés sur « Une presse en quête d’identités » et sur le cinéma belge francophone et sa manifestation wallonne. Un parcours historique balisera pour conclure ce bref itinéraire autour de la question identitaire en Belgique francophone. Une sélection bibliographique viendra, à la fin, permettre à qui désirerait en savoir plus d’approfondir et de diversifier son information. Jean-Claude Polet, coordinateur de ces pages « Thème » Francophone, et peu fier de l’être ? Michel Francard, Valérie Provost La situation linguistique de la Belgique ne laisse personne indifférent. Qu’en est-il, dans le dédale linguistico- institutionnel de notre pays, de la Communauté Wallonie-Bruxelles ? Modèles littéraires, fictions identitaires Pierre Piret Depuis une bonne vingtaine d’années, l’idée d’une littérature belge distincte de sa grande sœur française a refait surface et s’est rapidement affirmée. Une presse en manque d'identités Vincent Rocour L'inexorable érosion des chiffres de vente de la presse quotidienne francophone atteste l'effacement des appartenances collectives traditionnelles. Un enracinement porteur d'universalité Jacques Polet Désormais reconnu internationalement, le cinéma francophone de Belgique est multiple. Coup de projecteur sur sa manifestation wallonne. Une image floue Jean Pirotte Malgré trente années de Communauté française, il semble difficile de parler aujourd’hui d’identité belge francophone. On sent davantage croître une identité wallonne. 12 Sur l’identité francophone en Belgique Sommaire 20 15 23 26 D.R.

Sur l’identité francophone en Belgique · L’identité francophone en est une, si importante qu’au-delà comme en-deçà des questions de sol elle a justifié un pouvoir, un

  • Upload
    others

  • View
    2

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Sur l’identité francophone en Belgique · L’identité francophone en est une, si importante qu’au-delà comme en-deçà des questions de sol elle a justifié un pouvoir, un

T H È M E

Louvain [numéro 133 | novembre 2002] 11

La conscience de soi, des autres et du monde esttributaire du contexte historique : les mentalités, qui ensont la nébuleuse de référence, dépendent d’unemultitude de paramètres, qui configurent les instances dela conscience individuelle, de la conscience collective et dela conscience universelle, dont nul homme vraiment libre

ne peut se passer.Le passage d’un Royaume de Belgique uni et patriotique, avant la

Première Guerre mondiale, à une Belgique, aujourd’hui fédérale et siège dela Commission de l’Union Européenne, fondée sur une conscience collectivetransformée, est un fait historique. Nouvelle réalité, principalementfocalisée sur et par la conscience linguistique, elle repense et examine lesfondements de ses nouvelles cohérences, des nouvelles cohésions quipeuvent la structurer.

L’identité francophone en est une, si importante qu’au-delà comme en-deçà des questions de sol elle a justifié un pouvoir, un gouvernement, unparlement et qu’elle en appelle à la conscience individuelle de chaquefrancophone et à la conscience universelle des droits de l’Homme.

Le propos de ce dossier n’est certes pas de tout examiner et de tout dire àce sujet. On n’y abordera que quelques aspects, historiques et culturels,puisque c’est de ce ressort que relève la problématique de cette identité.D’abord, il sera question de l’insécurité linguistique et du déficit identitairedans la Communauté Wallonie-Bruxelles — une non-synonymie de laCommunauté française de Belgique déjà en elle-même éloquente. Seraensuite abordé l’important univers des modèles littéraires et des fictionsidentitaires qui construisent les références de la conscience collective.

Pratiques constantes et structurantes des connivences et desreprésentations culturelles, la presse et le cinéma expriment etapprofondissent la communication et l’introspection des communes mesuresde l’opinion et de la sensibilité. Deux regards seront ainsi portés sur « Unepresse en quête d’identités » et sur le cinéma belge francophone et samanifestation wallonne. Un parcours historique balisera pour conclure cebref itinéraire autour de la question identitaire en Belgique francophone.Une sélection bibliographique viendra, à la fin, permettre à qui désirerait ensavoir plus d’approfondir et de diversifier son information.

Jean-Claude Polet, coordinateur de ces pages « Thème »

Francophone, et peu fier de l’être ?Michel Francard,Valérie Provost

La situation linguistique de la Belgiquene laisse personne indifférent. Qu’enest-il, dans le dédale linguistico-institutionnel de notre pays, de laCommunauté Wallonie-Bruxelles ?

Modèles littéraires, fictionsidentitairesPierre Piret

Depuis une bonne vingtaine d’années,l’idée d’une littérature belge distinctede sa grande sœur française a refaitsurface et s’est rapidement affirmée.

Une presse en manque d'identitésVincent Rocour

L'inexorable érosion des chiffres devente de la presse quotidiennefrancophone atteste l'effacement desappartenances collectivestraditionnelles.

Un enracinement porteurd'universalitéJacques Polet

Désormais reconnu internationalement,le cinéma francophone de Belgique estmultiple. Coup de projecteur sur samanifestation wallonne.

Une image floueJean Pirotte

Malgré trente années de Communautéfrançaise, il semble difficile de parleraujourd’hui d’identité belgefrancophone. On sent davantage croîtreune identité wallonne.

12

Sur l’identité francophone en Belgique

S o m m a i r e

20

15

23

26

D.R.

Page 2: Sur l’identité francophone en Belgique · L’identité francophone en est une, si importante qu’au-delà comme en-deçà des questions de sol elle a justifié un pouvoir, un

Louv

ain

T H È M E Sur l’identité francophone en Belgique

Louvain [numéro 133 | novembre 2002]12

Marche septentrionale de lafrancophonie, la CommunautéWallonie-Bruxelles constitue,grâce à sa situation géogra-phique et à son histoire, unintéressant trait d’union entreRomania et Germania. Plu-sieurs langues et cultures s’yrencontrent, même si la pra-tique commune du français estle fondement institutionnel decette entité créée en 1970, àl’instar des deux autres Com-munautés, flamande et ger-manophone.

Le français en Belgiquebénéficie d’une riche traditiond’études, naguère majoritaire-ment normatives. Des travauxplus récents, à visée descripti-ve, portent à la fois sur les pra-tiques langagières et sur lesreprésentations linguistiquesdes francophones wallons etbruxellois. Ils mettent enexergue d’évidentes proximi-

tés entre les usages linguistiques de la Commu-nauté Wallonie-Bruxelles et ceux d’autres airesfrancophones, comme la Suisse, certaines régionsde France et le Québec. De plus, ils confirment lecaractère « périphérique » de cette Communau-té par rapport au centre, identifié à Paris.

Les mêmes études éclairent d’un jour nou-veau les rapports entre les variétés de françaispratiquées de part et d’autre de Quiévrain. Si lesdifférences dans les pratiques linguistiques sontobjectivement réduites, les francophones de Bel-gique ont tendance, dans leur imaginaire lin-

guistique, à les exacerber : commel’écrivait Jacques Pohl, la France etla Belgique sont deux pays qu’unemême langue sépare.

En outre, il est permis de s’inter-roger sur cette solidarité culturelle etlinguistique au nom de laquelle laCommunauté Wallonie-Bruxelles aété créée. L’histoire de la diffusiondu français en Wallonie, terre roma-

ne, est radicalement différente de celle du fran-çais à Bruxelles, territoire flamand dont la fran-cisation s’est accélérée à partir du 19e siècle. Lefrançais populaire bruxellois, comparé à la varié-té de même niveau en Wallonie, présente un tauxde différenciation bien supérieur à celui que l’onpourrait observer entre le français de Wallonieet celui d’autres régions françaises de la zoned’oïl. Et la culture linguistique d’une ville métis-sée comme Bruxelles présente peu de choses encommun avec celle des (petites) villes wallonnes,plus homogènes.

Toutefois, dans l’usage des classes scolarisées,on observe une variété de français « pan-belge »,qui sert de commun dénominateur aux franco-phones du pays. Quelques différences significa-tives subsistent dans les domaines de la pro-nonciation et du lexique, mais aucune n’entraînede problème de compréhension. Wallons etBruxellois partagent donc une série de particu-larités, dont une part importante se retrouve tou-tefois dans d’autres régions francophones « péri-phériques » : le français en Belgique — et non deBelgique — n’est pas arrêté par une frontièrepolitique.

Insécurité linguistique

Un des traits les plus saillants du fait franco-phone en Belgique est sans conteste l’insécurité lin-guistique. Non pas vis-à-vis de la Flandre, qui estpourtant démographiquement, économiquementet politiquement dominante, mais par rapport àl’Hexagone. L’institution scolaire qui a érigé le« français de France » (ou « de Paris ») au rang deréférence absolue, les campagnes largementmédiatisées qui ont dénigré les particularismesrégionaux (Quinzaines du beau langage, Chasses

Francophone, et peu fier de l’être ?

Michel Francard,Valérie Provost

Fascinante, surréaliste, médiocre, dérisoire? La situation

linguistique de la Belgique ne laisse personne indifférent.

Qu’en est-il, dans le dédale linguistico-institutionnel de notre

pays, de la Communauté Wallonie-Bruxelles ? L’usage du

français y est un fondement institutionnel, mais est-il aussi

un enjeu identitaire ?

Professeur au Département d’études romanes de l’UCL,Michel Francard dirige le Centre de recherche sur les

variétés linguistiques du français en Belgique (VALIBEL). Ilconsacre l’essentiel de ses recherches aux variétés de français

dans la francophonie et aux langues minoritaires.

Valérie Provost est docteure en psychologie sociale.Ses recherches et, en particulier sa thèse de doctorat, Lesmaux de la langue. Identités, attitudes et comportements

linguistiques en Belgique francophone (2002), jettent unpont entre les recherches en sociolinguistique sur le concept

d’insécurité linguistique et les études psychosociales sur lesstéréotypes et les menaces identitaires.

Page 3: Sur l’identité francophone en Belgique · L’identité francophone en est une, si importante qu’au-delà comme en-deçà des questions de sol elle a justifié un pouvoir, un

T H È M E

Louvain [numéro 133 | novembre 2002] 13

aux belgicismes, etc.) ont alimenté, chez les Wal-lons et les Bruxellois, le sentiment que leur fran-çais était inférieur à celui pratiqué chez le « grandvoisin ». Cette sujétion à la France et l’auto-dépré-ciation des usages endogènes sont des indicesdu déficit de légitimité linguistique qui caracté-rise les francophones de Belgique.

Cette insécurité n’est ni récente, ni spécifiqueà notre pays. Les témoignages ne manquent pas,dès le Moyen Âge, sous la plume d’auteurs arté-siens, lyonnais ou orléanais qui regrettent de nepas maîtriser le français de Paris et de la courroyale. Aujourd’hui encore, de nombreux fran-cophones en Suisse, en Amérique du nord, enAfrique partagent avec les Wallons et les Bruxel-lois ce mal-être langagier aux multiples facettes :questionnement récurrent sur ce qu’il convient dedire ou d’écrire, souci exacerbé d’éviter la faute— qui va jusqu’à l’hypercorrectisme —, allé-geance inconditionnelle à des institutions com-me l’Académie française — dont les recomman-dations, en matière de langue, sont pourtant loinde faire l’unanimité chez les linguistes et les gram-mairiens — et même, dans des régions comme leNouveau-Brunswick (Canada), abandon du fran-çais jugé trop complexe par rapport à l’anglais 1.

En Belgique, l’insécurité linguistique estaujourd’hui moins lourde à porter qu’il y aquelques décennies, lorsque l’éradication deslangues régionales (wallon, picard, gaumais,platt, luxembourgeois, etc.) en était à ses débuts :dans certains milieux peu favorisés, l’interdic-tion de parler patois était cumulée avec une tel-le dépréciation du français, laborieusement pra-

tiqué comme langue seconde, que certains se sonttus... dans toutes les langues.

Déficit identitaire

Une collectivité réduite au silence ne sort pasindemne d’une telle épreuve. Lorsque l’on sait lepoids de la composante linguistique dans laconstruction d’une identité, il n’est pas étonnantde constater que, dans un pays de « coupeurs delangue » (selon l’expression de Claire Lejeune),la langue française ne constitue pas une compo-sante essentielle de l’identité collective de laCommunauté Wallonie-Bruxelles. Le contrasteest vif avec l’autre côté de la frontière linguis-tique, où vit une collectivité qui se définit com-me la « nation flamande », avec une identité col-lective où s’associent étroitement langue etterritoire. Tout comme il l’est avec la France, quia poussé jusqu’à ses limites l’assimilation langue-État-nation.

Des recherches transdisciplinaires en cours 2

approfondissent la question du lien entre l’insé-curité linguistique et le déficit identitaire desBelges francophones. Ceux-ci, d’après les conclu-sions d’études expérimentales, adhèrent à unereprésentation négative de leur collectivité, àlaquelle ils associent des performances linguis-tiques et intellectuelles inférieures à celles qu’ilsreconnaissent aux Français. Par contre, ils s’oc-troient des attributs de convivialité et de solida-rité qu’ils refusent aux Français.

Face à cette situation, les Wallons et les Bruxel-lois peuvent adopter, selon la théorie de l’iden-

1. Voir M. Francard, G. Geronet R. Wilmet (dir.), 1993-1994,L’insécurité linguistique dansles communautés francophonespériphériques. Tome I (1993) :Cahiers de l’Institut delinguistique de Louvain, 19 (3-4).- Tome II (1994) : Cahiers del’Institut de linguistique deLouvain, 20 (1-2).

2. Ces recherches sontmenées dans le cadre duprojet « Langues et identitéscollectives », financé par laCommunauté française deBelgique.

Un des traits les plus saillantsdu fait francophone enBelgique est sans contestel’insécurité linguistique.Nombreux sont les ouvragesqui ont alimenté, chez lesWallons et les Bruxellois, lesentiment que leur françaisétait inférieur à celui pratiquéchez le « grand frère ».Da

niel

Roc

hat

Page 4: Sur l’identité francophone en Belgique · L’identité francophone en est une, si importante qu’au-delà comme en-deçà des questions de sol elle a justifié un pouvoir, un

T H È M E Sur l’identité francophone en Belgique

Louvain [numéro 133 | novembre 2002]14

tité sociale, plu-sieurs straté-gies comporte-mentales derevalorisationi d e n t i t a i r e .L’une d’elless’appuie sur lamobilité indivi-duelle. Elle setraduit par lamise en sourdi-ne des caracté-ristiques dugroupe d’ap-

partenance — la Belgique francophone en l’oc-currence — pour adopter celles du groupe plusprestigieux, la France. Cette « mobilité » se traduitnotamment, dans les pratiques langagières, parun mimétisme de l’usage « français de France ».En littérature, elle prend la forme d’une identi-fication à la littérature dominante (de France) etd’une négation de toute spécificité du « fait lit-téraire » belge francophone.

Une autre stratégie possible, la créativité socia-le, consiste à construire une différenciation posi-tive pour le groupe d’appartenance, en mettantl’accent sur des caractéristiques valorisantes. Elleest notamment illustrée à date récente 3 par leconcept de « belgitude », lancé par Pierre Mertens

et Claude Javeau en 1976. La belgitude est consi-dérée, à l’instar de la négritude ou de la fémini-tude, comme un attribut positif 4 de la collectivi-té concernée. Au plan comportemental, cettestratégie se traduit notamment par un emploi« affiché » de particularismes linguistiques. Dansle champ littéraire, elle revendique comme« chance » son identité en creux.

Vers une réconciliation?

Les représentations négatives que les membresd’un groupe s’attribuent ne sont pas sans consé-quence sur leur comportement effectif. Lesrecherches en cours (Provost 2002) indiquent quedes Belges francophones, placés dans des condi-tions expérimentales qui soulignent les auto-représentations négatives, confirment le stéréo-type dont ils sont la cible, c’est-à-dire qu’ilsprésentent de moins bonnes performances lin-guistiques que d’autres sujets, placés dans desconditions non menaçantes.

Les conséquences de ces stéréotypes négatifsne sont donc pas anodines. Dans une commu-nauté comme la Belgique francophone, elles semanifestent par une série de déficits, tant au planindividuel qu’au niveau collectif : performanceslinguistiques « dégradées », loyauté peu mar-quée pour la variété endogène de français — quiest pourtant la « langue maternelle » —, déni deslangues régionales et, plus généralement, non-investissement dans les aspects langagiers de laconstruction identitaire.

Un travail de (re)valorisation identitaire estdonc indispensable si l’on veut réduire les effetsdélétères des stéréotypes négatifs sur les repré-sentations et les comportements linguistiques. Ilimplique, dans le cas de la Communauté Wallo-nie-Bruxelles comme dans d’autres aires franco-phones périphériques, que les locuteurs s’ap-proprient réellement la langue identifiée commevecteur identitaire du groupe d’appartenance,au lieu de tendre, désespérément, vers une varié-té mythique « d’ailleurs » (qu’il s’agisse de Parisou de la France en général). Il présuppose queces locuteurs puissent identifier des formes etdes normes linguistiques évaluées positivement,non seulement au sein du marché linguistiquerestreint que représente la Communauté Wallo-nie-Bruxelles, mais également au sein d’un espace francophone devenu pluricentrique.L’avenir du français est à ce prix. Celui des fran-cophones aussi... ■

3. Les lettres belges ont connuune phase centripète durant

la période 1830-1917. Leroman La Légende

d’Ulenspiegel, de Charles DeCoster (1867), considéré par

beaucoup comme le livrefondateur des lettres belges

de langue française, s’yrattache.

4. Le sociologue PierreBourdieu parlerait plutôt dela « revendication publiquedu stigmate, ainsi constitué

en emblème ».

Un complexe qui a la vie dure

L’insécurité linguistique est crûment affichée dans de nombreux textes d’écrivains, depersonnalités du monde culturel et même de décideurs. En voici une illustration, emprun-tée à l’essayiste d’origine liégeoise, Paul Dresse qui, dans son livre Le complexe belge(Bruxelles, Charles Dessart, 1945, p. 21), écrit ces lignes significatives : « Donc, le Belgeparle mal. Il en résulte un trait psychologique qu’a bien noté Louis Delattre, quand l’au-teur des Grains d’anis a défini ses compatriotes “un peuple de muets”. C’est ce qu’un demes amis formulait autrement: “Les Belges? Ils ne sont pas bilingues, ils sont a-lingues!” »À ceux qui estiment que cette vision des choses est caricaturale et totalement dépas-sée, on conseillera la lecture de l’édifiante Carte blanche rédigée par François Perindans le journal Le Soir du 19 avril 2002 : ni l’argument — le déni de légitimité linguis-tique —, ni le ton n’ont changé : « La coupure d’État [entre la France et la Belgique] n’apas été neutre ; elle a été nuisible. Le quadrillage scolaire homogène de la Républiquenous a manqué. Nous pensons plus lourdement, nous pensons moins vite, les accentslocaux restent plus incrustés. »

Dani

el R

ocha

t

Page 5: Sur l’identité francophone en Belgique · L’identité francophone en est une, si importante qu’au-delà comme en-deçà des questions de sol elle a justifié un pouvoir, un

T H È M E

Louvain [numéro 133 | novembre 2002] 15

Depuis la naissance de laBelgique, nombre d’écrivainsont éprouvé cette division iden-titaire et ont tenté d’y répondrede diverses manières, dont lesplus extrêmes sont l’affirma-tion pure et simple d’une iden-tité belge notamment littéraire(affirmation qui a atteint son point culminantdans les dernières décennies du 19e siècle) et ladénégation radicale, qui fut parfois synonymed’exil (une situation fréquente dans l’entre-deux-guerres et au lendemain de la Seconde Guerremondiale). La situation actuelle est la résultanted’une mutation qui s’est produite au cours desannées 1970 et qui s’est cristallisée dans quelquesouvrages marquants : un dossier des Nouvelleslittéraires consacré à Une autre Belgique (1976), lenuméro de la Revue de l’Université de Bruxellesintitulé La Belgique malgré tout (1980), le Manifes-te pour la culture wallonne (1982) et un essai deMarc Quaghebeur, Balises pour l’histoire de noslettres (1982). Ces ouvrages et quelques autresavaient en commun, au-delà de revendicationsparfois conflictuelles, de mettre le doigt sur uneforme caractérisée de déficit identitaire, ce qui aeu pour effet de mobiliser nombre d’acteurs cul-turels et d’engendrer une réaction.

Et la situation a bel et bien changé. D’une part,à lire nos auteurs, il semble que le malaise iden-titaire se soit fortement apaisé : il est en tout casfini le temps où il fallait, aux dires de certains,renier ses origines et monter à Paris pour deve-nir écrivain; on peut désormais situer ses romansà Ostende, vivre à Bruxelles et publier à Paris (leTGV et le web aidant, il est vrai). D’autre part, cet-te littérature est désormais reconnue comme tel-le : elle est enseignée et fait l’objet de nombreusesrecherches tant en Belgique qu’à l’étranger.

Entre le repli sur soi et la dénégation, une troi-sième voie s’est donc ouverte, qui permet à nosauteurs de jouer en quelque sorte sur les deuxtableaux (pour utiliser une expression qui n’estpas péjorative en l’occurrence) : untel publierapar exemple à Paris un roman qui se passe enBelgique, obtiendra un prix en France et un autreen Belgique, bénéficiera à la fois de la couverturemédiatique réservée aux éditeurs renommés et du

soutien de la promotion des lettres belges, se ver-ra enfin réédité dans une collection de pocheréservée aux écrivains belges.

Ce petit exemple, quelque peu idéalisé, montrequ’il y a lieu de distinguer deux questions lors-qu’on parle de littérature belge : celle, sociolo-gique, de son fonctionnement institutionnel1 etcelle, plutôt anthropologique, de son caractèreidentitaire. Seule cette deuxième question, quiest d’ailleurs partiellement corrélée à la premiè-re, sera traitée dans le cadre de cet article. Il s’agi-ra moins de dégager une quelconque identité dela production littéraire belge (ce qui nous condui-rait nécessairement à passer en revue une série deconstructions fantasmatiques) que d’essayer demesurer et de comprendre les effets du ques-tionnement identitaire sur celle-ci : pourquoi cet-te production fait-elle une telle place à ce ques-tionnement ? En quoi est-elle par là mêmeparticulièrement révélatrice du traitement géné-ral de la question identitaire en Belgique ? Com-ment les apories auxquelles semblait confiner cequestionnement ont-elles été résolues ?

Littérature et nation

Lorsque la Belgique accède à l’indépendanceen 1830, le modèle — dit romantique — des lit-tératures nationales est déjà solidement implan-té dans les consciences. Ce modèle, qui continue,au moins partiellement, de déterminer notreappréhension de la littérature, organise l’espacelittéraire en fonction d’une triade fondamentale :une langue, une littérature, une nation. Lors-qu’on parle, par exemple, de la littérature fran-çaise, on admet implicitement qu’elle forme unensemble plus ou moins homogène, que les textesqui la composent entretiennent un air de famille,qui tient à leur inscription française. Cette homo-généité est pensée dans une perspective patri-

Modèles littéraires,fictions identitaires

Pierre Piret

Depuis une bonne vingtaine d’années, en même temps que s’imposait

en Belgique le modèle fédéral, l’idée d’une littérature belge distincte de

sa grande sœur française a refait surface et s’est rapidement

affirmée. Peut-on considérer pour autant que cette littérature forme

un ensemble en tant qu’elle témoigne d’une identité spécifique?

Chercheur qualifié duFNRS, Pierre Piret mènedes recherches sur lethéâtre de langue française(qu’il enseigne au Centred’études théâtrales del’UCL) et sur la littératurebelge francophone au seindu Centre de rechercheJoseph Hanse.

1. Car la littérature n’est passeulement une activitésolitaire et gratuite ; c’estaussi une pratique sociale,dépendante de conditions deproduction, de réception etde légitimation variables. Dece point de vue, la littératurebelge francophone reste, pourune part non négligeable,dépendante du centreparisien.

D.R.

Page 6: Sur l’identité francophone en Belgique · L’identité francophone en est une, si importante qu’au-delà comme en-deçà des questions de sol elle a justifié un pouvoir, un

Louvain [numéro 133 | novembre 2002]16

moniale, soit en termes de race (la langue, la lit-térature, la nation procédant en quelque sorted’un patrimoine génétique commun), soit entermes d’héritage culturel. Dans un cas commedans l’autre, on considère que tout petit Françaisest véritablement façonné par sa culture d’ap-partenance, même s’il ne s’en rend pas compte,même si, à la limite, il n’a jamais eu de rapportdirect avec les œuvres qui la constituent : c’estun état d’esprit qui se transmet.

La littérature se distingue dans ce cadre par safonction fédérative, ce qui justifie son enseigne-ment : enseigner une littérature, enseigner ceuxqu’on appelle les classiques en particulier, c’estdoter chaque élève d’un ensemble de référencescommunes et partagées au sein d’une sociétéidentifiée ; mieux, c’est l’introduire à un modede pensée défini (ainsi parle-t-on de la clarté fran-çaise, de la rigueur conceptuelle allemande, etc.).De sorte que, première caractéristique impor-tante pour notre propos, le système se transmet,se reproduit et se conforte sans cesse : les textessont reconnus comme littéraires en tant qu’ilssont considérés comme l’expression d’un peupletout entier, qui lui-même se construit commenation par identification à un patrimoine notam-ment littéraire. Une deuxième caractéristiqueimportante de ce modèle est le rôle majeur qu’ilconfère à la langue, facteur identitaire de pre-mier plan2, d’où la fonction particulière dévolueà la littérature, qui semble naturellement natio-nale — à la différence des autres arts, qui fran-chissent plus facilement les frontières et sont(pour cette raison?) moins enseignés.

Dès l’indépendance, le pouvoir politique asoutenu la littérature afin de consolider la jeunenation, comptant sur les effets d’identificationnationale que le modèle romantique lui confé-rait. Mais comment inventer une littérature natio-nale dans une langue attachée, jusque dans sonnom, à une autre nation ? Appréhender la ques-

tion de l’identité littéraire belgesur la base de ce modèle des lit-tératures nationales allait ainsiengendrer diverses difficultés.Tâchons d’en mesurer quelquesconséquences.

Première conséquence : lavaleur identitaire conférée à lalangue conduit à envisager laquestion de l’identité littérairebelge dans une perspective fon-damentalement différentielle.

C’est la frontière avec la littérature française qu’ils’agit d’établir. Cette dernière, comme les autresgrandes littératures européennes, nous paraîtconstituer presque naturellement un ensemblehomogène et clos : parfaitement identifiée dansl’évidence d’une tradition soutenue par le génied’une langue, la littérature française incarne idéa-lement la fiction (puisqu’il s’agit du résultat d’unprocessus historique) d’une identité pleine etessentielle, qui ne se définit que par elle-même,par ses propres qualités. La littérature belge secaractérise quant à elle par son penchant à seconstituer en se dé-limitant, c’est-à-dire en invo-quant des traits spécifiques qui ne font sens qu’enrapport à cette identité littéraire française: il s’agitd’inventer une littérature propre écrite dans unelangue déjà « occupée » par une nation littéraire.

L’âme belge

Les deux grands moments d’affirmation iden-titaire témoignent, chacun à sa façon, de ce modede définition secondaire. Au cours du 19e siècle,dans le cadre de l’État belge unitaire, s’élaboreprogressivement le fameux mythe de « l’âme bel-ge » : participant du génie français par la langue,les écrivains belges s’en distingueraient par leurappartenance à une tradition culturelle germa-nique. De ce métissage procéderait une littéra-ture spécifique, caractérisée par exemple par laprédominance du visuel (héritée de la grandetradition picturale flamande), par une sensuali-té débridée, par un climat nébuleux, par une pro-pension à l’excès, etc. (en opposition avec la clar-té, le goût de l’abstraction et la maîtrise classiquecensés caractériser la littérature française).Lorsque, un siècle plus tard, la littérature belgefrancophone s’affirmera à nouveau, dans le cadred’un État fédéral, cette logique de la limite appa-raîtra plus clairement encore. Ne pouvant pluss’en remettre à la tradition flamande, on invo-

2. Notons que cette vision deschoses est historiquement

située : le regretté JeanStengers a bien montré parexemple que, sous l’Ancien

Régime, la langue ne futjamais « un élément politiquemajeur de l’unité nationale »(Histoire du sentiment nationalen Belgique des origines à 1918.

Tome 1 : Les racines de laBelgique jusqu’à la Révolution

de 1830. Bruxelles, Racine,2000, p. 37).

Dès l’indépendance, le pouvoirpolitique a soutenu la

littérature afin de consoliderla jeune nation, comptant sur

les effets d’identificationnationale que le modèle

romantique lui conférait.

« Épisode des Journées de septembre 1830sur la place de l’Hôtel de Ville deBruxelles », Gustave Wappers (1835).

Page 7: Sur l’identité francophone en Belgique · L’identité francophone en est une, si importante qu’au-delà comme en-deçà des questions de sol elle a justifié un pouvoir, un

T H È M E

Louvain [numéro 133 | novembre 2002] 17

quera une identité négative, « l’identité en creux »— témoin de l’aporie à laquelle devait confinerla perspective identitaire choisie : quelle signifi-cation donner désormais à cette frontière?

Le système identitaire, tel qu’il est conçu dansle modèle romantique, tend, on l’a vu, à se repro-duire voire à se renforcer de et par lui-même,d’où l’émergence rapide de stéréotypes en lamatière. Ainsi le mythe de l’âme belge s’est-ilrapidement imposé au point de devenir aliénant,comme en témoignent par exemple les réactionsdu dramaturge Fernand Crommelynck : agacépar les nombreux critiques qui s’abreuvaient àla légende de l’écrivain flamand, celui-ci a faitvaloir à plusieurs reprises ses origines françaises,non par quelque mépris que ce soit (comme onl’a cru à l’époque en Belgique), mais parce que cet-te étiquette imposait une image selon lui défor-mée de son œuvre. De manière générale, la pro-pension à la dénégation qui a longtemps sévi enBelgique peut s’expliquer, en partie au moins,par la distorsion de plus en plus criante qui s’estétablie entre le mythe de l’âme belge et la réalité.

Une autre fiction identitaire est particulière-ment révélatrice à ce point de vue : pour échap-per à l’épinglage régionaliste que leur faisait subirl’institution littéraire française et pour répondreaux arguments des tenants d’une littérature bel-ge spécifique, des écrivains et des critiques ontjustifié leur intégration parfaite dans la littéra-ture française en forgeant la notion d’ethnie fran-çaise — dont le concept de « francité » est l’héri-tier. Une telle réponse témoigne de façonéloquente de la persistance du modèle romantique, sur la base duquel tenants et détrac-teurs de l’identité littéraire belge n’ont cessé des’affronter.

Au-delà des identifications

Depuis une bonne vingtaine d’années pour-tant, la portée de ces conflits semble s’être consi-dérablement atténuée, comme si le problème,apparemment insoluble, n’en était plus vraimentun. L’analyse des causes et des enjeux implicitesde ce problème devrait nous permettre à présentde comprendre ce qui a changé. Le premier fac-teur déterminant a probablement été la fédérali-sation de la Belgique, qui a permis aux franco-phones de prendre en main leur destin culturel,de se faire reconnaître au sein d’un espace propreet de réduire officiellement la distorsion géné-

rée par le mythe unitaire. Cette mutation neréglait cependant pas tout ; bien au contraire, ellerendait la signification de la frontière belgo-fran-çaise d’autant plus ténue. Un deuxième facteurdoit donc être pris en compte, qui a trait au sta-tut de la littérature : le modèle romantique s’estvu concurrencé par un autre modèle, qui s’estdéveloppé à la faveur d’une mise en questionglobale des États-nations, dans le cadre européenparticulièrement, qui résulte aussi des avancéesmajeures des sciences humaines et de la psycha-nalyse dans les années soixante et septante. Cet-te évolution peut être résumée autour de deuxpropositions principales.

Premièrement, on est passé d’une théorie(explicite ou, le plus souvent, implicite) de l’iden-tité à une théorie des identifications : le sujethumain n’est pas déterminé par une identitéessentielle et monolithique ; il est amené, tout aulong de son existence, à se situer face à une sériecomplexe de repères, à s’identifier comme sujeten prélevant des traits identificatoires d’ordresdivers. C’est pourquoi le critère national, mêmes’il demeure vivace, n’est plus contraignant com-me il l’était quand dominait le modèle roman-tique.

Deuxièmement, l’attention et l’intérêt se sontdéplacés vers ce qu’on pourrait appeler la fonc-tion radiographique de la littérature. L’homme,en tant qu’être parlant, hérite simultanémentd’une langue (facteur identitaire majeur, on l’a vu)et du langage, entendu comme une structuresymbolique fondamentale qui lui permet demettre à distance les discours qui le déterminent.D’où deux grandes fonctions de la littérature : entant qu’art de la langue, elle renforce la cohésionsociale et se présente comme l’expression d’unpeuple tout entier (c’est la fonction que privilé-gie le modèle romantique) ; en tant qu’art du lan-gage, elle radiographie les discours dominants dela civilisation et en révèle, ce faisant, les fonde-ments inavoués ou non sus ; c’est ainsi qu’elletravaille aussi à mettre en crise les formes et lessignifications héritées — notamment les identi-tés — pour les rejouer avant qu’elles ne se figent.

Pour toutes ces raisons, la question de la natio-nalité littéraire a perdu de son importance et neconstitue plus — ou plus autant, car le modèleromantique reste malgré tout vivace — un critèrede définition et de classification littéraires. Onpourrait dire que, désormais, un Belge peut êtreun grand écrivain, alors qu’auparavant, il ne pou-vait devenir qu’un grand écrivain français ! ■

Page 8: Sur l’identité francophone en Belgique · L’identité francophone en est une, si importante qu’au-delà comme en-deçà des questions de sol elle a justifié un pouvoir, un

www.rolexawards.com

CINQ LAURÉATS. QUATRE CONTINENTS. UN OBJECTIF : L’AVENIR DE NOTRE PLANÈTE.

Ils viennent d’horizons très divers. Leurs projets sont différents. Pourtant les lauréats des Prix Rolex 2002 ont de nombreux

points communs. Tous ont décidé de s’investir pour améliorer le sort de l’humanité et de la planète. Avec un même

enthousiasme, ils engagent leurs connaissances et leurs compétences au service de cette cause. Et tous ont la même

certitude qu’un homme ou une femme peut transformer les conditions de vie de beaucoup de ses semblables.

José Márcio AYRES : Ecologiste brésilien, Márcio Ayres se consacre à la sauvegarde de la faune et de la flore sauvages de

son pays et a créé la plus grande réserve de forêt tropicale humide de la planète.

Lindy RODWELL : Zoologue sud-africaine, Lindy Rodwell œuvre pour la protection des grues et de leurs habitats marécageux

dans les pays d’Afrique centrale et australe.

Page 9: Sur l’identité francophone en Belgique · L’identité francophone en est une, si importante qu’au-delà comme en-deçà des questions de sol elle a justifié un pouvoir, un

Perpetual Spirit

Gordon SATO : Biologiste américain, Gordon Sato exploite le rayonnement solaire et l’eau de

mer pour développer une agriculture qui améliore la vie des habitants des côtes arides

d’Erythrée.

Dave IRVINE-HALLIDAY : Ingénieur électricien canadien, Dave Irvine-Halliday adapte une

technologie de pointe pour les pays en développement et fournit de la lumière à moindre

coût à des milliers de foyers isolés.

Michel ANDRÉ : Biologiste français, Michel André a conçu un système qui permet aux

navires d’éviter les collisions avec les cétacés, tout en préservant les intérêts de la naviga-

tion et du tourisme.

Info Belgique : 04-365 75 77 - Email : [email protected]

Page 10: Sur l’identité francophone en Belgique · L’identité francophone en est une, si importante qu’au-delà comme en-deçà des questions de sol elle a justifié un pouvoir, un

T H È M E

Louvain [numéro 133 | novembre 2002]20

La presse écrite ne se porte pas bien en Com-munauté française. Chaque année, elle perd deslecteurs et s’en désespère. La faute à qui ? À latélévision? Incontestablement. À Internet? Pourune part. Il fait, à vrai dire, peu de doute que lamultiplication des sources d’information a ren-du les médias écrits beaucoup plus fragiles. Ilfaut cependant aussi convenir que l’explicationne suffit pas à elle seule. L’érosion de la pressequotidienne n’est pas uniforme. Elle varie parfoisassez nettement d’un pays, voire d’une région, àl’autre.

Le cas belge est à cet égard très éclairant. Onretrouve en effet d’un côté une presse flamandequi est parvenue à garder son lectorat de façon

très honorable, certains titres aug-mentant même leur diffusion, et del’autre une presse francophone qui,mis à part le succès de la DernièreHeure, pique du nez depuis delongues années.

Comment ne pas mettre ces évo-lutions en parallèle avec la teneur desdiscours véhiculés jusqu’à présent

- mais les choses semblent changer depuis peu -par les élites politiques et économiques de cha-cune des deux régions? La Flandre s’émancipe etconstruit jour après jour sa propre identité. LaWallonie cultive plus volontiers l’image d’uneBelgique unitaire, une image qui se brouille pour-tant graduellement depuis trente ans au moins.Aux habitants de la Flandre, les quotidiens fla-mands répercutent un projet politique qui pré-sente des cohérences fortes et qui renvoie auxlecteurs électeurs une image assez flatteuse d’eux-mêmes. Les lecteurs francophones, eux, doiventse contenter de commentaires souvent désabuséssur la santé de l’économie wallonne et subir laperte inexorable d’un sentiment national que

Une presseen manque d’identités

Vincent Rocour

L’inexorable érosion des chiffres de vente de la presse quotidienne

francophone ne valide pas seulement la puissance de la télévision

et l’avènement du média Internet. Elle atteste aussi, dans une

moindre mesure, certes, mais de façon significative malgré tout,

l’effacement des appartenances collectives traditionnelles.

Vincent Rocour estjournaliste au quotidien

La Libre Belgique.

Des raisons d’espérer…

La presse écrite va mal. Chaque année, à l'exception notable de La Dernière Heure, elle aligne les contre-performances. Dans les rédactions, le moindrefranc est désormais compté. Et pour un journaliste, le temps de faire une enquête approfondie se raréfie.Les patrons de presse ont déjà tout tenté pour redresser la barre. Ils ont donné de nouvelles formes à leurs journaux, changé le format des pages,amélioré le confort de lecture. Sans grand succès pour l’instant — mais les réformes sont encore loin d’être arrivées à leur terme. L’an dernier, lestitres de la presse francophone ont perdu globalement 30 000 lecteurs, ceux de la presse flamande, 15 000, laissant les quotidiens toujours plusdépendants de leurs rentrées publicitaires. Curieusement, ce phénomène d’érosion est peu commenté par ceux dont c’est pourtant le métier. Pourquoi ? Parce qu’il n’est jamais facile d’im-primer en première page la preuve de son propre déclin ? Sûrement. Mais il y a une autre explication. « Si nous n’ouvrons pas plus largement ledébat dans nos colonnes, disait récemment le rédacteur en chef d’un quotidien national, c’est aussi parce que nous serions contraints de mettreen évidence les carences du lectorat. Nous devrions dire que les gens lisent moins qu’avant et que l’intérêt collectif a moins d’importance à leuryeux. Mais pour nous, c’est assez délicat. Ce serait se tirer une balle dans le pied. »Faut-il pour autant se lamenter? Sans doute pas. Il y a toujours des raisons d’espérer. Après tout, dans d’autres pays, la presse s’est plutôt bien tenue.Les quotidiens ont payé un lourd tribut à l’évolution sociologique qui a affecté la Belgique. Mais il n’est pas interdit de penser que les journauxfiniront par tirer toutes les leçons qu’il y a à tirer des mutations en cours et que les ajustements porteront finalement leurs fruits. Le dynamisme,en tout cas, n’est pas mort, même si la situation n’est pas, pour le moment, des plus brillantes.

Sur l’identité francophone en Belgique

D.R.

Page 11: Sur l’identité francophone en Belgique · L’identité francophone en est une, si importante qu’au-delà comme en-deçà des questions de sol elle a justifié un pouvoir, un

T H È M E

Louvain [numéro 133 | novembre 2002] 21

rien, pour eux, n’a encore vraiment remplacé. Etcomme la nature humaine ne supporte pas levide, les gens se trouvent des substituts identi-taires, l’appartenance à un club sportif, à leurquartier ou, tout simplement, à la communautédes vivants.

L’exception que constitue la Dernière Heurevient comme confirmer cette règle-là. Mais sur lesmarchés des identités, l’affiliation nationale n’estpas la seule à s’effacer. On relèvera aussi — etc’est sans doute beaucoup plus spectaculaire —la disparition pour ainsi dire complète desgrandes affinités sociologiques et ce, des deuxcôtés de la frontière linguistique. Jusqu’au deuxtiers du siècle passé, il n’y a pas si longtempsfinalement, chacun naissait sous une étoile biendéterminée, forcément bonne. On était soit socia-liste, soit catholique, soit libéral. Et ce qui était vraià la naissance l’était toujours en fin de vie. Ces dif-férents mondes s’étaient donnés les moyens devivre en autarcie : des rites singuliers, des écoles,des universités, un syndicat, une mutuelle, etc.

Et puis, aussi, un journal qui répercutait auquotidien ce qu’il fallait savoir de la commu-nauté à laquelle chacun appartenait. Les socia-listes lisaient Le Peuple ou La Wallonie, les chrétiensde gauche, La Cité, les chrétiens conservateurs,La Libre Belgique. Les laïques avaient Le Soir et leslibéraux, La Dernière heure. Les journalistes por-taient l’étiquette du journal pour lequel ils tra-vaillaient. Et ceux qui changeaient de boutique encours de carrière étaient généralement taxés de« mercenaires » par leur pairs.

La fin des piliers

Les choses ont bien changé. Depuis la fin desannées 1960, cette segmentation de la société bel-ge — la « pilarisation », disait-on — est remise encause par phases successives. Il y a d’abord eu lasécularisation de la société qui a affaibli le mon-de catholique. Dans le même temps, l’affirma-tion progressive du capitalisme et l’émergenced’une classe moyenne dominante provoquaientde sérieux ravages dans l’univers socialiste. Letemps a ensuite fait son œuvre, recevant de tempsà autre quelques coups de pouce.

Dans les années 1970, c’est la crise économiquequi accélère le processus de « dépilarisation ».Beaucoup se rendent compte du coût que repré-sente l’existence de ces mondes parallèles et semettent alors à prôner la réalisation d’économiesd’échelle. Dans les années 1980, c’est l’autono-misation de plus en plus forte des individus qui

prend le relais etrend les identitésp r é f a b r i q u é e sassez insuppor-tables aux yeuxd’un grandnombre. La pilari-sation de la socié-té ne devait pas yrésister. Et s’il exis-te bien encoreaujourd’hui desécoles officielles etdes écoles libres,un syndicat socia-liste et un syndi-cat chrétien, ils nesont plus fréquen-tés par des fidèles,mais par desclients qui jugentque le service quiy est rendu est dequalité. La pers-pective est toutautre.

L’affaiblissement progressif des piliers a for-cément ébranlé les journaux dépositaires d’unecharge idéologique par trop évidente. Parfoistrès liés1 à des structures jugées brutalement obso-lètes, les titres de presse ont vu leur lectorat déser-ter en masse. « De plus de 800000 exemplaires en1960, note Frédéric Antoine2 en 1996, le tiragedes quotidiens engagés descend à moins de400 000 exemplaires en 1989, soit une chute deplus de 50 %. » Et l’hémorragie ne s’est pas arrê-tée depuis lors. Aujourd’hui, on peut même direque la presse quotidienne d’opinion a totalementdisparu des librairies. Soit les titres, en généralceux qui ont été les plus étroitement liés à leurmonde sociologique d’origine, ont cessé deparaître — c’est notamment le cas du DrapeauRouge (1990), de La Cité (1995), du Peuple et deLa Wallonie (lesquels, dans une dernière tentati-ve désespérée, ont fusionné leurs forces en 1998pour créer sans succès Le Matin). Soit ils ont opé-ré une mise à distance parfois considérable — etsouvent nécessaire — avec leur milieu d’origi-ne.

L’exemple le plus spectaculaire est sans contes-te celui du Morgen qui fut pendant longtemps leporte-étendard du parti socialiste flamand et qui,après avoir été racheté par le très libéral Pers-

1. En guise d’illustration dece que pouvait être ladépendance d’un journald’obédience avec son milieude vie, relevons cette petitephrase extraite du numéro« zéro » du quotidiencommuniste Le Drapeau rouge,diffusé en septembre 1973 :« Les buts du nouveaujournal n’ont pas besoind’être définis longuement. Cesont ceux du parti lui-même ».

2. Coupures de presse.Disparition de « La Cité » etsurvie des médias d’opinion,sous la direction de FrédéricAntoine, coll. Médias etsociété, Academia-Bruylant,1996.

Joha

nna

de Te

ssiè

res

Comment ne pas relever ladernière campagne depublicité de La Libre Belgique,qui insiste beaucoup sur le faitque, à la Libre, « Le débat estouvert » ?

Page 12: Sur l’identité francophone en Belgique · L’identité francophone en est une, si importante qu’au-delà comme en-deçà des questions de sol elle a justifié un pouvoir, un

T H È M E Sur l’identité francophone en Belgique

Louvain [numéro 133 | novembre 2002]22

groep (Het Laatste nieuws), a complètement brisésa ligne éditoriale sous influence. Toujours ducôté flamand, on citera aussi le cas du Standaardqui, en 1999, a fait disparaître de sa manchettela mention « AVV-VVK » (Alles voor Vlaanderen -Vlaanderen voor Kristus), signifiant très clairementpar ce geste qu’il prenait ses distances tout à la foisdu mouvement flamand et du monde catholique,dont il était pourtant une émanation célèbre.Dans le même registre, comment ne pas releverla dernière campagne de publicité de La Libre Bel-gique, qui insiste beaucoup sur le fait que, à laLibre, « Le débat est ouvert »?

Aujourd’hui, dès lors, les journaux ne sontplus clairement situés, en tout cas plus aussi clai-rement que dans le passé. Les étiquettes anciennesse sont décollées en tout ou en partie. Ce qui n’estévidemment pas sans conséquence sur la straté-gie commerciale que les groupes de presse doi-vent tenir. Auparavant, lorsqu’ils avaient unecoloration forte, les journaux vivaient en quelque

sorte de leur rente de situation. Ils avaient un lec-torat fidèle qui assurait leurs revenus sans qu’ilsdoivent s’en inquiéter. Et la concurrence entrejournaux était surtout de nature idéologique.Mais, on l’a vu, ce temps-là est révolu. Dans lesrédactions, il a fallu s’habituer à s’adresser nonplus à un groupe homogène, mais à des indivi-dus. Les opinions trop orientées ont été gom-mées. Signe des temps : les pages inscrites sousrubrique « politique » ont cessé d’exister. Lesjournaux s’ouvrent maintenant sur un espace« Belgique », moins connoté, où l’actualité poli-tique côtoie le fait de société.

Puisque ce n’est plus la ligne éditoriale quifait vendre un quotidien, les patrons de presse ontbien dû trouver autre chose. Mais quoi ? C’estbien toute la question. Rien n’est venu remplacerles anciennes certitudes. Il a donc fallu improvi-ser. Et se résigner à laisser les lois du marchéinvestir le vide laissé par la fin des identités col-lectives. ■

Le mot pour le dire : « français »

Au moment où le franc déserte nos factures, la francophonie nous invite à parler du français. Faisons-le franchement, entoute franchise, sans pour autant franchir la limite d’un encadré.Commençons par les Francs, tribu germanique qui hanta nos contrées avant d’essaimer vers le sud. Sur son chemin, elle trou-va la Gaule romanisée, qu’elle envahit et régit à la bonne franquette. Elle parlait francique, idiome qui laissa des traces dansles régions conquises, les plus évidentes étant les noms de la France et du français.Pour l’origine de franc, on hésite entre les sens ‘vagabond’, ‘belliqueux’ et ‘libre’. Toutefois, quand le mot passa en latin (fran-cus), et par là dans les langues romanes, ce fut ‘libre’ qui l’emporta, d’abord comme condition sociale, puis dans les sens déri-vés ‘exempt de charges ou de taxes’ (ville f., zone f.), ‘hors norme, à part’ (corps f., f.-tireur), ‘sans entrave’ (f. du collier, cou-dées f.), ‘ouvert, sincère’ (f. jeu, f. parler), ‘vrai, complet’ (f. canaille, f. succès). Depuis lors, on peut jouer franc jeu dans unsport autorisant des coups francs, et un franc-tireur peut avoir un franc succès, tout en étant une franche crapule.Au vu de cet éventail, on comprend pourquoi le dérivé franchise a désormais deux sens au moins : l’un ‘exonération de taxesou de droits’ (f. douanière ou postale), l’autre ‘sincérité d’une personne ou d’un comportement’. Idem pour franchir etaffranchir. Autrefois, pour dire qu’on libérait une voie obstruée ou barrée, on usait de ces verbes, l’action permettant d’ou-trepasser l’obstacle, souvent en payant un droit, d’(af)franchir le pas ou le passage. Aujourd’hui, une enveloppe ou un colisdont l’expéditeur a « libéré le port » moyennant un timbre adéquat, est dit franc de port ou affranchi.Le francus latin a aussi produit le prénom franciscus, attesté sous diverses formes dans les langues populaires, entre autresen France, où régirent plusieurs monarques de ce nom (le dernier étant Mitterrand), et en Italie, où un Francesco, surnom-mé il poverello, fonda l’ordre des Frères Mineurs, les Franciscains. Comme patronyme également, il proliféra tous azimuts,du compositeur belge César F. à la pauvre Anne F. qui nous laissa son Journal. Où donc s’arrêtera le rayonnement des Francs?Au franc arbitre des francs-maçons ? À Bousval, non loin du réduit de Céline Dion, existe un lieu-dit franche taverne,connue naguère pour prêter asile aux réfractaires ou brigands. J’habite à deux pas. Franchement, est-ce bien raisonnable ?(Maurits Van Overbeke)

Page 13: Sur l’identité francophone en Belgique · L’identité francophone en est une, si importante qu’au-delà comme en-deçà des questions de sol elle a justifié un pouvoir, un

T H È M E

Louvain [numéro 133 | novembre 2002] 23

On a souvent mis en évi-dence la diversité de la créa-tion cinématographique en Bel-gique francophone, liée à despersonnalités rebelles à se glis-ser dans des moules domi-nants, et qui s'inscrivent mêmesouvent dans cette margerevendiquée avec fierté enmême temps que contraintepar les aléas des moyens de production. La mar-ge : un critique écrivait naguère que c'était « lasuperbe spécialité du cinéma belge » 2.

Et pourtant, ces films singuliers, qui n'hési-tent pas à affirmer un Je, ne sauraient être rame-nés à l'expression d'une démarche narcissique etflottante. Ils ont, au contraire, un fort ancrage,lequel semble d'ailleurs constituer la marquedominante du cinéma belge francophone, notam-ment dans sa manifestation wallonne.

Quand on parle à son propos d'un lien étroitau réel, il ne s'agit pas simplement d'y voir unhorizon référentiel, un cadre, mais bien l'articu-lation à une culture sociale profonde nourrie parl'histoire de la Wallonie, principalement son his-toire économique et ses mutations industrielles.De film en film, se dessinent ainsi des axes quirecoupent des pôles majeurs, signifiés à partirde deux lieux cinématographiquement emblé-matiques : le Borinage et la région liégeoise.

Et c'est vrai que tout est parti du film essen-tiel qu'Henri Storck, le pionnier du cinéma duréel en Belgique, tourna en 1933, Misère au Bori-nage, à la suite de la grande grève qui avait para-lysé les charbonnages de Wallonie et de la répres-sion qui s'en était suivie. En 1960, c'est une autrefigure tutélaire de notre cinéma, Paul Meyer, quichoisissait le Borinage pour y faire vibrer le poé-tique et sensible Déjà s'envole la fleur maigre autourdes nouveaux immigrés, au pied des terrils demines désaffectées. Plus tard encore, c'est PatricJean qui, en 1999, réalise Les Enfants du Borinage- Lettre à Henri Storck où il entreprend de revisi-ter les lieux qui avaient inspiré le document socialmilitant du père fondateur, pour prouver qu'àtant de décennies de distance, la misère n'a pasfondamentalement changé. L'émouvante paren-té des deux œuvres se marque à travers le partipris du réalisateur de filmer et de monter desscènes sans le recours d'aucun son, mettant en

quelque sorte en abyme dans son propre travailla mutité dominante au sein du film d'HenriStorck : le témoignage des images n'en est queplus impressionnant.

Cette proximité suggère aussi le symboled'une transmission intergénérationnelle qui faitqu'on pourrait parler d'une histoire du cinéma enWallonie, pas uniquement en tant que succes-sion de moments, mais comme relais et filiation.

Le second lieu filmiquement déterminant estassocié à la région liégeoise et se cristallise àSeraing, un autre pôle d'incarnation de l'histoireéconomique et sociale de la Wallonie. En 1984,Manu Bonmariage y repère un contexte révéla-teur des Malaises d'une société et de ses habitantsen proie au marasme et au doute. En 1988, levidéaste Claude Bouché épouse la quête d'unpersonnage dans la banlieue industrielle deSeraing encore, pour tenter de faire revivre desFigures d'oubli. Et, bien entendu, il y a l'œuvre deJean-Pierre et Luc Dardenne, dont tant de mani-festations sont étroitement liées à cette ville : Jepense à vous (1992), dont le héros est un sidérur-giste qui a perdu son emploi ; La promesse (1996),qui accompagne la prise de conscience et la résis-tance d'un adolescent face à un père négrier,exploiteur de travailleurs clandestins ; et encoreRosetta (1999), cette jeune femme qui se bat avecune détermination sans concession pour conqué-rir sa place et une dignité au sein de la société.C'est peu dire que le paysage dans lequel s'in-vestit la trajectoire de ces personnages est undécor signifiant : il s'agit en vérité d'un actant àpart entière, qui participe au drame et au combatdes personnages.

Se dévoilant tout à la fois comme lieuxconcrets et lieux symboliques, ces deux espacescinématographiquement privilégiés témoignentd'eux-mêmes et au-delà d'eux-mêmes, pourd'autres mais mieux que d'autres.

Un enracinement porteur d'universalité

Jacques Polet

On n'ignore plus désormais la reconnaissance internationale dont

bénéficie le cinéma francophone de Belgique depuis les distinctions et

les succès obtenus notamment par « Toto le héros », «Le maître de

musique», «Rosetta» ou «Une liaison pornographique». Ne pouvant

rendre compte ici de la multiplicité de ce champ cinématographique 1,

cet article privilégiera sa manifestation wallonne.

Jacques Polet est professeurau Département decommunication de l'UCLet à l'Institut des Arts deDiffusion (IAD).

1. On peut relever l'intérêtsuscité par de récentspremiers longs métrages defiction, comme Thomas estamoureux (Pierre-PaulRenders, 2000), Strass(Vincent Lannoo, 2001) ouUne part du ciel (BénédicteLiénard, 2002).

2. Luc Honorez, Le Soir,19 janvier 2001.

D.R.

Page 14: Sur l’identité francophone en Belgique · L’identité francophone en est une, si importante qu’au-delà comme en-deçà des questions de sol elle a justifié un pouvoir, un

Louvain [numéro 133 | novembre 2002]24

Entre témoignage de crise et devoir de mémoire

On l'a pressenti : connecté à un réel, le cinémade Wallonie n'en propose pas une image eupho-risante ou lénifiante. Il est d'ailleurs significatifque certains de ses moments intenses corres-pondent à des moments de crise du système éco-nomico-social, voire institutionnel. Ainsi, Hiver 60(Thierry Michel, 1982) inscrit la démarche d'unouvrier marqué par le sentiment d'échec de savie personnelle, dans l'évocation des grandesgrèves de 1960 qui annonçaient tout à la fois la finde l'ère de la sidérurgie, l'affaiblissement de lasolidarité ouvrière et le déclin de l'État unitaire.Vingt ans plus tard, c'est la récession qui s'ins-talle, ce sont des entreprises qui commencent à"restructurer" comme on dit, et c'est la capacitéd'élan collectif qui se désagrège. L'un des cinqouvriers que Thierry Michel et Christine Pirauxmettent au centre de leur Chronique des saisonsd'acier (1980) dira, et c'est lourd de sens : « On vità côté des autres ».

Sans doute peut-on voir l'avatar ultime de cet-te rupture du lien social avec Rosetta (1999), danscette scène terrible — et magnifique — où, cha-cun ne pouvant plus désormais compter que sursoi-même, Rosetta, le soir, couchée dans son lit,pense tout haut, et murmure avec une force conte-nue qui accentue le pronom sujet : « Tu t'appellesRosetta. Je m'appelle Rosetta. Tu as trouvé dutravail. J'ai trouvé du travail. Tu ne tomberas pasdans le trou. Je ne tomberai pas dans le trou ».Rosetta n'a plus qu'elle-même pour interlocu-teur et compagnon de lutte. Ce n'est plus quel'échange du moi avec le soi. La solidarité col-lective paraît décidément bien loin…

C'est probablement en dehors des structureset des affiliations classiques que les manifesta-tions d'une certaine forme de reliance peuventencore se révéler. Le cinéaste anthropologue Lucde Heusch en observe la vivacité lorsqu'il fait leportrait attendri d'une petite société d'art dra-matique hennuyère, Les Amis du plaisir, auprèsde laquelle il retourne en 1995, plus de trente ansaprès lui avoir consacré un premier film. D'unvolet à l'autre du diptyque, même si on perçoit lessignes de la décomposition du tissu social inter-venue entre-temps, des traces subsistent d'unecomplicité accordée aux menues joies du quoti-dien. Mais il est révélateur qu'on se situe ici dansle cadre d'une convivialité affective et non plusdans la logique d'une solidarité de travail.

Du même coup, ce qui frappe encore c'est le

souci de revisitation dont le cinéma fait désor-mais preuve. De Heusch retourne à Moulbaixcomme Patric Jean revient au Borinage sur lespas lointains d'Henri Storck. En cela, le cinémaremplit une double fonction essentielle. D'unepart, ses images renvoient à d'autres images deson propre patrimoine, constituant ce qui pour-rait progressivement former un imaginaire de réfé-rence pour une culture. D'autre part, en relisantson passé, il assume le devoir de mémoire évoquéprécédemment et qui s'infère de cette vocation duseptième art liée à la nature propre d'un langagerelevant par excellence de l'analogie : à savoir,garder la trace, l'empreinte, d'un réel qui, lui, estappelé à se dérober.

Fragilité

Le cinéma de Wallonie se révèle donc attentifà la durée, à la mémoire, et aux temps de crise. Ladernière préoccupation pourrait apparaître com-me le signe de la propre fragilité de cette pratiqueexpressive, longtemps — et sans doute encore,malgré sa reconnaissance croissante — exposéeà la précarité de ses moyens de subsistance. Mais,plus fondamentalement, il convient de voir dansla forte réactivité du cinéma wallon aux situa-tions de crise, la manifestation du principe d'ano-mie, qui désigne l'état de déstructuration d'ungroupe, d'une société, quand il y a disparition,totale ou partielle, des normes et valeurs com-munes à ses membres. Nos cinéastes, que l'onentend souvent se revendiquer de l'esprit de résis-tance, ne sont-ils pas tout proches de ces failles,de ces points de rupture, eux qui se refusent radi-calement à jouer les agents du système, tout ense préservant — et mieux aujourd'hui qu'hier —des pièges du misérabilisme autant que d'undidactisme militant plus ou moins diffus, pourfaire place à la singularité ambiguë?

La Belgique francophone — et la Wallonieplus particulièrement — a pu fournir, bien mal-gré elle, une illustration exemplaire de la situa-tion d'anomie, lorsque la faillite économique etsociale symbolisée par la fermeture dramatiquedes forges de Clabecq s'est conjuguée avec la per-ception de la faillite judiciaire induite par le trau-matisme de la disparition d'enfants, l'affaireDutroux devenant dans l'imaginaire collectifl'emblème de la fracture d'une société en proie àune perte généralisée de points de repère.

Il n'est pas étonnant que ces manifestationsde tension limite aient fortement sollicité l'acui-

Chronique des saisons d’acier (Thierry Michel, 1980). Rosetta (Jean-Pierre et Luc Dardenne, 1999).

Coll.

Cin

émat

hèqu

e ro

yale

de

Belg

ique

Coll.

Cin

émat

hèqu

e ro

yale

de

Belg

ique

Page 15: Sur l’identité francophone en Belgique · L’identité francophone en est une, si importante qu’au-delà comme en-deçà des questions de sol elle a justifié un pouvoir, un

Louvain [numéro 133 | novembre 2002] 25

té d'un point de vue, le destin tourmenté des forgesse figurant à travers Martine et Lénine réalisé (parGuy Hinant en 1997) dans le cadre du magazineStrip-Tease, et inspirant par ailleurs Le souffle Cla-becq tourné (en 1998 par Agnès Lejeune et ÉricMonami) pour le compte cette fois de l'émissionFaits divers, deux productions de la RTBF. On nesaurait sous-estimer l'incidence des concepts deces deux programmes — avec le regard docu-menté, pénétrant ou franchement décalé qu'ilsportent sur une réalité donnée — pour saisir cet-te manière, spécifiquement belge francophonesemble-t-il, dont une démarche chevillée au réelpeut déboucher sur un imaginaire proprementfictionnel. L'ironique et tendre Les convoyeursattendent (1999) de Benoît Mariage en constitueune remarquable illustration, de même que ledérangeant C'est arrivé près de chez vous (1992) dutrio Belvaux, Poelvoorde et Bonzel. Henri Storckn'aimait-il pas dire qu'« une bonne fiction estd'abord un bon documentaire » ?

Quant à l' « affaire absolue » (l'affaire Dutroux),elle ne pouvait manquer de rencontrer la camé-ra choc de Richard Olivier et sa sincérité véhé-mente de prophète imprécateur qui le conduiten 1997 à parcourir la région de Charleroi pouraller Au fond Dutroux, après avoir, trois ans plustôt, exploré sans complaisance Marchienne de vie.

De l'ancrage à l'ouverture

Voici donc un cinéma bien enraciné, quitémoigne activement d'un espace, d'un temps etqui a la préoccupation de la durée historique.Ancré, il n'est pourtant pas un cinéma de l'enfer-mement, replié à l'intérieur de son périmètre. Ets'il faut bien parler de la notion d'identité, ce n'estcertainement pas au sens du repli identitaire.

Les frères Dardenne, qui s'affirment commecinéastes wallons, sont prudents au sujet de« l'identité », parlant « d'une notion difficile àmanier" et mettant en garde contre une « poli-tique défensive de repli sur soi » 3.

Jean-Jacques Andrien, présenté souvent com-me le prototype du cinéaste se réclamant de la« wallonitude », souligne que l'identité est « le lieude réalités contradictoires » 4, une tension queconfirme sa démarche. Il s'impose en cinéaste dela terre, cinéaste-paysan, si l'on peut dire. Le grandpaysage d'Alexis Droeven (1981), situé entre Ver-viers et les Fourons, cadre la « mémoire » du solque l'agriculture appelle à transmettre de pèreen fils : ici aussi et plus longuement encore que

chez d'autres réalisateurs, l'« imprégnation exis-tentielle » d'une réalité vécue 5 vient nourrir lafictionnalisation. Mais ce cinéaste de territoirene s'y confine pas. Dans Le fils d'Amr est mort(1975), une quête mystérieuse déplace le héros,des brumes belges vers les brûlantes clartés médi-terranéennes, tandis qu'Australia (1989) accom-pagne un Verviétois, issu d'une dynastie lainiè-re, qui fait le choix de la rupture radicale ens'installant dans une terre connotant le lointainpar excellence. Et pourtant, tout se passe com-me si l'apparente coupure n'était qu'une façonde mieux saisir la problématique de l'origine etde la fidélité à soi, à travers la distance de l'exil 6.Il s'agirait, en somme, de faire le détour de l'alté-rité pour tenter de trouver une réponse à la ques-tion de l'identité.

Beaucoup de cinéastes de chez nous ont eneffet été voir bien au-delà des frontières. BenoîtLamy, en collaboration avec le cinéaste africainNgangura Mweze, compose au Congo le festifLa vie est belle (1987). Thierry Michel filme notam-ment les Gosses de Rio (1990) ou l’Iran, sous le voi-le des apparences (2002). Benoît Mariage accom-pagne, dans Némadi (1993), la dure vie de famillede nomades chassant à la frontière du Mali et dela Mauritanie. Anne Lévy-Morelle, avec Le Rêvede Gabriel (1997), retrouve en Patagonie — loin-tain mythique s'il en est — une nombreuse famil-le wallonne émigrée dans les années d'après-guerre. Etc.

Tout cela justifie le propos d'André Delvauxselon lequel « le cinéma de chez nous est riched'ailleurs » 7. Il y est enclin par l'hétérogénéité cul-turelle — et politique — qui fonde plus large-ment la spécificité belge et dont Delvaux lui-même, qui s'est revendiqué tour à tour, voireindistinctement, des deux communautés lin-guistiques, s'impose, avec le réalisme magique deson œuvre, comme l'incarnation exemplaire(L'homme au crâne rasé, 1966 ; Un soir, un train,1968 ; Belle, 1973).

Le cinéma francophone cultive cette capacitéd'ouverture dont il peut d'autant mieux s'auto-riser qu'elle procède d'un fort ancrage dans sapropre culture. Il en résulte un cinéma singulieret pourtant apte à l'universalisation : cinéma derégion (assumant pleinement son objet), maispas cinéma régionaliste pour autant (qui suc-comberait à la tentation du pittoresque local). Ilatteste en définitive, dans son expression wal-lonne notamment, que le véritable universel esttoujours concret. ■

3. Cité par Louis Danvers,Revue Wallonie-Bruxelles,août 1999, p. 32.

4. Ibid.

5. Cf. Philippe Dubois, Jean-Jacques Andrien, in Ça tournedepuis cent ans, Bruxelles,1995, p. 96.

6. Cf. Jean-MarieKlinkenberg, ibid., p. 97.

7. Le Soir, Mad, 27 décembre1995.

Les convoyeurs attendent (Benoît Mariage, 1999). Le grand paysage d’Alexis Droeven (Jean-Jacques Andrien, 1981).

Coll.

Cin

émat

hèqu

e ro

yale

de

Belg

ique

Page 16: Sur l’identité francophone en Belgique · L’identité francophone en est une, si importante qu’au-delà comme en-deçà des questions de sol elle a justifié un pouvoir, un

T H È M E Sur l’identité francophone en Belgique

Louvain [numéro 133 | novembre 2002]26

Un regard critique sur les siècles écoulés per-met d’observer que la formation des identitéscollectives n’est pas un phénomène découlantspontanément des caractères prétendumentobjectifs des populations, ou d’une quelconquefinalité guidant inconsciemment les peuples. Lescourants romantiques ont jadis magnifié l’« âme »des peuples, réalité mystique dirigeant les des-tinées collectives. Considérons avec réalisme queces identités sont des constructions, que les iden-tités fluctuent en fonction des besoins, se super-posent et que d’autres découpages identitairesauraient très bien pu émerger. Examinons suc-cessivement trois de ces constructions identi-taires dans lesquelles les Belges francophonesont investi au cours des temps : l’identité belge,l’identité belge francophone, l’identité wallonne 1.

Une identité belge

Au lendemain de 1830, face au scepticismeinternational concernant la viabilité de la Bel-gique naissante, face aux contestations internes(jusqu’en 1840, l’orangisme entretient la nostal-gie des Pays-Bas), face enfin aux menaces exté-rieures (hostilité de la Hollande), l’histoire seramise au service de la cause patriotique pour créerune nationalité belge. Dans le contexte de l’éveildes nationalités et dans l’ambiance romantiquedu temps, il s’agissait de justifier le nouvel Étaten montrant la grandeur du passé. Les manuelsscolaires uniront patriotisme et loyalisme dynas-tique.

Paradoxalement, ces courants romantiquesfaisaient aussi percevoir la fragilité de la Bel-gique : au même moment, on assiste en effet àl’éclosion des premiers bourgeons du mouve-ment flamand, qui ne cessera de s’affirmer. Aumilieu du 19e siècle, les premières revendicationsdu mouvement flamand (1840, Pétitionnement enfaveur de la langue flamande) rencontrent l’in-compréhension de la bourgeoisie flamande lar-gement francisée. Peu à peu, grâce aux écrivainsromantiques, s’épanouit une mystique nationa-liste flamande. Face à cette menace de division,

il importait d’affirmer avec forcel’unité du pays. Par ailleurs, en 1848,les prétentions du Second Empiresusciteront une crainte à l’égard de laFrance. En outre, dans les milieuxconservateurs, s’accroîtra la méfian-ce vis-à-vis de la France de 1789 etde ses principes. À la suite

d’H. Conscience (De Leeuw van Vlaanderen, 1838),certains verront dans la résistance à la Franceune constante et un devoir.

À la fin du 19e siècle, les premiers succès dumouvement flamand posent de plus en plus clai-rement le problème de la dualité ethnique de lapopulation belge. Si le fait ne peut être nié, oncherche l’unité dans l’amalgame culturel : lesdeux peuples sont faits pour s’entendre. Troisgrands ténors de l’« âme belge » vont alors mar-quer l’historiographie. Edmond Picard (1836-1924), juriste et parlementaire socialiste, découvrel’« âme belge », issue de l’amalgame de deux cul-tures. L’historien Godefroid Kurth (1847-1916),l’un des pères de l’école historique belge, pré-sente le Brabant comme une préfiguration de laBelgique, par sa résistance à l’influence française.

Le nom le plus connu de cette trilogie est sansconteste Henri Pirenne (1862-1935) ; de 1900 à1932, il publie sa remarquable Histoire de Belgiqueen sept volumes, vaste fresque dans laquelle laFlandre prestigieuse joue un rôle majeur. La for-mation de la Belgique contemporaine n’est pasfortuite, mais est l’aboutissement naturel d’unelongue évolution (finalisme belge). Les intérêtséconomiques ont poussé les principautés à serapprocher : leur réunion sous les ducs de Bour-gogne et l’évolution ultérieure vont consolidercet ensemble. Cette brillante construction dePirenne, orientée par une conception nationalis-te, ne tient pas assez compte de diverses réalitéscomme la particularité de la principauté de Liè-ge, ou encore le rôle de la Révolution française,qui fait exploser les cadres de l’ancien régime etprépare l’unification du pays.

Ces trois ténors vont exercer une forte influen-ce sur la conscience nationale, dont l’unitarismes’appuiera sur une Flandre bilingue, microcosmede la Belgique et de l’Europe (rencontre des cul-tures germanique et latine). Après 1918, au len-demain de la Première Guerre, la victoire et lenationalisme ambiant donneront à ces théoriesune vigueur nouvelle. L’aura de la Belgique mar-tyre et le mythe du roi-chevalier viendront par-achever la construction de cette identité belge.

Une image floueJean Pirotte

Jean Pirotte, historien,directeur de recherches au

FNRS, professeur à l’UCL,est responsable de l’Unité

d’histoire contemporaine.Il a publié divers travaux

sur l’histoire des mentalitésaux 19e et 20e siècles

(histoire du christianismeoutre-mer, images et

imaginaires en Wallonie).Il est par ailleurs présidentde la Fondation wallonne à

Louvain-la-Neuve.

Malgré trente années de Communauté française, il semble difficile

de parler aujourd’hui d’identité belge francophone. On sent

davantage croître une identité wallonne, même si certains leviers

de son développement échappent aux autorités de la Région

wallonne.

1. Voir : J. Pirotte, Carences etatouts de l’identité wallonne,

dans Oser être wallon,Gerpinnes, 1998, p. 9-27. -

L’imaginaire wallon. Jalons pourune identité qui se cherche, sous

la direction de L. Courtois etJ. Pirotte, Louvain-la-Neuve,

1994. - Entre toponymie etutopie. Les lieux de la mémoire

wallonne, sous la dir. deL. Courtois et J. Pirotte,

Louvain-la-Neuve, 1999.

D.R.

Page 17: Sur l’identité francophone en Belgique · L’identité francophone en est une, si importante qu’au-delà comme en-deçà des questions de sol elle a justifié un pouvoir, un

Louvain [numéro 133 | novembre 2002] 27

Pourtant, un demi-siècle plus tard, l’évolu-tion constitutionnelle du pays consacrera la fin decette Belgique unitaire. C’est un fait que, du côtéwallon surtout, malgré ces bouleversements iné-luctables, beaucoup de citoyens intègrent diffi-cilement ces données nouvelles : les forces vivesagissent de plus en plus en dehors du cadre bel-ge, tiraillé entre les appartenances régionales etinternationales (construction européenne). Laloyauté envers l’État unitaire a parfois des diffi-cultés à se muer en loyauté envers la Belgiquefédéralisée. La nostalgie suffirait-elle pour entre-tenir une identité belge à l’ancienne manière ?Non, car le sentiment belge a encore de beauxatouts dans le domaine de la symbolique : lesflambées d’exubérance nationaliste lors des mani-festations sportives internationales ou le cultepopulaire à la monarchie.

Une identité belge francophone?

Longtemps, Wallons et Bruxellois se sontreconnus dans cette Belgique de 1830. L’adhé-sion au projet belge était forte dans ces popula-tions, d’autant plus que le français avait été defacto reconnu par la Belgique naissante commelangue officielle en réaction à la politique de hol-landisation. Langue internationale de culture,proche des dialectes wallons utilisés dans le suddu pays, le français était en outre la langue de labourgeoisie triomphante, tant au sud qu’au norddu pays. Quant au flamand, il était repoussé dansune situation inférieure: c’était l’idiome, non uni-fié, d’un petit peuple en proie à une grave criseagricole (1845-1850). Cette suprématie franco-phone était accentuée par le régime électoral cen-sitaire : seule la bourgeoisie avait en fait le droitde vote et cette bourgeoisie était francophone,même en Flandre. L’abaissement du cens électo-ral (1848), l’établissement du suffrage universelplural (censitaire et capacitaire, 1893), de la repré-sentation proportionnelle (1899), puis du suffra-ge universel (1919) modifieront cette situation àla défaveur de la bourgeoisie francophone.

Dans la seconde moitié du 19e siècle, la situa-tion se modifie. Les Flamands font aboutir leurslégitimes revendications linguistiques : des loissont votées sur l’emploi du flamand en matièrejudiciaire (1873), dans l’administration (1878),dans l’enseignement (1883), dans la procédurerépressive (1889), dans les actes législatifs (1898).Ces succès du mouvement flamand, souvent per-çu comme fauteur de division, feront naître chez

certains fonctionnaires la crainte de voir s’effon-drer le monopole de la culture française. C’estainsi qu’en 1888, avec un demi-siècle de retard surle mouvement flamand, naît, à Bruxelles puis enWallonie, un mouvement revendicatif wallon.

Plus qu’un mouvement wallon au sens propre,il s’agit d’un mouvement antiflamingant, carac-térisé par un attachement à la Belgique conçuecomme unitaire et francophone. Ce n’est que peuà peu que ces militants prendront conscience ducôté inéluctable du fait flamand et réorienterontleur action vers l’autonomie culturelle des deuxcomposantes essentielles de la Belgique. La« séparation administrative » revendiquée parJules Destrée dans sa Lettre au roi de 1912 traduitcette prise de conscience.

Un bon demi-siècle siècle plus tard, sous lapression des événements et principalement desvolontés flamandes, se réalisera cette autonomieculturelle : la constitution révisée de 1971 crée laCommunauté française et son pendant flamand.Les enjeux, entre-temps, ont changé : pour lesmilitants wallons, les questions économiques etsociales ont acquis la priorité. C’est donc vers lesrégions à compétences économiques que se por-te leur attention. La région de Bruxelles-Capita-le se verra par ailleurs reconnaître un statut detroisième région par la réforme institutionnelle de1988-1989.

Après trente années de Communauté fran-çaise, peut-on dire que s’est créée une « identité »belge francophone? Aux yeux de beaucoup, com-posée de façon artificielle par deux régions socia-lement et économiquement très différentes(Bruxelles et la Wallonie), unies simplement entreelles par la langue, la Communauté s’est souventrévélée un hybride peu mobilisateur pour despopulations peu tentées par l’aventure d’uneaffirmation identitaire à base culturelle. Ses récur-rentes difficultés de trésorerie n’ont guère contri-bué à accroître son prestige. En fait, la Commu-nauté recrute une partie de ses partisans dansune intelligentsia francophone, particulièrementbruxelloise, comprenant mal les régionalismeswallon ou flamand et procédant par soustrac-tion : puisque la Communauté française, c’est laBelgique moins la Flandre, elle reste un moyend’affirmer la « belgitude ». Certains artistes affir-

Le cheval Bayard d’OlivierStrébelle au Pont des Ardennesà Namur. Les chevauchéesépiques des quatre fils Aymon,rebelles à un pouvoir fort, sontsymboliques : quelle est laplace de la Wallonie dans uneEurope balancée entrecentralisation et valeursrégionales ?

Fond

atio

n wal

lonn

e Hum

blet

Page 18: Sur l’identité francophone en Belgique · L’identité francophone en est une, si importante qu’au-delà comme en-deçà des questions de sol elle a justifié un pouvoir, un

T H È M E Sur l’identité francophone en Belgique

Louvain [numéro 133 | novembre 2002]28

mant volontiers leur « belgitude » par le biais dela Communauté ne réalisent pas toujours que,ce faisant, ils nient le fait flamand.

Une identité wallonne?

Si le mot « wallon » était déjà en usage au12e siècle (avec des souches étymologiquesremontant au 7e), le mot « Wallonie », en revanche,n’a été forgé qu’en 1844 et ne s’est répandu qu’en1886 avec la création de la revue d’Albert Mockel,La Wallonie, appartenant au courant poétiquesymboliste 2. Au milieu du 19e siècle en effet, dansle contexte européen du mouvement romantique,de la Frise à la Catalogne, en passant par la

Flandre etla Bre-t a g n e ,fleurissentune diver-sité d’asso-c i a t i o n svalorisantles tradi-tions despeuples etleur patri-moine dia-lectal. Lafondation,en 1856, dela Société

liégeoise de littérature wallonne marque la volon-té de cultiver ce que les Wallons ont en propre :leur langue et leurs traditions. Ces amateurs dechoses wallonnes constitueront un vivier derecrutement pour le mouvement militant wal-lon né à la fin du 19e siècle, défendant principa-lement une conception unitaire et francophone dela Belgique. Deux courants vont ainsi se conju-guer dans le mouvement wallon: l’un, plus posi-tif, s’intéresse au patrimoine ; l’autre, plus com-batif, réagit contre les revendicationsflamingantes.

Un troisième courant, alimenté par les pro-blèmes sociaux et économiques, viendra grossirle flot au 20e siècle. Dans la seconde moitié de cesiècle, alors que la Flandre s’affirme, la Wallonieindustrielle, qui avait été le moteur de l’économiebelge depuis plus d’un siècle, sent décliner sesforces. La récession et la fermeture des charbon-nages ont provoqué chez les ouvriers un profondmalaise, qui se greffe sur d’autres maux de l’éco-

nomie wallonne: moyens de communication peuadaptés, appareil économique vieilli, centralisa-tion bruxelloise, politique de commerce extérieurpeu favorable à la Wallonie. Avec la grande grè-ve de l’hiver 1960-1961, les préoccupations éco-nomiques et sociétales sont hissées au premierrang dans les objectifs du mouvement wallon.

Au cours des grandes négociations politiquesqui, au long des décennies 1960 à 1990, vont remo-deler le visage de la Belgique, les Wallons insis-tent davantage sur les aspects économiques (créa-tion en 1971 des Régions à compétenceséconomiques), alors que les Flamands dans unpremier temps insistent sur l’autonomie culturelle(création des Communautés). De réforme enréforme, la Région wallonne s’inscrit dans le pay-sage institutionnel et géographique, avec le choixde Namur comme capitale.

Un peu boudée, dans un premier temps, parcertains Wallons nostalgiques de la Belgique uni-taire, la Wallonie existe de plus en plus dans lesfaits. Pour cette région, appelée récemment àl’existence et contrainte à émerger dans un contex-te économique difficile, la question de l’identitése pose avec acuité : il s’agit d’arriver à mobilisertous les acteurs, non seulement les politiques,mais les acteurs sociaux, culturels et économiquesautour d’un projet wallon. Pour ce faire, la Régionwallonne a certes des armes, mais certaines luifont gravement défaut: le domaine culturel est dela compétence non des Régions mais des Com-munautés.

Le redémarrage wallon restera en rade si laWallonie reste mal aimée ou mal connue des Wal-lons eux-mêmes. Cette « identité wallonne », ima-ge de marque en quelque sorte de la région, doitintégrer des éléments patrimoniaux, qui ne man-quent assurément pas dans le passé wallon, maisaussi des projets ouverts et dynamisants. Il s’agitde définir un « vivre ensemble sur un espacecommun », ouvert aux populations implantéesdepuis des siècles ou arrivées de fraîche date.

Dans cette optique de la recomposition de laBelgique autour de ses trois grandes régions éco-nomiques, il faudrait aussi se pencher sur l’« iden-tité » bruxelloise, issue de brassages de popula-tions flamandes, wallonnes et de migrations plusrécentes, combinaison d’intérêts locaux et d’im-pératifs urbains liés à un double statut de capi-tale. Les identités ne sont pas des héritages intan-gibles : elles se créent, se modifient et sesuperposent au gré des volontés politiques et desbesoins collectifs. ■

2. Voir A. Henry, Histoire desmots « Wallon » et « Wallonie »,

3e édition, Mont-sur-Marchienne, 1990.

Louvain avait sa rue desWallons. Née du « Walen

Buiten », Louvain-la-Neuve nese devait-elle pas d’avoir sa

« rue des Wallons » ?

D.R.