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Emmanuelle Danblon Sur le paradoxe de la preuve en rhétorique La rhétorique est, dès ses origines, hantée par un paradoxe qui se présente comme un défi pour la rationalité. Cet article propose de mener l’enquête sur une question qui retrouve aujourd’hui toute son actualité, dans le contexte désormais bien connu d’une crise de la rationalité. Voici le paradoxe : « On ne trouve apparemment pas de lien logique entre persuasion et validité. La rhétorique serait-elle alors condamnée à une séparation schizophrénique entre la raison, garante de la validité, et les émotions, source de la persuasion ? » Ce paradoxe est mis en scène dans le mythe de Phryné, l’un des récits fondateurs de l’identité rhétorique. Un jeune avocat, Hypéride, entre- prend de défendre devant les juges une courtisane accusée d’impiété : Phryné. Hypéride argumente avec rigueur, mais rien n’y fait, les juges restent impassibles. C’est alors que Phryné se défait d’un geste de sa tunique pour découvrir devant l’assemblée sa splendide nudité. Et ce seul geste suffit à décider de son acquittement. Mais l’histoire de Phryné a encore un épilogue dont la portée est essentielle pour nous : passé ce moment d’intense émotion, l’assemblée qui avait acquitté Phryné prit la décision d’interdire la présence de l’accusé dans les prétoires afin d’éviter tout risque d’emportement émotionnel chez les juges. Voici la rhétorique décrite dans toute sa tension : une force persuasive presque irrésistible est simultanément considérée comme contraire à la raison. D’un côté, le mythe de Phryné nous montre que l’exposé d’argu- ments, si rationnels soient-ils, peut laisser un auditoire de glace. D’un autre côté, il nous rappelle que la force émotionnelle d’une image peut emporter l’adhésion d’un auditoire d’experts, spécialement réunis pour prendre une décision réputée rationnelle. Car, dans une vision moderne de la raison, on souhaiterait que toute décision prise dans une assemblée soit au moins en partie justifiable par des critères qui participent de cette raison. Dans le champ de l’argumentation, ces critères recouvrent la 9

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Emmanuelle Danblon

Sur le paradoxe de la preuve en rhétorique

La rhétorique est, dès ses origines, hantée par un paradoxe qui seprésente comme un défi pour la rationalité. Cet article propose de menerl’enquête sur une question qui retrouve aujourd’hui toute son actualité,dans le contexte désormais bien connu d’une crise de la rationalité.

Voici le paradoxe : « On ne trouve apparemment pas de lien logiqueentre persuasion et validité. La rhétorique serait-elle alors condamnée àune séparation schizophrénique entre la raison, garante de la validité, etles émotions, source de la persuasion ? »

Ce paradoxe est mis en scène dans le mythe de Phryné, l’un des récitsfondateurs de l’identité rhétorique. Un jeune avocat, Hypéride, entre-prend de défendre devant les juges une courtisane accusée d’impiété :Phryné. Hypéride argumente avec rigueur, mais rien n’y fait, les jugesrestent impassibles. C’est alors que Phryné se défait d’un geste de satunique pour découvrir devant l’assemblée sa splendide nudité. Et ce seulgeste suffit à décider de son acquittement. Mais l’histoire de Phryné aencore un épilogue dont la portée est essentielle pour nous : passé cemoment d’intense émotion, l’assemblée qui avait acquitté Phryné prit ladécision d’interdire la présence de l’accusé dans les prétoires afin d’évitertout risque d’emportement émotionnel chez les juges.

Voici la rhétorique décrite dans toute sa tension : une force persuasivepresque irrésistible est simultanément considérée comme contraire à laraison. D’un côté, le mythe de Phryné nous montre que l’exposé d’argu-ments, si rationnels soient-ils, peut laisser un auditoire de glace. D’unautre côté, il nous rappelle que la force émotionnelle d’une image peutemporter l’adhésion d’un auditoire d’experts, spécialement réunis pourprendre une décision réputée rationnelle. Car, dans une vision modernede la raison, on souhaiterait que toute décision prise dans une assembléesoit au moins en partie justifiable par des critères qui participent de cetteraison. Dans le champ de l’argumentation, ces critères recouvrent la

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notion de validité. On voit alors le paradoxe se transformer en dilemme.D’un côté, on devrait sacrifier la persuasion au nom d’une raison froideet désincarnée, tout en sachant que cela contrevient à la psychologie laplus élémentaire, ainsi qu’à la neurophysiologie. On sait, en effet, quecelle-ci a récemment pu établir un lien nécessaire entre les émotions et lacapacité de prendre des décisions. D’un autre côté, on devrait sacrifier laraison au profit de la persuasion, laquelle nous forcerait à abandonnertout idéal de rationalité. Mais une telle position, si nihiliste soit-elle, seraitencore une manière de rationalité, dès lors qu’elle serait érigée en principe.Raison et persuasion seraient comme les deux frères ennemis, membresd’une fratrie aussi inséparable que conflictuelle.

Et pourtant, la persuasion, émotion rhétorique par excellence, est avanttout un effet d’évidence, souvent décrit comme un effet de validité : ce quinous paraît indiscutable nous paraît aussi profondément vrai, juste, adé-quat. Les juges qui ont innocenté Phryné l’ont fait consciemment, avecla certitude – au moins momentanée – qu’ils prenaient la « bonne » déci-sion. Dans les réflexions qui suivent, nous allons tenter de récupérerquelque chose de cette intuition, celle qui nous fait penser que la persua-sion, si émotionnelle soit-elle, est aussi affaire de validité.

Source du paradoxe chez Aristote.

Avant tout, il convient de rechercher, à la source de ce paradoxe, uneconception de la preuve héritée d’un passé lointain bien qu’encore présentdans la raison contemporaine. La première étape de cette enquête nousconduira à la conception de l’indice chez Aristote :

Parmi les indices, l’un présente la relation de l’individuel à l’universel ;l’autre, de l’universel au particulier. Entre les indices, celui qui est néces-saire est le tekmerion ; celui qui n’est pas nécessaire n’a pas de nom répon-dant à cette différence. Par nécessaire, j’entends les propositions pouvantservir de prémisses à un syllogisme ; et c’est pourquoi, parmi les indices,celui qui a ce caractère est un tekmerion. Quand on croit qu’il n’est paspossible de réfuter la proposition énoncée, on croit apporter un tekmerion,que l’on tient pour démontré et achevé ; aussi bien les mots tekmar etpéras (achèvement) ont-ils le même sens dans l’ancienne langue.Parmi les indices, l’un présente la relation du particulier au général,ainsi : un indice que les doctes sont justes, c’est que Socrate était docteet juste. C’est là, sans doute, un indice ; mais il est réfutable, bien quela proposition particulière soit vraie ; car on n’en peut tirer un syllo-gisme. Mais si l’on disait, par exemple : un indice qu’il est malade, c’estqu’il a de la fièvre, ou : un indice qu’elle a enfanté, c’est qu’elle a du

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lait, un tel indice serait nécessaire. Parmi les indices, c’est le seul quisoit un tekmerion ; car c’est le seul, à condition qu’il soit vrai, que l’onne puisse réfuter. D’autres indices présentent la relation du général auparticulier, si l’on disait, par exemple : un indice qu’il a la fièvre, c’estque sa respiration est rapide ; ce qui est réfutable, même si le fait estexact ; car on peut avoir la respiration haletante, sans avoir la fièvre.Nous venons de dire en quoi consiste le vraisemblable, l’indice et letekmerion (Rhétorique, I, 2, 1357b).

Ce long passage de la Rhétorique expose sans ambiguïté que, pourAristote, le seul cas qui corresponde à sa définition du tekmerion estl’indice nécessaire. Celui-ci peut se reconstruire par la déduction, ce quipermet de constater, formellement, que la conclusion est obtenue par unenécessité d’ordre logique : « Toutes les femmes qui ont du lait ont enfanté,or cette femme a du lait, donc elle a enfanté. » Mais on remarque immé-diatement qu’à la nécessité logique est associée une nécessité d’ordreépistémique. En effet, la proposition « Toutes les femmes qui ont du laitont enfanté » est aussi universellement vraie que la proposition « Tous leshommes sont mortels ». Cela tient simplement au fait que ces propositionscontiennent des prédicats consubstantiels à leur objet et non pas desprédicats accidentels, comme le seraient la couleur ou la taille. Enrevanche, ces situations révèlent qu’à la nécessité logico-épistémiques’associe de facto un caractère assez pauvre de l’information : celle-ci esttout entière contenue dans les prémisses : la conclusion inférée, certesnécessaire, n’apporte pas d’information nouvelle.

À l’opposé, les contextes tels que ceux de l’enquête policière ou dudiagnostic médical, qui produisent des découvertes, véhiculent une infor-mation dont la qualité s’inverse. L’exemple d’Aristote : « Un indice qu’ila la fièvre c’est que sa respiration est rapide » se présente comme unevéritable conjecture. Il y a là un rapport inversement proportionnel entrela validité de l’information et son degré d’intérêt pour la connaissance :plus l’hypothèse est risquée, plus elle présente un intérêt heuristique.

Cette inversion dans le rapport de la qualité de l’information entre cesdeux modes de raisonnement – déduction formelle et conjecture risquée –va constituer une piste pour la poursuite de notre enquête sur le paradoxede la preuve.

En effet, ces deux types de preuves révèlent que nous disposons d’uneconception de l’indice qui dépasse largement la définition étroite du tek-merion d’Aristote. Ce que l’on entend couramment par « indice » relèvedavantage du deuxième type de raisonnement que du premier : il relèvebien plus de l’enquête policière ou du diagnostic médical que de la déduc-tion formelle. Autrement dit, à nos yeux de Modernes, un indice est une

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piste intéressante, quoique peu fiable, voire risquée, pour conduire unraisonnement dont la conclusion nous échappe encore en grande partie.Rien là qui puisse ressembler à la nécessité déductive du tekmerion d’Aris-tote, qui constitue pourtant, à ses yeux, le seul cas qui puisse légitimementporter le nom d’« indice ».

Bref, au plan de la preuve, un indice est-il fiable ou peu fiable ? Corol-lairement, au plan de l’information, un indice peut-il donner lieu à unevéritable découverte ou se réduit-il à une information triviale ? Il y a làune difficulté qui peut trouver une piste de résolution si l’on se penche,avec Carlo Ginzburg, sur les racines du paradigme indiciaire.

Les racines du paradigme indiciaire.

Selon Ginzburg, pour trouver la source du raisonnement indiciaire, ilfaut remonter aux habitudes des chasseurs-cueilleurs, qui avaient déve-loppé une aptitude à reconstruire les formes et les mouvements des« proies invisibles » à partir d’une série de traces :

Ce qui caractérise ce savoir, c’est la capacité de remonter, à partir defaits expérimentaux apparemment négligeables, à une réalité complexequi n’est pas directement expérimentable. On peut ajouter que ces faitssont toujours disposés par l’observateur de manière à donner lieu à uneséquence narrative, dont la formulation la plus simple pourrait être« quelqu’un est passé par là » (Ginzburg, 1989, p. 149).

D’une façon remarquable, le savoir des chasseurs et le lexique utilisépar eux se distinguent par des métonymies. De telles figures de rhétoriquepermettent de caractériser cette activité intellectuelle qui consiste à mettreen récit, à partir de traces parfois très ténues, une série cohérente d’évé-nements. Ginzburg insiste en outre sur le fait que ce savoir conjecturalest très présent dans la Grèce ancienne :

Les médecins, les historiens, les chasseurs, les pêcheurs, les femmes nereprésentent que quelques-unes des catégories qui opéraient, pour lesGrecs, dans le vaste territoire du savoir conjectural. Les frontières dece territoire, gouverné, de manière significative, par une déesse commeMètis, la première épouse de Jupiter, qui personnifiait la divination aumoyen de l’eau, étaient délimitées par des termes comme « conjecture »,« conjecturer » (tekmor, tekmairesthai). Mais ce paradigme resta, nousl’avons dit, implicite : il fut écrasé par le modèle de connaissance pres-tigieux (et socialement plus élevé) qu’élabora Platon (ibid., p. 153).

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Le paradigme indiciaire témoigne ainsi d’une version plus ancienne dela racine « tekmor », présente dans le tekmerion. Cette conception plusancienne de l’indice privilégie les capacités d’intuition, lesquelles possè-dent une grande force persuasive. On y décèle néanmoins, dans l’accep-tion ancienne, un caractère assez sûr au plan épistémologique. En effet,chez les chasseurs-cueilleurs ou chez les guérisseurs, la validité du rai-sonnement se manifeste surtout dans la grande efficacité à laquelle donnelieu le savoir pratique. C’est cela, à l’évidence, qui fut écrasé par le modèleplatonicien.

Pourtant, si Ginzburg a raison de souligner le poids du modèle plato-nicien dont a hérité Aristote, il convient néanmoins de reconnaître chezce dernier une tentative de rationaliser ce savoir conjectural, par exempleen rapprochant la conjecture du raisonnement inductif, lequel se réfèretoujours à des lois générales, et peut dès lors justifier une croyance ouune hypothèse autrement que par des intuitions.

Ainsi, la racine « tekmor » désigne chez Aristote l’indice logiquementnécessaire, mais nous venons de voir qu’il possède un emploi plus ancien(auquel Aristote fait d’ailleurs allusion) qui recouvre la notion de conjec-ture formulée sur la base d’indices. Bien plus, la racine « tekmor » estsouvent reliée à une intuition qui correspond à l’idée d’une « prophétieportant sur le passé », selon l’expression de Ginzburg. Ce type de conjec-ture correspond à ce que, depuis Peirce, on nomme l’« abduction », cemode de raisonnement qui remonte d’une série d’effets observés – lesindices – vers des causes présumées. Or l’abduction est d’autant pluspersuasive qu’elle n’autorise pas d’hypothèse alternative, ce qui luiconfère de facto le statut d’une prophétie. En effet, l’abduction pratiquéedans un monde clos revient à formuler une hypothèse unique, d’autantplus rassurante qu’elle n’autorise aucune alternative : elle est psycho-logiquement évidente, autant qu’elle est épistémologiquement nécessaire.

Elle s’associe à la puissance magique de la mètis grecque, cette capacitéd’intuition par divination. Le langage y est le reflet d’un monde plein desens où toute prophétie est validée du fait même qu’elle est formulée.

Une telle polysémie donne à penser que la racine « tekmor » témoignede l’évolution d’un terme qui, dans tous les cas, sert à désigner le caractèrenécessaire d’une information. Mais la nécessité s’interprétera différem-ment selon que, dans le mode de pensée où l’on se trouve, le « certain »est garanti par la mètis ou par des lois universelles. Dans ce dernier cas,la remontée abductive de l’observation d’un indice vers des causesprésumées ne présente aucun caractère aléatoire, non pas parce qu’elleest formulée comme une prophétie sur le passé, mais parce qu’elle secontente d’instancier une proposition universelle dont on disposait déjàauparavant.

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Une rationalité, plusieurs paradigmes.

À ce stade, nous pouvons exprimer le paradoxe de la preuve dans lestermes suivants, enrichis par notre enquête : « Existe-t-il une articulationentre le paradigme de la divination et celui de l’esprit scientifique ? » Sic’était le cas, nous aurions récupéré ce qui, dans la polysémie du tekme-rion, semble relier la question psychologique de la persuasion à celle,épistémologique, de la validité.

C’est en tout cas ce que nous porte à croire l’enquête de Robin Horton(1970) sur la pensée traditionnelle africaine, qu’il compare à l’espritscientifique du modèle occidental. Pour Horton, en effet, la quête qui està l’origine des efforts théoriques est la même dans toutes les sociétés. Ilreste que l’on peut admettre, selon lui, une « supériorité épistémologique »au modèle de la science, au plan de sa validité. Corollairement, il fautsouligner l’extraordinaire efficacité de la pensée traditionnelle, parexemple, dans le traitement des maladies psychosomatiques. Hortoninsiste sur une caractéristique essentielle des sociétés fermées, porteusesde cultures autarciques : elles n’ont pas l’habitude de confronter leurshypothèses à un système de croyances alternatif. Cet état de fait constituela pierre angulaire de la pensée déterministe : s’il n’y a qu’une possibilitéde représentation, toute découverte est immédiatement interprétée commeune prophétie sur le passé. Il faut comprendre, dans cette perspective, lesconditions d’émergence du miracle grec, symbole de la naissance de lapensée moderne mais aussi de la condamnation du paradigme indi-ciaire. Ainsi, le passage de la pensée mythique à la pensée scientifique semarque fondamentalement par l’émergence d’une alternative conscienteaux représentations. La pensée indéterministe suppose en effet toujoursqu’une représentation est réfutable. Ce processus aurait été favorisé parla participation citoyenne aux décisions, grâce à laquelle les caractéris-tiques du monde social sont apparues plus nettement :

Dans de telles conditions, le recours à la tradition ne constituait plusune base suffisante de justification ; il fallait convaincre, persuader,argumenter (Clément, 2006, p. 150).

Il s’agit donc d’un événement à la fois politique et épistémologique :le monde se laïcise, et avec lui le langage, et, partant, le raisonnement.L’argumentation devient une pratique consciente de construction de laréalité sociale.

Dans un tel contexte culturel, la prophétie perd son caractère d’évi-dence, de sorte que le tekmerion devient une prédiction au sens moderne

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du terme : il devient une conjecture dans un monde ouvert, c’est-à-direune hypothèse qui doit encore trouver des justifications.

Mais ce passage à l’indéterminisme a son coût psychologique. Car lanécessité de devoir justifier les conjectures par de bons arguments, plutôtque par une référence immuable à la tradition, a eu pour conséquence defaire apparaître les intuitions dont elles découlaient comme peu fiables,voire comme irrationnelles. En outre, ce que nous savons des pratiquesdu savoir indiciaire dans les temps reculés montre sans ambiguïté quel’activité conjecturale se pratiquait sans discernement dans la magie etdans la science. C’est donc un changement de deux ordres qui s’est opérélà. Le premier concerne la découverte de la fragilité épistémologique desconjectures. Le second touche à l’association de l’activité conjecturaleavec la divination, laquelle est désormais disqualifiée dans un monde encours de laïcisation. Une telle observation reflète ainsi le caractère simul-tanément épistémologique et politique du changement qui s’opère. Demême, la condamnation par Platon du savoir indiciaire aurait corres-pondu à ce double effort. D’abord, il s’agissait de combattre le caractèrepotentiellement irrationnel des conjectures, ensuite, il s’agissait désormaisde séparer, dans les activités culturelles, ce qui devait relever respective-ment de la magie et de la science.

Mais la condamnation est tombée comme un couperet et a entraînéavec elle, en les confondant, la puissance heuristique de l’intuition indi-ciaire et le caractère irrationnel de la prophétie magique. Il reste que lesconjectures obtenues par intuition étaient, depuis des millénaires, l’outilintelligent des chasseurs-cueilleurs, capables d’interpréter les indices quiétaient à leur portée comme autant de traces métonymiques d’un mondequ’il était vital de comprendre et de représenter. Étaient-ils devenus,après coup, et sous l’effet de la censure platonicienne, des êtres naïfs etirrationnels ?

Il convient, au contraire, de souligner le fait que c’est la condamnationde la pratique indiciaire dans son ensemble, comme symbole de l’irratio-nalité de l’ancien monde, qui a été à la source du paradoxe de la persua-sion.

Aujourd’hui encore, on sait combien pèse la censure que Platon a faitporter sur la rhétorique naissante, en stigmatisant, au sein de cette pra-tique, tout ce qui pouvait relever de l’intuition et de l’émotion, commesymbole de l’irrationnel. La « bonne rhétorique » qu’il était encore permisde pratiquer, celle qui est défendue dans le Phèdre, n’est rien d’autrequ’une rhétorique inefficace, sans intuition, celle qu’a tenté de pratiquer,en vain, Hypéride, dans le mythe de Phryné.

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Conséquences de la condamnation pour la rhétorique.

Voilà donc le paradoxe pris à sa racine. Assimiler l’ensemble du para-digme indiciaire à des pratiques irrationnelles réduit tout exercice del’intuition à une forme de pensée primitive et obscurantiste. Pourtant, laconscience accrue du fait que les choses doivent encore passer par unephase de justification, celle de leur examen critique, présuppose bien queles conjectures doivent pouvoir se formuler librement, sans quoi il n’yaurait rien à critiquer. Et cela ne peut se faire, aujourd’hui comme jadis,que grâce à la puissance heuristique du paradigme indiciaire.

Il est certain que toute mutation d’un mode de pensée constitue unmoment déstabilisant pour la communauté. Les représentations y devien-nent instables. Il est alors tentant de jeter toutes les caractéristiques del’ancien paradigme aux oubliettes dans l’espoir de faire peau neuve, leplus rapidement possible. Sous l’influence déterminante que Platon aexercée sur l’établissement de la raison moderne, nous avons ainsi prisl’habitude de ne considérer comme rationnelle que la seule phase dejustification : celle qui est exprimable dans des cadres logiques ou mathé-matiques. Or la pensée de l’indéterminisme eût exigé au contraire d’arti-culer à la phase des découvertes obtenues par intuition le travail decritique, celui des justifications. Au lieu de cela, on a voulu amputer larationalité de ses racines indiciaires, et ce, au nom de la nouvelle raison.

Il reste que la capacité humaine d’intuition est bel et bien fonctionnelle,de sorte que l’une des conséquences psychologiques les plus frappantesde la censure platonicienne est une situation que l’on peut qualifier de« schizophrénie épistémologique ». En effet, une partie non négligeablede ce que nos sens et nos représentations nous renvoient à propos dumonde serait réputée irrationnelle. Et pourtant, les intuitions agissenttoujours et nous guident toujours, même si nous n’osons que rarementleur donner droit de cité, et encore moins les invoquer pour justifierjugements et décisions.

Une telle schizophrénie est désormais bien ancrée dans la doxa : c’estelle qui donne lieu aux paradoxes qui sont à la source de notre enquête.L’intuition des juges qui ont acquitté Phryné est bien de cet ordre : irré-pressible mais coupable, au point qu’il a fallu ensuite une loi pour éviterque de telles expériences ne se reproduisent. Une telle dissociation entreles intuitions et les justifications s’explique par le fait paradoxal et tota-lement inconfortable pour l’individu qu’il doit se méfier de ses intuitions.Il lui faut alors soit les nier, soit les écouter en cachette.

Cette culpabilité des émotions, caractéristique de la modernité, a donnélieu à de nombreux phénomènes rhétoriques, dont la propagande de

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masse représente peut-être le plus spectaculaire. Le discours de pro-pagande utilise sans complexe les représentations intuitives, souvent denature stéréotypée, en avançant l’argument imparable au regard de l’in-tuition : « Je dis haut et fort ce que chacun pense tout bas. » On peut eneffet décrire sous cet angle l’extraordinaire efficacité rhétorique de lapropagande. Dans le contexte général d’un bâillonnement des intuitionset d’une culpabilité des émotions, son effet d’authenticité n’est que pluspuissant puisqu’il se présente, en somme, comme un soulagement, commeune réconciliation avec les intuitions. D’où le grand soin que prennent lesrhétoriques de propagande à se construire sur le terreau encore fertiled’une pensée déterministe qui érige l’intuition en norme et l’authenticitéen valeur.

Résolution du paradoxe : séparer le contexte de découverteet le contexte de justification.

Mais c’est compter sans l’importance cruciale, pour une société ouverte,de la phase de justification. Ce qui fonde le caractère ouvert des sociétésmodernes, au sens que Karl Popper a donné à ce terme, c’est précisémentce critère politique et épistémologique appliqué dans la phase de justifi-cation des conjectures. Cette voie ouverte par l’épistémologie poppérienneest demeurée assez confidentielle, peut-être en partie parce qu’elle chercheà articuler deux modes de pensée réputés incompatibles entre eux : leparadigme indiciaire et la formalisation logico-argumentative des raison-nements. Pourtant, cette conception de la rationalité en deux volets perdtoute ambiguïté si l’on prend soin de préciser, pour chacun des contextes,le statut et la fonction de l’activité qui y est mise en œuvre. Contrairementà ce qui était le cas dans la pensée mythique, la phase de découverte perdtoute fonctionnalité épistémologique dans la pensée moderne. Elle doitpourtant conserver un rôle crucial pour la connaissance : celui de fournirdes conjectures, des hypothèses et, au final, des représentations du monde.C’est cette dissociation de fonctionnalité que Platon n’a pas su opérer,entraînant à sa suite toute la pensée moderne. Vient ensuite la phase dejustification, qui consiste en une critique, une évaluation à caractère réfu-tatif des représentations obtenues par l’intuition. À ce moment seulementapparaît le critère épistémologique de la validité.

La question ainsi résolue a des conséquences directes pour la rhéto-rique. En effet, une conception de la rationalité en deux volets permet derespecter, au cœur du système rhétorique, sa double exigence : l’efficacitéet la validité. Le mode de pensée indiciaire a d’abord cru que la persua-sion était un critère de validité, comme c’était le cas pour la prophétie

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déterministe. La condamnation de l’ancien paradigme par la penséemoderne a ensuite voulu établir que la validité était le critère de la per-suasion. Cet espoir est encore exprimé chez Aristote lorsqu’il soutient quel’homme est naturellement porté vers la vérité.

À l’inverse, une conception stratifiée de la rationalité, telle qu’elle estproposée ici, exige de distinguer le champ d’application des deux critères :la persuasion pour la phase de découverte, la validité pour la phase dejustification. Tout modèle rhétorique qui veut dépasser le paradoxe de lapreuve doit tenir compte de ces deux aspects. Mais il ne peut le réaliserqu’en dissociant les fonctionnalités respectives de la persuasion et de lavalidité, afin que l’une ne puisse pas devenir le critère de l’autre.

Les avatars du paradoxe rhétorique dans la pensée contemporaine.

Notre enquête sur les paradoxes de la preuve en rhétorique arrive àson terme. Au cours de cette réflexion, l’épistémologie n’a pas constituéun objet d’étude en soi, elle n’a servi qu’à éclairer la question rhétorique.Une réflexion épistémologique nous aurait conduit à aborder l’importantecontroverse entre monistes et dualistes épistémologiques. Nous nouscontenterons de l’évoquer ici pour souligner un fait important dans l’his-toire du paradigme indiciaire. Les partisans du dualisme épistémologiquesoutiennent qu’il n’y a pas une méthode scientifique et que penser lascience signifie autre chose lorsqu’il s’agit de physique ou d’histoire. Cetteposition tente de sauver quelque chose du paradigme indiciaire, de luiredonner ses lettres de noblesse, en le cantonnant à certaines sciencescomme les sciences historiques, et ce, à l’exclusion d’autres sciences, répu-tées « nomologico-déductives ». C’est bien là la position de Carlo Ginz-burg : « Comme celle du médecin, la connaissance historique est indirecte,indiciaire et conjecturale » (1989, p. 132). Cette tentative de réhabilita-tion du paradigme indiciaire propose de dissocier les méthodes scientifi-ques elles-mêmes plutôt que de distinguer, dans la démarche rationnelle,la phase de découverte conjecturale et la phase de justification, logico-argumentative. Mais la dissociation des domaines scientifiques tend àreporter sur certaines disciplines l’ancienne fonction épistémologique duparadigme indiciaire, qui risque à tout moment de tomber sous le coupd’un jugement d’irrationalité. De là, il n’y aurait qu’un pas à franchirvers un relativisme qui soutient que l’histoire est un discours comme unautre, comme le mythe, comme la science. Cela n’est vrai que dans uneépistémologie qui fait fi de la phase de justification.

On trouve d’ailleurs une volonté de réhabilitation plus radicale de lapensée conjecturale dans le relativisme épistémologique. Cette option est

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souvent présentée comme destinée à contrebalancer les nombreux réduc-tionnismes de la modernité. Les courants relativistes et constructivistesde la pensée postmoderne en viennent parfois à nier toute fonction-nalité épistémologique à la phase de justification, réputée arbitraire. Lapensée postmoderne a ainsi voulu lever la chape de plomb qui pesait surla modernité en redonnant aux anciennes pratiques de conjectures unstatut épistémologique plein et entier. Mais cela s’est produit avec unedifférence notable au regard de l’épistémologie intuitive des chasseurs-cueilleurs : la pensée postmoderne assume et même revendique le carac-tère indéterministe de l’univers. Or c’est précisément cette associationentre l’indéterminisme et la totale disqualification de la phase de justifi-cation qui donne lieu au relativisme épistémologique, lequel débouche,concrètement, sur un relativisme moral et culturel.

Finalement, la compréhension de l’histoire de ces paradigmes et deleurs différents traitements par la modernité nous permet de prendre lamesure de la difficulté intellectuelle qu’il y a à articuler deux modes depensée tout en les circonscrivant très clairement à une fonctionnalitépropre : le premier, dans lequel on va puiser la puissance de la persuasion,sans laquelle il serait impossible de donner du sens à une représentation.Le second, qui met en jeu l’esprit critique et sans lequel la pensée modernen’aurait été qu’une mauvaise plaisanterie dont l’alternative serait un obs-curantisme d’autant plus pervers qu’il se voit désormais consciemmentérigé en norme. Au cœur de ce débat, on l’a vu, le système rhétoriquedemeure la source à laquelle toute pensée qui refuse le réductionnisme,quel qu’il soit, trouve à s’alimenter.

Emmanuelle [email protected]

Fonds national de la recherche scientifiqueUniversité libre de Bruxelles

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Sur le paradoxe de la preuve en rhétorique

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RÉSUMÉ

La rhétorique est, dès ses origines, hantée par un paradoxe qui se présente comme un défipour la rationalité. Cet article propose de mener l’enquête sur une question qui retrouveaujourd’hui toute son actualité, dans le contexte de la crise, désormais bien connue, de la ratio-nalité. Le paradoxe s’énonce en ces termes : « Comment se fait-il qu’il n’y ait apparemment pasde lien logique entre le caractère persuasif d’un argument et sa validité ? »

Emmanuelle Danblon