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RAYMOND DUMAY SUR LES BORDS DE L’ETANG Texte paru dans la Guilde du livre (Bulletin mensuel n°11, Lausanne, novembre 1946)

SUR LES BORDS DE L ETANG

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Texte de Raymond Dumay, paru dans la Guilde du livre (Bulletin mensuel n°11, Lausanne, novembre 1946)

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Page 1: SUR LES BORDS  DE  L ETANG

RAYMOND DUMAY

SUR LES BORDS

DE L’ETANG

Texte paru dans la Guilde du livre

(Bulletin mensuel n°11, Lausanne,

novembre 1946)

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Je ne suis pas allé lui faire une visite de

journaliste, simplement l'un de mes meilleurs amis

habite Mauguio et, comme vous le savez, les

géographes nomment étangs de Mauguio le beau

lac méditerranéen que Baissette et les poètes

appellent l'Etang de l'Or...

Deux heures de retard. Le soleil de juillet fait

fondre la route qui glisse dans les broussailles du

fossé. Midi a dû sonner depuis longtemps. Mon

ami, désenchanté une fois de plus (depuis six ans

nous devons nous revoir chaque année - il est vrai

qu'il a été prisonnier cinq ans) a gagné seul le

restaurant où la servante est si jolie qu'elle en

oublie d'être éveillée.

Nous sortons. Village tout blanc de lumière,

portes et volets fermés. Par-dessus les murs, une

branche de figuier dépasse et dans la rue des

peaux de chats maigres sont jetés au hasard

Passe un chien à la langue recourbée, et la peau

du chat se dresse soudain, remplie de feu.

Des rues en forme de manivelle, des recoins à

ordures, des ateliers de menuisiers ou de

forgerons qui forment un estuaire sur le trottoir,

des boutiques de coiffeurs fraîches comme des

grottes et sous les voutes des maisons de

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femmes qui font semblant de coudre en parlant du

prix des tomates.

Eau fraîche qu'on va chercher à une pompe

unique et lointaine par de savants itinéraires en

posant les pieds sur les carrés d'ombre tandis que

la tête reste au soleil, café bouillant dans de

petites tasse de bazar, boissons vertes dans de

grands verres, cigarettes stockées depuis des

mois - l'ami, le rare ami, ne fume pas - préparation

des cartouches pour la chasse sur l'étang.

Et, à la tombée tardive de la nuit, promenade

dans les rues et devant le cimetière d'où

dépassent les cyprès. Les vieux ont allumé des

feux de bois vert devant leurs maisons pour

chasser les moustiques et les jeunes filles vont

d'une flamme à l'autre. On pense à un vers de

Racine que les hommes de goût trouvent trop

précieux :

Brûlé de plus de feux que je n'en allumai.

Mais la vie n'est-elle pas précieuse parfois, elle

aussi ? Une chouette hulule, très loin, et nous

l'apercevons à quelques mètres. Le sens de la

distance s'est perdu, bientôt ce sera celui du

temps.

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En attendant, nous discutons. Nous discutons

du mariage, mon ami étant célibataire. Il me

questionne adroitement sur la valeur marchande

qu'il peut représenter et je lui jure sur l'honneur

qu'il ne doit pas se marier en-dessous de quinze

cents bons hectolitres de vin. Nous parlons même

d'une prime supplémentaire accordée à sa haute

taille. Auparavant, nous avons nié, réfuté,

pulvérisé l'amour et mon célibataire jette sur moi

un mauvais regard pour me dire : "Le jour où l'on

sera débarrassé de l'amour dont nous affligent les

romanciers, la civilisation fera un grand pas."

Après ces fortes paroles, il ne restait plus qu'à

se coucher ou à parler de la chasse ce que nous

fîmes.

Le lendemain matin, nous courions les vignes

à la découverte de ces petites chapelles

languedociennes qui ressemblent à des grangettes

et de grangettes qui ressemblent à des chapelles.

Maigre butin, seuls nous consolent quelques mas

aux lignes pures, portant par-dessus leur toit le jet

épanoui d’un pin parasol : l’aigrette au chapeau.

L’après-midi, je souhaiterai lire en paix la carte

d’état-major du pays, c’est le plus admirable roman

que je connaisse, mais je resterai sur a faim, pour

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deux raisons, chacune étant suffisante : la

première est qu’il n’y a pas de carte, la seconde :

j’ai autre chose à faire.

Conciliabules, chuchotements, études de

fusils, courses de vélos, apéritifs éclairs sur un

coin de table, achats de provisions comme si nous

allions traverser le Far West : nous préparons

notre nuit à l’étang où abondent, m’assure-t-on, les

macreuses, les canards sauvages, et même les

flamands roses. Mais, ce sont, je le soupçonne,

des canards d’apéritifs : ils prennent toutes sortes

de couleurs.

-Tant de tomates et de fruits, mais nous n’y

prendrons pourtant que le repas du soir.

- Qu’un repas, riposte l’hôte indigné, et le petit

déjeuner demain matin ! Après une nuit comme

nous allons en passer une, rien ne sera de trop. Tu

n’imagines pas !

Sûr d’être dans la bonne voie, mon ami gonfle

toujours plus nos musettes. Lui imagine très bien.

Six heures, cela me paraît tôt, mais nous

partons. Des dizaines de chasseurs nous ont déjà

devancés.

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«Il fait trop beau, disent les femmes avec

philosophie, les hommes ne peuvent pas coucher

dans leur lit. »

Le chef de l’expédition, l’un des meilleurs fusils

de l’étang, m’affirme que pendant les mois d’été et

d’automne les purs ignorent la douceur des draps,

passant la nuit dans leur bateau et piochant les

vignes dans la journée. Il conclut par une phrase

entendue jadis :

« Quand il fait beau, on n’a pas besoin de

dormir. »

Je regarde la terre plate, le petit canal envahie

par les roseaux et qui nous détache de temps en

temps un escadron de moustiques, et surtout le

ciel qui perd peu à peu la dureté du jour pour

tourner au bleu vaporeux tels ces superbes

visages de femmes que la vieillesse, en les

adoucissant, rend plus émouvants encore. Moi non

plus, je n’aurai pas sommeil dans ce pays.

Nous arrivons juste à temps à la cabane, les

collègues, comme dit mon camarade, allaient

emporter tout notre matériel, les chasseurs

pratiquant ici un communisme non réglementé

mais très réel.

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Nos deux barques paraissent glisser à même

le fond de l’étang, cet étang qui a une vingtaine de

kilomètres de long, six ou dix de large, mais qui se

contente d’une profondeur de cinquante

centimètres. A la bonne saison, on peut y

poursuivre à coups de fourches de grosses

anguilles qui vivent dans l’herbe. Selon une

stratégie mise au point depuis des siècles, nous

plaçons nos appelants. Ce sont des canards

sauvages attachés à une boule de fonte : ils ont

été élevés dans les basses-cours de père en fils et

ce sont leurs cris qui nous amènent le gibier.

J’apprends que ce n’est qu’à la troisième

génération que ces animaux à col vert et à forte

tête acceptent ce rôle de faux frère. J’ai connu, il

n’y a pas longtemps, des hommes moins

récalcitrants. En revanche, on me parle d’une cane

qui partait seule, à la recherche de ses victimes. A

mon retour, si elle trouvait son maître endormi, elle

montait dans la barque pour le tirer par la

manche… Vous ai-je dit que depuis l’étang, on

pouvait deviner les lumières de Marseille ?

Raconter une nuit d’affût, les lointains coups

de feu, le compagnon qui, avec un tout petit bout

de roseau, imite le cri de la macreuse (on appelle

cela piouter, les récits de chasse ne sauraient se

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passer de termes techniques), autant vaudrait

entreprendre de décrire une messe ! Il faut y aller

et vivre chacune de ces heures qui coulent dans

une paix étonnante. Chacune paraît très longue et,

le matin, la nuit se révèle courte. Expliquez cela

comme vous voudrez ! Et à l’aube, comment saisir

cette teinte glacée, prise dans l’épaisseur de l’eau,

qui a sans doute créé le nom de l’Etang de l’Or ?

Explication peut-être trop simple pour être vraie.

Les canards nous boudèrent les bienheureux.

Au matin seulement je cassai le cou d’une

macreuse – déjà blessée par mon voisin, le fin

fusil. On essaya de me féliciter, mais je n’étais pas

fier. Je me rappelais que mon dernier coup de feu

je l’avais tiré sur un homme, avec moins de

remords. Décidément, cette vie est étrange.

Tel fut mon premier contact avec l’Etang de

l’Or, un simple et heureux retour à l’amitié.

J’espère bien continuer sur ma lancée, lorsque je

découvrirai celui de Baissette. Qu’est-ce, en effet,

qu’un bon livre, sinon le plus fidèle des amis ?