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1 Analyse de l’appropriation de la norme ISO 9001 par le modèle du système d’activité : Tensions dans les pratiques et apprentissage expansif Hiam SERHAN Doctorante AgroParisTech [email protected] 1 Doudja SAIDI-KABECHE Maître de Conférence AgroParisTech Chercheur associé M-Lab UMR DRM 7088 Université Paris Dauphine [email protected] Résumé : La norme ISO 9001 est un outil de gestion générique, composé d’un artefact renfermant des connaissances expertes scientifiques et techniques pour fonctionner, une philosophie gestionnaire qui organise sa mise en œuvre et une vision réductrice des connaissances pratiques et relationnelles de l’entreprise. Elle est paradoxalement orientée, à la fois, vers la conformation des pratiques que l’entreprise doit codifier pour les standardiser et améliorer, et vers l’exploration du potentiel de l’entreprise en connaissances, compétences et expertises sur lesquelles elle peut s’appuyer pour innover. Ces orientations dépendent du style managérial qui va l’interpréter et la mettre en acte dans un processus d’appropriation de ses exigences. Au cours de ce processus, elle subit des tensions et des perturbations liées à l’interaction des connaissances expertes avec une réalité déjà standardisée en comportements difficiles à changer; et à la codification des connaissances sous forme de bonnes Pratiques. Nous nous intéressons à travers cette communication à la tension de codification qui est perçue par les acteurs et par les organisations sous deux angles différents : pour les acteurs c’est une exigence paradoxale car, en codifiant leurs pratiques (souvent tacites), sous une forme explicite (distribuable), ils fragilisent leurs fonctions et se sentent déposséder de leurs savoir- faire. Pour les organisations, c’est une étape pertinente qui va dévoiler leurs ‘patrimoines de connaissances et de compétences’ capables d’ouvrir leurs frontières vers l’innovation. Pour expliciter les tensions et les perturbations que cette exigence implique, nous l’étudions dans le cas de la multinationale Danone, qui a réussi à la mettre en place non pas comme une exigence de la norme ISO 9001, mais comme un outil de gestion des connaissances qui lui a permis d’innover dans ses pratiques et ses produits. Nous mobilisons comme cadre de lecture et d’analyse, le modèle du système d’activité d’Engeström qui met en évidence les perturbations que cette exigence provoque et qui sont considérées comme créatrices de dynamisme et de créativité. Notre objectif est de montrer comment Danone a réussi par une expérience innovante, le NetWorking Attitude, à tirer profit des perturbations et tensions du paradoxe de la codification de ses connaissances organisationnelles. Nous analysons l’appropriation des exigences de cette démarche par le modèle d’apprentissage expansif d’Engeström, qui rend visible la créativité du style managérial déployé pour interpréter d’une part, l’utilité de l’outil de codification, et, d’autre part, élargir son domaine d’application en l’orientant plus vers l’exploration et l’innovation 1 Auteur correspondant

système d’activité - JRM - IAE de Poitiers · Analyse de l’appropriation de la norme ISO 9001 par le modèle du système d’activité : Tensions dans les pratiques et apprentissage

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Analyse de l’appropriation de la norme ISO 9001 par le modèle du

système d’activité : Tensions dans les pratiques et apprentissage

expansif

Hiam SERHAN

Doctorante

AgroParisTech

[email protected]

Doudja SAIDI-KABECHE

Maître de Conférence AgroParisTech

Chercheur associé M-Lab

UMR DRM 7088 Université Paris Dauphine

[email protected]

Résumé : La norme ISO 9001 est un outil de gestion générique, composé d’un artefact renfermant des

connaissances expertes scientifiques et techniques pour fonctionner, une philosophie

gestionnaire qui organise sa mise en œuvre et une vision réductrice des connaissances

pratiques et relationnelles de l’entreprise. Elle est paradoxalement orientée, à la fois, vers la

conformation des pratiques que l’entreprise doit codifier pour les standardiser et améliorer, et

vers l’exploration du potentiel de l’entreprise en connaissances, compétences et expertises sur

lesquelles elle peut s’appuyer pour innover. Ces orientations dépendent du style managérial

qui va l’interpréter et la mettre en acte dans un processus d’appropriation de ses exigences.

Au cours de ce processus, elle subit des tensions et des perturbations liées à l’interaction des

connaissances expertes avec une réalité déjà standardisée en comportements difficiles à

changer; et à la codification des connaissances sous forme de bonnes Pratiques. Nous nous

intéressons à travers cette communication à la tension de codification qui est perçue par les

acteurs et par les organisations sous deux angles différents : pour les acteurs c’est une

exigence paradoxale car, en codifiant leurs pratiques (souvent tacites), sous une forme

explicite (distribuable), ils fragilisent leurs fonctions et se sentent déposséder de leurs savoir-

faire. Pour les organisations, c’est une étape pertinente qui va dévoiler leurs ‘patrimoines de

connaissances et de compétences’ capables d’ouvrir leurs frontières vers l’innovation. Pour

expliciter les tensions et les perturbations que cette exigence implique, nous l’étudions dans le

cas de la multinationale Danone, qui a réussi à la mettre en place non pas comme une

exigence de la norme ISO 9001, mais comme un outil de gestion des connaissances qui lui a

permis d’innover dans ses pratiques et ses produits.

Nous mobilisons comme cadre de lecture et d’analyse, le modèle du système d’activité

d’Engeström qui met en évidence les perturbations que cette exigence provoque et qui sont

considérées comme créatrices de dynamisme et de créativité. Notre objectif est de montrer

comment Danone a réussi par une expérience innovante, le NetWorking Attitude, à tirer profit

des perturbations et tensions du paradoxe de la codification de ses connaissances

organisationnelles. Nous analysons l’appropriation des exigences de cette démarche par le

modèle d’apprentissage expansif d’Engeström, qui rend visible la créativité du style

managérial déployé pour interpréter d’une part, l’utilité de l’outil de codification, et, d’autre

part, élargir son domaine d’application en l’orientant plus vers l’exploration et l’innovation

1 Auteur correspondant

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que la conformation et la dépossession de compétences. La créativité managériale apparaît

dans cette expérience comme un facteur primordial de contextualisation de l’outil

gestionnaire et de valorisation des connaissances métiers.

Mots clés : Norme ISO 9001, Codification des bonnes pratiques, apprentissage expansif, tensions,

innovation

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1. INTRODUCTION

L’histoire des organisations est jalonnée de théories, outils et méthodes de management, issues de

plusieurs disciplines (psychologie, sociologie, économie, gestion), qui se sont mutuellement influencées

dans l’objectif de conjuguer simultanément les objectifs de l’organisation et ceux des acteurs qui la

composent. Après l’industrialisation et la standardisation de la production, la prise en compte des besoins

des salariés au travail, a rendu visible l’importance des savoirs des individus (Argyris, 1964) et de la

dynamique des groupes (Lewin, 1944) par un management participatif (Lickert, 2012). L’entreprise tend à

devenir une organisation apprenante qui dispose d’une mémoire organisationnelle qui se développe à

travers les apprentissages des individus qui la composent (Argyris & Schön, 1976) et évolue par

capitalisation sur les connaissances détenues par ses acteurs (Prax, 2000).

Cette évolution est le symptôme d’une entreprise moderne et mature qui cherche à atteindre deux

objectifs d’apparences paradoxales, l’efficacité par la stabilisation et l’innovation par la flexibilité,

reconnaissant que l’homme n’est pas fait pour être mesuré, mais il est la mesure de toute chose (Handy,

1994). Ces organisations doivent gérer, sans dissoudre, les dilemmes que leur impose le contexte

organisationnel dans lequel elles opèrent.

1.1. LE PARADOXE DES ORGANISATIONS

Pour appréhender les changements dans leur environnement, les entreprises sont conduites à concilier des

contraintes perçues habituellement comme opposées : ces entreprises doivent être locales et globales,

préserver l’exploitation des connaissances métier et explorer les connaissances créatrices de nouvelles

valeurs; les employés doivent être autonomes mais capables de travailler en équipe. Les managers doivent

être des « Masters of Paradox » (Hampden-Turner, 1994) pour contrôler et déléguer, miser sur la

décentralisation tout en restant intégré; atteindre les consommateurs de masse et trouver des niches (Handy,

1995). Ces managers doivent parvenir à rendre visible le portefeuille de ressources immatérielles détenues

sous forme de connaissances métiers, et rassembler ces savoirs spécialisés mais fragmentés entre différents

praticiens, pour en faire un levier de développement et d’apprentissage organisationnel (Grant, 1996). Le

rôle des managers dans le management des paradoxes, consiste à doter les employés des moyens qui les

aident à identifier le patrimoine des connaissances critiques de l’entreprise (Saulais & Ermine, 2012) et de

le reconfigurer avec de nouvelles valeurs inspirées des exigences de l’environnement.

Pour relever ces défis et rester compétitive, l’entreprise s’engage dans des programmes de changement et de

réflexion sur ses pratiques, savoirs, compétences et relations pour envisager des structures souples et

réactives. Elle le fait en s’appuyant sur des outils et idées managériales.Parmi les divers outils managériaux,

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nous nous intéressons dans cette communication particulièrement à la norme ISO 9001 du système de

management de la qualité. Cette norme, largement utilisée dans le monde (un million de certification en

2014) est considérée comme un instrument de pilotage qui enjoint les acteurs à être ambidextres (O’Reilly

& Tushman, 2004) en préconisant simultanément exploitation des bonnes pratiques organisationnelles

(standardisation) et l’exploration de nouvelles connaissances pour créer et innover (innovation). Nous

l’analysons comme un outil de gestion structuré autour de trois composantes interdépendantes, un artefact

renfermant les exigences à satisfaire, une philosophie gestionnaire pour la mettre en place, et une vision

réductrice des connaissances et des relations de l’entreprise (Hatchuel & Weil, 1992).

Comme tout outil de gestion, la norme est une innovation managériale (David, 1996) conçue, non

seulement pour conformer des pratiques à ses règles, mais surtout pour élargir les objectifs de l’organisation

en rendant visibles son patrimoine de connaissances et compétences sur lesquelles elle peut s’appuyer pour

innover. Sa mise en œuvre nécessite la rédaction des pratiques, la formulation d’un référentiel (Manuel

Management) dans lequel sont déclinés les planifications, ressources, responsabilités, informations

documentées pour faciliter la vérification, la correction et l’amélioration des pratiques. Cette démarche de

codification des pratiques opérationnelles, s’apparente à un processus de gestion des connaissances (Prax,

2000), puisqu’elle consiste à identifier, sélectionner, créer, capitaliser et diffuser des connaissances à

l’ensemble des acteurs sous forme de Bonnes Pratiques.

Mais cette gestion des connaissances génère des tensions dans les organisations que nous analysons à

travers le paradoxe de la codification des connaissances.

1.2. LE PARADOXE DE LA CODIFICATION DES CONNAISSANCES

Les entreprises engagées dans une démarche de certification ISO 9001 doivent, dans une première

étape, satisfaire l’exigence « Gestion documentaire ». Elles se trouvent alors confrontées au paradoxe de la

codification des connaissances, induit par l’exigence « rédaction des procédures ». En effet, ce concept de

codification, qui est censé rendre visibles les connaissances, savoir-faire et compétences utiles au

développement de l’entreprise, reçoit des résistances de la part des employés impliqués dans sa réalisation.

Leur résistance s’explique par le fait qu’ils perçoivent le fait de rédiger ce qu’ils font et comment ils le font

comme une dépossession de leurs savoir-faire (rendre public leurs connaissances) et une fragilisation de

leur fonction.

Dans cette communication, à travers le cas de la norme ISO 9001, nous souhaitons éclairer la question des

tensions cognitives et affectives, qui sous tendent le paradoxe de la codification des pratiques dans tout

système de management cherchant à la fois stabilité et flexibilité ainsi que la question du rôle de la

philosophie gestionnaire prégnante dans l’organisation pour gérer ces tensions. Utiliser un outil de gestion

comme la norme ISO 9001 nous offre un cadre d’étude pertinent car, pour cet outil en particulier, la

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codification des pratiques joue un rôle central et le style managérial est déterminant dans le processus

d’appropriation de la norme, c’est à dire la rendre propre à un usage cohérent avec l’objectif de

l’organisation.

Notre objectif de recherche consiste à donner une illustration opérationnelle de l’hypothèse selon laquelle,

un management participatif permet par communication et échanges entre différents acteurs impliqués dans

une démarche de gestion d’un paradoxe, d’aller au delà de l’objectif fixé au départ, vers un autre objet ayant

un sens et une valeur construits collectivement par un effort délibéré d’apprentissage. En d’autres termes, il

s’agit de montrer comment un management flexible et participatif peut mettre les salariés face à leurs

incohérences, et les entraîne dans un cycle de perturbations créatrices, pour mieux valoriser leurs activités,

leurs compétences et leurs places dans une organisation qui est censé apprendre via leurs apprentissages, et

évoluer à travers leur évolution et acquérir un avantage compétitif durable fondé sur leurs core-compétences

et connaissances, rendant ainsi leur modèle de management unique, non imitable et surtout flexible devant

d’autres outils et d’autres contextes.

2. CADRE THEORIQUE

2.1. LA NORME ISO 9001 : ARTEFACT EVOLUTIF ET MISE EN ŒUVRE AMBIGUË

La norme ISO 9001 du système de management de la qualité, est une ‘norme organisation’, qui a

pour objectif d’améliorer les performances des organisations à travers un système de gestion de la qualité de

l’ensemble de ses processus.

2.1.1. La norme ISO 9001 est un outil de gestion évolutif

Depuis sa première publication en 1987, la norme a subi quatre révisions. Sa version de 1994 était axée sur

l’assurance de la conformité de la qualité d’un produit/service selon les exigences des clients. Celle de 2000

était orientée vers l’amélioration continue par l’approche processus. Sa version de 2008, repose sur un

management systémique basé sur un engagement de la direction et du personnel pour satisfaire

continuellement les exigences des différentes parties prenantes intéressées par les activités de l’entreprise.

Pour évoluer avec les exigences de l’environnement concurrentiel de tout organisme, la dernière révision de

la norme parue en septembre 2105, note que l’entreprise doit définir ses risques et ses opportunités

« Gestion des risques et opportunités » selon les besoins et tendances de son environnement « Analyse &

Compréhension du contexte interne et externe » et le potentiel de son patrimoine de connaissances et de

compétences « Gestion des connaissances organisationnelles ».

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La gestion des connaissances et compétences organisationnelles, est classée sous les exigences « supports »

à l’apprentissage qui doivent être tenues à jour et mises à disposition de tous les membres de l’organisation.

Cette exigence a été introduite dans le but de protéger l’organisme de toute perte de connaissances (turn

over), d’une incapacité à collecter et partager les informations, et pour encourager l’organisme à acquérir

des connaissances (retour d’expérience), des sources internes (connaissances acquises par l’expérience,

expérience projets réussis, résultats d’améliorations apportées aux processus, aux produits et aux services)

ou des sources externes. Le rôle de la direction consiste à déterminer comment elle peut accéder à toutes les

connaissances supplémentaires pour atteindre les objectifs de l’organisme.

Avec cette évolution des exigences d’un outil d’assurance de conformité des pratiques aux exigences des

clients, vers un outil de gestion des connaissances organisationnelles, la nouvelle norme apparaît plus

orientée vers la création et l’innovation que vers la conformité. La gestion documentaire, notée dans la

nouvelle norme comme l’exigence « informations documentées », reste cependant l’étape première et la

boucle finale de chaque pratique. Elle insiste sur le devoir organisationnel de codifier, mémoriser et

conserver les connaissances pratiques comme preuves de conformité et comme support à l’évolution des

pratiques.

Nous analysons la norme ISO 9001 comme un outil de gestion construit autour de trois composantes

interdépendantes: un artefact ou substrat technique, une philosophie gestionnaire et une représentation

réduite des connaissances pratiques et relationnelles de l’entreprise (Hatchuel & Weil, 1992). Elle est

conçue pour remplir paradoxalement un rôle de conformité des pratiques aux règles introduites pour

pouvoir les améliorer (standardisation), et un rôle d’investigation des connaissances et compétences

détenues par et autour de l’organisation (exploration), pour l’aider à innover (Moisdon, 1997).

Le Substrat technique ou l’artefact renferme des connaissances scientifiques et technique encodées sous

forme d’exigences à appliquer (Brunsson & Jacobsson, 2000) La mise en application de ces exigences est

influencée d’un côté par la direction qui va interpréter les règles, décider de l’étendue de l’application des

exigences (sur quel périmètre), affecter les responsabilités (qui fait quoi) et, d’un autre côté, par les

différents praticiens impliqués dans sa mise en œuvre (Consultant externe, Responsable Qualité interne et

les employés).

La philosophie gestionnaire ou style managérial organisent la mise en œuvre de la norme. Ce style peut

être coercitif ou habilitant à l’apprentissage (Adler & Borys, 1996). Pour reprendre les figures décrites par

Lickert (2012), il peut être directif ou concertatif. Le style managérial est directif et délégatif lorsque le chef

d’entreprise (top management) ne s’intéresse pas au management mais à la certification. Il délègue la

démarche à l’un de ses cadres qui rédige ce que font les salariés. Le risque est qu’après la certification, il ne

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reste que des procédures codifiées dans le manuel qualité que les employés confondent à tort avec le

management de la qualité et qui restent non respectées par les acteurs. Dans le deuxième cas, le style

managérial est participatif. Le chef d’entreprise souhaite réellement améliorer ses pratiques et sait

parfaitement que les procédures documentées (considérées comme paperasse dans le premier cas), sont

nécessaires pour obtenir une bonne qualité qui réduit les coûts des processus et augmente les performances

du système et son amélioration continue. Les procédures dans ce cas, sont écrites par les acteurs eux-

mêmes, qui gagnent en efficacité par compréhension de ce qu’ils font et pourquoi ils doivent le faire

autrement. Par notre hypothèse de recherche nous supposons que si le style managérial, (qui est une

composante indissociable de l’outil de gestion (Moisdon, 1997), affectant l’interprétation du sens de

l’artefact et de sa portée en connaissances et relations), est participatif, il peut jouer un rôle primordial dans

le management des paradoxes et des tensions qui se créent entre les employés lors du processus de

codification des connaissances.

La norme ISO 9001 véhicule également une vision réductrice de l’organisation. Elle a été conçue loin des

organisations, par distillation progressive des expertises de ses concepteurs pour qu’elle soit

décontextualisée dans le temps et l’espace (Brunsson & Jacobson, 2000). Distancier la conception de l’outil

du milieu pratique, en l’exprimant dans un langage et des symboles par lesquels la connaissance devient

distribuable et critiquable, enrichit l’outil (Polanyi, 1958) du fait de l’ambiguïté pragmatique qui assure

l’adaptabilité de l’outil (Giroux, 2006). Cette ambiguïté se manifeste dans un processus de transformation

de l’outil par les acteurs (Grimand, 2006) qui peut être intentionnelle pour adapter une exigence à une

pratique, ou bien, non intentionnelle, liée à une ambiguïté causale (quelle exigence pour telle performance)

(Ansari & al., 2010). C’est cette ambiguïté qui devient, selon Ansari, le garant de la viabilité de l’outil,

puisqu’il est soumis à différents schémas d’interprétation qui dépendent de l’intention stratégique

poursuivie par l’entreprise et fait de l’outil une innovation managériale « made to fit » (Ansari & al., 2010).

2.1.2. Mise en œuvre ambiguë de la norme ISO 9001 et apprentissage expansif

Concernant l’appropriation des outils de gestion, Grimand (2006) souligne qu’elle est une perspective

ouverte où l’outil est susceptible d’être réinventé à chacun de ses usages ; que l’appréciation de sa valeur est

indissociable des capacités créatrices des usagers, de la façon dont ils transforment, donnent du sens à

l’invention initiale et qu’il intègre une part investie par le sujet qui lui imprime sa visée, son style et son

activité. C’est dans cette dernière où il y a inscription de l’outil et transformation de l’outil par l’acteur et de

l’acteur par l’outil (Hatchuel, 2005).

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Ces conclusions se retrouvent également dans les travaux consacrés aux innovations managériales Une

innovation managériale est l’adoption, la diffusion et la transformation d’un nouveau programme, une

nouvelle idée ou une technique managériale qui change les pratiques et élargit les objectifs organisationnels

(Birkinshaw & al., 2008 ; Ansari & al., 2010). Ces travaux soulignent la mission créative que doivent avoir

les managers pour utiliser les facteurs « perturbateurs » qui apparaissent dans leur système d’activités,

comme un levier à un apprentissage expansif, qui modifie l’objet et les règles du jeu (Engeström, 2001,

2015).

Il apparaît alors dans le cas des outils normatifs, que la mise en acte d’une nouvelle connaissance dans une

pratique est un double apprentissage : un apprentissage des connaissances introduites ou codes normatifs

(Learning the code) (March, 1991) et un apprentissage à travers les contradictions liées à l’impact de ces

connaissances sur l’activité en cours. Ce dernier suscite un questionnement et une réflexion sur, comment

l’acteur peut utiliser ces connaissances pour en faire l’usage qui valoriserait au mieux sa pratique et sa

compétence dans son système d’activité (Learning by the code) (Lambert & Loos-Baroin, 2004).

La compétence, est défini, dans la norme ISO 9001 : 2015, comme ‘l’aptitude à mettre en pratiques des

connaissances et un savoir-faire' (www.iso.org). Mettre en pratique des connaissances et des savoir-faire

peut se faire selon Brown & Duguid (2001), à travers la construction d’une ‘communauté de connaissances

pratiques’ dans laquelle les membres apprennent par échange de leurs Bonnes Pratiques (BP). Selon ces

chercheurs, par l’échange des BP, il y a échange de savoir-faire et implémentation de « bonnes

connaissances pratiques » générées par une division de l’entreprise, dans une autre division. Le concept de

communauté devient ainsi le socle de la diffusion de connaissances entre différents acteurs, et permet à

l’apprentissage de passer d’un niveau local à un niveau plus global, organisationnel. Organiser cette

communauté de connaissances pratiques permet alors de dépasser la dualité sticky/leaky (Von Hippel,

1994)(connaissances tacites et collantes/connaissances explicites et diffusables) des connaissances à

codifier et à répertorier et d’aller au delà des réticences et tensions organisationnelles. Il faut pour cela que

l’objectif de la démarche de normalisation soit orienté vers un intérêt commun et organisationnel, permis

par un style managérial participatif et profondément impliqué dans le processus de codification et de son

suivi. Dans ce cas, ces communautés ne peuvent pas être gérées comme le souligne la norme ISO 9001, par

un « Leadership », mais plutôt par un « Communitiship ». Le « Communitiship », correspond à un pouvoir

réparti entre plusieurs individus selon leurs capacités et leurs connaissances, interconnectés par un objectif

commun, la maximisation de la performance de tous et la création de nouvelles valeurs à ajouter au

patrimoine culturel de leur organisation Mintzberg (2008).

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2.1.3. Les tensions de mise en œuvre des règles normatives

En impliquant les employés dans le management de leurs propre système d’activités et en les mettant face

aux incohérences entre leurs attitudes (réticence) et les objectifs de l’organisation à laquelle ils

appartiennent (performance), trois paradoxes peuvent être surmontés (Lewis, 2000) : le paradoxe de

l’apprentissage (learning paradoxe), le paradoxe de l’organisation des pratiques (organizing paradoxe) et le

paradoxe de l’appartenance (belonging paradoxe). Le paradoxe de l’apprentissage est un questionnement

sur la stabilité et les opportunités d’apprentissage de nouvelles connaissances pour créer. Dans le paradoxe

de l’organisation, la direction cherche à impliquer les employés dans un processus de changement, alors que

ces derniers résistent et perdent confiance. Dans le paradoxe de l’appartenance, les employés se

questionnent sur leur identité par rapport à celles des autres en cherchant à comprendre comment intégrer

un groupe et garder son identité, ses connaissances et préserver ses compétences. Ces paradoxes se révèlent

dans l’organisation par des tensions affectives qui se mêlent aux tensions cognitives, créant des anxiétés qui

empêchent les employés et l’entreprise de tirer profit des connaissances que l’organisation détient et

qu’elle peut utiliser pour aller plus loin que ses objectifs.

Pour notre part, concernant la mise en œuvre d’une norme, nous distinguons trois paradoxes. Le premier se

révèle par la « tension interprétative » attribuée à la paradoxalité entre le rôle de conformité et celui de

l’exploration qui est assigné à une norme. Le deuxième est lié à la « tension d’affrontement », qui émerge

suite à la rencontre de connaissances expertes extérieures avec les connaissances pratiques ou routines

organisationnelles, souvent tacites et difficiles à changer. Le troisième paradoxe est ancré dans les

« tensions de codification ». Ces tensions se manifestent à travers l’exigence de rédaction des procédures de

travail quotidien des acteurs, pour capitaliser sur les Bonnes Pratiques à diffuser.

Dans cette communication, nous nous intéressons tout particulièrement au troisième paradoxe celui de la

codification des connaissances qui émerge par l’exigence « rédaction des procédures ».

L’objectif d’une démarche de codification des pratiques dans une perspective d’amélioration continue

consiste à identifier et codifier des Bonnes Pratiques locales, afin de les rendre diffusables et réplicables

dans l’ensemble de l’organisation. Les Bonnes Pratiques peuvent devenir des meilleures pratiques (Best

Practices) si, au delà des frontières de l’entreprise, elles sont partagées par toute une industrie ou un secteur

donné.

La démarche qualité véhiculée par la norme ISO 9001 implique la codification des savoirs et leur

formalisation dans un système documentaire, le Manuel de Management. Ce travail n’a de valeur que si ces

connaissances sont partagées avec les autres parties prenantes de l’entreprise pour améliorer l’apprentissage

et les compétences qui créent de nouvelles capacités en son sein (Zander & Kogut, 1995 ; Szulanski , 1996).

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Selon Kim (1993) l’apprentissage, c’est à dire, l’acquisition des connaissances et des compétences est

individuel quand il permet une amélioration des capacités opérationnelles individuelles, et il devient

organisationnel, quand le changement est conceptuel. L’apprentissage organisationnel est généralement

réservé aux situations dans lesquelles l’élaboration ou la mise en oeuvre d’une compétence nouvelle

impliquent plusieurs membres de l’organisation. Cette nouvelle compétence entraîne un changement

conceptuel dans l’organisation. Kim note que le passage d’un apprentissage individuel à un apprentissage

organisationnel est une forme de rassemblement des connaissances fragmentées entre individus par la mise

en œuvre des expériences, à travers lesquelles employés et managers testent et apprennent ensembles. Selon

Kim, ce sont ces expériences qui permettent de changer les schémas mentaux des individus et font

converger les objectifs d’une pratique d’un niveau individuel à un niveau organisationnel et conceptuel

(Kim, 1993).

L’approche de l’expérience pour dynamiser un groupe qui apprend pour créer de nouveaux sens et valeurs à

ses activités a été largement débattue dans la littérature comme une approche qui transforme les tensions

liées à la mise en œuvre de nouvelles règles dans un système établi en connaissances et relations. Vivre la

mise en place de nouvelles règles expertes comme une expérience créative, a été souligné par Mary Parker

Follett dans « creative experience, 1924 ». Pour Follett, le leadership doit montrer aux employés que tout

projet à suivre et à vivre est une loi de la situation, nécessitant alors la participation de tous. Il doit les

encourager en leur donnant l’opportunité de nourrir et développer leurs compétences en les invitant à vivre

le projet comme une expérience qui ne devient créative que par l’intégration de leurs activités et la

coordination de leurs tâches. C’est dans l’expérience que les connaissances pratiques contextualisent les

connaissances expertes (Follett, 1924). Selon Follett, l’expérience facilite la compréhension des règles

expertes, souvent abstraites, et permet leur application dans les pratiques pour les améliorer avec de

nouvelles valeurs.

Ainsi donc, l’étape de codification des pratiques est une étape clé dans un système de management qualité

et nécessite un management participatif pour comprendre ses tensions et par la même les dépasser ou les

manager. La littérature autour du thème management des paradoxes distingue trois façons pour gérer les

paradoxes : « acceptance », « confrontation » et « transdescence ». Pour Schneider (1990),

« l’acceptation » consiste à apprendre à vivre avec un paradoxe dans un groupe d’individus travaillant

ensemble et individuellement pour atteindre une performance globale. Cette forme de cohabitation

paradoxale offre une certaine liberté d’action, une autonomie personnelle, qui empêche les débats, parce

qu’elle est ‘dominée’ par un leadership du groupe. Par exemple, dans un quartet, les musiciens qui

souhaitent dominer la musique individuellement, doivent toujours focaliser sur la performance globale.

Celle là reste dominée par la baguette du chef d’orchestre.

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La « confrontation » suppose une discussion qui donne sens aux contradictions apparentes. Elle permet de

construire un nouveau cadre de travail qui dépasse les logiques personnelles contradictoires et les tensions

affectifs pour atteindre les tensions cognitives (Lewis, 2000). Selon cet auteur c’est le rôle du management

de savoir focaliser sur les conflits cognitifs et écarter les conflits émotionnels, en focalisant sur la valeur

d’un croisement de connaissances et de compétences diverses, et en réduisant les écarts de pouvoirs entre

managers et employés.

Josserand et Perret soulignent que la grande difficulté du management, réside dans sa confrontation

permanente à des situations où conflits affectifs et cognitifs sont étroitement imbriqués. Le management

doit parvenir à orienter l’échange sur des concepts et idées portés par des individus et non sur les individus

eux mêmes (Josserand & Perret, 2003). Pour Hatch & Ehrlich (1993), l’humour dans le management des

paradoxes, est une façon ‘low risk’ qui assure une confrontation. Il réduit dans certaines circonstances les

charges émotionnelles, révélant ainsi les tensions liées au vécu des acteurs dans l’organisation. Il permet de

distinguer les tensions affectives (personnelles) des tensions cognitives (organistaionnelles) en mettant les

employés au centre d’un jeu de partage et d’apprentissage, qui contourne le paradoxe en question et crée de

nouvelles attitudes d’apprentissage au niveau individuel et organisationnel. La confrontation devient ainsi

une occasion de rencontre entre idées et solutions nouvelles susceptibles de susciter des sauts cognitifs au

sein de l’organisation (Josserand & Perret, 2003). Brown & Eisenhardt (1998) soulignent que certains

produits expérimentaux élaborés librement par l’entreprise, pourraient résoudre des situations paradoxales.

Pour Kanter, Stein & Jick (1992), la capacité de l’entreprise à résoudre des situations paradoxales est

renforcée par l’existence d’un portefeuille d’expériences innovantes, constituée au hasard d’innovations

locales. La troisième façon, la « transcendance » implique la capacité de penser le paradoxe d’une façon

critique ‘second order thinking’ et non par une ‘first order thinking’. Dans ce dernier, la solution trouvée

représente une partie du problème de départ, tandis que le premier permet de fonder une perception des

raisons des contradictions qui opposent les acteurs d’une même organisation entre eux. C’est ici que les

managers doivent faire preuve de créativité pour tirer profit de cette perturbation en impliquant dans un

cadre coopératif, cadres et employés sans la construction d’un cadre interprétatif des tensions qui freinent

l’apprentissage et le développement.

Même si les enjeux associés à l’existence de paradoxes et de tensions dans le fonctionnement des

organisations ont été, comme nous l’avons décrit, suffisamment abordés dans la littérature, il existe assez

peu de grilles de lecture de ces tensions qui constitueraient des outils d’exploration des organisations pour

traiter ces questions. Les travaux de Engeström sur les systèmes d’activité nous semblent faire exception

dans ce cadre. En effet, à travers ses travaux sur les systèmes d’activité, cet auteur a développé un cadre

interprétatif des tensions qui émergent suite à l’interaction entre l’outil, l’acteur et l’objet à atteindre

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(Engeström, 2001, 2015) pour arriver à un concept porteur, celui de l’apprentissage expansif. Nous

abordons ses travaux dans ce qui suit.

3. LE MANAGEMENT DES PARADOXES PAR LE SYSTEME D’ACTIVITE

Pour analyser le management et la compréhension d’un paradoxe, Cameron & Quinn (1988) et

Argyris (1993), soulignent que cette tâche exige plus qu’une définition de ses caractéristiques. Elle

nécessite un outil ou un cadre pour l’explorer, non pas pour supprimer les tensions mais pour donner sens

aux contradictions. C’est ainsi que les mots ‘management’ et ‘manager’, prennent leur sens original

(manager des tensions), concept différent du sens classique de contrôle, lié à la planification, exécution et

vérification (Handy, 1994).

Afin de comprendre, en rendant visibles, les tensions inhérentes à notre question de recherche, nous

mobilisons le modèle du Système d’Activité d’Engeström (2001, 2015). Ce modèle a pour objectif

d’améliorer la compréhension de la notion de l’apprentissage organisationnel induit par l’intermédiaire

d’un artefact perturbateur des pratiques et des praticiens. Il montre comment un artefact (outil de gestion)

interagit avec des (sujets) et des pratiques formelles et informelles (règles) dans un contexte plus large que

l’organisation en question (communauté), pour élaborer de nouveaux concepts par apprentissage expansif

et compréhension des tensions qui émergent au fur et à mesure de la mise en œuvre de l’outil.

Engeström construit son modèle, le système d’activité et d’apprentissage expansif (2001), en complétant le

concept de la théorie de l’activité initiée par Vygotski (1934) et Leont’ev (1981). Dans son modèle, le

‘sujet’ ou tout acteur responsable de faciliter et entretenir l’expérience d’apprentissage à tirer d’un ‘outil et

des ‘règles, qu’elles soient formelles ou informelles, explicites ou implicites, qui consolident les relations,

selon une ‘division de travail’ précise, interagit avec sa ‘communauté’ ou l’ensemble des individus

travaillant ensemble pour atteindre un ‘objet’ c’est à dire objectif commun (Figure 1). Le concept de

communauté sert à rassembler des collaborateurs que Engström qualifie de ‘Knot’ (nœud). De leur

intégration ou ‘Knotworking, émerge une nouvelle forme d’organisation pour accomplir un travail

collaboratif et une co-configuration du système d’activité.

Figure 1. Modèle du système d’activité d’Yrjö Engeström, 2001

13

L’activité dans ce modèle est assimilée à une notion englobant les pratiques mêlant actes, discours et

attitudes pour implémenter une idée, un concept, un outil. Quand l’objet poursuivi diffère entre un individu

et sa communauté ou entre une pratique en cours et une nouvelle règle, il se produit alors des tensions,

conflits ou perturbations « disturbances », responsables d’une évolution du système et de l’objet à atteindre.

Cette évolution conduit à un apprentissage expansif qui prend une forme cyclique de plusieurs phases

d’apprentissages, où des concepts successifs sont élaborés comme une nouvelle solution à la perturbation

produite (voir sur la figure 2 l’application au cas Danone).

Pour mettre en place ce modèle, il faut tout d’abord préciser le besoin premier du système, l’objet attendu

dans la mise en œuvre d’un nouveau concept et les perturbations ou conflits qui émergent dans la mise en

actes du concept proposé. La succession de concepts résulte d’une succession de perturbations liées aux

limites du premier concept ou outil proposé. Le terme expansion signifie une transformation de la portée de

l’objet, liée à une expansion des connaissances et compétences des individus.

Dans ce modèle, les actions cognitives ne se comprennent qu’à partir du social, quand les collaborateurs

vont s’engager conjointement dans un processus créatif, autour d’un même objet suffisamment signifiant

pour que leur potentiel de créativité puisse effectivement se réaliser (Engeström, 2001). La théorie de

l’apprentissage expansif est basée sur un apprentissage qui va d’un apprentissage partiel à un apprentissage

de la totalité. C’est une méthode qui permet de tracer théoriquement la logique du développement d’une

intention ou d’un objectif caché derrière toute activité, ses formations historiques par l’émergence et la

résolution des contradictions inhérentes au système (Engström, 2015). Engeström souligne que dans un

modèle d’un système d’activité collective, les actions individuelles et celles des groupes sont intégrées dans

un système d’activité collective où toutes les actions sont orientées d’une façon explicite ou implicite vers

le même objet et sont caractérisées d’ambiguïté, de surprises, d’interprétations, du sense-making, et du

potentiel de changement.

Nous avons choisi ce modèle pour deux raisons complémentaires. D’un côté, il montre l’importance des

trois composantes de l’outil de gestion déployé dans le processus d’appropriation d’une règle.

L’interprétation du sens de l’outil mobilisé (artefact), le style managérial qui va faire usage des

perturbations qui émergent, et la vision réductrice des connaissances et parties prenantes impliqués dans la

mise en œuvre d’une règle, vont tous les trois, évoluer au fur et à mesure du déploiement de l’outil et de

l’émergence de perturbations créatrices de nouveaux concepts. Ce modèle nous permet de rendre visible

comment les pratiques et pensées évoluent. D’un autre côté, ce modèle s’appelle « learning by

14

expanding », ou apprentissage par expansion de l’objet à atteindre (fixé comme objectif du processus) et

du système de l’action collective menant ainsi de l’exploration à l’innovation.

Afin d’illustrer l’application du modèle d’apprentissage par expansion dans le cadre de la codification et

diffusion des bonnes pratiques, nous mobilisons le cas Danone. En effet, dans cette entreprise a été menée

une expérience innovante : la « NetWorking Attitude ». Cette expérience a été largement documentée dans

la littérature, par ses concepteurs Mougin et Benenati (2005), le concepteur d’un des concepts de la NWA,

le Dan 2.0, Nicolas Rolland, (2012), et Edmondson & al., (2008) On y retrouve toutes les caractéristiques

d’un processus de management des tensions.

4. MISE EN ŒUVRE DU MODELE DE L’APPRENTISSAGE EXPANSIF : ILLUSTRATION PAR

LE CAS DANONE

4.1. LE CONTEXTE DE DANONE

Danone se définit come une multinationale ‘Glocal’, qui puise ses ressources dans le paradoxe

« intégration-décentralisation » et dans les ‘vents contraires’ qui accompagnent une entreprise

multinationale. Dans le rapport d’activités du groupe 2013, Franck Riboud (PDG), souligne que les vents

contraires sont principalement liés à l’impact de la médiatisation sur les ventes, suite à des alertes sur la

qualité de ses produits, les crises de la consommation liées à l’inflation des matières premières sur le

marché mondial (+30% dans certains pays, notamment sur le lait, et une fluctuation importante des

devises de nombreux pays et l’instabilité politique de certaines régions) et aussi l’instabilité politique de

certaines régions. Ces vents contraires poussent la multinationale à aller au delà des exigences du marché

mondial, en anticipant la concurrence. Pour Franck Riboud, les risques de Danone sont ses limites.

Danone est plus petite que ses concurrentes (Nestlé et Unilever), donc elle ne cherche pas à les

concurrencer en masse, mais cherche plutôt à devenir et rester la plus rapide pour accéder aux marchés par

de nouveaux produits, services et valeurs. C’est pour cette raison que Danone investit dans la gestion de

ses connaissances et compétences, éparpillées entre des usines et des individus, dans le monde entier. Son

objectif primordial pour garder sa place parmi les leaders sur le marché, est de collecter ces connaissances

spécialisées mais fragmentées, afin d’en faire un avantage compétitif, rare, difficilement imitable et

moteur de ses innovations.

Danone est un leader mondial de l’industrie agroalimentaire, notamment de l’alimentation santé. Le

contexte mondial de sa production constitue pour le groupe, le point de départ de la mise en place d’un

système commun de management à travers les normes ISO 9001 pour la gestion du système qualité et ISO

22005 pour la sécurité alimentaire des produits. Ces normes favorisent l’émergence d’un langage commun

15

entre toutes les parties prenantes et structurent ses pratiques à l’échelle mondiale et ceci depuis la version de

1994 de l’ISO 9001 (Berget, 2008). Alimenter et dynamiser l’apprentissage organisationnel pour stimuler la

créativité et l’innovation dans toutes les unités, est un objectif primordial du groupe. Dans cette perspective,

la codification des bonnes pratiques à diffuser à l’ensemble des filiales à travers le monde s’avère un

passage incontournable mais difficile : il exige d’un côté, la participation du plus grand nombre d’acteurs et,

de l’autre côté, il exige un outil de diffusion approprié. Pour faire collaborer tous ses employés, l’entreprise

a inventé un management participatif propre à elle. Afin de renforcer leur sentiment d’appartenance à

l’entreprise, l’image et la culture du groupe, le groupe a crée à ses collaborateurs une identité : ils sont des

‘Danoners’ qui travaillent dans une ‘Danone Community’ par une ‘Danone Way’ organisé autour du

‘storytelling’. Ces histoires ou « nice stories » sont pour le groupe, des Bonnes Pratiques BP, à se raconter

puis à échanger. L’objectif de Danone, est de transformer les valeurs du groupe en attitude de management

par la réinvention de ses connaissances relationnelles éparpillées entre différentes parties prenantes dans le

monde (Riboud, 2013).

4.2. LE MODELE APPLIQUE AU PROCESSUS DE CODIFICATION DES PRATIQUES DANS UNE APPROCHE DE

GESTION DES CONNAISSANCES ORGANISATIONNELLES CHEZ DANONE

La volonté de conserver l’autonomie tout en intégrant les entités aux plans organisationnels et culturels a

conduit deux directeurs du groupe, Franck Mougin, directeur général des ressources humaines, et Benedikt

Benenati, directeur développement organisation et knowledge-networking, à imaginer une nouvelle attitude

de gestion des connaissances organisationnelles: la NetWorking Attitude, NWA. Elle consiste à mettre en

réseau les Bonnes Pratiques BP, qui ont montré des performances significatives dans un système d’activité.

Nous détaillons ci-dessous, la succession des étapes du développement de ce modèle, en précisant tout

d’abord, le besoin premier du système et l’objet attendu dans la mise en œuvre d’un outil, (concept 1) et les

perturbations ou conflits qui émergent dans la mise en actes de ce concept. Ces perturbations sont créatrices

d’un nouveau Concept 2, et puis d’un autre Concept 3 dans un cycle d’apprentissage organisationnel fondé

sur les connaissances individuelles du groupe. Les phrases en italique, reviennent aux verbatim des

concepteurs de l’outil, Mougin & Benenati, dans leur récit sur cette expérience (Danone se raconte des

histoires, 2005) et dans l’article de Edmondson & al., (2008).

Contradiction dans le système de management du groupe, Intégration /Décentralisation.

Besoin du système : Amélioration continue de la gestion de la qualité en évitant la consultation

pyramidale de résolution de problèmes: « quand un manager de première ligne rencontre un problème, il se

16

tourne vers son chef, celui-ci s’adresse à son propre chef et ce, jusqu’à un niveau où les chefs d’entités

différentes discutent entre eux, de manière transversale sur les problèmes du manager. La question descend

jusqu’au terrain d’une autre entité qui détient une solution, et celle-ci doit parcourir le chemin inverse de

remontée de la pyramide hiérarchique dans cette unité puis de redescente dans l’autre ».

Objet à atteindre : échanger des BP entre différentes divisions sans consultation pyramidale.

Concept 1: DOM, Danone Operating Model.

Cet outil consistait à mettre en place des fichiers, bases de données et un réseau pour gérer les Bonnes

Pratiques détenues par les managers du groupe, il renfermait 144 BP.

Contradiction (a): Ce système virtuel n’a pas fonctionné, les acteurs n’échangeaient pas, et la base de

données n’a pas été utilisée. L’échelonnage complique le problème, prend du temps et suscite de la perte en

ligne. Il fallait trouver un autre outil qui concilie les objectifs contradictoires de management de l’entreprise

en créant un nouveau concept basé sur la gestion comportementale.

Concept 2, le Networking Attitude, NWA

Objet 2 : Discuter directement lors des réunions pour accélérer le partage et la circulation des connaissances

et des BP dans différentes unités, fonctions et pays.

Contradiction (b) : Les chefs étaient réticents à laisser leurs équipes discuter directement. Contradiction (c)

: Il existe 90 000 personnes dans le groupe, les contacts directs pour résoudre le couple

problèmes/solutions sont impossibles.

Concept 3 : Networking Attitude ‘peer-to-peer’, entre managers seulement

Objet 3: « le manager de premier niveau doit avoir le réflexe de demander à son collègue plutôt qu’à son

chef ». Il faut toucher les 8,400 managers de première ligne du groupe.

Les tensions ou perturbations dans ce concept sont liées à la mise en jeu des compétences des managers. Un

‘double binds’ émerge, où l’acteur est confronté à deux choix qui lui sont mauvais.

Contradiction (d) : anxiété de l’acteur de devenir inutile en perdant sa compétence: « Si un collaborateur

transfère une pratique efficace qu’il a mise au point, il risque d’en perdre le contrôle, de ne plus se

distinguer et de ne plus être indispensable. Cela renvoie aussi au syndrome “pas inventé ici” ».

Contradiction (e) : peur du jugement de l’incompétence : « adopter la solution d’un autre signifie que je ne

17

sais pas résoudre le problème moi-même. La peur vient également des chefs; si leurs collaborateurs

trouvent des solutions chez leurs collègues, ils n’ont plus d’utilité ».

Concept 4, « Make it simple and stupid » Danone MarketPlace of Best Practices

Objet 4: Échanges directs et improvisés de BP entre spécialistes sur les bonnes techniques en peu de temps,

pour forger une communauté de métiers.

Les concepteurs du projet justifient leur choix « Quand les instructions sont savantes, les gens ne les

comprendront pas, il faut donc être intelligent pour donner des instructions simples ». Puisque la simplicité

est compliquée, c’est là tout l’art du manager et c’est là que l’autorité du management se fait sentir, en

simplifiant une règle qui doit être appropriée pour devenir la norme des attitudes et pratiques ».

Le Danone Market Place est un Bazar organisé. Il part de l’idée d’un marché classique, sur lequel on

n’échange pas de produits, mais des BP qui ont fait leurs preuves dans les unités où elles ont été créées. Les

acteurs (managers de première ligne) de toutes les fonctions (R&D, sécurité alimentaire, gestion des stocks)

et des trois métiers du groupe (produits laitiers, eau et biscuits), apparaissent à l’improviste dans une

réunion d’une façon informelle, déguisés et pour une courte durée pour proposer des BP à vendre. Avant le

marché, la mise en scène est conçue sur un thème (marché provençal, marché hongrois, star wars,

americain west, etc.), les givers se préparent en répétant leur présentation qui ne doit pas excéder dix

minutes. A la présentation, les givers se déguisent « pour faire disparaître les rangs hiérarchiques et

dépasser les inhibitions », et les ‘takers’ reçoivent le « little book of good practices », qui correspond au

référentiel de BP codifiées à consulter sur place. Les BP ressemblent à des petites histoires qui se racontent

en 30 secondes. Elles sont accompagnées de sept chèques à payer aux ‘givers’, pour symboliser l’acte

d’achat (transaction) et l’engagement du ‘giver’ dans la mise en œuvre de la BP achetée. « Le facilitateur

conserve les souches pour suivre les échanges dans sa communauté et raconter d’éventuelles belles

histoires ». Le référentiel des BP est l’outil médiateur entre le sujet, l’objet, la communauté. Ce concept est

proposé pour forger une communauté de métiers. « Nous devions vendre l’idée en expliquant les choses de

manière simple, presque simpliste » « Quand le taker a rencontré le giver et que l’échange a eu lieu, des

bénéfices en termes de temps, d’erreurs évitées, de résultats sont obtenus ; cela devient une ‘nice story’ ».

« Les spécialistes échangent sur leur technique avec le même vocabulaire et une compréhension fine ».

Edmondson & al., (2008), ont souligné une tension entre la direction qui souhaite faire participer tous les

employés dans cette démarche et un groupe de réticents « Some still believe that the contribution of non-

managers to total performance does not merit including them in networking activities and that we will not

gain what we spend to make it happen”, but Mougin believed that all 90,000 Danone employees could

18

benefit from the Networking Attitude to share good practices. Mougin had tested this belief with a

marketplace for assistants that worked well, with some assistants claiming that it was the first time anyone

had asked their opinion. “This is about empowerment and appraisal, said Benenati.

Naîtra donc de cette tension un nouveau concept qui élargit la portée du NWA peer-to-peer, vers tous les

Danoners, le who’s Who. Ce concept lancé en 2007 est un outil virtuel sous forme d’annuaire d’entreprise

dans lequel chacune des 90000 fiches individuelles des employés comprend une case (i’m happy to share)

que les employés cochent pour chercher, par quelques mots clés, une solution à un problème spécifique. Ce

concept s’est avéré rapidement non pertinent, car piégé par son mode de fonctionnement, basé autour des

mots clés pour chercher une personne compétente : par exemple, le mot « diversité » renvoyait à toutes les

personnes qui ont écrit ce mot dans leurs profils. Jugé inutile, ce programme d’intranet était un échec

(Edmondson & al., 2008). Un autre questionnement s’est soulevé ensuite traitant la pertinence d’ouvrir cet

espace/outil sur tous les employés du groupe et comment.

Concept 5 : Dan 2.0, expansion profonde de l’objet, à tous les employés du groupe

Objet : Toucher plus d’employés par échange de leurs BP, d’un apprentissage entre managers à un

apprentissage organisationnel.

Dan 2.0 est un nouveau programme de changement organisationnel, qui nécessite un fort engagement de la

direction pour supporter les ‘principes démocratiques’ de cette philosophie managériale participative,

qualifiée de « user centric » (Rolland, 2012). Chaque employé est considéré comme potentiellement

possesseur d’une connaissance pouvant être la source d’un avantage concurrentiel. Le directeur Marketing,

Fabien Razac déclare « l’expertise de Danone est fragmentée entre ses employés leur rassemblement

permet de formaliser l’apprentissage incorporé chez le personnel » (Edmondson & al., 2008). En effet, ce

nouveau concept, modifie l’objet en maximisant le partage et l’optimisation des connaissances à une échelle

mondiale. Les avantages de l’expansion de l’objet et de l’activité sont multiples. L’échange des BP enrichit

les connaissances des employés, augmente leur performance et leur autonomie dans la résolution de

problèmes. Cette pratique permet un alignement stratégique entre la direction, les managers et les employés

dans toutes les unités. Le premier inconvénient de ce système réside dans la « langue » avec laquelle les BP

sont partagées. Danone opère dans 140 pays et la langue peut s’avérer comme une barrière qui réduit la

richesse du référentiel capitalisé, et freine la motivation de certains employés pour codifier ou apprendre

une connaissance. Un deuxième inconvénient peut être lié au facteur temps. Les employés doivent

consacrer un certain temps à codifier leurs savoirs sous une forme simple, claire et accessible. La

contradiction relevée par les concepteurs du projet, est que jusque là, les connaissances ne sont que

19

partagées, et que la BP d’aujourd’hui n’est pas celle de demain. Il faut ouvrir l’outil vers la création de

nouvelles connaissances et l’innovation.

Concept 6 : Expansion périphérique de l’objet « Wider & Richer »

Objet : Impliquer toutes les parties prenantes dans le projet (fournisseurs, distributeurs et consommateurs).

L’objectif de cette expansion de l’objet est de construire des relations avec l’extérieur des frontières

organisationnelles, ajoutant ainsi complexité et richesse à l’objectif fixé au départ (Edmondson, 2008).

Cette collaboration rend accessibles aux employés de l’entreprise, des informations sur les produits

(disponibilité en rayons d’un produit), les consommateurs (besoins et attentes) par échange des

informations et des BP qui améliore les performances, consolident les relations et assurent leur durabilité,

assurant ainsi, l’avantage du groupe dans son secteur industriel. Permettre aux consommateurs de

s’exprimer, permet au groupe d’être réactif et rapide pour la mise sur le marché de ces nouveaux besoins

avant les concurrents. Ce nouveau concept augmente l’activité et la réactivité du groupe et développe le

sens de l’unicité qui fonde la culture du groupe.

Figure 2. Le cycle d’apprentissage expansif appliqué à la Networking Attitude de Danone.

Cette relecture du cas de la NWA de Danone analysé par le SA, montre comment un outil se transforme et

transforme les identités et les connaissances des acteurs à fur et à mesure de sa diffusion. Cette

transformation est le résultat d’apprentissages successifs qui réduisent la distance entre les contraintes, en

Concept 1

DOM

Echange virtuel de BP

Concept 2

NetWorking Attitude

Echange de BP/réunions

Concept 3

NWA entre Managers

Peer-to-peer

Concept 4

NWA

Danone Market Place

Concept 5

Dan 2.0

Implication employés

Concept 6

Implication des fournisseurs,

consommateurs

Distributeurs

20

jouant sur des principes facilitateurs de l’adoption d’une innovation managériale (Ansari, 2010), par la

divisibilité (essai à petite échelle au début qui s’élargit ensuite) et la simplification de sa complexité (en

inventant un marché à thèmes et un déguisement). Le NWA a rendu des BP accessibles à 5000 des 9000

managers présents dans le monde. Entre 2004 et 2007, les employés ont échangé 640 BP.

L’implication de la direction notamment à travers les concepteurs du concept, ne consistait pas seulement à

rendre visibles leur présence sur certains Market Places, mais de suivre la transaction, et diffuser l’impact

de sa mise en œuvre dans une autre unité et les performances organisationnelles qu’elle génère. Danone a

publié les résultats des échanges de BP chez Lu France, montrant que grâce à l’échange des BP entre 2003

et 2006, le nombre d’incidents liés aux problèmes de sécurité alimentaire a diminué de 25% (Edmondson &

al., 2008).

L’interactivité sociale dans ce système constitue une pré-condition de l’internalisation des connaissances

par l’acteur et d’une externalisation de l’acteur vers l’objet. Cette externalisation des connaissances et

d’échanges de BP a permis au groupe d’innover au niveau des pratiques de travail, de comportement et de

produits : Dans un « little book » au Brésil, une histoire qui s’intitule, « If time is not on your side », décrit

comment l’équipe marketing Brésil a aidé l’équipe marketing France, pour mettre en place un dessert avec

0% MG, le ‘Taillefine’, par échange de BP.(ref)

Essensis, le yaourt qui ‘nourrit la peau de l’intérieur’ est le résultat d’un effort centralisé (trois idées

locales), ensuite décentralisé (par un appel à un travail collaboratif entre plusieurs équipes de plusieurs

pays). Grâce à ce travail collaboratif ‘Essensis’ était sur le marché en 7 mois (Edmondson & al., 2008).

C’est une innovation liée à la mise en commun des fonctions et talents séparés. C’est le principe de ‘cross

functional teams’, souligné par Juran (1998), comme le facteur qui permet d’allier standardisation des

pratiques et innovation et qui gère diverses connaissances pour les converger vers un objectif commun.

5. DISCUSSION EN GUISE DE CONCLUSION

Analyser la codification des bonnes pratiques organisationnelles en vue de leur diffusion par le

système d’activité de l’entreprise, a permis de mettre en évidence les tensions et paradoxes qui émergent

dans la pratique lors de la diffusion d’un outil de gestion support à cette diffusion ainsi que l’importance

d’une philosophie gestionnaire orientée vers la maîtrise de ces paradoxes. L’utilité de l’outil (objet) évolue

au fur et à mesure de son inscription dans les pratiques et sa dissémination dans le périmètre

organisationnel, interne, puis externe. Ces pratiques sont le lieu de rencontre de l’outil avec ses utilisateurs,

où s’entame une transformation mutuelle pour rendre ‘socialement acceptable’ le changement et les

apprentissages successifs qui s’en suivent. Cette transformation se manifeste, pour l’outil, par une

expansion de son objet (échanges de BP vers l’innovation produit), et pour les acteurs, par l’apparition des

21

pratiques émergentes (dialogue, communication, collaboration et co-production). L’usage de l’outil et les

perturbations du système ont permis, par des pratiques de collaboration, de dépasser la conformation à la

règle (échange de BP) vers l’exploration et l’innovation. Par ces pratiques de co-configuration et de co-

collaboration, le concept de knotworking précieux au SA d’Engeström est largement satisfait.

Le système d’activité a constitué un cadre qui rend visibles les apprentissages, les acteurs qui

apprennent, ce qu’ils apprennent, comment ils apprennent et pourquoi apprennent-ils. Le besoin

organisationnel de transformer les acquis d’un apprentissage individuel (un manager de première ligne) en

apprentissage collectif (entre les managers), s’est trouvé confronté à un autre besoin (nouvel objet) : rendre

l’apprentissage organisationnel. Cette expansion de l’objet a permis d’insérer les connaissances dans un

système d’activité collective mais générant aussi une collision avec un autre système d’activité à l’extérieur

des frontières organisationnelles, où des nouvelles contradictions émergent et un autre cycle d’apprentissage

démarre. Exposer les connaissances organisationnelles aux parties prenantes externes, affronte le groupe à

une autre injonction paradoxale : ne pas impliquer les parties prenantes externes, signifie se priver des

connaissances utiles pour l’innovation, et en le faisant, ceci peut mener à une ‘fuite’ des expertises de

l’entreprise et des connaissances transférables (‘leaky knowledge’), par la frontière de l’organisation, vers

les concurrents. Mais c’est ainsi que fonctionne le dynamisme d’un système d’activité qui évolue par re-

conceptualisation du motif du changement, par la volonté des individus à le faire. Le cas étudié montre que

le changement s’opère de deux côtés : du côté de la direction, qui motive et du côté des acteurs qui prennent

confiance et développent une volonté pour changer et reconfigurer leurs pratiques. Par cette volonté les

acteurs sont allés plus loin de ce qu’on leur a demandé et ont dépassé les contradictions de leurs pratiques.

Dans le processus management des paradoxes de la NWA, les managers ont offert aux employés

trois moyens de ‘réflexions paradoxales’ qui sont au cœur de la problématique des théories des

organisations :

- une « autonomie sous contrôle ». Même sur le Marketplace, il existe un facilitateur, qui contrôle la

cohérence entre le besoin de l’acheteur et la BP du vendeur. Son rôle est de s’assurer que la bonne solution

a été vendue à la bonne personne au bon moment et dans le format adéquat.

- une incitation à la « spécialisation pour acquérir une flexibilité ». Par l’implication de tous les

collaborateurs dans le processus de partage, Danone incite tous ses employés à participer à cette expérience

innovante. Mais pour participer, il faut standardiser une Bonne Pratique pour pouvoir la diffuser.

- fonder les « objectifs d’innovation produits/services sur la stabilité des BP». C’est la combinaison des BP

diffusées et entre différentes unités, qui créée une fertilisation croisée, catalyseur des innovations produits,

lancées comme des solutions/services (beauté/santé).

Nous pouvons conclure que dans le NWA, le leadership paradoxal s’avère vital pour contourner les

différentes tensions qui ont émergé. Pour Lewis (2000), un manager avec des pensées paradoxales,

22

influence les réflexions de ses collaborateurs et les pousse à examiner ensemble les tensions qui freinent le

développement de leur système : Le paradoxe de l’organisation a été assuré par l’autonomie et

l’engagement. Les acteurs se sont engagés délibérément dans une expérience qui se présente comme une

pièce de monnaie à deux faces, l’une pour le contrôle (clé d’efficience par la standardisation) et l’autre pour

l’autonomie et l’échange (clé de la créativité).

Selon le schéma du modèle d’Engeström dans la NWA, les acteurs ne sont pas neutres et l’outil n’est pas

neutre vis à vis du processus d’apprentissage, il est en expansion. La connaissance responsable de cette

expansion n’est pas contenue dans l’artefact, mais elle est du côté des schèmes des acteurs. La valeur de

l’outil s’inscrit dans l’évolution des concepts, d’un outil technique de transfert de BP vers un outil

d’interactions sociales dont les effets, ne sont évalués que dans les pratiques. Nous définissons cette

interaction par le moment où « les acteurs s’emparent de l’outil » en s’engageant d’une façon réflexive et en

l’orientent vers un sens favorable à l’améliorer de leurs pratiques et leurs connaissances et compétences. Ce

moment fait suite à celui où c’est « l’outil qui s’empare des acteurs » lorsqu’au moment de sa mise en place,

il déstabilise Le ?? dilleur environnement professionnel en dictant, à travers son artefact, de nouveaux

schémas opérationnels.

La codification et la diffusion des bonnes pratiques constitue un des piliers de la norme ISO 9000.

L’expérience de NWA chez Danone, même si elle n’a pas été initiée dans le cadre de la mise en place d’une

norme reste, selon nous, une très bonne illustration empirique de la manière dont un outil de gestion orienté

bonnes pratiques est mis en œuvre dans une organisation. Ce cas a rendu visible l’influence et les

interdépendances entre les composantes d’un outil de gestion. La capacité de l’outil à pouvoir conformer

des pratiques à son substrat technique trouve ses limites dans le cas Danone. La philosophie gestionnaire

joue un rôle d’explorateur des paradoxes. Ces paradoxes sont des phénomènes intangibles qu’il faut

identifier et dont il faut interpréter les conflits qui lui sont inhérents. Par l’humour, les concepteurs du NWA

ont réussi à identifier les tensions qui freinent l’adhésion des acteurs à la démarche de partage de leurs BP :

l’anxiété liée à la perte des compétences, la peur d’être jugés d’incompétents, les conflits d’appartenance,

où un groupe local doit échanger ce qu’il tient comme plus cher, avec d’autres personnes qu’il n’a jamais

vu.

Pour conclure, nous souhaitons proposer une généralisation de nos conclusions sur l’analyse de la

codification et diffusion des bonnes pratiques dans un système d’activité au cas de la norme ISO9000 :2015

et des normes de système de management en général. En effet, à la lumière de ce qui a été décrit

précédemment, la gestion des principes normatifs apparaît comme un management de dépassement de

contradictions plus qu’une gestion de stabilité dans un système. Dans ce système, le management et les

23

managers détiennent les clés de la créativité pour fédérer les employés avec leurs compétences autour de la

résolution des paradoxes managériaux.

Références

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