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La magie opère toujours Malgré des difficultés au printemps qui ont, un temps, fait craindre une disparition du rendez-vous incontournable des combinards, le Décastar continue d’attirer les meilleurs spécialistes du globe, et un public fidèle. Décryptage d’une recette immuable, mais qui donne toujours le goût d’y revenir. Prenez un taxi à la gare de Bordeaux et demandez-lui de vous conduire au stade d’athlétisme de Talence. Bien des chauf- feurs vous demanderont, l’air circonspect, où il se trouve. Pourtant, depuis 1976, tous les meilleurs décathloniens et heptathloniennes du monde ont pris le chemin du parc des sports, niché à l’orée du bois de Thouars. Avec Götzis (Autriche), Talence est la deuxième place forte des combinées dans le monde. Un statut que tempère Jean-Paul Durand, président de l’Adem, le collectif qui gère l’organisa- tion du Décastar. « Nous ne sommes pas le meeting Areva, ou le Weltklasse de Zurich, nous n’avons ni l’éclat ni le budget d’une Diamond League. » Lui préfère définir son bijou comme « un petit meeting à grand retentissement ». Qu’est-ce donc qui fait venir les O’Brien, Thompson, Sebrle, Dvorak ou Eaton (tous recordmen du monde) au stade Pierre-Paul Bernard ? Il y a déjà le chal- lenge mondial des épreuves combinées, dont Talence constitue la dernière étape, et donc la dernière chance pour améliorer sa position ou au contraire garder son rang. À la clef, des primes pour les huit meilleurs, et pas moins de 30 000 dollars aux vainqueurs hommes et femmes. Habitué des lieux, Mathias Ako Bienes, le junior de Bordeaux Athlé, qui a participé aux épreuves réservées aux jeunes pour la huitième année (!) consécutive en 2014, et devrait probablement découvrir l’épreuve reine chez les seniors l’an prochain, avance un autre élément de réponse. « Quand on est décathlonien, il faut venir à Talence pour le public, qui n’a rien à voir avec n’importe quel meeting. » Il faut voir les tribunes complètement garnies dès le samedi matin à 9 h pour comprendre l’engoue- ment du public. Entendre le bruit lorsque les ath- lètes sont présentés, un par un, par le speaker et s’avancent sur la piste comme des rock stars. Sentir l’admiration dans les regards des enfants massés le long de la main courante pour approcher au ● ● ● 58 59 TALENCE, 20-21 SEPTEMBRE

TALENCE, 20-21 SEPTEMBRE La magie opère toujours · PDF filevoles qui ont travaillé comme s’il n’y avait pas de ... Mais nous ne regrettons pas d’avoir fait les choses

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La magie opère toujoursMalgré des diffi cultés au printemps qui ont, un temps, fait craindre une disparition du rendez-vous incontournable des combinards, le Décastar continue d’attirer les meilleurs spécialistes du globe, et un public fi dèle. Décryptage d’une recette immuable, mais qui donne toujours le goût d’y revenir.

Prenez un taxi à la gare de Bordeaux et demandez-lui de vous conduire au stade d’athlétisme de Talence. Bien des chauf-

feurs vous demanderont, l’air circonspect, où il se trouve. Pourtant, depuis 1976, tous les meilleurs décathloniens et heptathloniennes du monde ont pris le chemin du parc des sports, niché à l’orée du bois de Thouars. Avec Götzis (Autriche), Talence est la deuxième place forte des combinées dans le monde. Un statut que tempère Jean-Paul Durand, président de l’Adem, le collectif qui gère l’organisa-tion du Décastar. « Nous ne sommes pas le meeting Areva, ou le Weltklasse de Zurich, nous n’avons ni l’éclat ni le budget d’une Diamond League. » Lui préfère défi nir son bijou comme « un petit meeting à grand retentissement ». Qu’est-ce donc qui fait venir les O’Brien, Thompson, Sebrle, Dvorak ou Eaton (tous recordmen du monde) au stade Pierre-Paul Bernard ? Il y a déjà le chal-lenge mondial des épreuves combinées, dont

Talence constitue la dernière étape, et donc la dernière chance pour améliorer sa position ou au contraire garder son rang. À la clef, des primes pour les huit meilleurs, et pas moins de 30 000 dollars aux vainqueurs hommes et femmes. Habitué des lieux, Mathias Ako Bienes, le junior de Bordeaux Athlé, qui a participé aux épreuves réservées aux jeunes pour la huitième année (!) consécutive en 2014, et devrait probablement découvrir l’épreuve reine chez les seniors l’an prochain, avance un autre élément de réponse. « Quand on est décathlonien, il faut venir à Talence pour le public, qui n’a rien à voir avec n’importe quel meeting. » Il faut voir les tribunes complètement garnies dès le samedi matin à 9 h pour comprendre l’engoue-ment du public. Entendre le bruit lorsque les ath-lètes sont présentés, un par un, par le speaker et s’avancent sur la piste comme des rock stars. Sentir l’admiration dans les regards des enfants massés le long de la main courante pour approcher au ● ● ●

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plus près leurs idoles. Les athlètes le leur rendent bien, puisqu’ils défi leront sous la tente prévue spécialement pour les autographes, tout au long des deux journées. La Biélorusse Yana Maksimava, avait, elle, déjà apposé plusieurs fois sa signature sur les bouts de papier tendus par les bambins, avant même de commencer son échauf-fement le samedi matin. Venus en spectateurs, Marion Lotout et Kevin Menaldo se sont également prêtés à l’exercice, de bonne grâce.

LE BATEAU A TANGUÉCette année, Benjamin Compaoré a bien essayé (malgré lui) de doucher l’enthousiasme des specta-teurs, en annonçant, la mort dans l’âme, son forfait quelques minutes avant le départ du 100 m, en raison d’un problème musculaire. Rien n’y a fait. Même la poisse, qui a successivement touché Kevin Mayer, Antoinette Nana Djimou et Gaël Quérin, n’a pas réussi à faire rater la sauce aquitaine. À chaque départ et à chaque essai, les amoureux des com-binées vibrent au rythme des musiques pêchues choisies par les athlètes pour les accompagner dans les concours. Et même lorsque le Cubain Yordani Garcia, qui a oublié de transmettre son morceau préféré au DJ, s’élance, une claque impressionnante l’accompagne. « C’était vraiment énorme, confi rme la jeune Laura Arteil, qui connaissait là son baptême du feu au Décastar. Je n’étais jamais venue, même en tant que spectatrice, et il y a vraiment un public de folie ! Je suis tombée malade la semaine avant, et j’ai compris dès les haies que les jambes n’étaient pas là. J’ai tenu à aller au bout, pour profi ter du public et prendre du plaisir. J’espère revenir l’an prochain ! » Son aînée Marisa De Aniceto ne peut que confi rmer. « Depuis trois ou quatre ans, on a quand même des week-ends assez extraordinaires. Avec ce public-là, plus le soleil, avec ou sans perf’, c’est du bonheur à partager. On a les gens au plus près, ce qui n’est pas le cas dans les championnats, et c’est ce qui plaît aux athlètes. C’est un rendez-vous incontournable et j’espère que ça le restera. »Le vœu pieux de Marisa est tout sauf un mauvais ● ● ●

augure. À la sortie de l’hiver, la question d’une annu-lation s’est sérieusement posée aux organisateurs talençais. « Nous avons traversé une tempête. Le bateau a été mis à l’eau fi n mai et a navigué grâce à nos partenaires privés et publics, et à nos béné-voles qui ont travaillé comme s’il n’y avait pas de nuages dans le ciel », résume Jean-Paul Durand. L’une des solutions aurait pu être de réduire la voi-lure. « Il était hors de question de ne pas disposer d’un écran géant, ou de loger nos athlètes dans un Formule 1, par exemple. Nous ne voulions pas faire un Décastar au rabais, nous devons cela à notre public», réfute l’organisateur en chef. Sollicités, les partenaires privés ont fait de gros efforts pour ga-rantir la pérennité du rendez-vous annuel. Les par-tenaires publics, en plein marasme, ont décidé de maintenir leur niveau d’engagement. « Cela prouve qu’ils tiennent à notre meeting », savoure-t-il, avant d’ajouter : « Si, demain, nos partenaires institution-nels nous lâchent, nous n’existerons plus ». L’Adem (Association pour le Développement des Épreuves

combinées et du Meeting de Talence) a aussi innové, en faisant appel au fi nancement participatif pour lever des fonds. Ladji Doucouré, Mickaël Hanany et Reina-Flor Okori, entre autres, y avaient déjà eu recours pour fi nancer leur préparation, avec succès. Pour un meeting, c’était une première en France. « Nous avons pris le temps de monter notre propre plateforme de dons, ce qui a fait que nous l’avons lancé assez tardivement, au début du mois d’août. Mais nous ne regrettons pas d’avoir fait les choses par nous-mêmes plutôt que de s’appuyer sur une structure extérieure (comme Kisskissbankbank, Ulule ou Kickstarter, NDLR), car il aurait fallu fi xer un ob-jectif, et si nous ne l’atteignions pas, nous n’aurions rien eu. Nous préférions partir de l’idée que nous récolterions ce que les gens voudraient bien nous donner », explique l’organisateur en chef. De cette façon, l’opération pourra également être renouvelée dans les années à venir. Sur l’appel au don fi guraient notamment Romain Mesnil et Christophe Lemaitre comme parrains.

Malgré sa blessure, l’heure est à la fête pour Antoinette Nana Djimou.

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L’appel des combinéesLa réputation du meeting de Talence va bien au-delà du petit monde des combinards. Régulièrement, d’autres athlètes viennent goûter aux joies des épreuves multiples. Cette année, Benjamin Compaoré (ci-contre, avec Kevin Mayer) a voulu renouveler l’expérience de 2012, quand il avait compilé 6 704 points et impressionné le public et les décathloniens pour l’une de ses toutes premières expériences perche en main. « Il est venu me voir à Zurich pour me demander s’il pouvait revenir. Je lui ai tout de suite dit oui, évidemment », raconte Jean-Paul Durand. Hélas,

une blessure, contractée pendant une semaine de préparation intensive à Montpellier avec Kevin Mayer et Jean-Yves Cochand, a eu raison de sa volonté. Qu’à cela ne tienne, il a passé le week-end à encourager ses potes français, et à conseiller son fi lleul (les organisateurs attribuent à tous les jeunes participants du quadrathlon un parrain issu des épreuves mondiales), notamment en longueur. Le partage est une valeur à laquelle on ne coupe pas, surtout à Talence. Avant lui, d’autres grands noms de l’athlé y sont passés, comme les perchistes Renaud Lavillenie (6 676 points en 2013), Jean

Galfi one (7 206 points en 1997) et Thierry Vigneron (7 035 points en 1987), la sauteuse en hauteur Maryse Ewanje-Epée (à trois reprises en 1987, 1988 et 1992). Lors de la première édition en 1976, Guy Drut passa même tout près de la victoire fi nale. En tête après neuf épreuves, il dut abandonner, épuisé, lors du 1 500 m et laissa la victoire au Soviétique Alexander Grebenyuk. Le champion olympique du 110 m haies récolta toutefois 7 514 points et prit la sixième place du classement fi nal. Pour 2015, Kevin Menaldo, présent cette année, n’a pas caché son désir de relever le défi à son tour.

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Finalement, le crowdfunding a permis de récolter 6 000 euros auprès d’une soixantaine de personnes – tous des particuliers. « Cela représente fi nalement assez peu au vu du budget global de l’évè-nement de l’ordre d’un peu plus de 700 000 euros, mais c’est toujours cela que l’on est contents d’avoir », sourit celui que les athlètes appellent affectueuse-ment « Jean-Paul ». Même si le nombre de donateurs est relativement faible, « certains partenariats étaient relativement importants », relève-t-il.

ENTREPRENEURS ET SOLIDAIRESPlus diffi cile à quantifi er en monnaie sonnante et trébuchante, l’élan a aussi pris chez les commer-çants du coin. « Quand on voit ce qu’arrive à faire Götzis à ce niveau, où toute une ville de 10 000 habitants ne vit que pour les épreuves combinées le temps d’un week-end, c’est là que se trouve notre modèle. Depuis trois ans, toutes les vitrines se mettent aux couleurs du Décastar », se réjouit Jean-Paul Durand. Pour donner envie aux acteurs économiques du bassin bordelais de s’engager,

une course des entrepreneurs est organisée, parmi les autres animations du week-end (épreuves pour les jeunes, courses handisport, course à l’améri-caine, etc). Couru sous le format d’une course à élimination, elle a réuni plus de cent participants. Pour l’animer, qui de mieux que le marathonien Benjamin Malaty, local de l’étape. « C’est génial de partager un beau moment avec les entreprises que je côtoie tous les jours et de réunir mes deux casquettes, sportive et professionnelle. Sport et entreprise vont bien ensemble, et c’est aussi l’occa-sion pour chacun d’entretenir son réseau », glisse l’international français. À l’arrivée, l’opération a aussi permis de lever 3 000 euros pour la Fondation pour la recherche médicale. Au cours du week-end, sur le tartan et dans les tribunes, rien n’a paru des doutes ou diffi cultés rencontrés. La même « fête de l’athlétisme dans toutes ses composantes. Chaque année, en voyant tous ces gens au bord de la piste, je me demande si c’est vraiment le même stade que celui sur lequel je m’entraîne toute la saison », s’exclame Malaty.

En point d’orgue, le concours de perche avec une partie du public assis à même le tartan, pour être au plus près du sautoir et de ses sensations fortes. Une tradition qui « donne toujours des angoisses aux délégués techniques de l’IAAF qui ne l’ont ja-mais vu faire avant » (dixit Jean-Paul Durand), mais qui ravit les spectateurs autant que les voltigeurs. Enfin, l’incontournable communion de tous les décathloniens et heptathloniennes sur le large podium en étoile du Décastar. Une belle photo de famille, qui a bien failli ne pas être prise à cause d’une dernière péripétie quelques jours avant le week-end talençais. La grève des pilotes Air France a mis en péril l’acheminement des athlètes et de leur matériel jusqu’en Gironde, mais l’équipe de l’Adem a réussi à amener tout le monde à bon port, à l’excep-tion du Grenadin Kurt Félix. À Talence, les écueils n’y peuvent rien, la fête est éternelle. Comme le résume Alain Blondel, fi dèle parmi les fi dèles avec dix participations au compteur, « toutes les belles histoires du décathlon français s’écrivent ici et il n’y a pas de raisons que ça ne continue pas ! » ●

● ● ● LE CHIFFRE

Pour la onzième année consécutive, l’Ukraine a placé au moins une de ses représentantes sur le podium de l’heptathlon, en la personne d’Anastasiya Mokhnyuk.

Pahapill, la bonne piocheLe retour à la compétition du Belge Hans Van Alphen, après deux saisons gâchées par les blessures, était très attendu. Le vainqueur du Décastar en 2011 et 2012 a pris la neuvième place avec 7 498 points, sous les yeux d’une équipe de la télévision fl andrienne, venue réaliser un documentaire sur le colosse de Turnhout. La victoire fi nale est revenue à Mikk Pahapill qui, avec 8 077 points, a inscrit son nom au palmarès, à côté de celui de sa coach Remigija Nazaroviene, lauréate à l’heptathlon en 1996 et 1997 sous les couleurs de la Lituanie. L’Estonien, qui avait déjà terminé deux fois à la deuxième place en 2009 et 2011, revient pourtant de loin. « Il n’avait rien fait de probant cette année, mais il a insisté pour venir à Talence, et nous l’avons fi nalement pris à la dernière minute. Nous connaissions les qualités sportives et humaines du bonhomme, et c’est ce qui a motivé notre choix », glisse Jean-Paul Durand. Le grand blond n’a pas déçu et devance au fi nal l’Ukrainien Oleksiy Kasianov (8 062 pts) et le Cubain Yordani Garcia (7 945 pts). Quatrième avec 7 843 points, Bastien Auzeil a décroché la place de premier Français, après les abandons sur blessure de Kevin Mayer (au poids) et Gaël Quérin (à la perche).

La palme féminine est revenue à l’Allemande Carolin Schäfer, qui a dominé les débats tout au long du week-end, pour amasser un bon total de 6 383 points. Elle devance Anastasya Mokhnyuk, qui a enregistré 6 220 points, et la Bélarusse Yana Maksimava (6 189 pts).La première Française, Marisa De Aniceto, a pris la neuvième place avec 5 883 points.