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Quelle inflation pour la Russie? Éléments d'investigation du concept de taux "naturel" d'inflation. Jacques SAPIR * Directeur d’Études à l’EHESS La question de l'inflation mobilise des réactions émotionnelles tout autant si ce n'est plus qu'une analyse économique scientifique. Pourtant l'accumulation de travaux qui, quoi que provenant de cadres théoriques différents, convergent vers la conclusion qu'une certaine inflation correspond à un état normal de l'économie ne peut plus être niée. L'idée que la recherche par les autorités monétaires de l'inflation la plus basse puisse être contre-productive tend aujourd'hui à s'affirmer. Ce résultat soulève alors d'importantes questions théoriques: existe-t-il un "taux naturel d'inflation" 1 , au sens d'un taux tel que toute tentative pour faire baisser l'inflation en dessous serait désavantageuse, quels sont les déterminants de ce taux, est-il général ou spécifique aux structures productives et institutionnelles de chaque économie? Ces interrogations théoriques prennent d'autant plus d'importance que l'introduction progressive ces quinze dernières années dans les modèles habituels d'hypothèses plus réalistes induit une modification importante des résultats normatifs que l'on peut en obtenir. Ceci a, naturellement, des conséquences importantes sur les conclusions prescriptives qui en découlent. Il n'est pas neutre que certains parmi les auteurs les plus remarqués dans le débat actuel sur l'inflation aient explicitement fait mention des travaux de psychologie expérimentale qui modifient considérablement les bases de l'analyse micro-économique standard. De ce point de vue, l'interrogation relative à l'existence d'un taux d'inflation "naturel" ou "normal" n'est pas dissociable du tournant que l'analyse économique est en train de prendre sous l'impact des travaux d'auteurs comme Herbert Simon qui insistent sur les limites cognitives des individus, ou qui comme Amos Tversky et Daniel Kahneman ont renversé les hypothèses standard concernant la structure des préférences individuelles. La nouvelle macroéconomie que l'on voit poindre, et qui retrouve nombre des intuitions les plus radicales de Keynes, s'enracine sur un basculement important des hypothèses microéconomiques. Les implications de l'hypothèse de l'existence d'un taux d'inflation "naturel" sont considérables. Elles bouleversent en profondeur le débat sur les priorités et les instruments de la politique économique. Elles sont susceptibles d'avoir des applications importantes dans le cadre de la politique économique en Russie. On propose ici de procéder dans un premier temps à une recension des trois * CEMI-EHESS, 54 Bd Raspail, 75006 Paris . Contact : [email protected] 1 Le terme de "naturel" n'implique ici aucune relation à une "loi naturelle" de l'économie mais tout simplement l'idée d'un niveau qui serait naturellement atteint sous l'effet de dispositions institutionnelles et structurelles de l'économie. On peut remplacer ici si on le souhaite "naturel" par "normal".

Taux Naturel InflaMODcemi.ehess.fr/docannexe/file/2582/5c.sapir.2006.pdf · * CEMI-EHESS, 54 Bd Raspail, 75006 Paris . Contact : [email protected] 1 Le terme de "naturel" n'implique

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  • Quelle inflation pour la Russie?Éléments d'investigation du concept de taux "naturel" d'inflation.

    Jacques SAPIR*

    Directeur d’Études à l’EHESS

    La question de l'inflation mobilise des réactions émotionnelles tout autant si cen'est plus qu'une analyse économique scientifique. Pourtant l'accumulation de travauxqui, quoi que provenant de cadres théoriques différents, convergent vers la conclusionqu'une certaine inflation correspond à un état normal de l'économie ne peut plus êtreniée. L'idée que la recherche par les autorités monétaires de l'inflation la plus bassepuisse être contre-productive tend aujourd'hui à s'affirmer.Ce résultat soulève alors d'importantes questions théoriques: existe-t-il un "taux natureld'inflation"1, au sens d'un taux tel que toute tentative pour faire baisser l'inflation endessous serait désavantageuse, quels sont les déterminants de ce taux, est-il général ouspécifique aux structures productives et institutionnelles de chaque économie?

    Ces interrogations théoriques prennent d'autant plus d'importance quel'introduction progressive ces quinze dernières années dans les modèles habituelsd'hypothèses plus réalistes induit une modification importante des résultats normatifsque l'on peut en obtenir. Ceci a, naturellement, des conséquences importantes sur lesconclusions prescriptives qui en découlent. Il n'est pas neutre que certains parmi lesauteurs les plus remarqués dans le débat actuel sur l'inflation aient explicitement faitmention des travaux de psychologie expérimentale qui modifient considérablement lesbases de l'analyse micro-économique standard. De ce point de vue, l'interrogationrelative à l'existence d'un taux d'inflation "naturel" ou "normal" n'est pas dissociable dutournant que l'analyse économique est en train de prendre sous l'impact des travauxd'auteurs comme Herbert Simon qui insistent sur les limites cognitives des individus, ouqui comme Amos Tversky et Daniel Kahneman ont renversé les hypothèses standardconcernant la structure des préférences individuelles. La nouvelle macroéconomie quel'on voit poindre, et qui retrouve nombre des intuitions les plus radicales de Keynes,s'enracine sur un basculement important des hypothèses microéconomiques.Les implications de l'hypothèse de l'existence d'un taux d'inflation "naturel" sontconsidérables. Elles bouleversent en profondeur le débat sur les priorités et lesinstruments de la politique économique. Elles sont susceptibles d'avoir des applicationsimportantes dans le cadre de la politique économique en Russie.

    On propose ici de procéder dans un premier temps à une recension des trois

    * CEMI-EHESS, 54 Bd Raspail, 75006 Paris . Contact : [email protected] Le terme de "naturel" n'implique ici aucune relation à une "loi naturelle" de l'économie maistout simplement l'idée d'un niveau qui serait naturellement atteint sous l'effet de dispositionsinstitutionnelles et structurelles de l'économie. On peut remplacer ici si on le souhaite "naturel"par "normal".

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    principales démarches qui ont conduit à modifier l'analyse de l'inflation. En effet, onpeut distinguer un courant qui évalue la question du taux d'inflation au regard du risquereprésenté par la "trappe à liquidité", un courant qui insiste au contraire sur uneréhabilitation de la notion d'illusion nominale, enfin un courant qui met l'accent sur lanature de l'environnement informationnel et le fait que les informations utilisées par lesagents n'existent pas hors de supports matériels auxquels elles ont tendance à "coller"(d'où l'expression de "sticky information").

    Ces trois démarches sont potentiellement complémentaires. Elles invitent alors às'interroger sur les implications des travaux portant sur les comportements individuelspour évaluer dans quelle mesure ils valident et renforcent un certain nombre deconclusions normatives. Ceci permet de poser la question de l'existence d'un taux"naturel" d'inflation, non seulement du point de vue de son existence théorique mais decelui de ses déterminants, susceptibles de permettre une quantification spécifique àchaque économie.On peut alors chercher à appliquer ces résultats au cas de l'économie russe pour tenterde déterminer ce que pourrait être une politique monétaire cohérente avec la notion detaux "naturel" d'inflation.

    I. Éléments de remise en cause de la théorie standard de l'inflation.

    La question de la fluctuation des prix, et du rapport possible avec les variationsde la masse monétaire, constitue un des problèmes les plus anciens traités par l'analyseéconomique. L'identification de l'inflation comme déséquilibre monétaire constitue ainsiune des pierres angulaires de la théorie économique classique, et a été formulée dès leXVIIIè siècle, soit bien avant sa formalisation au début du XXè siècle par IrvingFisher2. La création monétaire est toujours présentée de manière exogène à l'activitééconomique, dont elle vient perturber le bon fonctionnement. La parenté entre le galionchargé d'or arrivant un beau matin (Hume) et la métaphore Friedmanienne del'hélicoptère jetant des dollars est évidente. Le modèle implicite de la circulationéconomique est celui d'une économie de troc, que l'on suppose devant être a priori enéquilibre. Dans ce cadre toute hausse des prix, aussi faible soit-elle, correspond à unesituation de déséquilibre. Il n'est donc de taux "naturel" de l'inflation que nul.

    I.I. Les premières remises en cause de la théorie standard.

    La vision d'un lien mécaniste entre monnaie et prix a cependant été contestéetrès tôt dans la pensée économique. L'intuition que la monnaie n'est pas créée demanière exogène aux activités économiques mais de manière endogène se trouve dansune tradition qui va de Marx à Keynes en passant par Max Weber. On oublie tropsouvent que ce dernier a réfuté l'analyse d'une formation des prix purement monétaire etaffirmé:

    2 I. Fisher, Mathematical Investigations into the Theory of Value and Prices, Yale UniversityPress,New Haven,Conn., 1926.

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    Les prix monétaires résultent de compromis et de conflits d'intérêt; en ceci ilsdécoulent de la distribution du pouvoir. La monnaie n'est pas un simple "droit sur desbiens non-spécifiés" qui pourrait être utilisé à loisir sans conséquence fondamentalesur les caractéristiques du système des prix perçu comme une lutte entre les hommes.La monnaie est avant tout une arme dans cette lutte; elle n'est un instrument de calculque dans la mesure où l'on prend en compte les opportunités de succès dans cette lutte.3

    Keynes a repris très tôt dans son oeuvre cette intuition importante, que l'inflationcorrespond en réalité à un rapport de forces social4. Dès lors, le taux d'inflation ne peutêtre pensé en dehors d'une analyse du conflit sur la répartition de la valeur ajoutée. Ildevient alors possible de penser un taux d'inflation "naturel" non nul.

    Il faut aussi signaler que les hypothèses de l'équilibre automatique d'uneéconomie de troc, ou de la nécessité de la neutralité de la monnaie ont été réfutées avantla Seconde guerre mondiale. Ces réfutations sont intimement liées au débat qui sedéveloppe à l'époque sur les causes et la nature du cycle économique (le "businesscycle") et où l'École Autrichienne (Von Mises et Von Hayek) aura joué un rôleimportant5.C'est P. Sraffa qui démontrera qu'une économie de troc n'est pas nécessairement enéquilibre et ne peut servir de référence implicite à une théorie de la monnaie6. H.S. Ellisva aussi signaler un problème majeur de l’argumentation de Hayek à l’époque. Si laproduction n’est pas stationnaire, le principe d’une monnaie neutre n’est pas suffisantpour engendrer des prévisions parfaites, car la monnaie neutre suppose que l’équilibreait été atteint sur l’ensemble des autres marchés. On a ici une vision de la neutralité “ex-post”, c’est-à-dire résultant d’équilibres antérieurs, que l’on peut opposer à la vision“ex-ante”, où cette neutralité caractérise par essence le cadre des comportements. Ceci,de nouveau, suppose une parfaite connaissance par les agents du niveau et de lacomposition des productions agrégées futures, ou à tout le moins des lois d’évolution decette dernière7. Notons que, ce que Ellis ne mentionne pas, si de telles lois étaientmaîtrisables en un sens opérationnel par ne serait-ce qu’un agent (la Banque Centralepar exemple), alors le problème de la planification serait résolu.La critique formulée par Ellis a un écho très moderne; elle s’appuie sur la cohérenceissue de la Loi de Walras dans le raisonnement de l'Équilibre Général pour en montrer

    3 M.Weber, Economy and Society: An Outline of Interpretative Sociology, University ofCalifornia Press, Berkeley, Ca., 1948, p.108.4 J.M.Keynes, "A tract on Monetary reform" (1926), in J.M.Keynes, Essays in Persuasion,Rupert Hart-Davis, London, 1931. Citation reprise de la traduction française, Essais sur lamonnaie et l'économie, Payot, coll "Pettite Bibliothèque Payot", Paris, 1971, pp.16-17.5 J. Sapir, K Ekonomicheskoj Teorii Neodnorodnykh Sistem, Vysshaja Shkola Ekonomiki,Moscou, 2001, voir Chap. 1, pp. 47-66.6 P. Sraffa, “Dr. Hayek on Money and Capital”, in Economic Journal, vol. XLII, n°1/1932, pp.42-53.7 H.S.Ellis, German Monetary Theory, 1905-1933 , Harvard University Press, Cambridge,Mass., 1934, p. 355.

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    les limites8. Si on suppose que les agents économiques ne sont pas homogènes, enintroduisant par exemple une différence de comportement entre les salariés et les non-salariés, on aboutit au sein même de modèles d'équilibre général à des situations oùcette loi ne s’applique que de manière partielle conduisant alors à des états d’équilibrede sous-emploi annoncés par Keynes9. Dans ces conditions, la neutralité de la monnaie,même “ex-post”, s’avère insuffisante pour ramener l’économie au plein emploi10. N.Kaldor montre par ailleurs dans un essai publié en 1934 que dans la théorie del’équilibre, la formation des prix doit précéder l’échange et non en résulter11. Ceciinvalide largement le traitement exogène de la question de la monnaie dans la théorieéconomique.

    L'irruption de ce que l'on a appelé la "contre-révolution monétariste" à partir desannées 60 du XXe siècle a conduit à un retour à la vision primitive de l'inflation. Àtravers l'hypothèse Friedmanienne du "revenu permanent", se trouvent rejetées nonseulement l'idée que les acteurs se détermineraient à partir des valeurs nominales maisaussi celle que des taux d'inflation non nuls pourraient être nécessaires au bonfonctionnement de l'économie. La théorie des anticipations rationnelles a ici fonction defaire disparaître l'incertitude pour permettre aux modèles néo-classiques de retrouverleur pertinence. Ceci est d'ailleurs clairement affirmé par Robert Lucas, qui indique quela théorie économique doit traiter d'un monde sans incertitude, sous peine de perdre desa valeur12.En dépit de cet étonnant aveu, et des incohérences internes qui ont été détectées très tôtdans le raisonnement de M. Friedman13, y compris par un économiste néo-classiquecomme Frank Hahn14, on est donc revenu à l'idée que la seule inflation "normale" estcelle qui est égale à zéro. C'est donc dans ce contexte qu'il faut comprendre l'importancede l'émergence d'analyses qui tendent à redonner une légitimité à l'idée qu'il peut être

    8 Rappelons que la Loi de Walras ne dépend pas de la présence d’un strict rationnement desagents par les prix comme soutenu par R.W. Clower, “The Keynesian Counter-revolution: atheoretical appraisal”, in F. Hahn et F. Brechling, (Edits.), The Theory of Interest Rates,Macmillan, Londres, 1965. Comme montré par deux auteurs, cette loi fonctionne même si lesagents sont rationnés et par les prix et par les quantités, mais à la condition qu’ils soienthomogènes. J.R. Rhodes, “Walras’Law and Clower’s Inequality”, in Australian EconomicPapers , Vol. 23, N°1/1984, juin, pp.112-122. D. Patinkin, “Walras’Law” in J. Eatwell, M.Milgate et P. Newman (Edits.), General Equilibrium - The New Palgrave, Macmillan, Londres,1987.9 La démonstration est faite dans J. Cartelier, “Keynesian Equilibrium and Partial Walras Law”,Document de Travail du FORUM, Université Paris-X, DT-2, décembre 1995.10 La clause d’homogénéité des agents et des comportements est fondamentales dans le cadrenéo-classique, car elle détermine aussi le jugement sur la neutralité de la monnaie. Voir D.Lacoue-Labarthe, Analyse Monétaire , Dunod, Paris, 1985, pp. 51-53.11 N. Kaldor, “The Determinateness of Static Equilibrium”, republié in N. Kaldor, Essays onValue and Distribution , Duckworth, Londres, 1960.12 R. Lucas, Studies in Business Cycle Theory, Basil Blackwell, Oxford, 1981, p. 224.13 J. Tobin et K. Buiter, "Long-run effects of fiscal and monetary policy on aggregate demand",in J. Stein (ed.) Monetarism, North Holland, Amsterdam, 1976, pp. 273-319.14 Voir, F. Hahn, "Professor Friedman's Views on Money", in Economica, vol. 38, n°1/1971,pp. 61-80 et, du même auteur, "Monetarism and Economic Theory", in Economica, vol. 47,n°1/1980, pp. 1-17.

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    naturel et souhaitable que des taux d'inflation ne soit pas nul.

    I.II. Taux d'inflation et trappe à liquidité.

    Aussi étonnant que cela puisse paraître, compte tenu de ses positions ultérieures,c'est Lawrence Summers qui a été un des premiers à indiquer qu'une inflation non nullepouvait être bénéfique15. Il indiquait alors que le niveau "optimal" de l'inflation étaitprobablement dans la zone des 2% à 3%. L'une des raisons alors invoquées est le risquede voir l'économie tomber dans la "trappe à liquidité" de la théorie keynésienne.L'argument de la nocivité d'un taux d'inflation égal à 0% a été repris par d'autreséconomistes opérant au sein du paradigme standard pour cette raison, en particulierStanley Fisher16.

    Cette notion a été développée par d'autres économistes, et en particulierBernanke et Mishkin17, qui ont insisté sur la nécessité de conserver une "marge desécurité" en ce qui concerne l'inflation. Cette marge pouvant même être qualifiée danscertains travaux de "substantielle"18. Il faut ici souligner que Ben Bernanke est devenule successeur de Greenspan au Federal Reserve System américain, et qu'il aspécifiquement identifié la déflation comme un risque à éviter19. On notera que même laBCE admet depuis 2003 qu'il convient de viser un objectif d'inflation de 2% pour éviterun risque de déflation20.

    On a ainsi vu se développer un consensus autour de la nécessité d'un objectifd'inflation pour les Banques Centrales21, une notion en réalité fort différente des dogmesen vigueur dans les années 80 et 90. Il est évident, si l'on admet la possibilité d'uneillusion nominale, qu'un taux d'inflation nul, ou très proche de zéro, constitue uneincitation à conserver des actifs sous forme liquide en période d'incertitude. Il y acependant ici un problème de cohérence argumentaire. La "marge" d'inflation nécessairedevrait être fonction du degré d'incertitude. Il est ainsi impossible de postuler a priorique la "cible" d'inflation doive se trouver à 2% ou 3% en dehors d'une analysespécifique de la nature et de l'intensité de l'incertitude. Prétendre que de telles valeursseraient par principe suffisantes reviendrait à supposer que les agents, y compris la 15 L. Summers, "Price Stability: How Should Long-term Monetary Policy be Determined" inJournal of Money, Credit and Banking, vol. 23/1991, n°3, pp. 625-631.16 S. Fisher, "Why are Central Banks Pursuing Long-Run Price Stability?" in Achieving PriceStability, Federal Reserve Bank of Kansas City, Kansas City, 1996, pp. 7-34.17 B.S. Bernanke et F.S. Mishkin, "Inflation Targeting: A New framework for Monetary Policy"in Journal of Economic Perspectives, vol. 11, n°1/1997, pp. 97-116.18 A. Blinder, "Monetary Policy at the Zero Lower Bound: Balancing the Risks" in Journal ofMoney,Credit and Banking, vol. 32, n°5/2000, pp. 1093-1099.19 B.S. Bernanke, "Deflation: Making Sure "it" doesn't Happen Here",Remarks by GovernorBen S. Bernanke before the National Economists Club, Washington D.C., Board of Governorsof the Federal reserve System, Washington, D.C., 2002.20 ECB Press Release "The ECB's Monetary Policy Strategy", Francfort, 8 Mai 2003.21 L.E.O. Svensson, " Inflation targeting as Monetary Policy Rule" in Journal od MonetaryEconomics, vol. 43, n°3/1999, pp. 607-654. Voir aussi B.S. Bernanke, T. Laubach, F.S. Mishkinet A.S. Posen, Inflation Targeting: Lessons from International experience, PrincetoonUniversity Press, Princeton,N.J., 1999.

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    Banque Centrale, connaissent ex-ante l'ampleur de l'incertitude susceptible d'enclencherle mécanisme de fuite vers la liquidité. Mais, s'il en est ainsi, on ne peut plus parlerd'incertitude et la justification du ciblage perd sa cohérence.

    Des simulations réalisées à la fin des années 90 ont confirmé qu'un tauxd'inflation trop faible faisait courir le risque d'une réaction trop tardive de l'économieaux mesures de la politique monétaire22. Le danger de voir s'ouvrir un écart relativementstable entre la réaction potentielle de l'offre et sa réaction réelle est aussi évoqué dansdes études empiriques23. Il est une des formes possibles de manifestation de la trappe àliquidité.La longue dépression japonaise des années 1985-2005 a d'ailleurs donné naissance à desétudes spécifiquement centrées sur ce problème. Ainsi, l'idée qu'une inflation trop faiblea pu pénaliser la capacité de l'économie japonaise à rebondir est aujourd'hui acceptée24.Elle est validée par les études récentes de la Banque Centrale du Japon25. Le risqued'une combinaison de déflation et de trappe à liquidité est désormais identifié comme unrisque majeur, y compris pour les économies occidentales26.

    I.III. Inflation et présence de rigidités à la baisse dans les ajustements réels.

    Parallèlement aux travaux portant sur le risque déflationniste et la trappe àliquidité, une autre approche s'est développée depuis 1996, mettant au centre de sonanalyse la présence de rigidités à la baisse dans les ajustements réels.

    L'étude publiée par George Akerlof et ses collègues de la Brookings insiste surles dangers d'une inflation trop basse du point de vue de la présence de rigidités dansl'économie réelle27. L'estimation des coûts induits par une politique cherchant à fairebaisser l'inflation en dessous du niveau considéré comme "normal" est alors de l'ordrede 3% du PIB.Le principal argument défendu par Akerlof et ses collègues pour justifier leur positionest la rareté de l'ajustement des salaires nominaux à la baisse. Contre l'opinioncommune qui veut que dans l'économie américaine les salaires soient flexibles dans lesdeux sens, ils montrent qu'une étude précise des données statistiques disponiblesconfirme en réalité l'hypothèse de la rigidité. En fait, l'opinion commune quant à laflexibilité des salaires provient dans une très large mesure d'erreurs dans la collecte des

    22 A. Orphanides et V. Wieland, "Efficient Monetary Policy Design Near Price Stability" inJournal of the Japanese and International Economics, vol. 14/2000, pp. 327-365.23 J. Fuhrer et B. Madigan, "Monetary Policy When Interest Rates are Bounded to Zero", inReview of Economics and Statistics, 1997, pp. 31-34.24 A.S. Posen, Restoring Japan's Economic Growth, Institute for International Economics,1998, Washington, D.C.25 S-I Nishiyama, "Inflation Target as a Buffer against the Liquidity Trap" , IMES DiscussionPaper n° 2003-E-8, Institute for Monetary and Economic Studies - Bank of Japan, Tokyo, 2003.26 A. Ahearne, J. Gagnon, J. Haltmaier, D. Kamin et Alii, "Preventing Deflation: Lessons fromJapan's Experience in the 1990's", International Finance Discussion papers n° 729, Board ofGovernors of the Federal Reserve System, 2002.27 G.A. Akerlof, W.T. Dickens et G.L. Perry, "The Macroeconomics of Low Inflation" inBrookings Papers on Economic Activity, n°1/1996, pp. 1-59.

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    données28. En fait, une étude des données identiques sur la France montre que lessalaires nominaux sont effectivement rigides à la baisse quand on considère le profilindividuel de chaque salarié. Pour obtenir une baisse nominale des salaires lesentreprises licencient des salariés ayant une importante ancienneté dans l'entreprise pourleur substituer des salariés plus jeunes dont le salaire d'entrée dans l'entreprise est plusfaible. De la même manière, la substitution des contrats à durée déterminée aux contratsà durée indéterminée est un instrument pour réaliser une baisse nominale du salaire.Cependant, dans ces deux stratégies, les pertes en compétences subies par l'entreprisesont loin d'être négligeables. Aussi, seules les entreprises caractérisées par des procès deproduction à faible contenu en compétences tirent un réel avantage de ces pratiques.L'analyse agrégée des évolutions salariales confirme alors la rigidité tendancielle à labaisse des rémunérations nominales.

    Les hypothèses d'Akerlof, Dickens et Perry ont été testées sur des modèlesrétrospectifs de l'économie américaine. Ces derniers montrent que l'hypothèse d'unerigidité à la baisse des salaires permet de reproduire presque parfaitement lestrajectoires macro-économiques, que ce soit sur la période 1929-1942 ou sur celle 1954-1995. La supériorité de l'hypothèse de rigidité à la baisse sur celle d'un ajustement dessalaires nominaux au taux "réel" est d'autant plus marquée que la conjoncture estperturbée et le risque déflationniste important. Mais, même dans des périodes d'inflationrelativement élevée (1965-1975), les écarts avec la trajectoire réelle sont sensiblementplus faibles quand on utilise l'hypothèse de la rigidité à la baisse des salairesnominaux29.L'interprétation économique est extrêmement intéressante. Akerlof, Dickens et Perrysuggèrent qu'une caractéristique centrale des économies réelles est le mouvementpermanent des prix (et salaires) relatifs. Si les ajustements devaient se faire en termesnominaux (ce qui arriverait pour un niveau nul ou très faible de l'inflation), ilsdeviendraient très coûteux en termes d'emploi. L'évolution interne des producteursimplique donc le maintien d'une inflation à un niveau suffisant pour que leschangements relatifs n'impliquent pas des baisses nominales30. Cette interprétation esttrès proche de ce que l'on a qualifié antérieurement "d'inflation hayekienne"31.

    Les thèses d'Akerlof et des ses confrères sont confirmées par une autre étude,menée à partir d'un cadre théorique légèrement différent, mais incluant aussi la présencede rigidités d'ajustement32. Cette étude confirme aussi que si la Banque Centrale tente defaire passer le niveau d'inflation en dessous d'une certaine valeur, alors les effets surl'économie deviennent extrêmement négatifs dans un délai assez rapide.La question des rigidités devient ici centrale. Une première justification à leur présencese déduit de l'introduction au sein même de modèles standards de l'hypothèse des

    28 Le point est analysé dans G.A. Akerlof, W.T. Dickens et G.L. Perry, "Low Inflation or NoInflation: Should the Federal Reserve Pursue Complete Price Stability", Policy Brief #4,Brooking Institution, Washington, D.C., 1996.29 G.A. Akerlof, W.T. Dickens et G.L. Perry, "Low Inflation or No Inflation: Should the FederalReserve Pursue Complete Price Stability", op.cit..30 Idem31 J. Sapir, Les Trous noirs de la Science Economique, Albin Michel, Paris, 2000, chap. 3.32 T.M. Andersen, "Can Inflation Be Too Low ?" in Kyklos, vol. 54/2001, Fasc.4, pp. 591-602.

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    asymétries d'information33. En fait, on peut considérer que l'école de l'informationimparfaite a de ce point de vue très largement validé un certain nombre d'hypothèseskeynésiennes34.

    Il y a donc un conflit évident entre la théorie du taux d'inflation "naturel" quedessinent Akerlof, Dickens et Perry et la théorie classique du taux de chômage"naturel", telle qu'elle s'exprime aujourd'hui dans l'hypothèse du NAIRU (ou Non-Accelerating Inflation Rate of Unemployment). Cette hypothèse résulte dans une largemesure de l'introduction des anticipations rationnelles. Akerlof et ses collègues de laBrookings Institution réfutent la pertinence des anticipations rationnelles à partir d'uneapproche du comportement des individus. Ces derniers, comme le montrent les travauxde psychologie expérimentale, ne réagissent pas aux informations "brutes" mais en unsens "éditent" ces informations en fonction du contexte35. Dans ces conditions, quand leniveau de l'inflation est stable, les acteurs réagissent essentiellement aux valeursnominales. Dans un contexte où l'inflation peut accélérer fortement, par contre, lesvaleurs nominales deviennent douteuses et les acteurs économiques cherchent à percerle voile d'incertitude entourant les valeurs réelles.

    Un autre élément sera ajouté un peu plus tard dans l'argumentation, celui de lasaturation cognitive. Akerlof, Dickens et Perry indiquent aussi que les acteurs nepeuvent traiter la totalité des informations qui leur sont soumises. ils ne retiennent quecelles qui leur paraissent importantes par rapport à leur situation donnée. dans ce cadre,si l'inflation est basse, elle est ignorée dans les calculs économiques et les grandeursnominales sont prises directement comme bases du calcul économique36. On est icidirectement en présence d'une des conséquences des travaux de Herbert Simon. On saitqu'ils ont conduit à ne reformulation importante de la notion de rationalité, dans uncadre désormais très éloigné de celui utilisé par la théorie néo-classique37.

    L'approche initiée par Akerlof et ses collègues est importante parce qu'elledessine à la fois une argumentaire expliquant pourquoi un certain niveau d'inflation estnécessaire dans les économies et comment les grandeurs nominales pénètrent dans lesprocessus de décision des acteurs. Cette approche combine donc une dimension macro-économique à une dimension micro-économique.

    33 B.C. Greenwald et J.E. Stiglitz, "Toward a Theory of Rigidities" in American EconomicReview, vol. 79, n°2, 1989, Papers and Proceedings, pp. 364-369. J.E. Stiglitz, "Toward ageneral Theory of Wage and Price Rigidities and Economic Fluctuations" in AmericanEconomic Review, vol. 79, 1989, Papers and Proceedings, pp. 75-80.34 J.E. Stiglitz, "Information and the Change in the Paradigm in Economics", in AmericanEconomic Review, vol. 92, n°3, juin 2002, pp. 460-501.35 G.A. Akerlof, W.T. Dickens et G.L. Perry, "Near Rational Wage and Price Setting and theLong Run Phillips Curve" in Brookings Papers on Economic Activity, n°1/2000.36 G.A. Akerlof, W.T. Dickens et G.L. Perry, "Options for Stabilization Policy", Policy Briefn°69, Février 2001, Brookings Institution, Washington, D.C..37 H.A. Simon, "From Substantive to Procedural rationality", in S.J. Latsis, (ed.), Method andAppraisal in Economics , Cambridge University Press, Cambridge, 1976, pp. 129-148 et, dumême auteur, "Theories of bounded rationality", in C.B. Radner et R. Radner (eds.), Decisionand Organization, North Holland, Amsterdam, 1972, pp. 161-176.

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    I.IV. Le lien entre inflation et niveau d'activité économique et l'hypothèse d'uneinformation liée à un support matériel (sticky information).

    Dans les années 1980, l'analyse des relations entre inflation et activitééconomique a été dominée par les modèles utilisant un ajustement aléatoire des prix parles entreprises en fonction des informations disponibles. Ces modèles, initiés par Tayloret Guillermo Calvo38, sont appelés des modèles à Courbe de Phillips néo-keynésienne.Or, ces modèles produisent des résultats contrefactuels. Ainsi, le niveau d'activités'accroît fortement lors de politiques de désinflation39; de plus ces modèles ne peuventexpliquer la persistance de l'inflation40. Ils sont cependant devenus tellement répandusqu'ils ont été considérés par Bennett McCallum comme "la chose la plus proche d'unespécification standard"41.

    L'un des principaux problèmes des modèles utilisés vient de ce qu'ils spécifientdes changements rapides dans le taux d'inflation. En fait, ces modèles supposent que lesinformations quant au contexte de la politique monétaire se diffusent rapidement parmiles acteurs. Ceci induit une très grande difficulté à reproduire le fait réel que desvariations brutales de la politique monétaire ont des effets retardés et graduels sur lesniveaux d'inflation ainsi que l'impact des politiques de stabilisation sur l'emploi42.Gregory Mankyw et Ricardo Reis ont alors proposé d'introduire une spécification dansces modèles indiquant que l'information concernant les conditions macroéconomiquesne se diffusent que lentement et progressivement au sein de la population43. Ainsi, lesfirmes ajustent leurs prix à chaque période, mais elles ne peuvent re-calculer le prixoptimal rapidement dans chaque cas. Si certaines entreprises de l'échantillon sontsupposés capables de la faire, pour la majorité des autres firmes le calcul à la période (t)continue de se faire sur la base d'informations anciennes qui n'ont pu être modifiées. Ilen résulte que ces entreprises vont tendre à déterminer leurs prix à (t) sur le niveauobservé des prix des autres entreprises et non sur le niveau de la demande, car ce dernierne peut être directement observé.

    Au-delà des formes algébriques des spécifications44, l'hypothèse introduiterevient à postuler que certaines informations ne peuvent être connues directement mais 38 G.A. Calvo, "Staggered Prices in a Utility Maximizing Framework", in Journal of MonetaryEconomics, vol. XII,n°2/1983, pp. 383-398. J.B. Taylor, "Aggregate Dynamics in StaggeredContracts" in Journal of Political Economy, vol.88, n°1/1980, pp. 1-22.39 L. Ball "Credible Disinflation with Staggered Price Setting" in American Economic Review,vol. 84, n°2/1994, pp. 282-289.40 J. Furher et G. Moore, "Inflation Persistence" in Quarterly Journal of Economics, vol 110,n°1/1995, pp. 127-160.41 B. McCallum, "Comments" in NBER Macroeconomics Annual, Washington D.C., 1997, pp.355-359.42 G.N. Mankyw, "The Inexorable and Mysterious Tradeoff Between Inflation andUnemployment" in Economic Journal, vol 111, n°1/2001, pp. 45-61.43 G.N. Mankyw et R. Reis, "Sticky Information versus Sticky Prices: A Proposal to Replacethe New Keynesian Phillips Curve" in Quarterly Journal of Economics, vol. 117, n°4/2002, pp.1295-1328.44 Une bonne présentation synthétique se trouve dans O. Coibion, "Inflation Inertia in StickyInformation Models", in Contributions to Macroeconomics, vol.6, n°1/2006.

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    doivent être approximées à partir du comportement des autres agents (ici, l'évolution dela demande agrégée). Les agents (ici les entreprises) montrent alors un degré élevé decomplémentarité stratégique45, dans le sens où elles ne déterminent pas leur stratégie demanière indépendante en fonction d'un accès "direct" (et en réalité illusoire) auxcaractéristiques fondamentales de l'économie, mais de manière complémentaire à lastratégie des autres entreprises. Les décisions deviennent déterminées par d'autresdécisions en réponse aux limitations cognitives de l'agent économique. Dans cesconditions on peut dire que l'information "colle" aux comportements (d'où le nom demodèles à "informations collantes" ou Sticky Information) et qu'il y a une inertied'ajustement importante.L'hypothèse de Mankyw et Reis revient à reconnaître l'échec d'une coordination ex-anteà travers les comportements de maximisation, en raison des limites cognitives desagents et des contextes informationnels. Ainsi, même si ces modèles utilisent d'autresspécifications empruntées au cadre monétariste et néo-classique (comme une équationquantitative de la monnaie), ils se situent explicitement dans une démarche "réaliste"qui est parallèle à celle des travaux sur l'impact des asymétries d'information en matièrede rigidité des salaires d'Akerlof, Perry et Dickens.

    L'impact de ce changement est considérable. Dans un modèle traditionnel, unebaisse de la demande se répercute immédiatement sur l'inflation. Dans un modèle à"information collante", l'inflation reste inertielle pendant une période considérable(estimée jusqu'à 7 trimestres)46. Par contre, l'impact sur le niveau d'activité est importantet négatif. On retrouve bien le phénomène d'un arbitrage entre niveau d'inflation etniveau d'activité et d'emploi.Il faut ici ajouter que l'hypothèse de l'information collante peut parfaitement s'appliquerà d'autres paramètres que ceux du modèle de Mankyw et Reis. On peut ainsi étendre leraisonnement au comportement du consommateur et du salarié47. Dans tous les cas, lesrésultats du modèle initial en sortent renforcés. Le coût réel d'une politique destabilisation sur l'emploi devient plus évident, et le lien entre inflation et activité plusnet. La dimension inertielle de l'inflation peut alors s'expliquer sans mobiliser deshypothèses sur l'existence d'institutions sociales particulières, comme des clausesd'indexation des salaires, mais directement par l'impossibilité pour les agents dedéterminer d'eux-mêmes, et ex-ante, quelles sont les informations réellementpertinentes48.

    La notion de complémentarité stratégique dans les comportements desentreprises devient alors essentielle pour comprendre les dynamiques réelles del'économe de manière "réaliste". Cette complémentarité stratégique est justifiée dans cesmodèles au nom des limitations cognitives des acteurs et des entreprises. Il faut ajouterque si l'on suppose que certains procès de production engendrent des complémentarités

    45 R. Cooper et A. John, "Coordinating Coordination Failures in Keynesian Models", inQuarterly Journal of Economics, vol 103, n°2/1988, pp. 441-463.46 G.N. Mankyw et R. Reis, "Sticky Information versus Sticky Prices: A Proposal to Replacethe New Keynesian Phillips Curve" op.cit; voir aussi O. Coibion, "Inflation Inertia in StickyInformation Models", op.cit..47 R. Reis, "Inattentive Consumers", NBER Working Papers n°10883, 2004.48 O. Coibion, "Inflation Inertia in Sticky Information Models", op. cit..

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    techniques, par exemple si l'on complexifie le raisonnement initial en faisant apparaîtreplusieurs branches dans le modèle, dont certaines sont fortement marquées par laspécificité des actifs, alors cette complémentarité stratégique ne peut que se renforcer.Ainsi, la notion d'information collante, si elle a une dimension générale et applicabledans toutes les économies, sauf à supposer des capacités cognitives parfaites chez lesacteurs, peut aussi être spécifiée en fonction des caractéristiques de chaque économie.Au-delà d'un cadre général d'analyse, le modèle de Mankyw et Reis ouvre la voie à uneréflexion sur la spécificité structurelle des appareils industriels et leur impact sur lesdynamiques macroéconomiques.

    Arrivé à ce point, une première récapitulation des résultats obtenus peut êtretentée. Globalement, l'idée que l'inflation ne soit qu'un "pur" déséquilibre monétairen'apportant que des effets négatifs sur l'économie réelle s'est trouvée réfutée et ce pardes approches différentes, dont certaines restent largement du cadre néoclassique. Onretrouve, dans une très large mesure, une bonne part du raisonnement keynésientraditionnel, qui se trouve ainsi de nouveau validé après la parenthèse monétaristeCependant, parmi les arguments mobilisés, on trouve des éléments qui sont de naturedifférente.

    D'une part, certains arguments participent d'une logique de prudence. Vouloirfaire baisser l'inflation trop bas devient dangereux du point de vue du risque qu'il y a àengager l'économie dans la trappe à liquidité ou de celui de bloquer les évolutionsstructurelles internes qui nécessitent un mouvement des prix relatifs. Ces éléments sontd'autant plus pertinents que des fragilités particulières entachent le fonctionnement de lasphère financière. Ce qui est en cause ici est l'idée qu'une inflation nulle puisse être unobjectif légitime, et que les politiques de stabilisation soient indolores en termesd'activité et d'emploi. On aboutit alors à la recommandation de l'adoption d'un objectifd'inflation pour les Banques Centrales.

    Mais, d'autre part, on trouve aussi des arguments qui portent sur l'existence d'unniveau d'inflation qui serait "normal" par rapport à des caractéristiques spécifiques dechaque économie. Le lien entre incertitude systémique et inflation est implicitementmobilisé dans le raisonnement sur la trappe à liquidité. L'ampleur des restructurationsinter et intra-sectorielles dans une économie, et par là l'ampleur des modifications deprix et salaires relatifs, doit être pris en compte si l'on suit le raisonnement sur lesrigidités d'ajustement à la baisse. Enfin, l'argument des complémentarités stratégiquessuggère que les inerties inflationnistes pourraient être déterminées non seulement oumême uniquement par les institutions financières et monétaires, mais par l'existence decomplémentarités techniques au sein même des appareils productifs.

    Ce qui est en cause, dès lors, n'est donc plus simplement une injonction deprudence en matière de politique monétaire. C'est l'idée que chaque économie pourraitavoir un taux d'inflation correspondant à des éléments particuliers de la structure de sonsystème productif et financier. Dès lors, la question de l'inflation ne pourrait plus êtretraitée de manière indépendante d'une analyse des spécificités de l'économie nationaleconcernée. Il faudrait admettre que chaque économie a, à une période donnée, un tauxd'inflation naturel.

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    II. Fondements théoriques du "taux naturel" d'inflation et éléments dedétermination de ce dernier

    Les différentes approches de l'inflation que l'on a présentées ont toutes encommun un écart non négligeable avec les hypothèses de base des modèles classiquesdont elles sont pourtant issues. Cet écart soulève alors un problème théoriquement etméthodologiquement central, celui de l'intégration entre les divers éléments de lathéorie économique et de la cohérence des argumentaires.Tenter de délimiter ce que devrait être le champ d'une théorie du "taux naturel"d'inflation n'implique pas seulement la prise en compte des avancées théoriques de cesvingt dernières années, mais surtout leur organisation en une démarcheméthodologiquement cohérente, où les différentes hypothèses invoquées puissent êtreréellement complémentaires et non contradictoires.De ce point de vue, formuler une théorie du "taux naturel" d'inflation nécessite un retoursur la méthodologie de la théorie macro-économique.

    II.I. Le problème de la cohérence argumentaire des nouvelles approches de l'inflation.

    En dépit de tous leurs mérites et de leur intérêt évident, les nouvelles approchesde l'inflation dont on vient de rendre compte ne sont pas sans soulever de redoutablesproblèmes de cohérence argumentaire.

    Ainsi, le problème que peut poser la trappe à liquidité implique que les agentsaient une préférence pour la liquidité hors de leurs simples besoins immédiats detransaction. Une telle préférence, qui est au coeur de la théorie keynésienne de lamonnaie, n'est pas compatible avec le modèle du comportement de l'agent individuel telqu'il caractérise l'économie classique.Un agent maximisateur au sens traditionnel du terme préférera toujours un tauxd'intérêt, même faible à une absence de rémunération. La seule manière d'introduire lapréférence pour la liquidité consiste alors à supposer deux choses distinctes: (a) que larémunération représentée par un taux d'intérêt s'accompagne d'une contrainte (l'actifportant le taux ne peut être retransformé rapidement en liquidité) et (b) que l'agentpuisse anticiper la possibilité d'autres usages de son patrimoine dans un futur proche,usages pour l'instant inconnus,justifiant alors qu'ils conservent sous forme liquide cepatrimoine.Il faut une seconde hypothèse quant à l'incertitude pesant sur l'avenir pour aboutir à lapréférence pour la liquidité. Notons que les 2 hypothèses doivent être vérifiéessimultanément. Si on introduit l'incertitude mais si les placements sont parfaitementréversibles, alors le comportement de maximisation rationnelle ne permet pasl'apparition de la préférence pour la liquidité. De même, si les placements ne sont pasréversibles, mais qu'il n'y a pas d'incertitude, rien ne justifie cette préférence. Or, cesdeux hypothèses ne sont pas intégrables au cadre conceptuel initial mobilisé par Fisher,Bernanke et Mishkin.

    Le recours à la notion de trappe à liquidité, s'il introduit un élément réaliste

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    important dans l'analyse de la politique monétaire menée par ces auteurs, apparaîtcomme l'introduction d'un argument ad-hoc dont la compatibilité avec les hypothèsesinitiales n'est pas démontrée.

    La question des rigidités nominales soulève exactement le même problème, ceque Ball, Mankyw et Reis remarquent dans un texte récent49. La tentative de MiltonFriedman pour présenter une théorie où la monnaie serait à la fois non-neutre à courtterme (expliquant la présence temporaire de la Courbe de Phillips) et neutre à longterme (justifiant le maintien de l'hypothèse d'un taux naturel de chômage) se heurte à unproblème d'incohérence50. Il y a une asymétrie évidente dans les comportements quin'est pas compatible avec les hypothèses faites sur la rationalité des acteurs individuels.La tentative ultérieure de Robert Lucas, où les producteurs observent les prix auxquelsils vendent mais non ceux auxquels ils achètent souffre du même problème51.

    Ball, Mankyw et Reis52, suivant en cela explicitement Akerlof53, suggèrent queseule l'intégration des apports des études sur les limites des comportements humainspermet de sortir des incohérences logiques de la théorie macroéconomique standard.Ils'agit ici de rendre compte de "l'inattention" des acteurs par rapport à certainesinformations. Les travaux de référence sont ici ceux de Herbert Simon. Il faut icisignaler que Akerlof va quant à lui nettement plus loin. Ce n'est pas seulement la notiond'information parfaite qu'il met en cause mais bien celle de la rationalité dans son senstraditionnel, en élargissant les références aux travaux de psychologie appliqués àl'économie menés par Amos Tversky, Daniel Kahneman, Paul Slovic et SarahLichtenstein54.

    II.II. Les conséquences d'une analyse réaliste des comportements des acteursindividuels.

    Un nombre croissant d'économistes admet aujourd'hui que les hypothèsestraditionnelles sur les comportements de l'acteur individuel sont insatisfaisantes quandelles ne sont pas fausses. Les conséquences de cette prise en compte ne sont cependantpas toujours entièrement tirées. Pourtant, il est désormais possible d'introduire desolides éléments de réalisme au sein même des hypothèses.

    49 L. Ball, G.N. Mankyw et R. Reis; "Monetary Policy for Inattentive Economies", Mimeo,2005.50 M. Friedman, "The role of monetary policy" in American Economic Review, vol. 58/1968,Papers and Proceedings, pp. 1-17.51 R.E. Lucas, "Some international evidence on the output-inflation trade-offs" in AmericanEconomic Review, vol. 63, 1973 n°2, pp. 326-334.52 L. Ball, G.N. Mankyw et R. Reis; "Monetary Policy for Inattentive Economies", op.cit., p.5.53 G.A. Akerlof, "Behavioral Macroeconomics and Macroeconomic Behavior", AmericanEconomic Review, vol. 92, n°3/2002, juin, p. 411-433.54 Voir J. Sapir, Quelle économie pour le XXIè siècle, Odile Jacob, Paris, 2006, chap. 1 et 2ainsi que J. Sapir, « Ekonomika Informatsii : novaja paradigma i ee granitsy » (L'économie del'information: un nouveau paradigme et ses limites) in Voprosy Ekonomiki, n°10/2005 et"Novye podhody teorii individual'nyh predpotchenij i ee sledstvija" (Nouvelles approches de lathéorie des préférences individuelles et leurs conséquences) in Ekonomitcheskij Zhurnal, Vol. 9,n°3/2005, pp. 325-360.

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    Une première approche consiste alors à supposer que les acteurs humains n'ontque des canaux limités pour absorber l'information55. Une analogie est faite avec unordinateur dont les capacités de calcul seraient performantes mais qui serait ralenti parun accès imparfait à l'information56. Ball a aussi proposé un modèle où les informationsdu passé sont traitées de manière optimale mais où des informations récentes sont, elles,rejetées57. Ces deux démarches, même si elles aboutissent à des résultats convergents,ne sont pourtant pas les mêmes.Dans la première, on peut supposer qu'une amélioration des conditions d'accès auxinformations serait suffisante pour nous ramener vers le modèle de départ. On retrouveici le sens profond de la démarche de George Stigler58, que l'on considère - à tort -comme le "père" de l'économie de l'information59. Dans la seconde démarche, uneamélioration de ces conditions d'accès est insuffisante car il y a une résistance,consciente ou inconsciente de l'acteur à intégrer les résultats les plus récents. Disonstout de suite que la démarche proposée par Ball nous semble plus réaliste car elle nousincite à penser la spécificité du traitement de l'information par rapport à sa simplecollecte. Elle correspond aux résultats démontrés par Simon et De Groot surl'importance des routines cognitives60.

    Introduire la notion d'interprétation, induit une double rupture avec le cadre del'économie dominante. Supposer qu'un signal ne puisse transmettre de manièretransparente une information constitue déjà un rejet du positivisme implicite duparadigme signal-réaction, dominant depuis les travaux de J. Marschak61. Par ailleurs,Simon nous invite en effet à considérer comme un processus empreint de subjectivité letraitement même du signal pour en extraire l'information. Que ce soit pour des raisonsd'incomplétude radicale du catalogue d'évaluation, ou du fait de la limite imposée par letemps de la décision, le processus d'interprétation est incomplet et soumis à des règlesd'évaluation et d'arrêt, ainsi que des routines qui sont propres à chaque individu.Il en résulte que l'excès de signaux est aussi problématique du point de vue de ladécision que la pénurie d'information. Ainsi:

    "Dans un monde où l'attention est une ressource rare, l'information peut être un luxe 55 C.A. Sims, "Implications of rational inattention", in Journal of Monetary Economics, vol. 50,2003, n°3, pp. 665-690.56 M. Woodford, "Imperfect common knowledge and the effects of monetary policy" in P.Aghion, R. Frydman, J. Stiglitz et M. Woodford (eits.), Knowledge, Information andExpectations in Modern Economics: In Honor of Edmund Phelps, Orinceton University Press,Princeton, NJ, 2003, pp. 25-58.57 L. Ball, "Near rationality and inflation in two monetary regimes", NBER Working paper, n°7988, NBER, 2000.58 G.J. Stigler, The Economics of Information" in Journal of Political Economy, vol. 69, n°3,juin 1961, pp. 213-225, p. 213.59 Voir J. Sapir, Quelle économie pour le XXIè siècle, op.cit., chap. 2.60 A. de Groot, Thought and Choice in Chess , Mouton, La Haye, 1965. Voir aussi H.A. Simon,"Theories of bounded rationality", in C.B. Radner et R. Radner (eds.), Decision andOrganization, North Holland, Amsterdam, 1972, pp. 161-176.61 J. Marschak, "Elements for a theory of Teams", in Management Sciences, voL. 1, 1955, n°1,pp. 127-137.

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    coûteux, car elle détourne notre attention de ce qui est important vers ce qui estsecondaire." 62

    Cette constatation, tourne donc complètement le dos à l'approche défendue parGeorge Stigler, et en général à la démarche des économistes standards pour quil'imperfection de l'information résulte d'un manque, d'une inefficacité dans la collecte.Simon suggère que, s'il était possible en certains cas de collecter toutes les informations(ou plus rigoureusement tous les signaux), nos décisions seraient en réalité moinsbonnes que celles prises sur la base d'un nombre plus limité d'informations.Cette approche peut sembler paradoxale; elle est en réalité parfaitement validée par destravaux plus récents. L'accroissement de la collecte et de la transmission desinformations (ou plus précisément des signaux) que les moyens électroniques rendentdésormais possible produit ses propres effets pervers63.En fait, il nous faut remonter ici jusqu'à George Shackle, en 1949, pour avoir uneinterprétation cohérente du phénomène64. Shackle avance l'hypothèse que ce quidétermine le déclenchement d'un nouveau processus d'évaluation de l'environnementpar l'agent individuel c'est la "surprise" que ce dernier éprouve. Celle-ci naît de l'écartentre un résultat anticipé et un résultat vérifié. La surprise est d'autant plus importantedans le comportement de l'agent qu'elle fait intervenir des éléments réellement"inattendus" (unexpected).

    Si l'on sort du cadre établi au début des années 1960 par George Stigler enétablissant l'importance du traitement de l'information par rapport à sa simple collecte,dès lors la question du modèle de rationalité est directement posée.Mankyw et Reis, dont les travaux cités plus haut sur les modèles à "informationcollante" sont pourtant largement inspirés par le cadre théorique de Lucas et Fisher,peuvent être considérés comme ayant partiellement rejeté l'axiome de rationalité, dumoins dans sa forme standard. En effet, on ne peut penser une information "collante"que si on accepte l'hypothèse que l'acteur individuel décide sans "savoir" complètementet en utilisant une routine cognitive (que font les autres acteurs?) comme principalesource d'information.Dans leur contribution récente, Ball, Mankyw et Reis admettent que cette démarchepose un vrai problème méthodologique. Ils suggèrent, ce qui est, nous semble-t-il, unprogrès important par rapport à l'approche de Sims et Woodford, que le véritableproblème ne serait pas dans la collecte des informations mais dans leur traitement65.Ceci est en réalité entièrement validé par les travaux sur le traitement du signal, à labase des théories de la détection électronique66. On a soutenu par ailleurs que le 62 H.A. Simon, "Rationality as a process and as a Product of thought" in American EconomicReview, vol. 68, n°2, pp. 1-16, p. 13.63 M. Schrage, "Perfect Information and Perverse Incentives: Costs and Consequences ofTransformation and Transparency", MIT, Security Studies Program, SSP Working Paper 03-1,Cambridge, Mass., mai 2003.64 G.L.S. Shackle, Anticipations in Economics, Cambridge, Cambridge University Press, 1949.65 L. Ball, G.N. Mankyw et R. Reis; "Monetary Policy for Inattentive Economies", op.cit., p.6.66 N. Moray & T.O'Brien "Signal Detection Theory Applied to Selective Listening", in Journalof the Acoustical Society of America (hereafter JASA), vol42, 1967. J.P.Egan, Signal DetectionTheory and ROC Analysis, Academic Press, New York, NY,1975; R.Gallagher, Informationtheory and reliable communications , J.Wileys and Sons, New York, NY, 1968; A.Baggeroer,

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    basculement de la notion de collecte de l'information - au coeur de la démarche standardinitiée par Marschak et Stigler - à celle de traitement de l'information est un pasessentiel pour sortir des naïveté du positivisme67.Cependant, on ne peut s'avancer dans cette direction et en même temps conserver deshypothèses comme les anticipations rationnelles. En ce sens, même s'ils se sont inspirésde Lucas et Fisher, les travaux de Ball, Mankyw et Reis ne peuvent plus se référerdésormais à leur cadre de départ sous peine d'une forte incohérence théorique.

    Il faut souligner ici que le problème de la cohérence théorique se pose aussi pourles économistes fidèles au cadre keynésien. Geoff Harcourt s’est livré à une critiquepertinente du recours au modèle de l'agent représentatif (ce que fit aussi Lorie Tarshis68)et du principe d'agrégation. Cette critique le conduit à déduire les dynamiquesmacroéconomiques de l'addition de comportements microéconomiques69. On partagelargement cette position ainsi que celle des auteurs institutionnalistes qui considèrentque les comportements économiques individuels sont "produits" par les cadres macro-économiques70. Ce résultat est d'ailleurs congruent avec la sociologie de Durkeim71.De ce point de vue, les approches dites Nouvelles Keynésiennes (ou New Keynesians),si elles montrent que l'introduction d'hypothèses réalistes comme les asymétries etimperfections de l'information, conduisent à retrouver les résultats de Keynes, ontcertainement le défaut de reprendre à la théorie standard l'hypothèse d'agrégation72.Cependant, l'absence d'articulation entre les niveaux macro et micro chez les keynésienset institutionnalistes conduit - elle aussi - à un problème de cohérence qui affaiblit laportée de leur argumentation.

    En effet, si on admet une détermination directe des comportements micro-économiques par les cadres macro-économiques, alors ces derniers construisent lesconditions de leur propre cohérence. Cependant, dès lors, si l'on peut comprendre lareproduction d'un régime de dynamiques macro-économiques on ne peut plus encomprendre l'épuisement ou la crise, sauf à faire systématiquement appel à l'argumentdu facteur déstabilisateur exogène. Soit on est cohérent avec l’hypothèse d’une puredétermination du cadre micro par le cadre macro, et il faut faire référence à un « facteur

    "Sonar Signal Processing", in A.V.Oppenheim, (ed), Applications of Digital Signal Processing,Prentice-Hall, New York, NY, 1978; G.N.Pryor, "Calculation of the Minimum DetectableSignal for Practical Spectrum Analysis", NOLTR 71-92, Naval Ordnance Laboratory, SilverSpring, Md., 1972, processed.67 J. Sapir, Quelle économie pour le XXIè siècle, op.cit., chap. 2 et 3.68 L. Tarshis, "Post-Keynesian economics: A promise that bounced?" in American EconomicReview, vol. 70, Papers and Proceedings, pp. 10-14.69 G. Harcourt, "Lorie Tarshis, 1911-1993: An appreciation" in Economic Journal, vol. 105,n°6/1995, pp. 1244-55 et G. Harcourt, "The economics of Keynes and its theoreticalimportance: Or what would Marx and Keynes have made of the happenings of the past 30 yearsand more" inPost-Autistic Economics Review, n°27, 9 Septembre 2004, art. 1. Consultable àl'adress: http://www.btinternet.com/-pae_news/review/Issue27.htm70 J.R. Crotty, "Post-Keynesian theory: An overview and evaluation" in American EconomicReview,vol. 70/1980 Papers and Proceedings, pp. 20-25.71 E. Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, PUF, Paris, 1999 (1937).72 G.C. Harcourt, "Critiques and alternatives: Reflections on some recent (and not so recent)controversies" in Journal of Post-Keynesian Economics, vol. 19, n°1, 1996, pp. 171-170.

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    exogène » soit on réussit à endogénéiser les processus conduisant à la déstabilisationdes cadres macroéconomiques, mais l’on doit formuler de nouvelles hypothèses quantau comportement microéconomique des agents. En France, ce que l’on désigne comme« L’École de la Régulation » a bien produit une théorie de la crise endogène desrégimes d’accumulation, mais elle a été confrontée à la nécessité de retourner vers deshypothèses microéconomiques, qui rapidement ont pris la dimension d’ajouts ad-hocdans le raisonnement73.

    Le bilan que l’on peut alors tirer n’est pas très différent de celui auquel on estarrivé quant à l’évolution des positions issues du paradigme standard. Soit on reste dansun cadre qui manque singulièrement de valeur heuristique, car il rejette sur des« facteurs exogènes » les causes de crise, soit on introduit la notion d'un changementprogressif des comportements micro-économiques à l'intérieur d'un régime donné dedynamiques macro-économiques. Dans le second cas, le raisonnement gagneconsidérablement en valeur heuristique mais on ne peut conserver l'hypothèse dedétermination initiale. La question de l'introduction d'un argument ad-hoc est doncposée avec la même force que dans le raisonnement des économistes orthodoxes.Ceci a été parfaitement visible dans le mouvement de balancier entre différenteshypothèses que l'on observe au sein d'un courant institutionnaliste-keynésien commel'École Française de la Régulation74.

    Il est donc indiscutable que la question des fondements micro-économiques del'analyse macro-économique est posée. De ce point de vue, l'analyse de l'inflation ne faitque mettre en lumière un problème plus général. À cet égard, la prise en compte deséléments scientifiques apportés par les approches cognitives est certainement l'élémentle plus important d'une solution à ce problème75.Il faut reconnaître à des auteurs comme Akerlof ou encore Ball, Mankyw et Reis lemérite d'avoir posé cette perspective. On soutient cependant que ce n'est pas ensélectionnant certains éléments tout en en laissant d'autres de côté, ainsi que ces auteursle pratiquent, que l'on peut avancer de manière fructueuse. L'introduction d'éléments ad-hoc dans une démonstration pose alors un problème méthodologique majeur. Dans latradition de Imre Lakatos, on pourrait accepter des éléments ad-hoc si ces derniers neconcernaient pas les hypothèses de base du modèle, celles qui constituent le "noyaucentral"76. Cependant, compte tenu de la centralité des hypothèses de rationalitémaximisatrice dans le cadre de la théorie économique orthodoxe, ou au contraire durefus du principe d'agrégation dans la théorie institutionnaliste, on ne peut prétendre quel'introduction de nouvelles hypothèses ad-hoc concernant les comportements n'affectepas le "noyau central" de chaque corps théorique. Une telle situation ne peut qu'aboutirà terme à une addition d'hypothèses mutuellement contradictoires. Ceci, du point de vue

    73 Voir, J. Sapir, Quelle économie pour le XXIè siècle, op.cit., chap. 7.74 Voir pour l'analyse de ce phénomène J. Sapir, Quelle économie pour le XXIè siècle, op.cit.,chap. 7.75 Sur ce point on partage certaines des analyses de B. Walliser, L'économie cognitive, ÉditionsOdile Jacob, Paris, 2000.76 I. Lakatos, "Falsification and the methodology of scientific research programmes" in I.Lakatos et A. Musgrave (edits.), Criticism and the Growth of Knowledge, Cambridge UniversityPress, Cambridge, 1986, pp. 91-196.

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    de l'économie standard, invaliderait nécessairement les analyses que l'on pourrait endéduire77.

    On peut, bien entendu, récuser ce point de vue méthodologique de l'économiestandard. Cependant, il faut mesurer le coût de la revendication de "théories locales" quiconstruiraient leurs propres instruments théoriques progressivement à partir de leursbesoins. De telles théories seraient par définition non-généralisables et non-comparables. Ce faisant, l'économiste se condamnerait à faire que des descriptions. Onpeut soutenir que ce débat méthodologique entre économistes standards et non-standards est faussé irrémédiablement par une incompréhension du principe des niveauxd'abstraction. Si la mise en oeuvre d'instruments heuristiques est toujours localisée (unproblème et un terrain particuliers) ces instruments combinent tout à la fois desprincipes généraux - qui par définition ne peuvent être locaux - et des règlesd'application qui doivent tenir compte des objets à traiter. C'est la confusion dans laformulation des hypothèses entre ce qui relève de principes généraux (les agentshumains ont-ils une ou plusieurs formes possibles de rationalité) et les règlesd'application (quelle est la forme de rationalité mobilisée dans un contexte donné etpourquoi en est-il ainsi), qui aboutit à la crise méthodologique actuelle de l'analyseéconomique78.

    L'objectif de la présente démarche, déterminer si la notion de taux natureld'inflation peut avoir un sens et quelles en seraient les applications dans le cas de laRussie, implique donc une réflexion articulant les différents niveaux.La prise en compte des résultats scientifiques des approches cognitives doit aboutir à lareformulation globale des hypothèses de base quant au modèle de rationalité des agents.Cette reformulation doit être transposée au problème local qui est celui du rapport desagents aux grandeurs nominales en situation d'incertitude. On peut alors déterminer si lanotion de taux naturel d'inflation a un sens. Ceci permet, à partir de l'analyse desspécificités du contexte russe, de chercher à analyser ce que pourrait être ce taux natureldans les conditions présentes, et les politiques qui s'en déduisent.

    II.III. Les fondements d'un "taux naturel" d'inflation.

    Il faut donc revenir ici aux éléments qui sont susceptibles de constituer une basecommune de connaissances validées par différents tests et protocoles.

    En premier lieu, les capacités de réaction d'un agent individuel à sonenvironnement dépendent des routines cognitives qu'il a mises en oeuvre et du degré destabilité - ou d'instabilité - des connaissances qui lui servent à interpréter les signauxqu'il peut collecter.Un deuxième élément important est que la hiérarchisation des préférences qui organiseles choix, une fois les signaux traités, n'est pas stable. Cette hiérarchisation estcontextuellement déterminée, tout comme elle dépend de la situation de l'agent dans la

    77 Voir U. Mäki, "Economics with institutions: agenda for methodological enquiry", in U. Mäki,B. Gustafsson et C. Knudsen, (edits.), Rationality, Institutions & Economic Methofology,Routledge, Londres, 1993, pp. 3-42.78 J. Sapir, Quelle économie pour le XXIè siècle, op.cit., "Introduction".

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    mesure où celle-ci se traduit par une dotation plus ou moins grande en facteurs matérielset symboliques. La double présence de l'effet de contexte (framing effect) et de l'effet dedotation (endowment effect)79, permet de comprendre les raisons de la manifestation du"paradoxe d'Allais" quant à l'instabilité des préférences et des stratégies décisionnelles80.Cette instabilité a été longuement étudiée depuis le texte de Maurice Allais en 1953, etses caractéristiques en sont désormais connues81.Ainsi, l'invalidation scientifique et expérimentale de l'hypothèse traditionnelle d'unestabilité des stratégies décisionnelles quel que soit le choix auquel l'agent individuelétait confronté n'aboutit pas à la position nihiliste consistant à prétendre que cesdécisions sont totalement imprévisibles.On dispose d'une clé quant aux algorithmes décisionnels. Ces derniers sont déterminéspar des dimensions de contexte (le choix individuel est donc tributaire del'environnement collectif) mais aussi par les effets d'organisation des représentationscognitives induits par la position sociale de l'agent.Autrement dit, d'une part il n'y a pas de sens à supposer une décision hors de soncontexte. Il faut d'abord poser ce dernier avant d'analyser la décision. Mais ensuite dansle même contexte tous les agents ne prendront pas les mêmes décisions sauf à supposerque leur dotation en facteurs matériels et symboliques soit la même.

    Ces éléments ont alors une importance considérable sur la réaction possible desagents face aux différentes contraintes matérielles et cognitives auxquelles ils doiventfaire face.Les grandeurs nominales constituent bien le repère principal, sauf si la variation degrandeurs réelles atteint des niveaux tels que la situation de l'agent est directementchangée. Les comportements sont donc largement plus sensibles aux évolutions desrevenus relatifs que des revenus absolus. L'hypothèse formulée par Keynes de l'illusionnominale est ainsi entièrement validée scientifiquement. La notion de "revenupermanent" avancée par Milton Friedman n'a pas donc d'autre sens que celui d'unsimple artefact comptable, dépourvu de signification pour l'agent.Les réactions à un moment donné peuvent être affectées par la mémoire du passé, maiscette dernière s'affaiblit avec le temps. L'absence de la monotonie temporelle dans la

    79 D. Kahneman, "New Challenges to the Rationality Assumption" in K.J. Arrow, E.Colombatto, M. Perlman et C. Schmidt (edits.), The Rational Foundations of EconomicBehaviour, St. Martin's Press, New York, 1996, pp. 203-219. A. Tversky, "Rational Theory andConstructive Choice", in K.J. Arrow, E. Colombatto, M. Perlman et C. Schmidt (edits.), TheRational Foundations of Economic Behaviour, op.cit., pp. 185-197. A. Tversky et D.Kahneman, "Rational Choice and the Framing of Decisions" in Journal of Business , vol. 59,n°4/1986, part-2, pp. 251-278. Idem, "Loss Aversion in Riskless Choice: a ReferenceDependant Model", in Quarterly Journal of Economics , vol. 107, n°4/1991, pp. 1039-1061.80 M. Allais, "Le comportement de l'homme rationnel devant le risque. Critique des postulats del'école américaine" in Econométrica, vol. 21, 1953, pp. 503-546. Voir aussi M. Allais et O.Hagen (edits.) Expected Utility Hypotheses and the Allais Paradox, Reidel, Dordrecht, 1979.81 S. Lichtenstein et P. Slovic, "Reponse induced reversals of Preference in Gambling: AnExtended Replications in Las Vegas" in Journal of Experimental Psychology, n°101,/1973, pp.16-20. P. Slovic et S. Lichtenstein, "Preference Reversals : A Broader Perspective", inAmerican Economic Review, vol. 73, n°3/1983, pp. 596-605.

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    formation des préférences implique l'oubli progressif des expériences passées82. La"mémoire" de l'inflation est ainsi un phénomène temporaire. Si des phénomènesviolents, comme les hyperinflations peuvent laisser des traces importantes, ces dernièresfinissent toujours par s'atténuer et disparaître.

    La préférence pour la liquidité traduit la compréhension par les agents de leurspropres limitations cognitives. La diversification des instruments financiers, supposéeleur fournir une meilleure gamme d'opportunités et donc réduire l'incertitude, parcequ'elle engendre une multiplication de signaux complexes à traiter renforce en réalitél'importance de routines décisionnelles pour tous les agents ne disposant pas decompétences hautement spécialisées. Dans ces conditions, toute évolutioninstitutionnelle qui menace ces routines provoque des réactions de précaution de la partdes agents. Le lien entre incertitude et fuite vers la liquidité est plus important que celuientre cette dernière et le taux d'intérêt. Dès lors, une forte incertitude peut induire unniveau de préférence tel pour la liquidité que les agents n'accepteront plus de s'endessaisir et préféreront des formes non-liquides de règlement (le troc)83. Des formesd'incertitudes peuvent engendrer, pour des taux d'inflation relativement faible,l'apparition d'une "préférence absolue" pour la liquidité.Enfin, la modification des revenus relatifs qu'engendre l'évolution des prix nominaux asur des agents aux dotations différenciées des effets eux-mêmes différenciés. Il s'endéduit que l'inflation est toujours un problème de répartition du revenu national entregroupes sociaux comme l'avait très tôt pressenti Keynes84. La corrélation entre lapolitique des revenus et l'inflation apparaît ainsi importante. Mais l'impact de l'effet dedotation ne s'arrête pas ici.

    Les politiques monétaires liées au contrôle de l'inflation ont tendance de manièrenaturelle à souligner les asymétries de pouvoir (effectif ou virtuel) des agents dans lecadre de leurs transactions85. Une politique restrictive du crédit a pour effet de détériorerle cadre de fonctionnement des contrats et suscite une asymétrie forte face au risque denon-éxecution des obligations contractuelles.Ainsi, de manière parfaitement invisible pour un économiste qui adhère aux hypothèsestraditionnelles en matière de comportement des agents individuels, la macro-économien'est pas simplement soumise au cadre institutionnel mais elle peut faire retour sur cedernier. Une politique monétaire restrictive déplace le point d'équilibre entreinternalisation et contractualisation d'une tâche, induisant dès lors une modificationconsidérable du fonctionnement des chaînes techniques au sein de l'appareil productif etcommercial. Combinée avec la préférence pour la liquidité induite par l'incertitude, 82 B.J. McNeil, A.S. Pauker, H. Sox Jr. et A. Tversky, "On The Elicitation of Preferences forAlternative Therapies" in New England Journal of Medicine, vol. 306, 1982, pp. 1259-1262.83 J. Sapir, "Troc, inflation et monnaie en Russie : tentative d'élucidation d'un paradoxe" in S.Brama, M. Mesnard et Y. Zlotowski (edits.) La Transition Monétaire en Russie - Avatars de lamonnaie, crise de la finance (1990-2000), L'Harmattan, Paris, 2002, pp. 49-82. Idem, "Le trocet le paradoxe de la monnaie" in Journal des Anthropologues, n°90-91, décembre 2002, pp.283-304.84 J.M.Keynes, "A tract on Monetary reform", in J.M.Keynes, Essays in Persuasion, RupertHart-Davis, London, 1931.85 D. Powers, "Credit Constraints and Contract Enforcement", in Topics in Economic Analysis& Policy, Vol. 6, n°1/2006.

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    cette politique monétaire peut alors être un facteur de développement du troc quidevient dès lors positivement corrélé au taux d'intérêt86.

    Dans des cas moins extrêmes cette même politique restrictive joue le rôle d'un"coût d'entrée" qui dissuade de nouveaux acteurs, favorisant la constitution de situationsde rente de quasi-monopole et freinant le développement des innovations. L'impact surla relation contractuel des taux d'intérêt, une fois que l'on a pris conscience desasymétries dans la position des acteurs réels a aussi pour effet de transférer la charged'incertitude sur les acteurs les plus petits et les moins bien dotés87. Il faut ici signalerque cette asymétrie est susceptible d'avoir 2 effets.Le premier est une distorsion dans la structure de l'appareil productif car les petitsproducteurs sont plus affectés que les gros par la hausse des taux d'intérêts dans cecontexte. Le freinage de la production et les licenciements sont ainsi plus importantsque ce que l'on aurait obtenu dans une structure où tous les acteurs auraient eu la mêmetaille et la même dotation en capacité d'accès au système financier.Le second effet survient quand la politique monétaire se relâche après une période derestriction. Les acteurs qui ont été pénalisés dans la phase précédente tentent derépercuter dans leurs prix les pertes qu'ils ont subies. La hausse des prix qui en résultes'avère non seulement plus importante que ce que l'on aurait pu attendre d'une structureproductive homogène, mais elle prend aussi l'aspect d'une correction de la rente dequasi-monopole qui est apparue lors de la phase restrictive.

    Ces éléments permettent de reprendre les différents éléments avancés dans lesinterprétations des dynamiques inflationnistes que l'on a présentées ici.L'importance du taux d'inflation dans une situation où les prix et revenus relatifs sontappelés à fortement se modifier devient dès lors centrale. Or, les facteurs pouvant rendrenécessaire une forte variation des prix et revenus relatifs ne sont pas de l'ordre dumonétaire. Les déséquilibres techniques internes de l'appareil productif, les effets derigidité naissant de l'importance de la spécificité des actifs au sein de chaînes techniquesdans la production sont des éléments qui impliquent des mouvements des prix relatifsqui sont incompatibles avec la stabilité des prix nominaux.

    De la même manière la politique monétaire s'avère ne pas être transparente quantà son effet structurel sur l'appareil productif en raison de l'hétérogénéité des acteurs etde leur dotation. Les déformations induites spécifiquement par une politique restrictiveinduisent des mouvements de prix et revenus relatifs qui appellent à leur tour des effetsde correction dès que la politique restrictive est relâchée. Les modifications structurellesinduites par des phases prolongées de politique restrictive ont pour effet de renforcer leséléments de rigidités qui sont des causes naturelles de hausse des prix.Enfin, les éléments d'incertitude n'étant pas répartis également parmi les acteurséconomiques, les risques de fuite vers la liquidité et d'émergence d'une "préférenceabsolue" pour la liquidité (conduisant dans un cas extrême à l'émergence de relations detroc) peuvent survenir dès des niveaux relativement faibles d'inflation et sont en relationinverse avec cette dernière.

    86 D. Marin, "Trust Vs. Illusion: what is driving demonetization in Russia?", Discussion paperSeries, n°2570, CEPR, Londres, septembre 2000.87 Ce point est souligné dans D. Powers, "Credit Constraints and Contract Enforcement", op.cit..

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    Les hétérogénéités dans la dotation en facteurs des agents donnent naissance à descontextes locaux spécifiques. Ils expliquent l'hétérogénéité des préférences quant àl'inflation et surtout le fait que le niveau d'inflation "acceptable" peut fortement varieren fonction des contextes.

    Tous ces éléments convergent vers une constatation de la plus grandeimportance à la fois normative et prescriptive. Non seulement il existe pour touteéconomie un taux d'inflation que l'on peut qualifier de "naturel" car correspondant à descontraintes de l'ordre du réel prenant naissance au sein des structures de l'appareilproductif et des configurations de la population des entreprises dans les différentesbranches d'activité, mais encore tout indique que ce taux peut être substantiellementdifférent entre économies mais aussi entre périodes pour une même économie.

    On peut alors en déduire qu'il n'est possible d'avoir une politique de "ciblage" dutaux d'inflation de la part des autorités monétaires que dans la mesure où ces dernièresprennent en compte les éléments structurels de l'économie, mais aussi les élémentscontextuels. Il devient impossible de formuler une "cible" unique pour des économiessauf à supposer leur homogénéité structurelle et contextuelle. De la même manière leniveau visé devrait être régulièrement ré-ajusté afin de tenir compte des évolutionsstructurelles et contextuelles.

    II.IV. Éléments de détermination du "taux naturel" d'inflation.

    Arrivé à ce point, il convient de tenter de présenter une liste des déterminants dutaux "naturel" d'inflation pour une économie donnée à une période donnée. On rappelleici que la définition du taux "naturel" correspond au taux tel que toute tentative de lafaire baisser uniquement par des méthodes monétaires entraînerait une baisse del'activité et/ou des déformations dommageables de la structure de l'appareil productif etdes populations d'entreprises.

    Ces déterminants sont particulièrement importants car ils sont les éléments quipotentiellement devraient permettre d'estimer la cible d'inflation que devrait s'assignerl'autorité monétaire du pays concerné.Ces déterminants ne sont pas exclusifs d'autres de nature plus monétaire. Une approchede l'inflation en termes de "taux naturel" ne revient pas à exclure les élémentsmonétaires, en particulier si ces derniers doivent atteindre des volumes particulièrementimpressionnants.Cependant, dans la mesure où la création monétaire reflète dans une large mesure lestensions et besoins du procès de production et de circulation, sauf dans des casexceptionnels, qui correspondent en général aux situations rares et extrêmes de l'hyper-inflation, les déterminants liés à l'économie "réelle" apparaissent comme plus pertinentspour comprendre les dynamiques inflationnistes.

    On peut classer ces déterminants dans trois catégories. Il y a tout d'abord ceuxque l'on peut qualifier de structurels ou techniques car ils renvoient à des éléments quisont de l'ordre des dimensions techniques de la production et parce qu'ils s'enracinent ausein des procès de production. Il y a ensuite les déterminants que l'on peut qualifierd'institutionnels car ils renvoient à un certain état des institutions de l'économie

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    considérée. Il y a enfin les déterminants sociaux qui renvoient quant à eux à lastructuration de la société, aux formes prises par la répartition du revenu national et engénéral aux équilibres entre groupes sociaux.

    Tableau 1Éléments du taux naturel d'inflation

    Déterminants Catégorie Éléments d'activation(1) Changements internes au sein del'appareil productif rendant nécessairedes variations des prix et des revenusrelatifs.

    Structurelle -Technique

    - Progrès technique et technologique;rythme de l'innovation.

    - Introduction de nouvelles méthodesde gestion et d'organisation.

    - Changement institutionnel.(2) Déséquilibre fort entre la structuretechniquement nécessaire du capitalproductif et la structure présentepouvant nécessiter un rattrapaged'investissement.

    Structurelle -Technique

    - Rupture importante dans leséquilibres entre diversestechnologies.

    - Innovation radicale.- Retard accumulé lors des périodes

    précédentes dans l'investissement.(3) Forte rigidité des structures desconsommations intermédiaires liée àune forte spécificité des actifs.

    Structurelle -Technique

    - Hausse brutale des coûts desconsommations intermédiaires(prix de l'énergie et des matièrespremières).

    (4) Forte dépendance des sourcesinternes de financement en raison soitdu mauvais état des institutionsfinancières, soit d'asymétries d'accès àces institutions.

    Institutionnelle.- Montée brutale des besoins

    d'investissements pour faire face àune mutation majeure ou à uneforte expansion de la demande.

    - Détérioration dans l'accès auxsources externes de financementsoit en raison d'une crise desinstitutions financières soit enraison d'asymétries fortes induitespar le rationnement du crédit.

    (5) Comportement court-termisteprivilégiant la maximisation du revenuimmédiat et la détention de la liquidité.

    Institutionnelle.- Accroissement brutal de l'incertitude

    institutionnelle et contextuelle.-Effet pervers de la politique

    monétaire.(6 ) Conf l i t de répar t i t ionTrava i l leurs /Ges t ionnai res ouGestionnaires/Propriétaires

    Sociale- Existence de déséquilibres dans la

    répartition du revenu national.- Crise de légitimité des formes de

    répartition en raison desconditions de formation decertains revenus.

    (7) Déséquilibre entre consommationet épargne dans la demande finale ouau sein même de la structure deconsommation.

    Sociale- Blocages dans l'accès des agents

    finaux aux biens deconsommation et supportsd'épargne.

    - Incertitude grave sur le futur créantun pic contextuel dans le besoinde financement.

    Ces différents déterminants ont des sensibilités plus ou moins grandes aux chocsexogènes et aux mesures de politique économique. Ils sont aussi, dans une mesure plusou moins importante, le produit de situations antérieures. On peut ainsi estimer quecertains des déterminants du "taux naturel" d'inflation expriment soit une accumulation

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    progressive de déséquilibres structurels dans les périodes antérieures soit le report à plustard de certaines décisions. Les éléments que l'on a qualifiés ici de structurels peuventêtre, dans une certaine mesure, considérés comme l'expression d'un "poids du passé" semanifestant au sein du présent.

    Au sein des éléments qualifiés ici de structurels il faut inclure le changementdans les conditions de formation du Produit Intérieur Brut, tel qu'on peut le mesurer parla variation dans le poids relatif des secteurs d'activités. Ainsi, la persistance depressions inflationnistes relativement importantes en France et en Italie dans la période1950-1975 peut-être rattachée au processus d'expansion de l'industrie manufacturièredans ces deux pays.

    Tableau 2Part de l'industrie manufacturière (hors secteur minier) dans le PIB

    France ItalieMoyenne 1950-54 18,6% 12,1%Moyenne 1955-59 19,7% 12,8%Moyenne 1960-64 20,8% 14,4%Moyenne 1965-69 23,2% 15,7%Moyenne 1970-74 25,9% 17,9%

    Gain total en % du PIB 7,3% 5,8%Gain en % de la part initiale 39,0% 48,2%

    Données: Sources statistiques nationales.

    En proportion, le gain est plus important en Italie qu'en France. En part de PIB,ce gain est supérieur en France. On notera que, pour l'Italie, le phénomène dedéveloppement industriel s'accélère fortement dans les années 60. Dans cette période, letaux d'inflation italien tend d'ailleurs à s'accélérer et il tend à rattraper puis dépasser letaux français.Si le ralentissement de l'inflation en France dans la période 1960-1969 par rapport à lapériode précédente est en partie lié à la fin des guerres coloniales, l'accélération du tauxd'inflation italien renvoie quant à lui à une seconde modification structurelle: le fortdéveloppement du secteur du commerce de gros et de détail. Ce secteur passe de moinsde 14% du PIB en 1950 à près de 20% en 1974 en Italie. En France, sur la mêmepériode, la part du secteur du commerce dans le PIB passe de 11,5% à 13,6%.L'importance du secteur du commerce en Italie a pu être un facteur structurel d'inflation.En fait, l'importance de ce secteur tient à un moindre développement en Italie qu'enFrance du commerce dit "de grande surface" (qui permet d'obtenir un même volume deservices commerciaux pour un volume plus faible de valeur ajoutée) entre 1951 et 1975,un phénomène qui est fortement lié à la structure urbaine italienne où les villesmoyennes sont en proportion plus importantes qu'en France. Cette structure urbaineparticulière de l'Italie est elle-même pour partie le produit du rôle de l'agriculture dansl'activité économique jusqu'au années 60 et pour partie le produit d'une traditionhistorique d'un très ancien tissu urbain dans ce pays.

    Il faut ici souligner que les déterminants que l'on indique ici peuvent tout aussibien intervenir séparément que de manière combinée. L'accumulation de déterminantsstructurels-techniques conduit à terme à l'émergence des déterminants qualifiés de

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    sociaux . De même, des déterminants institutionnels peuvent conduire à desdéformations dans les capacités de financement des acteurs qui induisent l'émergencedes déterminants structurels-techniques.Un élément d'activation particulier peut ainsi parfaitement déclencher une chaîne decausalité impliquant des éléments allant au-delà de ceux directement mis en cause. Laconstitution du taux naturel d'inflation est une totalité qui fait système, et qui impliquetout autant des éléments de transformation technique et d'innovation dans les procès deproduction que les changements institutionnels et les relations sociales.À cet égard, on peut considérer que le taux naturel d'une économie indique, à unmoment donné l'état des évolutions présentes et à venir de son système productif et desrelations sociales qui lui sont associées.

    II.V. Le taux naturel d'inflation dans le cas de l'économie russe.

    L'analyse du taux d'inflation russe depuis janvier 1999 montre deux phénomènesimportants. Le premier est une nette tendance à la stabilisation de ce taux à un niveaurelativement élevé et le second une faible sensibilité aux fluctuations du taux deliquidité de l'économie.

    Tableau 3Taux d'inflation cumulé sur les 12 précédents mois en Russie

    Période Moyenne Coefficient devariation

    Variance

    Décembre 1999 - Mars 2006 16,07% 4,3782 0,0026Décembre 2000 - Mars 2006 14,89% 3,5334 0,0016Décembre 2001 - Mars 2006 13,38% 2,1544 0,0006Décembre 2003 - Mars 2006 11,71% 1,1648 0,0002

    Source: données de la Banque Centrale de Russie

    On constate ainsi que plus on s'éloigne des effets de la crise financière d'août1998, plus le taux d'inflation russe semble stable. Le taux cumulé sur 12 mois s'établitsur les deux dernières années à 11,71%. Il y a une baisse par rapport à une périodeétendue à Décembre 1999 (et incluant donc le taux mensuel de décembre 1998), maiscelle-ci est relativement faible. Par contre tant la variance que le coefficient de variationsont désormais beaucoup plus faibles, indiquant une stabilité du taux.

    Tableau 4Caractéristiques de la liquidité de l'économie Russe

    Russie 1999 2000 2001 2002 2003 2004 2005GDP (mds $) 195,90 259,50 306,20 345,00 431,60 581,60 739,80M2 (mds $) 26,66 41,27 53,59 67,04 109,13 156,28 209,84Inflation (%) 85,7 20,8 21,5 15,8 13,7 10,9 12,7M2/PIB 13,61% 15,90% 17,50% 19,43% 25,28% 26,87% 28,36%Variation de M2/PIB 62,5% 16,9% 10,0% 11,0% 30,1% 6,3% 5,6%Inflation annuelle 85,7% 20,8% 21,5% 15,8% 13,7% 10,9% 12,7%Source: données collationées par les chercheurs du CEMI-EHESS

    En fait, la russie reste une économie peu liquide, et la valeur de son taux M2/PIB est en2005 environ la moitié de celle de la France ou des États-Unis. Cependant, on assiste à

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    une remontée rapide de ce taux après la crise de 1998. Le fort accroissement desrevenus des exportations en 2002 s'est d'ailleurs traduit par un accroissement de 30% dela liquidité de l'économie en 2003. Or, l'évolution du taux d'inflation semble très peusensible à la variation de la liquidité de l'économie. Dans ces conditions, la persistanced'un taux d'inflation élevé et supérieur à 10% par an semble bien renvoyer à une analyseen termes de taux naturel et non de taux déterminé par un choc de liquidité.

    Si on considère la situation actuelle de l'économie russe à partir du tableauprésenté ci-dessus, on constate que pratiquement l'ensemble des déterminants du tauxnaturel d'inflation est présent aujourd'hui en Russie.

    La transition systémique et l'ouverture de l'économie peuvent être assimilés àdes changements majeurs impliquant une forte modification du capital productif et unrééquilibrage des prix relatifs. Le passage d'une structure industrielle construite autourde grandes entreprises publiques, à une structure où s'articulent divers modes depropriété et des entreprises de tailles désormais très différentes conduit aussi à accroîtretrès fortement le degré d'hétérogénéité du système productif. L'intégration progressivedans le commerce mondial implique aussi le dégagement de nouvelles sources decompétitivité impliquant modernisation et innovation.De ce point de vue, l'ampleur des changements dans les prix relatifs a certainementconstitué une cause majeure de pressions inflationnistes durant les années 90. On peuttenter de mesurer cette ampleur à travers l'évolution des prix des biens de capital dansles différentes branches de l'industrie, relativement à l'évolution des prix de ces beinsdans la branche des hydrocarbures (pétrole).

    Tableau 5Situation des prix des biens de capital par rapport à ceux de l'industrie pétrolière

    Branche d'utilisation des équipements 1991 1992 1993 1994 1995 1996 1997Energie 90,5% 82,7% 107,6% 150,0% 113,8% 113,8% 113,8%Electro-technique 90,5% 107,1% 115,