Temps et récit: Le temps raconté, Tome III

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  • TEMPORALIT, HISTORIALIT, INTRA-TEMPORALIT

    rendre-prsent qu' travers un maintenant quelconque et anonyme.

    C'est sur la base de ces trois traits de l'intra-temporalit -databilit, laps de temps, temps public - que Heidegger s'efforce de rejoindre ce qu'on appelle le temps et jette les bases de sa thse finale sur le nivellement de l'analyse existentiale dans la conception vulgaire du temps '. Ce temps, c'est celui de la proccupation, mais interprt en fonction des choses auprs desquelles notre Souci nous fait demeurer. Ainsi le calcul et la mesure, valables pour les choses donnes et maniables, viennent-ils s'appliquer sur ce temps datable, tendu et public. Le calcul du temps astronomique et calendaire nat ainsi de la datation en fonction des occurrences de l'environnement. L'antriorit que ce calcul parat avoir par rapport la databilit publique de l'intra-temporalit s'explique encore une fois par la drliction dont le Souci est transi2. Ainsi, c'est dans la mesure mme o nous sommes affects que le temps astronomique et calendaire parat autonome et premier. Le temps bascule alors du ct des tants autres que celui que nous sommes, et nous commenons nous demander, comme les Anciens, si le temps est, ou, comme les Modernes, s'il est subjectif ou objectif.

    Le renversement qui parat donner au temps une antriorit par rapport au Souci lui-mme est le dernier anneau d'une chane d'interprtations qui sont autant de msinterprtations : d'abord, la

    1. Dans les Problmes fondamentaux de h phnomnologie, c'est le temps vulgaire qui renvoie au temps originaire, la faveur de la pr-comprhension du temps authentique incluse dans le maintenant , qui, dans la conception vulgaire, s'additionne lui-mme pour constituer l'ensemble du temps Vusage de l'horloge assure la transition entre l'opration de compter les maintenant et leurs intervalles et celle de compter avec, ou de tenir compte du temps [362 sq ] (308 sq ) C'est ainsi l'auto-explicitation de ce qui est pr-compris dans la conception vulgaire qui fait surgir la comprhension du temps originaire que Y tre et le Temps assigne au niveau de l'intra-temporalit. Il est remarquable que des phnomnes assigns des moments diffrents dans Y tre et le Temps - la significabilit (lie Fustensilit de l'horloge), la databilit, l'cartement (Gespanntheit) rsultant de retireraient (Erstreckung), la publicit - se trouvent regroups dans les Problmes fondamentaux de la phnom-nologie [369-374] (314-318), le temps-mondain (Wettzeit) s'articule ainsi la destination (Bedeutsamkeit) en vertu de laquelle un instrument renvoie tous les autres au plan de la comprhension quotidienne

    2. Ce calcul ne survient pas par hasard II trouve sa ncessit pour une ontologie existentiale dans la constitution fondamentale de l'tre-l comme Souci Parce que l'tre-l ex-siste par essence en tant que jet et en dchance, il interprte son temps la manire d'un calcul portant sur le temps. C'est dans ce calcul que se temporalise le caractre M authentiquement " public du temps Si bien qu'il faut dire que l'tre-jet de l'tre-l est la raison pour laquelle "il y a" temps titre public [411]

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    prvalence de la proccupation dans la structure du Souci; puis, l'interprtation des traits temporels de la proccupation en fonction des choses auprs desquelles le Souci se tient; enfin, Y oubli de cette interprtation elle-mme qui fait que la mesure du temps parat appartenir aux choses donnes et maniables en tant que telles. Alors, la quantification du temps parat indpendante de la temporalit du Souci. Le temps dans lequel nous-mmes sommes est compris comme le rceptacle des choses donnes et maniables. Le premier oubli est celui de la condition d'tre-jet, en tant que structure de l'tre-au-monde.

    Il est possible de surprendre le moment de ce premier oubli, et du renversement qui en rsulte, dans le rapport que la circonspection (autre nom de la proccupation) entretient avec la visibilit et celle-ci avec la lumire du jour \ Ainsi se noue, entre le soleil et le Souci, une sorte de pacte secret, dont le jour fait l'entremise. Nous disons : Tant qu'il fait jour , pendant deux jours , depuis trois jours , dans quatre jours ...

    Si le calendrier est le comput des jours, l'horloge est celui des heures et de ses subdivisions. Or, l'heure n'est plus relie d'une faon aussi visible que le jour notre proccupation et, travers celle-ci, notre drliction. Le soleil en effet appartient l'horizon des choses donnes (vorhanden) La drivation de l'heure est donc plus indirecte. Elle n'est pourtant pas impossible, si l'on garde en mmoire que les choses de notre Souci sont pour une part des choses maniables. Or, 1' horloge est la chose maniable qui permet d'ajouter la datation exacte la mesure prcise. En outre, la mesure achve de rendre le temps public. Le besoin d'une telle prcision dans la mesure est inscrit dans la dpendance en laquelle la proccupation se trouve l'gard du maniable en gnral. Les analyses du dbut de l'tre et le Temps consacres la mondanit du monde nous ont prpar chercher dans la structure de signifiance qui relie nos instruments les uns aux autres, et tous ensemble notre proccupation, une base pour la prolifration des horloges artificielles partir des horloges naturelles. Ainsi, le lien entre le temps scientifique et le temps de la proccupation se fait-il toujours plus tnu et plus dissimul, jusqu' ce que

    1 Dans son tre-jet, [Ptre-l] est livr au changement du jour et de la nuit Avec sa clart, le jour apporte la possibilit du voir, la nuit la retire . [412] Or, qu'est-ce que le jour, sinon ce que le soleil dispense?* Le soleil permet de dater le temps interprt dans la proccupation. De cette datation procde la mesure " la plus naturelle " du temps, savoir le jour. Le devenir-historial [de Ptre-l] se fait de jour en jour (tagtagiich). en raison de sa manire d'interprter le temps en le datant, manire l'avance prescrite par Ptre-jet dans le l (Da) [412-413]

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    s'affirme l'autonomie apparemment complte de la mesure du temps par rapport la structure fondamentale de l'tre-au-monde, constitutive du Souci. Si la phnomnologie hermneutique n'a rien dire sur les aspects pistmologiques de l'histoire de la mesure du temps, elle s'intresse en revanche la direction que cette histoire a prise, en distendant les liens entre cette mesure et le procs de temporalisation dont l'tre-l est le pivot. Au terme de cette mancipation, il n'y a plus aucune diffrence entre suivre le cours du temps et suivre le dplacement d'une aiguille sur un cadran. Lire l'heure sur des horloges de plus en plus prcises parat n'avoir plus aucun rapport avec l'acte de dire maintenant - acte lui-mme enracin dans le phnomne de compter avec le temps. L'histoire de la mesure du temps est celle de l'oubli de toutes les interprtations traverses par le rendre-prsent.

    Au terme de cet oubli, le temps lui-mme est identifi une succession de maintenant quelconques et anonymes '.

    Nous avons ainsi conduit la drivation de l'intra-temporalit -autrement dit la mise au jour de sa pro-venance (Herkunft) -jusqu'au point o ses interprtations successives, vite inverses en msinterpr-tations, confrent au temps une transcendance gale celle du monde 2.

    Avant d'entrer dans la polmique dirige par l'interprtation existentiale de l'intra-temporalit contre la reprsentation vulgaire du temps, disons Yavance que la phnomnologie hermneutique de Heidegger a prise sur celle d'Augustin et de Husserl.

    En un sens, le dbat entre Husserl et Kant est dpass : au sens o

    1 Ainsi, quand il est mesur, le temps est galement rendu public, de telle manire qu'en chaque occasion et chaque fois il est rencontr par chacun comme M maintenant et maintenant et maintenant " Ce temps que les horloges rendent M universellement " accessible est quelque chose que nous rencontrons pour ainsi dire comme une multiplicit toute donne de " maintenant ", mme si une opration de mesure n'est pas thmatiquement applique au temps en tant que tel [417]. Les consquences pour l'historiographie sont considrables, dans la mesure o celle-ci dpend du calendrier et de Phorloge Il nous a suffi provisoirement de faire apparatre la M connexion " entre l'usage des horloges et la temporalit caractristique de l'acte de prendre son temps De mme que l'analyse concrte des oprations astronomiques savantes concernant le calcul du temps relve de l'interprtation existentiale-ontologique des activits de dcouverte de la nature, de mme le fondement de la u chronologie ", lie au calendrier et l'historiographie, ne peut tre dgag que dans l'orbite des tches relevant de l'analyse existentiale de la connaissance historique [418]

    2 Avec la rvlation du monde, le temps-du-monde est rendu public au point que tout tre proccup quant au temps, se tenant auprs de quelque tant intra-mondain, comprend ce dernier sur le mode de la circonspection comme rencontr "dans le temps" [419]

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    l'opposition entre sujet et objet Ta t. D'un ct, le temps du monde est plus objectif que tout objet, dans la mesure o il accompagne la rvlation du monde comme monde; en consquence, il n'est pas plus li aux tants psychiques qu'aux tants physiques : Il se montre d'abord dans le ciel [419]. D'un autre ct, il est plus subjectif que tout sujet, en vertu de son enracinement dans le Souci.

    Plus encore parat dpass le dbat entre Augustin et Aristote. D'un ct, rencontre du premier, le temps de l'me est aussi un temps du monde, et son interprtation ne requiert aucune rfutation de la cosmologie. De l'autre, rencontre du second, la question cesse d'tre embarrassante de savoir s'il peut y avoir temps s'il n'y a point d'me pour distinguer deux instants et compter les intervalles.

    Mais de nouvelles apories naissent de cette avance mme de la phnomnologie hermneutique.

    Elles sont rvles par Vchec de la polmique contre le concept vulgaire de temps, chec qui, par choc en retour, aide porter au jour le caractre aportique de cette phnomnologie hermneutique, stade aprs stade, et dans son ensemble.

    6. Le concept vulgaire de temps

    La polmique contre le concept vulgaire de temps est place par Heidegger sous le signe du nivellement, jamais confondu avec la provenance - mme si l'oubli de la provenance induit le nivellement. Cette polmique constitue un point critique beaucoup plus dangereux que n'a pu le penser Heidegger, proccup cette poque par une autre polmique, autour des sciences humaines Aussi Heidegger peut-il affecter, sans grand scrupule, de ne pas distinguer le concept scientifique de temps universel du concept vulgaire de temps qu'il critique.

    L'argumentation dirige par Heidegger contre le temps vulgaire est sans concession. Elle n'ambitionne pas moins qu'une gense sans reste du concept de temps, tel qu'il est en usage dans l'ensemble des sciences, partir de la temporalit fondamentale. Cette gense est une gense par nivellement qui prend son point de dpart dans l'intra-temporalit, mais qui a pour origine lointaine la mconnaissance du lien entre temporalit et tre-pour-la-mort. Partir de l'intra-temporalit a l'avantage vident de faire natre le concept vulgaire de temps au plus prs de la dernire figure dchiffrable du temps phnomnologique; mais, surtout, celui de pouvoir organiser ce concept vulgaire sur la base d'une notion-pivot dont la parent avec la

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    caractristique principale de Pintra-temporalit est encore apparente. Cette notion-pivot, c'est le maintenant ponctuel Le temps vulgaire, en consquence, peut tre caractris comme une suite de maintenant ponctuels dont les intervalles sont mesurs par nos horloges. Comme l'aiguille dans son parcours, le temps court d'un maintenant l'autre. Le temps ainsi dfini mrite d'tre appel temps du maintenant : Appelons Jetzt-Zeit le temps-du-monde "visualis" de cette manire par l'horloge [421].

    La gense du maintenant ponctuel est claire : elle est un simple travestissement du rendre-prsent qui attend et retient, c'est--dire de la troisime ek-stase de la temporalit, que la proccupation a porte au premier plan. Dans ce travestissement, Yinstrument de mesure, qui est une des choses maniables sur lesquelles notre circonspection s'est fixe, a clips le procs du rendre-prsent qui avait rendu la mesure dsirable.

    A partir de l, les traits majeurs de l'intra-tcmporalit sont soumis un nivellement identique : la databilit ne prcde plus l'assignation des dates, mais en rsulte; le laps de temps, lui-mme issu de l'tirement caractristique de l'historialit, ne prcde plus l'intervalle mesurable, mais se rgle sur lui; et surtout le rendre-public, fond dans 1' tre-avec des mortels entre eux, cde le pas ce caractre prtendument irrductible du temps, savoir son universalit: le temps est tenu pour public, parce qu'il est dclar universel. En bref, le temps ne se dfinit comme systme de dates que parce que la datation se fait partir d'une origine qui est un maintenant quelconque; il se dfinit comme ensemble d'intervalles; le temps universel, enfin, n'est que la suite (Folge) de tels maintenant ponctuels (Jetztfolge).

    Mais d'autres traits du concept vulgaire de temps n'apparaissent que si l'on fait remonter la gense une mcomprhension contemporaine de la temporalit la plus originaire. Nous le savons, la phnomnologie ne peut tre qu'une hermneutique, parce que le plus proche de nous est aussi le plus dissimul. Les traits que nous allons parcourir ont ceci de commun qu'ils ont valeur de symptme, en ce sens qu'ils laissent transparatre une origine dont ils marquent en mme temps la mconnaissance. Prenons l'infinit du temps : c'est parce que nous avons effac de notre pense la finitude originaire, imprime sur le temps venir par l'trc-pour-la-mort, que nous tenons le temps pour infini ' ; en ce sens, l'infinit n'est qu'une dchance de

    1 L'tre-l n'a pas de fin laquelle il se borne cesser, mais il existe fini [ou finiment] [329]. L'infinit est le produit la fois de la drivation et du nivellement Comment cette temporalit inauthentique en tant ^un-authentique temporalise-

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    la finit du futur atteste par la rsolution anticipante. L'infinit, c'est la non-mortalit; or ce qui ne meurt pas, c'est le on . A la faveur de cette immortalit du on , notre tre-jet est dchu parmi les choses donnes et maniables, et perverti par l'ide que la dure de notre vie n'est qu'un fragment de ce temps '. Un indice qu'il en est bien ainsi : nous disons du temps qu'il fuit . N'est-ce pas parce que nous fuyons nous-mmes, face la mort, que l'tat de perte dans laquelle nous nous enfonons, quand nous ne percevons plus le rapport de l'tre-jetc et dchu la proccupation, fait paratre le temps comme une fuite et nous fait dire qu'il s'en va (vergeht)l Sinon, pourquoi remarquerions-nous la fuite du temps, plutt que son closion? Ne s'agit-il pas d'une sorte de retour du refoul, par quoi notre fuite face la mort se travestit en fuite du temps? Et pourquoi disons-nous du temps qu'on ne peut l'arrter? N'est-ce pas parce que notre fuite face la mort nous fait dsirer d'en suspendre le cours, par une perversion bien comprhensible de notre attente sous sa forme la moins authentique? L'tre-l tire sa connaissance du temps fugitif de son savoir fugitif concernant la mort [425]. Et pourquoi tenons-nous le temps pour irrversible? Ici encore le nivellement n'empche pas que quelque aspect de l'originaire vienne se trahir : un flux neutre de maintenant quelconques ne devrait-il pas pouvoir tre invers? L'impossibilit du renversement a pour raison la provenance du temps public de

    t-elle, sur la base de (ans) la temporalit finie, un temps ///-fini9 C'est seulement parce que le temps originaire est fini que le temps " driv " peut se temporaliser comme i/f-fini Selon Tordre dans lequel nous apprhendons les choses sur le mode du comprendre, la finit du temps ne devient pleinement visible (sichtbar) que quand le M temps sans fin " est instaur (herausgestellt). afin de lui fournir un contraste [331] La thse de l'infinit du temps, que l'Etre et le Temps drive de la mconnaissance de la fnit lie rtre-pour-la-mort, les Problmes fondamentaux de la phnomnologie la rattache directement au sans fin de la succession des maintenant dans la conception vulgaire du temps 11 est vrai que le cours de 1927 voque aussi l'oubli par l'tre-l de sa propre finitude essentielle; mais c'est pour ajouter aussitt qu' il n'est pas possible d'examiner ici plus en dtail la finitude du temps, parce qu'elle dpend du difficile problme de la mort, qu'il n'est pas question d'analyser dans le prsent contexte [387] (329) Est-ce dire que le sens du Ganzsein est moins solidaire de rtre-pour-la-mort dans le cours que dans le livre9 Ce soupon trouve un renfort dans l'adjonction - sur laquelle nous reviendrons dans nos pages de conclusions - de la problmatique de la Temporalitat celle de la Zeitlichkeit Cette problmatique, nouvelle par rapport l'tre et le Temps, marque le primat de la question de Yhorizon ontologique, dsormais greffe sur le caractre ek-statique du temps, lequel relve purement d'une analytique de l'tre-l

    1 l-a suite nivele des u maintenant " reflte la mconnaissance complte de son origine dans la temporalit de Pctre-l singulier feinzelner}. jointe Pun-avec-Pautre quotidien [425].

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    la temporalit, dont la temporalisation, marque titre primaire par le futur, " va " ek-statiquemcnt vers sa fin, de telle sorte qu'elle " est " dj pour la fin [426].

    Heidegger ne nie point que cette reprsentation vulgaire ait son droit, dans la mesure mme o elle procde par nivellement de la temporalit d'un tre-l jet et dchu Cette reprsentation relve, sa faon, du mode quotidien de l'tre-l et de la comprhension qui y ressortit '. Seule est irrecevable sa prtention tre tenue pour le concept vrai du temps. On peut retracer le procs d'interprtation et de mcomprhension qui mne de la temporalit ce concept vulgaire. En revanche, le trajet inverse est impraticable.

    Mon doute commence exactement en ce point. Si, comme je le crois, on ne peut constituer la temporalit humaine sur la base du concept de temps conu comme suite de maintenant , le trajet inverse de la temporalit et de l'tre-l au temps cosmique n'est-il pas, d'aprs la discussion qui prcde, tout aussi impraticable?

    Dans toute l'analyse prcdente, une hypothse a t par Heidegger exclue l'avance : que le processus tenu pour un phnomne de nivellement de la temporalit soit aussi, et simultanment, le dgagement d'un concept autonome de temps - le temps cosmique - , dont la phnomnologie hermneutique du temps ne vient jamais bout et avec laquelle elle n'a jamais fini de s'expliquer.

    Si Heidegger exclut d'entre de jeu cette hypothse, c'est qu'il ne se mesure jamais avec la science contemporaine dans son propre dbat avec le temps, et tient pour acquis que la science n'a rien d'original dire qui ne soit tacitement emprunt la mtaphysique, de Platon Hegel. En tmoigne le rle assign Aristote dans la gense du concept vulgaire de temps [421] : Aristote serait le premier responsable du nivellement, accrdit par toute l'histoire ultrieure du problme du temps, travers la dfinition de Physique, IV, il, 218 b 29-219 a 6, examine plus haut2. Son affirmation scion

    I. Remarque d'autant plus importante pour nous qu'est rappel cette occasion rgal bon droit de Vhistoire, comprise publiquement comme devenir-historial intra-temporel [426]. Cette sorte de reconnaissance oblique de l'histoire joue un rle important dans les discussions ultrieures du statut de l'histoire par rapport une phnomnologie hermneutique.

    2 Heidegger traduit ainsi Das namiieh ist die Zeit, das Gezahlte an der im Horizont des Fruher und Spter begegnenden Bewegung [42!]. L'quivalent franais donnerait ce qui suit Voici ce qu'est en effet le temps le nombre quant au mouvement rencontr sous l'horizon du plus tt et du plus tard Cette traduction suggre l'ambigut d'une dfinition o le nivellement serait dj accompli, mais resterait encore discernable en tant que nivellement, si bien que l'accs une

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    laquelle Yinstant dtermine le temps ouvrirait la srie des dfinitions du temps comme suite de maintenant , au sens de maintenant quelconques.

    Or, dans l'hypothse mme - fort discutable - selon laquelle toute la mtaphysique du temps serait contenue in nuce dans la conception aristotlicienne ', la leon que nous avons nous-mme tire de notre lecture du texte fameux de la Physique d'Aristote est qu'il n'y a pas de transition concevable - ni dans un sens, ni dans l'autre - entre l'instant quelconque et le prsent vif La force d'Aristote consiste prcisment dans la caractrisation de l'instant comme instant quel-conque. Et l'instant est quelconque en ceci prcisment qu'il procde d'une coupure arbitraire dans la continuit du mouvement local, et plus gnralement du changement, et marque l'incidence (sans valeur de prsent) en chaque mouvement de cet acte imparfait que constitue

    interprtation existentiale demeurerait ouvert Je me garde de porter un jugement dfinitif sur l'interprtation de la conception aristotlicienne du temps. Heidegger se rservait d'y revenir dans la deuxime partie de l'tre et le Temps, aprs une discussion de la Seinsfrage de l'ontologie antique Les Problmes fondamentaux de la phnom-nologie comblent cette lacune [330-361] (281-308) La discussion du trait aristotlicien du temps est si importante dans la stratgie dveloppe dans le cours de 1927 qu'elle dtermine le point de dpart du mouvement de retour du concept de temps vulgaire en direction de la comprhension du temps originaire Tout se joue sur l'interprtation du to nun aristotlicien Nous avons, d'autre part, des textes importants de Heidegger sur la Physique d'Aristote qui restituent le contexte de la phusis grecque, dont la signification profonde serait, selon Heidegger, radicalement mconnue par les philosophes et les historiens de la pense grecque, cf. Ce qu'est et comment se dtermine la physis (Aristote, Physique, B 1), sminaire de 1940, traduit par F Fdier, in Question II, Paris, Gallimard, 1968, p 165-276, l'original allemand a t publi en 1958, accompagn d'une traduction italienne de G Guzzoli, par la revue // Pensiero, n2 et 3, Milan, 1958.

    1 Toute lucidation (Errterung) ultrieure du concept de temps reste fondamentalement attache la dfinition aristotlicienne - autrement dit, thmatise le temps quand il se montre dans ta proccupation circonspecte [421]. Je ne discute pas ici la fameuse note (l'tre et le Temps, p. 434, n 1) selon laquelle le privilge accord au maintenant nivel montre l'vidence que la dtermination conceptuelle du temps par Hegel suit aussi la ligne de la comprhension vulgaire du temps et cela signifie du mme coup qu'elle suit la ligne du concept traditionnel du temps On en trouvera la traduction et l'interprtation dans J. Dcrrida, - Ousiapt Gramme Note sur une note de Sein und Zeit , in Marges de la Philosophie. Paris, d de Minuit, 1972, p 31-78 On lira aussi la rfutation de l'argumentation de Heidegger dans le 82, dirig contre la conception de Hegel de la relation entre temps et esprit , par Denise Souche-Dagues ( Une exgse heideggerienne le temps chez Hegel d'aprs le 82 de Sein und Zeit , Revue de mtaphysique et de morale, janvier-mars 1979, p 101-119). Enfin, on reprendra la discussion de l'interprtation heideggerienne d'Aristote avec Emmanuel Martineau, Conception vulgaire et conception aristotlicienne du temps Notes sur Grundprobleme der Phanomenologie de Heidegger , Archives de philosophie, janv.-mars 1980, pp 99-120.

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    Pacte de la puissance. Or le mouvement (le changement) appartient, nous l'avons vu, aux principes de la physique, lesquels n'incluent pas dans leur dfinition la rfrence une me qui discrimine et compte. L'essentiel, ds lors, est, d'abord, que le temps soit quelque chose du mouvement , sans s'galer jamais aux principes constitutifs de la nature; ensuite, que la continuit du temps accompagne celle du mouvement et de la grandeur, sans jamais s'en affranchir entirement. Il en rsulte que, si l'opration notique de discrimination par laquelle l'esprit distingue deux instants suffit distinguer le temps du mouvement, cette opration se greffe sur le dploiement mme du mouvement, dont le caractre nombrable prcde les distinctions relatives au temps. L'antriorit logique et ontologique assigne par Aristote au mouvement par rapport au temps me parat incompatible avec toute tentative de drivation par nivellement du temps dit vulgaire partir du temps de la proccupation. tre quelque chose du mouvement et tre quelque chose du Souci me paraissent constituer deux dterminations inconciliables dans leur principe, L' historial-monde masque seulement l'abme qui se creuse entre le prsent et l'instant. On ne comprend pas comment ni pourquoi l'historialit des choses de notre Souci s'affranchirait de celle du Souci lui-mme, si le ple monde de notre tre-au-monde ne dveloppait pas un temps lui-mme polairement oppos au temps de notre Souci, et si la rivalit entre ces deux perspectives sur le temps, enracines Tune dans la mondanit du monde, l'autre dans le l de notre manire d'tre-au-monde, n'engendrait pas l'aporic ultime de la question du temps pour la pense.

    Ce droit gal du temps vulgaire et du temps phnomnologique, au sein de leur confrontation, s'affirme avec une insistance particulire si, ne se bornant pas ce que les philosophes ont pu dire sur le temps, la suite (ou non) d'Aristote, on veut bien prter l'oreille ce que disent les scientifiques et les pistmologues les plus attentifs aux dveloppements modernes de la thorie du temps '. L'expression mme de temps vulgaire parat alors drisoire, au regard de l'ampleur des problmes poss la science par l'orientation, la continuit, la mensurabilit du temps2. A la lumire de ces travaux

    1 Hans Reichenbach, Philosophie der Raum-Zeit-Lehre, Berlin, 1928; Adolf Gninbaum, Philosophical Probtem ofSpace and Time, Dordrecht, Boston, D. Reidel, 1973, 2e d , 1974; Olivier Costa de Beauregard, La Notion de temps, quivalence avec l'espace, Paris, Hermann, 1953; Two Lectures of the Direction of Time , Synthse, n35, 1977

    2. J'adopte ici, titre indicatif, la distinction retenue par Herv Barreau dans ta Construction de ta notion de temps. Strasbourg, Atelier d'impression du dpartement de Physique, ULP, 1985, t. III

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    d'une technicit toujours plus grande, on en vient se demander si Ton peut opposer un concept scientifique unique de temps aux analyses phnomnologiques, elles-mmes multiples, reues d'Augustin, de Husserl et de Heidegger.

    Si, d'abord, la suite de Stephen Toulmin et June Goodfield ', on se borne discuter ces sciences selon l'ordre suivi par la dcouverte de la dimension historique du monde naturel, on dcouvre que ce n'est pas seulement une extension progressive de l'chelle du temps au-del de la barrire des six mille ans, assigne par une tradition judo-chrtienne ptrifie, que les sciences de la nature ont impose notre considration, mais une diffrenciation croissante des proprits temporelles caractristiques de chacune des rgions de la nature ouvertes une histoire naturelle toujours plus stratifie. Le premier trait, l'extension de l'chelle du temps de six mille ans six milliards d'annes, n'est certes pas ngligeable, si l'on considre les incroyables rsistances que sa reconnaissance a d vaincre. Si la rupture de la barrire du temps a pu constituer une telle blessure, c'est parce qu'elle portait au jour une disproportion, aisment traduite en termes d'incommensurabilit, entre le temps humain et celui de la nature 2. Ce fut d'abord la dcouverte des fossiles organiques, dans les dernires dcennies du XVIIe sicle, qui imposa, rencontre d'une conception statique de la crote terrestre, une thorie dynamique du changement gologique, dont la chronologie faisait reculer de faon dramatique la barrire du temps. Avec la reconnaissance des changements gologiques et l'explication de la squence temporelle de ces changements, la terre acquiert une histoire C'est dsormais sur la base de traces matrielles, fossiles, couches, failles, qu'il devient possible d'infrer la succession des poques de la nature , pour reprendre le titre de Buffon. La stratigraphie, invente au dbut du XIXe sicle, transforme de faon dcisive la gologie en une science historique , sur la base d'infrences gages par le tmoignage des choses. La rvolution historique en gologie ouvre son tour la voie, par le truchement de la palontologie, une transformation semblable en zoologie, que couronne en 1859 le grand livre de Darwin, Origin of Species. Nous imaginons mal la masse d'ides reues que dut dplacer la simple hypothse d'une volution des espces, pour ne rien dire du degr de probabilit de la thorie en tant

    1. Stephen Toulmin et June Goodfield, The Discovery of Tinte, Chicago, Londres, The University of Chicago Press, 1965, 1977, 1982

    2. Toulmin et Goodfield citent un pome de John Donne dplorant the world's proportion disfigured (op cit, p 77)

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  • TEMPORALIT, HISTORIALIT, INTRA-TEMPORALIT

    que telle, qu'il s'agisse du mode d'acquisition, de transmission ou d'accumulation des variations spcifiques. L'important, pour notre discussion, est que, avec Darwin, la vie acquiert une gnalogie ' . Pour le biologiste darwinien ou no-darwinien, le temps se confond avec le processus mme de descendance, scand par l'occurrence de variations favorables et scell par la slection naturelle. Toute la gntique moderne s'inscrit l'intrieur de la prsupposition majeure d'une histoire de la vie. L'ide d'une histoire naturelle devait s'enrichir en outre des dcouvertes de la thermodynamique et, plus que tout, de la dcouverte des processus subatomiques - principalement quantiques - l'autre extrmit de la grande chane des tres. Dans la mesure o ces phnomnes sont leur tour responsables de la formation des corps clestes, on peut parler d' volution stellaire 2 pour rendre compte du cycle de vie assign aux toiles individuelles et aux galaxies. Une dimension temporelle authentique est dsormais introduite en astronomie, qui autorise parler d'un ge de l'univers compt en annes-lumire.

    Mais ce premier trait, la rupture de la barrire temporelle admise pendant des millnaires et l'extension fabuleuse de l'chelle du temps, ne doit pas nous masquer un second trait, de plus grande porte philosophique, savoir la diversification des significations attaches au vocable temps dans les rgions de la nature que l'on vient de parcourir et dans les sciences qui leur correspondent. Ce phnomne est masqu par le prcdent, dans la mesure o la notion d'chelle du temps introduit un facteur abstrait de commensurabilt qui ne tient compte que de la chronologie compare des processus considrs. Que cet alignement sur une unique chelle du temps soit finalement trompeur, est attest par le paradoxe que voici : le laps de temps d'une vie humaine, compar l'amplitude des dures cosmiques, parat insignifiant, alors qu'il est le lieu mme d'o procde toute question de signifiance 3. Ce paradoxe a suffi mettre en question l'homognit prsume des dures projetes sur l'unique chelle du temps. Ce qui est ainsi rendu problmatique, c'est le droit de la notion mme d' histoire naturelle (d'o notre usage constant des guillemets dans ce contexte). Tout se passe comme si, par un phnomne de contamination mutuelle, la notion d'histoire avait t extrapole de la sphre humaine la sphre naturelle, tandis qu'en retour la notion de

    1 The Discovery of Time, p. 197-229 2. /Wrf,p 251 3 La porte du paradoxe ne se rvle dans toute son amplitude que lorsque le rcit.

    entendu comme mimsis d'action, est pris pour critre de cette signifiance

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  • L'APORTIQUE DE LA TEMPORALIT

    changement, spcifie au plan zoologique par celle de l'volution, avait inclus l'histoire humaine dans son primtre de sens. Or, avant tout argument ontologique, nous avons une raison pistmologiquc de refuser cet empitement rciproque des notions de changement (ou d'volution) et d'histoire; ce critre est celui que nous avons articul dans la seconde partie de cette tude, savoir le critre narratif, lui-mme rgl sur celui de praxis, tout rcit tant ultimement une mimsis d'action. Sur ce point, je me rallie sans rserve la thse de Collingwood, tirant un trait entre les notions de changement et d'volution, d'une part, et celle d'histoire, d'autre partl. A cet gard, la notion de tmoignage des choses, voque plus haut l'occasion de la grande discussion suscite par l'interprtation des fossiles, ne doit pas faire illusion. L'analogie entre le tmoignage des hommes sur les vnements du pass et le tmoignage des vestiges du pass gologique ne va pas au-del du mode de preuve, savoir l'usage de l'infrence en forme de rtrodiction. L'abus commence ds l'instant o la notion de tmoignage est dtache du contexte narratif qui l'rig en preuve documentaire au service de la comprhension explicative d'un cours d'action. Ce sont finalement les concepts d'action et de rcit qui sont non transfrables de la sphre humaine la sphre de la nature.

    Ce hiatus pistmologique n'est son tour que le symptme d'une discontinuit au niveau qui nous intresse ici, celui du temps des phnomnes considrs. Autant il nous a paru impossible d'engendrer le temps de la nature partir du temps phnomnologique, autant il nous parat maintenant impossible de procder en sens inverse et d'inclure le temps phnomnologique dans le temps de la nature, qu'il s'agisse du temps quantique, du temps de la thermodynamique, de celui des transformations galactiques, ou de celui de l'volution des espces. Sans nous prononcer sur la pluralit des temporalits appropries la diversit des rgions pistmologiques considres, une seule distinction, toute ngative, nous suffit, celle d'un temps sans prsent et d'un temps avec prsent. Quelle que soit la varit positive que recouvre la notion d'un temps sans prsent, une seule discontinuit importe notre discussion du temps phnomnologique, celle-l mme que Heidegger a essay de surmonter en rassemblant sous le signe du temps vulgaire toutes les varits temporelles pralablement alignes sous le concept neutre d'chelle du temps : quelles que soient les interfrences entre le temps avec prsent et le temps sans

    1. Collingwood, The Idea of History, Oxford, Oxford University Press, 1946, p 17-23

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  • TEMPORALIT, HISTORIALIT, INTRA-TEMPORALIT

    prsent, elles prsupposent la distinction de principe entre un instant quelconque et le prsent qualifi par l'instance de discours qui le dsigne rflexivement. Cette distinction de principe entre l'instant quelconque et le prsent sui-rfrentiel entrane celle de la paire avant/aprs et de la paire passe/futur, le pass/futur dsignant le rapport avant/aprs en tant que marqu par l'instance du prsent '.

    Il ressort de cette discussion que Vautonomie du temps du mouvement (pour rester dans un vocabulaire kantien autant qu'aristotlicien) constitue l'ultime aporie pour la phnomnologie du temps - une aporie que seule pouvait rvler dans toute sa radicalit la conversion hermneutique de la phnomnologie. C'est en effet

    1. La discontinuit entre le temps sans prsent et le temps avec prsent ne me parat pas incompatible avec la thse de C.F Von Weizsacker portant sur le rapport entre l'irrversibilit des processus physiques et la logique temporelle de la probabilit Selon l'auteur, la physique quantique impose de rinterprter en termes probabilistes le second principe de la thermodynamique, qui lie la direction du temps l'entropie d'un systme clos L'entropie d'un tat doit dsormais tre conue comme la mesure de la probabilit de l'occurrence de cet tat : les tats antrieurs plus improbables se transformant en tats postrieurs plus probables Si Ton demande ce que signifient les termes antrieurs et postrieurs impliqus par les mtaphores de la direction du temps et de la flche du temps, le clbre physicien rpond ceci : tout homme de notre culture, donc tout physicien, comprend implicitement la diffrence entre pass et futur : le pass est de l'ordre du fait; il est dsormais inaltrable; le futur est possible. La probabilit, ds lors, est une saisie quantitative, mathmatise, de la possibilit Quant la probabilit du devenir, au sens direct o la physique la prend ici, elle sera toujours au futur 11 en rsulte que la diffrence quantitative entre pass et futur n'est pas une consquence du second principe de la thermodynamique Elle constitue plutt sa prmisse phnomnologique. Ce n'est que parce que nous en avons d'abord la comprhension que nous pouvons nous livrer la physique comme nous le faisons Gnralisant cette thse, nous pouvons dire que cette distinction est constitutive du concept fondamental d'exprience l'exprience tire enseignement du pass concernant le futur Le temps, au sens de cette diffrence qualitative entre fait et possibilit, est une condition de la possibilit de l'exprience Si donc l'exprience prsuppose le temps, la logique dans laquelle nous dcrivons les propositions de l'exprience doit tre une logique d'noncs temporels, plus exactement une logique des modalits futures (cf. Zeit, Physik, Metaphysik , in Christian Link (d.). Die Erfahrung der Zeit, Gedenkenschrift fur Georg Pichu Stuttgart, Klett-Cotta, 1984, p. 22-24) Rien, dans cet argument, ne remet en question la distinction entre instant quelconque et prsent La diffrence qualitative entre pass et futur est bien une diffrence phnomnologique, au sens de Husserl et de Heidegger Mais la proposition le pass est factuel, le futur est possible dit plus elle compose ensemble l'exprience vive, o la distinction entre pass et futur prend sens, et la notion d'un cours d'vnements admettant les notions d'tat antrieur et d'tat postrieur Le problme qui reste pos est celui de la congruence entre deux irrversibilits. celle du rapport pass/futur au plan phnomnologique, et celle du rapport avant/aprs au plan des tats tenus les premiers pour plus improbables et les seconds pour plus probables

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  • LWPORTIQUE DE LA TEMPORALIT

    lorsque la phnomnologie du temps accde aux aspects de la temporalit qui sont d'autant plus dissimuls qu'ils nous sont les plus proches, qu'elle dcouvre sa limite externe.

    Pour qui s'attache uniquement la polmique que Heidegger lui-mme a ouverte, en dsignant comme temps vulgaire le temps universel de l'astronomie, des sciences physiques, de la biologie et, finalement, des sciences humaines, et en portant au compte d'un nivellement des accents du temps phnomnologique la gense de ce prtendu temps vulgaire - pour un tel lecteur, Vtre et le Temps parat s'achever sur un chec : l'chec de la gense du concept vulgaire du temps. Ce n'est pourtant pas ainsi que je voudrais conclure. Cet chec , mon avis, est ce qui porte l'aporicit de la temporalit son comble. Il rsume l'chec de toute notre pense sur le temps, et, au premier chef, de la phnomnologie et de la science. Or cet chec n'est pas vain, comme toute la suite de cet ouvrage s'emploie le montrer. Et, avant mme qu'il relance notre propre mditation, il rvle quelque chose de sa fcondit dans la mesure o il joue le rle de rvlateur l'gard de ce que j'appellerai le travail de Vaporie l'uvre l'intrieur mme de l'analyse existentiale.

    Je regrouperai mes remarques sur le travail de Vaporie autour de quatre ples :

    1. C'est d'abord ce concept vulgaire de temps qui, ds le dbut, exerce une sorte tf attraction-rpulsion sur toute l'analyse existentiale, la contraignant se dployer, se distendre, s'tirer, jusqu' s'galer, par une approximation croissante, son autre qu'elle ne peut engendrer. En ce sens, I'aporie en quelque sorte externe* ouverte dans le concept de temps par la disparit des perspectives sur le temps, est ce qui suscite, au sein mme de l'analyse existentiale, le plus grand effort de diversification interne, auquel nous devons la distinction entre temporalit, historialit et intra-temporalit. Sans tre l'origine de cette diversification, le concept scientifique en est en quelque sorte le catalyseur. Les admirables analyses de l'historialit et de l'intra-temporalit apparaissent alors comme un effort quasi dsespr pour enrichir de traits de plus en plus mondains la temporalit du Souci, centre d'abord sur l'tre-pour-la-mort, de manire offrir une quivalence approche du temps-succession dans les limites de l'interprtation existentiale.

    2. Outre la contrainte exerce du dehors par le concept vulgaire de temps sur l'analyse existentiale, on peut parler d'un empitement mutuel d'un mode de discours sur l'autre. Cet change frontalier prend les deux formes extrmes de la contamination et de la contrarit* avec tout le cortge des nuances intellectuelles et

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  • TEMPORALIT, HISTORIAL1T, 1NTRA-TEMPORALIT

    motionnelles que peuvent engendrer ces interfrences de sens. La contamination caractrise plus particulirement les empite

    ments au niveau de l'intra-temporalit. Ce sont mme ces phnomnes de contamination qui ont pu accrditer l'ide que Ton passait la frontire par simple nivellement. Nous avons anticip ce problme lorsque nous avons discut des rapports entre les trois phnomnes majeurs de databilit, de laps de temps, de publicit, et les trois traits conceptuels de la datation effective, de la mesure des intervalles par des units fixes de dure, et de la simultanit qui sert de critre toute co-historialit '. On pourrait parler dans tous ces cas d'un recouvrement de l'existential et de l'empirique l'un par l'autre2. Entre l'tre-jet et dchu, qui constitue notre passivit fondamentale l'gard du temps, et la contemplation des astres, dont la rvolution souveraine est soustraite notre matrise, il s'tablit une complicit si troite que ces deux approches deviennent indiscernables pour le sentiment. En tmoignent les expressions : temps-du-monde, tre-dans-le-temps, qui cumulent la force des deux discours sur le temps.

    En revanche, l'effet de contrarit, issu de l'interfrence entre les deux modes de pense, se laisse mieux discerner l'autre extrme de l'ventail de la temporalit : entre la finitude du temps mortel et l'infinit du temps cosmique. A vrai dire, c'est cet effet que la plus ancienne sagesse a t attentive. L'lgie de la condition humaine, modulant entre la lamentation et la rsignation, n'a cess de chanter le contraste entre le temps qui demeure et nous qui passons. Est-ce seulement le on qui ne meurt pas? Si nous tenons le temps pour infini, est-ce seulement parce que nous nous dissimulons nous-mmes notre propre finitude? Et, si nous disons que le temps fuit, est-ce seulement parce que nous fuyons l'ide de notre tre-pour-la-fin? N'est-ce pas aussi parce que nous observons, dans le cours des choses, un passage qui nous fuit, en ce sens qu'il chappe nos prises, au point d'ignorer, si l'on peut dire, jusqu' notre propre rsolution d'ignorer qu'il nous faut mourir? Parlerions-nous de la brivet de la vie, si elle ne se dtachait pas sur le fond de l'immensit du temps? Ce contraste est la forme la plus mouvante que peut assumer le double

    1 Nous reviendrons longuement sur le problme de la datation dans le cadre de notre tude des connecteurs mis en place par la pense historique entre le temps cosmique et le temps phnomnologique.

    2. C'est peut-tre le sens qu'on doit donner l'expression si troublante de faktisch chez Heidegger. Tout en ajoutant la mondanit - terme existential - un accent tranger, elle adhre la mondanit la faveur du phnomne de contamination entre les deux rgimes de discours sur le temps

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  • L'APORTIQUE DE LA TEMPORALIT

    mouvement d'affranchissement par lequel, d'une part, le temps du Souci s'arrache la fascination du temps insouciant du monde et, d'autre part, le temps astronomique et calendairc se soustrait l'aiguillon de la proccupation immdiate et jusqu' la pense de la mort. Oubliant le rapport du maniable la proccupation, et oubliant la mort, nous contemplons le ciel et nous construisons calendriers et horloges. Et soudain, sur le cadran de Tune d'entre elles, surgit en lettres de deuil le mmento mori. Un oubli efface l'autre. Et l'angoisse de la mort revient la charge, aiguillonne par le silence ternel des espaces infinis. Nous pouvons ainsi osciller d'un sentiment l'autre : de la consolation, que nous pouvons prouver dcouvrir une parent entre le sentiment d'tre jet au monde et le spectacle du ciel o le temps se montre, la dsolation, qui sans cesse renat du contraste entre la fragilit de la vie et la puissance du temps qui plutt dtruit.

    3. A son tour, cette diffrence entre les deux formes extrmes de l'change frontalier entre les deux perspectives sur le temps rend attentif des polarits, des tensions, voire des ruptures l'intrieur mme du domaine explor par la phnomnologie hermneutique. Si la drivation du concept vulgaire du temps par nivellement nous a paru problmatique, la drivation par provenance, qui relie entre elles les trois figures de la temporalit, mrite aussi d'tre interroge. Nous n'avons pas manqu de souligner, chaque transition d'un stade l'autre, la complexit de ce rapport de provenance , qui ne se borne pas une perte progressive d'authenticit. Par un supplment de sens, l'historialit et Cintra-temporalit ajoutent ce qui manquait de sens la temporalit fondamentale pour tre pleinement originaire et pour que la temporalit atteigne son intgralit, sa Ganzheit. Si chaque niveau procde du prcdent la faveur d'une interprtation qui est d'emble une msinterprtation, un oubli de la provenance , c'est parce que cette provenance consiste non dans une rduction, mais dans une production de sens. C'est par un dernier surcrot de sens que se rvle ce temps du monde par lequel la phnomnologie hermneutique jouxte la science astronomique et physique. Le style conceptuel de cette provenance cratrice entrane un certain nombre de consquences qui accentuent le caractre aportique de la section de l'tre et le Temps consacre la temporalit.

    Premire consquence : si l'on met l'accent sur les deux extrmes de cette promotion de sens, l'tre-pour-Ia-mort et le temps du monde, on dcouvre une opposition polaire, paradoxalement dissimule travers le processus hermneutique dirig contre toute dissimulation : d'un cte le temps mortel, de l'autre le temps cosmique. Cette faille

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  • TEMPORALIT, HISTORIALIT, INTRA-TEMPORALIT

    qui traverse toute l'analyse n'en constitue aucunement la rfutation : elle la rend seulement moins sre d'elle-mme, plus problmatique, plus aportique pour tout dire.

    Deuxime consquence : si, d'une figure temporelle l'autre, il y a la fois perte d'authenticit et surcrot d'originarit, Tordre dans lequel les trois figures sont parcourues ne peut-il pas tre invers? De fait, Tintra-temporalit est sans cesse prsuppose par l'historialit; sans les notions de databilit, de laps de temps, de manifestation publique, l'historialit ne pourrait tre dite se dployer entre un commencement et une fin, s'tirer dans cet entre-deux, et devenir le co-historial d'une destine commune. Le calendrier et l'horloge en tmoignent. Et, si l'on remonte de l'historialit la temporalit originaire, comment le caractre public de l'historial ne prcderait-il pas sa faon la temporalit la plus profonde, dans la mesure o son interprtation relve elle-mme du langage qui a ds toujours prcd les formes rputes intransfrables de Ptre-pour-la-mort? Plus radicalement encore, le hors-de-soi - YAusser-sich - de la temporalit originaire ne marquc-t-il pas le choc en retour des structures du temps du monde sur celles de la temporalit originaire, par le truchement de l'tirement caractristique de l'historialit '?

    Dernire consquence : si l'on est attentif aux discontinuits qui ponctuent le procs de la gense de sens tout au long de la section sur le temps de l'tre et le Temps, on peut se demander si la phnomnologie hermneutique ne suscite pas une intime dispersion des figures de la temporalit En s'ajoutant la cassure, pour l'pistmologie, entre, d'une part, le temps phnomnologique et, d'autre part, le temps astronomique, physique et biologique, cette scission entre temps mortel, temps historique et temps cosmique atteste, de faon inattendue, la vocation plurielle, ou mieux plurali-sante, de cette phnomnologie hermneutique. Heidegger fraie lui-mme la voie cette interrogation lorsqu'il dclare que les trois degrs de temporalisation sont co-originaires, reprenant dessein une expression qu'il avait applique aux trois ek-stases du temps. Or, si elles sont co-originaires, le futur n'a pas ncessairement la priorit que l'analyse existentiale du Souci lui confre. Aussi bien le futur, le pass, le prsent prdominent-ils tour tour quand on passe d'un

    1 L'objection de circularit que Ton pourrait aisment tirer de la rversibilit de toutes les analyses n'est pas plus ruineuse ici qu'elle ne Ta t pour nous lorsque nous avons tourn contre nous-mme cet argument dans la premire partie, au moment d'introduire le stade de mimsis III La circularit est un signe de sant en toute analyse hermneutique Du moins ce soupon de circularit doit-il tre vers au compte de l'aporicit fondamentale de la question du temps

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  • L'APORTIQUE DE LA TEMPORALIT

    niveau l'autre. En ce sens le dbat entre Augustin, qui part du prsent, et Heidegger, qui part du futur, perd beaucoup de son acuit. D'ailleurs, la multiplicit des fonctions que l'exprience du prsent assume nous met en garde contre la relgation arbitraire d'un concept trop univoque du prsent. En dpit de la filiation sens unique que Heidegger propose du futur vers le pass et vers le prsent, en dpit aussi de l'ordre en apparence univoquement descendant qui rgle la provenance des figures les moins authentiques de la temporalit, le procs de temporalisation apparat la fin de la section sur le temps plus radicalement diffrenci qu'il ne le paraissait au dbut de l'analyse : c'est en effet la diffrenciation des trois figures de la temporalisation - temporalit, historialit, intra-temporalit - qui exhibe et explicite la diffrenciation secrte en vertu de laquelle le futur, le pass et le prsent peuvent tre appels les ek-stases du temps.

    4. Cette attention porte aux apories qui travaillent la section de l'tre et le Temps sur la temporalit autorise jeter un dernier regard sur la situation de l'historialit dans la phnomnologie hermneutique du temps.

    La position du chapitre sur l'historialit entre celui sur la temporalit fondamentale et celui sur Cintra-temporalit est l'indice le plus apparent d'une fonction mdiatrice qui dpasse de loin la commodit d'un expos didactique. L'ampleur de cette fonction mdiatrice est gale celle du champ d'apories ouvert par la phnomnologie hermneutique du temps. En suivant l'ordre des questions poses l'instant, nous pouvons d'abord nous demander si l'histoire n'est pas elle-mme difie sur la fracture du temps phnomnologique et du temps astronomique, physique, biologique - bref, si l'histoire n'est pas en elle-mme une zone de fracture. Mais si, comme nous l'avons aussi suggr, des empitements de sens compensent cette coupure pist-mologique, l'histoire n'est-elle pas le lieu o se manifestent en clair les empitements par contamination et par contrarit entre les deux rgimes de pense? D'un ct, les changes par contamination nous ont paru prdominer au plan de l'intra-temporalit entre les phnomnes de databilit, de laps de temps et de publicit, dgags par l'analyse existentiale, et les considrations astronomiques qui ont prsid la construction du calendrier et de l'horloge; or, cette contamination ne peut pas ne pas affecter l'histoire, dans la mesure o elle cumule les caractres de l'historialit et ceux de l'intra-temporalit. D'un autre ct, les changes par contrarit nous ont paru l'emporter au plan de la temporalit originaire, ds lors que l'tre-pour-la-mort est cruellement contrast avec le temps qui nous

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  • TEMPORALIT, HISTORIALIT, INTRA-TEMPORAL1T

    enveloppe; l'histoire, ici encore, est indirectement concerne, dans la mesure o s'affrontent en elle le mmorial des morts et l'investigation des institutions, des structures, des transformations plus fortes que la mort.

    Mais la position mdiane de Fhistorial entre la temporalit et l'intra-temporalit fait plus directement problme lorsque Ton passe des conflits de frontire entre la phnomnologie et la cosmologie aux discordances internes la phnomnologie hermneutique elle-mme. Qu'en est-il finalement de la position du temps historique entre le temps mortel et le temps cosmique? C'est en effet lorsque la continuit de l'analyse existentialc est mise en question que l'histo-rialit devient le point critique de toute l'entreprise. Plus, en effet, on carte les pointes du compas entre les deux ples de temporalisation, et plus la place et le rle de l'historialit devient problmatique. Plus on s'interroge sur la diffrenciation qui disperse, non seulement les trois figures majeures de la temporalisation, mais les trois ek-stases du temps, plus le site de l'historialit devient aussi problmatique. De cette perplexit nat une hypothse : si l'intra-temporalit est le point de contact entre notre passivit et l'ordre des choses, l'historialit ne serait-elle pas le pont jet, l'intrieur mme du champ phnomnologique, entre Pctre-pour-la-mort et le temps du monde? Il appartiendra aux chapitres qui suivent de tirer au clair cette fonction mdiatrice en reprenant la conversation trois entre l'historiographie, la narratologie et la phnomnologie.

    *

    Au terme de ces trois confrontations, je voudrais tirer deux conclusions; la premire a t plusieurs fois anticipe; la seconde, en revanche, pourrait rester inaperue.

    Disons d'abord que, si la phnomnologie du temps peut devenir un interlocuteur privilgi dans la conversation triangulaire qui va maintenant tre conduite entre elle-mme, l'historiographie et la narratologie littraire, c'est en vertu non seulement de ses dcouvertes mais des apories qu'elle suscite, et qui croissent la mesure de ses propres avances.

    Disons ensuite qu'en opposant Aristote Augustin, Kant Husserl, et tout ce que le savoir rattache au concept vulgaire de temps Heidegger, nous avons instruit un procs qui n'est plus celui de la phnomnologie, procs que le lecteur pourrait tre tent de lire dans nos pages, mais celui de la pense rflexive et spculative dans son ensemble la recherche d'une rponse cohrente la question :

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  • L'APORTIQUE DE LA TEMPORALIT

    qu'est-ce que le temps? Si, dans l'nonc de l'aporie, l'accent est mis sur la phnomnologie du temps, ce qui se dgage au terme du chapitre est plus large et plus quilibr : savoir qu'on ne peut penser le temps cosmologiquc (l'instant) sans subrepticement ramener le temps phnomnologique (le prsent) et rciproquement. Si l'nonc de cette aporie dpasse la phnomnologie, l'aporie a par l mme le mrite de replacer la phnomnologie dans le grand courant de la pense rflexive et spculative. C'est pourquoi nous n'avons pas intitul la premire section : les apories de la phnomnologie du temps, mais l'aportique de la temporalit.

  • DEUXIEME SFCTION

    Potique du rcit : histoire, fiction, temps

  • Le moment est venu de mettre l'preuve l'hypothse majeure de cette quatrime partie, savoir que la cl du problme de la refiguration rside dans la manire dont l'histoire et la fiction, prises conjointement, offrent aux apories du temps portes au jour par la phnomnologie la rplique d'une potique du rcit.

    Dans l'esquisse des problmes placs sous l'gide de mimsis 111 \ nous avons identifi le problme de la refiguration celui de la rfrence croise entre histoire et fiction, et admis que le temps humain procde de cet entrecroisement dans le milieu de l'agir et du souffrir.

    Afin de respecter la dissymtrie entre les vises respectives de l'histoire et de la fiction, nous repartirons d'une apprhension rsolument dichotomique de ces vises. C'est donc la spcificit de la rfrence du rcit historique, puis celle du rcit de fiction, que nous rendrons justice dans les deux premiers chapitres de cette section. Il est ncessaire de procder ainsi, afin que la conjonction entre l'histoire et la fiction dans le travail de refiguration du temps garde jusqu'au bout son relief paradoxal. Ma thse est ici que la manire unique dont l'histoire rpond aux apories de la phnomnologie du temps consiste dans l'laboration d'un tiers-temps - le temps proprement historique -, qui fait mdiation entre le temps vcu et le temps cosmique. Pour dmontrer la thse, on fera appel aux proc-dures de connexion, empruntes la pratique historienne elle-mme, qui assurent la rinscription du temps vcu sur le temps cosmique * calendrier, suite des gnrations, archives, document, trace. Pour la pratique historienne, ces procdures ne font pas problme : seule leur mise en rapport avec les apories du temps fait apparatre, pour une pense de l'histoire^ le caractre potique de l'histoire par rapport aux embarras de la spculation.

    1 Temps et Rcit, t I, p 109 J?

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  • POTIQUE DU RCIT HISTOIRE, FICTION, TEMPS

    A la rinscription du temps vcu sur le temps cosmique, du ct de l'histoire, rpond, du ct de la fiction, une solution oppose des mmes apories de la phnomnologie du temps, savoir les varia-tions Imaginatives que la fiction opre sur les thmes majeurs de cette phnomnologie. Ainsi, dans les chapitres l et II, le rapport entre l'histoire et la fiction, quant leur puissance respective de refiguration, restcra-t-il marqu du signe de l'opposition Toutefois, la phnomnologie du temps y demeurera la commune mesure sans laquelle le rapport entre fiction et histoire resterait absolument indcidable,

    Nous ferons ensuite, dans les chapitres m et iv, un pas en direction du rapport de complmentarit entre l'histoire et la fiction, en prenant pour pierre de touche le problme classique du rapport du rcit, tant historique que fictif, la ralit. La refonte du problme et de sa solution justifiera le changement terminologique qui nous a fait constamment prfrer ds lors le terme de refiguration celui de rfrence. Pris du ct de l'histoire, le problme classique de la rfrence tait, en effet, de savoir ce qu'on veut dire quand on dclare que le rcit historique se rapporte des vnements qui se sont rellement produits dans le pass. C'est prcisment la signification attache au mot ralit , appliqu au pass, que j'espre renouveler. Nous aurons commenc de le faire, au moins implicitement, en liant le sort de cette expression l'invention (au double sens de cration et de dcouverte) du tiers-temps historique. Mais la sorte de scurit que la rinscription du temps vcu sur le temps cosmique aura pu susciter s'vanouit ds lors que l'on s'affronte au paradoxe qui s'attache l'ide d'un pass disparu qui pourtant fut - fut rel . Ce paradoxe avait t soigneusement tenu l'cart de notre tude de l'intention-nalit historique ' la faveur d'un artifice de mthode : confront la notion d'vnement, nous avions choisi de sparer les critres pist-mologiques de l'vnement de ses critres ontologiques, afin de rester dans les bornes d'une investigation consacre au rapport entre l'explication historique et la configuration par mise en intrigue. Ce sont ces critres ontologiques qui reviennent au premier plan avec le concept de pass * rel . Celui-ci est, en effet, sous-tendu par une ontologie implicite, en vertu de laquelle les constructions de l'historien ont l'ambition d'tre des reconstructions plus ou moins approches de ce qui un jour fut rel . Tout se passe comme si l'historien se savait li par une dette l'gard des hommes d'autrefois, l'gard des morts. C'est la tche d'une rflexion philosophique de porter au jour les prsuppositions de ce ralisme tacite que ne russit pas abolir

    l #6/,p 247

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  • INTRODUCTION

    le constructivisme le plus militant de la plupart des historiens pistmologues. Nous donnerons le nom de reprsentance (ou de lieutenance) aux rapports entre les constructions de l'histoire et leur vis--vis, savoir un pass tout la fois aboli et prserv dans ses traces. Le paradoxe qui s'attache cette notion de reprsentance (ou de lieutenance) m'a suggr de mettre le concept naf de pass rel l'preuve de quelques grands genres librement inspirs du Sophiste de Platon : le Mme, l'Autre, l'Analogue. Disons tout de suite que nous n'attendons pas de cette dialectique de la reprsentance qu'elle rsolve le paradoxe qui afflige le concept de pass rel , mais qu'elle problmatise le concept mme de ralit applique au pass. Existe-t-il, du ct de la fiction, quelque relation au rel que l'on puisse dire correspondre celle de reprsentance? Il semble premire vue que cette dernire relation doive rester sans parallle, dans la mesure o les personnages, les vnements, les intrigues projets par les fictions narratives sont irrels . Entre le pass rel et la fiction irrelle , l'abme parat infranchissable. Une investigation plus fine ne saurait pourtant en rester cette dichotomie lmentaire entre rel et irrel . Nous aurons appris, par le chapitre lu, au prix de quelles difficults l'ide de pass rel peut tre prserve, et quel traitement dialectique elle doit tre soumise. 11 en va de mme, symtriquement, de l' irralit des entits fictives. En les disant irrelles , on caractrise ces entits en termes seulement ngatifs. Les fictions ont par ailleurs des effets qui expriment leur fonction positive de rvlation et de transformation de la vie et des murs. C'est donc du ct d'une thorie des effets qu'il faut orienter prsent la recherche. Nous avons fait la moiti du chemin dans cette direction lorsque nous avons introduit, la fin de Temps et Rcit //, la notion de monde du texte, au sens d'un monde dans lequel nous pourrions habiter et dployer nos potentialits les plus propres '. Mais ce monde du texte ne constitue encore qu'une transcendance dans l'immanence; ce titre, il reste quelque chose du texte. La seconde moiti du chemin consiste dans la mdiation que la lecture opre entre le monde fictif du texte et le monde effectif du lecteur. Les effets de la fiction, effets de rvlation et de transformation, sont pour l'essentiel des effets de lecture 2. C'est travers la lecture que la littrature retourne la vie, c'est--dire au champ pratique et pathique de l'existence. C'est donc sur le chemin d'une thorie de la lecture que nous chercherons dterminer la relation

    1. Temps et Rcit, t. II, chap. iv 2 Temps et Rcit, t I, p 116-117

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  • POTIQUE DU RCIT HISTOIRE, FICTION, TEMPS

    d'application qui constitue l'quivalent de la relation de reprsentance dans le domaine de la fiction.

    La dernire tape de notre investigation des entrecroisements de l'histoire et de la fiction nous conduira au-del de la simple dichotomie, et mme de la convergence, entre le pouvoir qu'a l'histoire et celui qu'a la fiction de refigurer le temps : savoir au cur du problme que, dans notre premier volume, nous avions dsign du terme de rfrence croise entre l'histoire et la fiction '. Pour des raisons plusieurs fois nonces, nous prfrons parler maintenant de refiguration croise pour dire les effets conjoints de l'histoire et de la fiction au plan de l'agir et du ptir humain. Afin d'accder cette problmatique ultime, il faut largir l'espace de lecture toute graphie : l'historiographie aussi bien qu' la littrature. Une thorie gnrale des effets en rsulte qui permet de suivre, jusqu' son stade ultime de concrtisation, le travail de refiguration de la praxis par le rcit, pris dans toute son extension. Le problme sera alors de montrer comment la refiguration du temps par l'histoire et la fiction se concrtise la faveur des emprunts que chaque mode narratif fait l'autre. Ces emprunts consisteront en ceci que l'intentionnalit historique ne s'effectue qu'en incorporant sa vise les ressources defictionalisation relevant de l'imaginaire narratif, tandis que l'intentionnalit du rcit de fiction ne produit ses effets de dtection et de transformation de l'agir et du ptir qu'en assumant symtriquement les ressources d'historicisation que lui offrent les tentatives de reconstruction du pass effectif. De ces changes intimes entre historicisation du rcit de fiction et fictionalisation du rcit historique, nat ce qu'on appelle le temps humain, et qui n'est autre que le temps racont. Afin de souligner l'intriorit mutuelle de ces deux mouvements entrecroiss, un chapitre unique lui sera consacr, le cinquime de cette section.

    Restera s'interroger sur la nature du processus de totalisation qui permet encore de dsigner par un singulier collectif le temps ainsi refigur par le rcit. Ce sera l'objet des deux derniers chapitres du Temps racont.

    La question sera de savoir ce qui, du ct du rcit, tant fictif qu'historique, rpond la prsupposition de l'unicit du temps. Un nouveau sens du mot histoire se fera jour ce stade, sens qui excde la distinction entre historiographie et fiction, et qui admet pour meilleurs synonymes les termes de conscience historique et de condition historique. La fonction narrative, prise dans toute son

    1 Ibid., p 117-124

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  • INTRODUCTION

    ampleur, couvrant les dveloppements de l'pope au roman moderne aussi bien que de la lgende l'historiographie, se dfinit titre ultime par son ambition de refigurer la condition historique et de l'lever ainsi au rang de conscience historique. Ce sens nouveau que revtira le terme d' histoire au terme de notre enqute est attest par la smantique mme du mot, lequel dsigne depuis au moins deux sicles, dans un trs grand nombre de langues, la fois la totalit du cours des vnements et la totalit des rcits se rapportant ce cours. Ce double sens du mot histoire ne rsulte aucunement d'une regrettable ambigut du langage, mais atteste une autre prsupposition, sous-jacente la conscience globale que nous prenons de notre condition historique, savoir que, comme le mot temps , le terme histoire dsigne lui aussi un singulier collectif, qui englobe les deux processus de totalisation en cours, tant au niveau de l'histoire rcit qu' celui de l'histoire effective. Cette corrlation entre une conscience historique unitaire et une condition historique galement indivisible devient ainsi le dernier enjeu de notre enqute sur la refiguration du temps par le rcit.

    Le lecteur aura reconnu sans peine la marque hglienne dans cette formulation du problme. C'est pourquoi nous n'avons pas cru possible de nous soustraire l'obligation d'examiner les raisons qui rendent ncessaire de passer par Hegel et celles, plus fortes, de renoncer pourtant Hegel. Ce sera l'objet de notre avant-dernier chapitre.

    Or, s'il faut, comme nous le croyons, penser la condition et la conscience historiques comme un processus de totalisation, il faudra dire quelle sorte de mdiation imparfaite entre le futur, le pass et le prsent est susceptible de prendre la place de la mdiation totale selon Hegel. Cette question relve d'une hermneutique de la conscience historique, c'est--dire d'une interprtation du rapport que le rcit historique et le rcit de fiction pris ensemble entretiennent avec Yappartenance de chacun de nous l'histoire effective, titre d'agent et de patient. Cette hermneutique, la diffrence de la phnomnologie et de l'exprience personnelle du temps, a l'ambition d'articuler directement au niveau de l'histoire commune les trois grandes ck-stascs du temps : le futur sous le signe de l'horizon d'attente, le pass sous le signe de la tradition, le prsent sous le signe de l'intempestif. Ainsi pourra tre conserv l'lan donn par Hegel au procs de totalisation, sans plus cder la tentation d'une totalit acheve. Avec ce jeu de renvois entre attente, tradition et surgisse-ment intempestif du prsent, s'achvera le travail de refiguration du temps par le rcit.

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  • POTIQUE DU RCIT HISTOIRE, FICTION, TEMPS

    Nous rserverons pour le chapitre de conclusion la question de savoir si la corrlation entre le rcit et le temps est aussi adquate lorsque le rcit est pris dans sa fonction de totalisation face la prsupposition de l'unit du temps que lorsqu'il est considr du point de vue de l'entrecroisement des vises rfrentielles respectives de l'historiographie et du rcit de fiction. Cette question relvera d'une rflexion critique sur les limites que rencontre notre ambition de rpondre aux apories du temps par une potique du rcit.

  • 1 Entre le temps vcu

    et le temps universel : le temps historique

    Dans l'tat prsent de la discussion sur la philosophie de l'histoire, on admet volontiers que le seul choix est entre une spculation sur l'histoire universelle, la manire hglienne, et une pistmologie de l'criture de l'histoire, la manire de l'historiographie franaise ou de la philosophie analytique de l'histoire de langue anglaise. Une troisime option, ouverte par la rumination des apories de la phnomnologie du temps, consiste rflchir sur la place du temps historique entre le temps phnomnologique et le temps que la phnomnologie ne russit pas constituer, qu'on l'appelle temps du monde, temps objectif ou temps vulgaire.

    Or, l'histoire rvle une premire fois sa capacit cratrice de refiguration du temps par l'invention et l'usage de certains instru-ments de pense tels que le calendrier, l'ide de suite des gnrations et celle, connexe, du triple rgne des contemporains, des prdcesseurs et des successeurs, enfin et surtout par le recours des archives, des documents et des traces. Ces instruments de pense ont ceci de remarquable qu'ils jouent le rle de connecteurs entre le temps vcu et le temps universel. A ce titre, ils attestent la fonction potique de l'histoire, et travaillent la solution des apories du temps.

    Toutefois, leur contribution l'hermneutique de la conscience historique n'apparat qu'au terme d'un travail rflexif qui ne relve dj plus de 1 pistmologie de la connaissance historique; pour l'historien, ces connecteurs restent, comme on vient de le dire, de simples instruments de pense; l'historien en fait usage, sans s'interroger sur leurs conditions de possibilit, ou plutt de signijance. Or, celles-ci ne se rvlent que si on met leur fonctionnement en relation avec les apories du temps, sur lesquelles l'historien, en tant que tel, n'a pas s'interroger.

    Ces connecteurs du temps vcu et du temps universel ont en effet en commun de reverser l'univers les structures narratives dcrites

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  • POTIQUE DU RCIT HISTOIRE, FICTION, TEMPS

    dans notre seconde partie. C'est leur manire de contribuer la refiguration du temps historique.

    1. Le temps calendaire

    Le temps calendaire est le premier pont jet par la pratique historienne entre le temps vcu et le temps cosmique. Il constitue une cration qui ne relve exclusivement d'aucune des deux perspectives sur le temps : s'il participe de Tune et de l'autre, son institution constitue l'invention d'un tiers-temps.

    Ce tiers-temps, il est vrai, n'est bien des gards que l'ombre porte sur le plan de la pratique historienne par une entit beaucoup plus considrable laquelle ne convient plus le nom d'institution, encore moins celui d'invention : cette entit ne peut tre dsigne que d'une faon globale et grossire par le terme de temps mythique, Nous ctoyons ici un domaine dans lequel nous nous sommes interdit de pntrer, ds lors que nous avons adopt pour point de dpart de notre investigation du rcit, d'une part l'pope, d'autre part l'historiographie. La fracture entre les deux modes narratifs est dj consomme quand notre analyse commence. Or le temps mythique nous reporte en de de cette fracture, en un point de la problmatique du temps o celui-ci embrasse encore la totalit de ce que nous dsignons d'une part comme monde, d'autre part comme existence humaine. Le temps mythique s'est dj profil dans le filigrane du travail conceptuel de Platon pour le Time et d'Aristote pour la Physique. Nous en avons point la trace dans le fameux aphorisme d'Anaximandre '. Or, c'est le temps mythique que nous retrouvons Yorigine des contraintes qui prsident la constitution de tout calendrier. Il nous faut donc remonter au-del de la fragmentation entre temps mortel, temps historique, temps cosmique - fragmentation dj consomme quand notre mditation commence - , pour voquer avec le mythe un grand temps qui enveloppe, selon le mot prserv par Aristote dans sa Physique2, toute ralit. La fonction majeure de ce grand temps est de rgler le temps des socits - et des hommes vivant en socit - sur le temps cosmique. Loin en effet que le temps mythique plonge la pense dans des brumes o toutes les vaches seraient grises, il instaure une scansion unique et globale du

    1 Cf ci-dessus, p.27 2 Aristote, Physique. IV, 12, 220 b 1-222 a 9.

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  • LE TEMPS HISTORIQUE

    temps, en ordonnant les uns par rapport aux autres des cycles de dure diffrente, les grands cycles clestes, les rcurrences biologiques et les rythmes de la vie sociale. C'est par l que les reprsentations mythiques ont concouru l'institution du temps calendaire '. Encore ne faut-il pas ngliger, en parlant de reprsentation mythique, la conjonction du mythe et du rite2. C'est, en effet, par la mdiation du rite que le temps mythique se rvle tre la racine commune du temps du monde et du temps des hommes. Par sa priodicit, le rite exprime un temps dont les rythmes sont plus vastes que ceux de l'action ordinaire. En scandant ainsi l'action, il encadre le temps

    1. L'analyse laquelle nous allons procder peut tre appele transcendantale, en ce qu'elle s'attache l'aspect universel de l'institution du calendrier Elle se distingue, sans l'exclure, de l'approche gntique pratique par l'cole sociologique franaise du dbut du sicle, o le problme du calendrier est trait dans le cadre de l'origine sociale des notions courantes et, parmi elles, de celle de temps Le danger est alors de faire d'une conscience collective la source de toutes les notions, la manire du Nous plotinien Ce danger est le plus grand chez Durkheim, dans les Formes lmentaires de la vie Religieuse (Paris, PUF, red 1968), pour qui origine sociale et origine religieuse tendent se confondre; il est moindre chez Maurice Halbwachs, dans Mmoire et Socit, op cit, rdit sous le titre la Mmoire collective, op cit ; le projet de gense totale des concepts y est ramen des proportions plus modestes, la mmoire collective tant attribue un groupe proche plutt qu' la socit globale Mais, l'occasion des problmes d'origine, sont poss en termes excellents des problmes de structure. La diffrenciation de moments distincts, inhrents la conception du temps, crit Durkheim, ne consiste pas simplement dans une commmoration, partielle ou intgrale, de notre vie coule, c'est un cadre abstrait et impersonnel qui enveloppe non seulement notre existence individuelle, mais celle de l'humanit C'est comme un tableau illimit o la dure est tale sous le regard de l'esprit et o tes vnements possibles peuvent tre situs par rapport des points de repre fixes et dtermins. Cela sufft dj faire entrevoir qu'une telle organisation doit tre collective {les Formes lmentaires de la vie religieuse, Introduction , p. 14-15). Le calendrier est l'instrument appropri de cette mmoire collective. Un calendrier exprime le rythme de l'activit collective, en mme temps qu'il a pour fonction d'en assurer la rgularit flbid) C'est par l qu'une sociologie gntique contribue de faon dcisive la description des connecteurs en usage en histoire, dont nous tentons de dgager la signifiance plutt que l'origine. Il en va de mme des recherches consacres Vhistoire de l'institution des calendriers accepts encore aujourd'hui, comme notre calendrier julien-grgorien (cf. P. Couderc, Le Calendrier, Paris, PUF, coll. Que Sais-je?, 1961).

    2 Ren Hubert, dans tude sommaire de la reprsentation du temps dans la religion et la magie. Mlanges d'histoire des religions, Paris, Alcan, 1909, attache une importance considrable la notion de fte; il forge ce propos la notion de dates critiques , lies la ncessit d'ordonner la priodicit des ftes. Non moins important est le fait que les intervalles entre ces dates critiques sont qualifis par le rayonnement des ftes et rendus quivalents par leur retour, la rserve prs que, pour la magie et la religion, le calendrier a moins pour fonction de mesurer le temps que de le rythmer, d'assurer la succession des jours fastes et nfastes, des temps favorables et dfavorables

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  • POTIQUE DU RCIT HISTOIRE, FICTION, TEMPS

    ordinaire, et chaque brve vie humaine, dans un temps de grande ampleur '.

    S'il fallait opposer mythe et rite, on pourrait dire que le mythe largit le temps ordinaire (comme aussi l'espace), tandis que le rite rap-proche le temps mythique de la sphre profane de la vie et de l'action.

    On voit quel renfort notre analyse de la fonction mdiatrice du temps calendaire reoit de la sociologie religieuse et de l'histoire des religions. En mme temps, nous ne voudrions pas confondre les deux approches et prendre une explication gntique pour une comprhension du sens, sous peine de faire tort aux deux. Le temps mythique ne nous concerne que sous des conditions limitatives expresses : de toutes ses fonctions, peut-tre trs htrognes, nous ne retenons que la fonction spculative portant sur Tordre du monde. Du relais opr par les rites et les ftes, nous ne retenons que la correspondance qu'ils instaurent, au plan pratique, entre l'ordre du monde et celui de l'action ordinaire. Bref, nous ne retenons du mythe et du rite que leur contribution l'intgration du temps ordinaire, centr sur le vcu des individus agissants et souffrants, au temps du monde dessin sur le ciel visible. C'est le discernement des conditions universelles de l'institution du calendrier qui guide ici le tri oprer dans les informations recueillies auprs de la sociologie religieuse et de l'histoire compare des religions, en change de la confirmation empirique que ces sciences apportent au discernement ttonnant de la constitution du temps calendaire.

    Cette constitution universelle est ce qui fait du temps calendaire un tiers-temps entre le temps psychique et le temps cosmique. Pour dgager les rgles de cette constitution, je prendrai pour guide les remarques d'Emile Benveniste dans Le langage et l'exprience humaine2 . L'invention du temps calendaire est si originale aux yeux

    1. Dans un texte remarquable, Temps et Mythe {Recherches philosophiques, Paris, Boivin, 1935-1936), Georges Dumzil souligne avant tout l' ampleur du temps mythique, quelles que soient les diffrences affectant le rapport entre mythe et rite; dans le cas o le mythe fait le rcit d'vnements eux-mmes priodiques, le rite assure la concordance entre priodicit mythique et priodicit rituelle; dans le cas o le mythe rapporte des vnements uniques, l'efficacit de ces vnements fondateurs rayonne sur un temps plus vaste que celui de Faction; le rite, ici encore, assure la correspondance entre ce rayonnement de grande ampleur de l'vnement mythique, par la commmoration et l'imitation s'il s'agit d'un vnement pass, par la prfiguration et la prparation s'il s'agit d'vnements futurs. Dans une hermneutique de la conscience historique, commmorer, actualiser, prfigurer sont trois fonctions qui soulignent la grande scansion du pass comme tradition, du prsent comme effectivit, du futur comme horizon d'attente et comme eschatologie (cf., ci-dessous, chapitre vi)

    2. . Benveniste, Le langage et l'exprience humaine , Problmes du langage* Paris, Gallimard, coll Diogne , 1966

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  • LE TEMPS HISTORIQUE

    du grand linguiste qu'il lui confre un nom spcial, le temps chronique , pour bien montrer, par un redoublement peine dguis du mot, que dans notre vue du monde, autant que dans notre existence personnelle, il n'y a qu'un temps, celui-l {Problmes du langage, op. cit., p. 5). (On aura not la double rfrence au monde et l'existence personnelle.) L'important pour une rflexion qu'on peut dire transcendantale afin de la distinguer d'une enqute gntique est que, dans toutes les formes de cultures humaines et toute poque, nous constatons d'une manire ou d'une autre un effort pour objectiver le temps chronique. C'est une condition ncessaire de la vie des socits et de la vie des individus en socit. Ce temps socialis est celui du calendrier (p. 6).

    Trois traits sont communs tous les calendriers; ensemble, ils constituent le comput ou division du temps chronique :

    - un vnement fondateur, cens ouvrir une re nouvelle (naissance du Christ ou du Bouddha, Hgire, avnement de tel souverain, etc.), dtermine le moment axial partir duquel tous les vnements sont dats; c'est le point zro du comput;

    - par rapport l'axe de rfrence, il est possible de parcourir le temps dans les deux directions, du pass vers le prsent et du prsent vers le pass. Notre propre vie fait partie de ces vnements que notre vision descend ou remonte; c'est ainsi que tous les vnements peuvent tre dats;

    - enfin, on fixe un rpertoire d'units de mesure servant dnommer les intervalles constants entre les rcurrences de phnomnes cosmiques (p. 6). Ces intervalles constants, c'est l'astronomie qui aide, non les dnommer, mais les dterminer : le jour, sur la base d'une mesure de l'intervalle entre le lever et le coucher du soleil; l'anne, en fonction de l'intervalle dfini par une rvolution complte du soleil et des saisons; le mois, comme intervalle entre deux conjonctions de la lune et du soleil.

    Dans ces trois traits distinctifs du temps calendaire, on peut reconnatre la fois une parent explicite avec le temps physique, mieux connu par les Anciens, et des emprunts implicites au temps vcu, mal thmatis avant Plotin et Augustin.

    La parent du temps calendaire avec le temps physique n'est pas difficile apercevoir. Ce que le temps calendaire emprunte au temps physique, ce sont les proprits que Kant ainsi qu'Aristote lui reconnaissent : c'est, dit Benveniste, un continu uniforme, infini, linaire, segmentable volont (ibid.). M'appuyant sur \zs Analogies de l'exprience selon Kant autant que sur la Physique d'Aristote, j'ajouterai ceci : en tant que segmentabic volont, il est source

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  • POTIQUE DU RCIT HISTOIRE, FICTION, TEMPS

    d'instants quelconques, dnus de la signification du prsent; en tant que li au mouvement et la causalit, il comporte une direction dans la relation d'avant et d'aprs, mais ignore l'opposition entre pass et futur; c'est cette directionalit qui permet au regard de l'observateur de le parcourir dans les deux sens; en ce sens, la 6/dimensionalit du parcours du regard suppose l'un/direction du cours des choses; enfin, en tant que continu linaire, il comporte la mensurabilit, c'est--dire la possibilit de faire correspondre des nombres aux intervalles gaux du temps, eux-mmes mis en relation avec la rcurrence de phnomnes naturels. L'astronomie est la science qui fournit les lois de cette rcurrence, par une observation de plus en plus exacte de la priodicit et de la rgularit du cours des astres, essentiellement ceux du soleil et de la lune.

    Mais, si le comput du temps calendaire est tay ' sur les phnomnes astronomiques qui donnent un sens la notion de temps physique, le principe de la division du temps calendaire chappe la physique et l'astronomie : Benveniste a raison de dire que les traits communs tous les calendriers procdent de la dtermination du point zro du comput.

    L'emprunt se fait ici la notion phnomnologique de prsent, en tant que distinct de l'instant quelconque, lui-mme driv du caractre segmentable merci du continu uniforme, infini, linaire. Si nous n'avions pas la notion phnomnologique du prsent, comme l'au-jourd'hui en fonction duquel il y a un demain et un hier, nous ne pourrions pas donner le moindre sens l'ide d'un vnement nouveau qui rompt avec une re antrieure et qui inaugure un cours diffrent de tout ce qui a prcd. Il en est de mme de la considration bidirectionnelle : si nous n'avions pas l'exprience vive de la rtention et de la protention, nous n'aurions pas l'ide de parcours d'une srie d'vnements accomplis; bien plus, si nous n'avions pas l'ide de quasi-prsent - c'est--dire l'ide que tout instant remmor peut tre qualifi comme prsent, dot de ses propres rtentions et protentions, de telle sorte que le ressouvenir, distingu par Husserl de la simple rtention ou rcence, devient rtention de rtentions, et que les protentions d'un quasi-prsent recroisent les rtentions du prsent vif - , nous n'aurions pas la notion d'un parcours dans deux directions, que Benveniste nomme trs bien du pass vers le prsent ou du prsent vers le pass (p. 6). Or, il n'y a pas de prsent, donc pas de pass ni de futur, dans le temps physique, tant qu'un instant n'est pas

    1 J'emprunte le concept d'tayage Jean Granier, dans le Discours du monde, Paris, d. du Seuil, 1977, p. 218 sq

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  • LE TEMPS HISTORIQUE

    dtermin comme maintenant , comme aujourd'hui, donc comme prsent. Quant la mesure, elle se greffe sur l'exprience qu'Augustin dcrit trs bien comme raccourcissement de Pattente et allongement du souvenir, et dont Husserl reprend la description avec l'aide de mtaphores telles que celles de sombrer, de s'couler, de s'enfuir, qui disent les diffrences qualitatives du proche et du lointain.

    Mais le temps physique et le temps psychologique ne fournissent que le double tayage du temps chronique. Celui-ci est une authentique cration qui dpasse les ressources de l'un et de l'autre. Le moment axial - caractristique dont les autres drivent - n'est ni un instant quelconque, ni un prsent, quoiqu'il les comprenne tous les deux. C'est, comme le note Benveniste, un vnement si important qu'il est cens donner aux choses un cours nouveau . A partir du moment axial, les aspects cosmiques et psychologiques du temps reoivent respectivement une signification nouvelle. D'un ct, tous les vnements acquirent une position dans le temps, dfinie par leur distance au moment axial - distance mesure en annes, mois, jours -ou par leur distance tout autre moment dont la distance au moment axial est connue (trente ans aprs la prise de la Bastille...); d'un autre ct, les vnements de notre propre vie reoivent une situation par rapport aux vnements dats: Ils nous disent au sens propre o nous sommes dans la vastitude de l'histoire, quelle place est la ntre parmi la succession infinie des hommes qui ont vcu et des choses qui sont arrives (p. 7). Nous pouvons ainsi situer les uns par rapport aux autres les vnements de la vie interpersonnelle : les simultanits physiques devenant dans le temps calendaire des contemporanits, points de repre pour toutes les runions, toutes les cooprations, tous les conflits, dont nous pouvons dire qu'ils se produisent en mme temps, c'est--dire la mme date. C'est aussi en fonction de la date que des rassemblements de caractre religieux ou civil peuvent tre convoqus l'avance.

    L'originalit que le moment axial confre au temps calendaire autorise dclarer celui-ci extrieur au temps physique comme au temps vcu. D'un ct, tous les instants sont des candidats de droit gal au rle de moment axial. De l'autre, rien ne dit de tel jour du calendrier, pris en lui-mme, s'il est pass, prsent ou futur; la mme date peut dsigner un vnement futur, comme dans les clauses d'un trait, ou un vnement pass, dans une chronique. Pour avoir un prsent, comme nous l'avons aussi appris chez Benveniste, il faut que quelqu'un parle; le prsent est alors signal par la concidence entre un vnement et le discours qui l'nonce; pour rejoindre le temps vcu partir du temps chronique, il faut donc passer par le temps

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    linguistique, rfr au discours; c'est pourquoi telle date, complte et explicite, ne peut tre dite ni future ni passe, si on ignore la date de renonciation qui la prononce.

    L'extriorit attribue au calendrier par rapport aux occurrences physiques et par rapport aux vnements vcus exprime au plan lexical la spcificit du temps chronique et son rle de mdiateur entre les deux perspectives sur le temps : il cosmologise le temps vcu, il humanise le temps cosmique. C'est de cette faon qu'il contribue rinscrire le temps du rcit dans le temps du monde.

    Telles sont les conditions ncessaires auxquelles satisfont tous les calendriers connus. Les porter au jour relve d'une rflexion transcendantale qui n'exclut pas que Ton se livre l'tude historique et sociologique des fonctions sociales exerces par le calendrier. En outre, pour ne pas substituer une sorte de positivisme transcendantal l'empirisme gntique, nous tentons d'interprter ces contraintes universelles comme des crations exerant une fonction mdiatrice entre deux perspectives htrognes sur le temps. La rflexion transcendantale sur le temps calendaire se trouve ainsi enrle par notre hermneutique de la temporalit.

    2. La suite des gnration