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206 Temps et Syntaxel) par F. GONSETH, Lausanne 1. A la recherche d’un cadre me’thodologique Les remarques qui vont suivre sur la mise en forme discursive (en particulier par la grammaire et la syntaxe) de l’intervention du temps dans nos concep- tions et dans nos activitCs reprennent et prolongent l’ktude que j’ai faite du temps tel qu’il apparait dans le langagez). C’est pourquoi il me parait indis- pensable de commencer par dire quelques mots de la faCon dont j’ai abordi: & la fois le probl&medu temps et celui du langage dans mon ouvrage sur le probl2me du temps. Je viens de le dire, la premihre partie du problhme du temps est consacrke au problhme du temps au niveau du langage et plus prkciskment au niveau du langage courant. La seconde porte la discussion dans l’horizon de la con- naissance scientifique. Elle prend le th&me de la prCcision (c’est-&-dire de la recherche d‘une prkcision toujours croissante) comme fil directeur. Elle se trouve ainsi amenCe i prCciser aussi les trois grandes variantes de la notion de temps qui entrent en jeu conjointement dans cette recherche: le temps mesuri: du physicien, le temps abstrait du mathkmaticien et le temps intuitif de tout sujet, - que celui-ci soit un observateur ou un thkoricien. L’ouvrage se termine par deux chapitres mCthodologiques qui cherchent i faire valoir les rksultats obtenus aussi bien dans la premihe que dans la seconde partie, en vue de 1’Cdification d’une mkthodologie idoine de la recherche. La mCthodologie qui s’en dkgage est prCcisCment la mCthodologie ouverte dont l’occasionm’est fournie de parler dans une dance plCnih-e de ce congr&s. Sous un autre aspect, les m&mes conclusions conduisent & une certaine thCorie du langage, la concep- tion du langage ouvert tenant lieu de milieu universal de figuration et de repr Csentation. 1) Texte d’une conference presentee au Congrts annuel de 1’Institut International de Philosophie B Vienne, en septembre 1968. Voir aussi, du m6me auteur, l’article tLe probMme du langage et la philosophie ouuerter, Dialectica 20, 1 (1966), 89. Le problkme du langage sera d’ailleurs repris B l’un de nos prochaines num6ros dans le cadre du symposium permanent institu6 dans le cahier prbcedent. 2) Voir la premiere partie de l’ouvrage intitule tLe probleme du temps, essai sur la m6thodologie de la recherche)). Editions du Griffon, NeuchLtel, 1964. Dialectica Vol. 22, No 314 (1968)

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Temps et Syntaxel)

par F. GONSETH, Lausanne

1. A la recherche d’un cadre me’thodologique

Les remarques qui vont suivre sur la mise e n fo rme discursive (en particulier par la grammaire et la syntaxe) de l’intervention du temps dans nos concep- tions et dans nos activitCs reprennent et prolongent l’ktude que j’ai faite du temps tel qu’il apparait dans le langagez). C’est pourquoi il me parait indis- pensable de commencer par dire quelques mots de la faCon dont j’ai abordi: & la fois le probl&me du temps et celui du langage dans mon ouvrage sur le probl2me du temps.

Je viens de le dire, la premihre partie du problhme du temps est consacrke au problhme du temps au niveau du langage et plus prkciskment au niveau du langage courant. La seconde porte la discussion dans l’horizon de la con- naissance scientifique. Elle prend le th&me de la prCcision (c’est-&-dire de la recherche d‘une prkcision toujours croissante) comme fil directeur. Elle se trouve ainsi amenCe i prCciser aussi les trois grandes variantes de la notion de temps qui entrent en jeu conjointement dans cette recherche: le temps mesuri: du physicien, le temps abstrait du mathkmaticien et le temps intuitif de tout sujet, - que celui-ci soit un observateur ou un thkoricien. L’ouvrage se termine par deux chapitres mCthodologiques qui cherchent i faire valoir les rksultats obtenus aussi bien dans la premihe que dans la seconde partie, en vue de 1’Cdification d’une mkthodologie idoine de la recherche. La mCthodologie qui s’en dkgage est prCcisCment la mCthodologie ouverte dont l’occasion m’est fournie de parler dans une dance plCnih-e de ce congr&s. Sous un autre aspect, les m&mes conclusions conduisent & une certaine thCorie du langage, la concep- tion du langage ouvert tenant lieu de milieu universal de figuration et de repr Csent ation.

1) Texte d’une conference presentee au Congrts annuel de 1’Institut International de Philosophie B Vienne, en septembre 1968. Voir aussi, du m6me auteur, l’article t L e probMme d u langage et la philosophie ouuerter, Dialectica 20, 1 (1966), 89. Le problkme du langage sera d’ailleurs repris B l’un de nos prochaines num6ros dans le cadre du symposium permanent institu6 dans le cahier prbcedent.

2) Voir la premiere partie de l’ouvrage intitule tLe probleme du temps, essai sur la m6thodologie de la recherche)). Editions du Griffon, NeuchLtel, 1964.

Dialectica Vol. 22, No 314 (1968)

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Cela dit, je reviens a la premi&re partie, rappelant qu’elle se proposait de traiter le probl6me du langage au niveau du langage courant. A poser le pro- bl&me de cette faqon, on ne peut gu&re s’empCcher de se demander de quels moyens on disposera pour le traiter. Or, il est clair qu’a ce niveau, c’est le langage qui s’offre lui-m&me comme moyen obligk de l’analyse, de la recherche. On voit ainsi qu’il doit Ctre fait appel deux fois au langage: il se prCsente la premibre fois comme objet de la recherche, objet de l’analyse qui doit rkvkler tout ce qu’il exprime du temps, comment il l’exprime, comment il est capable de l’exprimer, de le mettre en forme discursive. I1 intervient une seconde fois en tant qu’instrument obligk, c’est-&-dire en tant qu’instrument faute duquel l’analyse ne pourrait pas avoir lieu. Cette double intervention ne donne-t-elle lieu 8. aucune difficultk, B aucun paradoxe mkthodologique ? I1 est clair que le langage analysC et le langage analysant ne revgtent pas exactement la m&me f onction. Mais pourquoi, dira-t-on, ces deux rBles seraient-ils inconciliables ? La question devient beaucoup plus aigue si l’on ajoute que l’analyse a pour but de mettre B dCcouvert un certain ensemble d’informations sur le langage, sur la capacitk qu’il a lui-m&me de figurer une information et sur son pouvoir de la mettre en ceuvre, etc. - et si l’on ajoute enfin que les matCriaux informa- tionnels ainsi recueillis devront servir B l’kdification d’une thCorie j uste du langage. A ce moment, le paradoxe kclate: si I’on est B la recherche dune thkorie juste du langage, c’est donc qu’on n’en possbde encore aucune, c’est donc que l’usage du langage analysant n’est pas encore guidk par une telle thCorie et que par consCquent la validit6 de la procCdure analytique ne peut &re que prkcaire. De toute faGon, il paraitra paradoxal d’utiliser, pour la recherche d’une juste thkorie du langage, une prockdure engageant le langage dans un rale prkpondkrant dont on ne sait pas encore s’il est ou non conforme B la thCorie. Or, qu’on en ait ou non l’intention, toute analyse du langage reprksente une expkrience, une Cpreuve pour toute thCorie du langage. . . , B moins qu’on ait prkalablement fait choix d’une certaine thkorie et qu’on l’ait posee valable independamment de toute Cpreuve ultkrieure.

Mais le fait de s’gtre a r rW B un choix prCalable, d’avoir opt6 par avance pour une certaine thCorie du langage suffit-il pour que la situation mCthodo- logique soit kclaircie ? Certainement pas. Pour Ctre admissible, ce choix ne doit pas &re arbitraire. I1 faut donc qu’il soit justifiC. Mais comment pourrait-il l’gtre sans une vision juste de ce qu’est et de ce que peut le langage, par une vision dont on puisse montrer chacun qu’elle est juste? Nous voici donc ramen& B la question de I’arricre-plan mCthodologique B fournir B toute ana- lyse du langage dont celui-ci est en m&me temps l’instrument; comment kviter l’arbitraire dans le choix d’une telle mCthodologie ?

En toute rigueur, c’est 18 la question qui devrait se poser avant l’applica- tion d‘une procedure analytique quelconque. Et c’est de la rCponse B cette

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question que doit ou non dCpendre la ICgitimitC de commenter l’analyse au niveau du langage courant et par l’intermkdiaire du langage courant. I1 est vrai que, si la rCponse conc6dait A l’analyste la facult6 de commencer ainsi l’analyse, elle devrait aussi lui fournir la capacit6 de ne pas en rester la, de dCpasser le niveau du langage courant pour accCder A des niveaux oa se feraient valoir des exigences toujours plus aigugs. Or, ce sont prCcisCment 18 les carac- t&res distinctifs du langage ouvert, du langage conqu comme milieu ouvert de figuration et de representation. Et c’est pourquoi, quant A ce qui nous con- cerne, nous adoptons le caract6re ouvert du langage avec toutes ses consk- quences logiques et gnosCologiques comme l’un des ClCments essentiels de notre arrikre-plan mCthodologique.

Pour ce qui me concerne, je suis donc au clair sur la faqon dont il me faut concevoir le langage qui, A la longue,

a) se prCte activement et passivement B I’analyse, au niveau de la connaissance

b) reste ouvert ?L une Claboration ultCrieure, A une rCdaboration prCcisante mettant A profit les rksultats de l‘analyse antkieure.

Mais je sais bien qu’en presentant ainsi mon choix, je ne l’ai que trks impar- faitement justifik. Je comprendrais fort bien qu’on me fasse le reproche d’avoir pass6 comme chat sur braise sur l’aspect le plus fondamental de la question. 11 est certes important de dissiper une certaine illusion quant B l’analyse du langage par le langage: on se trompe en imaginant que l’exercice d’une telle analyse ne comporte pas fatalement un certain ensemble de vues prealables sur le langage. Et l’on se trompe doublement en pensant qu’en restant implici- tes, ces vues ne risquent pas d’Ctre fausses ou arbitraires. I1 y a donc un choix & faire, un choix dont la justesse ne s’impose pas d’elle-meme. C’est 1& un premier point qu’il importe d’avoir compris.

I1 ne suffit pas de choisir et d‘avancer, pour s’en expliquer, des raisons peut-&re plausibles mais subjectives. L’im$ortant, c’est de ddgager les condi- tions 7201% szcbjectives d’zcn choix %on arbitraire. Or, les raisons que (sous a et b) je viens de donner de mon propre choix ne sont-elles pas des raisons de pure convenance personnelle ? Elles mettent ma ((conscience analytique)) B l’aise ; je me fais du langage une conception qui s’accorde avec mon ((intention analy- tiqueo. Mais ce n’est 18 qu’un pas de fait vers ce qui reste A faire, un pas vers une mkthodologie encore A dCgager, vers une mCthodologie qui nous permette de faire en toute objectivitk le choix que nous ne pouvons pas Cviter de faire.

Le second point qu’il faut mettre en lumi&re est donc celui-ci: que si nous avons inkvitablement A faire un choix, celui-ci ne peut Ctre assurC que dans le cadre d’une mCthodologie dont les procCdures analytiques ne pourront expli- citer qu’un aspect,

commune tout d’abord, - et

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Tout ce qui vient d’Ctre dit ne fait qu’ouvrir la voie A la question qui prend maintenant le pas sur toutes les autres. La voici: mais comment dCgager une telle mdthodologie avec l’aide obligCe du langage sans que toutes les difficult& et tous les paradoxes ne renaissent ? Cette mkthodologie, prCtendez-vous l’avoir d&s maintenant i disposition ?

En cet instant, ma rCponse ne peut 6tre que: oui, mais. . . Voici d’abord comment le oui s’explique: dans sa premi6re partie, je l’ai dCj& dit, le problhme du temps s’applique A discerner comment et jusqu’A quel point la langue ordi- naire est en mesure de formuler, de donner forme discursive au temporel. Ce n’est pas l’d, cependant, le but primordial de cette Ctude. Elle entend bien plut6t montrer sur cet exemple comment la mCthodologie dite ouverte peut aussi s’appliquer ‘d 1’Clucidation des probl&mes du langage et comment, en retour, elle en reCoit une large confirmation. (I1 me sera permis d’ajouter que les six cahiers de l‘ouvrage <La GkomBrie et le firoblkme de l’espaceo en reprben- taient dCj& une premi6re et laborieuse mise A 1’Cpreuve.)

Et voici l’explication du ((mais)): il ne m’est 6videmment pas possible, dans le cadre de cet expos& de refaire la d6monstration circonstanciCe de ce que je viens d‘avancer. Je ne puis que prendre les deux ouvrages citCs i tkmoin: les garanties qu’on serait en droit de me &lamer s’y trouvent rassemblCes.

2. A la de’couverte d u temps dans le langage courant

La mCthodologie ouverte n’exige pas que la situation de dCpart d’une recherche soit par avance une situation de connaissance CpurCe. Elle exige tout simplement que la procCdure normale de la recherche (la procCdure dite des quatre phases) puisse venir s’y ancrer. C’est dire en somme que la situation de dCpart peut stre quelconque, A la condition d’stre pos6e ouverte A. I’expC- rience.

Pour Ctudier la faqon dont le langage est capable de formuler le temporel, nous partirons donc de l’usage commun de la langue, de l’usage qui n’entend faire valoir aucune connaissance spkcialement ClaborCe. Est-ce dire que cet usage ne comporte aucune surcharge de caractCre thCorique? Ce serait se mkprendre sur 1’Ctat d‘une langue qui s’est trouvCe c e n t fois remise sur le mCtierr) par la pratique des 6crivains et par le travail des grammairiens. L’exer- cice courant de la langue frayaise (comme celui de tant d’autres), d’ailleurs est encore dominC par une certaine mktaphysique de la chose et de ses attri- buts. Ne faudrait-il pas, en bonne mCthode, chercher tout d’abord & se libCrer de telles entraves ? La mkthodologie ouverte ne l’exige pas. Elle demande en contrepartie qu’on adopte un principe de rCvisibilit6 selon lequel les prCsup- posCs doivent &re tenus pour rkvisables en principe, c’est-&-dire pour rCvisa- bles si l’expCrience venait i l’exiger. Cela dit, portons notre attention sur

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l’usage, disons les usages du mot temps, - dans la langue francaise, bien en- tendu. A se conformer d la stratCgie que l’analyse grammaticale habituelle suggkre, on fera du mot temps le signe Ccrit ou par16 d u n concept dCtermin6. Et si l’on entend distinguer par exemple un temps subjectif d’un temps objec- tif, on fera des adjectifs objectif et subjectif des prCdicats ayant pour rdle de qualifier le concept gCnCral. On imprime ainsi A la langue une structure logique d laquelle l’habitude semble apporter une caution sans appel. ”a-t-on pas 16 un exemple de la facon dont la structure du langage devrait pouvoir Ctre progressivement analysCe ? Je pense pour mon compte qu’en cherchant d faire valoir systCmatiquement cette idCe, on poursuit un faux idCal de simpli- citC. Et je soutiens une double thkse, qui s’en 6carte trks nettement :

a) La facon dont la syntaxe et la grammaire r&glent l’exercice de la langue Cquivaut 8. l’installation d’une stratkgie discursive toute informCe d‘un certain ensemble de vues thCoriques sur le rCe1, elles-m&mes ClaborCes B partir de la connaissance de sens commun; on pourrait dire aussi que cette stratkgie se conforme A une certaine philosophie de la connaissance commune.

b) Mais une philosophie de la connaissance ClaborCe au niveau du sens commun n’est pas ndcessairement valable A un niveau de connaissance que le sens commun ne domine plus, - au niveau de la connaissance scientifique, par exemple. Pour avoir fe droit de la dire valable dans les deux cas, il faudrait lui avoir fait subir 1’Cpreuve du transfert, et que cette Cpreuve ait rkussi. Or, il est aujourd’hui banal de relever qu’elle ne peut qu’khouer.

Avec ces remarques B l’esprit, revenons d 1’Ctude du temporel dans le langage courant. Ce qui frappe d’emblCe, c’est que le mot temps ne se prCte pas toujours A la m&me interprktation, mais que, selon les contextes, celle-ci donne lieu A un certain nombre de variantes, c’est-A-dire d’acceptions irrkduc- tibles entre elles.

Si quelqu’un me dit, par exemple:

L e temps m e d w e , je comprends qu’il a conscience d‘une d u d e qui lui parait longue. Le temps qui s’inscrit ainsi dans la conscience (et dans la mCmoire qui ne saurait en &tre sCparCe) est un temps conscientiel.

Mais si quelqu’un me demande

Ai-je dormi longtemps ? je sais qu’il me demande d’bvaluer un temps que son &re a v6cu sans qu’il en prenne conscience. Pour h i , c’est un temps durant lequel il sait que par exemple son cceur n’a pas cess6 de battre, c’est un temps existentiel.

Et si quelqu’un me dit enfin:

J e m e f igure d’avance le temps que j’attendrai,

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il n’a ni ressenti comme un temps conscientiel, ni VCCU comme un temps exis- tentiel le temps dont il parle. C’est une durCe qu’il imagine, qu’il se reprCsente en pensCe. C’est un temps de l’imagination, un temps ide‘el ou imaginal.

Ce sont 1A trois variantes subjectives que nous n’avons pas le droit de confondre sans autre. L’inspection du langage courant ne permettrait-elle pas d’en dkcouvrir encore d’autres? Peut-&re, mais la chose est, pour ce qui nous occupe ici, dassez faible importance.

Mais y a-t-il quelque raison de penser que l’une ou l’autre de ces variantes subjectives dbfinisse, pour nous, un temps plus rCel, plus vkritable que les autres ? Je ne pense pas que la chose p u k e &re sans arbitraire. On ne peut qu’en douter lorsqu’on remarque que le langage courant doit fatalement avoir recours 8. d’autres variantes encore, - m$me s’il ne s’agit que de comparer des variantes subjectives entre elles.

Si l’un me dit : Cette heure m’a paru longue

tandis qu’un autre ajoute:

Cette heure m’a paru courte,

auquel des deux vais-je dormer raison? Pour trancher la question, il faut que le langage puisse invoquer un tirmoin d’objectivitk: ce sera le temps mesur6. Celui-ci se trouve intCgr6 i la langue commune par toutes les expressions rela- tives 8. la succession des jours et des nuits, au retour pkriodique des saisons, aux calendriers, souvent fort diffhrents les uns des autres, selon les peuples e t les kpoques. On peut enfin considkrer que la langue courante s’est Cgalement assirnil6 tout l’appareil verbal relatif 8. l’aspect temporel de l’organisation de nos communautCs, des plus petites aux plus grandes. On voit ici que la langue est ouverte aux innovations verbales liCes 8. la poursuite d’une prCcision tou- jours plus grande dans la mesure du temps.

Je ne citerai que pour mCmoire la variante universelle qui apparait dans les expressions ctle temps passe)), c(le temps fu i t ) ) , d e temps brtile,), ou bien la variante du temps agent de changement, d’Cvolution, de destruction, que rCv6lent les deux expressions suivantes :

ole temps est le grand ouvrier de la nature)), de Bossuet, et ctrien ne re‘siste a u x atteintes du tempso.

Une fois ces variantes mises A dbcouvert, la question fondamentale qui se pose est naturellement la suivante: comment le langage les met-il simultan6- ment en jeu ? L’usage qu’il en fait ne m e t 4 pas en Cvidence une notion g6nCrale capable de les unifier ?

Ce n’est pas ainsi que les choses se passent. I1 est facile de citer des textes et m&me des textes cCl6bres oh plusieurs de ces variantes interviennent A la

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fois. Sans les confondre, leur contexte commun en opdre la synthbe, une syn- thPse A laquelle chacune apporte son accentuation spkcifique.

Remarquons-le, une telle synthdse ne rCalise en rien I’idCal logique dont il a Cti: question plus haut.

La participation du langage aux activit6s communes exige d‘ailleurs que les temps du versant subjectif puissent Ctre mis en rapport avec les temps du versant objectif. I1 saute aux yeux que certains adverbes ou certaines pr6- positions 8. caractbe plutbt ordinateur que temporel peuvent servir d’agents de liaison. L‘exemple suivant suffira pour le faire comprendre :

Aprks rkflexion, je d6cidai de sortir uprBs le coucher du soleil. Pour prC- parer ce qui me reste 8. dire, il me faut encore relever que le sens de certains adverbes ou de certaines locutions adverbiales tient au moins partiellement au fait qu’ils peuvent Ctre groupCes en structures temporelles. Telle est par exemple la structure temporelle 8. cinq termes que voici:

Avant-hier, hier, aujourd’hui, demain, aprls-demain Elle peut &re transfCr6e sur un jour quelconque du pass6 ou de l’avenir;

l’avant-veille, la veille, ce jour-ld, le lendemain, le surlendemain. On peut y voir le germe du rCf4rentiel temporel oh la variable mathCma-

tique figure la suite des instants possibles. L‘origine du rCfCrentie1 y &ant fixCe en t = O , le temps de I’avenir Ctant figurC par la suite des valeurs positives et les temps du pass6 par la suite des valeurs nhgatives de t, on sait comment par une simple transformation de la variable, l’origine du rCfCrentiel peut Ctre transf6rCe en un point quelconque du passe ou de l’avenir. Aussi bien que dans le pass6 ou dans l’avenir du prbent, on peut ainsi situer un CvCnement dans le pass6 ou dans l’avenir d’un CvCnement quelconque du pass6 ou de l’avenir.

Mais, dira-t-on, n’est-ce pas I& prCcisCment ce que r6alisent aussi les temps grammaticaux de la conjugaison des verbes, qui 8. cat6 d’un prksent, d‘un pass6 et d’un futur simple, comportent aussi par exemple un futur ant6rieur ou un pass6 ant6rieur ? En rCalit6, l’ordonnance des temps grammaticaux ne r6alise que tr&s imparfaitement ce moddle idCal. Celui-ci pourrait Ctre dit purement temfiorel. Or, on le sait, la strat6gie de l’emploi des temps grammaticaux s’ordonne en tenant compte encore d’autres circonstances, d’autres caractkres du procds d6signC par le verbe (de dur6e ou d’Ctre achevC par exemple). Cer- tains grammairiens, ceux en particulier qui s’occupent de grammaire comparCe, inclinent 8. penser que, dans les langues indo-germaniques, 1’6volution de la conjugaison s’est faite dans le sens d’une temporalisation croissante. Mais dans leur Ctat actuel, elle ne r6alise qu’un compromis assez complexe et mCme assez confus entre la tendance 8. 1’6puration temporalisante et la tendance A tenir compte des autres aspects du prods.

elle devient alors

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Les remarques qui prkckdent n’ont fait qu’effleurer le problbme de la figu- ration du temporel par le syntactique’). Elles suffisent cependant pour justi- fier la th6se suivante:

Dans son organisation syntactique, une langue d’usage courant porte naturellement l’empreinte de ce qu’on pourrait appeler une philosophie de la connaissance commune. La logification de la grammaire et de la syntaxe corres- pond A une certaine Claboration de cette philosophie. Elle n’est B tenir pour valable que dans la mesure oh celle-ci peut l’&tre aussi. Or, la seule philosophie qui puisse &re aujourd’hui envisagke comme une klaboration valable de la philosophie de la connaissance commune est une philosophie de la recherche, donc une philosophie ouverte. La langue (m&me la langue commune) ne pourra manquer d’en reflCter l’kvolution. Elle aura donc le caracthe d’une langue ouverte, elle-m&me instrument d’une stratkgie discursive ouverte. Et faute d‘en tenir compte, une analyse prendra fatalement un caractbre artificiel.

F. Gonseth 12, chemin du Muveran 1012 Lausanne

1) Pour plus de dhtails, cf. op. cit. p. 49 et suiv.

Dialectica Vol. 22, N o 3/4 (1968)