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Correspondances carte blanche Le Liban aux contraires Ruban de terre au large de la Méditerranée, le Liban peut sembler tout entier dévoué à la mer. C’est ignorer la puissance de sa nature aux antipodes, à la fois verte et sèche, aérienne et souterraine. TEXTE Natacha Wolinski PHOTO Patrick Swirc Lac Qaraoun, dans la plaine de la Beqaa. Lake Qaraoun, in Beqaa Valley.

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  • Correspondances carte blanche

    Le Liban aux contraires

    Ruban de terre au large de la Méditerranée, le Liban peut sembler tout entier dévoué à la mer. C’est ignorer la puissance de sa nature aux antipodes, à la fois verte et sèche, aérienne et souterraine.TEXTE Natacha Wolinski PHOTO Patrick Swirc

    Lac Qaraoun, dans la plaine de la Beqaa.Lake Qaraoun, in Beqaa Valley.

  • e Liban a la tête dans les nuages. Depuis les deux hautes montagnes qui se font face, du nord au sud du pays, la vue plonge sur les vallées. À mi-pente, il n’est

    pas rare que les nuages se faufilent. Ils font nappe entre ciel et terre, invitent à un pique-nique céleste. Les oiseaux

    ne s’y trompent pas. Chaque année, 246 espèces font l’aller-retour entre l’Europe et l’Afrique en survolant

    le mont Liban et le massif de l’Anti-Liban. Les faucons crécerellette, les aigles, les buses, les cailles, les cigognes

    profitent des courants d’air chaud ascendants qui se forment au-dessus de la plaine de la Beqaa pour se laisser porter par eux. Ils planent ainsi sans battre des ailes, sans dépenser d’énergie. «Le Liban est le deuxième plus important corridor migratoire d’oiseaux au monde», explique Jacqueline Salloum, membre du comité de la Société pour la protection de la nature au Liban (SPNL), une association qui a créé depuis une dizaine d’années les hima, des régions où les oiseaux migrateurs peuvent se reposer entre deux vols sans risquer le coup de fusil du chasseur. «Ils sont menacés par les chasseurs, mais aussi par les pesticides utilisés à forte dose, la disparition des marécages, l’urbanisation croissante… Nous sensibilisons les agriculteurs à ces questions dans une dizaine de régions.»

    Sous une douce canopéeLe Liban ne préserve pas que ses courants d’air et ses oiseaux. Il protège aussi ses cèdres, dont le ramage est si vénéré qu’on le retrouve sur le drapeau du pays. Il a même établi des réserves pour les défendre contre la déforestation qui a longtemps sévi.

    Correspondances carte blanche

    Marchand druze, au village d’Aley, à l’est de Beyrouth. Druze merchant, in the village of Aley, east of Beirut.

    Mur phénicien de Batroun. Une curiosité archéologique qui

    s’étire sur 220 m le long de la mer.

    Phoenician wall in Batroun, running 220 meters along the sea.

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    Gouffre de Baatara, à Tannourine.Baatara Gorge, in Tannourine.

  • Jacqueline Salloum, membre de la Société pour la protection de la nature au Liban.

    Jacqueline Salloum, a member of the Society for the Protection of Nature in Lebanon.

    Vergers de la réserve naturelle (hima) Kfar Zabad. Orchards in the Kfar Zabad hima (conservation area).

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    La plus célèbre d’entre elles, dite des Cèdres de Dieu, se trouve dans la région de Bcharré, au nord, au pied du mont Makmel. Elle surgit quand la montagne se dénude et s’érode sous l’assaut du vent, présentant aux nuages des cimes ocre et pelucheuses qui évoquent la bosse du chameau. Les cèdres de la réserve sont si amples que leurs branches peuvent ombrager tout un trou-peau de ces frêles chèvres noires que l’on voit brouter sur les pentes. Ils ont beau être majestueux, ces arbres tabulaires se pelotonnent dans une cuvette, comme s’ils voulaient se tenir chaud. Depuis la côte, il faut emprunter les longues routes forestières du mont Liban pour accéder à ces hauteurs. Avant d’arriver aux parterres de cèdres, qui ne poussent qu’à partir de 1 400 m, le voyageur tutoie les chênes verts, les sapins et les pins d’Alep qui s’immiscent entre les affleurements de calcaire. En bien des endroits aussi, des terrasses forgées par l’homme étagent la montagne comme un temple aztèque. Elles sont piquées de centaines de milliers d’arbres fruitiers – pommiers, poiriers, pêchers, cerisiers, noyers, mûriers qui font des lieux un vrai jardin d’éden au printemps, quand les vergers fleurissent.

    Racines sacrées La réserve de Bcharré est celle que l’on fait visiter aux touristes parce qu’elle compte une douzaine de cèdres millénaires et qu’elle est inscrite depuis 1998 sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco. Mais Jacqueline Salloum et son ami André Béchara, qui a fondé Great Escape (une association spécialisée dans la randonnée, l’écotourisme, le développement rural et la sensibilisation des écoliers aux questions environne-mentales) insistent pour que l’on visite plutôt celle du Chouf, sur le mont Barouk, au sud du pays. Plus difficile d’accès, elle est aussi plus grande, puisqu’elle s’étend sur 550 km2, soit 5%

    du territoire libanais. Des sentiers ont été aménagés dans la forêt qui, ce jour-là, ressemble à un champ de bataille tant le sol est bousculé : «Ce sont les sangliers qui ont labouré la terre», commente André Béchara qui nous mène droit au cèdre royal qui a subjugué Lamartine il y a 180 ans et lui a inspiré l’un de ses plus beaux poèmes. «Le cèdre de Lamartine est monumental, parce qu’il a plus de 1 500 ans. Ici, il est consi-déré comme un trésor national.»

    Relevé d’empreintes poétiquesL’autre trésor qui suscite la fierté au Liban ne mesure souvent pas plus de 10 cm. Ce sont les fossiles de poissons et de crus-tacés que des générations de paléontologues déterrent et analysent en s’émerveillant, notamment quand un spécimen très rare de pieuvre leur tombe sous la main. Il y a quinze ans, un fossile de requin de 3,70 m de long a été exhumé, éclipsant ceux de crevettes, étoiles de mer, calamars et autres poissons-scies. Les fouilles ont lieu sur deux sites, Hgula et Haqil – deux villages montagneux à une vingtaine de kilomètres de la ville côtière de Byblos –, mais les fossiles sont exhibés à Byblos même, dans un petit musée où s’affaire son directeur Pierre Abi Saad. «C’est le seul endroit du Moyen-Orient où l’on trouve des fossiles qui datent du crétacé. Ils sont remontés à la surface,

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    il y a douze millions d’années, au moment de la formation des montagnes libanaises. Des textes très anciens attestent qu’on les admirait déjà au début de notre ère. Pendant les croisades, le roi Saint Louis en a reçu un en cadeau, et il a dit que c’était l’une des plus belles choses qu’il avait vue de sa vie.» Si l’on veut faire plaisir à Pierre Abi Saad, on achète à la boutique du musée l’une de ces pièces précieuses : «Nous sommes tenus de conser-ver 10 exemplaires de chaque espèce. Les autres, nous pouvons les commercialiser et financer ainsi de nouvelles recherches.»

    Les vies de la rocheIl existe une autre espèce de fossile dans le mont Liban : il est souvent en short et en sandales, il vit seul et il appartient à une espèce très rare communément appelée ermite. Il n’en reste plus que deux dans la vallée de la Qadisha (vallée sainte), tous deux

    reclus dans des grottes aux abords du monastère Saint-Antoine. Quand il est d’humeur, l’anachorète reçoit, mais c’est à l’exté-rieur de son refuge auquel lui seul accède par une longue échelle. Il n’est pas rare que les nombreux couvents et églises de la vallée (plus d’une centaine) soient eux-mêmes isolés et taillés dans la roche, comme c’est le cas pour le couvent Saint-

    Elichaa, noyé dans la verdure, à une heure trente de marche de la première route. Lorsque l’on se balade dans les montagnes liba-naises, le jeu consiste très souvent à passer du panorama le plus grandiose à ces refuges où la mémoire des siècles semble suinter directement de la pierre, à gravir une falaise pour décou-vrir ensuite des abysses de 220 m de profondeur, à visiter des villages cramponnés à des

    promontoires, comme ceux de Douma ou de Bcharré, pour redescendre dans des failles où chantent des rivières. Entre pli et repli, le Liban s’offre ainsi comme le pays des contraires, parcouru de vallées et de cimes, à la fois rocailleux et très vert, sec et semé de cascades, panoramique et cloîtré. Entre oiseaux migrateurs et poissons fossiles, le Liban est spec-taculaire, mais il ménage ses effets – une cime couverte de neige éternelle, une inscription antique, un berger aux yeux de velours – à chaque virage en épingle. Le pays, en cela, est fidèle au proverbe traditionnel que cite tout Libanais : «Ce que l’œil n’a pas encore vu, l’intelligence peut l’imaginer.»

    Les cèdres sont si amples que leurs branches peuvent ombrager tout un troupeau de ces frêles chèvres noires que l’on voit brouter sur les pentes.

    Grotte aux pigeons, au large de la corniche de Beyrouth.Pigeon Grotto, off the Corniche Beirut.

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  • Correspondances carte blanche

    Versant urbain du pays, les nouvelles tours de Beyrouth.The urban side of the country: the new Beirut skyscrapers.

  • Forêt des Cèdres de Dieu, au nord du mont Liban,

    à 1 400 m d’altitude.

    Cedars of God Reserve, north of Mount Lebanon,

    at an altitude of 1,400 meters.

    Village perché de Bcharré, qui domine la vallée

    de la Qadisha.

    Hilltop village of Bsharri overlooking Kadisha Valley.

    Lebanon’s head is in the clouds. From the two high mountains facing each other north and south, the view sweeps across the valleys. Clouds often settle in, halfway down, blanketing the land below. The birds have it figured out: every year, 246 spe-cies migrate between Europe and Africa, flying over Mount Lebanon and the Anti-Lebanon mountain range. The lesser kes-trel, eagles, hawks, quail and storks conserve their energy by gliding on the thermal updrafts that form over the Beqaa Val-ley during the day. “Lebanon is the world’s second-largest cor-ridor for bird migration,” explains Jacqueline Salloum, a member of the Society for the Protection of Nature in Lebanon (SPNL), an NGO that has been creating hima, conservation areas where migrating birds can rest without danger from hunters, over the past dozen years. “They are endangered by hunters, but also by the use of high-dosage pesticides, the disappear-ing wetlands and growing urbanization… We are raising awareness about these issues in a dozen regions.”

    Beneath a gentle canopy Along with its birds buffeted by warm winds, Lebanon also protects its cedars, which are so beloved that one appears on the country’s flag. Lebanon has even created re-serves to defend them against extensive deforestation. The most famous, the Cedars of God Reserve, is in the Bsharri region in the north, at the base of Mount Makmel. It appears when the wind scours the mountain clear, revealing nebulous ocher peaks that look like camels’ humps. The cedars here are so vast their branch-es can provide shade for an entire herd of skinny black goats grazing on the slope. The ancient trees may be majestic, but the cedars huddle together in a dip in the land, as if trying to keep warm. To reach these heights from the coast, you’ll have to take the long forest roads of Mount Lebanon. Before reaching the ce-dars, which only grow above 1,400 meters, travelers pass holm

    oaks, conifers and Aleppo pines that are scattered among the lime-stone outcrops. In many places, terraces climb up the hillsides like an Aztec temple. They are shaded by hundreds of fruit trees—apple, pear, peach, cherry, walnut and mulberry—that transform this land into a Garden of Eden in springtime, when the trees are in full bloom.

    Sacred roots Visitors are generally taken to Bsharri Reserve, as it has a dozen thousand-year-old cedars and has been listed as a UNESCO World Heritage site since 1998. But Salloum and her friend André Béchara, who founded Great Escape (an association specializing in hiking, horseback riding, rural development and environmental awareness-raising tours for school kids) insist that

    we visit the Al-Shouf Cedar Nature Reserve on Mount Baruk in the south of the country. It’s harder to reach but larger, stretching over 550 km2, or 5 percent of the surface of Leba-non. Paths run through the forest, which to-day look like a battlefield: “Wild boars have ploughed up the earth,” says Béchara, who takes us straight to the royal cedar that en-thralled Lamartine 180 years ago and in-spired one of his most beautiful poems.

    “Lamartine’s cedar is monumental, because it is over 1,500 years old. Here, it is considered a national treasure.”

    Poetic prints Lebanon’s other source of pride is often less than 10 centimeters long: fossils of fish and shellfish that generations of paleontologists unearth and analyze, thrilled when they find rare specimens like an octopus fossil. Fifteen years ago, a 3.7-meter fossilized shark was dug up, upstaging the shrimp, starfish, squid and sawfish. The excavations took place on two sites, Hgula and Haqil, two mountain villages some 20 kilo-meters from the coastal city of Byblos, but the fossils are dis-played in a small museum in Byblos itself, run by director

    Correspondances carte blanche

    A land of many contrastsAt first glance, Lebanon seems entirely turned toward the sea; but its multifaceted nature—lush yet arid, skyward-reaching and subterranean—is a powerful aspect of its identity.

    The cedars are so vast that their branches can provide shade for the entire herd

    of skinny black goats grazing on the slope.

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  • Réserve du Chouf, sur le mont Barouk.Al-Shouf Cedar Nature Reserve, on Mount Baruk.

    Forêt de pins parasols, plaine de la Beqaa, entre le mont Liban et le massif de l’Anti-Liban.

    Stone pine forest, Beqaa Valley, between Mount Lebanon and the Anti-Lebanon mountain range.

    Berger conduisant son troupeau dans la plaine de la Beqaa.Shepherd leading his flock in the Beqaa Valley.

    Correspondances carte blanche

    Pierre Abi Saad. “This is the only place in the Middle East with fossils from the Cretaceous period,” he explains. “They were brought to the surface 12 million years ago with the formation of the Lebanese mountains. Ancient texts recorded that they were already admired at the start of our era. During the cru-sades, the French king Louis IX received one as a gift and said it was one of the most beautiful things he had ever seen.” These precious fossils can be purchased in the museum shop. Says Abi Saad: “We have to keep ten specimens of each species. We can sell the others, so that we can finance new research.” Life in the rock Another type of fossil exists on Mount Leba-non: it often wears shorts and sandals, lives alone and belongs to an extremely rare species commonly known as a hermit. Only two remain in the Kadisha Valley (kadisha means “holy” in Aramaic), and they both live in caves near the Mon-astery of Saint Anthony. The anchorite may choose to receive visitors, but always outside his refuge, which he reaches via a tall ladder. Many convents and churches in the valley (there are over a hundred) are also isolated and carved from the rock, like the Monastery of Saint Elisha among the trees, a 90-minute hike from any road. Walking through the Lebanese mountains means constantly shifting from grandiose views to these ref-uges, where centuries of memories seem to ooze from the stone; climbing a cliff to discover an abyss 220 meters deep; visiting villages clinging to outcrops, like Douma and Bsharri; and then dropping down into crevices to discover the churning rivers. From ridge to valley, Lebanon is a land of opposites, both rocky and lush, dry and riddled with waterfalls, panoramic and clois-tered. With its migrating birds and fossilized fish, spectacular Lebanon showcases it all at every hairpin turn: a snow-covered peak, ancient inscriptions, a doe-eyed shepherd. The country remains true to the traditional proverb known to all Lebanese: “What the eye has not yet seen, the mind can imagine.”

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