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138 Natacha Sels Natacha Sels accompagne adultes et enfants dans la découverte de leur créativité et dans l’aboutissement de projets littéraires. Elle aime aussi emmener son petit monde dans des endroits inspirants, comme les coulisses de Venise, les côtes sauvages de Bretagne, ou vers la radieuse lumière d’une île grecque. Des ateliers et des stages où l’écriture se partage, se goûte et révèle à chacun le meilleur de lui-même. La Traversée en toutes lettres • Écran noir • 2013 ; La Voix en toutes lettres • Virginie • 2015 Atiq Rahimi Il fait nuit. Et le verbe est toujours absent. Je suis dans mon atelier, un territoire intime où se retirent mes désirs inachevés... Première rencontre avec Atiq Rahimi

Natacha Selsnatachasels.com/pdf/nouvelles/Le-Je-Natacha-Sels.pdf · Je suis femme de mon père ... le voyage dans le sang parfois ce petit côté gitan ... j’ai seulement le cœur

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Natacha SelsNatacha Sels accompagne adultes et enfants dans la découverte de leur créativité et dans l’aboutissement de projets littéraires. Elle aime aussi emmener son petit monde dans des endroits inspirants, comme les coulisses de Venise, les côtes sauvages de Bretagne, ou vers la radieuse lumière d’une île grecque. Des ateliers et des stages où l’écriture se partage, se goûte et révèle à chacun le meilleur de lui-même.

La Traversée en toutes lettres • Écran noir • 2013 ; La Voix en toutes lettres • Virginie • 2015

Atiq RahimiIl fait nuit.

Et le verbe est toujours absent.Je suis dans mon atelier,

un territoire intime où se retirent mes désirs inachevés...

Première rencontre avec Atiq Rahimi

© A

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J e suis cette femme inondée de douleurinondée de bonheur

je suis cette femme devenue mèresubjuguée de voir la magie familière.

Je suis ce bébé qui vient d’arriveret quand retentit mon premier criun écho enchérit : c’est une fi lle, c’est une fi lle !

Je suis cette petite fi lle en libertéla peau de pêche veloutée qui butine comme une abeilleles nectars du soleil.

Je suis femmes

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Je suis cette jeune fille bibliquequi observe la plaine désertiqueje ne veux pas abdiquerderrière les moucharabiehsPoint n’espère me dit une voixc’est dans l’ombre de la foi que ton avenir se jouera.

Je suis cette jeune fille voilée pour existertandis que ma mère avait luttépour mes cheveux au vent garder.Je lui ai dit : c’est mon choix.Elle me tendit son désarroi.

Je suis cette jeune fille étendardqui jongle entre ennui et cafard et me laisse dessiner sur la peauun serpent et des anneaux,tatouée pour être reconnuesans même l’espoir d’une mue.

Je suis cette femme juivemarquée par six numérossouvenirs de mes bourreauxpreuve indélébilerampant reptilequi sans m’avertira bien failli m’anéantir.

J’étais cette femme japonaisequi cache ses yeux de braiseet marche à pas menusles cheveux maintenuspar un miracle ténuserrée dans son kimono de soieles pieds dans des sandales de bois.

Je suis encore cette femme abnégationdans un jardin pensé à la perfection.Je connais le rituel du théconfectionne des légumes denteléscrée des compositions floralespour oublier le vide abyssal.Je sais donner du plaisir aux hommeset chaque jour me gomme,prisonnière d’une cageet d’un lourd héritage.

Je suis cette femme en jarretellesqui connaît toutes les ficellesperchée sur mes talonsjuchée sur votre érectionaccrochée à mon souriredisposée à vous faire jouiret vous servir pour songesun tas de mensonges.

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Je suis cette femme mélodiequi joue sa symphonieet fait valser le tempoentre mazurka et tangole rythme dans la peau.

Je suis cette femme sacrificeprête à livrer tous ses orificespour le bien de la patrieet pour jouer ma partie.

Je suis femme de mon pèregénéalogie à l’enversme condamnant aux frontières.Devant ce lien crueldu péché incestuell’univers par humanitéet pour se faire pardonnerm’a offert mer et terredont j’ai fait ma tanière.

Je suis cette femme ouraganle voyage dans le sangparfois ce petit côté gitanparfois alanguie sur le divantoujours la joie en infusionje voudrais qu’elle soit contagion.

Je suis cette femme rwandaiseprise d’un malaiseen rentrant au villagepar la route de la plagej’ai entendu des clameursen même temps que la peurPas le temps de réfléchirjuste celui de défaillirle village a dévorémari et enfants adorésJe suis cette femme rwandaise prise d’un malaiseComment ne pas vomir ?Comment ne pas mourir ?Pourquoi survivre ?Pour quoi poursuivre ?

Je suis cette femme aux cheveux d’argentqui s’appuie sur une cannede temps en tempsJe regarde derrière tout est poussièreJe regarde devant grandissent mes enfantsJe regarde dedans plus de carcans

Je s

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Je regarde tes yeuxj’y vois l’ère à deuxJe suis une femme aux feux d’argent tout ce temps, tout ce temps…Chut, ce n’est pas encore l’heure du bilan.

Je suis cette très vieille femmeau seuil du dernier dramemais non, vous vous faites des idéesje ne crois rien sur l’autre côtéj’ai seulement le cœur apaiséd’un homme j’ai été aiméeJ’ai bu la vie jusqu’à la dernière gouttemaintenant il faut plongeret il est vrai ça me coûtePourtant de la curiositéqu’y a-t-il de l’autre côté ?

Je suis ce bébé qui vient d’arriveret quand retentit mon premier criun écho enchérit : c’est une fi lle, c’est une fi lle !

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