Texto Notes Du Traducteur

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    Texto ! Textes et Cultures, Vol. XIX, n2 (2014)

    Lire Celan.Notes d'un traducteur

    Arnau PONS

    Jean Bollack, in memoriam

    Rsum.Aprs Mohn und Gedchtnis (1953) et son pome le plus clbre, le plus controvers aussi, Todesfuge,Von Schwelle zu Schwelle(1955) consacre dfinitivement Paul Celan. Il sagit dun livre charnire,situ entre la densit du premier recueil et labstraction de Sprachgitter(1959). Mme si le livre estddi sa femme, Gisle de Lestrange, il est difficile de ne pas voir dans certains pomes les tracesdun dialogue avec la pote autrichienne Ingeborg Bachmann, qui stait instaur ds le premierrecueil et allait se prolonger jusquau dernier publi de son vivantFadensonnen(1967).Fruit de la traduction catalane de ce livre et de la pratique philologique qui la accompagne, ces

    'Notes' exposent quelques hypothses sur le sens de quelques pomes, ce qui oblige prendreposition l'gard de certaines de leurs versions dans dautres langues et des donnes supposesobjectives qui apparaissent dans le commentaire de ldition Die Gedichte(2003).

    Mots-cls.Traduction, "Die Gedichte", Paul Celan, Ingeborg Bachmann, Hermneutique, JeanBollack, Resmantisation, Sujet lyrique, Camps, Contre-posie.

    *NachMohn und Gedchtnis(1953) und seinem berhmtesten, zugleich auch umstrittensten Gedicht"Todesfuge" bedeutet Von Schwelle zu Schwelle(1955) die endgltige Besttigung Paul Celans alsDichter. Es handelt sich dabei gewissermaen um ein Bindeglied zwischen der Dichte des erstenBandes und der in Sprachgitter (1959) erreichten Abstraktion. Trotz der Widmung an seine Frau,

    Gisle de Lestrange, sind in einigen Gedichten die Spuren des Dialogs mit der sterreichischenDichterin Ingeborg Bachmann nicht zu bersehen - eines Dialogs, der bereits im vorangangenenBand aufgeschienen war und bis zu Celans letztem zu Lebzeiten verffentlichtenBand Fadensonnen(1967) andauern sollte.Die hier vorliegenden Anmerkungen sind im Zuge der bersetzung des Bandes ins Katalanischeentstanden und der damit verbundenen philologischen Beschftigung mit den Texten. Sieformulieren Hypothesen zur Bedeutung einiger Gedichte und fordern zur kritischen

    Auseinandersetzung mit einzelnen der vorhandenen bersetzungen in andere Sprachen auf sowiezur Hinterfragung mancher Angabe, die in der Ausgabe der Gedichtevon 2003 als objektiver Faktdargestellt wird.

    *Despus deMohn und Gedchtnis (1953) y de su poema ms famoso, tambin el ms

    controvertido, Todesfuge, Von Schwelle zu Schwelle(1955) supuso la consagracin definitiva de PaulCelan. Se trata de un libro frontera, situado entre la densidad del primer poemario y la abstraccinde Sprachgitter(1959). A pesar de que est dedicado a su mujer, Gisle de Lestrange, es difcil no veren algunos de sus poemas los rastros de un dilogo con la poeta austraca Ingeborg Bachmann, quese habra instaurado ya desdeMohn und Gedchtnis y que se prolongara hasta el ltimo libro queCelan public en vida, Fadensonnen(1967).Fruto de la traduccin al cataln, as como de la prctica filolgica que la ha acompaado, lassiguientes 'Notas' plantean algunas hiptesis sobre el sentido de ciertos poemas, lo cual obliga atomar posicin ante algunas traducciones a otras lenguas, pero tambin ante los datossupuestamente objetivos que aparecen en los comentarios de la edicin Die Gedichte(2003).

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    De seuil en seuil(Von Schwelle zu Schwelle, 1955) est la conscration dfinitive de Paul Celan,aprs Pavot et mmoire (Mohn und Gedchtnis, 1953) et son pome le plus clbre, le pluscontrovers aussi, Fugue de la mort ( Todesfuge ). Il sagit dun livre charnire, situentre la densit du premier livre et labstraction de Grille de la langue(Sprachgitter, 1959). Maisil ne faudrait pas perdre de vue sa teneur combative, non seulement parce quil fouille dans

    ce qui tait alors vit ou pass sous silence les crimes, lantismitisme latent et lesresponsabilits des intellectuels dans lvnement, mais aussi en raison des rpliques quele pote adresse sur plusieurs fronts : la philosophie de Heidegger, la critique culturelledAdorno et les accusations de plagiat de Claire Goll. Mme si le livre est ddi sa femme,Gisle de Lestrange, il est difficile de ne pas voir dans certains pomes les traces dundialogue avec la pote autrichienne Ingeborg Bachmann, qui stait instaur ds le premierrecueil et allait se prolonger jusquau dernier publi de son vivant, Soleils de fils(Fadensonnen,1967).

    Pour mener bien la traduction en catalan de Von Schwelle zu Schwelle, il ma falluentreprendre un travail de lecture qui naurait pas t possible sans la collaboration de JeanBollack et de Werner Wgerbauer. Cest avec eux que je mattache depuis 2001 avancer

    dans la comprhension des pomes de Celan. Fruit de cette traduction et de la pratiquephilologique qui la accompagne, jexposerai ici des hypothses sur le sens de quelquespomes de ce livre, ce qui mobligera prendre position vis --vis de certaines de leurs

    versions dans dautres langues et vis--vis des donnes supposes tre objectives quiapparaissent dans le commentaire de ldition Die Gedichte(2003)1.

    *

    De la publication de la correspondance entre Paul Celan et Gisle Celan-Lestrange (2001) la publication de la correspondance entre Paul Celan et Ingeborg Bachmann (2008),lditeur et traducteur Bertrand Badiou a opr un lger glissement sur lequel il convient de

    sarrter. Badiou, dans la prface de la premire, tablit un lien entre le sens des pomes quiapparaissent dans les lettres et la personne de Gisle savoir, la destinataire dans laremarque suivante :

    On notera que les pronoms personnels qui apparaissent dans les pomes (ich, je , du, tu ,wir, nous ), objet de questionnement productif pour les exgtes de Celan, peuvent souventtre interprts simplement dans le cadre nonciatif de la correspondance2.

    En revanche, dans lpilogue de la deuxime correspondance3, qui souvre sur lepome En Egypte ( In gypten ) et la ddicace fr Ingeborg , Badiou et Wiedemanncontestent que ltrangre (mentionne dans le pome) puisse renvoyer la personnedIngeborg Bachmann savoir, la destinataire, en sappuyant sur un commentaire du

    pote qui impliquerait selon eux une ractualisation constante des acteurs de tout pomeclanien :

    Contre toute interprtation spontane dans ce contexte [celui de la relationamoureuse avec la non-juive, une relation qui permet au pote de garder la mmoirede celles et ceux qui ont disparu], et il faut y insister, I. Bachmann nest pas cettetrangre, cette inconnue : prs de dix ans plus tard, cest propos de ce pome que

    1 Paul Celan, Die Gedichte. Kommentierte Gesamtausgabe in einem Band. dit et comment par BarbaraWiedemann. Suhrkamp, Francfort, 2003.2 Paul Celan / Gisle Celan-Lestrange, Correspondance. dite et commente par Bertrand Badiou avec le

    concours dEric Celan, Paris, d. Seuil, 2001, vol.II, p. 20.3 Ingeborg Bachmann / Paul Celan, Herzzeit. Briefwechsel. dite et commente par Betrand Badiou, HansHller, Andrea Stoll et Barbara Widemann. Frankfurt, Suhrkamp, 2008, p. 217.

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    Celan exprimera de faon trs nuance sa conception de la relation du pome avec lavie, qui est toujours actualiser nouveau : Chaque fois que je le lis, je te vois entrerdans ce pome : tu es le fondement de vie, aussi pour la raison que tu es et tu resterasla justification de ma parole4.

    Autrement dit, selon le cadre nonciatif de la correspondance, Gisle de Lestrangeest nen pas douter le tu(et donc incluse dans le nous) dans chacun des pomes que Celanrecopie et traduit pour elle mot mot, tandis que Ingeborg Bachmann nest pasltrangredu pome qui lui est adress comme cadeau danniversaire, alors mme que cest sur cepome ddicac que souvre la correspondance quon a conserve entre les deux potes delangue allemande.

    Y aurait-il une diffrence de nature entre un pronom comme le tuet un qualificatifcomme ltrangre , qui quivaut un elle? Dans un pome de Celan, nest-il pasconcevable que ce ellesoit une forme de tualors que le tuest une forme deje? Le pronomtuest-il une entit fixe et inamovible, ou bien peut-il inclure plus dune personne? Nest-ilpas envisageable, pour le tu de tout pome clanien, quil se produise une constanteactualisation, conformment la relation que tout pome est cens maintenir aveclvolution de la vie? Et si tel est le cas, cette actualisation, loin dtre libre ou vague, nest -elle pas chaque fois situe ?

    Cette dernire question doit tre ncessairement pose en rapport avec louvertureextrmepour ne pas dire limprcision maximalequa pratique Hans-Georg Gadamerlorsquil a fourni une lecture du cycle Cristal de souffle (Atemkristall, 1965) de Celan dans laperspective de lhermneutique philosophique :

    La question : Qui est ce Tu ? a-t-elle un sens ? Peut-tre a-t-elle le sens suivant : est-ce unhomme qui mest proche? Mon prochain ? Voire mme : est-ce celui qui mest le plus procheet le plus lointain ? Dieu ? On ne saurait rpondre. On ne saurait trancher la question de savoirqui est ce Tu, pour la bonne raison que cela nest tout simplement pas tranch. []

    Dans le commandement chrtien damour non plus, on ne peut trancher la question desavoir quel point le prochain est Dieu ou Dieu est le prochain. Le Tu est autant et aussi peuJe que le Je nest Je5.

    Lune des rponses les mieux fondes cette lecture dinspiration chrtienne a tformule, de mon point de vue, par Jean Bollack, non seulement quand il a situlvnement historique la place centrale qui lui revient en tant que rfrence uniquepermettant de cerner le sens de chaque pome, mais aussi quand il a patiemment dmontrquil se produit, dans cette posie, un ddoublement fondateur du sujet entre un je sujethistorique (autrement dit, une instance critique situe en dehors de la langue potique) etun tu sujet lyrique (qui serait lalter ego de ce je dans la langue de la posie)6. Ceddoublement se manifeste, par exemple, dans le pome In gypten ds le premier

    vers : Tu diras lil de ltrangre: Sois leau! ( Du sollst zum Aug der Fremden sagen: Seidas Wasser! ). Lejeest ici une instance non nomme qui, dans une extriorit, sadresse autuet lui lance une srie dinjonctions qui donneront un sens profond la relation que lepote devra maintenir avec ltrangre, puisquelle est aussi une pote en langue allemandeou, bien plutt, puisquelle est, en tant que non-juive et en tant que pote allemande,dpositaire de lhritage de cette langue dans le fond aquatique de son regard. Dans la

    4Paul Celan / Ingeborg Bachmann, Le temps du cur, trad. de Bertrand Badiou, Paris, Seuil, 2011, lettre n 53,p. 11.5Hans-Georg Gadamer, Qui suis-je et qui es-tu ? Commentaire de Cristaux de souffle de Paul Celan, trad. dElfiePoulain, Paris, Actes Sud, 1987, p. 16.6Jean Bollack, Lcrit. Une potique dans luvre de Celan,Paris PUF, 2003. Voir aussi le chapitre Biografismos ,de son livre Poesa contra poesa. Celan y la literatura. dition rvise dArnau Pons, trad. de Yael Langella, JorgeMario Meja Toro, Arnau Pons et Susana Romano-Sued, Madrid, Trotta, 2005.

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    langue de Celan, leau est associe lafflux de la posie et lil dsigne lorgane du langage.Quant au tu, il reprsente ici lalter ego de ce je : cest le pote qui puise dans les yeux deltrangre les mots qui feront revivre les mortes dans sa posie. Le sujet lyrique criradsormais sous linjonction que lui aura transmise le sujet historique ancr danslvnement. Le pome In gypten ne fait donc quexposer le dialogue qui va souvent

    se dployer entre lejeet le tu, cest--dire entre Antschel et Celan. Or, cest en vertu de ceddoublement fondateur que le tu peut, en tant qualtrit constitutive, abriter dautresidentits. Tout se passe comme si la premire altrit du jetait ce tuqui porte en lui toutje

    car on est le tude soi-mme avant de devenir un tupour les autres. Dans la posie deCelan, le je jouera, en vertu de son extriorit, un rle de contradicteur, ou exercera uncontrle sur le tu, le tuse trouvant toujours du ct de la langue et de leffervescence de laposie, de sorte quil pourra parfois adopter le visage de la mre, et aussi celui de la femmeaime7.

    *

    Ich hrte sagen / He sentit dir / Jai entendu direAinsi, dans le premier pome de Von Schwelle zu Schwelle, Ich hrte sagen , le tupourraitbel et bien avoir une double assignation. Telle est mon hypothse de lecture.

    ICH HRTE SAGEN

    Ich hrte sagen, es seiim Wasser ein Stein und ein Kreisund ber dem Wasser ein Wort,das den Kreis um den Stein legt.

    Ich sah meine Pappel hinabgehn zum Wasser,ich sah, wie ihr Arm hinuntergriff in die Tiefe,ich sah ihre Wurzeln gen Himmel um Nacht flehn.

    Ich eilt ihr nicht nach,ich las nur vom Boden auf jene Krume,die deines Auges Gestalt hat und Adel,ich nahm dir die Kette der Sprche vom Halsund sumte mit ihr den Tisch, wo die Krume nun lag.

    Und sah meine Pappel nicht mehr.

    HE SENTIT DIR

    He sentit dir que hi hadins laigua una pedra i un cerclei per damunt de laigua un motque posa el cercle al voltant de la pedra.

    He vist el meu lber davallar a laigua,he vist com el seu bra feia per agafar-se dins la fondria,he vist les seves arrels contra el cel implorant nit.

    7Werner Wgerbauer, Zur strukturbildenden Funktion der Liebesbeziehung in der Dichtung Paul Celans ,Celan-Jahrbuch6 (1995), p. 161-172.

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    No lhe seguit,noms he recollit del terra aquella engrunaque t la forma i la noblesa del teu ull,the tret del coll la cadena de sentnciesi nhe orlat la taula on ara era lengruna.

    I no he vist ms el meu lber.

    [JAI ENTENDU DIRE

    Jai entendu dire quil y adans leau une pierre et un cercleet au-dessus de leau une parolequi met le cercle autour de la pierre.

    Jai vu mon peuplier descendre vers leau,jai vu son bras sagripper dans la profondeur,jai vu contre le ciel ses racines implorant de la nuit.

    Je ne lai pas suivi,jai juste ramass par terre cette miettequi a la forme et la noblesse de ton il,jai t de ton cou la chane de proverbeset jen ai bord la table o il y avait maintenant la miette.

    Et je nai plus vu mon peuplier.]

    Si lon sen tient aux commentaires tablies par Barbara Wiedemann pour sondition du volume Die Gedichte8, le tude ce pome serait incarn de faon univoque par

    Gisle de Lestrange. Cette lecture repose sur deux donnes. Dabord, la miette (Krume,vers 9) aurait jou un rle significatif dans la relation artistique du couplePaul (pote)/Gisle (graveuse), et serait devenu un mot charg de sens dans la langue des amants,comme latteste une lettre quelle a crite en 1966. Ensuite, la noblesse mentionne dansle pome (vers 10) ferait rfrence lorigine aristocratique de Gisle de Lestrange. En cesens, une lettre de Paul Gisle (29 juillet 1965) fait allusion au dixime vers : Je vois vosyeux : Deiner Augen Gestalt und Adel . Jusquici, donc, la signification du pome,lidentification du tu, ainsi que le sens du mot noblesse , proviendraient dlmentsextrieurs au pome, en loccurrence les lettres. Selon cette mthode, les lettres changesentre le pote et sa femme constitueraient une clef de lecture qui nous permettrait decomprendre les pomes, faisant fi de leur obscurit voulue et labore. On ne prend pas en

    compte, comme la remarqu Werner Wgerbauer, le fait que de nombreuses lettressupposentsi on veut bien les comprendre la connaissance dun systme spculatif quise dploie dans les pomes et auquel les acteurs de lhistoire familiale ont t confronts,comme si la vie devait tre faonne selon la lettre9. Cest prcisment ce systme quipermet de configurer un tuqui pourrait accorder une place secondaire une autre identit,comme on va le voir prsent.

    Dans les claircissements (Erluterungen) de Die Gedichte, on trouve dautres renvois:le vers 5 ( Ich sah meine Pappel hinabgehn zum Wasser ) est mis en rapport avec le pome Cur inquiet ( Unstetes Herz ) du recueil antrieur, Mohn und Gedchtnis, oapparaissent galement les peupliers (Pappeln) et les tangs (Teiche), mais sans quon aille au-

    8Die Gedichte, p. 622.9 Werner Wgerbauer, Paul Celan. Posie et mmoire , dans Universalia 2002, supplment annuel delEncyclopaedia Universalis, p. 308-310.

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    del dune certaine similitude dans le contenu. De mme, la miette du vers 9 est mise enrapport avec le vers 6 du pome Der Reisekamerad (Mohn und Gedchtnis), o il est aussiquestion dune miette , mais ce lien est aussitt recouvert par la signification de ce moten franais pour le couple Celan-Lestrange.

    Est-il possible de lire Ich hrte sagen en cherchant accder la cohrence

    interne de lidiome, autrement dit, sans avoir recourir des lments extrieurs empruntsaux lettres ? Obtiendrions-nous par cette opration le mme tu ?Une donne significative na pas chapp certains interprtes, une donne

    solidement tablie partir de luvre elle-mme mais que Wiedemann ne cite pas dans sesnotes. Dans la nomenclature botanique, le peuplier (Pappel) est le Populus nigra. De plus, leterme latin Populus (qui veut dire peuple ) est lorigine tymologique du mot allemandPappel (comme en franais celui de peuplier). Vivian Liska a mis en lumire le jeutymologique auquel Celan se livre ici entre le peuplier et le peuplevidemment le peuplejuif, sappuyant avec pertinence sur un pome de jeunesse, Notturno (1941), qui relieles mots Pappelet Volk10, mais la traduction catalane ne peut pas le restituer11. La violencedu mot compos Kriegsvolk (littralement peuple de [la] guerre ) contraste avec la

    fragilit et la dignit des peupliers :NOTTURNO

    Schlaf nicht. Sei auf der Hut.Die Pappeln mit singendem Schrittziehn mit dem Kriegsvolk mit.Die Teiche sind alle dein Blut.

    NOTTURNO

    No dormis. Estigues alerta.

    Van els lbers amb pas cantantal costat de la soldadesca.La teva sang, en cada estany.

    [NOTTURNO

    Ne dors pas. Reste aux aguets.Les peupliers, dun pas chantant, ct de la soldatesque.

    Ton sang, dans chaque tang.]

    Barbara Wiedemann aurait trs bien pu renvoyer, aussi, ce pome, puisquon y

    retrouve les termes (Pappeln et Teiche) qui lui ont servi tablir un lien avec UnstetesHerz . Notturno est pourtant un pome bien antrieur (Frhwerk12), quon peut jugerfondateur quant la resmantisation des mots, selon lexpression de Bollack. On sapero itdonc que le choix de Wiedemann nest pas exempt darbitraire, une rfrence tantprivilgie au dtriment dune autre, tout aussi lgitime, si ce nest plus, et qui a dailleurs

    10 Vivian Liska, Roots against Heaven: A Motif in Paul Celan , dans When Kafka says We. UncommonCommunities in German-Jewish Literature,Bloomington, Indiana University Press, 2009, p. 113-115. La rfrence Notturno pour la lecture de Ich hrte sagen et la relation entre Pappelet peuple ont galement treleves par Jess Guillermo Ferrer Ortega dans Experiencia potica de la muerte. Una meditacinfenomenolgica sobre Von Schwelle zu Schwelle (De umbral en umbral) de Paul Celan , Damon. Revista Internacionalde Filosofa, n 49, 2010, p. 157.11La traduction espagnole non plus. Voir Nocturno , Poemas y prosas de juventud, trad. Jos Luis ReinaPalazn, Madrid, Trotta, 2010, p. 56.12 Das Frhwerk (dition de 1989) , Die Gedichte, p. 393 et 890.

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    permis Liska dclairer le sens du mot Pappeldans le pome Ich hrte sagen . Mais il y aencore un pome de Mohn und Gedchtnisdonc publi par lauteuro figurent les motsPappeln et Teiche : Paysage ( Landschaft ), certainement plus clairant que UnstetesHerz pour saisir la signification du peuplier dans luvre, et qui tmoigne dune constancedans la faon de faire du pote, grce laquelle il parvient crer une langue idiomatique13 :

    LANDSCHAFT

    Ihr hohen PappelnMenschen dieser Erde!Ihr schwarzen Teiche Glcksihr spiegelt sie zu Tode!

    Ich sah dich, Schwester, stehn in diesem Glanze.

    PAISATGE

    Vosaltres, altssims lbershomes daquesta terra!Vosaltres, negres estanys de felicitatels reflectiu fins a la mort!

    The vist, germana, dreta dins aquesta fulgor.

    [PAYSAGE

    Vous, les grands peupliershommes de cette terre !Vous, les noirs tangs du bonheurvous les refltez jusqu la mort!

    Je tai vue, ma sur, debout dans cet clat.]

    Qui est cette sur si ce nest la mre, comme le dira le pome Radix, Matrix ,dans La Rose de Personne(Die Niemandsrose, 1963) ?

    Wie man zum Stein spricht, wiedu,mir vom Abgrund her, voneiner Heimat her Ver-schwisterte, Zu-

    geschleuderte, du,du mir vorzeiten,du mir im Nichts einer Nacht,du in der Aber-Nacht Be-

    gegnete, duAber-Du:

    Aix com es parla a la pedra, aix comtu,la Germanada a mides de labisme, desduna ptria, i des de tots dos cap a mi Ex-pulsada, tu,tu per mi abans dels temps,tu per mi en el no-res duna nit,tu en lencara-ms-nit En-

    13 Arnau Pons et Werner Wgerbauer, Alcools. Lecture du pome Port (Hafen) de Paul Celan.Christoph Knig et Heinz Wismann (d.), dans La lecture insistante. Autour de Jean Bollack,Paris, Albin Michel,2011, p. 385-415.

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    contrada, tu,Encara-ms-tu:

    [Comme on parle la pierre, commetoi,la Sur moi jumele

    depuis labme, depuisune patrie, et depuis tous deux vers moi Ex-pulse, toi,toi pour moi avant les temps,toi pour moi dans le nant dune nuit,toi dans lencore-plus-nuit Ren-contre, toi,Encore-plus-toi:]

    Mais les renvois possibles ne sarrtent pas l. Encore dans Von Schwelle zu Schwelle,le pome Les champs ( Die Felder ) est une sorte danalyse de la constance qua acquis

    le peuplier (Pappel), du ct de la mmoire : Toujours lunique, le peuplier / au bord de lapense. ( Immer die eine, die Pappel / am Saum des Gedankens ). Il est lgitime de sedemander pourquoi Wiedemann prend toujours le mme pome, Unstetes Herz , pourrfrence unique et incontournable. Quel est le sens de ce renvoi constant, puisquelle faitde mme dans ses claircissements au sujet du pome de jeunesse Notturno ,chronologiquement antrieur14. On aimerait comprendre les causes de cette fixation. En finde compte, sagit-il vraiment de notes objectives ou tendent-elles la subjectivit (commetoute interprtation) ? Comment faire la distinction ?

    Si lon cherche donner un sens au renvoi de Wiedemann au pome Lecompagnon de voyage ( Der Reisekamerad ), de Mohn und Gedchtnis, o apparat la miette (Krume), on saperoit quil sagit dun pome antrieur la relation entre Paul

    Celan et Gisle de Lestrange, et quil aborde lassassinat de la mre et lalliance potiquenoue avec elle :

    DER REISEKAMERAD

    Deiner Mutter Seele schwebt voraus.Deiner Mutter Seele hilft die Nacht umschiffen, Riff um Riff.Deiner Mutter Seele peitscht die Haie vor dir her.

    Dieses Wort ist deiner Mutter Mndel.Deiner Mutter Mndel teilt dein Lager, Stein um Stein.Deiner Mutter Mndel bckt sich nach der Krume Lichts.

    EL COMPANY DE VIATGE

    Lnima de ta mare voleia al davant.Lnima de ta mare ajuda el vaixell a vorejar la nit, niell rere niell.Lnima de ta mare fueteja els taurons davant teu.

    Aquest mot s el pupil de ta mare.El pupil de ta mare comparteix el teu ja, pedra per pedra.El pupil de ta mare sinclina damunt de lengruna de llum.

    14Die Gedichte, p. 890.

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    [LE COMPAGNON DE VOYAGE

    Lme de ta mre flotte au devant.Lme de ta mre aide passer au large de la nuit, rcif aprs rcif.Lme deta mre fouette les requins devant toi.

    Ce mot est le pupille de ta mre.Le pupille de ta mre partage ton grabat, pierre pierre.Le pupille de ta mre se penche sur la miette de lumire.]

    La mre morte continue seconder la mission de son fils. La paronomase Mutter/Mndelvoque le substantifMund, la bouche, et donc la transmission dune oralit. causede lvnement historique, un mot est devenu orphelin et cest la mre morte qui va leprendre dsormais sous sa tutelle. Le pome dit que la mre est devenue le compagnon de

    voyage de cette posie, une fois que le mot Raisekamerad, qui est le titre dun contedAndersen, lecture denfance du pote, est devenu orphelin, cest--dire priv de la bouchequi le prononait15.

    La nuit est accoste avec prcaution par le bateau de la posie. Mais il y a unelumire, et elle vient de la miette qui reste. Cette miette (Krume) porte en elle une sonoritessentielle grce la lettre k . Celan fondera une partie du lexique de son idiome sur cetteconsonne16.

    Quel sens a donc le lien que Wiedemann tablit entre la miette du pome Ichhrte sagen et la miette du pome Der Reisekamerad ? Et quelle serait la vise duntel lien ?

    Si Gisle tient un rle dans le pome Ich hrte sagen , ce ne peut-tre quaprscelui qui est assign la mre morte, qui occupe la place principale. Lme de la mre flottetoujours au-devant. Les membres de la famille sont sans cesse confronts la lettre de cetteposie. Et parfois leur rle est, dans luvre, dj dtermin. Ich hrte sagen se situe

    face la dportation et constate la distance du pote. Un choix sest opr : rester pourcrire ; recueillir la miette tombe par terre avec lvnement et la dposer sur latable de la composition ; puis entourer cette table du collier de proverbes de la mre : lepremier tude ce pome. La langue, avec ses dictons, adages, contes et rcits, est donne parelle. La posie aussi. La premire strophe de Ich hrte sagen est donc un prlude sur lacomposition potique et sa russite. On passe aussitt lvnement historique, ou plutt lentre de cet vnement dans la langue. Finalement, au travail particulier, avec la languehrite, maternelle.

    La miette est la matire insignifiante dont sont ptris les mots de la posie 17. La table dit toujours le lieu de travail, o lon crit et mange. Le dernier vers, aveclaujourdhui (nun), dit le moment de la ralisation wo die Krume nun lag ; o

    maintenant gisait la miette . De mme, le mot noblesse (Adel) ne ferait rfrence lasouche noble de Gisle de Lestrange que dune faon secondaire, grce la virtuosit dunpote qui sait comment dployer lart de la double destination. Il suffit de songer au mot noblesse dans le pome Tout en un ( In eins , Die Niemandsrose) pour se rendrecompte que Celan ne tient pas compte de sa premire acception. En ralit, dans Ichhrte sagen , une noblesse soppose un autre type de noblesse. Et dune certaine faon ladpasse. Lme de la mre flotte toujours au-devant.

    Les limites des claircissements de Die Gedichte apparaissent ds lors que des

    15Celan a indiqu lui-mme la rfrence Andersen dans un entretien de 1953 avec K. Schwedheim la radioallemande.16Voir par exemple la triade Kreide, Kalk, Kieseldans Flgelnacht (Von Schwelle zu Schwelle).17Voir aussi la miette dans le pome Mordu lacide du non-rv , du livre Tournant de souffle ( VonUngetrumtem ,Atemwende, de 1967).

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    rfrences incontestables sont escamotes, comme il advient avec le pome Buissonerrant ( Wanderstaude , Zeitgehft, 1976), crit partir dune lecture de Schadewaldt18, ouavec le pome changes des lieux ( Ortswechsel , Zeitgehft), issu dune lecturedEmpdocle19. Pour le pome Des chemins dans la souille aux ombres ( Wege imSchatten-Gebrch , Atemwende, 1967), pourquoi le commentaire juge-t-il plausible

    linterprtation subjective et contestable formule par Gadamer quant au terme Gebrch20

    , etpourquoi, en revanche, pour les pomes Ortswechsel et Wanderstaude , dont larfrence certaine (les traces sont irrfutables) a t dvoile et commente par JeanBollack, la lecture de ce dernier nest-elle pas prise en considration ? Sagit-il vraiment denotes philologiques, ou obissent-elles un parti-pris ? Quel est en fin de compte le sens dela lecture des pomes de Celan dans cette perspective mthodologique ? Pourquoi lescepticisme semble-t-il parfois prvaloir face lvidence mais se dissiper devant la simplespculation ?

    *

    Gemeinsam / Conjuntament / Ensemble GEMEINSAM

    Da nun die Nacht und die Stunde,so auf den Schwellen nennt,die eingehn und ausgehn,

    guthie, was wir getan,da uns kein Drittes den Weg wies,

    werden die Schatten nicht

    einzeln kommen, wenn mehrsein soll als heute sich kundtat,

    werden die Fittiche nichtspter dir rauschen als mir

    Sondern es rollt bers Meerder Stein, der neben uns schwebte,und in der Spur, die er zieht,laicht der lebendige Traum.

    CONJUNTAMENT

    Ja que la nit i lhora,que dna nom, en els llindars,a aquells que entren i surten,

    18 Jean Bollack, La enigmatizacin , Poesa contra poesa, p. 283-289. Voir aussi Werner Wgerbauer, Textgenese und Interpretation. Zu Paul Celans Gedicht Wanderstaude , dans Franoise Lartillot / AxelGellhaus (Hrsg.), Dokument / Monument. Textvarianz in den verschiedenen Disziplinen der europischenGermanistik. Akten des 38. Kongresses des franzsischen Hochschulgermanistikverbandes (A.G.E.S.), Berne,P. Lang, 2008, p. 327-359.19Jean Bollack, Empdocles , Poesa contra poesa, p. 305-317.20Die Gedichte, p. 721 : Gebrch ist mrbes Gestein. La traduction franaise du texte de Gadamer (Quisuis-je et qui es-tu ?, p. 59) efface ce sens, mais pas la traduction espagnole (Quin soy yo y quin eres t?, p. 55).

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    ha aprovat tot quant hem fet,ja que cap tercer no ens ha mostrat el cam,

    no vindran pas les ombresuna a una, si encara msdel que avui sha anunciat sha desdevenir,

    no vindran pas les alesa brogir ms tard per a tu que per a mi

    Sin que per damunt del mar rodolala pedra que voleiava al nostre costati dins del solc que va traanthi deixa ous el somni viu.

    [ENSEMBLE

    Puisque la nuit et lheure,qui nomme sur les seuilsceux qui entrent et sortent,

    a approuv ce que nous avons fait,puisque aucun tiers ne nous a montr le chemin,

    les ombres ne viendront pasune par une sil doit arriver plusque ce qui a t annonc aujourdhui,

    les ailes ne viendront pasbruisser plus tard pour toi que pour moi

    Mais au-dessus de la mer roulela pierre qui planait ct de nous,et dans la trace quelle dessinele rve vivant dpose ses ufs.]

    Autre cas intressant pour le genre de difficults quil pose, le pome Ensemble ( Gemeinsam ). Cest en effet une nigme du point de vue syntaxique. Dabord, parcequil ny a pas daccord entre les sujets du premier vers (la nuit et lheure) et les deux

    verbes qui suivent, mis au singulier : nomme (nennt, vers 2) et a approuv (guthie,vers 4). Ensuite, par lemploi que fait Celan du so(vers 2), car il est lgitime de se demander

    sil quivaut vraiment un ainsi et, par consquent, quel est le sens de lincise des vers 2et 3. Cest comme si le pote se cherchait travers une syntaxe limite. Or, lesclaircissements de Die Gedichte ne mentionnent aucun de ces deux cueils, auxquels seheurte pourtant tout lecteur dcid suivre la voie de la comprhension.

    La solution de cette nigme se trouve dans le titre du pome.Le traducteur espagnol Jos Luis Reina Palazn a normalis la morphosyntaxe au

    dtriment du sens :

    Ya que la noche y la horaen los umbrales nombrana los que entran y salen,

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    aprobaron lo que hicimos,ya que nada tercero nos mostr el camino []21

    Ce nest pas ce que dit le pome. De son ct, le traducteur prcdent, JessMunrriz, a essay de contourner lcueil du premier verbe et a laiss comme il se doit le deuxime verbe au singulier (bien que bendijo ne soit pas une solution trssatisfaisante) :

    Ya que la noche y la hora,al nombrar en los umbralesa los que entran y salen,

    bendijo lo que hicimos,ya que nada ms nos mostr el camino []22

    Ces deux traductions proposent un titre qui me semble erron : Juntos . Cetadjectif au masculin pluriel exclut que cette troite collaboration, ou cette conjonction,

    puisse se produire entre la nuit et lheure (die Nacht und die Stunde, vers 1) ; quelles puissenttre juntas , au fminin pluriel. Quel serait le sens, autrement, degemeinsam ? Cette phrasecompose, avec deux verbes au singulier nennt (vers 2) et guthie (vers 4), appelle unsujet au singulier, et donc une union effective de la nuit et de lheure, qui agissent ici encommun ou conjointement (gemeinsam), ensemble, comme un seul sujet.

    Valrie Briet dans sa traduction franaise a galement choisi la normalisation :

    ENSEMBLE

    Puisque la nuit et lheurenomment ainsi sur les seuilsceux qui entrent, ceux qui sortent,

    quelles nous ont approuvs,puisque personne ne nous a montr le chemin []23

    Il est vrai que le titre en allemand, Gemeinsam , nindique pas le genre et pourraittout aussi bien faire allusion la collaboration entre le je et le tu, dont lunion donnenaissance un nous (wir, vers 4 ; et aussi neben uns, vers 12). En ce sens, lEnsemble de Briet me parat juste. La meilleure solution est donc, en catalan, dopter pour un Conjuntament [conjointement] ou En com [en commun] galement possibles enespagnol, qui peuvent renvoyer tant a la nuit et lheure quaujeet au tu.

    Les vers 2 et 3 sont des incises explicatives. Il sagit seulement de saisir la valeur du

    so. Une lecture possible :

    Ja que la nit i lhoradna nom aix, en els llindars,a aquells que entren i surten

    ha aprovat tot quant hem fet, []

    [Puisque la nuit et lheuredonne ainsi un nom, sur les seuils,

    21Paul Celan, Obras completas,Madrid, Trotta, 1999, p. 85.22Paul Celan, De umbral en umbral,Madrid, Hiperin, 1994, p. 17.23Paul Celan, De seuil en seuil,Paris, Christian Bourgois, 1991, p. 19.

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    ceux qui entrent et sortent

    a approuv ce que nous avons fait, []]

    Autrement dit, interprter lainsi comme de cette faon , sous cette forme , sous cette forme soude (nuit-et-heure).

    Cependant, ldition critique de Tbinguen montre que dans la premire bauchedu pome lincise tait une phrase relative: Da nun die Nacht und ihre Nachbar die Stunde, dieauf den Schwellen zhlt, die eingehn und ausgehn []24 ( Puisque la nuit et son voisin lheure,qui compte depuis les seuils ceux qui entrent et sortent [] ). Le dictionnaire Grimmatteste, en outre, un usage archaque du socomme pronom relatif. Il est fort possible queCelan ait remplac le diepar un sopour viter une rptition. Cest la lecture que jepropose.Le seul traducteur avoir fait de mme est Giuseppe Bevilacqua :

    INSIEME

    Poich gi la notte e lora,

    che nomina sulle sogliechi entra e chi esce,

    approv quanto facemmo,poich nessuno, comme terzo, cindic la via, []25

    Le sens du pome parat clair. La nuit de la posie est contrainte de partager uneexprience avec la temporalit de lhistoire fixe par le maintenant de ce pome. Ce sont lesmorts qui traversent les seuils et passent ainsi dune mort abjecte la posie qui les fait

    vivre. Personne, sauf lejeet le tu(Antschel et Celan), ne peut mener bien cette entreprise.Aucun tiers ne la seconde. Le pome est le tmoignage de cette troite collaboration entre

    le pote et son alter ego. Cest en mme temps un exemple de ce dialogue intrieur. Lebattement dailes a lieu simultanment pour lun et pour lautre. Avec la contre-posie, lalangue fait le bruit qui lui incombe. Le miracle se produit finalement quand la pierresillonne les eaux. Il ny a rien de plus relque le rve . Et il est vivant. Il a t fcond parlvnement (laichtrenvoie Leiche, le cadavre).

    *

    Strhne / Manyoc / Mche

    STRHNE

    Strhne, die ich nicht flocht, die ich wehn lie,die wei ward von Kommen und Gehen,die sich gelst von der Stirn, an der ich vorbeiglittim Stirnenjahr:

    dies ist ein Wort, das sich regtFirnen zulieb,ein Wort, das schneewrts geugt,als ich, umsommert von Augen,

    24 Paul Celan, Von Schwelle zu Schwelle. Vorstufen Textgenese Endfassung. Ed. de Heino Schmull en

    collaboration avec Christiane Braun et Markus Heilman, Tbinger Ausgabe, Francfort, Suhrkamp, 2002, p.12.25Paul Celan, Poesie, Milan, Mondadori, 1998, p. 143.

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    der Braue verga, die du ber mich spanntest,ein Wort, das mich mied,als die Lippe mir blutet vor Sprache.

    Dies ist ein Wort, das neben den Worten einherging,ein Wort nach dem Bilde des Schweigens,

    umbuscht von Singrn und Kummer.

    Niedergehn hier die Fernen,und du,ein flockiger Haarstern,schneist hier herabund rhrst an den erdigen Mund.

    MANYOC

    Manyoc que no he trenat i que he deixat al vent,que sha tornat blanc danar i venir,que sha desprs del front quan hi he fregatlany de tots els fronts :

    aquesta s una paraula que sesvalotaper amor de les congestes,una paraula que va ullar cap a les neus,quan jo, estiuejat dulls tot al voltant,

    vaig oblidar la cella que havies tibat per damunt meu,una paraula que mha evitatquan el llavi mha fet sang a fora de llenguatge.

    Aquesta s una paraula que ha caminat al costat de les paraules,una paraula a imatge del silenci,

    voltada de mates de vinca i de pena.

    Van baixant aqu les llunyanies,i tu,un estel amb crinera de flocs,fas caure neu aqui toques la boca de terra.

    [MCHE

    Mche que je nai pas tresse, que jai laisse au vent,qui a blanchi dallers et de retours,qui sest dtache du front quand je lai effleurelanne des fronts :

    cest un mot qui sveillepar amour des nvs,un mot qui a regard vers les neigesquand, dans un t dyeux tout autour,jai oubli le sourcil que tu avais tendu au-dessus de moi,un mot qui ma vitquand ma lvre a saign force de langage.

    Cest un mot qui a march ct des mots,un mot limage du silence,

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    entour de buissons de pervenches et de peine.

    Ici les lointains descendent,et toi,toile de cheveux en flocons,tu neiges en bas, ici,

    et tu touches la bouche de terre.]

    Pour le pome Strhne ( Mche ), les notes de Die Gedichtenous renvoient encore unefois la correspondance entre Celan et sa femme Gisle (appele Petite Mche dans lalettre n 28). Cela tant, les cheveux sont toujours ceux des victimes ou ceux de la mre. Ilsdisent une sensualit, avec Baudelaire pour rfrence. Dans le pome Tremble ( Espenbaum), deMohn und Gedchtnis, on lit : Les cheveux de ma mre ne sont jamaisdevenus blancs (Meiner Mutter Haar ward nimmer wei ), et dans Mandorla (Die

    Niemandsrose) : Boucle de juif, tu ne grisonneras pas (Judenlocke, wirst nicht grau ). Ici, ilsagit dune mche de cheveux qui peut devenir blanche au pays de la neige, grce auxsonorits que le pome grne (notamment avec les chuintantes, de Strhne Schnee). La

    mche abandonne et non tresse devient une parole prolifique (Wort, vers 5) qui peuttre tresse et interprte dans un enchanement de paronomases : Strhne, Stirn, Stirnen,Firnen, Fernen, (Haar)stern. Elle est ainsi intgre dans une langue plus juste, qui lanalysejusqu la floculation.

    Lanne des toiles juives (Sternenjahr) sera devenue lanne des fronts (Stirnenjahr) etdes crnes entasss ; viendront alors les neiges ternelles (Firnen) et les glaciers blancs que lamche de cheveux a toujours convoits ; finalement, la matrialisation potique de ltoile crinire ou chevelue (Haarstern), une invention qui dsigne littralement la comte. Lastrefilant possde une chevelure qui a t confectionne avec celles des victimes, et il devientblanc comme par magie ; cest ainsi que sa neige tombe les flocons des mots, unmiracle quaccomplit le tu lyrique avec sa posie, au point de faire descendre le lointain

    (Fernen) et datteindre la bouche terrestre. Cest la verticale dune descente. Dun au-del un en de.

    Si lon tient compte prsent du pome antrieur, Ein Krnchen Sands ( Ungrain de sable ), on saperoit que le mot Strhnefait cho ce grain de sable qui brillepour le toi au milieu de la profusion de la langue (les yeux) :

    du kannst warten,bis unter allen den Augen ein Sandkorn dir aufglimmt,ein Krnchen Sands,das mir trumen half,als ich niedertaucht, dich zu finden

    pots esperarque enmig de tots els ulls un gra darena et llu,un granet darenaque mha ajudat a somiar,quan em capbussava per trobar-te

    [tu peux attendreque parmi tous les yeux un grain de sable luise pour toi,un grain de sablequi ma aid rverquand je plongeais pour te trouver]

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    En dfinitive, les variations autour de Strhnedonnent lieu un mot compos quiunit la chevelure (Haar) et ltoile (Stern) en une conjonction parfaite, capable de tout dire :la posie, la mort, lrotisme des cheveux, la judit des victimes, livresse quil y eut dans lacommunion entre lart et lextermination, la dimension allemande de lvnement.

    Il est difficile de ne pas voir dans ce pome (concrtement dans la deuxime

    strophe) un reproche que le pote se fait lui-mme, et qui concerne le pass, ses annes Bucarest, ses amours, une langue alors dbordante (historique), leffervescence dusurralisme. Une exprience du langage lil nu, sans la protection du sourcil (Braue) quelejevigilant tend au-dessus du tu:

    als ich, umsommert von Augen,der Braue verga, die du ber mich spanntest,ein Wort, das mich mied,als die Lippe mir blutet' vor Sprache.

    quan jo, estiuejat dulls tot al voltant,vaig oblidar la cella que havies tibat per damunt meu,

    un mot que mha evitatquan el llavi mha fet sang a fora de llenguatge.

    [quand, dans un t dyeux tout autour,jai oubli le sourcil que tu avais tendu au-dessus de moi,un mot qui ma vitquand ma lvre a saign force de langage.]

    La relation entre lejeet le tuest analyse, une fois encore, au sein de ce pome. Ici,le mot Strhnese situe au beau milieu dune langue plus juste et plus vraie, et tmoigne dunusage du langage potique au fil du temps. Peut-on concevoir une posie plus intellectuelle

    et, en mme temps, plus thaumaturgique ?*

    Aus dem Meer / Del mar / De la mer

    Aprs les vingt-trois pomes de Mohn und Gedchtnis que Celan avait ddis Bachmanndans un exemplaire du recueil, en y ajoutant la mention f. d. (fr Dich)26, se pourrait-il quecertains pomes de Von Schwelle zu Schwelle aient t crits en pensant nouveau elle ?Selon Barbara Wiedemann, seule Bachmann se serait adresse Celan travers ses proprespomes. Mais linverse serait impensable car Celan aurait tabli une diffrence entre la

    femme aime et la pote

    27

    une conception qui me semble fort contestable.Si on a lu attentivement leurs pomes respectifs, il est difficile de ne pas voir, dansVon Schwelle zu Schwelle, une nouvelle allusion la relation potique et amoureuse entreCelan et Bachmannet Aus dem Meer me semble en tre un exemple.

    26Jai tir cette information de la Chronologie qui accompagne la CorrespondancePaul CelanGisle Celan-Lestrange, vol. II, p. 507. Voir aussi Herzzeit, n 67, p. 73. Et aussi mon texte Celan et Bachmann : Avantlaube. Lamour courtois face aux meurtres, dans Denis Thouard et Christoph Knig (d.), La philologie auprsent: pour Jean Bollack, Cahiers de philologie 27, Villeneuve-dAscq, Presses universitaires du Septentrion,2010. p. 295, n. 9.27Barbara Wiedemann, Paul Celan und Ingeborg Bachmann: Ein Dialog? In Liebesgedichten? , dans ImGeheimnis der Begegnung. Ingeborg Bachmann und Paul Celan, Dieter Burdorf (dir.), Iserlohn, Institut fr Kircheund Gesellschaft, 2003, p. 21-43.

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    AUS DEM MEER

    Wir haben begangen das Eine und Leise,wir schossen hinab in die Tiefe,aus der man der Ewigkeit Schaum spinntWir haben ihn nicht gesponnen,

    wir hatten die Hnde nicht frei.

    Sie blieben verflochten zu Netzenvon obenher zerren sie dranO messerumfunkelte Augen:wir fingen den Schattenfisch, seht!

    DEL MAR

    Hem celebrat lu i silent,ens hem llanat dins la fondriaamb qu lescuma de leternitat es va teixint

    No la teixrem, no, nosaltres,les nostres mans no eren lliures.

    Seguien entrellaades formant xarxesdes de dalt les estiren...Oh ulls cerclats de llussors de ganivet:hem capturat el peix dombra, mireu!

    [DE LA MER

    Nous avons clbr lun et silencieux,nous avons plong dans la profondeur

    dont on tisse lcume de lternit Nous ne lavons pas tisse, non,nos mains ntaient pas libres.

    Elles restaient enlaces en filetsden haut ils les tirent... yeux encercls de lueurs de couteau :nous avons captur le poisson dombre, regardez!]

    Les diffrents traducteurs de ce pome ne semblent pas avoir compris le premiervers : Hem travessat lu i silent [nous avons travers lun et silencieux] (Mller et Vidal);

    Hemos recorrido lo uno y quedo [nous avons parcouru lun et quiet] (Munrriz); Nous avons parcouru lun, le silencieux (Briet) ; Hemos incurrido en lo Uno y Silente [nous avons commis lUn et Silencieux] (Reina Palazn). Le verbe begehenpossde tout unventail dacceptions: commettre, perptrer ; raliser ; clbrer. En ce cas, il ne fait aucundoute quil signifie clbrer . Le premier vers dit lexprience de lunion amoureuse. Cetaccord dans lunit provoque une descente, une catabase dans les profondeurs de la langue.Lunion culmine dans lextase de la chute. Le troisime vers fait rfrence la gnralit dela posie, telle quelle existe et se pratique. La tradition et son concept dternit sontrejetes ; les mains sont occupes dautres tches, elles ne sont pas libres, elles sont danslobligation dcrire sous le poids de lvnement historique, avec une diffrenceconstitutive (sil ny avait cette diffrence de fond, il ny aurait aucune raison de clbrer le

    moment de lunion).Le fait est que les mains des amants sont restes enlaces (strophe 2) formant ainsides filets avec lesquels il a t possible de pcher dans la mer de la langue. Ces filets les

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    pomesfont lexprience des profondeurs, avant dtre remonts den haut. La questionde savoir qui est ce sie, autrement dit qui sont les acteurs qui tirent les filets, reste ouverte. Ily a deux bauches du pome, qui ne concernent que la deuxime strophe (voir lditioncritique de Tbingen28). La premire dit :

    sie blieben verflochten zu Netzen,an denen ein Endliches zerrt :es schrft seine herrlichen MesserWir fingen den Schattenfisch ein.

    seguien entrellaades formant xarxes,una finitud les estreba:

    va afilant els seus magnfics ganivetsHem capturat el peix dombra.

    [elles restaient enlaces en filets,une finitude les tire :elle aiguise des splendides couteauxNous avons captur le poisson dombre.]

    La seconde :

    sie blieben verflochten zu Netzenvon oben her zerren sie dran :die Messer, die gleissenden Messer !

    Wir fingen den Schattenfisch ein.

    seguien entrellaades formant xarxes

    des de dalt les estreben:els ganivets, els resplendents ganivets!

    Hem capturat el peix dombra.

    [elles restaient enlaces en filetsden haut ils les tirent:les couteaux, les couteaux resplendissants !

    Nous avons captur le poisson dombre.]

    La difficult rside dans la modification du second vers de cette strophe. On passe

    de ein Endliches (un fini, une finitude), qui soppose lternit (Ewigkeit, vers 3) de lapremire strophe, un sie (un ils , un pluriel indtermin, vers 7), qui ne correspondpas au sie du vers 5 (les mains). Cette finitude qui aiguise ses splendides couteaux (esschrft seine herrlichen Messer) peut tre relie la sparation dfinitive des deux amants, maisaussi la finitude de la mortet donc au caractre mortuaire de lhistoire, en oppositionavec lcume hymnique de la tradition potique (vers 3). La prouesse de la fin est le rsultatdune tension entre, dune part, lunion et la plonge dans labme, de lautre une contraintencessaire (la non-libert des mains), ce qui transforme la nature de la posie : les filetsparviennent ainsi pcher une crature extraordinaire.

    Le butin dombre sera exhib devant des yeux appels devenir des tmoins de

    28Paul Celan, Von Schwelle zu Schwelle. VorstufenTextgeneseEndfassung, Tbinger Ausgabe. dition de JrgenWertheimer avec le concours de Heino Schmull et la collaboration de Christiane Braun et Markus Heilmann,Frankfurt : Suhrkamp, 2002, p. 22.

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    cette capture inoue ; assigs par un scintillement de couteaux, ils reprsententcertainement la langue de la sparation et de la contre-violence. (Lil est toujours lorganedu langage. Les couteaux qui les entourent peuvent tre donc moins une menace quunattribut.)

    Dans la version dfinitive, la valeur du sie au vers 7 demeure ouverte : ou bien il

    introduit des acteurs qui ne sont pas prsents dans le pome (des adversaires, ou peut-treles agents de la sparation qui provoquent ainsi cette pche extraordinaire), ou bien il faitrfrence aux couteaux (conformment la deuxime bauche du pome), ou, finalement, ces yeux entours dun scintillement de couteaux (ce qui nest gure soutenable). Il estclair en tout cas que limpratif ( seht ! , regardez ! ) sadresse aux yeux.

    Dans ldition critique de Bonn29, on trouve une version antrieure :

    sie [ware] blieben verflochten zu Netzen,an denen ein Endliches zerrt:sein Aug starrt von herrlichen Messernwir fingen den Schattenfisch ein.

    seguien entrellaades formant xarxes,una finitud les estreba:el seu ull va armat amb magnfics ganivetsHem capturat el peix dombra.

    [elles restaient enlaces en filets,une finitude les tire :son il est arm splendides couteauxNous avons captur le poisson dombre.]

    Quel genre de relation y a-t-il entre Augenou Aug(yeux, ou il),Messer(couteaux),

    ein Endliches (une finitude) et le sie (ils) du vers 7 ? Le sie, ce peut tre les yeux dans lepome, et les couteaux dans la variante. On peut passer de lun lautre, puisque les yeuxrestent dtermins par les couteaux.

    Si lon tient compte dun pome antrieur, loge du lointain ( Lob der Ferne ),crit pour Ingeborg Bachmann ( fr Dich ) et repris dans Mohn und Gedchtnis, il estncessaire de formuler cette hypothse dune nouvelle rfrence Bachmann, la foispote et amante :

    LOB DER FERNE

    Im Quell deiner Augenleben die Garne der Fischer der Irrsee.

    Im Quell deiner Augenhlt das Meer sein Versprechen.

    Hier werf ich,ein Herz, das geweilt unter Menschen,die Kleider von mir und den Glanz eines Schwures:

    Schwrzer im Schwarz, bin ich nackter.Abtrnnig erst bin ich treu.Ich bin du, wenn ich ich bin.

    29 Paul Celan, Von Schwelle zu Schwelle. Historisch-Kritische Ausgabe 4, vol. 2. d. dHolger Gehle avec leconcours dAndreas Lohr, Francfort: Suhrkamp, 2004, p. 76.

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    Im Quell deiner Augentreib ich und trume von Raub.

    Ein Garn fing ein Garn ein:wir scheiden umschlungen.

    Im Quell deiner Augenerwrgt ein Gehenkter den Strang.

    ELOGI DE LA LLUNYANIA

    Dins la deu dels teus ullsviuen les xarxes dels pescadors de la mar delirant.Dins la deu dels teus ullsel mar mant el que ha proms.

    Aqu lleno joun cor que ha estat entre els homes

    els meus vestits i el fulgor dun jurament:

    Com ms negre en el negre, ms nu estic.Noms renegant sc fidel.

    Jo sc tu quan jo sc jo.

    Dins la deu dels teus ullsa la deriva vaig tot somiant un rapte.

    Una xarxa una altra xarxa ha pres:entrellaats ens separem.

    Dins la deu dels teus ullsun penjat estrangula la corda.

    [LOGE DU LOINTAIN

    Dans la source de tes yeuxvivent les filets des pcheurs de la mer dmente.Dans la source de tes yeuxla mer tient sa promesse.

    Ici je jetteun cur qui a t parmi les hommes mes habits et lclat dun serment:

    Plus je suis noir dans le noir, plus je suis nu.Cest en reniant que je suis fidle.

    Je suis toi quand je suis moi.

    Dans la source de tes yeux la drive je rve de vol.

    Un filet a attrap un filet :nous nous sparons enlacs.

    Dans la source de tes yeuxun pendu trangle la corde.]

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    Les amants se sont spars enlacs (umschlungen), aprs avoir fait une exprienceinalinable de la langue et, peut-tre, aprs un serment potique. Cest pourquoi ilsdemeurent unis par les mains. La langue de lun reste jamais unie la langue de lautre.

    Dans le pome Aus dem Meer , les termes ne sont pas tout fait les mmes quedans Lob der Ferne ; ce sont des synonymes ; tous les deux parlent de filets, de rets : l

    Garn, iciNetz ; et aussi denlacement: l umschlingen, ici verflechten ; et, bien entendu, la mer yest prsente. Le pome montre le fruit dune pche miraculeuse inoue. Mais pourcomprendre le sens de ce poisson dombre il nest nul besoin de recourir la zoologie30.Si Schattenfischdsigne lombrine, le mot est resmantis, suivant la cohrence de luvre :cest le poisson qui nage dans le domaine des ombres, dans la vrit des morts et du non -tre, dans la mer de la langue allemande. Cest donc le rsultat dune union trs trange, unesorte dhybride abyssal fait de Celan et de Bachmann. Le pome lexhibe firement, commeune raret, devant des yeux entours de lueurs inquitantes.

    Si lon ne disposait des bauches prcdentes, il faudrait se demander si dans lecompos messerumfunkelte,qui qualifie les yeux, le premier lment est un singulier ou unpluriel : un couteau ou plusieurs ? Barbara Wiedemann (Die Gedichte, p. 625) rapporte le

    vers O messerumfunkelte Augen au dernier vers de Toute la vie ( Das ganze Leben , v.11), deMohn und Gedchtnis. La dernire strophe dit :

    Die Sonnen des Todes sind wei wie das Haar unsres Kindes:es stieg aus der Flut, als du aufschlugst ein Zelt auf der Dne.

    Er zckte das Messer des Glcks ber uns mit erloschenen Augen.

    Els sols de la mort sn blancs com els cabells del nostre infant:es va alar de les onades quan vas muntar una tenda sobre la duna.

    Va brandar damunt nosaltres el ganivet de la felicitat amb ulls apagats.

    [Les soleils de la mort sont blancs comme les cheveux de notre enfant :

    il est mont des flots quand tu as dress une tente sur la dune.Il a brandi sur nous le couteau du bonheur avec des yeux teints.]

    Wiedemann semble nous inviter penser quil sagirait donc dun unique couteau,puisquelle ne tient pas compte des bauches du pome31. Mais est-ce la mmeconfiguration que lon retrouve dans Aus dem Meer ? Sagit-il de la mme arme ? Cenest pas certain. Bien que dans luvre les poignards (Dolchen) nquivalent pasncessairement aux couteaux (Messer), dans le pome Demi-nuit ( Halbe Nacht ) de

    Mohn und Gedchtnis, on lit ce vers: Demi-nuit. Avec les poignards du rve plants dans desyeux tincelants (Mit den Dolchen des Traumes geheftet in sprhende Augen, vers 1), puis cetautre vers : Elle nous enfonce dans lil des doigts fils dcume de mer (Aus

    Meerschaum gesponnene Finger taucht sie ins Aug uns, vers 5). Dans ce mme recueil, le derniervers du pome il sombre en septembre ( Dunkles Aug im September ) dit : Danslhumide de son il tu enfonces lpe (Ins Na ihres Auges tauchst du das Schwert). Il y adonc toute une modulation de singuliers et de pluriels, de couteaux, dpes et depoignards. Aussi, les notes de Die Gedichte pourraient trs bien voquer certaines de cessimilitudes.

    Cest par limbrication des textes de lun et de lautre que les amants fontlexprience sombre de la posie et exhibent le poisson quils ont pris devant des yeux quisont le langage de leur histoire (faite de coupures). Contrairement au clich potique, cesyeux ne brillent pas deux-mmes, ils ne blessent pas non plus comme des couteaux quand

    30Die Gedichte, p. 625.31Nous en venons nous demander pourquoi les annotations du pote dans son agenda peuvent tre parfoisprises en compte, mais pas les bauches dun pome. Par exemple, dans Hafen , Die Gedichte, p. 732.

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    ils regardent, mais ils sont encercls par lclat agressif de larme blanche.Quant ladjectif compos messerumfunkelte , les bauches du pome montrent

    trs clairement, on la vu, quil sagit non pas dun, mais de plusieurs couteaux. Cestpourquoi, dans une premire version, javais traduit: Oh ulls cerclats de ganivetscentellejants ! [ yeux encercls de couteaux scintillants]. Mais finalement jai prfr

    maintenir lambigut quant au nombre, comme en allemand, et employer une constructiongnitive indtermine : Oh ulls cerclats de llussors de ganivet ! [ yeux encercls delueurs de couteau].

    *

    Aufs Auge gepfropft / Empeltada a lull / Greffe lil

    AUFS AUGE GEPFROPFT

    Aufs Auge gepropftist dir das Reis, das den Wldern den Weg wies:verschwistert den Blicken,treibt es die schwarze,die Knospe.

    Himmelweit spannt sich das Lid diesem Frhling.Lidweit dehnt sich der Himmel,darunter, beschirmt von der Knospe,der Ewige pflgt,der Herr.

    Lausche der Pflugschar, lausche.Lausche: sie knirschtber der harten, der hellen,der unvordenklichen Trne.

    EMPELTADA A LULL

    Empeltada a lull,dus la branca que, als boscos, els va indicar el cam:agermanada amb les mirades,fa germinar el negre,el brot.

    Ample com el cel, la parpella es tiba envers aquesta primavera.Ample com la parpella, el cel es va desplegant,i per davall, protegit pel brot,llaura lEtern,el Senyor.

    Escolta la rella de larada, escolta.Escolta: cruixper damunt de la dura, la clara,la immemorial llgrima.

    [GREFFE LIL

    Greffe lilla branche qui montra le chemin aux forts :

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    sur des regards,elle fait pousser le noir,le bourgeron.

    Vaste comme le ciel, la paupire se tend vers ce printemps.Vaste comme la paupire, stend le ciel

    sous lequel, protg par le bourgeron,lternel laboure,le Seigneur.

    coute le soc, coute.coute : il crissesur la dure, la clairelimmmoriale larme.]

    La premire strophe est enrichie par lallitration Wldern / Weg / wies, et la rptition de lasuite consonantique schw(verschwistert/ schwarze).

    Un chiasme (HimmelweitLid/ LidweitHimmel) precde le Seigneur (Herr). Celandit dans une note : Dans le chiasme, la croix est plus proche que dans le thme de lacroix. ( Im Chiasmus ist das Kreuz nher als im Thema Kreuz, Der Meridian, TCA, p. 112).Dans le livre Fadensonnen, le pome Rose ( Tau ) sachve sur ce chiasme: leSeigneur a coup le pain, / le pain a coup le Seigneur ( der Herr brach das Brot, / das Brotbrach den Herrn ). La lettre introduit la distance critique que requiert un tel blasphme beaucoup plus intellectuel quon ne le pense habituellement, car il concerne pleinementlemploi des mots et la musique du pome. Le mot Lid(paupire) est un homophone deLied(chant).

    Lil est lorgane du langage. Sur lil du tu est greffe une branche exprimente.Les surs mortes dans les camps sont dans le mot verschwistert. La noirceur absolue de la

    pousse qui germe dit ce deuil perptuel.Les puissances hymniques et thologiques de la langue sont reprsentes par le motSeigneur (Herr). Quand les hymnes et les lamentations essaient de labourer le cristal dur dela larme verse dans lvnement, cela grince. Et ce nest pas agrable entendre.

    *

    Der uns die Stunde zhlte / Aquell que ens comptava les hores / Celui quicomptait nos heures

    DER UNS DIE STUNDEN ZHLTE

    Der uns die Stunden zhlte,er zhlt weiter.Was mag er zhlen, sag?

    Er zhlt und zhlt.

    Nicht khler wirds,nicht nchtiger,nicht feuchter.

    Nur was uns lauschen half:es lauscht nunfr sich allein.

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    AQUELL QUE ENS COMPTAVA LES HORES

    Aquell que ens comptava les horesencara compta.Qu pot ell comptar, digues?Ell compta i compta.

    No fa ms fresca,no fa ms nit,ni est ms humit.

    Per all que ens ajudava a escoltar:ara escoltasols per a si mateix.

    [CELUI QUI NOUS COMPTAIT LES HEURES

    Celui qui nous comptait les heurescompte encore.Quest-ce quil peut compter, dis ?

    Il compte et il compte.

    Il ne fait pas plus frais,pas plus nuit,pas plus humide.

    Juste ce qui nous a aids couter :cela coute maintenantpour soi seul.]

    Lcoute du pome antrieur se poursuit autrement dans ce pome.Tout indique que ce qui est analys prsent est un dysfonctionnement, expos

    dans la deuxime strophe. Il y aurait un nous (le pronom nous / uns, vers 1 et 8), formpar le couple je-tu. Et, en mme temps, une question que le je pose au tu, dans le cadre dece nous (vers 2) : dis ? (sag ?, vers 3).

    Le pome dissocie celui qui comptait nos heures , et qui continue compter, etce qui (nous) aide couter, la seule chose qui reste (vers 8), mais qui ncoute que poursoi. Il sagit dune dissociationentre une personne ou un reprsentant de lhumain (Der/ er/ er/Er ; vers 1, 2, 3 i 4) et une chose (was, vers 8). Celui qui compte ne sait faire que cela :compter. Il ne sarrte jamais. Il est l, dans chaque pome. Le nombre est associ enpremier lieu au comptage des morts (voir Compte les amandes Zhle dieMandeln ), deMohn und Gedchtnis), et, en deuxime lieu, au comptage mtrique. Lcouteest lattention envers la chose ou la personne qui est analyse ou questionne dans unpome.

    Le je et le tu se trouvent ainsi devant une impasse, car dsormais la continuit nestplus possible : ce qui aide couter sest renferm sur lui-mme. Cest le tmoignage dunchec analys en filigrane. Au cur mme de la composition potique.

    Mais un tour dcrou est ralisable parce que toute la thologie a t dmantele etque le systme mme sest reconstruit au sein de la posie, travers le passage par lhistoire.

    *

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    Auch heute abend / Tamb avui vespre / Ce soir aussi

    AUCH HEUTE ABEND

    Voller,da Schnee auch auf diesessonnendurchschwommene Meer fiel,blht das Eis in den Krben,die du zur Stadt trgst.

    Sandheischt du dafr,denn die letzteRose daheimwill auch heut abend gespeist seinaus rieselnder Stunde.

    TAMB AVUI VESPRE

    Amb ms fora,com que la neu tamb ha caigut damuntdaquesta mar que els sols travessen tot nedant,ara floreix el gel dins els cistellsque dus a la ciutat.

    Arenareclames a canvi,perqu la darrerarosa de casatamb avui vespre vol ser nodridaamb hora que sescola.

    [CE SOIR AUSSI

    Plus fort,car la neige est tombe surcette mer que les soleils traversent la nage,fleurit la glace dans les paniersque tu portes en ville.

    Du sable

    tu exiges en change,puisque la dernirerose de chez toi

    veut se nourrir ce soir aussidheure qui scoule.]

    Dans toutes les traductions que jai consultes, la mer a t traverse par le soleil la nage,ou bien encore le soleil nage dans cette mer : sur cette / mer o le soleil nage (Briet) ; su questo / mare percorso a nuoto dal sole (Bevilacqua) ; sobre este / mar en quenada el sol (Munrriz) ; sobre este mar nadado por el sol (Reina Palazn). Pourtant,dans le compos sonnendurchschwommeneil est possible de lire un pluriel : des soleils (sonnen-).Ce pourrait donc tre dessoleilsqui traversent cette mer en nageant32. Du reste, les soleils

    32Cf. aussi Les Globes , et surtout Mit allen Gedanken (Die Niemandsrose), o il ny a quun soleil, mais

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    dsignent souvent les pomes (voir par exemple le titre Soleils de fil). La mer est toujoursltendue de la langue. De plus, ne voit-on pas apparatre dessoleils dans la dernire strophedu pome Argumentum e silentio , dans ce mme livre ? Quoi quil en soit, il sagit dunemer solaire, rchauffe par ces soleils qui y nagent ; et sur cette mer ardente tombe, malgrtout, la neige.

    Le pome propose un change, en mme temps quil rflchit sur lactivitpotique. Comme il a pu neiger mme sur cette mer solaire, la glace a fleuri avec plusdclat dans les paniers que le pote apporte en ville. Un vnement extrme a fait quilneige sur un lieu inhabituel. La langue allemande et sa tradition ont t touches par cetteneige que le pote connat si bien. La ville est toujours le lieu de la rencontre et du march.Cest l que le pote va chercher la matire ncessaire pour nourrir la rose du pome. Lesable, ce sont les mots quil doit obtenir ou ramasser (voir Le Sable des urnes), mais il renvoieaussi au temps qui scoule dans lhorloge de verre. La langue dune temporalit fait fleurirla rose qui sait pourquoi elle a fleuri.

    *

    Mit wechselndem Schlssel / Amb clau que canvia / Avec une cl qui change

    MIT WECHSELNDEM SCHLSSEL

    Mit wechselndem Schlsselschliet du das Haus auf, darinder Schnee des Verschwiegenen treibt.

    Je nach dem Blut, das dir quilltaus Aug oder Mund oder Ohr,wechselt dein Schlssel.

    Wechselt dein Schlssel, wechselt das Wort,das treiben darf mit den Flocken.

    Je nach dem Wind, der dich fortstt,ballt um das Wort sich der Schnee.

    AMB CLAU QUE CANVIA

    Amb clau que canviaobres la casa dintre la qualgiravolta la neu del que ha estat silenciat.Segons que et ragi la sang

    dull, boca o orella,et canvia la clau.

    Si et canvia la clau, canvia el motque pot giravoltar tamb amb els flocs.Segons el vent que tempenyi,entorn del mot sacumula la neu.

    [AVEC UNE CL QUI CHANGE

    Avec une cl qui changetu ouvres la maison o

    avec larticle indfini: lide dun soleil parmi dautres, et qui nage (kam eine Sonne geschwommen).

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    Texto ! Textes et Cultures, Vol. XIX, n2 (2014)

    voltige la neige de ce qui a t mis au silence.Selon le sang qui te jaillitde loreille ou de lil ou de la bouche,ta cl change.

    Ta cl change, le mot change,

    qui peut voltiger avec les flocons.Selon le vent qui te pousse au loin,samasse la neige autour du mot.]

    Le titre du second cycle reprend celui dun pome quil contient. Mais il sagit, vrai dire,dune citation du pome de Parmnide, plus prcisment du vers 14: Zu ihnen hat Dike, dieGttin der Vergeltung, die wechselnden Schlssel , dans la version de Capelle, sans doute celle queCelan avait lue33. Jean Bollack traduit, par exemple, les cls de lchange34.

    Parmnide nest pas seulement cit travers lexpression de la cl qui change. Ilmest apparu quil y a l une deuxime citation du philosophe grec, plus prcisment dufragment 7. ma connaissance, personne na remarqu jusque-l cette deuxime citation.

    Ldition de Bollack dit: on y use un il sans vise et une oreille de bruit, / et lalangue 35. Cela tant, la source de Celan nest pas ici Capelle, puisque celui-ci ne mentionnepas lil, mais la ccit, ni loreille, mais la surdit. Il est probable que Celan ait lu plusieurstraductions. La rfrence nen est pas moins indniable. Celan sintresse ce queParmnide pose comme impossible penser : autrement dit, quil y ait ce qui nest pas. Celaaccompagne certainement sa rflexion potique sur la parole et le silence, savoir sur laparole forme avec les flocons dune matire silencieuse ou rduite au silence. Il est videntque son intrt pour le prsocratique dcoule des commentaires que Heidegger consacre ce commencement de la pense. Le pote lamende et cest ainsi quil y rpond. La maison de la langue nest pas habite par ltre, mas par une divagation de neige, faitede silence blanc. Le pome suppose que le lecteur connat lexistence de lvnement

    historique et quil est en outre conscient du pass compromis de la littrature. Le tupossde la clef qui peut ouvrir la porte dentre de cette maison. lintrieur, il y a ce quinest pas dit. Les flocons dune matire nie remplissent cet espace. La blancheur estproprement celle de leffacement. Et le sang qui jaillit nest autre que celui delindividuation dans les massacres. On la fait passer par les diffrents organes des sens pouradapter le contenu potique des contenus difficiles assumer. Heidegger ne pouvaitconsidrer la situation historique laquelle le pote lacculait. Ses propres constructions delhistoire de ltre ne le lui permettaient pas. Celan oppose la spculation ontologique sapropre conception du sujet, cest--dire celle du pote envers la langue marque parlhistoire.

    *

    Andenken / Recordana / Souvenir ANDENKEN

    Feigengenhrt sei das Herz,darin sich die Stunde besinntauf das Mandelauge des Toten.Feigengenhrt.

    33Die Gedichte, p. 632.34Jean Bollack, Parmnide, de ltant au monde, Paris, Verdier, 2006, p. 79.35Ibid., p. 136-137.

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    Schroff, im Anhauch des Meers,die gescheiterteStirne,die Klippenschwester.

    Und um dein Weihaar vermehrt

    das Vliesder smmernden Wolke.

    RECORDANA

    Sia nodrit amb figues el cora dins del qual lhora sen recordade lull ametllat del mort.Nodrit amb figues.

    Abrupte, sota lalenada del mar,el frontfracassat,el germ dels esculls.

    I augmentat per la teva cabellera blanca,el velldel nvol transhumant.

    [SOUVENIR

    Que soit nourri de figues le curdans lequel lheure se rappellelil en amende du mort.Nourri de figues.

    Raide, au souffle de la mer,le frontchou,le frre des cueils.

    Et accrue par tes cheveux blancs,la toisondu nuage transhumant.]

    Celan reprend le titre du clbre pome de Hlderlin.Barbara Wiedemann signale que smmernden (vers 11) signifie devenir estival 36.Mais une traduction franaise de ce pome faite par Jean-Pierre Wilhelm, que Celan avaitrevue, contredit cette note. Le vers dit : du nuage paissant 37. Ce smmernden renvoie donc la transhumance (le fait damener le troupeau sur les frais alpages de lt). Cest le sens quidoit prvaloir, si lon tient compte de la toison (vers 10). Le nuage devient encore une foisune agglutination de la fume des camps.

    *

    36Die Gedichte, p. 635.37Voir lannexe de Paul Celan, Choix de pomes runis par lauteur,d. de Jean-Pierre Lefebvre, Paris, Gallimard,p. 318-320.

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    Welchen der Steine du hebst / Aixequis la pedra que aixequis / Quelle que soit la pierre que tu soulves

    WELCHEN DER STEINE DU HEBST

    Welchen der Steine du hebstdu entblt,die des Schutzes der Steine bedrfen:nackt,erneuern sie nun die Verflechtung.

    Welchen der Bume du fllstdu zimmerstdie Bettstatt, daraufdie Seelen sich abermals stauen,als schtterte nichtauch dieser

    on.

    Welches der Worte du sprichstdu dankstdem Verderben.

    AIXEQUIS LA PEDRA QUE AIXEQUIS

    Aixequis la pedra que aixequisdespullesels qui freturen del recer de les pedres:nus,ara renoven lentrella.

    Tallis larbre que tallis armesel llit en qules nimes altre cop samunteguen,com si no hagus de ser sacsattamb aqueste.

    Diguis la paraula que diguisagraeixesla matana.

    [QUELLE QUE SOIT LA PIERRE QUE TU SOULEVES

    Quelle que soit la pierre que tu soulvestu dnudesceux qui ont besoin de labri des pierres :nus,ils refont maintenant lentrelacs.

    Quel que soit larbre que tu abats tu charpentes

    la couche osentassent une nouvelle fois les mes,comme si ntait pas secou

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    lui aussicet on.

    Quel que soit le mot que tu distu remerciesla destruction.]

    Aprs Fugue de la mort , certains critiques ont affirm dans la revue Merkurque Celanavait outrag les victimes en se servant de lextermination pour crire son pome, du ctde lesthtisme et du pathos. Quant Adorno, dans son essai sur Va lry, Lartiste commelieutenant (Der Artist als Statthalter), publi dans Merkur en 1953, il avait affirm : Laproduction menace de se polariser sur, dun ct, les administrateurs striles des valeursternelles et, de lautre, sur les potes du dsastre [Unheilsdichter] au sujet desquels on peutparfois se demander si les camps de concentration ne leur conviennent pas comme lieu derencontre avec le nant (rdit en 1958 dans Noten zur Literatur, vol. I). Il est permis de

    voir dans ce pome une rplique.Lon des gnostiques est vid de son contenu sotrique quand il est ancr et fix

    dans une temporalit concrte : celle de lvnement historique autour duquel gravite cetteposie.

    Pour ce qui est de Verderben (dernier vers), une premire lecture nous amne penser son sens ordinaire (une substantivation du verbe intransitifverderben) : la perdition

    physique et morale, la ruine, le fait de sabmer ou de savarier. Le Grimm donne pourpremire acception la mort et, sagissant de la substantivation du verbe transitif, lacte detuer. Mais il peut aussi dsigner la corruption, dans une altration progressive (cela inclutaussi le sens moral). De toute vidence, Celan joue dans cette strophe avec denken(penser)et danken(remercier). De plus, la pense est tymologiquement lie la commmoration et la mmoire, et il exploite au mieux ce champ de signification. Cest donc comme sildisait : quel que soit le mot que tu prononces, tu remmores lvnement. Mais cest

    encore trop direct. Le pome est assurment plus abyssal, puisquil apparat tout entiercomme un questionnement de lorientation mortuaire de luvre du pote. Il me semblequon peut lire dans la premire strophe : Que fais-tu si ce nest mettre les morts dcouvert ? Ce sont eux qui donnent son sens la trame . Ainsi, dans la dernire strophe,le jeu entre denkenet dankenpeut tre retourn et dsigner une forme de perversion (ce quidonnerait raison Adorno) : Cest vrai, ta posie est un acte de mmoire, mais en mmetemps, tu ne peux pas chapper ta dette envers la mort, sans le massacre tu ne pourraispas faire ce que tu fais, tes pomes sont forcment tributaires de lvnement des camps.Cest comme sil se parlait lui-mme la faon de ses dtracteurs, qui lui reprochent detirer potiquement parti-pris de lextermination.

    Et quen est-il si lon choisit le sens de corruption ? On obtient de mme un

    nonc auto-rflexif, mais dune autre sorte: dans chaque mot tu es li la corruption dela langue allemande (et cest pourquoi tu as besoin de la resmantisation).