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1 THEMES-FASCICULE DU SEMINAIRE DE DROIT DES LIBERTES FONDAMENTALES 2011-2012 Justin C. KISSANGOULA (avec l’aide précieuse de Mlle Maia HAMROUNI) 1- Méthodes de lecture des décisions juridictionnelles 2- Le juge constitutionnel et les libertés fondamentales : la QPC 3- Le droit à la vie 4- La protection du corps humain 5- Le droit à une vie privée et familiale 6- Les contrôles d’identité 7- La GAV 8- La liberté d’aller et de venir 9- Le droit des étrangers I : la police des étrangers 10- Le droit des étrangers II : le droit des salariés sans papiers 11- La liberté d’expression religieuse et la laïcité 12- La protection des données personnelles 13- Le droit à des élections libres 14- La liberté du commerce et de l’industrie 15- La liberté de réunion, de manifestation et d’association

THEMES-FASCICULE DU SEMINAIRE DE DROIT … · - La Cour publie également un Bulletin trimestriel de droit du ... - à la décision qui précise la portée d'une règle de droit

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THEMES-FASCICULE DU SEMINAIRE DE DROIT DES LIBERTES FONDAMENTALES

2011-2012

Justin C. KISSANGOULA (avec l’aide précieuse de Mlle Maia HAMROUNI)

1- Méthodes de lecture des décisions juridictionnelles

2- Le juge constitutionnel et les libertés fondamentales : la QPC

3- Le droit à la vie

4- La protection du corps humain

5- Le droit à une vie privée et familiale

6- Les contrôles d’identité

7- La GAV

8- La liberté d’aller et de venir

9- Le droit des étrangers I : la police des étrangers

10- Le droit des étrangers II : le droit des salariés sans papiers

11- La liberté d’expression religieuse et la laïcité

12- La protection des données personnelles

13- Le droit à des élections libres

14- La liberté du commerce et de l’industrie

15- La liberté de réunion, de manifestation et d’association

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16- Le droit à la mort

BONNE LECTURE, BON COURAGE ET REUSSITE AU BOUT !!!!!!!!!

Les outils pour apprécier l'intérêt d'un arrêt de la Cour de cassation

Par Alain Lacabarats, Conseiller à la Cour de cassation, Directeur du service de documentation et d'études Recueil Dalloz, 2007, p. 889

Un article récent soulignait la « perplexité » que pouvait susciter la première lecture d'un arrêt de la Cour de cassation (Deumier, RTD civ. 2006. 510). Comment, en effet, apprécier la portée d'une décision dont le contenu se résume, en cas de cassation au visa des textes applicables, à l'affirmation d'un principe et de ses conséquences juridiques pour l'affaire considérée, en cas de rejet à un bref exposé des faits suivi d'une réfutation souvent lapidaire des moyens de cassation ?

La question de l'importance juridique d'un arrêt de la Cour de cassation n'est pas dénuée d'intérêt dans un système qui produit chaque année plus de 20 000 décisions. Si, pour les parties, la solution donnée à leur litige est l'essentiel, en revanche toutes ces décisions ne présentent pas, pour la communauté des juristes, la même valeur doctrinale. La perplexité évoquée est en outre parfaitement compréhensible, au regard de la surinformation résultant du développement des bases de données informatiques. Celles-ci, par la diffusion uniforme de toutes les décisions de la Cour de cassation, perturbent les messages jurisprudentiels et se montrent « réfractaires à (leur) hiérarchisation » (Canivet et Molfessis, La politique jurisprudentielle, Mélanges en l'honneur de J. Boré, Dalloz, 2007, p. 95).

L'analyse explicative et critique de la jurisprudence incombe au premier chef à la doctrine universitaire dont l'une des missions consiste en « l'élaboration d'une vision synthétique et ordonnée de l'ordre juridique qui permette d'en comprendre les mécanismes fondamentaux et les finalités » (Aubert, Introduction au droit, Armand Colin, n° 182).

Encore faut-il, pour la réalisation de cet objectif, que les données analysées soient dépourvues d'ambiguïté. Or, l'examen des notes de jurisprudence montre qu'un décryptage des décisions est parfois nécessaire (Libchaber, Autopsie d'une position jurisprudentielle nouvellement établie, RTD civ. 2002. 604) et que le style des arrêts de la Cour de cassation est de nature à provoquer des incertitudes ou erreurs d'interprétation, tout au moins pour ceux qui ont oublié ou ignorent la technique du pourvoi en cassation et les limites assignées à l'office du juge de cassation.

Au-delà d'un enseignement dédié à l'interprétation des arrêts de la Cour de cassation préconisé par certains auteurs (Ghestin, L'interprétation d'un arrêt de la Cour de cassation, D. 2004. Chron. 2239) et du rappel des spécificités de cette technique, si déroutante pour les non initiés, de prise de décision (Weber, La portée des arrêts de cassation, Les Annonces de la Seine, 3 avr. 2006 ; Bénabent, Doctrine ou Dallas, D. 2005. Point de vue. 852), la Cour de cassation cherche à contribuer elle-même à une meilleur compréhension de la portée normative de ses décisions, soit par des éléments extrinsèques (I), soit par les mentions de ses décisions (II).

I - Depuis plusieurs années, la Cour de cassation a développé une politique de « promotion » de ses arrêts (Libchaber, op. cit., p. 605) sous différentes formes :

- Outre les publications traditionnelles faites aux Bulletins civil et criminel, la Cour publie, sur son site internet, les arrêts

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qu'elle juge particulièrement importants, soit au regard de la question de droit posée, soit en raison de leur impact pour l'opinion publique, cette publication étant fréquemment accompagnée de divers éléments d'information de nature à éclairer la portée des décisions : le rapport du conseiller rapporteur, qui contient l'ensemble des données de droit nécessaires à la solution du pourvoi ; l'avis de l'avocat général.

- La Cour recourt aussi de plus en plus fréquemment à la publication, sur le site internet et au Bulletin d'information de la Cour de cassation (BICC), de communiqués destinés à situer l'arrêt commenté dans un ensemble jurisprudentiel et à en préciser les conséquences (Deumier, Les communiqués de la Cour de cassation : d'une source d'information à une source d'interprétation, RTD civ. 2006. 510 ; voir, à titre d'exemple, le communiqué sous un arrêt de la Chambre commerciale du 3 oct. 2006, paru au BICC du 1er févr. 2007, n° 81, qui souligne que cet arrêt « résout diverses questions de principe liées au recouvrement des impôts »).

- La Cour publie également un Bulletin trimestriel de droit du travail qui comporte des commentaires, rédigés par les membres de la cellule sociale du service de documentation et d'études, des arrêts rendus par la Chambre sociale.

- Enfin le rapport annuel comporte une sélection des décisions saillantes rendues au cours de l'année écoulée, sous forme de notices de présentation rappelant généralement la question posée, les éventuels précédents et l'apport de ces décisions au droit positif.

II - Indépendamment de ces éléments d'information extrinsèques, qui ne sont pas systématiques, et des affaires orientées en non-admission en application de l'article L. 131-6 du code de l'organisation judiciaire pour irrecevabilité manifeste ou absence de moyen sérieux de cassation, l'analyste ne doit pas négliger les mentions portées sur les arrêts eux-mêmes car il peut y trouver, soit par la formation qui a rendu la décision, soit par l'étendue de la diffusion décidée par la Cour, des clés d'appréciation de leur degré d'intérêt juridique.

Il est certain que les arrêts prononcés en Assemblée plénière de Cour ou en Chambre mixte sont ceux qui « contribuent le plus à l'édification de la jurisprudence » et sont appelés, quel qu'en soit l'objet, « à un grand retentissement » (Droit et pratique de la cassation en matière civile, Litec, n° 653), dès lors qu'ils ont pour finalité de résoudre des questions juridiques de principe ou controversées.

Mais, il ne faut pas oublier la hiérarchie des formations des Chambres de la Cour, dont les arrêts précisent, en leur première page, s'ils ont été délibéré en formation plénière de chambre (FP), en formation de section (FS) ou en formation restreinte (F), selon un degré décroissant de complexité ou d'importance de l'affaire, la dernière formation étant réservée aux pourvois dont la solution s'impose de manière évidente.

La question d'une éventuelle publication de l'arrêt et de l'étendue de celle-ci est appréciée par la formation qui prononce l'arrêt, à l'issue de son délibéré (Droit et pratique de la procédure civile, Litec, n° 819).

Cette question pourrait apparaître surprenante à l'époque de la diffusion quasi-généralisée de la jurisprudence par les bases de données. En réalité, le développement des systèmes informatiques de diffusion du droit lui a redonné une importance toute particulière compte tenu de la nécessité de discriminer, dans la masse d'informations disponibles, celles qui contribuent utilement à l'élaboration du droit.

La décision de publication est prise en fonction de l'intérêt normatif de la décision, cet intérêt étant notamment attaché :

- à la décision qui précise la portée d'une règle de droit ;

- à celle qui amorce ou consacre une jurisprudence nouvelle ;

- à celle qui infléchit ou modifie une solution ancienne ;

- à celle qui rappelle des principes acquis, afin qu'ils ne soient pas perdus de vue ou pour montrer l'attachement de la Cour à des solutions controversées (sur ces critères de publications : Perdriau, Les publications de la Cour de cassation, Gaz. Pal., 1-4 janv. 2003, p. 2).

La décision de publication se traduit par la mention sur la première page de l'arrêt de la lettre P. L'arrêt est alors publié au Bulletin civil ou criminel, avec un sommaire rédigé par un magistrat de la Chambre et un titrage élaboré par le service de documentation et d'études qui permet d'insérer la décision dans la nomenclature des arrêts de la Cour. Pour en faciliter

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l'exploitation, le service de documentation et d'études y ajoute, s'il y a lieu, des rapprochements avec des arrêts antérieurs.

Les arrêts publiés au Bulletin sont aussi mentionnés au BICC (lettre B) avec, en principe, les seuls titres et sommaires (sauf pour les décisions de l'Assemblée plénière et de la Chambre mixte ou pour les demandes d'avis, publiées intégralement avec les travaux préparatoires), pour être portés le plus rapidement possible à la connaissance de l'ensemble des magistrats et des abonnés.

Les arrêts P+B peuvent également être assortis de la lettre R, ce qui signifie qu'ils sont destinés à être mentionnés dans la partie du Rapport annuel retraçant les principaux arrêts de la période passée, selon les modalités déjà indiquées.

Enfin l'arrêt P+B+R est parfois diffusé sur le site internet de la Cour de cassation (lettre I), lorsque cette décision est attendue du public ou des médias et est susceptible d'attirer leur attention. Il convient de souligner que les arrêts de l'Assemblée plénière et des Chambres mixtes, de même que les avis de la Cour, y sont systématiquement publiés.

S'il existe ainsi une gradation des publications, il ne faudrait pas croire pour autant que les arrêts non publiés restent « secrets ». Assortis de la lettre D, ils font au contraire l'objet d'une large diffusion puisqu'ils sont mis à la disposition des abonnés du fonds de concours de la Cour de cassation et alimentent le site internet Legifrance, celui-ci ouvrant au public l'accès à l'ensemble des arrêts de la Cour rendus depuis 1990, outre les arrêts publiés aux bulletins depuis 1960.

Les modalités de rédaction des arrêts de la Cour de cassation font l'objet de critiques anciennes et réitérées (Touffait et Tunc, Pour une motivation plus explicite des décisions de justice, notamment de celles de la Cour de cassation, RTD civ. 1974. 487 ; Gjidara, La motivation des décisions de justice : impératifs anciens et exigences nouvelles, LPA, 26 mai 2004, p. 20), critiques fondées en particulier sur la nécessité d'expliciter davantage les principes posés et les justifications des choix opérés par la Cour.

En réalité, la concision des arrêts de la Cour de cassation est liée essentiellement à sa mission de contrôle juridique des décisions attaquées, excluant une nouvelle appréciation des faits du litige.

Si la remise en cause de cette technique n'apparaît pas à l'ordre du jour des projets de la Cour, sa volonté de mieux faire connaître la jurisprudence ressort manifestement des moyens mis en oeuvre pour en assurer la compréhension.

Mais, comme l'a écrit Monsieur Lesueur de Givry (La diffusion de la jurisprudence, mission de service public, Rapport annuel 2003 de la Cour de cassation, p. 280 ), il faut élaborer une « doctrine du bon emploi de l'abondance ».

A cet égard, la consécration de la diffusion de la jurisprudence comme mission de service public par le décret du 7 août 2002 a certes permis à tous les citoyens intéressés de consulter gratuitement la jurisprudence, notamment celle de la Cour de cassation, mais sans fournir toutes les clés de lecture de ses arrêts, les seules indications extrinsèques communiquées au public étant, en l'état, la mention d'une éventuelle publication au bulletin, les titres et sommaires de l'arrêt, lorsqu'il est publié, et les textes cités.

La prévisibilité et l'accessibilité du droit étant l'une des exigences de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, telle qu'interprétée par la Cour européenne de droits de l'homme, le mouvement de clarification entrepris doit nécessairement poursuivre ses effets.

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Le juge constitutionnel et les libertés fondamentales : la QPC

Décision n° 2011-169 QPC du 30 septembre 2011

(Consorts M. et autres)

Le Conseil constitutionnel a été saisi le 30 juin 2011 par la Cour de cassation (troisième chambre civile, arrêts nos 997 et 998 du 30 juin 2011), dans les conditions prévues à l’article 61-1 de la Constitution, d’une question prioritaire de constitutionnalité posée, d’une part, par MM. Pardaillan M., Octavian M. et Mirca C., ainsi que Mmes Mindra S. et Ann Fruzina T. et, d’autre part, par M. Gheorghe M., Mme Claudia G., M. Mihai G., Mme Martha G., M. Istrati G., Mme Lydia G., MM. Viorel G., Elvis M., Bogdan M., Mares G., Lilian M., Dria G. et Lucian G., Mme Iliana G., MM. Paul T. et Jun M., Mme Roxana T., M. Mihai N., Mme Argentina G. et Magarita G. et M. Gheorghe S., relative à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit de l’article 544 du code civil.

LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL,

Vu la Constitution ;

Vu l’ordonnance n°58-1067 du 7 novembre 1958 modifiée portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ;

Vu le code civil ;

Vu le code de procédure civile ;

Vu le règlement du 4 février 2010 sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les questions prioritaires de constitutionnalité ;

Vu les observations produites pour les requérants par la SCP Alain-François Roger et Anne Sevaux, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation, enregistrées les 22 juillet et 5 août 2011 ;

Vu les observations produites par le Premier ministre, enregistrées le 22 juillet 2011 ;

Vu les observations produites pour la communauté d’agglomération de Cergy-Pontoise par Me Pascal Pibault, avocat au barreau du Val-d’Oise ;

Vu les pièces produites et jointes aux dossiers ;

Me Roger pour les requérants, Me Pibault pour la communauté d’agglomération de Cergy-Pontoise et M. Xavier Pottier, désigné par le Premier ministre, ayant été entendus à l’audience publique du 6 septembre 2011 ;

Le rapporteur ayant été entendu ;

1. Considérant qu’aux termes de l’article 544 du code civil : « La propriété est le droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements » ;

2. Considérant que, selon les requérants, le caractère absolu du droit de propriété conduit à ce que toute occupation sans droit ni titre du bien d’autrui soit considérée par les juridictions civiles comme un trouble manifestement illicite permettant au propriétaire d’obtenir en référé, en application de l’article 809 du code de procédure civile, l’expulsion des occupants ; que, par ses conséquences sur la situation des personnes qui vivent dans des résidences mobiles, la définition du droit de propriété porterait atteinte au principe de sauvegarde de la dignité de la personne contre toute forme d’asservissement et de dégradation, au droit de mener une vie familiale normale, ainsi qu’à l’objectif de valeur constitutionnelle que constitue le droit au logement ;

3. Considérant, d’une part, qu’aux termes du dixième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946 : « La Nation assure à

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l’individu et à la famille les conditions nécessaires à leur développement»; qu’aux termes du onzième alinéa de ce Préambule, la Nation « garantit à tous, notamment à l’enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs. Tout être humain qui, en raison de son âge, de son état physique ou mental, de la situation économique, se trouve dans l’incapacité de travailler a le droit d’obtenir de la collectivité des moyens convenables d’existence » ;

4. Considérant qu’il ressort également du Préambule de 1946 que la sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toute forme de dégradation est un principe à valeur constitutionnelle ;

5. Considérant qu’il résulte de ces principes que la possibilité pour toute personne de disposer d’un logement décent est un objectif de valeur constitutionnelle ;

6. Considérant qu’aux termes de l’article 2 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : « Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté, et la résistance à l’oppression » ; que son article 17 dispose : « La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n’est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l’exige évidemment, et sous la condition d’une juste et préalable indemnité » ;

7. Considérant, en outre, qu’aux termes du seizième alinéa de l’article 34 de la Constitution, la loi détermine les principes fondamentaux « du régime de la propriété, des droits réels et des obligations civiles et commerciales » ;

8. Considérant qu’il résulte de ce qui précède que, s’il appartient au législateur de mettre en œuvre l’objectif de valeur constitutionnelle que constitue la possibilité pour toute personne de disposer d’un logement décent, et s’il lui est loisible, à cette fin, d’apporter au droit de propriété les limitations qu’il estime nécessaires, c’est à la condition que celles-ci n’aient pas un caractère de gravité tel que le sens et la portée de ce droit en soient dénaturés ; que doit être aussi sauvegardée la liberté individuelle ;

9. Considérant que l’article 544 du code civil, qui définit le droit de propriété, ne méconnaît par lui-même aucun droit ou liberté que la Constitution garantit ; qu’en tout état de cause, il n’appartient pas au Conseil constitutionnel d’examiner la conformité de l’article 809 du code de procédure civile aux droits et libertés que la Constitution garantit,

DÉCIDE:

Article 1er.− L’article 544 du code civil est conforme à la Constitution.

Article 2.− La présente décision sera publiée au Journal officiel de la République française et notifiée dans les conditions prévues à l’article 23-11 de l’ordonnance du 7 novembre 1958 susvisée.

Rendu public le 30 septembre 2011.

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Le droit à la vie

En ne s’en tenant qu’au cycle de l’existence, la mort succède à la vie. Sans nécessairement lui succéder, l’énonciation d’un droit à la vie devrait aller de pair avec la formulation d’un droit à la mort (ROUSSEAU J.-J., Du contrat social, Livre II, Chap. V, « Du droit de vie et de mort », Paris, GF Flammarion, 1966). Ou pour le dire autrement, de la même façon qu’une décision est nécessaire pour donner la vie, si tant est qu’il s’agisse toujours et à proprement parler d’une décision, il devrait être aussi possible de décider de donner la mort, ou à tout le moins – pour focaliser ce propos sous l’angle de la philosophie des droits de l’homme, laquelle prône l’abolition de la peine de mort en tant qu’impératif catégorique -, soit de se donner la mort, soit d’accompagner cette dernière.

Dit de cette manière-là, cette proposition peut avoir quelque chose de proprement scandaleux, indépendamment de ce qu’elle est coiffée du chapeau du bon sens. N’existerait-il pas ou plus « le principe du caractère « sacré » de la vie, lequel relève des fondamentalismes religieux ou métaphysiques, transcendant la nature biologique » ? « La vie ne serait-elle plus la condition de possibilité de tous les autres biens et la perte de la vie, la perte irréversible de cette possibilité » (FAGOT-LARGEAUT A., « Vie et mort », in CANTO-SPERBER M. (dir.), Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, tome 2, Paris, P.U.F, 2004) ? On pourrait accuser ce propos de faire l’apologie du droit à la mort sous toutes ses formes.

Cette accusation paraîtrait d’autant plus justifiée que la marche des sociétés modernes, ou des « sociétés démocratiques » pour employer la formule la plus adaptée à la situation politique actuelle, tend vers une extrême valorisation du droit à la vie (I), en même temps qu’elles s’évertuent à dévaloriser également à l’extrême le droit à la mort qui est désormais vu en tant que négation du droit à la vie (II). I – Le droit à la vie, une valeur fondatrice des « sociétés démocratiques ». Dans son arrêt Streletz, Kessler et Krenz c/ Allemagne du 22 mars 2001, La Cour européenne des droits de l’Homme (CourEDH) motive que « le droit à la vie constitue un attribut inaliénable de la personne humaine et qu’il forme la valeur suprême dans l’échelle des droits de l’homme » (§§87 et 94). Antérieurement, dans son autre arrêt Mc Cann et al. c/ Royaume-Uni du 27 septembre 1995, elle affirmait que « le droit à la vie consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques qui forment le Conseil de l’Europe » (§147).

Compte tenu du climat international et intellectuel qui préside aux destinées de la Cour européenne des droits de l’homme, ces formules, « valeur suprême dans l’échelle des droits de l’homme » et « valeur fondamentale des «sociétés démocratiques » » permettent d’abord de prendre la mesure de la valeur cardinale du droit à la vie. Aussi, d’éminents auteurs n’hésitent-ils pas à le qualifier, soit de « Roi des droits » (MARGUENAUD J.-P., in R.T.D. Civ., 2004, p. 859), soit encore de « premier des droits de l’homme » (SUDRE F., Droit européen et international des droits de l’homme, 8e éd., Paris, P.U.F, 2006, p. 276). Mais cette valeur cardinale reconnue au droit à la vie n’a de sens qu’en ce qu’elle permet ensuite de lire et d’interpréter ces (r)évolutions dans le droit national, européen et international des droits de l’homme comme la traduction du passage de l’ancienne société, « la société libérale », à la nouvelle société, « la société démocratique ».

La société libérale est née, au dix-huitième siècle avec les révolutions française et américaine, de l’arrachement/libération de l’homme du joug d’autres hommes par l’édification d’un droit universel à l’égalité de droits. Dans cette société, le principe du suffrage universel est la valeur cardinale : il permet(tait) à l’« ancien esclave », libéré du poids de son histoire, de croiser le regard de son « ancien maître » qui est désormais pensé comme égal, sinon de croiser le fer avec celui-ci en lui disputant le pouvoir, devenu par la même occasion un droit. La nouvelle société démocratique a, pour sa part, éclos sous les décombres d’Auschwitz-Birkenau de l’apprivoisement/humanisation de l’homme du joug de sa propre folie destructrice et déshumanisante par l’érection d’un droit universel à la vie. C’est notre société actuelle dans laquelle le principe de dignité de la personne humaine est la valeur cardinale : il permet à la communauté des humains de définir des standards d’humanité permettant à tout être humain de prendre conscience et connaissance de la valeur inestimable et hors du commerce de toute existence. En ce sens d’ailleurs, le droit à la vie n’est pas un droit de l’homme au sens classique du terme, c’est-à-dire qu’il n’est pas classable en termes de droit individuel ou collectif ; il est un droit des humains de décider de l’humanité, y compris donc contre la propre volonté de l’homme (voir à titre illustratif, Conseil d’Etat français (C.E), Ass., 27 octobre 1995, Commune de Morsang-sur-Orge, in Rec., p. 372, conclusions FRYDMAN ; position confirmée par le Comité des droits de l’homme des Nations-Unies, 26 juillet 2002, Wackeneim, in R.T.D.H, 2003. 1017, note LEVINET).

C’est cette nouvelle société dite démocratique que la communauté des humains - regroupée au niveau international, régional et national - a entrepris de bâtir en érigeant le droit à la vie au firmament des différents textes de sauvegarde des droits de l’homme élaborés et proclamés après la seconde guerre mondiale (voir au niveau international, notamment à l’article 3 de la Déclaration universelle des droits de l’homme du 10 décembre 1948, à l’article 6 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques du 19 décembre 1966 et tout récemment à l’article 6 de la Convention des Nations-Unies relative aux droits des enfants du 20 novembre 1989 ; au niveau régional, ce droit à la vie est inscrit à l’article 2 de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) du 4 novembre 1950, à l’article 4 de la Convention américaine des droits de l’homme (CADH) du 22 novembre 1969 et à l’article 4 de la Charte africaine des droits de l’homme (CHADH) du 27 juin 1981 ; enfin, pour porter la focale essentiellement sur quelques pays du Conseil de l’Europe, le droit à la vie est inscrit notamment à l’article 2 de la loi fondamentale allemande du 23 mai 1949, à l’article 24 de la constitution portugaise du 2 avril 1976 et à l’article 15 de la constitution espagnole du 29 décembre 1978). Ce qui revient à dire aussi que le territoire

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de cette nouvelle société démocratique, dont le droit à la vie est l’étendard, s’étend au-delà de celui du Conseil de l’Europe sur lequel gouverne la Cour européenne des droits de l’homme (CourEDH).

En tant qu’architectes et porte-étendards de la nouvelle société démocratique, les différents juges - internationaux, régionaux et nationaux -, protecteurs des droits fondamentaux ont été confrontés à la question, aussi essentielle qu’existentielle, de la définition même de la vie. Il leur est donc revenu d’effectuer implicitement parfois mais nécessairement le traçage des frontières de la vie, les différents instruments juridiques énonciateurs du droit à la vie étant eux-mêmes généralement muets sur la définition, non seulement de la vie mais plus encore de la vie bonne.

Un exemple, ô combien symbolique en ce qu’il met en scène la délicate question des titulaires de ce droit, suffit à le montrer : l’affirmation de concert par les différents juges, protecteurs des droits fondamentaux d’un « droit à la vie dès le commencement ». Ceux-ci considèrent d’abord qu’il y a un droit à la vie de l’enfant à naître qui découle des obligations de la société démocratique à promouvoir la vie et du désir paternel de vie de l’enfant à naître. Ils considèrent ensuite que ce droit à la vie reconnu à l’enfant à naître et au fœtus doit impérativement se concilier avec le droit à la vie et à la santé de la mère porteuse de l’enfant à naître, qui se traduit par le droit de la mère à l’avortement.

Dans tous les cas, qu’il s’agisse de faire prévaloir le droit de la mère à l’avortement sur le droit à la vie du fœtus et de l’enfant à naître (cas de la libéralisation de l’interruption volontaire de grossesse ou IVG), ou ce dernier sur le premier (cas de l’interdiction relative de l’IVG), la décision est prise au nom de la valeur cardinale du droit à la vie… de l’enfant à naître ou de la mère (bien que se situant sur un autre plan, voir néanmoins en sens contraire cet extrait du décret du Saint Office du 2 décembre 1940 indiquant que « …Sauver la vie d’une mère est très noble fin, mais la suppression directe de l’enfant comme moyen d’obtenir cette fin n’est pas permise… »).

Enfin, c’est à l’aune de cette prévalence du droit à la vie dès le commencement sur toute autre considération que les progrès des sciences et de la médecine sont pris en compte par les juges, protecteurs des droits fondamentaux. Ils reconnaissent une très grande autonomie ou un véritable pouvoir discrétionnaire aux différents producteurs de la légalité lorsqu’ils sont amenés à légiférer pour autoriser ce qu’il est possible d’appeler, soit les « manipulations positives de la conception », au nombre desquelles figurent l’insémination artificielle et la fécondation in vitro, soit les « manipulations visant à changer la vie », notamment les greffes et prélèvements d’organes et le transsexualisme » (voir notamment REGOURD S., « Les droits de l’homme devant les manipulations de la vie et de la mort », in R.D.P, 1981, pp. 403-469).

Et c’est cette prévalence du droit à la vie sur toute autre considération qui explique la négation principielle de tout droit à la mort par les juges, protecteurs des droits fondamentaux. II – Le droit à la vie, une valeur négatrice du droit à la mort. Dans son fameux arrêt Pretty c/ Royaume-Uni du 29 avril 2002, la Cour européenne des droits de l’homme reconnaît sans ambages que le droit à la mort est une négation du droit à la vie. Au trente-huitième paragraphe de cet arrêt, elle motive en ce sens qu’ « elle n’est pas persuadée que le « droit à la vie » garanti par l’article 2 puisse s’interpréter comme comportant un aspect négatif ».

Au-delà de cette jurisprudence européenne, si un élément et un seul devait suffire pour montrer que le droit à la vie est une valeur négatrice du droit à la mort dans les sociétés démocratiques, ce serait l’adoption le 2 mai 2002 du Protocole n° 13 à la Convention européenne des droits de l’homme qui, entré en vigueur le 1er juillet 2003, abolit la peine de mort en toutes circonstances, y compris donc pour les actes commis en temps de guerre ou de danger imminent de guerre (d’autres exemples sortant du strict cadre européen et allant dans le même sens peuvent être cités : c’est le cas d’abord du deuxième Protocole facultatif au Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP) visant à abolir la peine de mort, adopté par l’Assemblée générale des Nations-Unies à New-York le 15 décembre 1989 ; c’est le cas ensuite de la Commission des Droits de l’Homme des Nations-Unies dont de nombreuses résolutions recommandent la mise en place d’un moratoire sur les exécutions, avec en point de mire l’abolition complète de la peine de mort ; c’est le cas enfin de la création aussi bien de la Cour pénale internationale (CPI), du Tribunal pénal international pour l’Ex-Yougoslavie (TPIY) que du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) qui ne peuvent infliger la peine capitale comme sanction à ceux qui ont pourtant été reconnus comme des « bouchers »).

Or, ce Protocole n° 13 fait suite d’abord au Protocole n° 6 qui, adopté le 28 avril 1983 et entré en vigueur le 1er novembre 1998, abolit la peine de mort en temps de paix, tout en l’admettant toujours en temps de guerre. Ensuite, ce Protocole n° 13 fait suite à l’article 2 de la Convention européenne des droits de l’homme qui, proclamant d’un côté le caractère fondamental du droit de toute personne à la vie, consacre de l’autre le droit à la mort en tant que limitation du droit à la vie. Cet article admet en effet que la mort puisse être infligée en exécution d’une sentence capitale prononcée par un tribunal au cas où le délit est puni de cette peine par la loi. Les rédacteurs de l’instrument européen de protection et de sauvegarde des droits de l’homme ajoutent qu’il n’y a pas non plus violation du droit à la vie dans le cas où la mort résulterait d’un recours à la force rendu absolument nécessaire : a) pour assurer la défense de toute personne contre la violence illégale ; b) pour effectuer une arrestation régulière ou pour empêcher l’évasion d’une personne régulièrement détenue ; c) pour réprimer, conformément à la loi, une émeute ou une insurrection ». En d’autres termes, à l’instar de Buffon écrivant en 1750 que « la mort est aussi naturelle que la vie », les rédacteurs du texte originel de la Convention européenne des droits de l’homme considéraient que la sauvegarde de la vie par l’énonciation d’un droit à la vie ne pouvait ignorer l’existence des ennemis de la vie qui devaient être éliminés de cet espace de célébration de la vie qu’est la société démocratique par la formulation d’un droit spécifique à la mort.

Les interprètes de la Convention – mais ce propos concerne tous les promoteurs de la « société démocratique » qui ont agi de la même façon en étant confrontés au même dilemme - se sont cependant rendu compte qu’il y avait une contradiction

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dans les termes entre d’un côté, la volonté clairement exprimée de sauvegarder la vie et de l’autre, la tout aussi ferme intention de supprimer la vie des ennemis de la vie. Pour expurger cette contradiction du fronton des remparts de la « société démocratique », ses bâtisseurs européens se sont d’abord entendus pour restreindre le champ d’application du droit à la mort. C’est le sens par exemple du Protocole n° 6 à l’instrument européen de protection des droits de l’homme (au niveau international, c’est le sens notamment des résolutions déjà évoquées de la Commission des droits de l’homme des Nations-Unies exigeant l’établissement d’un moratoire sur les exécutions). Ils se sont ensuite entendus pour proclamer solennellement, à l’instar de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe dans son avis n° 233(2002) portant sur le Protocole n° 13, que « la peine capitale n’a pas sa place dans les sociétés démocratiques civilisées, régies par l’Etat de droit ». La peine capitale n’est cependant pas seule en cause. Les légitimes défenses individuelle et collective ou étatique sont aussi en cause. En bref, c’est l’idée-même du droit à la mort qui est montrée comme étant incompatible avec les valeurs de la société démocratique qui, née sous les décombres d’Auschwitz-Birkenau, célèbre la vie.

L’abhorration du droit à la mort en toute circonstance et sous toutes ses formes explique la position nettement défavorable - même si elle n’est pas toujours très clairement exprimée - des porte-étendards de la société démocratique devant les progrès des sciences et de la médecine portant sur ce qu’il est convenu d’appeler, soit les « manipulations négatives de la conception », au nombre desquelles figurent l’avortement ou la stérilisation, soit les « manipulations visant à changer la mort », notamment l’acharnement thérapeutique et l’euthanasie (REGOURD S., article préc.). Dans ces domaines-ci, les juges, protecteurs des droits fondamentaux ne reconnaissent aucun pouvoir discrétionnaire aux producteurs de la légalité qu’ils somment de respecter l’érection du droit à la vie en tant qu’étendard de la société démocratique. Ceux-ci invitent ceux-là, au contraire, à s’abstenir de légiférer dans le sens négatif de la vie. Pour ne prendre que cet exemple de l’euthanasie dans laquelle le débat se fait le plus vif sur la reformulation ou non d’un droit à la mort, la Cour européenne des droits de l’homme a très clairement pris position : elle énonce, dans son arrêt Pretty c/ Royaume-Uni déjà cité du 29 avril 2002, qu’ « il n’est pas possible de déduire de l’article 2 de la Convention un droit à mourir, que ce soit de la main d’un tiers ou avec l’assistance d’une autorité publique » (§40). Pour les juges de la Haute Cour de Strasbourg, il n’y a ainsi aucune distinction à faire en cette matière entre l’euthanasie proprement dite (action de provoquer la mort des malades incurables pour faire cesser leurs souffrances), l’orthothanasie (consistant seulement à laisser mourir le malade de sa mort naturelle par abstention de soin, équivaut à l’euthanasie passive ou par omission) et la dysthanasie (interruption des moyens artificiels de survie) (ROBERT J., « Rapport sur le corps humain et la liberté individuelle en droit français », cité par REGOURD S., art. précité, p. 408).

Que la vie soit commémorée dans la société démocratique à travers l’énonciation d’un droit à la vie dès le commencement est une chose, sans doute très bonne. Autre chose en revanche est cette occultation de la mort qui semble aller de pair avec la mise en disgrâce du droit à la mort (ARIES P., Essais sur l’histoire de la mort en Occident, Paris, Seuil, 1975 ; même auteur, L’homme devant le mort, 2 tomes, Paris, Seuil, 1977). En déshonorant la mort, n’est-ce pas les morts que « les sociétés démocratiques » finissent par ne plus vouloir honorer ? N’est-ce pas la chaîne de la vie qui risque d’être rompue ? Que vaudra alors le droit à la vie lorsqu’il n’y aura plus de vie à défendre… Annuaire Internationale de Justice Constitutionnelle (A.I.J.C), Paris, Economica-P.U.A.-M., 1986 - BATTIN M. P., « Suicide », CANTO-SPERBER M. (dir.) Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, Paris, P.U.F, 2004 - CALAIS B., « La mort et le droit », D., 1985, Chr. XIV, p. 73 – CAMUS A., Le mythe de Sisyphe, Paris, Gallimard, 1946 – CANGUILHEM G., « Vie », Encyclopedia Universalis, Paris, 1981 - CLERCKX J., « L’embryon humain », R.D.P, 2006, p. 737 – COHEN-JONATHAN G. et SCHABAS W., La peine capitale et le droit international des droits de l’homme, Paris, éd. Panthéon-Assas, 2003 - DE SCHUTTER O., « L’aide au suicide devant la Cour européenne des droits de l’homme », R.T.D.H, 53/2003, p. 71 - DURKHEIM E., Le suicide : étude de sociologie, Paris, Alcan, 1897 - Droits (revue), Biologie, personne et droit, n° 13, Paris, P.U.F, 1991 - FERNANDEZ SEGADO F., « La dignité de la personne en tant que valeur suprême de l’ordre juridique espagnol et en tant que source de tous les droits », R.F.D.C, 2006, p. 451 - GAZZANIGA J.-L., « La défense de la vie dans le discours de Jean-Paul II », Mélanges J. Pradel, Paris, éd. Cujas, 2006, p. 121 - GOLCUKLU F., « Le droit à la vie dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme », Mélanges L.-E. PETTITI, Bruxelles, Bruylant, 1998, p. 415 - GUILLAUME G., « Article 2 », in PETTITI L.-E. et alii (dir.), La Convention européenne des droits de l’homme, 2e éd., Paris, Economica, 1999, p. 143 - LEVINET M., « Le droit à la vie », SUDRE F. et alii, Les grands arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme, 4e éd., Paris, P.U.F, 2007, p. 97 - MATHIEU B., « La dignité de la personne humaine : quel droit ? Quel titulaire ? » D., 1996, Chr., p. 282 – MATHIEU B., Le droit à la vie, Strasbourg, éd. du Conseil de l’Europe, 2006 - MINOIS G., Histoire du suicide : la société occidentale face à la mort volontaire, Paris, Fayard, 1995 - PUIGELIER C., « Qu’est-ce qu’un droit à la vie ? », D., 2003, n° 41, p. 2781 - RASSAT M.-L., « Mort de la peine de mort », J.C.P, éd. G, n° 13, 28 mars 2007, p. 3 - RENUCCI J.-F., Traité de droit européen des droits de l’homme, Paris, LGDJ, 2007 - RUIZ-FABRI H., « Le Conseil d’Etat face à la conciliation du droit à la vie et de la libéralisation de l’avortement », R.U.D.H, 1991, p. 1 -SAINTE-ROSE J., « L’enfant à naître : un objet destructible sans destinée humaine ? », J.C.P, éd. G., n° 52-53, I – 194 - SERMET L., « le droit à la vie, valeur fondamentale des sociétés démocratiques et le réalisme jurisprudentiel », R.F.D.A, 1999, p. 988 – STIRN O., « Conclusions sur C.E, Ass., 21 décembre 1990, Confédération nationale des associations familiales catholiques et autres », Rec., p. 369 - SUDRE F., « les incertitudes du juge européen face au droit à la vie », Mélanges C. Mouly, Paris, Litec, 1998, p. 375 – TERRE F. (dir.), Le suicide, Paris,

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P.U.F, 1994 – TULKENS F., « Le droit à la vie et le champ des obligations des Etats dans la jurisprudence récente de la Cour européenne des droits de l’homme, Mélanges G. Cohen-Jonathan, Bruxelles, Bruylant, 2004, p. 1605 - Justin KISSANGOULA

La protection du corps humain

Décision n° 2012-249 QPC du 16 mai 2012

(Société Cryo-Save France)

Le Conseil constitutionnel a été saisi le 20 mars 2012 par la Conseil d’État (décisions n° 348764 et 348765 du 19 mars 2012), dans les conditions prévues à l’article 61-1 de la Constitution, d’une question prioritaire de constitutionnalité posée par la société Cryo-Save France relative à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit du IV du quatrième alinéa de l’article L. 1241-1 du code de la santé publique.

LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL,

Vu la Constitution ;

Vu l’ordonnance n°58-1067 du 7 novembre 1958 modifiée portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ;

Vu le code de la santé publique ;

Vu la loi n° 2011-814 du 7 juillet 2011 relative à la bioéthique ;

Vu le règlement du 4 février 2010 sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les questions prioritaires de constitutionnalité ;

Vu les observations produites pour la société requérante par la SCP Roche et associés, le 11 avril 2012 et le 25 avril 2012 ;

Vu les observations produites par le Premier ministre, enregistrées le 11 avril 2012 ;

Vu les pièces produites et jointes au dossier ;

MeThomas Roche, pour la société requérante, et M.Xavier Pottier, désigné par le Premier ministre, ayant été entendus à l’audience publique du 10 mai 2012 ;

Le rapporteur ayant été entendu ;

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1. Considérant qu’aux termes du quatrième alinéa de l’article L. 1241-1 du code de la santé publique : « Le prélèvement de cellules hématopoïétiques du sang de cordon et du sang placentaire ainsi que de cellules du cordon et du placenta ne peut être effectué qu’à des fins scientifiques ou thérapeutiques, en vue d’un don anonyme et gratuit, et à la condition que la femme, durant sa grossesse, ait donné son consentement par écrit au prélèvement et à l’utilisation de ces cellules, après avoir reçu une information sur les finalités de cette utilisation. Ce consentement est révocable sans forme et à tout moment tant que le prélèvement n’est pas intervenu. Par dérogation, le don peut être dédié à l’enfant né ou aux frères ou sœurs de cet enfant en cas de nécessité thérapeutique avérée et dûment justifiée lors du prélèvement » ;

2. Considérant que, selon la société requérante, en privant les femmes qui accouchent d’une possibilité de prélèvement de cellules du sang de cordon ou placentaire ou de cellules du cordon ou du placenta pour un usage familial ultérieur, le législateur a porté atteinte à la liberté individuelle ; que ces dispositions, qui feraient obstacle à des prélèvements pouvant être utiles pour la santé des membres de la famille, méconnaîtraient également l’objectif de valeur constitutionnelle de protection de la santé ; qu’enfin, en privant les enfants nés sains et les enfants à naître d’une même fratrie de toute possibilité de bénéficier d’une greffe des cellules du sang de cordon ou placentaire, alors que cette faculté est ouverte aux enfants malades de la même fratrie, ces dispositions seraient contraires au principe d’égalité ;

3. Considérant qu’il est à tout moment loisible au législateur, statuant dans le domaine de sa compétence, de modifier des textes antérieurs ou d’abroger ceux-ci en leur substituant, le cas échéant, d’autres dispositions, dès lors que, ce faisant, il ne prive pas de garanties légales des exigences constitutionnelles ;

4. Considérant que la liberté personnelle est proclamée par les articles 1er, 2 et 4 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 ;

5. Considérant qu’aux termes de son article 6, la loi est « la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse » ; que le principe d’égalité ne s’oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu’il déroge à l’égalité pour des raisons d’intérêt général, pourvu que, dans l’un et l’autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l’objet de la loi qui l’établit ;

6. Considérant qu’aux termes du onzième alinéa du Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946, la Nation « garantit à tous, notamment à l’enfant, à la mère (...) la protection de la santé » ;

7. Considérant, en premier lieu, que la législation antérieure à la loi du 7 juillet 2011 susvisée soumettait le recueil des cellules du sang de cordon ou placentaire ou des cellules du cordon ou du placenta au régime de recueil des résidus opératoires organisé par l’article L. 1245-2 du code de la santé publique ; que le législateur, en introduisant les dispositions contestées, a retenu le principe du don anonyme et gratuit de ces cellules ; qu’il a entendu faire obstacle aux prélèvements des cellules du sang de cordon ou placentaire ou des cellules du cordon ou du placenta en vue de leur conservation par la personne pour un éventuel usage ultérieur notamment dans le cadre familial; que le choix du législateur de conditionner le prélèvement de ces cellules au recueil préalable du consentement écrit de la femme n’a pas eu pour objet ni pour effet de conférer des droits sur ces cellules ; qu’il n’appartient pas au Conseil constitutionnel, qui ne dispose pas d’un pouvoir général d’appréciation et de décision de même nature que celui du Parlement, de substituer son appréciation à celle du législateur sur les conditions dans lesquelles de telles cellules peuvent être prélevées et les utilisations auxquelles elles sont destinées ; que, par suite, le grief tiré de la méconnaissance de la liberté personnelle doit être écarté ;

8. Considérant, en deuxième lieu, qu’en adoptant les dispositions contestées, le législateur n’a pas autorisé des prélèvements de cellules du sang de cordon ou placentaire ou de cellules du cordon ou du placenta destinées à des greffes dans le cadre familial en l’absence d’une nécessité thérapeutique avérée et dûment justifiée lors du prélèvement ; qu’il a estimé qu’en l’absence d’une telle nécessité, les greffes dans le cadre familial de ces cellules ne présentaient pas d’avantage thérapeutique avéré par rapport aux autres greffes ; qu’il n’appartient pas au Conseil constitutionnel, qui ne dispose pas d’un pouvoir général d’appréciation et de décision de même nature que celui du Parlement, de remettre en cause, au regard de l’état des connaissances et des techniques, les dispositions ainsi prises par le législateur ; que, par suite, l’impossibilité de procéder à un prélèvement de cellules du sang de cordon ou placentaire ou de cellules du cordon ou du placenta aux seules fins de conservation par la personne pour un éventuel usage ultérieur notamment dans le cadre familial sans qu’une nécessité thérapeutique lors du prélèvement ne le justifie ne saurait être regardée comme portant atteinte à la protection de la santé telle qu’elle est garantie par le Préambule de 1946 ;

9. Considérant, en troisième lieu, que le législateur a réservé la possibilité de prélever des cellules du sang de cordon ou placentaire ou des cellules du cordon ou du placenta pour un usage dans le cadre familial aux seuls cas où une nécessité thérapeutique avérée et connue à la date du prélèvement le justifie ; qu’ainsi les dispositions contestées ne soumettent pas à des règles différentes des personnes placées dans une situation identique ; que le principe d’égalité devant la loi n’est donc

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pas méconnu ;

10. Considérant que les dispositions contestées ne sont contraires à aucun autre droit ou liberté garanti par la Constitution,

DÉCIDE :

Article 1er.– Le quatrième alinéa de l’article L. 1241-1 du code de la santé publique est conforme à la Constitution.

Article 2.– La présente décision sera publiée au Journal officiel de la République française et notifiée dans les conditions prévues à l’article 23-11 de l’ordonnance du 7 novembre 1958 susvisée.

Rendu public le 16 mai 2012.

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Le droit à une vie privée familiale

Décision n° 99-416 DC du 23 juillet 1999

Loi portant création d'une couverture maladie universelle

Le Conseil constitutionnel a été saisi le 1er juillet 1999 dans les conditions prévues à l'article 61, alinéa 2, de la Constitution de la conformité à celle-ci de la loi portant création d'une couverture maladie universelle,

Le Conseil constitutionnel,

Vu la Constitution ;

Vu l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 modifiée portant loi organique sur le Conseil constitutionnel, notamment le chapitre II du titre II de ladite ordonnance ;

Vu la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 modifiée relative à l'informatique, aux fichiers et aux libertés ;

Vu la loi n° 89-1009 du 31 décembre 1989 modifiée renforçant les garanties offertes aux personnes assurées contre certains risques ;

Vu la loi n° 91-650 du 9 juillet 1991 modifiée portant réforme des procédures civiles d'exécution ;

Vu la loi n° 93-936 du 22 juillet 1993 modifiée relative aux pensions de retraite et à la sauvegarde de la protection sociale ;

Vu le code général des impôts ;

Vu le code de la santé publique ;

Vu le code rural ;

Vu le code des assurances ;

Vu le code de la sécurité sociale ;

Vu les observations du Gouvernement enregistrées le 13 juillet 1999 ;

Le rapporteur ayant été entendu,

1. Considérant que les députés requérants demandent au Conseil constitutionnel de déclarer non conforme à la Constitution la loi portant création d'une couverture maladie universelle ; qu'ils contestent la régularité de la procédure d'adoption du titre V de la loi et mettent en cause la conformité à la Constitution, en tout ou partie, de ses articles 3, 14, 18, 20, 23, 27, 36 et 41 ;

- SUR LES GRIEFS DIRIGES CONTRE LES DISPOSITIONS RELATIVES A LA " COUVERTURE MALADIE UNIVERSELLE "

. En ce qui concerne l'égalité entre assurés sociaux :

2. Considérant qu'aux termes de son article 1er, la loi déférée a pour objet de créer, " pour les résidents de la France métropolitaine et des départements d'outre-mer, une couverture maladie universelle qui garantit à tous une prise en charge des soins par un régime d'assurance maladie, et aux personnes dont les revenus sont les plus faibles le droit à une protection complémentaire et à la dispense d'avance de frais " ; qu'à cet effet, l'article 3 de la loi insère au titre VIII du livre III du code de la sécurité sociale, dans un chapitre préliminaire intitulé : " Personnes affiliées au régime général du fait de leur résidence en France ", un article L. 380-1 aux termes duquel : " Toute personne résidant en France métropolitaine ou dans un département d'outre-mer de façon stable et régulière relève du régime général lorsqu'elle n'a droit à aucun autre titre aux prestations en nature d'un régime d'assurance maladie et maternité " ; qu'il est précisé par le nouvel article L. 380-2, inséré dans le même chapitre par l'article 3, que les personnes ainsi affiliées au régime général " sont redevables d'une cotisation lorsque leurs ressources dépassent un plafond fixé par décret, révisé chaque année pour tenir compte de l'évolution des prix" ; que, par ailleurs, l'article 20 de la loi place dans le chapitre 1er du nouveau titre VI du livre VIII du code de la sécurité sociale, intitulé " Protection complémentaire en matière de santé ", un article L. 861-1 dont le premier paragraphe dispose : " Les personnes résidant en France dans les conditions prévues par l'article L. 380-1, dont les ressources sont inférieures à un

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plafond déterminé par décret, révisé chaque année pour tenir compte de l'évolution des prix, ont droit à une couverture complémentaire dans les conditions définies à l'article L. 861-3. Ce plafond varie selon la composition du foyer et le nombre de personnes à charge" ; que l'article L. 861-3 énumère les dépenses de santé qui seront prises en charge " sans contrepartie contributive " au titre de la protection complémentaire ainsi instituée ;

3. Considérant que les requérants font grief à ces dispositions d'instituer de " graves inégalités entre assurés sociaux ", en méconnaissance de l'article 2 de la Constitution, de l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 et du " droit constitutionnel à l'égalité d'accès aux soins " qui découle du onzième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946 ; qu'ils font valoir que ce dispositif institue " un seuil couperet " excluant du bénéfice de la couverture maladie universelle les personnes dont les revenus sont à peine supérieurs au plafond, alors même que celles-ci disposent d'un niveau de ressources voisin de celui de ses bénéficiaires ; qu'aucun dispositif n'est prévu par la loi pour tempérer les conséquences néfastes de cet " effet de seuil " pour de nombreuses personnes défavorisées ; qu'en outre, le montant de 3 500 francs de revenus mensuels envisagé pour une personne seule se situe en dessous des minima sociaux ainsi que du seuil de pauvreté ; que, par ailleurs, ce dispositif ne permet pas de résoudre les difficultés résultant des disparités existant entre les différents régimes de sécurité sociale, certaines personnes devant continuer à cotiser pour un régime de base, alors que leurs revenus sont inférieurs au seuil d'accès à la couverture maladie universelle ;

4. Considérant qu'aux termes du dixième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946 : " La Nation assure à l'individu et à la famille les conditions nécessaires à leur développement " ; que, selon son onzième alinéa : " Elle garantit à tous, notamment à l'enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs... " ;

5. Considérant qu'il incombe au législateur, comme à l'autorité réglementaire, conformément à leurs compétences respectives, de déterminer, dans le respect des principes posés par ces dispositions, les modalités concrètes de leur mise en oeuvre ;

6. Considérant, en particulier, qu'il est à tout moment loisible au législateur, statuant dans le domaine qui lui est réservé par l'article 34 de la Constitution, d'adopter, pour la réalisation ou la conciliation d'objectifs de nature constitutionnelle, des modalités nouvelles dont il lui appartient d'apprécier l'opportunité ; que, cependant, l'exercice de ce pouvoir ne saurait aboutir à priver de garanties légales des exigences de caractère constitutionnel ;

7. Considérant que le grief tiré de l'existence d'un " effet de seuil " n'a pas la même portée selon qu'il s'agit de la couverture de base ou de la couverture complémentaire ;

8. Considérant, en premier lieu, que l'article L. 380-2 du code de la sécurité sociale se borne à exonérer de cotisations, s'agissant de la couverture de base attribuée sur critère de résidence en application de l'article L. 380-1 du même code, les personnes affiliées au régime général du fait de leur résidence en France lorsque leurs revenus sont inférieurs à un plafond fixé par décret ; que les cotisations dues par les personnes dont les ressources excèdent ce plafond sont proportionnelles à la part de leurs ressources dépassant ledit plafond ; que, par suite, le moyen tiré de l'existence d'un " effet de seuil " manque en fait s'agissant de la couverture de base ;

9. Considérant, par ailleurs, que le législateur s'est fixé pour objectif, selon les termes de l'article L. 380-1 précité, d'offrir une couverture de base aux personnes n'ayant " droit à aucun autre titre aux prestations en nature d'un régime d'assurance maladie et maternité " ; que le principe d'égalité ne saurait imposer au législateur, lorsqu'il s'efforce, comme en l'espèce, de réduire les disparités de traitement en matière de protection sociale, de remédier concomitamment à l'ensemble des disparités existantes ; que la différence de traitement dénoncée par les requérants entre les nouveaux bénéficiaires de la couverture maladie universelle et les personnes qui, déjà assujetties à un régime d'assurance maladie, restent obligées, à revenu équivalent, de verser des cotisations, est inhérente aux modalités selon lesquelles s'est progressivement développée l'assurance maladie en France ainsi qu'à la diversité corrélative des régimes, que la loi déférée ne remet pas en cause ;

10. Considérant, en second lieu, s'agissant de la couverture complémentaire sur critère de ressources prévue par l'article L. 861-1 du code de la sécurité sociale, que le législateur a choisi d'instituer au profit de ses bénéficiaires, compte tenu de la faiblesse de leurs ressources et de la situation de précarité qui en résulte, une prise en charge intégrale des dépenses de santé et une dispense d'avance de frais, l'organisme prestataire bénéficiant d'une compensation financière de la part d'un établissement public créé à cet effet par l'article 27 de la loi ; que le choix d'un plafond de ressources, pour déterminer les bénéficiaires d'un tel régime, est en rapport avec l'objet de la loi ; qu'il n'appartient pas au Conseil constitutionnel de rechercher si les objectifs que s'est assignés le législateur auraient pu être atteints par d'autres voies, dès lors que les modalités retenues par la loi ne sont pas manifestement inappropriées ; qu'en l'espèce, en raison tout à la fois des options prises, du fait que la protection instituée par la loi porte sur des prestations en nature et non en espèces, du fait que ces prestations ont un caractère non contributif, et eu égard aux difficultés auxquelles se heurterait en conséquence l'institution d'un mécanisme de lissage des effets de seuil, le législateur ne peut être regardé comme ayant méconnu le principe d'égalité ;

11. Considérant, toutefois, qu'il appartiendra au pouvoir réglementaire de fixer le montant des plafonds de ressources prévus par les articles L. 380-2 et L. 861-1 du code de la sécurité sociale, ainsi que les modalités de leur révision annuelle, de façon

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à respecter les dispositions précitées du Préambule de la Constitution de 1946 ; que, sous cette réserve, le grief doit être écarté ;

. En ce qui concerne l'égalité entre les organismes d'assurance maladie et les organismes de protection sociale complémentaire :

12. Considérant qu'en vertu de l'article L. 861-4 inséré dans le code de la sécurité sociale par l'article 20 de la loi déférée, les personnes en droit de bénéficier de la couverture complémentaire prévue à l'article L. 861-1 obtiennent le bénéfice des prestations qui leur sont dues, à leur choix, soit auprès des organismes d'assurance maladie, gestionnaires de ces prestations pour le compte de l'État, soit par adhésion à une mutuelle, ou par souscription d'un contrat auprès d'une institution de prévoyance ou d'une société d'assurance ; que le " Fonds de financement de la protection complémentaire de la couverture universelle du risque maladie " créé par l'article L. 862-1, inséré dans le code de la sécurité sociale par l'article 27 de la loi déférée, versera en contrepartie aux organismes d'assurance maladie une somme égale aux dépenses engagées ; que la compensation prévue par l'article L. 862-4 du même code pour les mutuelles, les institutions de prévoyance et les sociétés d'assurance est une somme trimestrielle forfaitaire de 375 francs par personne prise en charge s'imputant sur la contribution spéciale à laquelle ces organismes sont assujettis en vertu du même article ;

13. Considérant que, selon les requérants, les modalités ainsi retenues instituent une " concurrence déloyale entre des organismes placés dans la même situation et cela sans qu'un motif d'intérêt général le justifie " ; qu'en raison du " monopole reconnu aux caisses primaires concernant l'instruction des dossiers de demande de couverture maladie universelle ", les bénéficiaires de celle-ci " se tourneront tout naturellement vers les caisses pour leur protection complémentaire " ; que cette disparité est aggravée par les modalités de compensation des dépenses engagées au titre de la couverture complémentaire, les organismes d'assurance maladie ayant droit au remboursement intégral des dépenses effectuées, alors que les organismes de protection sociale complémentaire ne toucheront qu'une somme forfaitaire ; qu'en outre, cet avantage concurrentiel constitue " un abus de position dominante " au sens de l'article 86 du Traité instituant la Communauté européenne ;

14. Considérant que, s'il est vrai que les conditions de compensation des dépenses engagées au titre de la protection complémentaire des bénéficiaires de la couverture maladie universelle ne sont pas les mêmes selon que le choix des intéressés se porte sur un organisme d'assurance maladie ou sur un organisme de protection sociale complémentaire, les différences de traitement qui en résultent entre organismes sont la conséquence de la différence de situation de ces derniers au regard de l'objet de la loi ; qu'en effet, les organismes d'assurance maladie ont l'obligation de prendre en charge, dans le cadre de leur mission de service public et pour le compte de l'État, la couverture complémentaire des bénéficiaires de la couverture maladie universelle qui leur en font la demande ; qu'en revanche, les organismes de protection sociale complémentaire ont la simple faculté de participer à ce dispositif et la liberté de s'en retirer ; que la différence de traitement critiquée est en rapport direct avec l'objet de la loi, lequel consiste à garantir l'accès à une protection complémentaire en matière de santé aux personnes dont les ressources sont les plus faibles ;

15. Considérant qu'est également conforme à cet objectif, en raison de la simplification des démarches qu'il permet, le choix fait par le législateur de confier aux organismes d'assurance maladie la mission d'instruire toutes les demandes d'admission au bénéfice de la couverture maladie universelle ; qu'il appartiendra néanmoins à ces organismes d'informer les assurés de la possibilité de choix qui s'offre à eux et de leur communiquer, à cette fin, la liste des organismes de protection sociale complémentaire ayant déclaré vouloir participer à ce dispositif ;

16. Considérant qu'il résulte de tout ce qui précède que les différences de traitement critiquées ne sont pas contraires à la Constitution ; qu'il n'appartient pas au Conseil constitutionnel, saisi en application de l'article 61 de la Constitution, d'examiner la conformité à un traité de la loi qui lui est déférée ;

. En ce qui concerne l'égalité devant les charges publiques :

17. Considérant que les requérants soutiennent que le mode de financement de la couverture maladie universelle crée une inégalité devant les charges publiques au détriment des organismes de protection sociale complémentaire ; qu'à l'appui de leur argumentation, ils font valoir que seuls les organismes de protection sociale complémentaire seront assujettis au prélèvement sur le " chiffre d'affaires santé ", institué par la loi en vue de financer la couverture médicale complémentaire des bénéficiaires de la couverture maladie universelle ; que ce prélèvement sera, selon eux, soumis à l'impôt sur les sociétés et, par suite, constitutif d'une double imposition ; que le coût dudit prélèvement sera mis doublement à la charge des adhérents des organismes complémentaires " par l'impôt au titre de la solidarité et par l'accroissement de leurs cotisations complémentaires afin de continuer à avoir un accès suffisant aux soins " ; qu'en revanche, " les organismes européens de couverture complémentaire intervenant sur le marché français " pourront éviter d'être assujettis à ce prélèvement ; 18. Considérant que les requérants soutiennent également que la loi impose indûment aux organismes de protection sociale complémentaire de " maintenir les droits du bénéficiaire de la couverture maladie universelle pendant l'année suivant sa sortie de ce régime d'assurance maladie " ; qu'ils soutiennent enfin que la loi conduira à la résiliation de plein droit, sans

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indemnisation, des contrats d'assurance complémentaire déjà souscrits par les futurs bénéficiaires de la couverture maladie universelle ;

19. Considérant qu'aux termes de l'article 13 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen : " Pour l'entretien de la force publique, et pour les dépenses d'administration, une contribution commune est indispensable : elle doit être également répartie entre tous les citoyens, en raison de leurs facultés " ; que, si ce principe n'interdit pas au législateur de mettre à la charge de certaines catégories de personnes des charges particulières en vue d'améliorer les conditions de vie d'autres catégories de personnes, il ne doit pas en résulter de rupture caractérisée de l'égalité devant les charges publiques ; qu'en outre, s'il est loisible au législateur d'apporter, pour des motifs d'intérêt général, des modifications à des contrats en cours d'exécution, il ne saurait porter à l'économie des contrats légalement conclus une atteinte d'une gravité telle qu'elle méconnaisse manifestement la liberté découlant de l'article 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen ;

20. Considérant, en premier lieu, que l'article L. 862-4 du code de la sécurité sociale institue à la charge des organismes de protection sociale complémentaire une contribution destinée à alimenter le " Fonds de financement de la protection complémentaire de la couverture universelle du risque maladie " ; que cette contribution est assise sur " le montant hors taxes des primes ou cotisations émises au cours d'un trimestre civil, déduction faite des annulations et des remboursements, ou, à défaut d'émission, recouvrées, afférentes à la protection complémentaire en matière de frais de soins de santé, à l'exclusion des réassurances " ;

21. Considérant qu'il appartient au législateur, lorsqu'il établit une imposition, d'en déterminer librement l'assiette et le taux sous réserve du respect des principes et des règles de valeur constitutionnelle ; qu'en particulier, pour assurer le respect du principe d'égalité, il doit fonder son appréciation sur des critères objectifs et rationnels en fonction des buts qu'il se propose ;

22. Considérant qu'en soumettant les organismes de protection sociale complémentaire à un prélèvement sur leur chiffre d'affaires en matière de santé, le législateur a entendu les faire participer au financement de la couverture maladie universelle ; qu'il s'est fondé, à cette fin, sur des critères objectifs et rationnels ; qu'en définissant comme il l'a fait l'assiette de la contribution en cause et en en fixant le taux à 1,75 %, le législateur n'a pas créé de rupture caractérisée de l'égalité devant les charges publiques ; qu'il a pu exonérer de contribution les organismes d'assurance maladie en raison de leur place dans le système de protection sociale, des missions de service public qui leur sont confiées et des contraintes spécifiques qui, de ce fait, pèsent sur eux ;

23. Considérant, en deuxième lieu, que manque en fait le moyen tiré d'une double imposition, dès lors que la contribution contestée sera, conformément aux dispositions du 4° du 1 de l'article 39 du code général des impôts, déductible du bénéfice sur lequel est assis l'impôt sur les sociétés ;

24. Considérant, en troisième lieu, que la loi met la contribution qu'elle institue à la charge des organismes de protection sociale complémentaire eux-mêmes et non de leurs adhérents ; que la circonstance que certains organismes pourraient en répercuter le coût sur les primes et cotisations versées par leurs adhérents ne saurait entacher d'inconstitutionnalité les dispositions critiquées ;

25. Considérant, en quatrième lieu, qu'en vertu du b de l'article L. 862-7, inséré dans le code de la sécurité sociale par l'article 27 de la loi déférée, " les organismes d'assurance et assimilés non établis en France et admis à y opérer en libre prestation de services en application de l'article L. 310-2 du code des assurances désignent un représentant, résidant en France, personnellement responsable des opérations déclaratives et du versement des sommes dues " ; que, par suite, ces organismes, comme les autres organismes de protection sociale complémentaire, sont assujettis à la contribution instituée par la loi ; que l'éventualité d'une méconnaissance de la loi ne saurait entacher celle-ci d'inconstitutionnalité ; que, dès lors, le grief tiré de ce que, en violation de l'article L. 862-7 précité, les organismes complémentaires européens opérant sur le marché français pourraient ne pas désigner de représentant ne peut être accueilli ;

26. Considérant, en cinquième lieu, qu'il résulte de l'article 6-1, inséré dans la loi susvisée du 31 décembre 1989 par l'article 23 de la loi déférée, qu'à l'expiration de son droit aux prestations, toute personne ayant bénéficié de la couverture maladie universelle reçoit de l'organisme qui en assurait la charge " la proposition de prolonger son adhésion ou son contrat pour une période d'un an, avec les mêmes prestations et pour un tarif n'excédant pas un montant fixé par arrêté " ; que, sous réserve que l'arrêté qu'elles prévoient ne fixe pas le tarif maximal à un niveau entraînant une rupture caractérisée de l'égalité devant les charges publiques, ces dispositions ne méconnaissent pas l'article 13 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen ;

27. Considérant, enfin, qu'en prévoyant à l'article 6-2, inséré dans la même loi par l'article 23 de la loi déférée, que les bénéficiaires de la couverture maladie universelle antérieurement affiliés à un organisme de protection sociale complémentaire pourront obtenir de plein droit la résiliation de la garantie souscrite auprès de cet organisme, si ce dernier a fait le choix de ne pas participer au dispositif créé par la loi, le législateur a mis en oeuvre l'exigence constitutionnelle d'égalité devant la loi entre tous les bénéficiaires de la couverture maladie universelle ; que, n'ayant pas entendu exclure toute

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indemnisation, le législateur n'a pas porté aux contrats en cours d'exécution une atteinte contraire, par sa gravité, aux principes posés par les articles 4 et 13 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen ;

. En ce qui concerne les principes fondamentaux de la protection sociale :

28. Considérant que les requérants soutiennent que la mise en oeuvre du droit à la protection de la santé, affirmé par le onzième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946, suppose le respect de principes fondamentaux de la protection sociale, de valeur constitutionnelle ; que la création de la couverture maladie universelle porterait à cet égard atteinte au " principe contributif " en accordant la gratuité des prestations sans aucune compensation financière et en méconnaissant le " principe de la liberté d'assurance " ; qu'elle contreviendrait en outre au " principe de remboursement des soins en fonction des besoins et non des revenus " en plaçant sous conditions de ressources une partie de l'assurance maladie ; que, s'agissant de la couverture complémentaire, seraient méconnus les " principes fondateurs d'adhésion, de cotisation, d'égalité de remboursement et de participation à la vie de la famille mutualiste " ;

29. Considérant qu'aucun des principes ainsi invoqués par les requérants ne constitue une norme de valeur constitutionnelle ; que les moyens tirés de leur violation sont, dès lors, inopérants ;

30. Considérant que, si les requérants soutiennent enfin que la loi risque à terme de remettre en cause le monopole de gestion des régimes de base par les caisses de sécurité sociale, un tel moyen, lié à des suites purement éventuelles de la réforme, ne peut être utilement invoqué à l'encontre de la loi soumise à l'examen du Conseil constitutionnel ;

. En ce qui concerne le respect par le législateur de sa propre compétence :

31. Considérant que les requérants font valoir que le " Fonds de financement de la protection complémentaire de la couverture universelle du risque maladie ", établissement public national à caractère administratif créé par l'article 27 de la loi déférée, ne ressortit à aucune catégorie existante d'établissements publics ; que la loi aurait dû, dès lors, en fixer les règles constitutives ; qu'en renvoyant au pouvoir réglementaire, notamment le soin de déterminer la composition de ses organes de direction et les conditions de sa gestion, le législateur a méconnu la compétence qu'il tient de l'article 34 de la Constitution ;

32. Considérant que doivent être regardés comme entrant dans une même catégorie, au sens des dispositions de cet article, les établissements dont l'activité s'exerce territorialement sous la même tutelle administrative et qui ont une spécialité analogue ;

33. Considérant que l'activité du Fonds de financement de la protection complémentaire de la couverture universelle du risque maladie s'exercera, comme celle du Fonds de solidarité vieillesse, établissement public national à caractère administratif régi par les articles L. 135-1 et suivants introduits dans le code de la sécurité sociale par la loi susvisée du 22 juillet 1993, sous la tutelle de l'État ; que les deux établissements publics ont pour mission de gérer des transferts financiers entre l'État et les organismes de protection sociale ; qu'ainsi, les requérants ne sont pas fondés à soutenir que le fonds créé par l'article 27 constituerait à lui seul une nouvelle catégorie d'établissements publics ; que le grief tiré de l'incompétence négative du législateur doit être rejeté ;

- SUR LES GRIEFS DIRIGES CONTRE LES AUTRES DISPOSITIONS DE LA LOI :

. En ce qui concerne l'article 14 :

34. Considérant que le II de l'article 14 de la loi modifie l'article L. 652-3 du code de la sécurité sociale afin d'instaurer une nouvelle procédure d'exécution forcée en vue du recouvrement des cotisations, majorations et pénalités de retard dues aux organismes d'assurance maladie et maternité et aux caisses d'assurance vieillesse des professions non salariées non agricoles qui bénéficient du privilège prévu par l'article L. 243-4 du code de la sécurité sociale ou ont donné lieu à une inscription de privilège en application de l'article L. 243-5 du même code ; qu'en vertu du III de l'article 14, les dispositions de l'article L. 652-3 sont également applicables au recouvrement des cotisations dues par les employeurs et travailleurs indépendants aux unions pour le recouvrement des cotisations de sécurité sociale et d'allocations familiales ; que le IX de l'article 14 de la loi insère un article 1143-8 dans le code rural qui a pour effet la mise en place, au profit des caisses de mutualité sociale agricole, d'une procédure de recouvrement identique à la précédente ;

35. Considérant qu'il résulte des dispositions contestées que, lorsqu'ils sont munis d'un titre exécutoire au sens de l'article 3 de la loi du 9 juillet 1991 susvisée, les organismes sociaux habilités à décerner une contrainte, en application soit de l'article L. 244-9 du code de la sécurité sociale, soit de l'article 1143-2 du code rural, peuvent procéder à une opposition à tiers détenteur ; que cette opposition vaut injonction " aux tiers dépositaires, détenteurs ou redevables de sommes appartenant ou devant revenir au débiteur, de verser, au lieu et place de celui-ci,... les fonds qu'ils détiennent ou qu'ils doivent à concurrence des cotisations et des majorations et pénalités de retard " bénéficiant d'un privilège ou ayant donné lieu à une inscription de privilège ; qu'une telle opposition peut ainsi être formée non seulement lorsque les organismes sont en possession d'un jugement ayant force exécutoire reconnaissant leur droit de créance, mais aussi lorsqu'ils décernent eux-mêmes une contrainte valant titre exécutoire ;

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36. Considérant que les requérants font grief aux dispositions de l'article 14 d'être " contraires au respect des droits de la défense et au principe du contradictoire " ; qu'ils relèvent à cet égard que, si l'assuré social peut contester la procédure, le juge n'interviendra " qu'a posteriori et non a priori " ; qu'en outre, du fait qu'il " concentre entre les mains du seul créancier à la fois la délivrance du titre exécutoire et l'exécution de celui-ci ", le dispositif en cause serait contraire au droit à un recours juridictionnel effectif ;

37. Considérant que la régularité au regard de la Constitution des termes d'une loi déjà promulguée peut être utilement contestée à l'occasion de l'examen par le Conseil constitutionnel de dispositions législatives qui affectent son domaine, la complètent ou, même sans en changer la portée, la modifient ;

38. Considérant qu'aux termes de l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen : " Toute société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée ni la séparation des pouvoirs déterminée, n'a point de Constitution " ; qu'il résulte de cette disposition qu'il ne doit pas être porté d'atteintes substantielles au droit des personnes intéressées d'exercer un recours effectif devant une juridiction ; que le respect des droits de la défense constitue un des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République réaffirmés par le Préambule de la Constitution de 1946, auquel se réfère le Préambule de la Constitution de 1958 ;

39. Considérant que, si le législateur peut conférer un effet exécutoire à certains titres délivrés par des personnes morales de droit public et, le cas échéant, par des personnes morales de droit privé chargées d'une mission de service public, et permettre ainsi la mise en oeuvre de mesures d'exécution forcée, il doit garantir au débiteur le droit à un recours effectif en ce qui concerne tant le bien-fondé desdits titres et l'obligation de payer que le déroulement de la procédure d'exécution forcée ; que, lorsqu'un tiers peut être mis en cause, un recours effectif doit également lui être assuré ;

40. Considérant, en premier lieu, qu'il résulte des dispositions critiquées que la contrainte décernée par les divers organismes intéressés, après mise en demeure restée infructueuse, peut être contestée par le débiteur devant le tribunal des affaires de sécurité sociale ; que ce n'est qu'à l'expiration du délai prévu pour former ce recours que la contrainte comporte les effets d'un jugement et que l'organisme créancier peut procéder à l'opposition à tiers détenteur ; qu'en outre, si la contrainte est contestée, l'opposition à tiers détenteur ne peut être formée qu'une fois rendue une décision juridictionnelle exécutoire fixant les droits de l'organisme créancier ; qu'une telle procédure sauvegarde le droit du débiteur d'exercer un recours juridictionnel ;

41. Considérant, en second lieu, que l'opposition à tiers détenteur est notifiée tant à celui-ci qu'au débiteur ; que, si elle emporte attribution immédiate des sommes concernées à l'organisme créancier, elle peut cependant être contestée dans le mois suivant sa notification devant le juge de l'exécution, tant par le débiteur que par le tiers détenteur ; que le paiement est différé pendant le délai de recours et, en cas de recours, jusqu'à ce qu'il soit statué sur celui-ci, sauf décision contraire du juge ; qu'est dès lors garanti au débiteur comme au tiers détenteur, également à ce stade de la procédure, le respect de leur droit à un recours effectif ;

42. Considérant que les voies de recours ouvertes au débiteur et au tiers détenteur par les dispositions critiquées respectent, aux différents stades de la procédure, les droits de la défense et le principe du contradictoire qui en est le corollaire ; . En ce qui concerne l'article 36 :

43. Considérant que l'article 36 modifie les articles L. 161-31 et L. 162-1-6 du code de la sécurité sociale relatifs au contenu et à l'utilisation d'une "carte électronique individuelle inter-régimes" ainsi qu'à sa délivrance à tout bénéficiaire de l'assurance maladie ;

44. Considérant que les requérants font grief à ce dispositif de porter atteinte au respect de la vie privée ; qu'ils font valoir que le système informatisé de transmission d'informations relatives à la santé des titulaires de la carte ne présente pas toutes les garanties et " comporte le risque d'être déjoué " ;

45. Considérant qu'aux termes de l'article 2 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen : " Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l'Homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté, et la résistance à l'oppression. " ; que la liberté proclamée par cet article implique le respect de la vie privée ;

46. Considérant qu'aux termes du I de l'article L. 161-31 du code de la sécurité sociale, la carte électronique individuelle " doit permettre d'exprimer de manière précise l'accord du titulaire ou de son représentant légal pour faire apparaître les éléments nécessaires non seulement à la coordination des soins mais aussi à un suivi sanitaire " ; que le II du même article dispose : " Dans l'intérêt de la santé du patient, cette carte comporte un volet de santé... destiné à ne recevoir que les informations nécessaires aux interventions urgentes ainsi que les éléments permettant la continuité et la coordination des soins " ; qu'en vertu du I de l'article L.162-1-6 du code de la sécurité sociale, l'inscription, sur la carte, de ces informations est subordonnée dans tous les cas à l'accord du titulaire ou, s'agissant d'un mineur ou d'un majeur incapable, de son représentant légal ; que les personnes habilitées à donner cet accord peuvent, par ailleurs, " conditionner l'accès à une partie des informations contenues dans le volet de santé à l'utilisation d'un code secret qu'elles auront elles-mêmes établi " ; que

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l'intéressé a accès au contenu du volet de santé par l'intermédiaire d'un professionnel de santé habilité ; qu'il dispose du droit de rectification, du droit d'obtenir la suppression de certaines mentions et du droit de s'opposer à ce que, en cas de modification du contenu du volet de santé, certaines informations soient mentionnées ; qu'en outre, il appartiendra à un décret en Conseil d'État, pris après avis public et motivé du Conseil national de l'Ordre des médecins et de la Commission nationale de l'informatique et des libertés, de fixer la nature des informations portées sur le volet de santé, les modalités d'identification des professionnels ayant inscrit des informations sur ce volet, ainsi que les conditions dans lesquelles, en fonction des types d'information, les professionnels de santé seront habilités à consulter, inscrire ou effacer les informations ; que la méconnaissance des règles permettant la communication d'informations figurant sur le volet de santé, ainsi que celle des règles relatives à la modification des informations, seront réprimées dans les conditions prévues par le VI de l'article L. 162-1-6 du code de la sécurité sociale ; que les sanctions pénales prévues par ces dernières dispositions s'appliqueront sans préjudice des dispositions de la section V du chapitre VI du titre II du livre deuxième du code pénal intitulée " Des atteintes aux droits de la personne résultant des fichiers ou des traitements informatiques " ; qu'enfin, le législateur n'a pas entendu déroger aux dispositions de l'article 21 de la loi du 6 janvier 1978 susvisée relatives aux pouvoirs de surveillance et de contrôle de la Commission nationale de l'informatique et des libertés ;

47. Considérant que l'ensemble des garanties dont est assortie la mise en oeuvre des dispositions de l'article 36 de la loi, au nombre desquelles il convient de ranger les caractéristiques assurant la sécurité du système, sont de nature à sauvegarder le respect de la vie privée ;

. En ce qui concerne l'article 41 :

48. Considérant que cet article insère dans la loi susvisée du 6 janvier 1978 un chapitre V ter intitulé " Traitement des données personnelles de santé à des fins d'évaluation ou d'analyse des activités de soins et de prévention " comportant les articles 40-11 à 40-15 ; que ces articles définissent les modalités de communication, y compris à des personnes extérieures à l'administration, des données de santé en vue de permettre l'évaluation ou l'analyse des activités de soins et de prévention ; que l'article 40-12 établit en principe que " les données issues des systèmes d'information visés à l'article L. 710-6 du code de la santé publique, celles issues des dossiers médicaux détenus dans le cadre de l'exercice libéral des professions de santé, ainsi que celles issues des systèmes d'information des caisses d'assurance maladie, ne peuvent être communiquées à des fins statistiques d'évaluation ou d'analyse des pratiques et des activités de soins et de prévention que sous la forme de statistiques agrégées ou de données par patient constituées de telle sorte que les personnes concernées ne puissent être identifiées. " ; qu'il prévoit qu'il ne peut être dérogé à cette règle que sur autorisation de la Commission nationale de l'informatique et des libertés, les données utilisées ne pouvant, dans ce cas, comporter ni le nom, ni le prénom des personnes, ni leur numéro d'inscription au répertoire national d'identification des personnes physiques ; que les articles 40-13 à 40-15 déterminent les pouvoirs de contrôle de la Commission nationale de l'informatique et des libertés ; qu'en particulier, celle-ci doit s'assurer de la " nécessité de recourir à des données personnelles et de la pertinence du traitement au regard de sa finalité déclarée d'évaluation ou d'analyse des pratiques ou des activités de soins et de prévention " ; que, dans l'hypothèse où le demandeur n'apporte pas d'éléments suffisants pour attester la nécessité de disposer de certaines informations parmi celles dont le traitement est envisagé, la Commission peut " interdire la communication de ces informations par l'organisme qui les détient et n'autoriser le traitement que des données ainsi réduites " ; qu'elle dispose, à compter de sa saisine par le demandeur, d'un délai de deux mois, renouvelable une seule fois, pour se prononcer, son silence valant décision de rejet ;

49. Considérant que les requérants soutiennent qu'en subordonnant la communication de " données statistiques anonymes " à un " avis conforme de la Commission nationale de l'informatique et des libertés ", l'article 41 porte atteinte à la liberté de communication énoncée à l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 ; qu'au surplus, cette formalité ne constitue pas, selon eux, " une garantie suffisante pour éviter la rupture de l'anonymat " ; 50. Considérant, en premier lieu, qu'il résulte des termes de la loi que les données de santé, si elles ne sont ni directement ni indirectement nominatives, peuvent être librement communiquées ; que manque donc en fait le moyen tiré de ce que la loi subordonne à autorisation de la Commission nationale de l'informatique et des libertés la communication de données ne permettant pas l'identification des personnes ;

51. Considérant, en second lieu, qu'il appartenait au législateur d'instituer une procédure propre à sauvegarder le respect de la vie privée des personnes, lorsqu'est demandée la communication de données de santé susceptibles de permettre l'identification de ces personnes ; qu'en subordonnant cette communication à autorisation de la Commission nationale de l'informatique et des libertés, le législateur, sans méconnaître l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, a fixé en l'espèce des modalités assurant le respect de la vie privée ;

. En ce qui concerne les conditions d'adoption du titre V de la loi :

52. Considérant que les auteurs de la saisine font grief au titre V de la loi d'être sans rapport direct avec l'objet de cette dernière et de constituer en lui-même une loi portant diverses mesures d'ordre social, adoptée en " contradiction avec les règles tant de présentation que d'examen des projets de loi ordinaires " ; qu'il méconnaît, selon eux, la distinction entre projets

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et propositions de loi, d'une part, et amendements, d'autre part ; qu'il doit être, en conséquence, " considéré comme contraire aux articles 39 et 44 de notre Constitution, ainsi qu'aux droits fondamentaux reconnus des parlementaires " ;

53. Considérant qu'aux termes de la première phrase du deuxième alinéa de l'article 39 de la Constitution : " Les projets de loi sont délibérés en Conseil des ministres après avis du Conseil d'État et déposés sur le bureau de l'une des deux assemblées " et qu'aux termes du premier alinéa de son article 44 : " Les membres du Parlement et du Gouvernement ont le droit d'amendement " ;

54. Considérant que le projet de loi portant création d'une couverture maladie universelle a été déposé sur le bureau de l'Assemblée nationale le 3 mars 1999, après délibération du Conseil des ministres en date du même jour et avis du Conseil d'État rendu le 1er mars 1999 ; qu'il comportait dès l'origine un titre IV, devenu titre V, intitulé " Modernisation sanitaire et sociale " regroupant diverses dispositions d'ordre sanitaire et social ; que si, au cours de la procédure législative, plusieurs dispositions ont été introduites dans ce titre par voie d'amendement, elles l'ont été avant la réunion de la commission mixte paritaire, ne sont pas dénuées de lien avec le texte en discussion et ne dépassent pas, par leur objet ou leur portée, les limites inhérentes au droit d'amendement ;

55. Considérant, en revanche, que l'article 42, relatif au contenu de l'étiquetage des denrées alimentaires préemballées, est issu d'un amendement adopté après échec de la commission mixte paritaire ; qu'il est sans relation directe avec aucune des dispositions du texte en discussion ; que son adoption n'est pas davantage justifiée par la nécessité d'une coordination avec d'autres textes en cours d'examen au Parlement ; qu'il y a lieu, en conséquence, de le déclarer contraire à la Constitution comme ayant été adopté au terme d'une procédure irrégulière ;

56. Considérant qu'il n'y a lieu pour le Conseil constitutionnel d'examiner d'office aucune question de conformité à la Constitution ;

Décide :

Article premier : L'article 42 est déclaré contraire à la Constitution.

Article 2 : Sous les réserves énoncées dans la présente décision, les articles 3, 14, 18, 20, 23, 27, 36 et 41 sont déclarés conformes à la Constitution.

Article 3 : La présente décision sera publiée au Journal officiel de la République française.

Les contrôles d’identité

Décision n° 93-323 DC du 05 août 1993

Loi relative aux contrôles et vérifications d'identité

Le Conseil constitutionnel a été saisi le 12 juillet 1993 dans les conditions prévues à l'article 61, alinéa 2, de la Constitution, de la conformité à celle-ci de la loi relative aux contrôles et vérifications d'identité ;

Le Conseil constitutionnel,

Vu la Constitution ;

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Vu la convention d'application de l'accord de Schengen, signée le 19 juin 1990 ;

Vu l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 modifiée portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ;

Vu le code de procédure pénale, notamment son article 78-2 ;

Le rapporteur ayant été entendu ;

1. Considérant que les députés, auteurs de la saisine, défèrent au Conseil constitutionnel la loi relative aux contrôles et vérifications d'identité dans son ensemble en faisant valoir que l'article 1er de cette loi méconnaîtrait différents principes et règles de valeur constitutionnelle et que les autres dispositions de ladite loi, énoncées à ses articles 2 et 3, sont inséparables de l'article 1er ;

2. Considérant que l'article 1er de la loi insère dans l'article 78-2 du Code de procédure pénale un sixième, un septième et un huitième alinéas lesquels remplacent le sixième alinéa actuellement en vigueur ;

- SUR LE SIXIEME ALINEA DE L'ARTICLE 78-2 DU CODE DE PROCEDURE PENALE :

3. Considérant que cet alinéa prévoit un cas supplémentaire dans lequel peuvent être engagées des procédures de contrôle et de vérification d'identité, sur réquisitions écrites du procureur de la République pour la recherche et la poursuite d'infractions, dans des lieux et pour une période de temps qui doivent être précisés par ce magistrat ; qu'il indique que le fait que de tels contrôles d'identité révèlent des infractions autres que celles visées dans les réquisitions du procureur de la République ne constitue pas une cause de nullité des procédures incidentes ;

4. Considérant que les auteurs de la saisine soutiennent que cette dernière précision méconnaît la liberté individuelle et sa protection par l'autorité judiciaire que garantit l'article 66 de la Constitution dès lors que la prise en compte d'infractions qui ne seraient pas énoncées a priori par le procureur de la République prive selon eux "l'autorité judiciaire de toute maîtrise effective de l'opération" ;

5. Considérant qu'il appartient au législateur d'assurer la conciliation entre, d'une part, l'exercice des libertés constitutionnellement garanties et, d'autre part, les besoins de la recherche des auteurs d'infractions, qui sont nécessaires l'un et l'autre à la sauvegarde de droits de valeur constitutionnelle ; qu'il incombe à l'autorité judiciaire, conformément à l'article 66 de la Constitution, d'exercer un contrôle effectif sur le respect des conditions de forme et de fond par lesquelles le législateur a entendu assurer cette conciliation ;

6. Considérant que le législateur a confié au procureur de la République, magistrat de l'ordre judiciaire, la responsabilité de définir précisément les conditions dans lesquelles les procédures de contrôle et de vérification d'identité qu'il prescrit doivent être effectuées ; que la circonstance que le déroulement de ces opérations conduise les autorités de police judiciaire à relever des infractions qui n'auraient pas été visées préalablement par ce magistrat ne saurait, eu égard aux exigences de la recherche des auteurs de telles infractions, priver ces autorités des pouvoirs qu'elles tiennent de façon générale des dispositions du code de procédure pénale ; que par ailleurs celles-ci demeurent soumises aux obligations qui leur incombent en application des prescriptions de ce code, notamment à l'égard du procureur de la République ; que, dès lors, les garanties attachées au respect de la liberté individuelle sous le contrôle de l'autorité judiciaire ne sont pas méconnues ; qu'ainsi le grief invoqué doit être écarté ;

- SUR LE SEPTIEME ALINEA DE L'ARTICLE 78-2 DU CODE DE PROCEDURE PENALE :

7. Considérant que cet alinéa reprend des dispositions déjà en vigueur en vertu desquelles un contrôle d'identité peut être opéré, selon les mêmes modalités que dans les autres cas, pour prévenir une atteinte à l'ordre public, notamment à la sécurité des personnes ou des biens, en ajoutant la précision nouvelle selon laquelle peut être contrôlée l'identité de toute personne "quel que soit son comportement" ;

8. Considérant que les députés auteurs de la saisine soutiennent que cet ajout en conduisant à autoriser des contrôles d'identité sans que soient justifiés les motifs de l'opération effectuée, porte une atteinte excessive à la liberté individuelle en la privant de garanties légales ;

9. Considérant que la prévention d'atteintes à l'ordre public, notamment d'atteintes à la sécurité des personnes ou des biens, est nécessaire à la sauvegarde de principes et de droits ayant valeur constitutionnelle ; que toutefois la pratique de contrôles d'identité généralisés et discrétionnaires serait incompatible avec le respect de la liberté individuelle ; que s'il est loisible au législateur de prévoir que le contrôle d'identité d'une personne peut ne pas être lié à son comportement, il demeure que l'autorité concernée doit justifier, dans tous les cas, des circonstances particulières établissant le risque d'atteinte à l'ordre public qui a motivé le contrôle ; que ce n'est que sous cette réserve d'interprétation que le législateur peut être regardé comme n'ayant pas privé de garanties légales l'existence de libertés constitutionnellement garanties ;

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10. Considérant qu'il appartient aux autorités administratives et judiciaires de veiller au respect intégral de l'ensemble des conditions de forme et de fond posées par le législateur ; qu'en particulier il incombe aux tribunaux compétents de censurer et de réprimer les illégalités qui seraient commises et de pourvoir éventuellement à la réparation de leurs conséquences dommageables ; qu'ainsi il revient à l'autorité judiciaire gardienne de la liberté individuelle de contrôler en particulier les conditions relatives à la légalité, à la réalité et à la pertinence des raisons ayant motivé les opérations de contrôle et de vérification d'identité ; qu'à cette fin il lui appartient d'apprécier, s'il y a lieu, le comportement des personnes concernées ;

- SUR LE HUITIEME ALINEA DE L'ARTICLE 78-2 DU CODE DE PROCEDURE PENALE :

11. Considérant que cette disposition autorise le contrôle de l'identité de toute personne en vue de vérifier le respect des obligations de détention, de port et de présentation des titres et documents prévues par la loi non seulement dans des zones de desserte de transports internationaux, mais encore dans une zone comprise entre la frontière terrestre de la France avec les Etats parties à la Convention signée à Schengen le 19 juin 1990 et une ligne tracée à vingt kilomètres en deçà ; que cette distance peut être portée jusqu'à quarante kilomètres par arrêté interministériel dans des conditions à prévoir par décret en Conseil d'État ;

12. Considérant que l'article 3 de la loi déférée prévoit que les dispositions de cet alinéa ne prendront effet qu'à la date d'entrée en vigueur de ladite Convention ;

13. Considérant que les auteurs de la saisine font valoir que les dispositions de cet alinéa imposent à la liberté individuelle des restrictions excessives en la privant de garanties légales ; qu'elles méconnaissent les principes d'égalité devant la loi et d'indivisibilité de la République dans la mesure où elles imposent à certaines personnes sans justification appropriée des contraintes particulières liées à leurs attaches avec certaines parties du territoire français ; qu'ils ajoutent qu'en reconnaissant au pouvoir réglementaire la latitude d'accroître très sensiblement les zones concernées, le législateur a méconnu sa propre compétence ;

14. Considérant que les stipulations de la Convention signée à Schengen le 19 juin 1990 suppriment les contrôles "aux frontières intérieures" concernant les personnes sauf pour une période limitée lorsque l'ordre public ou la sécurité nationale l'exigent ; que le législateur a estimé que par les dispositions contestées il prenait dans le cadre de l'application de ces stipulations des mesures nécessaires à la recherche des auteurs d'infractions et à la prévention d'atteintes à l'ordre public ;

15. Considérant que s'agissant, d'une part, des zones accessibles au public des ports, aéroports et gares ferroviaires ou routières ouvertes au trafic international, d'autre part de celles qui sont comprises entre les frontières terrestres de la France avec les Etats parties à la Convention et une ligne tracée à 20 kilomètres en deçà, le législateur a, dès lors que certains contrôles aux frontières seraient supprimés, autorisé des contrôles d'identité ; que ceux-ci doivent être conformes aux conditions de forme et de fond auxquelles de telles opérations sont de manière générale soumises ; que ces contrôles sont effectués en vue d'assurer le respect des obligations, prévues par la loi, de détention, de port et de présentation de titres et documents ; que les zones concernées, précisément définies dans leur nature et leur étendue, présentent des risques particuliers d'infractions et d'atteintes à l'ordre public liés à la circulation internationale des personnes ; que, dès lors, la suppression de certains contrôles aux frontières qui découlerait de la mise en vigueur des accords de Schengen pouvait conduire le législateur à prendre les dispositions susmentionnées sans rompre l'équilibre que le respect de la Constitution impose d'assurer entre les nécessités de l'ordre public et la sauvegarde de la liberté individuelle ; que les contraintes supplémentaires ainsi occasionnées pour les personnes qui résident ou se déplacent dans les zones concernées du territoire français ne portent pas atteinte au principe d'égalité dès lors que les autres personnes sont placées dans des situations différentes au regard des objectifs que le législateur s'est assigné ; qu'en outre de telles dispositions ne sauraient être regardées en elles-mêmes comme portant atteinte à l'indivisibilité de la République ;

16. Considérant en revanche qu'en ménageant la possibilité de porter la limite de la zone frontalière concernée au-delà de vingt kilomètres, le législateur a apporté en l'absence de justifications appropriées tirées d'impératifs constants et particuliers de la sécurité publique et compte tenu des moyens de contrôle dont par ailleurs l'autorité publique dispose de façon générale, des atteintes excessives à la liberté individuelle ; que, de surcroît, le législateur a méconnu sa compétence en déléguant au pouvoir réglementaire le soin de fixer cette extension ; que dès lors doivent être déclarés contraires à la Constitution les mots suivants "cette ligne pouvant être portée, dans des conditions fixées par décret en Conseil d'État, jusqu'à 40 kilomètres par arrêté conjoint du ministre de l'intérieur et du ministre de la justice" et les mots "conjoint des deux ministres susvisés" qui en sont inséparables ;

Décide :

Article premier : Sont déclarés contraires à la Constitution, au quatrième alinéa de l'article 1er de la loi les mots " cette ligne pouvant être portée, dans des conditions fixées par décret en Conseil d'Etat, jusqu'à 40 kilomètres par arrêté conjoint du ministre de l'intérieur et du ministre de la justice " et les mots : " conjoint des deux ministres susvisés ".

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Article 2 : La présente décision sera publiée au Journal officiel de la République française.

ARRÊT DE LA COUR (Grande Chambre)

22 juin 2010

«Renvoi préjudiciel – Article 267 TFUE – Examen de la conformité d’une loi nationale tant avec le droit de l’Union qu’avec la Constitution nationale – Réglementation nationale prévoyant le caractère prioritaire d’une procédure

incidente de contrôle de constitutionnalité – Article 67 TFUE – Libre circulation des personnes – Suppression du contrôle aux frontières intérieures – Règlement (CE) n° 562/2006 – Articles 20 et 21 – Réglementation nationale

autorisant des contrôles d’identité dans la zone comprise entre la frontière terrestre de la France avec les États parties à la convention d’application de l’accord de Schengen et une ligne tracée à 20 kilomètres en deçà de cette frontière»

Dans les affaires jointes C-188/10 et C-189/10,

ayant pour objet des demandes de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduites par la Cour de cassation (France), par décisions du 16 avril 2010, parvenues à la Cour le même jour, dans les procédures contre

Aziz Melki (C-188/10),

Sélim Abdeli (C-189/10),

LA COUR (Grande Chambre),

composée de M. V. Skouris, président, MM. J. N. Cunha Rodrigues, K. Lenaerts, J.-C. Bonichot, Mmes R. Silva de Lapuerta et C. Toader, présidents de chambre, MM. K. Schiemann, E. Juhász, T. von Danwitz (rapporteur), J.-J. Kasel et M. Safjan, juges,

avocat général : M. J. Mazák,

greffier : M. M.-A. Gaudissart, chef d’unité,

vu l’ordonnance du président de la Cour du 12 mai 2010 décidant de soumettre les renvois préjudiciels à une procédure accélérée conformément aux articles 23 bis du statut de la Cour de justice de l’Union européenne et 104 bis, premier alinéa, du règlement de procédure,

vu la procédure écrite et à la suite de l’audience du 2 juin 2010,

considérant les observations présentées :

– pour MM. Melki et Abdeli, par Me R. Boucq, avocat,

– pour le gouvernement français, par Mme E. Belliard, M. G. de Bergues et Mme B. Beaupère-Manokha, en qualité d’agents,

– pour le gouvernement belge, par Mmes C. Pochet et M. Jacobs ainsi que par M. T. Materne, en qualité d’agents, assistés de Me F. Tulkens, avocat,

– pour le gouvernement tchèque, par M. M. Smolek, en qualité d’agent,

– pour le gouvernement allemand, par MM. J. Möller, B. Klein et N. Graf Vitzthum, en qualité d’agents,

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– pour le gouvernement hellénique, par Mmes T. Papadopoulou et L. Kotroni, en qualité d’agents,

– pour le gouvernement néerlandais, par Mmes C. Wissels et M. de Ree, en qualité d’agents,

– pour le gouvernement polonais, par Mme J. Faldyga ainsi que par MM. M. Jarosz et M. Szpunar, en qualité d’agents,

– pour le gouvernement slovaque, par Mme B. Ricziová, en qualité d’agent,

– pour la Commission européenne, par MM. J.-P. Keppenne et M. Wilderspin, en qualité d’agents,

l’avocat général entendu,

rend le présent

ARRÊT

1 Les demandes de décision préjudicielle portent sur l’interprétation des articles 67 TFUE et 267 TFUE.

2 Ces demandes ont été présentées dans le cadre de deux procédures engagées à l’encontre respectivement de MM. Melki et Abdeli, tous deux de nationalité algérienne, et visant à obtenir la prolongation de leur maintien en rétention dans des locaux ne relevant pas de l’administration pénitentiaire.

Le cadre juridique

Le droit de l’Union

3 Aux termes du préambule du protocole (n° 19) sur l’acquis de Schengen intégré dans le cadre de l’Union européenne, annexé au traité de Lisbonne (JO 2010, C 83, p. 290, ci-après le «protocole n° 19»):

«Les hautes parties contractantes,

notant que les accords relatifs à la suppression graduelle des contrôles aux frontières communes signés par certains des États membres de l’Union européenne à Schengen le 14 juin 1985 et le 19 juin 1990, ainsi que les accords connexes et les règles adoptées sur la base desdits accords, ont été intégrés dans le cadre de l’Union européenne par le traité d’Amsterdam du 2 octobre 1997 ;

souhaitant préserver l’acquis de Schengen, tel que développé depuis l’entrée en vigueur du traité d’Amsterdam, et développer cet acquis pour contribuer à la réalisation de l’objectif visant à offrir aux citoyens de l’Union un espace de liberté, de sécurité et de justice sans frontières intérieures ;

[…]

sont convenues des dispositions ci-après, qui sont annexées au traité sur l’Union européenne et au traité sur le fonctionnement de l’Union européenne».

4 L’article 2 de ce protocole énonce:

«L’acquis de Schengen s’applique aux États membres visés à l’article 1er, sans préjudice de l’article 3 de l’acte d’adhésion du 16 avril 2003 et de l’article 4 de l’acte d’adhésion du 25 avril 2005. Le Conseil se substitue au comité exécutif institué par les accords de Schengen.»

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5 Fait partie dudit acquis, notamment, la convention d’application de l’accord de Schengen, du 14 juin 1985, entre les gouvernements des États de l’Union économique Benelux, de la République fédérale d’Allemagne et de la République française relatif à la suppression graduelle des contrôles aux frontières communes (JO 2000, L 239, p. 19), signée à Schengen (Luxembourg) le 19 juin 1990 (ci-après la «CAAS»), dont l’article 2 concernait le franchissement des frontières intérieures.

6 Aux termes de l’article 2, paragraphes 1 à 3, de la CAAS :

«1. Les frontières intérieures peuvent être franchies en tout lieu sans qu’un contrôle des personnes soit effectué.

2. Toutefois, lorsque l’ordre public ou la sécurité nationale l’exigent, une Partie Contractante peut, après consultation des autres Parties Contractantes, décider que, durant une période limitée, des contrôles frontaliers nationaux adaptés à la situation seront effectués aux frontières intérieures. Si l’ordre public ou la sécurité nationale exigent une action immédiate, la Partie Contractante concernée prend les mesures nécessaires et en informe le plus rapidement possible les autres Parties Contractantes.

3. La suppression du contrôle des personnes aux frontières intérieures ne porte atteinte ni aux dispositions de l’article 22, ni à l’exercice des compétences de police par les autorités compétentes en vertu de la législation de chaque Partie Contractante sur l’ensemble de son territoire, ni aux obligations de détention, de port et de présentation de titres et documents prévues par sa législation.»

7 L’article 2 de la CAAS a été abrogé à partir du 13 octobre 2006, conformément à l’article 39, paragraphe 1, du règlement (CE) n° 562/2006 du Parlement européen et du Conseil, du 15 mars 2006, établissant un code communautaire relatif au régime de franchissement des frontières par les personnes (code frontières Schengen, JO L 105, p. 1).

8 Aux termes de l’article 2, points 9 à 11, de ce règlement :

«Aux fins du présent règlement, on entend par :

[…]

9) ‘contrôle aux frontières’, les activités effectuées aux frontières, conformément au présent règlement et aux fins de celui-ci, en réponse exclusivement à l’intention de franchir une frontière ou à son franchissement indépendamment de toute autre considération, consistant en des vérifications aux frontières et en une surveillance des frontières ;

10) ‘vérifications aux frontières’, les vérifications effectuées aux points de passage frontaliers afin de s’assurer que les personnes, y compris leurs moyens de transport et les objets en leur possession peuvent être autorisés à entrer sur le territoire des États membres ou à le quitter ;

11) ‘surveillance des frontières’, la surveillance des frontières entre les points de passage et la surveillance des points de passage frontaliers en dehors des heures d’ouverture fixées, en vue d’empêcher les personnes de se soustraire aux vérifications aux frontières».

9 L’article 20 du règlement n° 562/2006, intitulé «Franchissement des frontières intérieures», dispose :

«Les frontières intérieures peuvent être franchies en tout lieu sans que des vérifications aux frontières soient effectuées sur les personnes, quelle que soit leur nationalité.»

10 L’article 21 de ce règlement, intitulé «Vérifications à l’intérieur du territoire», prévoit :

«La suppression du contrôle aux frontières intérieures ne porte pas atteinte :

a) à l’exercice des compétences de police par les autorités compétentes de l’État membre en vertu du droit national, dans la mesure où l’exercice de ces compétences n’a pas un effet équivalent à celui des vérifications aux frontières; cela s’applique également dans les zones frontalières. Au sens de la première phrase, l’exercice des

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compétences de police ne peut, en particulier, être considéré comme équivalent à l’exercice des vérifications aux frontières lorsque les mesures de police :

i) n’ont pas pour objectif le contrôle aux frontières ;

ii) sont fondées sur des informations générales et l’expérience des services de police relatives à d’éventuelles menaces pour la sécurité publique et visent, notamment, à lutter contre la criminalité transfrontalière ;

iii) sont conçues et exécutées d’une manière clairement distincte des vérifications systématiques des personnes effectuées aux frontières extérieures ;

iv) sont réalisées sur la base de vérifications réalisées à l’improviste ;

[…]

c) à la possibilité pour un État membre de prévoir dans son droit national l’obligation de détention et de port de titres et de documents ;

[…]»

Le droit national

La Constitution du 4 octobre 1958

11 La Constitution du 4 octobre 1958, telle que modifiée par la loi constitutionnelle n° 2008-724, du 23 juillet 2008, de modernisation des institutions de la Ve République (JORF du 24 juillet 2008, p. 11890, ci-après la «Constitution»), dispose à son article 61-1:

«Lorsque, à l’occasion d’une instance en cours devant une juridiction, il est soutenu qu’une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit, le Conseil constitutionnel peut être saisi de cette question sur renvoi du Conseil d’État ou de la Cour de cassation qui se prononce dans un délai déterminé.

Une loi organique détermine les conditions d’application du présent article.»

12 L’article 62, deuxième et troisième alinéas, de la Constitution prévoit :

«Une disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l’article 61-1 est abrogée à compter de la publication de la décision du Conseil constitutionnel ou d’une date ultérieure fixée par cette décision. Le Conseil constitutionnel détermine les conditions et limites dans lesquelles les effets que la disposition a produits sont susceptibles d’être remis en cause.

Les décisions du Conseil constitutionnel ne sont susceptibles d’aucun recours. Elles s’imposent aux pouvoirs publics et à toutes les autorités administratives et juridictionnelles.»

13 Aux termes de l’article 88-1 de la Constitution :

«La République participe à l’Union européenne constituée d’États qui ont choisi librement d’exercer en commun certaines de leurs compétences en vertu du traité sur l’Union européenne et du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, tels qu’ils résultent du traité signé à Lisbonne le 13 décembre 2007.»

L’ordonnance n° 58-1067

14 Par la loi organique n° 2009-1523, du 10 décembre 2009, relative à l’application de l’article 61-1 de la Constitution (JORF du 11 décembre 2009, p. 21379), un nouveau chapitre II bis, intitulé «De la question prioritaire de constitutionnalité», a été inséré dans le titre II de l’ordonnance n° 58-1067, du 7 novembre 1958, portant loi organique sur le Conseil constitutionnel. Ce chapitre II bis dispose :

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«Section 1

Dispositions applicables devant les juridictions relevant du Conseil d’État ou de la Cour de cassation

Article 23-1

Devant les juridictions relevant du Conseil d’État ou de la Cour de cassation, le moyen tiré de ce qu’une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution est, à peine d’irrecevabilité, présenté dans un écrit distinct et motivé. Un tel moyen peut être soulevé pour la première fois en cause d’appel. Il ne peut être relevé d’office.

[…]

Article 23-2

La juridiction statue sans délai par une décision motivée sur la transmission de la question prioritaire de constitutionnalité au Conseil d’État ou à la Cour de cassation. Il est procédé à cette transmission si les conditions suivantes sont remplies :

1° La disposition contestée est applicable au litige ou à la procédure, ou constitue le fondement des poursuites;

2° Elle n’a pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d’une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances ;

3° La question n’est pas dépourvue de caractère sérieux.

En tout état de cause, la juridiction doit, lorsqu’elle est saisie de moyens contestant la conformité d’une disposition législative, d’une part, aux droits et libertés garantis par la Constitution et, d’autre part, aux engagements internationaux de la France, se prononcer par priorité sur la transmission de la question de constitutionnalité au Conseil d’État ou à la Cour de cassation.

La décision de transmettre la question est adressée au Conseil d’État ou à la Cour de cassation dans les huit jours de son prononcé avec les mémoires ou les conclusions des parties. Elle n’est susceptible d’aucun recours. Le refus de transmettre la question ne peut être contesté qu’à l’occasion d’un recours contre la décision réglant tout ou partie du litige.

Article 23-3

Lorsque la question est transmise, la juridiction sursoit à statuer jusqu’à réception de la décision du Conseil d’État ou de la Cour de cassation ou, s’il a été saisi, du Conseil constitutionnel. Le cours de l’instruction n’est pas suspendu et la juridiction peut prendre les mesures provisoires ou conservatoires nécessaires.

Toutefois, il n’est sursis à statuer ni lorsqu’une personne est privée de liberté à raison de l’instance ni lorsque l’instance a pour objet de mettre fin à une mesure privative de liberté.

La juridiction peut également statuer sans attendre la décision relative à la question prioritaire de constitutionnalité si la loi ou le règlement prévoit qu’elle statue dans un délai déterminé ou en urgence. Si la juridiction de première instance statue sans attendre et s’il est formé appel de sa décision, la juridiction d’appel sursoit à statuer. Elle peut toutefois ne pas surseoir si elle est elle-même tenue de se prononcer dans un délai déterminé ou en urgence.

En outre, lorsque le sursis à statuer risquerait d’entraîner des conséquences irrémédiables ou manifestement excessives pour les droits d’une partie, la juridiction qui décide de transmettre la question peut statuer sur les points qui doivent être immédiatement tranchés.

Si un pourvoi en cassation a été introduit alors que les juges du fond se sont prononcés sans attendre la décision du Conseil d’État ou de la Cour de cassation ou, s’il a été saisi, celle du Conseil constitutionnel, il est sursis à toute décision sur le pourvoi tant qu’il n’a pas été statué sur la question prioritaire de constitutionnalité. Il en va autrement

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quand l’intéressé est privé de liberté à raison de l’instance et que la loi prévoit que la Cour de cassation statue dans un délai déterminé.»

Section 2

Dispositions applicables devant le Conseil d’État et la Cour de cassation

Article 23-4

Dans un délai de trois mois à compter de la réception de la transmission prévue à l’article 23-2 ou au dernier alinéa de l’article 23-1, le Conseil d’État ou la Cour de cassation se prononce sur le renvoi de la question prioritaire de constitutionnalité au Conseil constitutionnel. Il est procédé à ce renvoi dès lors que les conditions prévues aux 1° et 2° de l’article 23-2 sont remplies et que la question est nouvelle ou présente un caractère sérieux.

Article 23-5

Le moyen tiré de ce qu’une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution peut être soulevé, y compris pour la première fois en cassation, à l’occasion d’une instance devant le Conseil d’État ou la Cour de cassation. Le moyen est présenté, à peine d’irrecevabilité, dans un mémoire distinct et motivé. Il ne peut être relevé d’office.

En tout état de cause, le Conseil d’État ou la Cour de cassation doit, lorsqu’il est saisi de moyens contestant la conformité d’une disposition législative, d’une part, aux droits et libertés garantis par la Constitution et, d’autre part, aux engagements internationaux de la France, se prononcer par priorité sur le renvoi de la question de constitutionnalité au Conseil constitutionnel.

Le Conseil d’État ou la Cour de cassation dispose d’un délai de trois mois à compter de la présentation du moyen pour rendre sa décision. Le Conseil constitutionnel est saisi de la question prioritaire de constitutionnalité dès lors que les conditions prévues aux 1° et 2° de l’article 23-2 sont remplies et que la question est nouvelle ou présente un caractère sérieux.

Lorsque le Conseil constitutionnel a été saisi, le Conseil d’État ou la Cour de cassation sursoit à statuer jusqu’à ce qu’il se soit prononcé. Il en va autrement quand l’intéressé est privé de liberté à raison de l’instance et que la loi prévoit que la Cour de cassation statue dans un délai déterminé. Si le Conseil d’État ou la Cour de cassation est tenu de se prononcer en urgence, il peut n’être pas sursis à statuer.

[…]

Article 23-7

La décision motivée du Conseil d’État ou de la Cour de cassation de saisir le Conseil constitutionnel lui est transmise avec les mémoires ou les conclusions des parties. Le Conseil constitutionnel reçoit une copie de la décision motivée par laquelle le Conseil d’État ou la Cour de cassation décide de ne pas le saisir d’une question prioritaire de constitutionnalité. Si le Conseil d’État ou la Cour de cassation ne s’est pas prononcé dans les délais prévus aux articles 23-4 et 23-5, la question est transmise au Conseil constitutionnel.

[…]

Section 3

Dispositions applicables devant le Conseil constitutionnel

[…]

Article 23-10

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Le Conseil constitutionnel statue dans un délai de trois mois à compter de sa saisine. Les parties sont mises à même de présenter contradictoirement leurs observations. L’audience est publique, sauf dans les cas exceptionnels définis par le règlement intérieur du Conseil constitutionnel.

[…]»

Le code de procédure pénale

15 L’article 78-2 du code de procédure pénale, dans sa version en vigueur au moment des faits, dispose :

«Les officiers de police judiciaire et, sur l’ordre et sous la responsabilité de ceux-ci, les agents de police judiciaire et agents de police judiciaire adjoints mentionnés aux articles 20 et 21-1 peuvent inviter à justifier, par tout moyen, de son identité toute personne à l’égard de laquelle existe une ou plusieurs raisons plausibles de soupçonner :

– qu’elle a commis ou tenté de commettre une infraction ;

– ou qu’elle se prépare à commettre un crime ou un délit ;

– ou qu’elle est susceptible de fournir des renseignements utiles à l’enquête en cas de crime ou de délit ;

– ou qu’elle fait l’objet de recherches ordonnées par une autorité judiciaire.

Sur réquisitions écrites du procureur de la République aux fins de recherche et de poursuite d’infractions qu’il précise, l’identité de toute personne peut être également contrôlée, selon les mêmes modalités, dans les lieux et pour une période de temps déterminés par ce magistrat. Le fait que le contrôle d’identité révèle des infractions autres que celles visées dans les réquisitions du procureur de la République ne constitue pas une cause de nullité des procédures incidentes.

L’identité de toute personne, quel que soit son comportement, peut également être contrôlée, selon les modalités prévues au premier alinéa, pour prévenir une atteinte à l’ordre public, notamment à la sécurité des personnes ou des biens.

Dans une zone comprise entre la frontière terrestre de la France avec les États parties à la convention signée à Schengen le 19 juin 1990 et une ligne tracée à 20 kilomètres en deçà, ainsi que dans les zones accessibles au public des ports, aéroports et gares ferroviaires ou routières ouverts au trafic international et désignés par arrêté l’identité de toute personne peut également être contrôlée, selon les modalités prévues au premier alinéa, en vue de vérifier le respect des obligations de détention, de port et de présentation des titres et documents prévues par la loi. Lorsque ce contrôle a lieu à bord d’un train effectuant une liaison internationale, il peut être opéré sur la portion du trajet entre la frontière et le premier arrêt qui se situe au-delà des vingt kilomètres de la frontière. Toutefois, sur celles des lignes ferroviaires effectuant une liaison internationale et présentant des caractéristiques particulières de desserte, le contrôle peut également être opéré entre cet arrêt et un arrêt situé dans la limite des cinquante kilomètres suivants. Ces lignes et ces arrêts sont désignés par arrêté ministériel. Lorsqu’il existe une section autoroutière démarrant dans la zone mentionnée à la première phrase du présent alinéa et que le premier péage autoroutier se situe au-delà de la ligne des 20 kilomètres, le contrôle peut en outre avoir lieu jusqu’à ce premier péage sur les aires de stationnement ainsi que sur le lieu de ce péage et les aires de stationnement attenantes. Les péages concernés par cette disposition sont désignés par arrêté. Le fait que le contrôle d’identité révèle une infraction autre que celle de non-respect des obligations susvisées ne constitue pas une cause de nullité des procédures incidentes.

[…]»

Les litiges au principal et les questions préjudicielles

16 MM. Melki et Abdeli, ressortissants algériens en situation irrégulière en France, ont été contrôlés par la police, en application de l’article 78-2, quatrième alinéa, du code de procédure pénale, dans la zone comprise entre la frontière terrestre de la France avec la Belgique et une ligne tracée à 20 kilomètres en deçà de cette frontière. Le 23 mars 2010,

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ils ont fait l’objet, chacun en ce qui le concerne, d’un arrêté préfectoral de reconduite à la frontière et d’une décision de maintien en rétention.

17 Devant le juge des libertés et de la détention, saisi par le préfet d’une demande de prolongation de cette rétention, MM. Melki et Abdeli ont contesté la régularité de leur interpellation et soulevé l’inconstitutionnalité de l’article 78-2, quatrième alinéa, du code de procédure pénale, au motif que cette disposition porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution.

18 Par deux ordonnances du 25 mars 2010, le juge des libertés et de la détention a ordonné, d’une part, la transmission à la Cour de cassation de la question de savoir si l’article 78-2, quatrième alinéa, du code de procédure pénale porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution et, d’autre part, la prolongation de la rétention de MM. Melki et Abdeli pour une durée de quinze jours.

19 Selon la juridiction de renvoi, MM. Melki et Abdeli soutiennent que l’article 78-2, quatrième alinéa, du code de procédure pénale est contraire à la Constitution étant donné que les engagements de la République française résultant du traité de Lisbonne ont valeur constitutionnelle au regard de l’article 88-1 de la Constitution et que ladite disposition du code de procédure pénale, en tant qu’elle autorise des contrôles aux frontières avec les autres États membres, est contraire au principe de libre circulation des personnes énoncé à l’article 67, paragraphe 2, TFUE prévoyant que l’Union européenne assure l’absence de contrôles des personnes aux frontières intérieures.

20 La juridiction de renvoi considère, en premier lieu, que se trouve posée la question de la conformité de l’article 78-2, quatrième alinéa, du code de procédure pénale tant avec le droit de l’Union qu’avec la Constitution.

21 En second lieu, la Cour de cassation déduit des articles 23-2 et 23-5 de l’ordonnance n° 58-1067 ainsi que de l’article 62 de la Constitution que les juridictions du fond tout comme elle-même sont privées, par l’effet de la loi organique n° 2009-1523 ayant inséré lesdits articles dans l’ordonnance n° 58-1067, de la possibilité de poser une question préjudicielle à la Cour de justice de l’Union européenne lorsqu’une question prioritaire de constitutionnalité est transmise au Conseil constitutionnel.

22 Estimant que sa décision sur le renvoi de la question prioritaire de constitutionnalité au Conseil constitutionnel dépend de l’interprétation du droit de l’Union, la Cour de cassation a décidé, dans chaque affaire pendante, de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :

«1) L’article 267 [TFUE] s’oppose-t-il à une législation telle que celle résultant des articles 23-2, alinéa 2, et 23-5, alinéa 2, de l’ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 créés par la loi organique n° 2009-1523 du 10 décembre 2009, en ce qu’ils imposent aux juridictions de se prononcer par priorité sur la transmission, au Conseil constitutionnel, de la question de constitutionnalité qui leur est posée, dans la mesure où cette question se prévaut de la non-conformité à la Constitution d’un texte de droit interne, en raison de sa contrariété aux dispositions du droit de l’Union ?

2) L’article 67 [TFUE] s’oppose-t-il à une législation telle que celle résultant de l’article 78-2, alinéa 4, du code de procédure pénale qui prévoit que ‘dans une zone comprise entre la frontière terrestre de la France avec les États parties à la convention signée à Schengen le 19 juin 1990 et une ligne tracée à 20 kilomètres en deçà, ainsi que dans les zones accessibles au public des ports, aéroports et gares ferroviaires ou routières ouverts au trafic international et désignés par arrêté l’identité de toute personne peut également être contrôlée, selon les modalités prévues au premier alinéa, en vue de vérifier le respect des obligations de détention, de port et de présentation des titres et documents prévues par la loi. Lorsque ce contrôle a lieu à bord d’un train effectuant une liaison internationale, il peut être opéré sur la portion du trajet entre la frontière et le premier arrêt qui se situe au-delà des vingt kilomètres de la frontière. Toutefois, sur celles des lignes ferroviaires effectuant une liaison internationale et présentant des caractéristiques particulières de desserte, le contrôle peut également être opéré entre cet arrêt et un arrêt situé dans la limite des cinquante kilomètres suivants. Ces lignes et ces arrêts sont désignés par arrêté ministériel. Lorsqu’il existe une section autoroutière démarrant dans la zone mentionnée à la première phrase du présent alinéa et que le premier péage autoroutier se situe au-delà de la ligne des 20 kilomètres, le contrôle peut en outre avoir lieu jusqu’à ce premier péage sur les aires de stationnement ainsi que sur le lieu de ce péage et les aires de stationnement attenantes. Les péages concernés par cette disposition sont désignés par arrêté’.»

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23 Par ordonnance du président de la Cour du 20 avril 2010, les affaires C-188/10 et C-189/10 ont été jointes aux fins des procédures écrite et orale ainsi que de l’arrêt.

Sur les questions préjudicielles

Sur la recevabilité

24 Le gouvernement français excipe de l’irrecevabilité des demandes préjudicielles.

25 En ce qui concerne la première question, le gouvernement français estime que celle-ci revêt un caractère purement hypothétique. En effet, cette question serait fondée sur la prémisse que le Conseil constitutionnel, lors de l’examen de la conformité d’une loi à la Constitution, peut être amené à examiner la conformité de cette loi au droit de l’Union. Toutefois, selon la jurisprudence du Conseil constitutionnel, il n’appartiendrait pas à celui-ci, dans le cadre du contrôle de constitutionnalité des lois, mais aux juridictions ordinaires des ordres administratif et judiciaire d’examiner la conformité d’une loi au droit de l’Union. Il en résulterait que, en vertu du droit national, le Conseil d’État et la Cour de cassation ne sont pas obligés de renvoyer au Conseil constitutionnel des questions relatives à la compatibilité de dispositions nationales avec le droit de l’Union, de telles questions ne se rattachant pas au contrôle de constitutionnalité.

26 S’agissant de la seconde question, le gouvernement français soutient qu’une réponse à cette question serait inutile. En effet, depuis le 9 avril 2010, MM. Melki et Abdeli ne feraient plus l’objet d’aucune mesure privative de liberté et, à compter de cette date, les deux ordonnances du juge des libertés et de la détention auraient cessé de produire tout effet. La question de la compatibilité de l’article 78-2, quatrième alinéa, du code de procédure pénale avec l’article 67 TFUE serait également dépourvue de toute pertinence dans le cadre de la seule instance encore en cours devant la Cour de cassation, étant donné que, ainsi que le Conseil constitutionnel l’aurait rappelé dans sa décision n° 2010-605 DC, du 12 mai 2010, celui-ci s’estimerait incompétent pour examiner la compatibilité d’une loi avec le droit de l’Union lorsqu’il est saisi du contrôle de la constitutionnalité de cette loi.

27 À cet égard, il suffit de rappeler que, selon une jurisprudence constante, les questions relatives à l’interprétation du droit de l’Union posées par le juge national dans le cadre réglementaire et factuel qu’il définit sous sa responsabilité, et dont il n’appartient pas à la Cour de vérifier l’exactitude, bénéficient d’une présomption de pertinence. Le refus de la Cour de statuer sur une demande formée par une juridiction nationale n’est possible que s’il apparaît de manière manifeste que l’interprétation sollicitée du droit de l’Union n’a aucun rapport avec la réalité ou l’objet du litige au principal, lorsque le problème est de nature hypothétique ou encore lorsque la Cour ne dispose pas des éléments de fait et de droit nécessaires pour répondre de façon utile aux questions qui lui sont posées (voir, notamment, arrêts du 22 décembre 2008, Regie Networks, C-333/07, Rec. p. I-10807, point 46; du 8 septembre 2009, Budejovicky Budvar, C-478/07, non encore publié au Recueil, point 63, et du 20 mai 2010, Zanotti, C-56/09, non encore publié au Recueil, point 15).

28 Or, en l’occurrence, les questions posées visent l’interprétation des articles 67 TFUE et 267 TFUE. Il ne ressort pas des motifs des décisions de renvoi que les ordonnances rendues par le juge des libertés et de la détention à l’égard de MM. Melki et Abdeli ont cessé de produire tout effet. En outre, il n’apparaît pas de manière manifeste que l’interprétation, effectuée par la Cour de cassation, du mécanisme de la question prioritaire de constitutionnalité est à l’évidence exclue au regard du libellé des dispositions nationales.

29 Partant, la présomption de pertinence dont bénéficie la demande de décision préjudicielle dans chacune des affaires n’est pas renversée par les objections émises par le gouvernement français.

30 Dans ces conditions, la demande de décision préjudicielle posée dans ces affaires doit être déclarée recevable.

Sur la première question

31 Par cette question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 267 TFUE s’oppose à une législation d’un État membre qui instaure une procédure incidente de contrôle de constitutionnalité des lois nationales imposant aux juridictions dudit État membre de se prononcer par priorité sur la transmission, à la juridiction nationale chargée

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d’exercer le contrôle de constitutionnalité des lois, d’une question relative à la conformité d’une disposition de droit interne avec la Constitution lorsque est en cause, concomitamment, la contrariété de celle-ci avec le droit de l’Union.

Observations soumises à la Cour

32 MM. Melki et Abdeli considèrent que la réglementation nationale en cause au principal est conforme au droit de l’Union, sous réserve que le Conseil constitutionnel examine le droit de l’Union et saisisse, en cas de doute sur l’interprétation de celui-ci, la Cour de justice d’une question préjudicielle, en demandant alors que le renvoi opéré soit soumis à la procédure accélérée en application de l’article 104 bis du règlement de procédure de la Cour de justice.

33 Le gouvernement français estime que le droit de l’Union ne s’oppose pas à la législation nationale en cause, dès lors que celle-ci ne modifie ni ne remet en cause le rôle et les compétences du juge national dans l’application du droit de l’Union. Afin d’étayer cette argumentation, ce gouvernement se fonde, en substance, sur la même interprétation de ladite législation que celle effectuée, postérieurement à la transmission des décisions de renvoi de la Cour de cassation à la Cour de justice, tant par le Conseil constitutionnel, dans sa décision n° 2010-605 DC, du 12 mai 2010, que par le Conseil d’État, dans sa décision n° 312305, du 14 mai 2010.

34 Selon cette interprétation, il serait exclu qu’une question prioritaire de constitutionnalité ait pour objet de soumettre au Conseil constitutionnel une question de compatibilité d’une loi avec le droit de l’Union. Il n’appartiendrait pas à celui-ci, mais aux juridictions ordinaires des ordres administratif et judiciaire d’examiner la conformité d’une loi au droit de l’Union, d’appliquer elles-mêmes et selon leur propre appréciation le droit de l’Union ainsi que de poser, simultanément ou postérieurement à la transmission de la question prioritaire de constitutionnalité, des questions préjudicielles à la Cour.

35 À cet égard, le gouvernement français soutient notamment que, selon la législation nationale en cause au principal, la juridiction nationale peut soit, sous certaines conditions, statuer au fond sans attendre la décision de la Cour de cassation, du Conseil d’État ou du Conseil constitutionnel sur la question prioritaire de constitutionnalité, soit prendre les mesures provisoires ou conservatoires nécessaires afin d’assurer une protection immédiate des droits que les justiciables tirent du droit de l’Union.

36 Tant le gouvernement français que le gouvernement belge font valoir que le mécanisme procédural de la question prioritaire de constitutionnalité a pour objet de garantir aux justiciables que leur demande d’examen de la constitutionnalité d’une disposition nationale sera effectivement traitée, sans que la saisine du Conseil constitutionnel puisse être écartée sur le fondement de l’incompatibilité de la disposition en question avec le droit de l’Union. En outre, la saisine du Conseil constitutionnel présenterait l’avantage que ce dernier peut abroger une loi incompatible avec la Constitution, cette abrogation étant alors dotée d’un effet erga omnes. En revanche, les effets d’un jugement d’une juridiction de l’ordre administratif ou judiciaire, qui constate qu’une disposition nationale est incompatible avec le droit de l’Union, sont limités au litige particulier tranché par cette juridiction.

37 Le gouvernement tchèque, quant à lui, propose de répondre qu’il découle du principe de primauté du droit de l’Union que le juge national est tenu d’assurer le plein effet du droit de l’Union en examinant la compatibilité du droit national avec le droit de l’Union et en n’appliquant pas les dispositions du droit national contraires à celui-ci, sans devoir en premier lieu saisir la Cour constitutionnelle nationale ou une autre juridiction nationale. Selon le gouvernement allemand, l’exercice du droit de saisir la Cour à titre préjudiciel, conférée par l’article 267 TFUE à toute juridiction nationale, ne doit pas être entravé par une disposition de droit national qui subordonne la saisine de la Cour en vue de l’interprétation du droit de l’Union à la décision d’une autre juridiction nationale. Le gouvernement polonais estime que l’article 267 TFUE ne s’oppose pas à une législation telle que celle visée par la première question posée, étant donné que la procédure y prévue ne porte pas atteinte à la substance des droits et des obligations des juridictions nationales tels qu’ils résultent dudit article.

38 La Commission considère que le droit de l’Union, et en particulier le principe de primauté de ce droit ainsi que l’article 267 TFUE, s’oppose à une réglementation nationale telle celle décrite dans les décisions de renvoi, dans l’hypothèse où toute contestation de la conformité d’une disposition législative au droit de l’Union permettrait au justiciable de se prévaloir d’une violation de la Constitution par cette disposition législative. Dans ce cas, la charge d’assurer le respect du droit de l’Union serait implicitement mais nécessairement transférée du juge du fond au Conseil constitutionnel. Par conséquent, le mécanisme de la question prioritaire de constitutionnalité aboutirait à une situation telle que celle jugée contraire au droit de l’Union par la Cour de justice dans l’arrêt du 9 mars 1978, Simmenthal

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(106/77, Rec. p. 629). Le fait que la juridiction constitutionnelle puisse, elle-même, poser des questions préjudicielles à la Cour de justice ne remédierait pas à cette situation.

39 Si, en revanche, une contestation de la conformité d’une disposition législative au droit de l’Union ne permet pas au justiciable de se prévaloir ipso facto d’une contestation de la conformité de la même disposition législative à la Constitution, de sorte que le juge du fond resterait compétent pour appliquer le droit de l’Union, celui-ci ne s’opposerait pas à une réglementation nationale telle que celle visée par la première question posée, pour autant que plusieurs critères soient remplis. Selon la Commission, le juge national doit rester libre de saisir concomitamment la Cour de justice de toute question préjudicielle qu’il juge nécessaire et d’adopter toute mesure nécessaire pour assurer la protection juridictionnelle provisoire des droits garantis par le droit de l’Union. Il serait également nécessaire, d’une part, que la procédure incidente de contrôle de constitutionnalité n’entraîne pas une suspension de la procédure au fond pour une durée excessive et, d’autre part, que, à l’issue de cette procédure incidente et indépendamment de son résultat, le juge national reste entièrement libre d’apprécier la conformité de la disposition législative nationale au droit de l’Union, de la laisser inappliquée s’il juge qu’elle est contraire au droit de l’Union et de saisir la Cour de justice de questions préjudicielles s’il le juge nécessaire.

Réponse de la Cour

40 L’article 267 TFUE attribue compétence à la Cour pour statuer, à titre préjudiciel, tant sur l’interprétation des traités et des actes pris par les institutions, organes ou organismes de l’Union que sur la validité de ces actes. Cet article dispose, à son deuxième alinéa, qu’une juridiction nationale peut soumettre de telles questions à la Cour, si elle estime qu’une décision sur ce point est nécessaire pour rendre son jugement, et, à son troisième alinéa, qu’elle est tenue de le faire si ses décisions ne sont pas susceptibles d’un recours juridictionnel de droit interne.

41 Il en résulte, en premier lieu, que, même s’il peut être avantageux, selon les circonstances, que les problèmes de pur droit national soient tranchés au moment du renvoi à la Cour (voir arrêt du 10 mars 1981, Irish Creamery Milk Suppliers Association e.a., 36/80 et 71/80, Rec. p. 735, point 6), les juridictions nationales ont la faculté la plus étendue de saisir la Cour si elles considèrent qu’une affaire pendante devant elles soulève des questions comportant une interprétation ou une appréciation en validité des dispositions du droit de l’Union nécessitant une décision de leur part (voir, notamment, arrêts du 16 janvier 1974, Rheinmühlen-Düsseldorf, 166/73, Rec. p. 33, point 3; du 27 juin 1991, Mecanarte, C-348/89, Rec. p. I-3277, point 44, et du 16 décembre 2008, Cartesio, C-210/06, Rec. p. I-9641, point 88).

42 La Cour en a conclu que l’existence d’une règle de droit interne liant les juridictions ne statuant pas en dernière instance à l’appréciation portée en droit par une juridiction de degré supérieur ne saurait, de ce seul fait, les priver de la faculté prévue à l’article 267 TFUE de saisir la Cour des questions d’interprétation du droit de l’Union (voir, en ce sens, arrêts précités Rheinmühlen-Düsseldorf, points 4 et 5, ainsi que Cartesio, point 94). La juridiction qui ne statue pas en dernière instance doit être libre, notamment si elle considère que l’appréciation en droit faite au degré supérieur pourrait l’amener à rendre un jugement contraire au droit de l’Union, de saisir la Cour des questions qui la préoccupent (arrêt du 9 mars 2010, ERG e.a., C-378/08, non encore publié au Recueil, point 32).

43 En deuxième lieu, la Cour a déjà jugé que le juge national chargé d’appliquer, dans le cadre de sa compétence, les dispositions du droit de l’Union a l’obligation d’assurer le plein effet de ces normes en laissant au besoin inappliquée, de sa propre autorité, toute disposition contraire de la législation nationale, même postérieure, sans qu’il ait à demander ou à attendre l’élimination préalable de celle-ci par voie législative ou par tout autre procédé constitutionnel (voir, notamment, arrêts Simmenthal, précité, points 21 et 24; du 20 mars 2003, Kutz-Bauer, C-187/00, Rec. p. I-2741, point 73; du 3 mai 2005, Berlusconi e.a., C-387/02, C-391/02 et C-403/02, Rec. p. I-3565, point 72, ainsi que du 19 novembre 2009, Filipiak, C-314/08, non encore publié au Recueil, point 81).

44 En effet, serait incompatible avec les exigences inhérentes à la nature même du droit de l’Union toute disposition d’un ordre juridique national ou toute pratique, législative, administrative ou judiciaire, qui aurait pour effet de diminuer l’efficacité du droit de l’Union par le fait de refuser au juge compétent pour appliquer ce droit le pouvoir de faire, au moment même de cette application, tout ce qui est nécessaire pour écarter les dispositions législatives nationales formant éventuellement obstacle à la pleine efficacité des normes de l’Union (voir arrêts Simmenthal, précité, point 22, ainsi que du 19 juin 1990, Factortame e.a., C-213/89, Rec. p. I-2433, point 20). Tel serait le cas si, dans l’hypothèse d’une contrariété entre une disposition du droit de l’Union et une loi nationale, la solution de ce conflit était réservée à une autorité autre que le juge appelé à assurer l’application du droit de l’Union, investie d’un pouvoir

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d’appréciation propre, même si l’obstacle en résultant ainsi pour la pleine efficacité de ce droit n’était que temporaire (voir, en ce sens, arrêt Simmenthal, précité, point 23).

45 En dernier lieu, la Cour a jugé qu’une juridiction nationale saisie d’un litige concernant le droit de l’Union, qui considère qu’une disposition nationale est non seulement contraire au droit de l’Union, mais également affectée de vices d’inconstitutionnalité, n’est pas privée de la faculté ou dispensée de l’obligation, prévues à l’article 267 TFUE, de saisir la Cour de justice de questions concernant l’interprétation ou la validité du droit de l’Union du fait que la constatation de l’inconstitutionnalité d’une règle du droit interne est soumise à un recours obligatoire devant la cour constitutionnelle. En effet, l’efficacité du droit de l’Union se trouverait menacée si l’existence d’un recours obligatoire devant la cour constitutionnelle pouvait empêcher le juge national, saisi d’un litige régi par le droit de l’Union, d’exercer la faculté qui lui est attribuée par l’article 267 TFUE de soumettre à la Cour de justice les questions portant sur l’interprétation ou sur la validité du droit de l’Union, afin de lui permettre de juger si une règle nationale est ou non compatible avec celui-ci (voir arrêt Mecanarte, précité, points 39, 45 et 46).

46 S’agissant des conséquences à tirer de la jurisprudence susmentionnée par rapport à des dispositions nationales telles que celles visées par la première question posée, il convient de relever que la juridiction de renvoi part de la prémisse que, selon ces dispositions, lors de l’examen d’une question de constitutionnalité qui est fondée sur l’incompatibilité de la loi en cause avec le droit de l’Union, le Conseil constitutionnel apprécie également la conformité de cette loi avec le droit de l’Union. Dans ce cas, le juge du fond procédant à la transmission de la question de constitutionnalité ne pourrait, avant cette transmission, ni statuer sur la compatibilité de la loi concernée avec le droit de l’Union ni poser une question préjudicielle à la Cour de justice en rapport avec ladite loi. En outre, dans l’hypothèse où le Conseil constitutionnel jugerait la loi en cause conforme au droit de l’Union, ledit juge du fond ne pourrait pas non plus, postérieurement à la décision rendue par le Conseil constitutionnel qui s’imposerait à toutes les autorités juridictionnelles, saisir la Cour de justice d’une question préjudicielle. Il en serait de même lorsque le moyen tiré de l’inconstitutionnalité d’une disposition législative est soulevé à l’occasion d’une instance devant le Conseil d’État ou la Cour de cassation.

47 Selon cette interprétation, la législation nationale en cause au principal aurait pour conséquence d’empêcher, tant avant la transmission d’une question de constitutionnalité que, le cas échéant, après la décision du Conseil constitutionnel sur cette question, les juridictions des ordres administratif et judiciaire nationales d’exercer leur faculté ou de satisfaire à leur obligation, prévues à l’article 267 TFUE, de saisir la Cour de questions préjudicielles. Force est de constater qu’il découle des principes dégagés par la jurisprudence rappelés aux points 41 à 45 du présent arrêt que l’article 267 TFUE s’oppose à une législation nationale telle que décrite dans les décisions de renvoi.

48 Toutefois, tel que cela ressort des points 33 à 36 du présent arrêt, les gouvernements français et belge ont présenté une interprétation différente de la législation française visée par la première question posée en se fondant, notamment, sur les décisions du Conseil constitutionnel n° 2010-605 DC, du 12 mai 2010, et du Conseil d’État n° 312305, du 14 mai 2010, rendues postérieurement à la transmission des décisions de renvoi de la Cour de cassation à la Cour de justice.

49 À cet égard, il convient de rappeler qu’il incombe à la juridiction de renvoi de déterminer, dans les affaires dont elle est saisie, quelle est l’interprétation correcte du droit national.

50 En vertu d’une jurisprudence constante, il appartient à la juridiction nationale de donner à la loi interne qu’elle doit appliquer, dans toute la mesure du possible, une interprétation conforme aux exigences du droit de l’Union (arrêts du 26 septembre 2000, Engelbrecht, C-262/97, Rec. p. I-7321, point 39; du 27 octobre 2009, ČEZ, C-115/08, non encore publié au Recueil, point 138, et du 13 avril 2010, Wall, C-91/08, non encore publié au Recueil, point 70). Eu égard aux décisions susmentionnées du Conseil constitutionnel et du Conseil d’État, une telle interprétation des dispositions nationales qui ont institué le mécanisme de contrôle de constitutionnalité en cause au principal ne saurait être exclue.

51 L’examen de la question de savoir si une interprétation conforme aux exigences du droit de l’Union du mécanisme de la question prioritaire de constitutionnalité est possible ne saurait remettre en cause les caractéristiques essentielles du système de coopération entre la Cour de justice et les juridictions nationales instauré par l’article 267 TFUE telles qu’elles découlent de la jurisprudence rappelée aux points 41 à 45 du présent arrêt.

52 En effet, selon la jurisprudence constante de la Cour, afin d’assurer la primauté du droit de l’Union, le fonctionnement dudit système de coopération nécessite que le juge national soit libre de saisir, à tout moment de la procédure qu’il

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juge approprié, et même à l’issue d’une procédure incidente de contrôle de constitutionnalité, la Cour de justice de toute question préjudicielle qu’il juge nécessaire.

53 Dans la mesure où le droit national prévoit l’obligation de déclencher une procédure incidente de contrôle de constitutionnalité qui empêcherait le juge national de laisser immédiatement inappliquée une disposition législative nationale qu’il estime contraire au droit de l’Union, le fonctionnement du système instauré par l’article 267 TFUE exige néanmoins que ledit juge soit libre, d’une part, d’adopter toute mesure nécessaire afin d’assurer la protection juridictionnelle provisoire des droits conférés par l’ordre juridique de l’Union et, d’autre part, de laisser inappliquée, à l’issue d’une telle procédure incidente, ladite disposition législative nationale s’il la juge contraire au droit de l’Union.

54 Il convient, par ailleurs, de souligner que le caractère prioritaire d’une procédure incidente de contrôle de constitutionnalité d’une loi nationale dont le contenu se limite à transposer les dispositions impératives d’une directive de l’Union ne saurait porter atteinte à la compétence de la seule Cour de justice de constater l’invalidité d’un acte de l’Union, et notamment d’une directive, compétence ayant pour objet de garantir la sécurité juridique en assurant l’application uniforme du droit de l’Union (voir, en ce sens, arrêts du 22 octobre 1987, Foto-Frost, 314/85, Rec. p. 4199, points 15 à 20; du 10 janvier 2006, IATA et ELFAA, C-344/04, Rec. p. I-403, point 27, ainsi que du 18 juillet 2007, Lucchini, C-119/05, Rec. p. I-6199, point 53).

55 En effet, pour autant que le caractère prioritaire d’une procédure incidente de contrôle de constitutionnalité aboutit à l’abrogation d’une loi nationale se limitant à transposer les dispositions impératives d’une directive de l’Union en raison de la contrariété de cette loi à la Constitution nationale, la Cour pourrait, en pratique, être privée de la possibilité de procéder, à la demande des juridictions du fond de l’État membre concerné, au contrôle de la validité de ladite directive par rapport aux mêmes motifs relatifs aux exigences du droit primaire, et notamment des droits reconnus par la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, à laquelle l’article 6 TUE confère la même valeur juridique que celle qui est reconnue aux traités.

56 Avant que le contrôle incident de constitutionnalité d’une loi dont le contenu se limite à transposer les dispositions impératives d’une directive de l’Union puisse s’effectuer par rapport aux mêmes motifs mettant en cause la validité de la directive, les juridictions nationales, dont les décisions ne sont pas susceptibles d’un recours juridictionnel de droit interne, sont, en principe, tenues, en vertu de l’article 267, troisième alinéa, TFUE, d’interroger la Cour de justice sur la validité de cette directive et, par la suite, de tirer les conséquences qui découlent de l’arrêt rendu par la Cour à titre préjudiciel, à moins que la juridiction déclenchant le contrôle incident de constitutionnalité n’ait elle-même saisi la Cour de justice de cette question sur la base du deuxième alinéa dudit article. En effet, s’agissant d’une loi nationale de transposition d’un tel contenu, la question de savoir si la directive est valide revêt, eu égard à l’obligation de transposition de celle-ci, un caractère préalable. En outre, l’encadrement dans un délai strict de la durée d’examen par les juridictions nationales ne saurait faire échec au renvoi préjudiciel relatif à la validité de la directive en cause.

57 Par voie de conséquence, il y a lieu de répondre à la première question posée que l’article 267 TFUE s’oppose à une législation d’un État membre qui instaure une procédure incidente de contrôle de constitutionnalité des lois nationales, pour autant que le caractère prioritaire de cette procédure a pour conséquence d’empêcher, tant avant la transmission d’une question de constitutionnalité à la juridiction nationale chargée d’exercer le contrôle de constitutionnalité des lois que, le cas échéant, après la décision de cette juridiction sur ladite question, toutes les autres juridictions nationales d’exercer leur faculté ou de satisfaire à leur obligation de saisir la Cour de questions préjudicielles. En revanche, l’article 267 TFUE ne s’oppose pas à une telle législation nationale, pour autant que les autres juridictions nationales restent libres :

– de saisir, à tout moment de la procédure qu’elles jugent approprié, et même à l’issue de la procédure incidente de contrôle de constitutionnalité, la Cour de toute question préjudicielle qu’elles jugent nécessaire,

– d’adopter toute mesure nécessaire afin d’assurer la protection juridictionnelle provisoire des droits conférés par l’ordre juridique de l’Union, et

– de laisser inappliquée, à l’issue d’une telle procédure incidente, la disposition législative nationale en cause si elles la jugent contraire au droit de l’Union.

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Il appartient à la juridiction de renvoi de vérifier si la législation nationale en cause au principal peut être interprétée conformément à ces exigences du droit de l’Union.

Sur la seconde question

58 Par sa seconde question, la juridiction de renvoi cherche à savoir, en substance, si l’article 67 TFUE s’oppose à une législation nationale qui permet aux autorités de police de contrôler, dans une zone de 20 kilomètres à partir de la frontière terrestre d’un État membre avec les États parties à la CAAS, l’identité de toute personne, en vue de vérifier le respect, par celle-ci, des obligations de détention, de port et de présentation des titres et des documents prévues par la loi.

Observations soumises à la Cour

59 MM. Melki et Abdeli sont d’avis que les articles 67 TFUE et 77 TFUE prévoient une absence pure et simple de contrôles aux frontières intérieures et que le traité de Lisbonne a, de ce fait, conféré un caractère absolu à la libre circulation des personnes, quelle que soit la nationalité des personnes concernées. Par conséquent, cette liberté de circulation s’opposerait à une restriction telle que celle prévue à l’article 78-2, quatrième alinéa, du code de procédure pénale, qui autoriserait les autorités nationales à pratiquer des contrôles d’identité systématiques dans les zones frontalières. En outre, ils demandent de constater l’invalidité de l’article 21 du règlement n° 562/2006, au motif qu’il méconnaît en lui-même le caractère absolu de la liberté d’aller et de venir telle que consacrée aux articles 67 TFUE et 77 TFUE.

60 Le gouvernement français soutient que les dispositions nationales en cause au principal se justifient par la nécessité de lutter contre un type de délinquance spécifique dans les zones de passage et aux abords des frontières présentant des risques particuliers. Les contrôles d’identité effectués sur le fondement de l’article 78-2, quatrième alinéa, du code de procédure pénale respecteraient pleinement l’article 21, sous a), du règlement n° 562/2006. Ils auraient pour objectif de vérifier l’identité d’une personne, soit afin de prévenir la commission d’infractions ou de troubles à l’ordre public, soit afin de rechercher les auteurs d’une infraction. Ces contrôles se fonderaient également sur des informations générales et sur l’expérience des services de police qui auraient démontré l’utilité particulière des contrôles dans ces zones. Ils seraient effectués sur la base de renseignements policiers provenant de précédentes enquêtes de la police judiciaire ou d’informations obtenues dans le cadre de la coopération entre les polices des différents États membres, qui orienteraient les lieux et les moments du contrôle. Lesdits contrôles ne seraient ni fixes, ni permanents, ni systématiques. En revanche, ils seraient réalisés à l’improviste.

61 Les gouvernements allemand, hellénique, néerlandais et slovaque proposent également de répondre par la négative à la seconde question, soulignant que, même après l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne, des contrôles de police non systématiques dans les zones frontalières demeurent possibles dans le respect des conditions prévues à l’article 21 du règlement n° 562/2006. Ces gouvernements soutiennent notamment que les contrôles d’identité dans ces zones, prévus par la réglementation nationale en cause au principal, se distinguent par leur finalité, leur contenu, la façon dont ils sont effectués ainsi que par leurs conséquences du contrôle aux frontières au sens de l’article 20 du règlement n° 562/2006. Lesdits contrôles pourraient être autorisés au titre des dispositions de l’article 21, sous a) ou c), de ce règlement.

62 En revanche, le gouvernement tchèque ainsi que la Commission considèrent que les articles 20 et 21 du règlement n° 562/2006 s’opposent à une réglementation nationale telle que celle en cause au principal. Les contrôles prévus par celle-ci constitueraient des contrôles aux frontières dissimulés qui ne pourraient pas être autorisés en vertu de l’article 21 du règlement n° 562/2006, étant donné qu’ils seraient seulement permis dans les zones frontalières et ne seraient soumis à aucune autre condition que celle de la présence de la personne contrôlée dans l’une de ces zones.

Réponse de la Cour

63 À titre liminaire, il convient de relever que la juridiction de renvoi n’a pas posé de question préjudicielle relative à la validité d’une disposition du règlement n° 562/2006. L’article 267 TFUE ne constituant pas une voie de recours ouverte aux parties au litige pendant devant le juge national, la Cour ne saurait être tenue d’apprécier la validité du droit de l’Union pour le seul motif que cette question a été invoquée devant elle par l’une de ces parties (arrêt du 30 novembre 2006, Brünsteiner et Autohaus Hilgert, C-376/05 et C-377/05, Rec. p. I-11383, point 28).

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64 En ce qui concerne l’interprétation sollicitée par la juridiction de renvoi de l’article 67 TFUE, qui prévoit, au paragraphe 2 de celui-ci, que l’Union assure l’absence de contrôles des personnes aux frontières intérieures, il convient de relever que cet article figure au chapitre 1, intitulé «dispositions générales», du titre V du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne et qu’il ressort des termes mêmes dudit article que c’est l’Union qui est destinataire de l’obligation qu’il édicte. Dans ledit chapitre 1 figure également l’article 72, qui reprend la réserve de l’article 64, paragraphe 1, CE relative à l’exercice des responsabilités incombant aux États membres pour le maintien de l’ordre public et la sauvegarde de la sécurité intérieure.

65 Le chapitre 2 dudit titre V contient des dispositions spécifiques sur la politique relative aux contrôles aux frontières, et notamment l’article 77 TFUE, qui succède à l’article 62 CE. Selon le paragraphe 2, sous e), de cet article 77, le Parlement européen et le Conseil adoptent les mesures portant sur l’absence de tout contrôle des personnes lors du franchissement des frontières intérieures. Il s’ensuit qu’il y a lieu de prendre en considération les dispositions adoptées sur cette base, et notamment les articles 20 et 21 du règlement n° 562/2006, afin d’apprécier si le droit de l’Union s’oppose à une législation nationale telle que celle figurant à l’article 78-2, quatrième alinéa, du code de procédure pénale.

66 Le législateur communautaire a mis en œuvre le principe de l’absence de contrôles aux frontières intérieures en adoptant, au titre de l’article 62 CE, le règlement n° 562/2006 visant, selon le vingt-deuxième considérant de celui-ci, à développer l’acquis de Schengen. Ce règlement établit, en son titre III, un régime communautaire relatif au franchissement des frontières intérieures, remplaçant à partir du 13 octobre 2006 l’article 2 de la CAAS. L’applicabilité de ce règlement n’a pas été affectée par l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne. En effet, le protocole n° 19 y annexé prévoit expressément que l’acquis de Schengen demeure applicable.

67 L’article 20 du règlement n° 562/2006 dispose que les frontières intérieures peuvent être franchies en tout lieu sans que des vérifications aux frontières soient effectuées sur les personnes, quelle que soit leur nationalité. Aux termes de l’article 2, point 10, dudit règlement, des «vérifications aux frontières» désignent les vérifications effectuées aux points de passage frontaliers afin de s’assurer que les personnes peuvent être autorisées à entrer sur le territoire des États membres ou à le quitter.

68 S’agissant des contrôles prévus à l’article 78-2, quatrième alinéa, du code de procédure pénale, il y a lieu de constater qu’ils sont effectués non pas «aux frontières», mais à l’intérieur du territoire national et qu’ils sont indépendants du franchissement de la frontière par la personne contrôlée. En particulier, ils ne sont pas effectués au moment du franchissement de la frontière. Ainsi, lesdits contrôles constituent non pas des vérifications aux frontières interdites par l’article 20 du règlement n° 562/2006, mais des vérifications à l’intérieur du territoire d’un État membre, visées par l’article 21 dudit règlement.

69 L’article 21, sous a), du règlement n° 562/2006 dispose que la suppression du contrôle aux frontières intérieures ne porte pas atteinte à l’exercice des compétences de police par les autorités compétentes de l’État membre en vertu du droit national, dans la mesure où l’exercice de ces compétences n’a pas un effet équivalent à celui des vérifications aux frontières, et que cela vaut également dans les zones frontalières. Il s’ensuit que des contrôles à l’intérieur du territoire d’un État membre ne sont, en vertu de cet article 21, sous a), interdits que lorsqu’ils revêtent un effet équivalent à celui des vérifications aux frontières.

70 L’exercice des compétences de police ne peut, selon la seconde phrase de cette disposition, en particulier, être considéré comme équivalent à l’exercice des vérifications aux frontières lorsque les mesures de police n’ont pas pour objectif le contrôle aux frontières, sont fondées sur des informations générales et l’expérience des services de police relatives à d’éventuelles menaces pour la sécurité publique et visent, notamment, à lutter contre la criminalité transfrontalière, sont conçues et exécutées d’une manière clairement distincte des vérifications systématiques des personnes effectuées aux frontières extérieures et, enfin, sont réalisées sur la base de vérifications effectuées à l’improviste.

71 En ce qui concerne la question de savoir si l’exercice des compétences de contrôle accordées par l’article 78-2, quatrième alinéa, du code de procédure pénale revêt un effet équivalent à celui des vérifications aux frontières, il convient de constater, en premier lieu, que l’objectif des contrôles prévus par cette disposition n’est pas le même que celui du contrôle aux frontières au sens du règlement n° 562/2006. Ce contrôle a pour objectif, selon l’article 2, points 9 à 11, dudit règlement, d’une part, de s’assurer que les personnes peuvent être autorisées à entrer sur le territoire de l’État membre ou à le quitter et, d’autre part, d’empêcher les personnes de se soustraire aux vérifications aux frontières. En revanche, ladite disposition nationale vise la vérification du respect des obligations de détention, de port et de présentation des titres et documents prévues par la loi. La possibilité pour un État membre de prévoir de telles

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obligations dans son droit national n’est pas, en vertu de l’article 21, sous c), du règlement n° 562/2006, affectée par la suppression du contrôle aux frontières intérieures.

72 En second lieu, le fait que le champ d’application territorial de la compétence accordée par la disposition nationale en cause au principal est limité à une zone frontalière ne suffit pas, à lui seul, pour constater l’effet équivalent de l’exercice de cette compétence au sens de l’article 21, sous a), du règlement n° 562/2006, compte tenu des termes et de l’objectif de cet article 21. Toutefois, s’agissant des contrôles à bord d’un train effectuant une liaison internationale et sur une autoroute à péage, la disposition nationale en cause au principal prévoit des règles particulières relatives à son champ d’application territorial, élément qui pourrait, quant à lui, constituer un indice pour l’existence d’un tel effet équivalent.

73 En outre, l’article 78-2, quatrième alinéa, du code de procédure pénale, qui autorise des contrôles indépendamment du comportement de la personne concernée et de circonstances particulières établissant un risque d’atteinte à l’ordre public, ne contient ni précisions ni limitations de la compétence ainsi accordée, notamment relatives à l’intensité et à la fréquence des contrôles pouvant être effectués sur cette base juridique, ayant pour objet d’éviter que l’application pratique de cette compétence par les autorités compétentes aboutisse à des contrôles ayant un effet équivalent à celui des vérifications aux frontières au sens de l’article 21, sous a), du règlement n° 562/2006.

74 Afin de satisfaire aux articles 20 et 21, sous a), du règlement n° 562/2006, interprétés à la lumière de l’exigence de sécurité juridique, une législation nationale conférant une compétence aux autorités de police pour effectuer des contrôles d’identité, compétence qui est, d’une part, limitée à la zone frontalière de l’État membre avec d’autres États membres et, d’autre part, indépendante du comportement de la personne contrôlée et de circonstances particulières établissant un risque d’atteinte à l’ordre public, doit prévoir l’encadrement nécessaire de la compétence conférée à ces autorités afin, notamment, de guider le pouvoir d’appréciation dont disposent ces dernières dans l’application pratique de ladite compétence. Cet encadrement doit garantir que l’exercice pratique de la compétence consistant à effectuer des contrôles d’identité ne puisse pas revêtir un effet équivalent à celui des vérifications aux frontières, tel qu’il ressort, en particulier, des circonstances figurant à la seconde phrase de l’article 21, sous a), du règlement n° 562/2006.

75 Dans ces conditions, il convient de répondre à la seconde question posée que l’article 67, paragraphe 2, TFUE ainsi que les articles 20 et 21 du règlement n° 562/2006 s’opposent à une législation nationale conférant aux autorités de police de l’État membre concerné la compétence de contrôler, uniquement dans une zone de 20 kilomètres à partir de la frontière terrestre de cet État avec les États parties à la CAAS, l’identité de toute personne, indépendamment du comportement de celle-ci et de circonstances particulières établissant un risque d’atteinte à l’ordre public, en vue de vérifier le respect des obligations de détention, de port et de présentation des titres et des documents prévues par la loi, sans prévoir l’encadrement nécessaire de cette compétence garantissant que l’exercice pratique de ladite compétence ne puisse pas revêtir un effet équivalent à celui des vérifications aux frontières.

Sur les dépens

76 La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.

Par ces motifs, la Cour (grande chambre) dit pour droit :

1) L’article 267 TFUE s’oppose à une législation d’un État membre qui instaure une procédure incidente de contrôle de constitutionnalité des lois nationales, pour autant que le caractère prioritaire de cette procédure a pour conséquence d’empêcher, tant avant la transmission d’une question de constitutionnalité à la juridiction nationale chargée d’exercer le contrôle de constitutionnalité des lois que, le cas échéant, après la décision de cette juridiction sur ladite question, toutes les autres juridictions nationales d’exercer leur faculté ou de satisfaire à leur obligation de saisir la Cour de questions préjudicielles. En revanche, l’article 267 TFUE ne s’oppose pas à une telle législation nationale pour autant que les autres juridictions nationales restent libres:

– de saisir, à tout moment de la procédure qu’elles jugent approprié, et même à l’issue de la procédure incidente de contrôle de constitutionnalité, la Cour de toute question préjudicielle qu’elles jugent nécessaire,

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– d’adopter toute mesure nécessaire afin d’assurer la protection juridictionnelle provisoire des droits conférés par l’ordre juridique de l’Union, et

– de laisser inappliquée, à l’issue d’une telle procédure incidente, la disposition législative nationale en cause si elles la jugent contraire au droit de l’Union.

Il appartient à la juridiction de renvoi de vérifier si la législation nationale en cause au principal peut être interprétée conformément à ces exigences du droit de l’Union.

2) L’article 67, paragraphe 2, TFUE ainsi que les articles 20 et 21 du règlement (CE) n° 562/2006 du Parlement européen et du Conseil, du 15 mars 2006, établissant un code communautaire relatif au régime de franchissement des frontières par les personnes (code frontières Schengen), s’opposent à une législation nationale conférant aux autorités de police de l’État membre concerné la compétence de contrôler, uniquement dans une zone de 20 kilomètres à partir de la frontière terrestre de cet État avec les États parties à la convention d’application de l’accord de Schengen, du 14 juin 1985, entre les gouvernements des États de l’Union économique Benelux, de la République fédérale d’Allemagne et de la République française relatif à la suppression graduelle des contrôles aux frontières communes, signée à Schengen (Luxembourg) le 19 juin 1990, l’identité de toute personne, indépendamment du comportement de celle-ci et de circonstances particulières établissant un risque d’atteinte à l’ordre public, en vue de vérifier le respect des obligations de détention, de port et de présentation des titres et des documents prévues par la loi, sans prévoir l’encadrement nécessaire de cette compétence garantissant que l’exercice pratique de ladite compétence ne puisse pas revêtir un effet équivalent à celui des vérifications aux frontières.

La Garde à Vue

Avis n° 9002 du 5 juin 2012 de la Chambre criminelle

Avis

LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE CRIMINELLE, composée conformément à l’article R. 431-5 du code de l’organisation judiciaire, en son audience publique tenue au Palais de Justice à PARIS, le vingt-deux mai deux mille douze, a rendu l’avis suivant :

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Vu la demande d’avis formulée le 3 avril 2012 par la première chambre civile à l’occasion de l’examen des pourvois B1119250, Q1121792, R1119378, C1119251, N1130530, D1130384, Q11130371 et ainsi libellée : "A la lumière des arrêts de la Cour de justice de l’Union européenne du 28 avril 2011(El Dridi) et du 6 décembre 2011 (Achugbabian) ainsi que, d’une part, de l’article 63 du code de procédure pénale dans sa version antérieure à celle issue de la loi du 14 avril 2011, d’autre part, des articles 62-2 et 67 du code de procédure pénale dans leur rédaction actuellement en vigueur, un ressortissant d’un Etat tiers à l’Union européenne peut-il être placé en garde à vue, sur le fondement du seul article L. 621-1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile( CESEDA) ?" ;

Vu la communication faite au procureur général ;

Vu la directive du Parlement européen et du Conseil du 16 décembre 2008 relative aux normes et procédures communes applicables dans les Etats membres au retour des ressortissants de pays tiers en situation irrégulière ;

Vu les arrêts de la Cour de justice de l’Union européenne du 28 avril 2011(El Dridi) et du 6 décembre 2011 (Achugbabian) ;

Sur le rapport de M. Guérin, conseiller, les observations de Me Spinosi, et les conclusions de M. l’avocat général Mathon, Me Spinosi ayant eu la parole en dernier ;

A émis l’avis suivant :

“Il résulte de l’article 62-2 du code de procédure pénale issu de la loi n° 2011-392 du 14 avril 2011 qu’une mesure de garde à vue ne peut être décidée par un officier de police judiciaire que s’il existe des raisons plausibles de soupçonner que la personne concernée a commis ou tenté de commettre un crime ou un délit puni d’emprisonnement ; qu’en outre, la mesure doit obéir à l’un des objectifs nécessaires à la conduite de la procédure pénale engagée ; qu’à la suite de l’entrée en application de la directive du 16 décembre 2008 relative aux normes et procédures communes applicables dans les Etats membres au retour des ressortissants d’Etats tiers en séjour irrégulier, telle qu’interprétée par la Cour de justice de l’Union européenne, le ressortissant d’un Etat tiers mis en cause, pour le seul délit prévu par l’article L. 621-1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers, n’encourt pas l’emprisonnement lorsqu’il n’a pas été soumis préalablement aux mesures coercitives visées à l’article 8 de ladite directive ; qu’il ne peut donc être placé en garde à vue à l’occasion d’une procédure diligentée de ce seul chef ;

Pour les mêmes raisons, il apparaît que le ressortissant d’un Etat tiers ne pouvait, dans l’état du droit antérieur à l’entrée en vigueur de la loi du 14 avril 2011, être placé en garde à vue à l’occasion d’une procédure diligentée pour entrée ou séjour irréguliers selon la procédure de flagrant délit, le placement en garde à vue n’étant possible, en application des articles 63 et 67 du code de procédure pénale alors en vigueur, qu’à l’occasion des enquêtes sur les délits punis d’emprisonnement. Le même principe devait prévaloir lorsque l’enquête était menée selon d’autres formes procédurales.”

ORDONNE la transmission du dossier et de l’avis à la première chambre

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Conseil d'État N° 349752 Inédit au recueil Lebon 6ème sous-section jugeant seule Mme Christine Maugüé, président Mme Sophie Roussel, rapporteur M. Cyril Roger-Lacan, rapporteur public SCP BORE ET SALVE DE BRUNETON, avocats Lecture du mardi 23 août 2011 REPUBLIQUE FRANCAISE AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

Vu le mémoire, enregistré le 31 mai 2011 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, présenté pour M. Grégoire A, demeurant ..., M. Fabrice D, demeurant ..., M. Pierre J, demeurant..., M. Mathieu L, demeurant..., M. Martin F, demeurant..., Mme Elise K, demeurant..., Mme Julia E, demeurant..., Mme Peggy H, demeurant ..., Mme Véronica B, demeurant..., Mme Alexandra C, demeurant..., M. Georges G, demeurant..., M. Benjamin I, demeurant... ; M. A et autres demandent, à l'appui de leur requête tendant à l'annulation de la circulaire du garde des sceaux, ministre de la justice et des libertés, du 23 mai 2011 relative à l'application des dispositions relatives à la garde à vue de la loi n° 2011-392 du 14 avril 2011 relative à la garde à vue, de renvoyer au Conseil constitutionnel la question de la conformité aux droits et libertés garantis par la Constitution des articles 62 et 63-4-1 à 63-4-5 du code de procédure pénale dans leur rédaction issue de la loi n° 2011-392 du 14 avril 2011 relative à la garde à vue ; Vu les autres pièces du dossier ; Vu la Constitution, notamment son préambule et son article 61-1 ; Vu l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 ; Vu le code de procédure pénale, notamment ses articles 62 et 63-4-1 à 63-4-5 ; Vu la loi n° 2011-392 du 14 avril 2011 ; Vu le code de justice administrative ; Après avoir entendu en séance publique : - le rapport de Mme Sophie Roussel, Auditeur ; - les observations de la SCP Boré et Salve de Bruneton, avocat de M. A et autres ; - les conclusions de M. Cyril Roger-Lacan, rapporteur public ; La parole ayant été à nouveau donnée à la SCP Boré et Salve de Bruneton, avocat de M. A et autres ; Considérant qu'aux termes du premier alinéa de l'article 23-5 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel : Le moyen tiré de ce qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution peut être soulevé (...) à l'occasion d'une instance devant le Conseil d'Etat (...) ; qu'il résulte des dispositions de ce même article que le Conseil constitutionnel est saisi de la question prioritaire de constitutionnalité à la triple condition que la disposition contestée soit applicable au litige ou à la procédure, qu'elle n'ait pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances, et que la question soit nouvelle ou présente un caractère sérieux ; Considérant que les articles 62 et 63-4-1 à 63-4-5 du code de procédure pénale dans leur rédaction issue de la loi n° 2011-392 du 14 avril 2011 relative à la garde à vue sont applicables au présent litige au sens et pour l'application de l'article 23-5 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 ; que ces dispositions n'ont pas déjà été déclarées conformes à la Constitution par le Conseil constitutionnel ; que le moyen tiré de ce que ces dispositions, qui définissent l'étendue et les modalités de l'assistance par un avocat des personnes faisant l'objet d'une garde à vue, portent atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution, notamment au principe des droits de la défense et à son corollaire, la garantie d'une procédure juste et équitable, soulève une question présentant un caractère sérieux ; qu'ainsi, il y a lieu de renvoyer au Conseil constitutionnel la question prioritaire de constitutionnalité invoquée ; D E C I D E : Article 1er : La question de la conformité à la Constitution des articles 62 et 63-4-1 à 63-4-5 du code de procédure pénale dans leur rédaction issue de la loi n° 2011-392 du 14 avril 2011 relative à la garde à vue, est renvoyée au Conseil constitutionnel. Article 2 : Il est sursis à statuer sur la requête de M. A et autres jusqu'à ce que le Conseil constitutionnel ait tranché la question de constitutionnalité ainsi soulevée. Article 3 : La présente décision sera notifiée à M. Grégoire A, premier requérant dénommé, au garde des sceaux, ministre de la justice et des libertés et au Premier ministre.

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La liberté d’aller et de venir

Décision no 99-411 DC du 16 juin 1999

LOI PORTANT DIVERSES MESURES RELATIVES A LA SECURITE ROUTIERE ET AUX INFRACTIONS SUR LES AGENTS DES EXPLOITANTS DE RESEAU DE TRANSPORT PUBLIC DE VOYAGEURS

Le Conseil constitutionnel a été saisi le 19 mai 1999 dans les conditions prévues à l'article 61, alinéa 2, de la Constitution de la conformité à celle-ci de la loi portant diverses mesures relatives à la sécurité routière et aux infractions sur les agents des exploitants du réseau de transport public de voyageurs ;

Le Conseil constitutionnel,

Vu la Constitution ;

Vu l'ordonnance no 58-1067 du 7 novembre 1958 modifiée, portant loi organique sur le Conseil constitutionnel, notamment le chapitre II du titre II de ladite ordonnance ;

Vu le code pénal ;

Vu le code de la route ;

Vu les observations du Gouvernement enregistrées le 1er juin 1999 ;

Le rapporteur ayant été entendu ;

Considérant que les députés auteurs de la saisine défèrent au Conseil constitutionnel la loi portant diverses mesures relatives à la sécurité routière et aux infractions sur les agents des exploitants de réseau de transport public de voyageurs en arguant d'inconstitutionnalité les articles 6, 7 et 8 de celle-ci ;

Considérant que la prévention d'atteintes à l'ordre public, notamment d'atteintes à l'intégrité physique des personnes, la recherche et la condamnation des auteurs d'infractions sont nécessaires à la sauvegarde de principes et droits de valeur constitutionnelle ; qu'il appartient au législateur d'assurer la conciliation entre ces objectifs de valeur constitutionnelle et l'exercice des libertés publiques constitutionnellement garanties au nombre desquelles figurent notamment la liberté individuelle et la liberté d'aller et venir ;

Sur l'article 6 :

Considérant que l'article 6 de la loi déférée insère dans le code de la route un article L. 21-2 aux termes duquel :

« Par dérogation aux dispositions de l'article L. 21, le titulaire du certificat d'immatriculation du véhicule est redevable pécuniairement de l'amende encourue pour des contraventions à la réglementation sur les vitesses maximales autorisées et sur les signalisations imposant l'arrêt des véhicules, à moins qu'il n'établisse l'existence d'un vol ou de tout autre événement de force majeure ou qu'il n'apporte tous éléments permettant d'établir qu'il n'est pas l'auteur véritable de l'infraction.

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« La personne déclarée redevable en application des dispositions du présent article n'est pas responsable pénalement de l'infraction. Lorsque le tribunal de police, y compris par ordonnance pénale, fait application des dispositions du présent article, sa décision ne donne pas lieu à inscription au casier judiciaire, ne peut être prise en compte pour la récidive et n'entraîne pas retrait des points affectés au permis de conduire. Les règles sur la contrainte par corps ne sont pas applicables au paiement de l'amende.

« Les deuxième et troisième alinéas de l'article L. 21-1 sont applicables dans les mêmes circonstances » ;

Considérant que les auteurs de la saisine font grief à cet article de méconnaître l'interdiction des peines automatiques et de porter en conséquence atteinte au principe de nécessité des peines posé par l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, ainsi qu'aux principes de personnalité des peines et de responsabilité personnelle issus du code pénal ; qu'ils soutiennent également que cette disposition établirait une présomption de responsabilité contraire au principe de la présomption d'innocence énoncé par l'article 6 de la Convention européenne des droits de l'homme ;

Considérant, en premier lieu, qu'aux termes de l'article 9 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen : « Tout homme étant présumé innocent jusqu'à ce qu'il ait été déclaré coupable, s'il est jugé indispensable de l'arrêter, toute rigueur qui ne serait pas nécessaire pour s'assurer de sa personne doit être sévèrement réprimée par la loi » ; qu'il en résulte qu'en principe le législateur ne saurait instituer de présomption de culpabilité en matière répressive ; que, toutefois, à titre exceptionnel, de telles présomptions peuvent être établies, notamment en matière contraventionnelle, dès lors qu'elles ne revêtent pas de caractère irréfragable, qu'est assuré le respect des droits de la défense et que les faits induisent raisonnablement la vraisemblance de l'imputabilité ;

Considérant, en l'espèce, que le titulaire du certificat d'immatriculation du véhicule est tenu au paiement d'une somme équivalent au montant de l'amende encourue pour des contraventions au code de la route en raison d'une présomption simple, qui repose sur une vraisemblance raisonnable d'imputabilité des faits incriminés ; que le législateur permet à l'intéressé de renverser la présomption de faute par la preuve de la force majeure ou en apportant tous éléments justificatifs de nature à établir qu'il n'est pas l'auteur de l'infraction ; qu'en outre, le titulaire du certificat d'immatriculation ne peut être déclaré redevable pécuniairement de l'amende que par une décision juridictionnelle prenant en considération les faits de l'espèce et les facultés contributives de la personne intéressée ; que, sous réserve que le titulaire du certificat d'immatriculation puisse utilement faire valoir ses moyens de défense à tout stade de la procédure, est dès lors assuré le respect des droits de la défense ; que, par ailleurs, manque en fait le moyen tiré du caractère automatique de la sanction ;

Considérant, en deuxième lieu, qu'en l'absence d'événement de force majeure tel que le vol de véhicule, le refus du titulaire du certificat d'immatriculation d'admettre sa responsabilité personnelle dans la commission des faits, s'il en est l'auteur, ou, dans le cas contraire, son refus ou son incapacité d'apporter tous éléments justificatifs utiles seraient constitutifs d'une faute personnelle ; que celle-ci s'analyserait, en particulier, en un refus de contribuer à la manifestation de la vérité ou en un défaut de vigilance dans la garde du véhicule ; qu'est ainsi respecté le principe, résultant des articles 8 et 9 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, selon lequel nul n'est punissable que de son propre fait ;

Considérant, en troisième lieu, que, selon les termes mêmes du deuxième alinéa de l'article L. 21-2 du code de la route, les dispositions de l'article en cause n'ont pas pour effet d'engager la responsabilité pénale du titulaire du certificat d'immatriculation du véhicule ; que le paiement de l'amende encourue, dont le montant maximal est celui prévu pour les contraventions correspondantes, ne donne pas lieu à inscription au casier judiciaire, n'est pas pris en compte au titre de la récidive et n'entraîne pas de retrait de points affectés au permis de conduire ; qu'au surplus, les règles de la contrainte par corps ne sont pas applicables audit paiement ; que la sanction résultant de l'application de l'article L. 21-2 du code de la route ne saurait donc être considérée comme manifestement disproportionnée par rapport à la faute sanctionnée ;

Considérant qu'il résulte de tout ce qui précède que les griefs soulevés par les auteurs de la saisine à l'encontre de l'article 6 doivent être écartés ;

Sur l'article 7 :

Considérant que l'article 7 de la loi déférée ajoute au titre Ier du code de la route un article L. 4-1 aux termes duquel : « Est puni de trois mois d'emprisonnement et de 25 000 F d'amende tout conducteur d'un véhicule à moteur qui, déjà condamné définitivement pour un dépassement de la vitesse maximale autorisée égal ou supérieur à 50 km/h, commet la même infraction dans le délai d'un an à compter de la date à laquelle cette condamnation est devenue définitive. » ;

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Considérant que les députés auteurs de la saisine font grief à cette disposition de méconnaître les principes de nécessité et de proportionnalité des peines énoncés par l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen ; qu'ils soutiennent à cette fin que « le législateur, en créant un nouveau délit gravement sanctionné, a commis une erreur manifeste d'appréciation au regard du dispositif répressif existant » ; qu'ils font valoir à cet égard que les dispositions pénales actuellement en vigueur prévoient que le dépassement d'au moins 50 km/h de la vitesse maximale autorisée constitue une contravention de la 5e classe, le retrait de points affectés au permis de conduire pouvant au surplus être encouru ; qu'en outre, certains comportements que le législateur souhaite voir sanctionnés entreraient d'ores et déjà dans le champ de l'article 223-1 du code pénal relatif au délit de mise en danger d'autrui ;

Considérant qu'il revient au législateur, compte tenu des objectifs qu'il s'assigne, de fixer, dans le respect des principes constitutionnels, les règles concernant la détermination des crimes et délits, ainsi que des peines qui leur sont applicables ;

Considérant, en premier lieu, qu'aux termes de l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen : « la loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires... » ; qu'en conséquence, il appartient au Conseil constitutionnel de vérifier qu'eu égard à la qualification des faits en cause, la détermination des sanctions dont sont assorties les infractions correspondantes n'est pas entachée d'erreur manifeste d'appréciation ;

Considérant que les éléments constitutifs du délit institué par l'article L. 4-1 nouveau du code de la route sont distincts de ceux du délit de mise en danger d'autrui institué par l'article 223-1 du code pénal qui est puni d'un an d'emprisonnement et de 100 000 F d'amende ; qu'en l'état de la législation, le dépassement d'au moins 50 km/h de la vitesse maximale autorisée ne constitue qu'une contravention de la 5e classe pour laquelle la récidive n'est pas prévue ; qu'en prévoyant la récidive de cette contravention, pour répondre aux exigences de la lutte contre l'insécurité routière, et en la réprimant par une peine délictuelle de trois mois d'emprisonnement et de 25 000 F d'amende, le législateur a fixé une peine maximale inférieure au quantum de la peine pouvant être prononcée si le comportement délictueux répond aux conditions de l'article 223-1 du code pénal, prenant ainsi en considération le degré de gravité propre aux différents faits incriminés ; qu'enfin, si un même comportement est susceptible de faire l'objet de qualifications distinctes au titre tant de l'article 223-1 du code pénal que de l'article L. 4-1 du code de la route, la peine prononcée ne pourra excéder le maximum prévu pour le délit de mise en danger d'autrui ;

Considérant qu'il résulte de ce qui précède que les peines prévues par l'article L. 4-1 du code de la route ne sont pas entachées de disproportion manifeste ; qu'en l'absence d'une telle disproportion, il n'appartient pas au Conseil constitutionnel de substituer sa propre appréciation à celle du législateur ;

Considérant, en deuxième lieu, qu'il résulte de l'article 9 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, s'agissant des crimes et délits, que la culpabilité ne saurait résulter de la seule imputabilité matérielle d'actes pénalement sanctionnés ; qu'en conséquence, et conformément aux dispositions combinées de l'article 9 précité et du principe de légalité des délits et des peines affirmé par l'article 8 de la même Déclaration, la définition d'une incrimination, en matière délictuelle, doit inclure, outre l'élément matériel de l'infraction, l'élément moral, intentionnel ou non, de celle-ci ;

Considérant qu'en l'espèce, en l'absence de précision sur l'élément moral de l'infraction prévue à l'article L. 4-1 du code de la route, il appartiendra au juge de faire application des dispositions générales de l'article 121-3 du code pénal aux termes desquelles « il n'y a point de crime ou de délit sans intention de le commettre » ; que, sous cette stricte réserve, l'article 7 est conforme aux prescriptions constitutionnelles ci-dessus rappelées ;

Sur l'article 8 :

Considérant que l'article 8 de la loi déférée modifie le a) de l'article L. 11-1 du code de la route ; qu'il ajoute le nouveau délit institué par l'article L. 4-1 du code de la route à la liste des infractions entraînant, lorsqu'est établie leur réalité par le paiement d'une amende forfaitaire ou par une condamnation définitive, la réduction de plein droit du nombre de points affecté au permis de conduire ;

Considérant que les auteurs de la saisine estiment que la perte de plein droit de points affectés au permis de conduire, encourue par l'auteur du délit instauré par l'article L. 4-1 du code de la route, porte une atteinte excessive « au principe de liberté de circulation, liberté individuelle garantie par la Constitution » ; qu'ils soutiennent également que « la décision de retrait de points doit pouvoir être soumise à l'appréciation de l'autorité judiciaire, juge des libertés individuelles au sens de l'article 66 de la Constitution » ; qu'ils font en outre valoir qu'eu égard au nombre de points pouvant être ainsi perdus, la disposition critiquée méconnaît les principes de proportionnalité et de nécessité des peines ; qu'enfin ils estiment qu'il serait porté atteinte « à l'exigence d'un recours de pleine juridiction à l'encontre de toute décision infligeant une sanction » ;

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Considérant, en premier lieu, que la procédure instaurée par l'article L. 11-1 du code de la route ne porte pas atteinte à la liberté individuelle au sens de l'article 66 de la Constitution ; qu'eu égard à son objet, et sous réserve des garanties dont est assortie sa mise en oeuvre, elle ne porte pas davantage atteinte à la liberté d'aller et venir ;

Considérant, en deuxième lieu, que, dans l'hypothèse où l'une des infractions énumérées à l'article L. 11-1 du code de la route a été relevée à l'encontre du conducteur, celui-ci est informé de la perte de points qu'il peut encourir ; que cette perte de points, directement liée à un comportement délictuel ou contraventionnel portant atteinte aux règles de la circulation routière, ne peut intervenir qu'en cas de reconnaissance de responsabilité pénale, après appréciation éventuelle de la réalité de l'infraction et de son imputabilité par le juge judiciaire, à la demande de la personne intéressée ; qu'en outre, la régularité de la procédure de retrait de points peut être contestée devant la juridiction administrative ; que ces garanties assurent le respect des droits de la défense et celui du droit au recours ;

Considérant, en troisième lieu, qu'en application de l'article L. 11-2 du code de la route, la perte de points, pour la commission de délits, est égale à la moitié du nombre de points initial, alors qu'elle est, en matière contraventionnelle, au plus égale au tiers de ce nombre ; que les conditions dans lesquelles les pertes de points peuvent se cumuler sont précisées par cet article ; qu'en conséquence, la perte du nombre de points affecté au permis de conduire est quantifiée de façon variable en fonction de la gravité des infractions qui peuvent l'entraîner ; que cette sanction, qu'elle soit appliquée en matière contraventionnelle ou délictuelle, y compris au délit institué par l'article L. 4-1 du code de la route, n'est pas manifestement disproportionnée par rapport aux faits qu'elle réprime ;

Considérant qu'il résulte de tout ce qui précède que les griefs soulevés à l'encontre de l'article 8 doivent être rejetés ;

Considérant qu'en l'espèce il n'y a pas lieu pour le Conseil constitutionnel de soulever d'office des questions de conformité à la Constitution,

Décide :

Art. 1er. - Les articles 6, 7 et 8 de la loi portant diverses mesures relatives à la sécurité routière et aux infractions sur les agents des exploitants du réseau de transport public de voyageurs sont déclarés conformes à la Constitution, sous les réserves énoncées dans la présente décision.

Art. 2. - La présente décision sera publiée au Journal officiel de la République française.

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Le droit des étrangers I : la police des étrangers

Arrêt n° 651 du 6 juin 2012 (10-25.233) - Cour de cassation - Première chambre civile

Cassation sans renvoi

Demandeur(s) : M. X...

Défendeur(s) : Le premier président de la Cour d’appel de Lyon

Sur le moyen unique :

Vu les articles 67, paragraphe 2, du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne et 20 et 21 du règlement (CE) n° 562/2006 du Parlement européen et du Conseil, du 15 mars 2006, établissant un code communautaire relatif au régime de franchissement des frontières par les personnes (code frontières Schengen) ;

Attendu que la Cour de justice de l’Union européenne a, par un arrêt du 22 juin 2010 (C 188/10 et C 189/10), dit pour droit que l’article 67, paragraphe 2, du TFUE ainsi que les articles 20 et 21 du règlement (CE) n° 562/2006 s’opposent à une législation nationale conférant aux autorités de police de l’Etat membre concerné, la compétence de contrôler, uniquement dans une zone définie, l’identité de toute personne, indépendamment du comportement de celle ci et de circonstances particulières établissant un risque d’atteinte à l’ordre public, en vue de vérifier le respect des obligations de détention, de port et de présentation des titres et des documents prévus par la loi, sans prévoir l’encadrement nécessaire de cette compétence garantissant que l’exercice pratique de ladite compétence ne puisse revêtir un effet équivalent à celui des vérifications aux frontières ;

Attendu, selon l’ordonnance attaquée, rendue par le premier président d’une cour d’appel, et les pièces de la procédure, que, le 20 juillet 2010, M. Ali X..., qui voyageait dans un autocar effectuant la liaison Milan Paris, a fait l’objet d’un contrôle sur le fondement de l’article L. 611 1, alinéa 1, du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA) ; que ce contrôle ayant révélé que M. Ali X..., de nationalité somalienne, se trouvait en situation irrégulière en France, l’intéressé a été interpellé et placé en garde à vue pour entrée irrégulière sur le territoire national et détention et usage de faux documents ; que, le même jour, le préfet de Haute Savoie lui a notifié un arrêté de reconduite à la frontière et une décision de placement en rétention administrative ; qu’un juge des libertés et de la détention a prolongé cette mesure de rétention ;

Attendu que, pour confirmer cette décision, l’ordonnance relève que l’immatriculation de l’autocar à l’étranger constituait un élément objectif d’extranéité justifiant le contrôle des passagers en application de l’article L. 611 1 du CESEDA ;

Qu’en statuant ainsi, alors qu’en ce qu’il confère aux policiers la faculté, sur l’ensemble du territoire national, en dehors de tout contrôle d’identité, de requérir des personnes de nationalité étrangère, indépendamment de leur comportement ou de circonstances particulières établissant un risque d’atteinte à l’ordre public, la présentation des documents au titre desquels celles-ci sont autorisées à circuler ou à séjourner en France, l’article L. 611 1, alinéa 1, du CESEDA ne satisfait pas aux exigences des textes susvisés dès lors qu’il n’est assorti d’aucune disposition de nature à garantir que l’usage de cette faculté ne puisse revêtir un effet équivalent à celui des vérifications aux frontières, le premier président les a violés par refus d’application ;

Vu l’article L. 411 3 du code de l’organisation judiciaire ;

Et attendu que les délais légaux de rétention étant expirés, il ne reste plus rien à juger ;

PAR CES MOTIFS :

CASSE ET ANNULE, dans toutes ses dispositions, l’ordonnance rendue le 26 juillet 2010, entre les parties, par le premier président de la cour d’appel de Lyon ;

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DIT n’y avoir lieu à renvoi ;

Vu l’article 700 du code de procédure civile, rejette la demande ;

Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l’ordonnance cassée

Le droit des étrangers II : le droit des salariés sans papiers

Cour de cassation

chambre sociale

Audience publique du mercredi 4 juillet 2012

N° de pourvoi: 11-18840

Publié au bulletin

Cassation partielle

M. Lacabarats (président), président

SCP Rocheteau et Uzan-Sarano, SCP Yves et Blaise Capron, avocat(s)

Texte intégral

REPUBLIQUE FRANCAISE AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE SOCIALE, a rendu l'arrêt suivant :

Attendu, selon l'arrêt attaqué, que M. X..., qui avait été engagé le 6 novembre 2007 par la société Place Net Tp en qualité de conducteur d'engins, a été licencié le 29 décembre 2008 pour faute grave au motif d'absence d'autorisation de travail valable sur le territoire français ; qu'il a saisi la juridiction prud'homale d'une demande de paiement de diverses indemnités au titre de la rupture du contrat de travail ;

Sur le premier moyen du pourvoi principal :

Vu l'article L. 1232-6 du code du travail ;

Attendu que pour débouter le salarié de toutes ses demandes relatives au licenciement, l'arrêt retient que l'employeur a introduit le grief fautif en relatant dans la lettre de licenciement que les vérifications menées par la préfecture lui avaient fait découvrir que le salarié n'avait pas les "papiers nécessaires", ce qui revenait exactement à dire que celui-ci avait présenté des documents sans valeur, et que la préfecture estimant que le titre de séjour était un faux, l'irrégularité administrative résultait donc de la commission d'une fraude constitutive d'une faute grave exclusive de toute indemnité ;

Attendu cependant que si l'irrégularité de la situation d'un travailleur étranger constitue nécessairement une cause objective justifiant la rupture de son contrat de travail exclusive de l'application des dispositions relatives aux licenciements et de l'allocation de dommages-intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse, elle n'est pas constitutive en soi d'une faute privative des indemnités de rupture ; que l'employeur qui entend invoquer une faute grave distincte de la seule irrégularité de l'emploi doit donc en faire état dans la lettre de licenciement ;

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Qu'en statuant comme elle l'a fait, alors que la lettre de rupture mentionnait comme seul motif le fait que le salarié ne possédait pas d'autorisation de travail valable sur le territoire français, sans invoquer la production d'un faux titre de séjour, la cour d'appel a violé le texte susvisé ;

Sur le moyen unique du pourvoi incident :

Attendu que l'employeur fait grief à l'arrêt de le condamner au paiement d'une indemnité pour non-respect de la procédure de licenciement alors, selon le moyen, que les dispositions de l'article L. 1232-2 du code du travail ne s'appliquent pas à la rupture du contrat d'un salarié étranger motivée par son emploi irrégulier ; qu'en accordant au salarié étranger dont la rupture du contrat de travail était motivée par son emploi irrégulier une indemnité pour irrégularité de procédure, la cour d'appel a violé l'article L. 8252-2 du code du travail ;

Mais attendu que l'employeur qui s'est placé sur le terrain disciplinaire en licenciant pour faute grave un salarié en situation irrégulière doit respecter les dispositions relatives à la procédure disciplinaire ; que la cour d'appel, qui a constaté qu'il n'était pas établi que l'entretien préalable ait eu lieu dans les délais légaux, n'encourt pas le grief du moyen ; PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur le second moyen subsidiaire du pourvoi principal :

CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu'il a débouté le salarié de sa demande de paiement de salaire pour la période de mise à pied conservatoire et d'indemnités de rupture, l'arrêt rendu le 27 octobre 2010, entre les parties, par la cour d'appel d'Amiens ; remet, en conséquence, sur ce point, la cause et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant ledit arrêt et, pour être fait droit, les renvoie devant la cour d'appel de Douai ;

Condamne la société Place Net Tp aux dépens ;

Vu les articles 37 de la loi du 10 juillet 1991 et 700 du code de procédure civile, la condamne à payer à la SCP Capron la somme de 2 500 euros ;

Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt partiellement cassé ;

Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre sociale, et prononcé par le président en son audience publique du quatre juillet deux mille douze.

MOYENS ANNEXES au présent arrêt

Moyens produits au pourvoi incident par la SCP Yves et Blaise Capron, avocat aux Conseils, pour M. X....

PREMIER MOYEN DE CASSATION

Le pourvoi fait grief à l'arrêt, sur ce point confirmatif, attaqué d'AVOIR dit que le licenciement de M. Dialla X... était fondé sur une cause réelle et sérieuse et que la faute grave qui lui était reprochée était justifiée et d'AVOIR débouté M. Dialla X... de ses demandes tendant à la condamnation de la société Place net tp à lui payer la somme de 2 776, 92 euros à titre d'indemnité compensatrice de préavis, la somme de 277, 69 euros au titre des congés payés afférents, la somme de 587, 45 euros à titre d'indemnité de licenciement, la somme de 1 032, 36 euros à titre de rappel de salaires pendant la période de mise à pied conservatoire du 16 au 31 décembre 2008, la somme de 103, 23 euros au titre des congés payés afférents et la somme de 16 661, 52 euros à titre de dommages et intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse ;

AUX MOTIFS PROPRES QUE « la lettre de licenciement qui fixe les termes du litige est motivée comme suit : " Nous nous sommes aperçus que vous n'aviez pas les papiers nécessaires vous autorisant à travailler en France ce qui nous a été confirmé par la préfecture ; à la suite de ces faits vous avez été placé en mise à pied à titre conservatoire depuis le 16 décembre 2008. Nous vous avons alors convoqué à un entretien préalable dans nos bureaux le 24 décembre 2008. Les explications que vous nous avez fournies ne nous ont pas permis de modifier notre appréciation de la situation. C'est pourquoi après le délai légal de réflexion nous avons décidé de vous licencier pour faute grave pour les motifs suivants : vous ne possédez pas d'autorisation de travail valable sur le territoire français " ; attendu que l'employeur s'étant placé sur le terrain disciplinaire en notifiant au salarié sa mise à pied à titre conservatoire puis en le licenciant pour faute grave, la cour doit donc rechercher si

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l'irrégularité administrative, non constitutive par ellemême d'un agissement fautif, est en lien avec une faute imputable au salarié ; / attendu que contrairement à ce que soutient M. Dialla X... l'employeur introduit le grief fautif en relatant, au commencement de la lettre, les vérifications menées par la préfecture qui lui font découvrir que le salarié n'avait pas les " papiers nécessaires " (ce qui dans les circonstances de l'espèce revient exactement à dire que M. Dialla X... a présenté des papiers sans valeur) ; / attendu que la préfecture estimant que le titre de séjour est un faux, et le salarié n'apportant que ce point aucune dénégation, l'irrégularité de sa situation résulte donc de la commission d'une fraude ; / attendu que l'excès de confiance de l'employeur, qui contrairement à ses obligations légales instituées par l'article L. 8251-1 du code du travail ne vérifie auprès des autorités administratives la validité du titre autorisant l'étranger à exercer une activité, n'atténue pas la gravité d'une tromperie qui fausse les relations contractuelles ; / attendu que le jugement entrepris qui a qualifié de gravement fautif le comportement du salarié et de ce fait exclu toutes ses demandes au titre du licenciement sera confirmé » (cf., arrêt attaqué, p. 3 et 4) ;

ET AUX MOTIFS ADOPTÉS QUE « l'article L. 8251-1 du code du travail stipule que " nul ne peut, directement ou par personne interposée, embaucher, conserver à son service ou employer pour quelque durée que ce soit un étranger non muni du titre l'autorisant à exercer une activité salariée en France ". / Attendu qu'en l'espèce le conseil relève que la société Place net tp pour éviter de violer les règles de l'article L. 8251-1 a été obligé de licencier Monsieur Dialla X.... / En conséquence, le licenciement prononcé est fondé sur une cause réelle et sérieuse et que la faute grave est justifiée, le demandeur n'était pas fondée à réclamer : - à titre principal que le licenciement est sans cause réelle et sérieuse, - à titre subsidiaire que Monsieur Dialla X... n'a pas commis de faute grave, - à titre infiniment subsidiaire une indemnité spécifique de rupture de l'article L. 8252-2 du code du travail » (cf., jugement entrepris, p. 7) ;

ALORS QUE, de première part, en matière de licenciement disciplinaire, la lettre de licenciement fixe les limites du litige en ce qui concerne les griefs articulés à l'encontre du salarié ; qu'en énonçant, pour retenir que le licenciement de M. Dialla X... était fondé sur une cause réelle et sérieuse et que la faute grave qui lui était reprochée était justifiée, que la société Place net tp avait introduit le grief fautif en relatant, au commencement de la lettre de licenciement en date du 29 décembre 2008 qu'elle avait adressée à M. Dialla X..., que les vérifications menées par la préfecture qui lui avaient fait découvrir que le salarié n'avait pas les « papiers nécessaires » et que, dans les circonstances de l'espèce, cela revenait exactement à dire que M. Dialla X... avait présenté des papiers sans valeur, quand le seul motif de licenciement, énoncé dans la lettre de licenciement en date du 29 décembre 2008 qu'elle avait adressée à M. Dialla X..., était celui que M. Dialla X... ne possédait pas d'autorisation de travail valable sur le territoire français et quand, dès lors, il n'était pas reproché à M. Dialla X..., dans cette lettre de licenciement, d'avoir commis une faute consistant à avoir présenté à la société Place net tp des papiers sans valeur, la cour d'appel a dénaturé les termes clairs et précis de la lettre de licenciement adressée, le 29 décembre 2008, par la société Place net tp à M. Dialla X..., en violation de l'article 4 du code de procédure civile ;

ALORS QUE, de deuxième part, les dispositions relatives au licenciement disciplinaire ne s'appliquent pas à la rupture du contrat de travail d'un étranger motivé par son emploi en violation des dispositions de l'article L. 8251-1 du code du travail ; qu'en retenant, par conséquent, que le licenciement de M. Dialla X... était fondé sur une cause réelle et sérieuse et que la faute grave qui lui était reprochée était justifiée, quand elle relevait que la société Place net tp s'était placée sur le terrain disciplinaire en notifiant au salarié sa mise à pied à titre conservatoire, puis en le licenciant pour faute grave et que le licenciement était motivé par le fait que M. Dialla X... ne possédait pas d'autorisation de travail valable sur le territoire français, la cour d'appel a violé les dispositions des articles L. 1232-1, L. 1234-1, L. 1234-5, L. 1234-9 et L. 8251-1 du code du travail ;

ALORS QUE, de troisième part, les dispositions des articles R. 5221-41 et R. 5221-42 du code du travail font obligation à l'employeur, pour s'assurer de l'existence de l'autorisation de travail d'un étranger qu'il se propose d'embaucher, d'adresser, au moins deux jours ouvrables avant la date d'effet de l'embauche, au préfet du département du lieu d'embauche ou, à Paris, au préfet de police, une lettre datée, signée et recommandée avec avis de réception ou un courrier électronique, comportant la transmission d'une copie du document produit par l'étranger ; que, lorsque l'employeur méconnaît cette obligation, le salarié ne peut être licencié pour avoir commis la faute grave consistant à avoir présenté à son employeur un titre de séjour faux, dès lors que, dans ce cas, la rupture du contrat de travail ne résulte que de la méconnaissance, par l'employeur, de ses propres obligations ; qu'en énonçant, par conséquent, pour retenir que le licenciement de M. Dialla X... était fondé sur une cause réelle et sérieuse et que la faute grave qui lui était reprochée était justifiée, que la préfecture avait estimé que le titre de séjour présenté par M. Dialla X... à la société Place net tp était un faux, que l'irrégularité de la situation de M. Dialla X... résultait de la commission d'une fraude et que l'excès de confiance de l'employeur, qui contrairement à ses obligations légales instituées par les dispositions de l'article L. 8251-1 du code du travail, n'avait pas vérifié auprès des autorités administratives la validité du titre autorisant l'étranger à exercer une activité, n'atténuait pas la gravité d'une tromperie qui fausse les relations contractuelles, la cour d'appel a violé les dispositions des articles L. 1234-1, L. 1234-5, L. 1234-9, L. 8251-1, R. 5221-41 et R. 5221-42 du code du travail.

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SECOND MOYEN DE CASSATION (subsidiaire)

Le pourvoi fait grief à l'arrêt, sur ce point confirmatif, attaqué d'AVOIR débouté M. Dialla X... de sa demande subsidiaire tendant à la condamnation de la société Place net tp à lui payer la somme de 2 776, 92 euros au titre de l'indemnité forfaitaire prévue par les dispositions de l'article L. 8252-2 du code du travail ;

AUX MOTIFS PROPRES QUE « la lettre de licenciement qui fixe les termes du litige est motivée comme suit : " Nous nous sommes aperçus que vous n'aviez pas les papiers nécessaires vous autorisant à travailler en France ce qui nous a été confirmé par la préfecture ; à la suite de ces faits vous avez été placé en mise à pied à titre conservatoire depuis le 16 décembre 2008. Nous vous avons alors convoqué à un entretien préalable dans nos bureaux le 24 décembre 2008. Les explications que vous nous avez fournies ne nous ont pas permis de modifier notre appréciation de la situation. C'est pourquoi après le délai légal de réflexion nous avons décidé de vous licencier pour faute grave pour les motifs suivants : vous ne possédez pas d'autorisation de travail valable sur le territoire français " ; attendu que l'employeur s'étant placé sur le terrain disciplinaire en notifiant au salarié sa mise à pied à titre conservatoire puis en le licenciant pour faute grave, la cour doit donc rechercher si l'irrégularité administrative, non constitutive par ellemême d'un agissement fautif, est en lien avec une faute imputable au salarié ; / attendu que contrairement à ce que soutient M. Dialla X... l'employeur introduit le grief fautif en relatant, au commencement de la lettre, les vérifications menées par la préfecture qui lui font découvrir que le salarié n'avait pas les " papiers nécessaires " (ce qui dans les circonstances de l'espèce revient exactement à dire que M. Dialla X... a présenté des papiers sans valeur) ; / attendu que la préfecture estimant que le titre de séjour est un faux, et le salarié n'apportant que ce point aucune dénégation, l'irrégularité de sa situation résulte donc de la commission d'une fraude ; / attendu que l'excès de confiance de l'employeur, qui contrairement à ses obligations légales instituées par l'article L. 8251-1 du code du travail ne vérifie auprès des autorités administratives la validité du titre autorisant l'étranger à exercer une activité, n'atténue pas la gravité d'une tromperie qui fausse les relations contractuelles ; / attendu que le jugement entrepris qui a qualifié de gravement fautif le comportement du salarié et de ce fait exclu toutes ses demandes au titre du licenciement sera confirmé » (cf., arrêt attaqué, p. 3 et 4) ;

ET AUX MOTIFS ADOPTÉS QUE « l'article L. 8251-1 du code du travail stipule que " nul ne peut, directement ou par personne interposée, embaucher, conserver à son service ou employer pour quelque durée que ce soit un étranger non muni du titre l'autorisant à exercer une activité salariée en France ". / Attendu qu'en l'espèce le conseil relève que la société Place net tp pour éviter de violer les règles de l'article L. 8251-1 a été obligé de licencier Monsieur Dialla X.... / En conséquence, le licenciement prononcé est fondé sur une cause réelle et sérieuse et que la faute grave est justifiée, le demandeur n'était pas fondée à réclamer : - à titre principal que le licenciement est sans cause réelle et sérieuse, - à titre subsidiaire que Monsieur Dialla X... n'a pas commis de faute grave, - à titre infiniment subsidiaire une indemnité spécifique de rupture de l'article L. 8252-2 du code du travail » (cf., jugement entrepris, p. 7) ;

ALORS QUE le droit du salarié étranger à l'indemnité forfaitaire prévue par les dispositions de l'article L. 8252-2 du code du travail n'est pas exclu dans le cas où le salarié a commis une faute grave consistant à avoir présenté à son employeur un titre de séjour faux ; qu'en énonçant, dès lors, pour débouter M. Dialla X... de sa demande subsidiaire de tendant à la condamnation de la société Place net tp à lui payer l'indemnité forfaitaire prévue par les dispositions de l'article L. 8252-2 du code du travail, que M. Dialla X... avait commis une faute grave consistant à avoir présenté à son employeur un titre de séjour faux, quand, en se déterminant de la sorte, elle ajoutait une condition supplémentaire à l'application du régime prévu par les dispositions de l'article L. 8252-2 du code du travail qu'aucune disposition n'exigeait, la cour d'appel a violé les dispositions de l'article L. 8252-2 du code du travail.

Moyen produit au pourvoi incident par la SCP Rocheteau et Uzan-Sarano, avocat aux Conseils pour la société Place Net Tp.

Il est fait grief à l'arrêt attaqué, infirmatif sur ce point, D'AVOIR condamné la société Place net Tp à payer à M. X... la somme de 100 euros à titre d'indemnité pour irrégularité dans la procédure de licenciement ;

AUX MOTIFS QUE la lettre par laquelle l'employeur convoque le salarié à l'entretien préalable mentionne qu'il aura lieu le mercredi 23 décembre 2008 ; que l'entretien auquel le salarié s'est présenté accompagné de Mme Maryline Y... n'ayant pas été l'occasion de rectifier cette erreur de date, il subsiste donc une incertitude sur le respect par l'employeur du délai de cinq jours exigé par l'article L. 1232-2 du code du travail ; que cette incertitude n'est pas levée par les seules indications de la lettre de licenciement qui fait référence au mercredi 24 qui ne concordent pas avec la déclaration de la conseillère du salarié qui au contraire relate dans son attestation que l'entretien a eu lieu le 23 décembre 2008 ; que la cour dans l'incapacité de constater que l'employeur s'est strictement conformé à ses obligations en matière de convocation à l'entretien préalable, réformera sur ce point le jugement entrepris ;

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ALORS QUE les dispositions de l'article L. 1232-2 du code du travail ne s'appliquent pas à la rupture du contrat d'un salarié étranger motivé par son emploi irrégulier ; qu'en accordant au salarié étranger dont la rupture du contrat de travail était motivée par son emploi irrégulier une indemnité pour irrégularité de procédure, la cour d'appel a violé l'article L. 8252-2 du code du travail.

La liberté d’expression religieuse et la laïcité

CEDH

GRANDE CHAMBRE AFFAIRE LAUTSI ET AUTRES c. ITALIE (Requête no 30814/06) ARRÊT STRASBOURG, 18 mars 2011

En l'affaire Lautsi et autres c. Italie, La Cour européenne des droits de l'homme, siégeant en une Grande Chambre Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 30 juin 2010 et 16 février 2011, Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 30814/06) dirigée contre la République italienne et dont une ressortissante de cet Etat, Mme Soile Lautsi (« la requérante »), a saisi la Cour le 27 juillet 2006 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention »). Dans sa requête, elle indique agir en son nom ainsi qu'au nom de ses enfants alors mineurs, Dataico et Sami Albertin. Devenus entre-temps majeurs, ces derniers ont confirmé vouloir demeurer requérants (« les deuxième et troisième requérants »).

2. Les requérants sont représentés par Me N. Paoletti, avocat à Rome. Le gouvernement italien (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, Mme E. Spatafora, et par ses coagents adjoints, M. N. Lettieri et Mme P. Accardo.

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3. La requête a été attribuée à la deuxième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Le 1er juillet 2008, une chambre de ladite section, composée des juges dont le nom suit : Françoise Tulkens, Antonella Mularoni, Vladimiro Zagrebelsky, Danutė Jočienė, Dragoljub Popović, András Sajó et Işıl Karakaş, a décidé de communiquer la requête au Gouvernement ; se prévalant des dispositions de l'article 29 § 3 de la Convention, elle a également décidé que seraient examinés en même temps la recevabilité et le bien-fondé de l'affaire.

4. Le 3 novembre 2009, une chambre de cette même section, composée des juges dont le nom suit : Françoise Tulkens, présidente, Ireneu Cabral Barreto, Vladimiro Zagrebelsky, Danutė Jočienė, Dragoljub Popović, András Sajó et Işıl Karakaş, a déclaré la requête recevable et a conclu à l'unanimité à la violation de l'article 2 du Protocole no 1 examiné conjointement avec l'article 9 de la Convention, et au non-lieu à examen du grief tiré de l'article 14 de la Convention.

5. Le 28 janvier 2010, le Gouvernement a demandé le renvoi de l'affaire devant la Grande chambre en vertu des articles 43 de la Convention et 73 du règlement de la Cour. Le 1er mars 2010, un collège de la Grande Chambre a fait droit à cette demande.

6. La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux articles 26 §§ 4 et 5 de la Convention et 24 du règlement.

7. Tant les requérants que le Gouvernement ont déposé des observations écrites complémentaires sur le fond de l'affaire.

8. Se sont vus accorder l'autorisation d'intervenir dans la procédure écrite (article 36 § 2 de la Convention et article 44 § 2 du règlement), trente-trois membres du Parlement européen agissant collectivement, l'organisation non-gouvernementale Greek Helsinki Monitor, déjà intervenante devant la chambre, l'organisation non gouvernementale Associazione nazionale del libero Pensiero, l'organisation non gouvernementale European Centre for Law and Justice, l'organisation non gouvernementale Eurojuris, les organisations non gouvernementales commission internationale de juristes, Interights et Human Rights Watch, agissant collectivement, les organisations non-gouvernementales Zentralkomitee der deutschen Katholiken, Semaines sociales de France, Associazioni cristiane Lavoratori italiani, agissant collectivement, ainsi que les gouvernements de l'Arménie, de la Bulgarie, de Chypre, de la Fédération de Russie, de la Grèce, de la Lituanie, de Malte, de Monaco, de la Roumanie et de la République de Saint-Marin. Les gouvernements de l'Arménie, de la Bulgarie, de Chypre, de la Fédération de Russie, de la Grèce, de la Lituanie, de Malte, et de la République de Saint-Marin ont en outre été autorisés à intervenir collectivement dans la procédure orale.

9. Une audience s'est déroulée en public au Palais des droits de l'Homme, à Strasbourg, le 30 juin 2010 (article 59 § 3 du règlement). EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE

10. Nés respectivement en 1957, 1988 et 1990, la requérante et ses deux fils, Dataico et Sami Albertin, également requérants, résident en Italie. Ces derniers étaient scolarisés en 2001-2002 dans l'école publique Istituto comprensivo statale Vittorino da Feltre, à Abano Terme. Un crucifix était accroché dans les salles de classe de l'établissement

11. Le 22 avril 2002, au cours d'une réunion du conseil d'école, le mari de la requérante souleva le problème de la présence de symboles religieux dans les salles de classe, de crucifix en particulier, et posa la question de leur retrait. Le 27 mai 2002, par dix voix contre deux, avec une abstention, le conseil d'école décida de maintenir les symboles religieux dans les salles de classe.

12. Le 23 juillet 2002, la requérante saisit le tribunal administratif de Vénétie de cette décision, dénonçant une violation du principe de laïcité – elle se fondait à cet égard sur les articles 3 (principe d'égalité) et 19 (liberté religieuse) de la Constitution italienne et sur l'article 9 de la Convention – ainsi que du principe d'impartialité de l'administration publique (article 97 de la Constitution).

13. Le 3 octobre 2002, le ministre de l'Instruction, de l'Université et de la Recherche prit une directive (no 2666) aux termes de laquelle les services compétents de son ministère devaient prendre les dispositions nécessaires afin, notamment, que les responsables scolaires assurent la présence de crucifix dans les salles de classe (paragraphe 24 ci-dessous).

Le 30 octobre 2003, ledit ministre se constitua partie dans la procédure initiée par la requérante. Il concluait au défaut de fondement de la requête, arguant de ce que la présence de crucifix dans les salles de classe des écoles publiques se fondait sur l'article 118 du décret royal no 965 du 30 avril 1924 (règlement intérieur des établissements d'instruction moyenne) et l'article 119 du décret royal no 1297 du 26 avril 1928 (approbation du règlement général des services d'enseignement primaire ; paragraphe 19 ci-dessous).

14. Par une ordonnance du 14 janvier 2004, le tribunal administratif saisit la Cour constitutionnelle de la question de la constitutionnalité, au regard du principe de laïcité de l'Etat et des articles 2, 3, 7, 8, 19 et 20 de la Constitution, des articles 159 et 190 du décret-loi no 297 du 16 avril 1994 (portant approbation du texte unique des dispositions législatives en vigueur en matière d'instruction et relatives aux écoles), dans leurs « spécifications » résultant des articles 118 et 119 des décrets royaux susmentionnés, ainsi que de l'article 676 dudit décret-loi.

Les articles 159 et 190 du décret-loi mettent la fourniture et le financement du mobilier scolaire des écoles primaires et

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moyennes à la charge des communes, tandis que l'article 119 du décret de 1928 inclut le crucifix sur la liste des meubles devant équiper les salles de classe, et l'article 118 du décret de 1924 spécifie que chaque classe doit être pourvue du portrait du roi et d'un crucifix. Quant à l'article 676 du décret-loi, il précise que les dispositions non comprises dans le texte unique restent en vigueur, « à l'exception des dispositions contraires ou incompatibles avec le texte unique, qui sont abrogées ».

Par une ordonnance du 15 décembre 2004 (no 389), la Cour constitutionnelle déclara la question de constitutionnalité manifestement irrecevable, au motif qu'elle visait en réalité des textes qui, n'ayant pas rang de loi mais rang réglementaire (les articles 118 et 119 susmentionnés), ne pouvaient être l'objet d'un contrôle de constitutionnalité.

15. Le 17 mars 2005, le tribunal administratif rejeta le recours. Après avoir conclu que l'article 118 du décret royal du 30 avril 1924 et l'article 119 du décret royal du 26 avril 1928 étaient encore en vigueur et souligné que « le principe de laïcité de l'Etat fait désormais partie du patrimoine juridique européen et des démocraties occidentales », il jugea que la présence de crucifix dans les salles de classe des écoles publiques, eu égard à la signification qu'il convenait de lui donner, ne se heurtait pas audit principe. Il estima notamment que, si le crucifix était indéniablement un symbole religieux, il s'agissait d'un symbole du christianisme en général, plutôt que du seul catholicisme, de sorte qu'il renvoyait à d'autres confessions. Il considéra ensuite qu'il s'agissait de surcroît d'un symbole historico-culturel, pourvu à ce titre d'une « valeur identitaire » pour le peuple italien en ce qu'il « représente d'une certaine manière le parcours historique et culturel caractéristique de [l'Italie] et en général de l'Europe toute entière, et qu'il en constitue une bonne synthèse ». Il retint en outre que le crucifix devait aussi être considéré comme un symbole d'un système de valeurs qui innervent la charte constitutionnelle italienne. Son jugement est ainsi motivé :

« (...) 11.1. A ce stade, force est de constater, même en étant conscient de s'engager sur un chemin impraticable et parfois glissant, que le christianisme, ainsi que le judaïsme son grand-frère – du moins depuis Moïse et certainement dans l'interprétation talmudique –, ont placé au centre de leur foi la tolérance vis-à-vis d'autrui et la protection de la dignité humaine.

Singulièrement, le christianisme – par référence également au bien connu et souvent incompris « Donnez à César ce qui est à César, et à ... » –, avec sa forte accentuation du précepte de l'amour pour le prochain, et plus encore par l'explicite prédominance donnée à la charité sur la foi elle-même, contient en substance ces idées de tolérance, d'égalité et de liberté qui sont à la base de l'Etat laïque moderne, et de l'Etat italien en particulier.

11.2. Regarder au-delà des apparences permet de discerner un fil qui relie entre eux la révolution chrétienne d'il y a deux mille ans, l'affirmation en Europe de l'habeas corpus, les éléments charnière du mouvement des Lumières (qui pourtant, historiquement, s'est vivement opposé à la religion), c'est-à-dire la liberté et la dignité de tout homme, la déclaration des droits de l'homme, et enfin l'Etat laïque moderne. Tous les phénomènes historiques mentionnés reposent de manière significative – quoique certainement non exclusive – sur la conception chrétienne du monde. Il a été observé avec finesse que la devise bien connue de « liberté, égalité, fraternité » peut aisément être partagée par un chrétien, fût-ce avec une claire accentuation du troisième terme.

En conclusion, il ne semble pas hasardeux d'affirmer que, à travers les parcours tortueux et accidentés de l'histoire européenne, la laïcité de l'Etat moderne a été durement conquise, et ce aussi – bien sûr pas uniquement – avec la référence plus ou moins consciente aux valeurs fondatrices du christianisme. Cela explique qu'en Europe et en Italie de nombreux juristes de foi chrétienne aient figuré parmi les plus ardents défenseurs de l'Etat laïque. (...)

11.5. Le lien entre christianisme et liberté implique une cohérence historique logique non immédiatement perceptible – à l'image d'un fleuve karstique qui n'aurait été exploré qu'à une époque récente, précisément parce qu'en grande partie souterrain –, et ce aussi parce que dans le parcours tourmenté des rapports entre les Etats et les Eglises d'Europe on voit bien plus facilement les nombreuses tentatives de ces dernières pour interférer dans les questions d'Etat, et vice-versa, tout comme ont été assez fréquents l'abandon des idéaux chrétiens pourtant proclamés, pour des raisons de pouvoir, et les oppositions quelquefois violentes entre gouvernements et autorités religieuses.

11.6. Par ailleurs, si l'on adopte une optique prospective, dans le noyau central et constant de la foi chrétienne, malgré l'inquisition, l'antisémitisme et les croisades, on peut aisément identifier les principes de dignité humaine, de tolérance, de liberté y compris religieuse, et donc, en dernière analyse, le fondement de l'Etat laïque.

11.7. En regardant bien l'histoire, donc en prenant de la hauteur et non en restant au fond de la vallée, on discerne une perceptible affinité (mais non une identité) entre le « noyau dur » du christianisme qui, faisant primer la charité par rapport à tout autre aspect, y compris la foi, met l'accent sur l'acceptation de la différence, et le « noyau dur » de la Constitution républicaine, qui consiste en la valorisation solidaire de la liberté de chacun et donc en la garantie juridique du respect d'autrui. L'harmonie demeure même si, autour de ces noyaux – tous deux centrés sur la dignité humaine –, se sont avec le temps incrustés de nombreux éléments, quelques-uns si épais qu'ils dissimulent les noyaux, en particulier celui du christianisme. (...)

11.9. On peut donc soutenir que, dans la réalité sociale actuelle, le crucifix est à considérer non seulement comme un symbole d'une évolution historique et culturelle, et donc de l'identité de notre peuple, mais aussi en tant que

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symbole d'un système de valeurs – liberté, égalité, dignité humaine et tolérance religieuse, et donc également laïcité de l'Etat –, principes qui innervent notre charte constitutionnelle.

En d'autres termes, les principes constitutionnels de liberté possèdent de nombreuses racines, parmi lesquelles figure indéniablement le christianisme, dans son essence même. Il serait donc légèrement paradoxal d'exclure un signe chrétien d'une structure publique au nom de la laïcité, dont l'une des sources lointaines est précisément la religion chrétienne.

12.1. Ce tribunal n'ignore certes pas que l'on a par le passé attribué au symbole du crucifix d'autres valeurs comme, à l'époque du Statut Albertin, celle du signe du catholicisme entendu comme religion de l'Etat, utilisé donc pour christianiser un pouvoir et consolider une autorité.

Ce tribunal sait bien, par ailleurs, qu'aujourd'hui encore on peut donner différentes interprétations au symbole de la croix, et avant tout une interprétation strictement religieuse renvoyant au christianisme en général et au catholicisme en particulier. Il est également conscient que certains élèves fréquentant l'école publique pourraient librement et légitimement attribuer à la croix des valeurs encore différentes, comme le signe d'une inacceptable préférence pour une religion par rapport à d'autres, ou d'une atteinte à la liberté individuelle et donc à la laïcité de l'Etat, à la limite d'une référence au césaropapisme ou à l'inquisition, voire d'un bon gratuit de catéchisme tacitement distribué même aux non-croyants en un lieu qui ne s'y prête pas, ou enfin d'une propagande subliminale en faveur des confessions chrétiennes. Si ces points de vue sont tous respectables, ils sont au fond dénués de pertinence en l'espèce. (...)

12.6. Il faut souligner que le symbole du crucifix ainsi entendu revêt aujourd'hui, par ses références aux valeurs de tolérance, une portée particulière dans la considération que l'école publique italienne est actuellement fréquentée par de nombreux élèves extracommunautaires, auxquels il est relativement important de transmettre les principes d'ouverture à la diversité et de refus de tout intégrisme – religieux ou laïque – qui imprègnent notre système. Notre époque est marquée par une rencontre bouillonnante avec d'autres cultures, et pour éviter que cette rencontre ne se transforme en heurt, il est indispensable de réaffirmer même symboliquement notre identité, d'autant plus que celle-ci se caractérise précisément par les valeurs de respect de la dignité de tout être humain et d'universalisme solidaire. (...)

13.2. En fait, les symboles religieux en général impliquent un mécanisme logique d'exclusion ; en effet, le point de départ de toute foi religieuse est précisément la croyance en une entité supérieure, raison pour laquelle les adhérents, ou les fidèles, se trouvent par définition et conviction dans le vrai. En conséquence et de manière inévitable, l'attitude de celui qui croit face à celui qui ne croit pas, et qui donc s'oppose implicitement à l'être suprême, est une attitude d'exclusion. (...)

13.3. Le mécanisme logique d'exclusion de l'infidèle est inhérent à toute conviction religieuse, même si les intéressés n'en sont pas conscients, la seule exception étant le christianisme – là où il est bien compris, ce qui bien sûr n'a pas toujours été et n'est pas toujours le cas, pas même grâce à celui qui se proclame chrétien –, pour lequel la foi même en l'omniscient est secondaire par rapport à la charité, c'est-à-dire au respect du prochain. Il s'ensuit que le rejet d'un non-croyant par un chrétien implique la négation radicale du christianisme lui-même, une abjuration substantielle ; mais cela ne vaut pas pour les autres fois religieuses, pour lesquelles pareille attitude reviendra, au pire, à violer un important précepte.

13.4. La croix, symbole du christianisme, ne peut donc exclure quiconque sans se nier elle-même ; elle constitue même en un certain sens le signe universel de l'acceptation et du respect de tout être humain en tant que tel, indépendamment de toute croyance, religieuse ou non, pouvant être la sienne.

14.1. Il n'est guère besoin d'ajouter que la croix en classe, correctement comprise, fait abstraction des libres convictions de chacun, n'exclut personne et bien sûr n'impose et ne prescrit rien à quiconque, mais implique simplement, au cœur des finalités de l'éducation et de l'enseignement de l'école publique, une réflexion – nécessairement guidée par les enseignants – sur l'histoire italienne et sur les valeurs communes de notre société juridiquement retranscrites dans la Constitution, parmi lesquelles, en premier lieu, la laïcité de l'Etat. (...) »

16. Saisi par la requérante, le Conseil d'Etat confirma que la présence de crucifix dans les salles de classe des écoles publiques trouvait son fondement légal dans l'article 118 du décret royal du 30 avril 1924 et l'article 119 du décret royal du 26 avril 1928 et, eu égard à la signification qu'il fallait lui donner, était compatible avec le principe de laïcité. Sur ce point, il jugea en particulier qu'en Italie, le crucifix symbolisait l'origine religieuse des valeurs (la tolérance, le respect mutuel, la valorisation de la personne, l'affirmation de ses droits, la considération pour sa liberté, l'autonomie de la conscience morale face à l'autorité, la solidarité humaine, le refus de toute discrimination) qui caractérisent la civilisation italienne. En ce sens, exposé dans les salles de classes, le crucifix pouvait remplir – même dans une perspective « laïque » distincte de la perspective religieuse qui lui est propre – une fonction symbolique hautement éducative, indépendamment de la religion professée par les élèves. Selon le Conseil d'Etat, il faut y voir un symbole capable de refléter les sources remarquables des

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valeurs civiles susmentionnées, valeurs qui définissent la laïcité dans l'ordre juridique actuel de l'Etat. Daté du 13 avril 2006, l'arrêt (no 556) est ainsi motivé :

« (...) la Cour constitutionnelle a plusieurs fois reconnu dans la laïcité un principe suprême de notre ordre constitutionnel, capable de résoudre certaines questions de légitimité constitutionnelle (parmi de nombreux arrêts, voir ceux qui portent sur les normes relatives au caractère obligatoire de l'enseignement religieux à l'école ou à la compétence juridictionnelle quant aux affaires concernant la validité du lien matrimonial contracté selon le droit canonique et consigné dans les registres de l'état civil).

Il s'agit d'un principe qui n'est pas proclamé en termes exprès dans notre charte fondamentale, d'un principe qui, empli de résonances idéologiques et d'une histoire controversée, revêt néanmoins une importance juridique qui peut se déduire des normes fondamentales de notre système. En réalité, la Cour tire ce principe spécifiquement des articles 2, 3, 7, 8, 19 et 20 de la Constitution.

Ce principe utilise un symbole linguistique (« laïcité ») qui indique de manière abrégée certains aspects significatifs des dispositions susmentionnées, dont les contenus établissent les conditions d'usage selon lesquelles ce symbole doit s'entendre et fonctionne. Si ces conditions spécifiques d'usage n'étaient pas établies, le principe de « laïcité » demeurerait confiné aux conflits idéologiques et pourrait difficilement être utilisé dans le cadre juridique.

De ce cadre, les conditions d'usage sont bien sûr déterminées par référence aux traditions culturelles et aux coutumes de chaque peuple, pour autant que ces traditions et coutumes se reflètent dans l'ordre juridique. Or celui-ci diffère d'une nation à l'autre. (...)

Dans le cadre de cette instance juridictionnelle et du problème dont elle est saisie, à savoir la légitimité de l'exposition du crucifix dans les salles de classe, prévue par les autorités compétentes en application de normes réglementaires, il s'agit concrètement et plus simplement de vérifier si cette prescription porte ou non atteinte au contenu des normes fondamentales de notre ordre constitutionnel, qui donnent une forme et une substance au principe de « laïcité » qui caractérise aujourd'hui l'Etat italien et auquel le juge suprême des lois s'est plusieurs fois référé.

De toute évidence, le crucifix est en lui-même un symbole qui peut revêtir diverses significations et servir à des fins diverses, avant tout pour le lieu où il a été placé.

Dans un lieu de culte, le crucifix est justement et exclusivement un « symbole religieux », puisqu'il vise à susciter une adhésion respectueuse envers le fondateur de la religion chrétienne.

Dans un cadre non religieux comme l'école, laquelle est destinée à l'éducation des jeunes, le crucifix peut encore revêtir pour les croyants les valeurs religieuses susmentionnées, mais, pour les croyants comme pour les non-croyants, son exposition se trouve justifiée et possède une signification non discriminatoire du point de vue religieux s'il est capable de représenter et d'évoquer de manière synthétique et immédiatement perceptible et prévisible (comme tout symbole) des valeurs civilement importantes, en particulier les valeurs qui sous-tendent et inspirent notre ordre constitutionnel, fondement de notre vie civile. En ce sens, le crucifix peut remplir – même dans une perspective « laïque » distincte de la perspective religieuse qui lui est propre – une fonction symbolique hautement éducative, indépendamment de la religion professée par les élèves.

Or il est évident qu'en Italie le crucifix est capable d'exprimer, du point de vue symbolique justement mais de manière adéquate, l'origine religieuse des valeurs que sont la tolérance, le respect mutuel, la valorisation de la personne, l'affirmation de ses droits, la considération pour sa liberté, l'autonomie de la conscience morale face à l'autorité, la solidarité humaine, le refus de toute discrimination, qui caractérisent la civilisation italienne.

Ces valeurs, qui ont imprégné des traditions, un mode de vie, la culture du peuple italien, sont à la base et ressortent des normes fondamentales de notre charte fondamentale – contenues dans les « Principes fondamentaux » et la première partie – et singulièrement de celles qui ont été rappelées par la Cour constitutionnelle et qui délimitent la laïcité propre à l'Etat italien.

La référence, au travers du crucifix, à l'origine religieuse de ces valeurs et à leur pleine et entière correspondance avec les enseignements chrétiens met donc en évidence les sources transcendantes desdites valeurs, ce sans remettre en cause, voire en confirmant, l'autonomie (mais non l'opposition, implicite dans une interprétation idéologique de la laïcité qui ne trouve aucun pendant dans notre charte fondamentale) de l'ordre temporel face à l'ordre spirituel, et sans rien enlever à leur « laïcité » particulière, adaptée au contexte culturel propre à l'ordre fondamental de l'Etat italien et manifesté par lui. Ces valeurs sont donc vécues dans la société civile de manière autonome (de fait non contradictoire) à l'égard de la société religieuse, de sorte qu'elles peuvent être consacrées « laïquement » par tous, indépendamment de l'adhésion à la confession qui les a inspirées et défendues.

Comme à tout symbole, on peut imposer ou attribuer au crucifix des significations diverses et contrastées ; on peut

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même en nier la valeur symbolique pour en faire un simple bibelot qui aura tout au plus une valeur artistique. On ne saurait toutefois concevoir un crucifix exposé dans une salle de classe comme un bibelot, un objet de décoration, ni davantage comme un objet du culte. Il faut plutôt le concevoir comme un symbole capable de refléter les sources remarquables des valeurs civiles rappelées ci-dessus, des valeurs qui définissent la laïcité dans l'ordre juridique actuel de l'Etat. (...) »

II. L'EVOLUTION DU DROIT ET DE LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

17. L'obligation d'accrocher un crucifix dans les salles de classe des écoles primaires était prévue par l'article 140 du décret royal no 4336 du 15 septembre 1860 du royaume de Piémont-Sardaigne, pris en application de la loi no 3725 du 13 novembre 1859 aux termes de laquelle « chaque école devra[it] sans faute être pourvue (...) d'un crucifix » (article 140).

En 1861, année de naissance de l'Etat italien, le Statut du Royaume de Piémont-Sardaigne de 1848 devint la Charte constitutionnelle du royaume d'Italie ; il énonçait notamment que « la religion catholique apostolique et romaine [était] la seule religion de l'Etat [et que] les autres cultes existants [étaient] tolérés en conformité avec la loi ».

18. La prise de Rome par l'armée italienne, le 20 septembre 1870, à la suite de laquelle Rome fut annexée et proclamée capitale du nouveau Royaume d'Italie, provoqua une crise des relations entre l'Etat et l'Eglise catholique. Par la loi no 214 du 13 mai 1871, l'Etat italien réglementa unilatéralement les relations avec l'Eglise et accorda au pape un certain nombre de privilèges pour le déroulement régulier de l'activité religieuse. Selon les requérants, l'exposition de crucifix dans les établissements scolaires tomba petit à petit en désuétude.

19. Lors de la période fasciste, l'Etat prit une série de mesures visant à faire respecter l'obligation d'exposer le crucifix dans les salles de classe.

Ainsi, notamment, le ministère de l'Instruction publique prit, le 22 novembre 1922, une circulaire (no 68) ainsi libellée : « (...) ces dernières années, dans beaucoup d'écoles primaires du Royaume l'image du Christ et le portrait du Roi ont été enlevés. Cela constitue une violation manifeste et non tolérable d'une disposition réglementaire et surtout une atteinte à la religion dominante de l'Etat ainsi qu'à l'unité de la Nation. Nous intimons alors à toutes les administrations municipales du Royaume l'ordre de rétablir dans les écoles qui en sont dépourvues les deux symboles sacrés de la foi et du sentiment national. »

Le 30 avril 1924 fut adopté le décret royal no 965 du 30 avril 1924 portant règlement intérieur des établissements d'instruction moyenne (ordinamento interno delle giunte e dei regi istituti di istruzione media), dont l'article 118 est ainsi libellé :

« Chaque établissement scolaire doit avoir le drapeau national, chaque salle de classe l'image du crucifix et le portrait du roi. »

Quant au décret royal no 1297 du 26 avril 1928, portant approbation du règlement général des services d'enseignement primaire (approvazione del regolamento generale sui servizi dell'istruzione elementare), il précise en son article 119 que le crucifix figure parmi les « équipements et matériels nécessaires aux salles de classe des écoles ».

20. Les Pactes du Latran, signés le 11 février 1929, marquèrent la « Conciliation » de l'Etat italien et de l'Eglise catholique. Le catholicisme fut confirmé comme la religion officielle de l'Etat italien, l'article 1er du traité étant ainsi libellé :

« L'Italie reconnaît et réaffirme le principe consacré par l'article 1er du Statut Albertin du Royaume du 4 mars 1848, selon lequel la religion catholique, apostolique et romaine est la seule religion de l'Etat. »

21. En 1948, l'Etat italien adopta sa Constitution républicaine, dont l'article 7 établit que « l'Etat et l'Église catholique sont, chacun dans son ordre, indépendants et souverains[, que] leurs rapports sont réglementés par les pactes du Latran[, et que] les modifications des pactes, acceptées par les deux parties, n'exigent pas de procédure de révision constitutionnelle ». Par ailleurs, l'article 8 énonce que « toutes les confessions religieuses sont également libres devant la loi[, que] les confessions religieuses autres que la confession catholique ont le droit de s'organiser selon leurs propres statuts, en tant qu'ils ne s'opposent pas à l'ordre juridique italien[, et que] leurs rapports avec l'Etat sont fixés par la loi sur la base d'ententes avec leurs représentants respectifs ».

22. Le protocole additionnel au nouveau concordat, du 18 février 1984, ratifié par la loi no 121 du 25 mars 1985, énonce que le principe posé par les pactes du Latran selon lequel la religion catholique est la seule religion de l'Etat n'est plus en vigueur.

23. Dans un arrêt du 12 avril 1989 (no 203), rendu dans le contexte de l'examen de la question du caractère non obligatoire de l'enseignement de la religion catholique dans les écoles publiques, la Cour constitutionnelle a conclu que le principe de laïcité a valeur constitutionnelle, précisant qu'il implique non que l'Etat soit indifférent face aux religions mais qu'il garantisse la sauvegarde de la liberté de religion dans le pluralisme confessionnel et culturel.

Saisie en la présente espèce de la question de la conformité à ce principe de la présence de crucifix dans les salles de classe des écoles publiques, la Cour constitutionnelle s'est déclarée incompétente eu égard à la nature réglementaire des textes prescrivant cette présence (ordonnance du 15 décembre 2004, no 389 ; paragraphe 14 ci-dessus). Conduit à examiner cette question, le Conseil d'Etat a jugé que, vu la signification qu'il y avait lieu de lui donner, la présence de crucifix dans les salles de classe des écoles publiques était compatible avec le principe de laïcité (arrêt du 13 février 2006, no 556 ; paragraphe

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16 ci-dessus). Dans une affaire distincte, la Cour de cassation avait conclu à l'inverse du Conseil d'Etat dans le contexte d'une

procédure pénale dirigée contre une personne poursuivie pour avoir refusé d'assumer la charge de scrutateur dans un bureau de vote au motif qu'un crucifix s'y trouvait. Dans son arrêt du 1er mars 2000 (no 439), elle a en effet jugé que cette présence portait atteinte aux principes de laïcité et d'impartialité de l'Etat ainsi qu'au principe de liberté de conscience de ceux qui ne se reconnaissent pas dans ce symbole. Elle a rejeté expressément la thèse selon laquelle l'exposition du crucifix trouverait sa justification dans ce qu'il serait le symbole d'une « civilisation entière ou de la conscience éthique collective » et – la Cour de cassation citait là les termes utilisés par le Conseil d'Etat dans un avis du 27 avril 1988 (no 63) – symboliserait ainsi une « valeur universelle, indépendante d'une confession religieuse spécifique ».

24. Le 3 octobre 2002, le ministre de l'Instruction, de l'Université et de la Recherche a adopté la directive (no 2666) suivante :

« (...) Le ministre

(...) Considérant que la présence de crucifix dans les salles de classe trouve son fondement dans les normes en vigueur, qu'elle ne viole ni le pluralisme religieux ni les objectifs de formation pluriculturelle de l'École italienne et qu'elle ne saurait être considérée comme une limitation de la liberté de conscience garantie par la Constitution puisqu'elle n'évoque pas une confession spécifique mais constitue uniquement une expression de la civilisation et de la culture chrétienne et qu'elle fait donc partie du patrimoine universel de l'humanité ;

Ayant évalué l'opportunité, dans le respect des différentes appartenances, convictions et croyances, que tout établissement scolaire, dans le cadre de sa propre autonomie et sur décision de ses organes collégiaux compétents, rende disponible un local spécial réservé, hors de toute obligation et horaires de service, au recueillement et à la méditation des membres de la communauté scolaire qui le désirent ;

Prend la directive suivante :

Le service compétent du ministère (...) prendra les dispositions nécessaires pour que :

1) les responsables scolaires assurent la présence de crucifix dans les salles de classe ;

2) Tous les établissements scolaires, dans le cadre de leur propre autonomie et sur décision des membres de leurs organes collégiaux, mettent à disposition un local spécial à réserver, hors de toute obligation et horaires de service, au recueillement et à la méditation des membres de la communauté scolaire qui le désirent (...) »

25. Les articles 19, 33 et 34 de la Constitution sont ainsi libellés :

Article 19

« Tout individu a le droit de professer librement sa foi religieuse sous quelque forme que ce soit, individuelle ou collective, d'en faire propagande et d'en exercer le culte en privé ou en public, à condition qu'il ne s'agisse pas de rites contraires aux bonnes mœurs. »

Article 33

« L'art et la science sont libres ainsi que leur enseignement.

La République fixe les règles générales concernant l'instruction et crée des écoles publiques pour tous les ordres et tous les degrés. (...) »

Article 34

« L'enseignement est ouvert à tous.

L'instruction de base, dispensée durant au moins huit ans, est obligatoire et gratuite. (...) »

III. APERÇU DU DROIT ET DE LA PRATIQUE AU SEIN DES ETATS MEMBRES DU CONSEIL DE L'EUROPE S'AGISSANT DE LA PRESENCE DE SYMBOLES RELIGIEUX DANS LES ECOLES PUBLIQUES

26. Dans une très nette majorité des Etats membres du Conseil de l'Europe, la question de la présence de symboles religieux dans les écoles publiques ne fait pas l'objet d'une réglementation spécifique.

27. La présence de symboles religieux dans les écoles publiques n'est expressément interdite que dans un petit nombre

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d'Etats membres : en ex-République yougoslave de Macédoine, en France (sauf en Alsace et en Moselle) et en Géorgie. Elle n'est expressément prévue – outre en Italie – que dans quelques Etats membres : en Autriche, dans certains Länder

d'Allemagne et communes suisses, et en Pologne. Il y a lieu néanmoins de relever que l'on trouve de tels symboles dans les écoles publiques de certains des Etats membres où la question n'est pas spécifiquement réglementée tels que l'Espagne, la Grèce, l'Irlande, Malte, Saint-Marin et la Roumanie.

28. Les hautes juridictions d'un certain nombre d'Etats membres ont été amenées à examiner la question. En Suisse, le Tribunal fédéral a jugé une ordonnance communale prévoyant la présence d'un crucifix dans les salles de

classes des écoles primaires incompatible avec les exigences de la neutralité confessionnelle consacrée par la Constitution fédérale, sans toutefois condamner cette présence en d'autres lieux dans les établissements scolaires (26 septembre 1990 ; ATF 116 1a 252).

En Allemagne, la Cour constitutionnelle fédérale a jugé une ordonnance bavaroise similaire contraire au principe de neutralité de l'Etat et difficilement compatible avec la liberté de religion des enfants ne se reconnaissant pas dans la religion catholique (16 mai 1995 ; BVerfGE 93,1). Le Parlement bavarois a pris ensuite une nouvelle ordonnance maintenant cette mesure mais prévoyant la possibilité pour les parents d'invoquer leurs convictions religieuses ou laïques pour contester la présence de crucifix dans les salles de classes fréquentées par leurs enfants, et mettant en place un mécanisme destiné le cas échéant à trouver un compromis ou une solution individualisée.

En Pologne, saisie par l'Ombudsman de l'ordonnance du ministre de l'Éducation du 14 avril 1992 prévoyant notamment la possibilité d'exposer des crucifix dans les salles de classe des écoles publiques, la Cour constitutionnelle a conclu que cette mesure était compatible avec la liberté de conscience et de religion et le principe de la séparation de l'Eglise et de l'Etat garantis par l'article 82 de la Constitution dès lors qu'elle ne faisait pas une obligation de cette exposition (20 avril 1993 ; no U 12/32).

En Roumanie, la Cour suprême a annulé une décision du Conseil national pour la lutte contre la discrimination du 21 novembre 2006 qui recommandait au ministère de l'Education de réglementer la question de la présence de symboles religieux dans les établissements publics d'enseignement et, en particulier, de n'autoriser l'exposition de tels symboles que durant les cours de religion ou dans les salles destinées à l'enseignement religieux. La haute juridiction a notamment considéré que la décision d'afficher de tels symboles dans les établissements d'enseignement devait appartenir à la communauté formée par les professeurs, les élèves et les parents de ces derniers (11 juin 2008 ; no 2393).

En Espagne, statuant dans le cadre d'une procédure initiée par une association militant pour une école laïque qui avait vainement requis le retrait des symboles religieux des établissements scolaires, le tribunal supérieur de justice de Castille-et-León a jugé que lesdits établissements devaient procéder à ce retrait en cas de demande explicite des parents d'un élève (14 décembre 2009 ; no 3250). EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 2 DU PROTOCOLE No 1 ET DE L'ARTICLE 9 DE LA CONVENTION

29. Les requérants se plaignent du fait que des crucifix étaient accrochés dans les salles de classe de l'école publique où étaient scolarisés les deuxième et troisième requérants. Ils y voient une violation du droit à l'instruction, que l'article 2 du Protocole no 1 garantit en ces termes :

« Nul ne peut se voir refuser le droit à l'instruction. L'Etat, dans l'exercice des fonctions qu'il assumera dans le domaine de l'éducation et de l'enseignement, respectera le droit des parents d'assurer cette éducation et cet enseignement conformément à leurs convictions religieuses et philosophiques. »

Ils déduisent également de ces faits une méconnaissance de leur droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion consacré par l'article 9 de la Convention, lequel est ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l'enseignement, les pratiques et l'accomplissement des rites.

2. La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l'objet d'autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l'ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d'autrui. »

A. L'arrêt de la chambre

30. Dans son arrêt du 3 novembre 2009, la chambre conclut à une violation de l'article 2 du Protocole no 1 examiné conjointement avec l'article 9 de la Convention.

31. Tout d'abord, la chambre déduit des principes relatifs à l'interprétation de l'article 2 du Protocole no 1 qui se dégagent de la jurisprudence de la Cour, une obligation pour l'Etat de s'abstenir d'imposer, même indirectement, des croyances, dans les lieux où les personnes sont dépendantes de lui ou dans les endroits où elles sont particulièrement

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vulnérables, soulignant que la scolarisation des enfants représente un secteur particulièrement sensible à cet égard. Ensuite, elle retient que, parmi la pluralité de significations que le crucifix peut avoir, la signification religieuse est

prédominante. Elle considère en conséquence que la présence obligatoire et ostentatoire du crucifix dans les salles de classes était de nature non seulement à heurter les convictions laïques de la requérante dont les enfants étaient alors scolarisés dans une école publique, mais aussi à perturber émotionnellement les élèves professant une autre religion que la religion chrétienne ou ne professant aucune religion. Sur ce tout dernier point, la chambre souligne que la liberté de religion « négative » n'est pas limitée à l'absence de services religieux ou d'enseignement religieux : elle s'étend aux pratiques et aux symboles exprimant, en particulier ou en général, une croyance, une religion ou l'athéisme. Elle ajoute que ce « droit négatif » mérite une protection particulière si c'est l'Etat qui exprime une croyance et si la personne est placée dans une situation dont elle ne peut se dégager ou seulement au prix d'efforts et d'un sacrifice disproportionnés.

Selon la chambre, l'Etat est tenu à la neutralité confessionnelle dans le cadre de l'éducation publique, où la présence aux cours est requise sans considération de religion et qui doit chercher à inculquer aux élèves une pensée critique. Elle ajoute ne pas voir comment l'exposition, dans des salles de classe des écoles publiques, d'un symbole qu'il est raisonnable d'associer à la religion majoritaire en Italie, pourrait servir le pluralisme éducatif qui est essentiel à la préservation d'une « société démocratique » telle que la conçoit la Convention.

32. La chambre conclut que « l'exposition obligatoire d'un symbole d'une confession donnée dans l'exercice de la fonction publique relativement à des situations spécifiques relevant du contrôle gouvernemental, en particulier dans les salles de classe, restreint le droit des parents d'éduquer leurs enfants selon leurs convictions ainsi que le droit des enfants scolarisés de croire ou de ne pas croire ». D'après elle, cette mesure emporte violation de ces droits car « les restrictions sont incompatibles avec le devoir incombant à l'Etat de respecter la neutralité dans l'exercice de la fonction publique, en particulier dans le domaine de l'éducation » (§ 57 de l'arrêt).

B. Les thèses des parties

1. Le Gouvernement

33. Le Gouvernement ne soulève aucune exception d'irrecevabilité. 34. Il regrette que la chambre n'ait pas disposé d'une étude de droit comparé portant sur les relations entre l'Etat et les

religions et sur la question de l'exposition de symboles religieux dans les écoles publiques. Selon lui, elle s'est de la sorte privée d'un élément essentiel, dès lors qu'une telle étude aurait démontré qu'il n'y a pas d'approche commune en Europe en ces domaines, et aurait conduit en conséquence au constat que les Etats membres disposent d'une marge d'appréciation particulièrement importante ; ainsi, l'arrêt de chambre omet de prendre cette marge d'appréciation en considération, éludant de la sorte un aspect fondamental de la problématique.

35. Il reproche aussi à l'arrêt de la chambre de déduire du concept de « neutralité » confessionnelle un principe d'exclusion de toute relation entre l'Etat et une religion donnée, alors que la neutralité suppose une prise en compte de toutes les religions par l'autorité publique. L'arrêt reposerait ainsi sur une confusion entre « neutralité » (un « concept inclusif ») et « laïcité » (un « concept exclusif »). De plus, selon le Gouvernement, la neutralité implique que les Etats s'abstiennent de promouvoir non seulement une religion donnée mais aussi l'athéisme, le « laïcisme » étatique n'étant pas moins problématique que le prosélytisme étatique. L'arrêt de la chambre reposerait ainsi sur un malentendu, et aboutirait à favoriser une approche areligieuse ou antireligieuse dont la requérante, membre de l'union des athées et agnostiques rationalistes, serait militante.

36. Le Gouvernement poursuit en soulignant qu'il faut tenir compte du fait qu'un même symbole peut être interprété différemment d'une personne à l'autre. Il en irait ainsi en particulier de la « croix », qui pourrait être perçue non seulement comme un symbole religieux, mais aussi comme un symbole culturel et identitaire, celui des principes et valeurs qui fondent la démocratie et la civilisation occidentale ; ainsi figure-t-elle sur les drapeaux de plusieurs pays européens. Le Gouvernement ajoute que, quelle que soit sa force évocatrice, une « image » est un symbole « passif », dont l'impact sur les individus n'est pas comparable à celui d'un « comportement actif » ; or nul ne prétend en l'espèce que le contenu de l'enseignement dispensé en Italie est influencé par la présence de crucifix dans les salles de classes.

Il précise que cette présence est l'expression d'une « particularité nationale », caractérisée notamment par des rapports étroits entre l'Etat, le peuple et le catholicisme, qui s'expliquent par l'évolution historique, culturelle et territoriale de l'Italie ainsi que par un enracinement profond et ancien des valeurs du catholicisme. Maintenir les crucifix en ces lieux revient donc à préserver une tradition séculaire. Selon lui, le droit des parents au respect de leur « culture familiale » ne doit porter atteinte ni à celui de la communauté de transmettre sa culture ni à celui des enfants de la découvrir. De plus, en se contentant d'un « risque potentiel » de perturbation émotionnelle pour conclure à une violation des droits à l'instruction et à la liberté de pensée, de conscience et religion, la chambre aurait considérablement élargi le champ d'application de ceux-ci.

37. Renvoyant notamment à l'arrêt Otto-Preminger-Institut c. Autriche du 20 septembre 1994 (série A no 295-A), le Gouvernement souligne que, s'il y a lieu de prendre en compte le fait que la religion catholique est celle d'une très grande majorité d'Italiens, ce n'est pas pour en tirer une circonstance aggravante comme l'a fait la chambre. La Cour se devrait au contraire de reconnaître et protéger les traditions nationales ainsi que le sentiment populaire dominant, et de laisser à chaque Etat le soin d'équilibrer les intérêts qui s'opposent. Il résulterait d'ailleurs de la jurisprudence de la Cour que des programmes

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scolaires ou des dispositions qui consacrent une prépondérance de la religion majoritaire ne caractérisent pas en eux-mêmes une influence indue de l'Etat ou une tentative d'endoctrinement, et que la Cour doit respecter les traditions et principes constitutionnels relatifs aux rapports entre l'Etat et les religions – dont en l'espèce l'approche particulière de la laïcité qui prévaut en Italie – et prendre en compte le contexte de chaque Etat.

38. Estimant par ailleurs que la seconde phrase de l'article 2 du Protocole no 1 ne vaut que pour les programmes scolaires, il critique l'arrêt de la chambre en ce qu'il conclut à une violation sans indiquer en quoi la seule présence d'un crucifix dans les salles de classe fréquentées par les enfants de la requérante était de nature à réduire substantiellement ses possibilités de les éduquer selon ses convictions, indiquant pour seul motif que les élèves se sentiraient éduqués dans un environnement scolaire marqué par une religion donnée. Il ajoute que ce motif est erroné à l'aune de la jurisprudence de la Cour, dont il ressort notamment, d'une part que la Convention ne fait obstacle ni à ce que les Etats membres aient une religion d'Etat, ni à ce qu'ils montrent une préférence pour une religion donnée, ni à ce qu'ils fournissent aux élèves un enseignement religieux plus poussé s'agissant de la religion dominante et, d'autre part, qu'il faut prendre en compte le fait que l'influence éducative des parents est autrement plus grande que celle de l'école.

39. D'après le Gouvernement, la présence du crucifix dans les salles de classe contribue légitimement à faire comprendre aux enfants la communauté nationale dans laquelle ils ont vocation à s'intégrer. Une « influence environnementale » serait d'autant plus improbable que les enfants bénéficient en Italie d'un enseignement permettant le développement d'un sens critique à l'égard de la question religieuse, dans une atmosphère sereine et préservée de toute forme de prosélytisme. De plus, ajoute-t-il, l'Italie opte pour une approche bienveillante à l'égard des religions minoritaires dans le milieu scolaire : le droit positif admet le port du voile islamique et d'autres tenues ou symboles à connotation religieuse ; le début et la fin du ramadan sont souvent fêtés dans les écoles ; l'enseignement religieux est admis pour toutes les confessions reconnues ; les besoins des élèves appartenant à des confessions minoritaires sont pris en compte, les enfants juifs ayant par exemple le droit de ne pas passer d'examens le samedi.

40. Enfin, le Gouvernement met l'accent sur la nécessité de prendre en compte le droit des parents qui souhaitent que les crucifix soient maintenus dans les salles de classe. Telle serait la volonté de la majorité en Italie ; telle serait aussi celle démocratiquement exprimée en l'espèce par presque tous les membres du conseil d'école. Procéder au retrait des crucifix des salles de classe dans de telles circonstances caractériserait un « abus de position minoritaire ». Cela serait en outre en contradiction avec le devoir de l'Etat d'aider les individus à satisfaire leurs besoins religieux.

2. Les requérants

41. Les requérants soutiennent que l'exposition de crucifix dans les salles de classe de l'école publique que les deuxième et troisième d'entre eux fréquentaient constitue une ingérence illégitime dans leur droit à la liberté de pensée et de conscience, et viole le principe de pluralisme éducatif dans la mesure où elle est l'expression d'une préférence de l'Etat pour une religion donnée dans un lieu où se forment les consciences. Ce faisant, l'Etat méconnaîtrait en outre son obligation de protéger tout particulièrement les mineurs contre toute forme de propagande ou d'endoctrinement. De plus, selon les requérants, l'environnement éducatif étant marqué de la sorte par un symbole de la religion dominante, l'exposition de crucifix dénoncée méconnaît le droit des deuxième et troisième requérants à recevoir une éducation ouverte et pluraliste visant au développement d'une capacité de jugement critique. Enfin, la requérante étant favorable à la laïcité, cela violerait son droit à ce que ses enfants soient éduqués conformément à ses propres convictions philosophiques.

42. Selon les requérants, le crucifix est sans l'ombre d'un doute un symbole religieux, et vouloir lui attribuer une valeur culturelle tient d'une tentative de défense ultime et inutile. Rien dans le système juridique italien ne permettrait d'avantage d'affirmer qu'il s'agit d'un symbole d'identité nationale : d'après la Constitution, c'est le drapeau qui symbolise cette identité.

De plus, comme l'a souligné la Cour constitutionnelle fédérale allemande dans son arrêt du 16 mai 1995 (paragraphe 28 ci-dessus), en donnant au crucifix une signification profane, on s'éloignerait de sa signification d'origine et on contribuerait à sa désacralisation. Quant à n'y voir qu'un simple « symbole passif », ce serait nier le fait que comme tous les symboles – et plus que tous les autres –, il matérialise une réalité cognitive, intuitive et émotionnelle qui dépasse ce qui est immédiatement perceptible. La Cour constitutionnelle fédérale allemande en aurait d'ailleurs fait le constat, en retenant dans l'arrêt précité que la présence de crucifix dans les salles de classe a un caractère évocateur en ce qu'elle représente le contenu de la foi qu'elle symbolise et sert à lui faire de la « publicité ». Enfin, les requérants rappellent que, dans la décision Dahlab c. Suisse du 15 février 2001 (no 42393/98, CEDH 2001-V), la Cour a noté la force particulière que les symboles religieux prennent en milieu scolaire.

43. Les requérants soulignent que tout Etat démocratique se doit de garantir la liberté de conscience, le pluralisme, une égalité de traitement des croyances, et la laïcité des institutions. Ils précisent que le principe de laïcité implique avant tout la neutralité de l'Etat, lequel doit se distancier de la sphère religieuse et adopter une attitude identique à l'égard de toutes les orientations religieuses. Autrement dit, la neutralité oblige l'Etat à mettre en place un espace neutre, dans le cadre duquel chacun peut librement vivre ses convictions. En imposant les symboles religieux que sont les crucifix dans les salles de classe, l'Etat italien ferait le contraire.

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44. L'approche que défendent les requérants se distinguerait donc clairement de l'athéisme d'Etat, qui revient à nier la liberté de religion en imposant autoritairement une vision laïque. Vue en termes d'impartialité et de neutralité de l'Etat, la laïcité est à l'inverse un instrument permettant d'affirmer la liberté de conscience religieuse et philosophique de tous.

45. Les requérants ajoutent qu'il est indispensable de protéger plus particulièrement les croyances et convictions minoritaires, afin de préserver leurs tenants d'un « despotisme de la majorité ». Cela aussi plaiderait en faveur du retrait des crucifix des salles de classes.

46. En conclusion, les requérants soulignent que si, comme le prétend le Gouvernement, retirer les crucifix des salles de classe des écoles publiques porterait atteinte à l'identité culturelle italienne, les y maintenir est incompatible avec les fondements de la pensée politique occidentale, les principes de l'Etat libéral et d'une démocratie pluraliste et ouverte, et le respect des droits et libertés individuels consacrés par la Constitution italienne comme par la Convention.

C. Les observations des tiers intervenants

1. Les gouvernements de l'Arménie, de la Bulgarie, de Chypre, de la Fédération de Russie, de la Grèce, de la Lituanie, de Malte, et de la République de Saint-Marin

47. Dans les observations communes qu'ils ont présentées à l'audience, les gouvernements de l'Arménie, de la Bulgarie, de Chypre, de la Fédération de Russie, de la Grèce, de la Lituanie, de Malte, et de la République de Saint-Marin ont indiqué que, selon eux, le raisonnement de la chambre repose sur une compréhension erronée du concept de « neutralité », qu'elle aurait confondu avec celui de « laïcité ». Ils ont souligné à cet égard que les rapports entre l'Etat et l'Eglise sont réglés de manière variable d'un pays européen à l'autre, et que plus de la moitié de la population européenne vit dans un pays non laïque. Ils ont ajouté qu'inévitablement, des symboles de l'Etat sont présents dans les lieux où l'éducation publique est dispensée, et que nombre de ces symboles ont une origine religieuse, la croix – qui serait autant un symbole national que religieux – n'en étant que l'exemple le plus visible. Selon eux, dans les Etats européens non laïques, la présence de symboles religieux dans l'espace public est largement tolérée par les adeptes de la laïcité, comme faisant partie de l'identité nationale ; il ne faudrait pas que des Etats aient à renoncer à un élément de leur identité culturelle simplement parce qu'il a une origine religieuse. Le raisonnement suivi par la chambre ne serait pas l'expression du pluralisme qui innerve le système de la Convention, mais celle des valeurs de l'Etat laïque ; l'appliquer à l'ensemble de l'Europe reviendrait à « américaniser » celle-ci dans la mesure où s'imposeraient à tous une seule et même règle et une rigide séparation de l'Eglise et de l'Etat.

D'après eux, opter pour la laïcité est un point de vue politique, respectable certes, mais pas neutre ; ainsi, dans la sphère de l'éducation, un Etat qui soutient le laïc par opposition au religieux n'est pas neutre. Pareillement, retirer des crucifix de salles de classes où ils ont toujours été ne serait pas sans conséquences éducatives. En réalité, que l'option retenue par les Etats soit d'admettre ou non la présence de crucifix dans les salles de classe, ce qui importerait serait la place que les programmes et l'enseignement scolaires font à la tolérance et au pluralisme.

Les gouvernements intervenants n'excluent pas qu'il puisse se trouver des situations où les choix d'un Etat dans ce domaine seraient inacceptables. Il appartiendrait toutefois aux individus d'en faire la démonstration, et la Cour ne devrait intervenir que dans les cas extrêmes.

2. Le gouvernement de la Principauté de Monaco

48. Le gouvernement intervenant déclare partager le point de vue du gouvernement défendeur selon lequel, placé dans les écoles, le crucifix est un « symbole passif », que l'on trouve sur les armoiries ou drapeaux de nombreux Etats et qui en l'espèce témoigne d'une identité nationale enracinée dans l'histoire. De plus, indivisible, le principe de neutralité de l'Etat obligerait les autorités à s'abstenir d'imposer un symbole religieux là où il n'y en a jamais eu comme de le retirer là où il y en a toujours eu.

3. Le gouvernement de la Roumanie

49. Le gouvernement intervenant estime que la chambre n'a pas suffisamment tenu compte de la large marge d'appréciation dont les Etats contractants disposent lorsque des questions sensibles sont en jeu et qu'il n'y a pas de consensus à l'échelle européenne. Il rappelle que la jurisprudence de la Cour reconnaît en particulier auxdits Etats une importante marge d'appréciation dans le domaine du port de symboles religieux dans les établissements publics d'enseignement ; il considère qu'il doit en aller de même pour l'exposition de symboles religieux dans de tels lieux. Il souligne en outre que l'arrêt de la chambre repose sur le postulat que l'exposition de symboles religieux dans les écoles publiques enfreint les articles 9 de la Convention et 2 du Protocole no 1, ce qui contredit le principe de neutralité dès lors que cela oblige, le cas échéant, les Etats contractants à intervenir pour retirer lesdits symboles. Selon lui, ce principe est mieux servi lorsque les décisions de ce type sont prises par la communauté formée par les professeurs, les élèves et les parents. En tout état de cause, dès lors qu'elle n'est pas associée à des obligations particulières relatives à la religion, la présence de crucifix dans les salles de classe ne toucherait pas suffisamment les sentiments religieux des uns ou des autres pour qu'il y ait violation des dispositions évoquées ci-dessus.

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4. L'organisation non gouvernementale Greek Helsinki Monitor

50. Selon l'organisation intervenante, on ne peut voir dans le crucifix autre chose qu'un symbole religieux, de sorte que son exposition dans les salles de classe des écoles publiques peut être perçue comme un message institutionnel en faveur d'une religion donnée. Elle rappelle en particulier que la Cour a retenu dans l'affaire Folgerø que la participation des élèves à des activités religieuses peut avoir une influence sur eux, et considère qu'il en va de même lorsqu'ils suivent leur scolarité dans des salles où sont exposés des symboles religieux. Elle attire en outre l'attention de la Cour sur le fait que des enfants ou parents à qui cela pose problème pourraient renoncer à protester par peur de représailles.

5. L'organisation non gouvernementale Associazione nazionale del libero Pensiero

51. L'organisation intervenante, qui estime que la présence de symboles religieux dans les salles de classe des écoles publiques n'est pas compatible avec les articles 9 de la Convention et 2 du Protocole no 1, soutient que les restrictions imposées aux droits des requérants n'étaient pas « prévues par la loi » au sens de la jurisprudence de la Cour. Elle souligne à cet égard que l'exposition de crucifix dans les salles de classe des écoles publiques est prescrite non par la loi mais par des textes règlementaires adoptés durant la période fasciste. Elle ajoute que ces textes ont en tout état de causé été implicitement abrogés par la Constitution de 1947 et la loi de 1985 ratifiant les accords de modification des pactes du Latran de 1929. Elle précise que la chambre criminelle de la Cour de cassation en a ainsi jugé dans un arrêt du 1er mars 2000 (no 4273) relatif au cas similaire de l'exposition de crucifix dans les bureaux de vote, approche qu'elle a réitérée dans un arrêt du 17 février 2009 relatif à l'exposition de crucifix dans les salles d'audience des tribunaux (sans toutefois se prononcer au fond). Il y a donc une divergence de jurisprudence entre le Conseil d'Etat – qui, à l'inverse, juge les textes réglementaires dont il est question applicables – et la Cour de cassation, ce qui affecte le principe de la sécurité juridique, pilier de l'Etat de droit. Or, la Cour constitutionnelle s'étant jugée incompétente, il n'y a pas en Italie de mécanisme permettant de régler ce problème.

6. L'organisation non gouvernementale European Centre for Law and Justice

52. L'organisation intervenante estime que la chambre a mal répondu à la question que pose l'affaire, qui est celle de savoir si les droits que tire la requérante de la Convention ont en l'espèce été violés du seul fait de la présence de crucifix dans les salles de classe. Selon elle, une réponse négative s'impose. D'une part parce que le « for externe » des enfants de la requérante n'a pas été forcé puisqu'ils n'ont été ni contraints d'agir contre leur conscience ni empêchés d'agir selon leur conscience. D'autre part, parce que leur « for interne » ainsi que le droit de la requérante d'assurer leur éducation conformément à ses convictions philosophiques n'ont pas été violés dès lors que les premiers n'ont été ni contraints de croire ni empêchés de ne pas croire ; ils n'ont pas été endoctrinés ni n'ont subi de prosélytisme intempestif. Elle considère que la chambre a commis une erreur en jugeant que la volonté d'un Etat d'apposer des crucifix dans les salles de classe est contraire à la Convention (alors que telle n'était pas la question qui lui était soumise) : ce faisant, la chambre a créé « une nouvelle obligation, relative non pas aux droits de la requérante, mais à la nature de « l'environnement éducatif » ». D'après l'organisation intervenante, c'est parce qu'elle a été incapable d'établir que les « fors interne ou externe » des enfants de la requérante ont été violés du fait de la présence de crucifix dans les salles de classe que la chambre a créé cette obligation nouvelle de sécularisation complète de l'environnement éducatif, outrepassant ainsi le champ de la requête et les limites de ses compétences.

7. L'organisation non gouvernementale Eurojuris

53. L'organisation intervenante marque son accord avec les conclusions de la chambre. Après avoir rappelé le droit positif italien pertinent – et notamment souligné la valeur constitutionnelle du principe de laïcité –, elle renvoie à la jurisprudence de la Cour en ce qu'il en ressort en particulier que l'école ne doit pas être le théâtre du prosélytisme ou de la prédication ; elle se réfère également aux affaires dans lesquelles la Cour a examiné la question du port du voile islamique en des lieux destinés à l'éducation. Elle souligne ensuite que la présence de crucifix dans les salles de classe des écoles publiques italiennes est prescrite non par la loi, mais par des règlements hérités de la période fasciste qui reflètent une conception confessionnelle de l'Etat aujourd'hui incompatible avec le principe de laïcité consacré par le droit constitutionnel positif. Elle s'inscrit en faux contre le raisonnement suivi en l'espèce par le juge administratif italien, selon lequel la prescription de la présence du crucifix dans les salles de classe des écoles publiques est néanmoins compatible avec ce principe dès lors qu'il symbolise des valeurs laïques. Selon elle, d'une part, il s'agit d'un symbole religieux, dans lequel ceux qui ne s'identifient pas au christianisme ne se reconnaissent pas. D'autre part, en prescrivant son exposition dans les salles de classe des écoles publiques, l'Etat confère une dimension particulière à une religion donnée, au détriment du pluralisme.

8. Les organisations non gouvernementales Commission internationale de juristes, Interights et Human Rights Watch

54. Les organisations intervenantes estiment que la prescription de l'exposition dans les salles de classe des écoles publiques de symboles religieux tels que le crucifix est incompatible avec le principe de neutralité et les droits que les article 9 de la Convention et 2 du Protocole no 1 garantissent aux élèves et à leurs parents. Selon elles, d'une part, le pluralisme

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éducatif est un principe consacré, mis en exergue non seulement par la jurisprudence de la Cour mais aussi par la jurisprudence de plusieurs juridictions suprêmes et par divers textes internationaux. D'autre part, l'on doit déduire de la jurisprudence de la Cour un devoir de neutralité et d'impartialité de l'Etat à l'égard des croyances religieuses lorsqu'il fournit des services publics, dont l'éducation. Elles précisent que ce principe d'impartialité est reconnu non seulement par les Cours constitutionnelles italienne, espagnole et allemande mais aussi, notamment, par le Conseil d'Etat français et le Tribunal fédéral suisse. Elles ajoutent que, comme en ont jugé plusieurs hautes juridictions, la neutralité de l'Etat à l'égard des religions s'impose d'autant plus en milieu scolaire que, tenus d'assister aux cours, les enfants sont sans défense face à l'endoctrinement lorsque l'école en est le théâtre. Elles rappellent ensuite que la Cour a jugé que, si la Convention n'empêche pas les Etats de répandre par l'enseignement ou l'éducation des informations ou connaissances ayant un caractère religieux ou philosophique, ils doivent s'assurer que cela se fait d'une manière objective, critique et pluraliste, exempte d'endoctrinement ; elles soulignent que cela vaut pour toutes les fonctions qu'ils assument dans le domaine de l'éducation et de l'enseignement, y compris lorsqu'il s'agit de l'organisation de l'environnement scolaire.

9. Les organisations non gouvernementales Zentralkomitee der deutschen Katholiken, Semaines sociales de France

et Associazioni cristiane Lavoratori italiani

55. Les organisations intervenantes déclarent partager le point de vue de la chambre selon lequel, si le crucifix a plusieurs significations, il est avant tout le symbole central de la chrétienté. Elles ajoutent toutefois être en désaccord avec sa conclusion, et ne pas voir en quoi la présence de crucifix dans les salles de classe pourrait être « perturbant émotionnellement » pour les élèves ou affecter le développement de leur esprit critique. Selon elles, cette présence ne peut à elle seule être assimilée à un message religieux ou philosophique : il s'agit plutôt d'une manière passive de transmettre des valeurs morales de base. Il faudrait dès lors considérer que la question se rattache aux compétences des Etats en matière de définition des programmes scolaires ; or les parents doivent accepter que certains aspects de l'enseignement public puissent ne pas être complètement en phase avec leurs convictions. Elles ajoutent que l'on ne peut déduire de la seule décision d'un Etat d'exposer des crucifix dans les salles de classe des écoles publiques qu'il poursuit un but d'endoctrinement prohibé par l'article 2 du Protocole no 1. Elles soulignent qu'il faut faire en l'espèce la balance entre les droits et intérêts des croyants et non-croyants, entre les droits fondamentaux des individus et les intérêts légitimes de la société, et entre l'édiction de normes en matière de droits fondamentaux et la préservation de la diversité européenne. D'après elles, la Cour doit dans ce contexte reconnaître une large marge d'appréciation aux Etats dès lors que l'organisation des rapports entre l'Etat et la religion varie d'un pays à l'autre et que cette organisation – en particulier s'agissant de la place de la religion dans les écoles publiques – a ses racines dans l'histoire, la tradition et la culture de chacun.

10. Trente-trois membres du Parlement européen agissant collectivement

56. Les intervenants soulignent que la Cour n'est pas une Cour constitutionnelle et qu'elle doit respecter le principe de subsidiarité et reconnaître une marge d'appréciation particulièrement importante aux Etats contractants non seulement lorsqu'il s'agit de définir les relations entre l'Etat et la religion mais aussi lorsqu'ils exercent leurs fonctions dans le domaine de l'instruction et de l'éducation. D'après eux, en prenant une décision dont l'effet serait d'obliger le retrait des symboles religieux des écoles publiques, la Grande Chambre enverrait un message idéologique radical. Ils ajoutent qu'il ressort de la jurisprudence de la Cour qu'un Etat qui, pour des raisons liées à son histoire ou à sa tradition, montre une préférence pour une religion donnée, n'outrepasse pas cette marge. Ainsi, selon eux, l'exposition de crucifix dans des édifices publics ne se heurte pas à la Convention, et il ne faut pas voir dans la présence de symboles religieux dans l'espace public une forme d'endoctrinement mais l'expression d'une unité et d'une identité culturelles. Ils ajoutent que dans ce contexte spécifique, les symboles religieux ont une dimension laïque et ne doivent donc pas être supprimés.

D. L'appréciation de la Cour

57. En premier lieu, la Cour précise que la seule question dont elle se trouve saisie est celle de la compatibilité, eu égard aux circonstances de la cause, de la présence de crucifix dans les salles de classe des écoles publiques italiennes avec les exigences des articles 2 du Protocole no 1 et 9 de la Convention.

Ainsi, en l'espèce, d'une part, elle n'est pas appelée à examiner la question de la présence de crucifix dans d'autres lieux que les écoles publiques. D'autre part, il ne lui appartient pas de se prononcer sur la compatibilité de la présence de crucifix dans les salles de classe des écoles publiques avec le principe de laïcité tel qu'il se trouve consacré en droit italien.

58. En second lieu, la Cour souligne que les partisans de la laïcité sont en mesure de se prévaloir de vues atteignant le « degré de force, de sérieux, de cohérence et d'importance » requis pour qu'il s'agisse de « convictions » au sens des articles 9 de la Convention et 2 du Protocole no 1 (arrêt Campbell et Cosans c. Royaume-Uni, du 25 février 1982, série A no 48, § 36). Plus précisément, il faut voir là des « convictions philosophiques » au sens de la seconde phrase de l'article 2 du Protocole no 1, dès lors qu'elles méritent « respect « dans une société démocratique » », ne sont pas incompatibles avec la dignité de la personne et ne vont pas à l'encontre du droit fondamental de l'enfant à l'instruction (ibidem).

1. Le cas de la requérante

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a) Principes généraux

59. La Cour rappelle qu'en matière d'éducation et d'enseignement, l'article 2 du Protocole no 1 est en principe lex specialis par rapport à l'article 9 de la Convention. Il en va du moins ainsi lorsque, comme en l'espèce, est en jeu l'obligation des Etats contractants – que pose la seconde phrase dudit article 2 – de respecter, dans le cadre de l'exercice des fonctions qu'ils assument dans ce domaine, le droit des parents d'assurer cette éducation et cet enseignement conformément à leurs convictions religieuses et philosophiques (arrêt Folgerø et autres c. Norvège [GC] du 29 juin 2007, no 15472/02, CEDH 2007-VIII, § 84).

Il convient donc d'examiner le grief dont il est question principalement sous l'angle de la seconde phrase de l'article 2 du Protocole no 1 (voir aussi Appel-Irrgang et autres c. Allemagne (déc.), no 45216/07, 6 octobre 2009, CEDH 2009-..).

60. Il faut néanmoins lire cette disposition à la lumière non seulement de la première phrase du même article, mais aussi, notamment, de l'article 9 de la Convention (voir, par exemple, l'arrêt Folgerø précité, § 84), qui garantit la liberté de pensée, de conscience et de religion, dont celle de ne pas adhérer à une religion, et qui met à la charge des Etats contractants un « devoir de neutralité et d'impartialité ».

A cet égard, il convient de rappeler que les Etats ont pour mission de garantir, en restant neutres et impartiaux, l'exercice des diverses religions, cultes et croyances. Leur rôle est de contribuer à assurer l'ordre public, la paix religieuse et la tolérance dans une société démocratique, notamment entre groupes opposés (voir, par exemple, l'arrêt Leyla Şahin c. Turquie [GC] du 10 novembre 2005, no 44774/98, CEDH 2005-XI, § 107). Cela concerne les relations entre croyants et non-croyants comme les relations entre les adeptes des diverses religions, cultes et croyances.

61. Le mot « respecter », auquel renvoie l'article 2 du Protocole no 1, signifie plus que reconnaître ou prendre en considération ; en sus d'un engagement plutôt négatif, ce verbe implique à la charge de l'Etat une certaine obligation positive (arrêt Campbell et Cosans précité, § 37).

Cela étant, les exigences de la notion de « respect », que l'on retrouve aussi dans l'article 8 de la Convention varient beaucoup d'un cas à l'autre, vu la diversité des pratiques suivies et des conditions existant dans les Etats contractants. Elle implique ainsi que lesdits Etats jouissent d'une large marge d'appréciation pour déterminer, en fonction des besoins et ressources de la communauté et des individus, les mesures à prendre afin d'assurer l'observation de la Convention. Dans le contexte de l'article 2 du Protocole no 1, cette notion signifie en particulier que cette disposition ne saurait s'interpréter comme permettant aux parents d'exiger de l'Etat qu'il organise un enseignement donné (voir Bulski c. Pologne (déc.), nos 46254/99 et 31888/02).

62. Il convient également de rappeler la jurisprudence de la Cour relative à la place de la religion dans les programmes scolaires (voir essentiellement les arrêts Kjeldsen, Busk Madsen et Pedersen c. Danemark, du 7 décembre 1976, série A no 23, §§ 50-53, Folgerø, précité, § 84, et Hasan et Eylem Zengin c. Turquie, du 9 octobre 2007, no 1448/04, CEDH 2007-XI, §§ 51-52).

Selon cette jurisprudence, la définition et l'aménagement du programme des études relèvent de la compétence des Etats contractants. Il n'appartient pas, en principe, à la Cour de se prononcer sur ces questions, dès lors que la solution à leur donner peut légitimement varier selon les pays et les époques.

En particulier, la seconde phrase de l'article 2 du Protocole no 1 n'empêche pas les Etats de répandre par l'enseignement ou l'éducation des informations ou connaissances ayant, directement ou non, un caractère religieux ou philosophique ; elle n'autorise même pas les parents à s'opposer à l'intégration de pareil enseignement ou éducation dans le programme scolaire.

En revanche, dès lors qu'elle vise à sauvegarder la possibilité d'un pluralisme éducatif, elle implique que l'Etat, en s'acquittant de ses fonctions en matière d'éducation et d'enseignement, veille à ce que les informations ou connaissances figurant au programme soient diffusées de manière objective, critique et pluraliste, permettant aux élèves de développer un sens critique à l'égard notamment du fait religieux dans une atmosphère sereine, préservée de tout prosélytisme. Elle lui interdit de poursuivre un but d'endoctrinement qui pourrait être considéré comme ne respectant pas les convictions religieuses et philosophiques des parents. Là se situe pour les Etats la limite à ne pas dépasser (arrêts précités dans ce même paragraphe, §§ 53, 84h) et 52 respectivement).

b) Appréciation des faits de la cause à la lumière de ces principes

63. La Cour ne partage pas la thèse du Gouvernement selon laquelle l'obligation pesant sur les Etats contractants en vertu de la seconde phrase de l'article 2 du Protocole no 1 porte uniquement sur le contenu des programmes scolaires, de sorte que la question de la présence de crucifix dans les salles de classe des écoles publiques sort de son champ d'application.

Il est vrai que nombre d'affaires dans le contexte desquelles la Cour s'est penchée sur cette disposition concernaient le contenu ou la mise en œuvre de programmes scolaires. Il n'en reste pas moins que, comme la Cour l'a d'ailleurs déjà mis en exergue, l'obligation des Etats contractants de respecter les convictions religieuses et philosophiques des parents ne vaut pas seulement pour le contenu de l'instruction et la manière de la dispenser : elle s'impose à eux « dans l' exercice » de l'ensemble des « fonctions » – selon les termes de la seconde phrase de l'article 2 du Protocole no 1 – qu'ils assument en matière d'éducation et d'enseignement (voir essentiellement les arrêts Kjeldsen, Busk Madsen et Pedersen, précité, § 50, Valsamis c. Grèce, du 18 décembre 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996-VI, § 27, et Hasan et Eylem Zengin, précité, § 49, et Folgerø, précité, § 84). Cela inclut sans nul doute l'aménagement de l'environnement scolaire lorsque le droit interne prévoit que cette fonction incombe aux autorités publiques.

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Or c'est dans un tel cadre que s'inscrit la présence de crucifix dans les salles de classe des écoles publiques italiennes (voir les articles 118 du décret royal no 965 du 30 avril 1924, 119 du décret royal no 1297 du 26 avril 1928, et 159 et 190 du décret-loi no 297 du 16 avril 1994 ; paragraphes 14 et 19 ci-dessus).

64. D'un point de vue général, la Cour estime que lorsque l'aménagement de l'environnement scolaire relève de la compétence d'autorités publiques, il faut voir là une fonction assumée par l'Etat dans le domaine de l'éducation et de l'enseignement, au sens de la seconde phrase de l'article 2 du Protocole no 1.

65. Il en résulte que la décision relative à la présence de crucifix dans les salles de classe des écoles publiques relève des fonctions assumées par l'Etat défendeur dans le domaine de l'éducation et de l'enseignement et tombe de ce fait sous l'empire de la seconde phrase de l'article 2 du Protocole no 1. On se trouve dès lors dans un domaine où entre en jeu l'obligation de l'Etat de respecter le droit des parents d'assurer l'éducation et l'enseignement de leurs enfants conformément à leurs convictions religieuses et philosophiques.

66. Ensuite, la Cour considère que le crucifix est avant tout un symbole religieux. Les juridictions internes l'ont pareillement relevé et, du reste, le Gouvernement ne le conteste pas. Que la symbolique religieuse épuise, ou non, la signification du crucifix n'est pas décisif à ce stade du raisonnement.

Il n'y a pas devant la Cour d'éléments attestant l'éventuelle influence que l'exposition sur des murs de salles de classe d'un symbole religieux pourrait avoir sur les élèves ; on ne saurait donc raisonnablement affirmer qu'elle a ou non un effet sur de jeunes personnes, dont les convictions ne sont pas encore fixées.

On peut néanmoins comprendre que la requérante puisse voir dans l'exposition d'un crucifix dans les salles de classe de l'école publique où ses enfants étaient scolarisés un manque de respect par l'Etat de son droit d'assurer l'éducation et l'enseignement de ceux-ci conformément à ses convictions philosophiques. Cependant, la perception subjective de la requérante ne saurait à elle seule suffire à caractériser une violation de l'article 2 du Protocole no 1.

67. Le Gouvernement explique quant à lui que la présence de crucifix dans les salles de classe des écoles publiques, qui est le fruit de l'évolution historique de l'Italie, ce qui lui donne une connotation non seulement culturelle mais aussi identitaire, correspond aujourd'hui à une tradition qu'il juge important de perpétuer. Il ajoute qu'au-delà de sa signification religieuse, le crucifix symbolise les principes et valeurs qui fondent la démocratie et la civilisation occidentale, sa présence dans les salles de classe étant justifiable à ce titre.

68. Selon la Cour, la décision de perpétuer ou non une tradition relève en principe de la marge d'appréciation de l'Etat défendeur. La Cour se doit d'ailleurs de prendre en compte le fait que l'Europe est caractérisée par une grande diversité entre les Etats qui la composent, notamment sur le plan de l'évolution culturelle et historique. Elle souligne toutefois que l'évocation d'une tradition ne saurait exonérer un Etat contractant de son obligation de respecter les droits et libertés consacrés par la Convention et ses Protocoles.

Quant au point de vue du Gouvernement relatif à la signification du crucifix, la Cour constate que le Conseil d'Etat et la Cour de cassation ont à cet égard des positions divergentes et que la Cour constitutionnelle ne s'est pas prononcée (paragraphes 16 et 23 ci-dessus). Or il n'appartient pas à la Cour de prendre position sur un débat entre les juridictions internes.

69. Il reste que les Etats contractants jouissent d'une marge d'appréciation lorsqu'il s'agit de concilier l'exercice des fonctions qu'ils assument dans le domaine de l'éducation et de l'enseignement et le respect du droit des parents d'assurer cette éducation et cet enseignement conformément à leurs convictions religieuses et philosophiques (paragraphes 61-62 ci-dessus).

Cela vaut pour l'aménagement de l'environnement scolaire comme pour la définition et l'aménagement des programmes (ce que la Cour a déjà souligné : voir essentiellement, précités, les arrêts Kjeldsen, Busk Madsen et Pedersen, §§ 50-53, Folgerø, § 84, et Zengin, §§ 51-52 ; paragraphe 62 ci-dessus). La Cour se doit donc en principe de respecter les choix des Etats contractants dans ces domaines, y compris quant à la place qu'ils donnent à la religion, dans la mesure toutefois où ces choix ne conduisent pas à une forme d'endoctrinement (ibidem).

70. La Cour en déduit en l'espèce que le choix de la présence de crucifix dans les salles de classe des écoles publiques relève en principe de la marge d'appréciation de l'Etat défendeur. La circonstance qu'il n'y a pas de consensus européen sur la question de la présence de symboles religieux dans les écoles publiques (paragraphes 26-28 ci-dessus) conforte au demeurant cette approche.

Cette marge d'appréciation va toutefois de pair avec un contrôle européen (voir, par exemple, mutatis mutandis, l'arrêt Leyla Şahin précité, § 110), la tâche de la Cour consistant en l'occurrence à s'assurer que la limite mentionnée au paragraphe 69 ci-dessus n'a pas été transgressée.

71. A cet égard, il est vrai qu'en prescrivant la présence du crucifix dans les salles de classe des écoles publiques – lequel, qu'on lui reconnaisse ou non en sus une valeur symbolique laïque, renvoie indubitablement au christianisme –, la réglementation donne à la religion majoritaire du pays une visibilité prépondérante dans l'environnement scolaire.

Cela ne suffit toutefois pas en soi pour caractériser une démarche d'endoctrinement de la part de l'Etat défendeur et pour établir un manquement aux prescriptions de l'article 2 du Protocole no 1.

La Cour renvoie sur ce point, mutatis mutandis, à ses arrêts Folgerø et Zengin précités. Dans l'affaire Folgerø, dans laquelle elle a été amenée à examiner le contenu du programme d'un cours de « christianisme, religion et philosophie » (« KRL »), elle a en effet retenu que le fait que ce programme accorde une plus large part à la connaissance du christianisme qu'à celle des autres religions et philosophies ne saurait passer en soi pour une entorse aux principes de pluralisme et d'objectivité susceptible de s'analyser en un endoctrinement. Elle a précisé que, vu la place qu'occupe le christianisme dans

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l'histoire et la tradition de l'Etat défendeur – la Norvège –, cette question relevait de la marge d'appréciation dont jouissait celui-ci pour définir et aménager le programme des études (arrêt précité, § 89). Elle est parvenue à une conclusion similaire dans le contexte du cours de « culture religieuse et connaissance morale » dispensé dans les écoles de Turquie dont le programme accordait une plus large part à la connaissance de l'Islam, au motif que la religion musulmane est majoritairement pratiquée en Turquie, nonobstant le caractère laïc de cet Etat (arrêt Zengin précité, § 63).

72. De plus, le crucifix apposé sur un mur est un symbole essentiellement passif, et cet aspect a de l'importance aux yeux de la Cour, eu égard en particulier au principe de neutralité (paragraphe 60 ci-dessus). On ne saurait notamment lui attribuer une influence sur les élèves comparable à celle que peut avoir un discours didactique ou la participation à des activités religieuses (voir sur ces points les arrêts Folgerø et Zengin précités, § 94 et § 64, respectivement).

73. La Cour observe que, dans son arrêt du 3 novembre 2009, la chambre a, à l'inverse, retenu la thèse selon laquelle l'exposition de crucifix dans les salles de classe aurait un impact notable sur les deuxième et troisième requérants, âgés de onze et treize ans à l'époque des faits. Selon la chambre, dans le contexte de l'éducation publique, le crucifix, qu'il est impossible de ne pas remarquer dans les salles de classe, est nécessairement perçu comme partie intégrante du milieu scolaire et peut dès lors être considéré comme un « signe extérieur fort » au sens de la décision Dahlab précitée (voir les paragraphes 54 et 55 de l'arrêt).

La Grande Chambre ne partage pas cette approche. Elle estime en effet que l'on ne peut se fonder sur cette décision en l'espèce, les circonstances des deux affaires étant tout à fait différentes.

Elle rappelle en effet que l'affaire Dahlab concernait l'interdiction faite à une institutrice de porter le foulard islamique dans le cadre de son activité d'enseignement, laquelle interdiction était motivée par la nécessité de préserver les sentiments religieux des élèves et de leurs parents et d'appliquer le principe de neutralité confessionnelle de l'école consacré en droit interne. Après avoir relevé que les autorités avaient dûment mis en balance les intérêts en présence, la Cour a jugé, au vu en particulier du bas âge des enfants dont la requérante avait la charge, que lesdites autorités n'avaient pas outrepassé leur marge d'appréciation.

74. En outre, les effets de la visibilité accrue que la présence de crucifix donne au christianisme dans l'espace scolaire méritent d'être encore relativisés au vu des éléments suivants. D'une part, cette présence n'est pas associée à un enseignement obligatoire du christianisme (voir les éléments de droit comparé exposés dans l'arrêt Zengin précité, § 33). D'autre part, selon les indications du Gouvernement, l'Italie ouvre parallèlement l'espace scolaire à d'autres religions. Le Gouvernement indique ainsi notamment que le port par les élèves du voile islamique et d'autres symboles et tenues vestimentaires à connotation religieuse n'est pas prohibé, des aménagements sont prévus pour faciliter la conciliation de la scolarisation et des pratiques religieuses non majoritaires, le début et la fin du Ramadan sont « souvent fêtés » dans les écoles et un enseignement religieux facultatif peut être mis en place dans les établissement pour « toutes confessions religieuses reconnues » (paragraphe 39 ci-dessus). Par ailleurs, rien n'indique que les autorités se montrent intolérantes à l'égard des élèves adeptes d'autres religions, non croyants ou tenants de convictions philosophiques qui ne se rattachent pas à une religion.

De plus, les requérants ne prétendent pas que la présence du crucifix dans les salles de classe a incité au développement de pratiques d'enseignement présentant une connotation prosélyte, ni ne soutiennent que les deuxième et troisième d'entre eux se sont trouvés confrontés à un enseignant qui, dans l'exercice de ses fonctions, se serait appuyé tendancieusement sur cette présence.

75. Enfin, la Cour observe que la requérante a conservé entier son droit, en sa qualité de parent, d'éclairer et conseiller ses enfants, d'exercer envers eux ses fonctions naturelles d'éducateur, et de les orienter dans une direction conforme à ses propres convictions philosophiques (voir, notamment, précités, les arrêts Kjeldsen, Busk Madsen et Pedersen et Valsamis, §§ 54 et 31 respectivement).

76. Il résulte de ce qui précède qu'en décidant de maintenir les crucifix dans les salles de classe de l'école publique fréquentées par les enfants de la requérante, les autorités ont agi dans les limites de la marge d'appréciation dont dispose l'Etat défendeur dans le cadre de son obligation de respecter, dans l'exercice des fonctions qu'il assume dans le domaine de l'éducation et de l'enseignement, le droit des parents d'assurer cette éducation et cet enseignement conformément à leurs convictions religieuses et philosophiques.

77. La Cour en déduit qu'il n'y pas eu violation de l'article 2 du Protocole no 1 dans le chef de la requérante. Elle considère par ailleurs qu'aucune question distincte ne se pose en l'espèce sur le terrain de l'article 9 de la Convention.

2. Le cas des deuxième et troisième requérants

78. La Cour considère que, lue comme il se doit à la lumière de l'article 9 de la Convention et de la seconde phrase de l'article 2 du Protocole no 1, la première phrase de cette disposition garantit aux élèves un droit à l'instruction dans le respect de leur droit de croire ou de ne pas croire. Elle conçoit en conséquence que des élèves tenants de la laïcité voient dans la présence de crucifix dans les salles de classe de l'école publique où ils sont scolarisés un manquement aux droits qu'ils tirent de ces dispositions.

Elle estime cependant que, pour les raisons indiquées dans le cadre de l'examen du cas de la requérante, il n'y a pas eu violation de l'article 2 du Protocole no 1 dans le chef des deuxième et troisième requérants. Elle considère par ailleurs qu'aucune question distincte ne se pose en l'espèce sur le terrain de l'article 9 de la Convention.

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II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 14 DE LA CONVENTION

79. Les requérants estiment que, les deuxième et troisième d'entre eux ayant été exposés aux crucifix qui se trouvaient dans les salles de classes de l'école publique dans laquelle ils étaient scolarisés, ils ont tous trois, dès lors qu'ils ne sont pas catholiques, subi une différence de traitement discriminatoire par rapport aux parents catholiques et à leurs enfants. Soulignant que « les principes consacrés par les articles 9 de la Convention et 2 du Protocole no 1 sont renforcés par les dispositions de l'article 14 de la Convention », ils dénoncent une violation de ce dernier article, aux termes duquel :

« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l'origine nationale ou sociale, l'appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »

80. La chambre a jugé qu'eu égard aux circonstances de l'affaire et au raisonnement qui l'avait conduite à constater une violation de l'article 2 du Protocole no 1 combiné avec l'article 9 de la Convention, il n'y avait pas lieu d'examiner l'affaire de surcroît sous l'angle de l'article 14, pris isolément ou combiné avec ces dispositions.

81. La Cour, qui relève que ce grief est fort peu étayé, rappelle que l'article 14 de la Convention n'a pas d'existence indépendante puisqu'il vaut uniquement pour la jouissance des droits et libertés garantis par les autres clauses normatives de la Convention et des Protocoles.

A supposer que les requérants entendent dénoncer une discrimination dans la jouissance des droits garantis par les articles 9 de la Convention et 2 du Protocole no 1 résultant du fait qu'ils ne se reconnaissent pas dans la religion catholique et que les deuxième et troisième d'entre eux ont été exposés aux crucifix qui se trouvaient dans les salles de classes de l'école publique dans laquelle ils étaient scolarisés, la Cour ne voit là aucune question distincte de celles qu'elle a déjà tranchées sur le terrain de l'article 2 du Protocole no 1. Il n'y a donc pas lieu d'examiner cette partie de la requête.

PAR CES MOTIFS, LA COUR,

1. Dit, par quinze voix contre deux, qu'il n'y a pas eu violation de l'article 2 du Protocole no 1 et qu'aucune question distincte ne se pose sur le terrain de l'article 9 de la Convention ;

2. Dit, à l'unanimité, qu'il n'y a pas lieu d'examiner le grief tiré de l'article 14 de la Convention.

Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des droits de l'homme, à Strasbourg, le 18 mars 2011.

Erik Fribergh Jean-Paul Costa Greffier Président Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l'exposé des

opinions suivantes : a) Opinion concordante du juge Rozakis à laquelle se joint la juge Vajić ; b) Opinion concordante du juge Bonello ; c) Opinion concordante de la juge Power ; d) Opinion dissidente du juge Malinverni à laquelle se joint la juge Kalaydjieva.

J.-P.C. E.F.

OPINION CONCORDANTE DU JUGE ROZAKIS, À LAQUELLE SE RALLIE LA JUGE VAJIĆ

(Traduction)

La principale question à résoudre en l'espèce est l'effet de l'application du critère de proportionnalité aux faits de l'espèce. La proportionnalité entre, d'un côté, le droit des parents d'assurer l'éducation et l'enseignement de leurs enfants conformément à leurs convictions religieuses et philosophiques et, de l'autre, le droit ou l'intérêt d'une très large part – à tout le moins – de la société à exposer des symboles religieux manifestant une religion ou une conviction. Les deux valeurs concurrentes qui se trouvent en jeu dans cette affaire sont donc simultanément protégées par la Convention : par le biais de l'article 2 du Protocole no 1 (lex specialis), lu à la lumière de l'article 9 de la Convention, pour ce qui concerne les parents ; par le biais de l'article 9 s'agissant des droits de la société.

Pour ce qui est tout d'abord du droit des parents, l'arrêt de la Cour souligne que le mot « respecter » figurant dans la seconde phrase de l'article 2 du Protocole no 1 « signifie plus que reconnaître ou prendre en considération ; en sus d'un engagement plutôt négatif, ce verbe implique à la charge de l'Etat une certaine obligation positive » (paragraphe 61 de l'arrêt). Toutefois, le respect dû aux parents, même sous la forme d'une obligation positive « n'empêche pas les Etats de répandre par l'enseignement ou l'éducation des informations ou connaissances ayant, directement ou non, un caractère

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religieux ou philosophique ; [il] n'autorise même pas les parents à s'opposer à l'intégration de pareil enseignement ou éducation dans le programme scolaire » (paragraphe 62 de l'arrêt).

Cette dernière référence à la jurisprudence fondée sur la Convention mérite je crois d'être analysée plus avant. Incontestablement, l'article 2 du Protocole no 1 consacre le droit fondamental à l'éducation, un droit individuel sacro-saint – pouvant sans doute aussi être considéré comme un droit social – qui semble progresser constamment dans nos sociétés européennes. Cependant, si le droit à l'éducation est l'une des pierres angulaires de la protection de l'individu par la Convention, on ne peut à mon avis en dire autant et avec la même vigueur du droit subordonné des parents d'assurer l'éducation de leurs enfants conformément à leurs convictions religieuses et philosophiques. Les choses sont ici bien différentes, et ce pour un certain nombre de raisons :

i) Ce droit, bien que lié au droit à l'éducation, ne revient pas directement au destinataire essentiel du droit, c'est-à-dire au destinataire de l'éducation, celui qui a le droit d'être éduqué. Il concerne les parents – dont le droit direct à l'éducation n'est pas en jeu dans les circonstances de l'espèce – et se limite à un seul aspect de l'éducation, à savoir leurs convictions religieuses et philosophiques.

ii) Il existe certes un lien évident entre l'éducation que reçoivent les enfants au sein de l'école et les idées et opinions religieuses et philosophiques – découlant des convictions – qui prévalent dans le cercle familial, un lien qui requiert une certaine harmonisation de ces questions entre le milieu scolaire et le cercle domestique ; cependant, l'Europe a évolué de façon spectaculaire, dans ce domaine comme dans d'autres, depuis l'adoption du Protocole no 1. De nos jours, la plupart d'entre nous vivent dans des sociétés multiculturelles et multiethniques au sein des Etats nationaux – caractéristique aujourd'hui commune à ces sociétés –, et les enfants qui évoluent dans cet environnement sont chaque jour au contact d'idées et d'opinions allant au-delà de celles qui proviennent de l'école et de leurs parents. Les relations humaines hors du foyer parental et les moyens modernes de communication contribuent sans nul doute à ce phénomène. En conséquence, les enfants prennent l'habitude d'accueillir toute une variété d'idées et d'opinions, souvent conflictuelles, et l'influence de l'école tout comme celle des parents en la matière est aujourd'hui relativement réduite.

iii) La composition de nos sociétés ayant changé, l'Etat a de plus en plus de mal à pourvoir aux besoins individuels des parents dans le domaine de l'éducation. J'irai jusqu'à dire que sa principale préoccupation – et il s'agit d'une préoccupation fondée – devrait être d'offrir aux enfants une éducation garantissant leur pleine et entière intégration au sein de la société où ils vivent, et de les préparer le mieux possible à répondre de manière effective aux attentes de cette société vis-à-vis de ses membres. Si cette caractéristique de l'éducation n'a rien de nouveau – elle est immémoriale –, elle a récemment pris une importance plus marquée en raison des particularités de notre époque et de la composition des sociétés actuelles. Là encore, les fonctions de l'Etat se sont largement déplacées, glissant des préoccupations des parents aux préoccupations de l'ensemble de la société, et restreignant ainsi la capacité des parents à déterminer, en dehors du foyer familial, le type d'éducation à dispenser à leurs enfants.

En conclusion, il me semble que, contrairement à d'autres garanties consacrées par la Convention pour lesquelles la jurisprudence fondée sur celle-ci a étendu le champ de la protection – il en est ainsi du droit à l'éducation –, le droit des parents au regard de la seconde phrase de l'article 2 du Protocole no 1 ne paraît pas de façon réaliste gagner en poids dans la mise en balance aux fins de l'examen de la proportionnalité.

A l'autre extrémité, représentant l'autre membre de l'équation de proportionnalité, se trouve le droit de la société, illustré par les mesures des autorités pour le maintien des crucifix sur les murs des écoles publiques, de manifester ses convictions religieuses (majoritaires). Ce droit, dans les circonstances de l'espèce, l'emporte-t-il sur le droit des parents d'éduquer leurs enfants conformément à leur religion et – plus spécifiquement, dans cette affaire – à leurs convictions philosophiques ?

Pour répondre, il faut interpréter la jurisprudence fondée sur la Convention et l'appliquer aux circonstances particulières de l'espèce. La première question à résoudre est celle d'un consensus européen. Existe-t-il en la matière un quelconque consensus européen – permettant, imposant ou interdisant l'exposition de symboles religieux chrétiens dans les écoles publiques – qui devrait déterminer la position de la Cour dans ce domaine ?

La réponse ressort clairement de l'arrêt même de la Cour, en sa partie qui donne un aperçu du droit et de la pratique au sein des Etats membres du Conseil de l'Europe s'agissant de la présence de symboles religieux dans les écoles publiques (paragraphes 26 et suivants) : parmi les Etats européens, il n'existe pas de consensus interdisant la présence de tels symboles religieux, que peu d'Etats interdisent expressément. Bien sûr, on observe une tendance croissante à proscrire – surtout par le biais de décisions de hautes juridictions nationales – la possibilité d'exposer des crucifix dans les écoles publiques ; cependant, le nombre d'Etats ayant adopté des mesures interdisant l'exposition de crucifix dans les lieux publics et l'étendue de l'activité judiciaire interne en la matière ne permettent pas à la Cour de présumer qu'il existe un consensus contre pareille exposition. Cela vaut tout particulièrement si l'on tient compte du fait qu'il y a en Europe un certain nombre d'Etats où la religion chrétienne demeure la religion officielle ou prédominante, et également, comme je viens de le souligner, du fait que certains Etats autorisent clairement, par leur droit ou leur pratique, l'exposition de crucifix dans les lieux publics.

Pendant que nous parlons de consensus, il convient de rappeler que la Cour est une juridiction, et non un organe parlementaire. Chaque fois qu'elle entreprend d'apprécier les limites de la protection accordée par la Convention, la Cour prend soigneusement en compte le degré de protection existant au niveau des Etats européens ; elle a bien sûr la possibilité d'élever cette protection à un niveau supérieur à celui accordé par tel ou tel Etat défendeur, mais à condition toutefois que de solides indications attestent qu'un grand nombre d'autres Etats européens ont déjà adopté ce degré de protection, ou qu'il y ait une tendance manifeste à élever le niveau de protection. Ce principe ne saurait s'appliquer de manière positive en l'espèce,

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même si, c'est vrai, une tendance s'est amorcée en faveur de l'interdiction de l'exposition de symboles religieux dans les institutions publiques.

Puisqu'en la matière la pratique demeure hétérogène parmi les Etats européens, les seules orientations qui puissent aider la Cour à ménager un juste équilibre entre les droits en jeu émanent de sa jurisprudence antérieure. Les mots clés qui ressortent de celle-ci sont « neutralité et impartialité ». Comme la Cour le relève dans le présent arrêt, « les Etats ont pour mission de garantir, en restant neutres et impartiaux, l'exercice des diverses religions, cultes et croyances. Leur rôle est de contribuer à assurer l'ordre public, la paix religieuse et la tolérance dans une société démocratique, notamment entre groupes opposés » (paragraphe 60, in fine, de l'arrêt).

Il est indéniable, je crois, que l'exposition de crucifix dans les écoles publiques italiennes relève d'un symbolisme religieux qui a un impact sur l'obligation de neutralité et d'impartialité de l'Etat, même si dans une société européenne moderne les symboles semblent peu à peu perdre le poids très important qu'ils avaient autrefois et si des approches plus pragmatiques et rationalistes définissent aujourd'hui, pour de larges pans de la population, les vraies valeurs sociales et idéologiques.

La question qui se pose donc à ce stade est de savoir non seulement si l'exposition du crucifix porte atteinte à la neutralité et à l'impartialité, ce qui est manifestement le cas, mais aussi si la portée de la transgression justifie un constat de violation de la Convention dans les circonstances de l'espèce. Je conclus ici – non sans quelque hésitation – par la négative, souscrivant ainsi au raisonnement principal de la Cour, et plus particulièrement à son approche concernant le rôle de la religion majoritaire de la société italienne (paragraphe 71 de l'arrêt), le caractère essentiellement passif du symbole, qui ne saurait s'analyser en une forme d'endoctrinement (paragraphe 72 de l'arrêt), et également le contexte éducatif dans lequel s'inscrit la présence de crucifix sur les murs des écoles publiques. Comme le souligne l'arrêt, « [d]'une part, cette présence n'est pas associée à un enseignement obligatoire du christianisme (...). D'autre part, (...) l'Italie ouvre parallèlement l'espace scolaire à d'autres religions. Le Gouvernement indique ainsi notamment que le port par les élèves du voile islamique et d'autres symboles et tenues vestimentaires à connotation religieuse n'est pas prohibé, des aménagements sont prévus pour faciliter la conciliation de la scolarisation et des pratiques religieuses non majoritaires, (...) et un enseignement religieux facultatif peut être mis en place dans les établissements pour « toutes confessions religieuses reconnues » » (paragraphe 74 de l'arrêt). Attestant une tolérance religieuse qui s'exprime par une approche libérale permettant à toutes les confessions de manifester librement leurs convictions religieuses dans les écoles publiques, ces éléments constituent à mes yeux un facteur crucial de « neutralisation » de la portée symbolique de la présence du crucifix dans les écoles publiques.

Je dirai également que cette approche libérale sert le concept même de « neutralité » ; elle est l'autre versant, par exemple, d'une politique interdisant l'exposition de tout symbole religieux dans un lieu public.

OPINION CONCORDANTE DU JUGE BONELLO

(Traduction)

1.1 Une cour des droits de l'homme ne saurait se laisser gagner par un Alzheimer historique. Elle n'a pas le droit de faire fi de la continuité culturelle du parcours d'une nation à travers le temps, ni de négliger ce qui au fil des siècles a contribué à modeler et définir le profil d'un peuple. Aucun tribunal supranational n'a à substituer ses propres modèles éthiques aux qualités que l'histoire a imprimées à l'identité nationale. Une cour des droits de l'homme a pour rôle de protéger les droits fondamentaux, mais sans jamais perdre de vue ceci : « les coutumes ne sont pas des caprices qui passent. Elles évoluent avec le temps, se solidifient à travers l'histoire pour former un ciment culturel. Elles deviennent des symboles extrêmement importants qui définissent l'identité des nations, des tribus, des religions, des individus »1.

1.2 Une cour européenne ne doit pas être invitée à ruiner des siècles de tradition européenne. Aucun tribunal, et certainement pas cette Cour, ne doit voler aux Italiens une partie de leur personnalité culturelle.

1.3 Avant de nous rallier à toute croisade tendant à diaboliser le crucifix, je crois qu'il nous faut replacer dans son juste contexte historique la présence de ce symbole au sein des écoles italiennes. Pendant des siècles, pratiquement toute éducation dispensée en Italie a été le fait de l'Eglise, de ses ordres et organisations religieux, et de très peu d'autres entités. Un grand nombre – voire la plupart – des écoles, collèges, universités et autres instituts d'enseignement d'Italie ont été fondés, financés ou gérés par l'Eglise, ses membres ou ses ramifications. Les grandes étapes de l'histoire ont fait de l'éducation et du christianisme des notions quasiment interchangeables ; dès lors, la présence séculaire du crucifix dans les écoles italiennes n'a pas de quoi choquer ou surprendre. En fait, c'est plutôt son absence qui serait choquante ou surprenante.

1.4 Jusqu'à une époque assez récente, l'Etat « laïque » ne s'occupait guère d'éducation, mission essentielle qu'il déléguait, par défaut, aux institutions chrétiennes. Ce n'est que peu à peu que l'Etat a commencé à assumer ses responsabilités s'agissant d'éduquer la population et de lui proposer autre chose que le quasi-monopole religieux sur l'éducation. La présence du crucifix dans les écoles italiennes ne fait que témoigner de cette réalité historique irréfutable et millénaire ; on pourrait presque dire que le crucifix est là depuis que les écoles existent. Et voilà que l'on saisit une juridiction qui se trouve sous une cloche de verre, à mille kilomètres de là, afin que du jour au lendemain elle mette son véto à ce qui a survécu à d'innombrables générations. On invite la Cour à se rendre complice d'un acte majeur de vandalisme culturel. A mon avis, William Faulkner a touché le cœur du problème : le passé n'est jamais mort. En fait, il n'est même pas passé.2 Que cela nous

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plaise ou non, les parfums et la puanteur de l'histoire nous accompagnent toujours. 1.5 C'est une aberration et un manque d'information que d'affirmer que la présence du crucifix dans les écoles italiennes

témoigne d'une mesure fasciste réactionnaire imposée, entre les gorgées d'huile de ricin, par Signor Mussolini. Les circulaires de Mussolini n'ont fait que prendre acte formellement d'une réalité historique antérieure de plusieurs siècles à sa naissance et qui, nonobstant le vitriol anti-crucifix lancé par Mme Lautsi, pourrait lui survivre encore longtemps. La Cour devrait toujours faire preuve de circonspection lorsqu'il s'agit de prendre des libertés avec les libertés des autres peuples, y compris celle de chérir leur propre empreinte culturelle. Quelle qu'elle soit, celle-ci est unique. Les nations ne façonnent pas leur histoire sous l'impulsion du moment.

1.6 Le rythme du calendrier scolaire italien témoigne des liens historiques inextricables qui existent en Italie entre l'éducation et la religion, des liens persistants qui ont survécu des siècles durant. Aujourd'hui encore, les écoliers travaillent dur les jours consacrés aux dieux païens (Diane/Lune, Mars, Hercule, Jupiter, Vénus, Saturne) et se reposent le dimanche (domenica, le jour du Seigneur). Le calendrier scolaire imite le calendrier religieux, les jours fériés se calquant sur les fêtes chrétiennes. Pâques, Noël, le carême, carnaval (carnevale, période où la discipline religieuse permettait la consommation de viande), l'Epiphanie, la Pentecôte, l'Assomption, la Fête-Dieu, l'Avent, la Toussaint, le jour des Morts : un cycle annuel qui – c'est flagrant – est bien plus dénué de laïcité que n'importe quel crucifix sur n'importe quel mur. Puisse Mme Lautsi s'abstenir de solliciter les services de la Cour, en son propre nom et au nom de la laïcité, aux fins de la suppression du calendrier scolaire italien, cet autre élément du patrimoine culturel chrétien qui a survécu au passage des siècles sans que rien ne prouve qu'il y ait eu atteinte irréparable au progrès de la liberté, de l'émancipation, de la démocratie et de la civilisation.

Quels droits ? Liberté de religion et de conscience ? 2.1 Les questions soulevées par cette affaire ont été éludées en raison d'un déplorable manque de clarté et de définition.

La Convention consacre la protection de la liberté de religion et de conscience (article 9). Rien de moins que cela, évidemment, mais guère plus.

2.2 Parallèlement à la liberté de religion, on a vu se constituer dans les sociétés civilisées un catalogue de valeurs remarquables (souvent louables) qui sont apparentées à la liberté de religion tout en étant distinctes de celle-ci : la laïcité, le pluralisme, la séparation de l'Eglise et de l'Etat, la neutralité confessionnelle ou la tolérance religieuse. Toutes ces valeurs représentent des matières premières démocratiques supérieures dans lesquels les Etats contractants sont libres d'investir ou non, ce que beaucoup ont fait. Il ne s'agit toutefois pas de valeurs protégées par la Convention, et c'est une erreur fondamentale que de jongler avec ses concepts dissemblables comme s'ils étaient interchangeables avec la liberté de religion. Hélas, la jurisprudence de la Cour comporte elle aussi des traces de ce débordement qui est tout sauf rigoureux.

2.3 La Convention a confié à la Cour la tâche de faire respecter la liberté de religion et de conscience, mais elle ne lui a pas donné le pouvoir de contraindre les Etats à la laïcité ou de les forcer à adopter un régime de neutralité confessionnelle. C'est à chaque Etat d'opter ou non pour la laïcité et de décider si – et, le cas échéant, dans quelle mesure – il entend séparer l'Eglise et la conduite des affaires publiques. Ce que l'Etat ne doit pas faire, c'est priver quiconque de sa liberté de religion et de conscience. Un abîme axiomatique sépare un concept prescriptif des autres concepts, non prescriptifs.

2.4 La plupart des arguments formulés par la requérante invitent la Cour à garantir la séparation de l'Eglise et de l'Etat et à assurer le respect d'un régime de laïcité aseptique au sein des écoles italiennes. Or cela, pour dire les choses sans ambages, ne regarde pas la Cour. Celle-ci doit veiller à ce que Mme Lautsi et ses enfants jouissent pleinement de leur droit fondamental à la liberté de religion et de conscience, un point c'est tout.

2.5 La Convention s'avère très utile, avec son inventaire détaillé et exhaustif de ce que signifie réellement la liberté de religion et de conscience, et nous ferions bien de garder à l'esprit ces contraintes institutionnelles. Liberté de religion ne veut pas dire laïcité. Liberté de religion ne veut pas dire séparation de l'Eglise et de l'Etat. Liberté de religion ne veut pas dire équidistance en matière religieuse. Toutes ces notions sont certes séduisantes, mais nul n'a à ce jour désigné la Cour afin qu'elle en soit la gardienne. En Europe, la laïcité est facultative ; la liberté de religion ne l'est pas.

2.6 La liberté de religion et la liberté de ne pas avoir de religion consistent en fait dans le droit de professer librement toute religion choisie par l'individu, le droit de changer librement de religion, le droit de n'embrasser aucune religion, et le droit de manifester sa religion par les croyances, le culte, l'enseignement et l'observance. Le catalogue de la Convention s'arrête ici, bien en deçà de la défense de l'Etat laïque.

2.7 Le rôle plutôt modeste de la Cour reste de déterminer si l'exposition dans les écoles publiques italiennes de ce que certains voient comme un symbole chrétien et d'autres comme un gadget culturel a, de quelque façon que ce soit, porté atteinte au droit fondamental de Mme Lautsi et de ses enfants à la liberté de religion, telle que définie par la Convention elle-même.

2.8 Je crois que n'importe qui pourrait, de manière convaincante, s'employer à soutenir que la présence du crucifix dans les écoles publiques italiennes est susceptible de heurter la doctrine de la laïcité et celle de la séparation de l'Eglise et de l'Etat. En même temps, je pense que nul ne pourrait plaider de façon probante que la présence d'un crucifix a, de quelque manière que ce soit, porté atteinte au droit des membres de la famille Lautsi de professer toute religion de leur choix, de changer de religion, de n'avoir aucune religion ou de manifester leurs croyances, le cas échéant, par le culte, l'enseignement et l'observance, ou à leur droit de rejeter carrément tout ce qu'ils pourraient considérer comme un fade objet de superstition.

2.9 Avec ou sans crucifix sur le mur d'une salle de classe, les Lautsi ont joui de la liberté de conscience et de religion la plus absolue et la plus illimitée, telle que définie par la Convention. Il est concevable que la présence d'un crucifix dans une salle de classe puisse être perçue comme une trahison de la laïcité et une défaillance injustifiable du régime de séparation de

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l'Eglise et de l'Etat ; ces doctrines, toutefois, aussi attrayantes et séduisantes soient-elles, ne sont nulle part prescrites par la Convention, et elles ne sont pas non plus des éléments constitutifs nécessaires à la liberté de conscience et à la liberté de religion. C'est aux autorités italiennes, et non à la Cour, qu'il revient de garantir la laïcité si elles estiment que celle-ci fait ou doit faire partie de l'architecture constitutionnelle italienne.

2.10 Eu égard aux racines historiques de la présence du crucifix dans les écoles italiennes, retirer celui-ci de là où il se trouve, discrètement et passivement, depuis des siècles n'aurait guère été un signe de neutralité de l'Etat. Le retirer aurait constitué une adhésion positive et agressive à l'agnosticisme ou à la laïcité, et aurait donc été tout sauf un acte neutre. Maintenir un symbole là où il a toujours été n'est pas un acte d'intolérance des croyants ou des traditionalistes culturels. Le déloger serait un acte d'intolérance des agnostiques et des laïcs.

2.11 Au fil des siècles, des millions d'enfants Italiens ont été exposés au crucifix dans les écoles. Cela n'a pas fait de l'Italie un Etat confessionnel, ni des Italiens les citoyens d'une théocratie. Les requérants n'ont présenté à la Cour aucun élément montrant que les personnes exposées au crucifix auraient, de quelque manière que ce soit, perdu leur liberté totale de manifester leurs croyances religieuses individuelles et personnelles, ou leur droit de renier toute religion. La présence d'un crucifix dans une salle de classe ne semble avoir entravé aucun Italien dans sa liberté de croire ou de ne pas croire, d'embrasser l'athéisme, l'agnosticisme, l'anticléricalisme, la laïcité, le matérialisme, le relativisme ou l'irréligion doctrinaire, d'abjurer, d'apostasier, ou d'embrasser le crédo ou l'« hérésie » de son choix qui lui paraisse suffisamment attrayant, ce avec la même vigueur et la même verve que d'autres mettent à embrasser librement une confession chrétienne. Si de tels éléments avaient été présentés, j'aurais avec véhémence voté en faveur de la violation de la Convention.

Quels droits ? Le droit à l'instruction ? 3.1 L'article 2 du Protocole no 1 garantit le droit des parents à ce que l'enseignement dispensé à leurs enfants soit

conforme à leurs propres convictions religieuses et philosophiques. La tâche de la Cour est de contrôler et de garantir le respect de ce droit.

3.2 La simple présence silencieuse et passive d'un symbole dans une salle de classe d'une école italienne correspond-elle à un « enseignement » ? Fait-elle obstacle à l'exercice du droit garanti ? J'ai beau chercher, je ne vois pas comment. La Convention interdit spécifiquement et exclusivement tout enseignement scolaire qui ne conviendrait pas aux parents pour des motifs religieux, éthiques ou philosophiques. Le mot clé de cette norme est bien évidemment « enseignement », et je me demande dans quelle mesure la présence muette d'un symbole de la continuité culturelle européenne pourrait s'analyser en un enseignement, au sens de ce mot plutôt dénué d'équivoque.

3.3 A mon avis, ce que la Convention interdit, c'est tout endoctrinement, éhonté ou sournois, la confiscation agressive de jeunes esprits, le prosélytisme envahissant, la mise en place par le système éducatif public de tout obstacle à l'aveu de l'athéisme, de l'agnosticisme ou du choix en faveur d'une autre foi. La simple exposition du témoignage silencieux d'un symbole historique, qui fait si incontestablement partie du patrimoine européen, ne constitue nullement un « enseignement », et elle ne porte pas non plus une atteinte sérieuse au droit fondamental des parents à déterminer quelle orientation religieuse, le cas échéant, leurs enfants doivent suivre.

3.4 Même en admettant que la simple présence d'un objet muet doive être interprétée comme un « enseignement », les requérants n'ont pas répondu à la question bien plus capitale de la proportionnalité – étroitement liée à l'exercice de droits fondamentaux lorsque ceux-ci sont en conflit avec les droits d'autrui –, autrement dit de la mise en balance qu'il convient de faire entre les différents intérêts concurrents.

3.5 L'ensemble des parents des trente élèves qui se trouvent dans une salle de classe italienne jouissent à égalité du droit fondamental, garanti par la Convention, à ce que leurs enfants reçoivent un enseignement conforme à leurs propres convictions religieuses et philosophiques, droit au moins équivalent à celui dont jouissent les enfants Lautsi. Les parents d'un seul élève veulent une instruction « sans crucifix », et les parents des vingt-neuf autres élèves, exerçant leur non moins fondamentale liberté de décision, veulent une instruction « avec crucifix ». Jusqu'à présent, nul n'a avancé aucune raison pour laquelle la volonté des parents d'un seul élève devrait l'emporter et celle des parents des vingt-neuf autres élèves capituler. Les parents de ces vingt-neuf enfants ont un droit fondamental, équivalent par la force et l'intensité, à ce que leurs enfants reçoivent un enseignement conforme à leurs propres convictions religieuses et philosophiques, qu'ils soient favorables au crucifix ou simplement indifférents à celui-ci. Mme Lautsi ne saurait s'arroger l'autorisation d'anéantir le droit de l'ensemble des parents des autres élèves de la classe, qui souhaitent exercer ce droit dont elle demande précisément à la Cour d'empêcher l'exercice par autrui.

3.6 La chasse au crucifix encouragée par Mme Lautsi ne peut en aucune façon constituer une mesure permettant d'assurer la neutralité dans une salle de classe. Ce serait faire prévaloir la philosophie « hostile au crucifix » des parents d'un seul élève par rapport à la philosophie « réceptive au crucifix » des parents des vingt-neuf autres élèves. Si les parents d'un seul élève revendiquent le droit de voir éduquer leur enfant en l'absence de crucifix, les parents des vingt-neuf autres élèves doivent bien avoir la possibilité de revendiquer un droit équivalent à la présence du crucifix, que ce soit comme symbole chrétien traditionnel ou simplement comme souvenir culturel.

Petit aparté 4.1 Tout récemment, la Cour a été appelé à déterminer si une interdiction prononcée par les autorités turques à l'égard

de la diffusion du roman Les onze mille verges, de Guillaume Apollinaire, pouvait se justifier dans une société démocratique. Pour estimer que ce roman ne relève pas de la pornographie violente, il faut avoir un souverain mépris pour les principes moraux contemporains3. Pourtant, la Cour a vaillamment volé au secours de ce ramassis d'obscénités transcendantales, sous

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prétexte qu'il faisait partie du patrimoine culturel européen4. 4.2 Il eût été bien étrange, à mon avis, que la Cour défendît et rachetât ce monceau assez médiocre d'obscénités

nauséeuses qui circule sous le manteau, en se fondant sur une vague appartenance au « patrimoine européen », et que dans le même temps elle niât la valeur de patrimoine européen à un emblème que des millions d'Européens ont reconnu au fil des siècles comme un symbole intemporel de rédemption par l'amour universel.

OPINION CONCORDANTE DE LA JUGE POWER

(Traduction)

Cette affaire soulève des questions concernant la portée de certaines dispositions de la Convention, et la rectification par la Grande Chambre d'un certain nombre d'erreurs contenues dans l'arrêt de la chambre était à la fois nécessaire et judicieuse. La correction essentielle réside dans le constat que le choix de la présence de crucifix dans les salles de classe des écoles publiques relève en principe de la marge d'appréciation d'un Etat défendeur (paragraphe 70 de l'arrêt). Dans l'exercice de sa fonction de contrôle, la Cour confirme sa jurisprudence antérieure5 selon laquelle la « visibilité prépondérante » dans l'environnement scolaire qu'un Etat peut conférer à la religion majoritaire du pays ne suffit pas en soi pour indiquer une démarche d'endoctrinement de nature à établir un manquement aux prescriptions de l'article 2 du Protocole no 1 (paragraphe 71 de l'arrêt).

La Grande Chambre rectifie également la conclusion plutôt spéculative de l'arrêt de la chambre (paragraphe 55 de l'arrêt de la chambre) relative au risque « particulièrement présent » que l'exposition d'un crucifix puisse être perturbante émotionnellement pour des élèves de religions minoritaires ou des élèves qui ne professent aucune religion. Eu égard au rôle crucial de la « preuve » dans toute procédure judiciaire, la Grande Chambre relève à juste titre que la Cour ne dispose pas d'éléments attestant une quelconque influence de la présence d'un symbole religieux sur les élèves (paragraphe 66 de l'arrêt). Tout en reconnaissant que l'« on peut (...) comprendre » l'impression qu'a la requérante d'un manque de respect de ses droits, la Grande Chambre confirme que la perception subjective de l'intéressée ne saurait suffire à caractériser une violation de l'article 2 du Protocole no 1. La requérante a peut-être été offensée par la présence de crucifix dans les salles de classe, mais l'existence d'un droit « à ne pas être offensé » n'a jamais été reconnue dans le cadre de la Convention. En infirmant l'arrêt de la chambre, la Grande Chambre ne fait rien d'autre que confirmer une jurisprudence constante (relative notamment à l'article 10) qui reconnaît que la simple « offense » n'est pas une chose contre laquelle un individu peut être immunisé par le droit.

Cependant, l'arrêt de la chambre contenait une autre conclusion fondamentale, et à mon sens erronée, au sujet de laquelle la Grande Chambre ne fait pas de commentaire alors qu'elle méritait selon moi quelques clarifications. La chambre a à juste titre indiqué que l'Etat est tenu à la neutralité confessionnelle dans le cadre de l'éducation publique (paragraphe 56 de l'arrêt de la chambre). Toutefois, elle a ensuite conclu, de façon incorrecte, que ce devoir exige en fait que l'on préfère ou que l'on place une idéologie (ou un ensemble d'idées) au-dessus de tout autre point de vue religieux et/ou philosophique ou de toute autre vision du monde. La neutralité appelle une approche pluraliste, et non laïque, de la part de l'Etat. Elle encourage le respect de toutes les visions du monde et non la préférence pour une seule. A mes yeux, l'arrêt de la chambre était frappant dans son manquement à reconnaître que la laïcité (conviction ou vision du monde préférée par la requérante) est, en soi, une idéologie parmi d'autres. Préférer la laïcité aux autres visions du monde – qu'elles soient religieuses, philosophiques ou autres – n'est pas une option neutre. La Convention exige que l'on respecte les convictions de la requérante pour autant que l'éducation et l'enseignement dispensés à ses enfants sont en jeu. Elle n'exige pas que ces convictions soient l'option préférée et approuvée par rapport à toutes les autres. Dans son opinion séparée, le juge Bonello souligne que, dans la tradition européenne, l'éducation (et, à mon avis, les valeurs que sont la dignité humaine, la tolérance et le respect de l'individu, sans lesquelles il ne peut à mon sens y avoir aucune base durable à la protection des droits de l'homme) a ses racines, historiquement, notamment dans la tradition chrétienne. Interdire dans les écoles publiques, sans considération des souhaits de la nation, l'exposition d'un symbole représentatif de cette tradition – ou en fait de toute autre tradition religieuse – et exiger que l'Etat poursuive un programme non pas pluraliste mais laïc, risque de nous faire glisser vers le terrain de l'intolérance, notion qui est contraire aux valeurs de la Convention.

Les requérants allèguent la violation de leur droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion. Or je ne vois aucune atteinte à leur liberté de manifester leurs convictions personnelles. Le critère, pour déterminer s'il y a eu violation au regard de l'article 9, n'est pas l'existence d'une « offense » mais celle d'une « coercition »6. Cet article ne crée pas un droit à ne pas être offensé par la manifestation des convictions religieuses d'autrui, même lorsque l'Etat confère une « visibilité prépondérante » à ces convictions. L'exposition d'un symbole religieux n'oblige ni ne contraint quiconque à faire ou à s'abstenir de faire une chose. Elle n'exige pas un engagement dans une activité quelconque, même s'il est concevable qu'elle puisse appeler ou stimuler la discussion et l'échange ouvert des points de vue. Elle n'empêche pas un individu de suivre ce que lui dicte sa conscience et n'écarte pas toute possibilité pour lui de manifester ses propres convictions et idées religieuses.

La Grande Chambre estime que la présence du crucifix est pour l'essentiel un symbole passif, et elle considère cet aspect comme revêtant une grande importance compte tenu du principe de neutralité. Je souscris à cet égard à l'avis de la Cour, dès lors que le symbole, par son caractère passif, n'a rien de coercitif. Je dois toutefois admettre qu'en principe les symboles

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(qu'ils soient religieux, culturels ou autres) sont porteurs de sens. Ils peuvent être silencieux tout en étant parlants, sans nullement impliquer coercition ou endoctrinement. Les éléments non contestés dont dispose la Cour montrent que l'Italie ouvre l'espace scolaire à tout un éventail de religions, et rien n'indique qu'il y ait une intolérance quelconque à l'égard des élèves non croyants ou tenants de convictions philosophiques qui ne se rattachent pas à une religion. Le port du voile islamique est autorisé. Le début et la fin du Ramadan sont « souvent fêtés ». Dans ce contexte de pluralisme et de tolérance religieuse, un symbole chrétien apposé sur le mur d'une salle de classe ne fait que représenter une vision autre et différente du monde. La présentation et prise en compte de différents points de vue fait partie intégrante du processus éducatif. Elle stimule le dialogue. Une éducation réellement pluraliste implique la mise en contact des élèves avec toute une gamme d'idées différentes, y compris des idées qui ne sont pas les leurs propres. Le dialogue devient possible et prend peut-être tout son sens lorsqu'il y a une véritable différence dans les opinions et un échange francs d'idées. Si elle s'accomplit dans un esprit d'ouverture, de curiosité, de tolérance et de respect, cette rencontre peut mener à une meilleure clarté et représentation, car elle favorise le développement de la pensée critique. L'éducation serait amoindrie si les enfants n'étaient pas confrontés à des points de vue différents sur la vie et n'avaient pas, par ce processus, la possibilité d'apprendre l'importance du respect de la diversité.

OPINION DISSIDENTE DU JUGE MALINVERNI, À LAQUELLE SE RALLIE LA JUGE KALAYDJIEVA

1. La Grande Chambre est parvenue à la conclusion qu'il n'y a pas eu violation de l'article 2 du Protocole no 1 au motif que « le choix de la présence de crucifix dans les salles de classe des écoles publiques relève en principe de la marge d'appréciation de l'Etat défendeur » (paragraphe 70 ; voir aussi le paragraphe 69).

J'ai de la peine à suivre cette argumentation. Utile, voire commode, la théorie de la marge d'appréciation est une technique d'un maniement délicat, car l'ampleur de la marge dépend d'un grand nombre de paramètres : droit en cause, gravité de l'atteinte, existence d'un consensus européen, etc. La Cour a ainsi affirmé que « l'ampleur de la marge d'appréciation n'est pas la même pour toutes les affaires mais varie en fonction du contexte (...). Parmi les éléments pertinents figurent la nature du droit conventionnel en jeu, son importance pour l'individu et le genre des activités en cause».7 La juste application de cette théorie est donc fonction de l'importance respective que l'on attribue à ces différents facteurs. La Cour décrète-t-elle que la marge d'appréciation est étroite, l'arrêt conduira le plus souvent à une violation de la Convention ; considère-t-elle en revanche qu'elle est large, l'Etat défendeur sera le plus souvent « acquitté ».

Dans la présente affaire, c'est en se fondant principalement sur l'absence de consensus européen que la Grande Chambre s'est autorisée à invoquer la théorie de la marge d'appréciation (paragraphe 70). A cet égard, je relève que la présence de symboles religieux dans les écoles publiques n'est expressément prévue, outre l'Italie, que dans un nombre très restreint d'Etats membres du Conseil de l'Europe (Autriche, Pologne, quelques Länder allemands ; paragraphe 27). En revanche, dans la très grande majorité de ces Etats cette question ne fait pas l'objet d'une réglementation spécifique. Il me paraît difficile, dans ces conditions, de tirer de cet état de fait des conclusions sûres quant au consensus européen.

S'agissant de la réglementation relative à cette question, je relève en passant que la présence du crucifix dans les écoles publiques italiennes repose sur une base légale extrêmement faible : un décret royal fort ancien, puisqu'il date de 1860, puis une circulaire fasciste de 1922, et encore des décrets royaux de 1924 et de 1928. Il s'agit donc de textes fort anciens et qui, n'émanant pas du Parlement, sont dépourvus de toute légitimité démocratique.

Ce qui me paraît en revanche plus important c'est que, là où elles ont été appelées à se prononcer sur cette question, les cours suprêmes ou constitutionnelles européennes ont chaque fois et sans exception fait prévaloir le principe de la neutralité confessionnelle de l'Etat : la Cour constitutionnelle allemande, le Tribunal fédéral suisse, la Cour constitutionnelle polonaise et, dans un contexte légèrement différent, la Cour de cassation italienne (paragraphes 28 et 23).

Quoi qu'il en soit, une chose est certaine : la théorie de la marge d'appréciation ne saurait en aucun cas dispenser la Cour d'exercer les fonctions qui lui incombent en vertu de l'article 19 de la Convention, qui est celle d'assurer le respect des engagements résultant pour les Etats de la Convention et de ses Protocoles. Or la seconde phrase de l'article 2 du Protocole no 1 crée à la charge des Etats une obligation positive de respecter le droit des parents d'assurer l'éducation de leurs enfants conformément à leurs convictions religieuses et philosophiques.

Pareille obligation positive découle du verbe « respecter », qui figure à l'article 2 du Protocole no 1. Comme le relève à juste titre la Grande Chambre, « en sus d'un engagement plutôt négatif, ce verbe implique à la charge de l'Etat une certaine obligation positive » (paragraphe 61). Une telle obligation positive peut d'ailleurs se déduire également de l'article 9 de la Convention. Cette disposition peut en effet s'interpréter comme créant à la charge des Etats une obligation positive de créer un climat de tolérance et de respect mutuel au sein de leur population.

Peut-on alors affirmer que les Etats s'acquittent véritablement de cette obligation positive lorsqu'ils prennent principalement en considération les croyances de la majorité ? Par ailleurs, la marge d'appréciation revêt-elle la même ampleur lorsque les autorités nationales sont requises de s'acquitter d'une obligation positive que lorsqu'elles sont simplement tenues par une obligation d'abstention ? Je ne le pense pas. Je suis au contraire d'avis que lorsque les Etats sont tenus par des obligations positives, leur marge d'appréciation s'amenuise.

De toute façon, selon la jurisprudence, la marge d'appréciation va de pair avec un contrôle européen. La tâche de la Cour consiste alors à s'assurer que la limite de la marge d'appréciation n'a pas été dépassée. Dans la présente affaire, tout en

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reconnaissant qu'en prescrivant la présence du crucifix dans les salles de classe des écoles publiques la réglementation en cause donne à la religion majoritaire une visibilité prépondérante dans l'environnement scolaire, la Grande Chambre a été d'avis que « cela ne suffit toutefois pas en soi pour ... établir un manquement aux prescriptions de l'article 2 du Protocole no 1 ». Je ne saurais partager ce point de vue. 2. Nous vivons désormais dans une société multiculturelle, dans laquelle la protection effective de la liberté religieuse et du droit à l'éducation requiert une stricte neutralité de l'Etat dans l'enseignement public, lequel doit s'efforcer de favoriser le pluralisme éducatif comme un élément fondamental d'une société démocratique telle que la conçoit la Convention.8 Le principe de la neutralité de l'Etat a d'ailleurs été expressément reconnu par la Cour constitutionnelle italienne elle-même, pour laquelle il découle du principe fondamental de l'égalité de tous les citoyens et de l'interdiction de toute discrimination que l'Etat doit adopter une attitude d'impartialité à l'égard des croyances religieuses. 9

La seconde phrase de l'article 2 du Protocole no 1 implique qu'en s'acquittant des fonctions qu'il assume en matière d'éducation et d'enseignement, l'Etat veille à ce que les connaissances soient diffusées de manière objective, critique et pluraliste. L'école doit être un lieu de rencontre de différentes religions et convictions philosophiques, où les élèves peuvent acquérir des connaissances sur leurs pensées et traditions respectives. 3. Ces principes sont valables non seulement pour l'élaboration et l'aménagement des programmes scolaires, qui ne sont pas en cause dans la présente affaire, mais également pour l'environnement scolaire. L'article 2 du Protocole no 1 précise bien que l'Etat respectera le droit des parents d'assurer l'éducation et l'enseignement conformément à leurs convictions religieuses et philosophiques dans l'exercice des fonctions (en anglais : any functions) qu'il assumera dans le domaine de l'éducation et de l'enseignement. C'est dire que le principe de la neutralité confessionnelle de l'Etat vaut non seulement pour le contenu de l'enseignement, mais pour l'ensemble du système éducatif. Dans l'affaire Folgerø, la Cour a relevé à juste titre que le devoir qui incombe aux Etats en vertu de cette disposition « est d'application large car il vaut pour le contenu de l'instruction et la manière de la dispenser mais aussi dans l'exercice de l'ensemble des « fonctions » assumées par l'Etat ».10

Ce point de vue est également partagé par d'autres instances, tant internes qu'internationales. Ainsi, dans son Observation générale No 1, le Comité des droits de l'enfant a-t-il affirmé que le droit à l'éducation se réfère « non seulement au contenu des programmes scolaires, mais également au processus d'éducation, aux méthodes pédagogiques et au milieu dans lequel l'éducation est dispensée, qu'il s'agisse de la maison, de l'école ou d'un autre cadre ».11 Et le Comité onusien d'ajouter que « le milieu scolaire lui-même doit (...) être le lieu où s'expriment la liberté et l'esprit de compréhension, de paix, de tolérance, d'égalité entre les sexes et d'amitié entre tous les peuples et groupes ethniques, nationaux et religieux ».12

La Cour suprême du Canada a elle aussi relevé que l'environnement dans lequel l'enseignement est dispensé fait partie intégrante d'une éducation libre de tout discrimination : « In order to ensure a discrimination-free educational environment, the school environment must be one where all are treated equally and all are encouraged to fully participate ».13

4. Les symboles religieux font incontestablement partie de l'environnement scolaire. Comme tels, ils sont donc de nature à contrevenir au devoir de neutralité de l'Etat et à avoir un impact sur la liberté religieuse et le droit à l'éducation. Cela est d'autant plus vrai lorsque le symbole religieux s'impose aux élèves, même contre leur volonté. Comme l'a relevé la Cour constitutionnelle allemande dans son célèbre arrêt : « Certainly, in a society that allows room for differing religious convictions, the individual has no right to be spared from other manifestations of faith, acts of worship or religious symbols. This is however to be distinguished from a situation created by the State where the individual is exposed without possibility of escape to the influence of a particular faith, to the acts through which it is manifested and to the symbols in which it is presented »14. Ce point de vue est partagé par d'autres cours suprêmes ou constitutionnelles.

Ainsi, le Tribunal fédéral suisse a-t-il relevé que le devoir de neutralité confessionnelle à laquelle est tenu l'Etat revêt une importance particulière dans les écoles publiques, dès lors que l'enseignement y est obligatoire. Il a ajouté que, garant de la neutralité confessionnelle de l'école, l'Etat ne peut pas manifester, dans le cadre de l'enseignement, son propre attachement à une religion déterminée, qu'elle soit majoritaire ou minoritaire, car il n'est pas exclu que certaines personnes se sentent lésées dans leurs convictions religieuses par la présence constante dans l'école d'un symbole d'une religion à laquelle elles n'appartiennent pas. 5. Le crucifix est sans conteste un symbole religieux. Selon le gouvernement défendeur, lorsqu'il se trouve dans l'environnement scolaire, le crucifix serait un symbole de l'origine religieuse de valeurs devenues désormais laïques, telles que la tolérance et le respect mutuel. Il y remplirait ainsi une fonction symbolique hautement éducative, indépendamment de la religion professée par les élèves, car il serait l'expression d'une civilisation entière et de valeurs universelles.

A mon avis, la présence du crucifix dans les salles de classe va bien au-delà de l'usage de symboles dans un contexte historique spécifique. La Cour a d'ailleurs déjà jugé que le caractère traditionnel d'un texte utilisé par des parlementaires pour prêter serment ne privait pas ce dernier de sa nature religieuse.15 Comme l'a relevé la chambre, la liberté négative de religion n'est pas limitée à l'absence de services religieux ou d'enseignement religieux. Elle s'étend également aux symboles exprimant une croyance ou une religion. Cette liberté négative mérite une protection particulière lorsque c'est l'Etat qui expose un symbole religieux et que les individus sont placés dans une situation dont ils ne peuvent se dégager.16 Même à admettre que le crucifix puisse avoir une pluralité de significations, la signification religieuse demeure malgré tout prédominante. Dans le contexte de l'éducation publique, il est nécessairement perçu comme une partie intégrante du milieu scolaire et peut même être considéré comme un signe extérieur fort. Je constate d'ailleurs que même la Cour de cassation italienne a rejeté la thèse selon laquelle le crucifix symboliserait une valeur indépendante d'une confession religieuse spécifique (paragraphe 67).

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6. La présence du crucifix dans les écoles est même de nature à porter plus gravement atteinte à la liberté religieuse et au droit à l'éducation des élèves que les signes vestimentaires religieux que peut porter, par exemple, une enseignante, comme le voile islamique. Dans cette dernière hypothèse, l'enseignante en question peut en effet se prévaloir de sa propre liberté de religion, qui doit également être prise en compte, et que l'Etat doit aussi respecter. Les pouvoirs publics ne sauraient en revanche invoquer un tel droit. Du point de vue de la gravité de l'atteinte au principe de la neutralité confessionnelle de l'Etat, celle-ci est donc moindre lorsque les pouvoirs publics tolèrent le voile à l'école que lorsqu'ils y imposent la présence du crucifix. 7. L'impact que peut avoir la présence du crucifix dans les écoles est aussi sans commune mesure avec celui que peut exercer son exposition dans d'autres établissements publics, comme un bureau de vote ou un tribunal. En effet, comme l'a pertinemment relevé la chambre, dans les écoles « le pouvoir contraignant de l'Etat est imposé à des esprits qui manquent encore de la capacité critique leur permettant de prendre de la distance par rapport au message découlant d'un choix préférentiel manifesté par l'Etat » (paragraphe 48 de l'arrêt de la chambre). 8. En conclusion, une protection effective des droits garantis par l'article 2 du Protocole no 1 et par l'article 9 de la Convention exige de la part de l'Etat qu'il fasse preuve de la plus stricte neutralité confessionnelle. Celle-ci ne se limite pas aux programmes scolaires, mais s'étend également à « l'environnement scolaire ». L'instruction primaire et secondaire étant obligatoire, l'Etat ne saurait imposer à des élèves, contre leur volonté et sans qu'ils puissent s'y soustraire, le symbole d'une religion dans laquelle ils ne se reconnaissent pas. L'ayant fait, le Gouvernement défendeur a violé l'article 2 du Protocole no 1 et l'article 9 de la Convention. 1 Justin Marozzi, The Man Who Invented History, John Murray, 2009, p. 97. 2 Requiem pour une nonne, 1951. 3 Wikipedia qualifie cette œuvre de « roman érotique » dans lequel l’auteur « explore toutes les facettes de la sexualité (...) : sadisme alterne avec masochisme, ondinisme/scatophilie avec vampirisme, pédophilie avec gérontophilie, onanisme avec sexualité de groupe, saphisme avec pédérastie, etc. (...) [Le] roman dégage une impression de « joie infernale » (...) » 4 Akdaş c. Turquie, no 41056/04, 16 février 2010. 5 Folgerø et autres c. Norvège [GC], no 15472/02, § 89, CEDH 2007-VIII ; voir également Hasan et Eylem Zengin c. Turquie, no 1448/04, § 63, CEDH 2007-XI. 6. Buscarini et autres c. Saint-Marin [GC], no 24645/94, CEDH 1999-I ; voir également Haut Conseil spirituel de la communauté musulmane c. Bulgarie, no 39023/97, 16 décembre 2004. 7Buckley c. Royaume-Uni, 25 septembre 1996, § 74, Recueil des arrêts et décisions 1996-IV. 8 Manoussakis et autres c. Grèce, 26 septembre 1996, § 47, Recueil des arrêts et décisions 1996-IV ; Kokkinakis c. Grèce, 25 mai 1993, § 31, série A no 260-A. 9 Cour constitutionnelle italienne, arrêt n° 508/2000. 10 Folgerø et autres c. Norvège [GC], no 15472/02, § 84, CEDH 2007-VIII. Les italiques sont de nous. 11 Comité des droits de l’enfant, Observation générale N° 1, du 4 avril 2001, « Les buts de l’éducation », § 8. Les italiques sont de nous. 12 Idem, § 19. Les italiques sont de nous. 13 Cour suprême du Canada, Ross v. New Brunswick School District n° 15, § 100. 14 Cour constitutionnelle allemande, BVerfGE 93, I I BvR 1097/91, arrêt du 16 mai 1995, § C (II) (1), traduction non officielle. 15 Buscarini et autres c. Saint-Marin [GC], no 24645/94, CEDH 1999-I 16 Lautsi c. Italie, no 30814/06, § 55, 3 novembre 2009.

ARRÊT LAUTSI ET AUTRES c. ITALIE

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ARRÊT LAUTSI ET AUTRES c. ITALIE

ARRÊT LAUTSI ET AUTRES c. ITALIE – OPINIONS SÉPARÉES

ARRÊT LAUTSI ET AUTRES c. ITALIE – OPINIONS SÉPARÉES

ARRÊT LAUTSI ET AUTRES c. ITALIE – OPINIONS SÉPARÉES

ARRÊT LAUTSI ET AUTRES c. ITALIE – OPINIONS SÉPARÉES

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La protection des données personnelles

Décision n° 2012-248 QPC du 16 mai 2012

(M. Mathieu E.)

Le Conseil constitutionnel a été saisi le 16 mars 2012 par le Conseil d’État (décision n° 355087 du 16 mars 2012), dans les conditions prévues à l’article 61-1 de la Constitution, d’une question prioritaire de constitutionnalité posée par M. Mathieu E., relative à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit des articles L. 147-6 et L. 222- 6 du code de l’action sociale et des familles.

LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL,

Vu la Constitution ;

Vu l’ordonnance n°58-1067 du 7 novembre 1958 modifiée portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ;

Vu le code de l’action sociale et des familles ;

Vu la loi n° 2002-93 du 22 janvier 2002 relative à l’accès aux origines des personnes adoptées et pupilles de l’État ;

Vu le règlement du 4 février 2010 sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les questions prioritaires de constitutionnalité ;

Vu les observations produites pour le requérant par Me Christel Corbeau-Di Palma, avocat au barreau de Paris, enregistrées le 6 avril 2012 ;

Vu les observations produites par le Premier ministre, enregistrées le 10 avril 2012 ;

Vu les pièces produites et jointes au dossier ;

Me Corbeau-Di Palma, pour le requérant, et M. Xavier Pottier, désigné par le Premier ministre, ayant été entendus à l’audience publique du 10 mai 2012 ;

Le rapporteur ayant été entendu ;

1. Considérant qu’aux termes de l’article L. 147-6 du code de l’action sociale et des familles : « Le conseil communique aux personnes

mentionnées au 1° de l’article L.147-2, après s’être assuré qu’elles maintiennent leur demande, l’identité de la mère de naissance :

« – s’il dispose déjà d’une déclaration expresse de levée du secret de son identité ;

« – s’il n’y a pas eu de manifestation expresse de sa volonté de préserver le secret de son identité, après avoir vérifié sa volonté ;

« – si l’un de ses membres ou une personne mandatée par lui a pu recueillir son consentement exprès dans le respect de sa vie privée ;

« – si la mère est décédée, sous réserve qu’elle n’ait pas exprimé de volonté contraire à l’occasion d’une demande d’accès à la connaissance des origines de l’enfant. Dans ce cas, l’un des membres du conseil ou une personne mandatée par lui prévient la famille de la mère de naissance et lui propose un accompagnement.

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« Si la mère de naissance a expressément consenti à la levée du secret de son identité ou, en cas de décès de celle-ci, si elle ne s’est pas opposée à ce que son identité soit communiquée après sa mort, le conseil communique à l’enfant qui a fait une demande d’accès à ses origines personnelles l’identité des personnes visées au 3° de l’article L. 147-2.

« Le conseil communique aux personnes mentionnées au 1° de l’article L. 147-2, après s’être assuré qu’elles maintiennent leur demande, l’identité du père de naissance :

« – s’il dispose déjà d’une déclaration expresse de levée du secret de son identité ;

« – s’il n’y a pas eu de manifestation expresse de sa volonté de préserver le secret de son identité, après avoir vérifié sa volonté ;

« – si l’un de ses membres ou une personne mandatée par lui a pu recueillir son consentement exprès dans le respect de sa vie privée ;

« – si le père est décédé, sous réserve qu’il n’ait pas exprimé de volonté contraire à l’occasion d’une demande d’accès à la connaissance des origines de l’enfant. Dans ce cas, l’un des membres du conseil ou une personne mandatée par lui prévient la famille du père de naissance et lui propose un accompagnement.

« Si le père de naissance a expressément consenti à la levée du secret de son identité ou, en cas de décès de celui-ci, s’il ne s’est pas opposé à ce que son identité soit communiquée après sa mort, le conseil communique à l’enfant qui a fait une demande d’accès à ses origines personnelles l’identité des personnes visées au 3° de l’article L. 147-2.

« Le conseil communique aux personnes mentionnées au 1° de l’article L. 147-2 les renseignements ne portant pas atteinte à l’identité des père et mère de naissance, transmis par les établissements de santé, les services départementaux et les organismes visés au cinquième alinéa de l’article L. 147-5 ou recueillis auprès des père et mère de naissance, dans le respect de leur vie privée, par un membre du conseil ou une personne mandatée par lui » ;

2. Considérant qu’aux termes de l’article L. 222-6 du même code : « Toute femme qui demande, lors de son accouchement, la préservation du secret de son admission et de son identité par un établissement de santé est informée des conséquences juridiques de cette demande et de l’importance pour toute personne de connaître ses origines et son histoire. Elle est donc invitée à laisser, si elle l’accepte, des renseignements sur sa santé et celle du père, les origines de l’enfant et les circonstances de la naissance ainsi que, sous pli fermé, son identité. Elle est informée de la possibilité qu’elle a de lever à tout moment le secret de son identité et, qu’à défaut, son identité ne pourra être communiquée que dans les conditions prévues à l’article L. 147-6. Elle est également informée qu’elle peut à tout moment donner son identité sous pli fermé ou compléter les renseignements qu’elle a donnés au moment de la naissance. Les prénoms donnés à l’enfant et, le cas échéant, mention du fait qu’ils l’ont été par la mère, ainsi que le sexe de l’enfant et la date, le lieu et l’heure de sa naissance sont mentionnés à l’extérieur de ce pli. Ces formalités sont accomplies par les personnes visées à l’article L. 223-7 avisées sous la responsabilité du directeur de l’établissement de santé. À défaut, elles sont accomplies sous la responsabilité de ce directeur.

« Les frais d’hébergement et d’accouchement des femmes qui ont demandé, lors de leur admission dans un établissement public ou privé conventionné, à ce que le secret de leur identité soit préservé, sont pris en charge par le service de l’aide sociale à l’enfance du département siège de l’établissement.

« Sur leur demande ou avec leur accord, les femmes mentionnées au premier alinéa bénéficient d’un accompagnement psychologique et social de la part du service de l’aide sociale à l’enfance.

« Pour l’application des deux premiers alinéas, aucune pièce d’identité n’est exigée et il n’est procédé à aucune enquête.

«Les frais d’hébergement et d’accouchement dans un établissement public ou privé conventionné des femmes qui, sans demander le secret de leur identité, confient leur enfant en vue d’adoption sont également pris en charge par le service de l’aide sociale à l’enfance du département, siège de l’établissement » ;

3. Considérant que, selon le requérant, en autorisant une femme à accoucher sans révéler son identité et en ne permettant la levée du secret qu’avec l’accord de cette femme, ou, en cas de décès, dans le seul cas où elle n’a pas exprimé préalablement une volonté contraire, les dispositions contestées méconnaissent le droit au respect de la vie privée et le droit de mener une vie familiale normale ;

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4. Considérant qu’aux termes du onzième alinéa du Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946, la Nation « garantit à tous, notamment à l’enfant, à la mère (...) la protection de la santé » ; qu’il est à tout moment loisible au législateur, statuant dans le domaine de sa compétence, de modifier des textes antérieurs ou d’abroger ceux-ci en leur substituant, le cas échéant, d’autres dispositions, dès lors que, ce faisant, il ne prive pas de garanties légales des exigences constitutionnelles ;

5. Considérant qu’aux termes de l’article 2 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : « Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression » ; que la liberté proclamée par cet article implique le respect de la vie privée ; que le droit de mener une vie familiale normale résulte du dixième alinéa du Préambule de 1946 qui dispose : « La Nation assure à l’individu et à la famille les conditions nécessaires à leur développement » ;

6. Considérant, que les dispositions de l’article L. 222-6 du code de l’action sociale et des familles reconnaissent à toute femme le droit de demander, lors de l’accouchement, la préservation du secret de son identité et de son admission et mettent à la charge de la collectivité publique les frais de son accouchement et de son hébergement ; qu’en garantissant ainsi un droit à l’anonymat et la gratuité de la prise en charge lors de l’accouchement dans un établissement sanitaire, le législateur a entendu éviter le déroulement de grossesses et d’accouchements dans des conditions susceptibles de mettre en danger la santé tant de la mère que de l’enfant et prévenir les infanticides ou des abandons d’enfants ; qu’il a ainsi poursuivi l’objectif de valeur constitutionnelle de protection de la santé ;

7. Considérant que la loi du 22 janvier 2002 susvisée a donné une nouvelle rédaction de l’article L. 222-6 du code de l’action sociale et des familles afin, notamment, que les femmes qui accouchent en demandant le secret de leur identité soient informées des conséquences juridiques qui en résultent pour l’enfant ainsi que de l’importance, pour ce dernier, de connaître ses origines et qu’elles soient incitées à laisser des renseignements sur leur santé, celle du père, les origines de l’enfant et les circonstances de sa naissance ; que les dispositions de l’article L. 147-6 du même code, issues de cette même loi, organisent les conditions dans lesquelles le secret de cette identité peut être levé, sous réserve de l’accord de la mère de naissance ; que cet article confie en particulier au Conseil national pour l’accès aux origines personnelles la tâche de rechercher la mère de naissance, à la requête de l’enfant, et de recueillir, le cas échéant, le consentement de celle-ci à ce que son identité soit révélée ou, dans l’hypothèse où elle est décédée, de vérifier qu’elle n’a pas exprimé de volonté contraire lors d’une précédente demande ; que le législateur a ainsi entendu faciliter la connaissance par l’enfant de ses origines personnelles ;

8.Considérantqu’en permettant à la mère de s’opposer à la révélation de son identité même après son décès, les dispositions contestées visent à assurer le respect de manière effective, à des fins de protection de la santé, de la volonté exprimée par celle-ci de préserver le secret de son admission et de son identité lors de l’accouchement tout en ménageant, dans la mesure du possible, par des mesures appropriées, l’accès de l’enfant à la connaissance de ses origines personnelles ; qu’il n’appartient pas au Conseil constitutionnel, de substituer son appréciation à celle du législateur sur l’équilibre ainsi défini entre les intérêts de la mère de naissance et ceux de l’enfant ; que les dispositions contestées n’ont pas privé de garanties légales les exigences constitutionnelles de protection de la santé ; qu’elles n’ont pas davantage porté atteinte au respect dû à la vie privée et au droit de mener une vie familiale normale ;

9. Considérant que les articles L. 147-6 et L. 222-6 du code de l’action sociale et des familles ne sont contraires à aucun autre droit ou liberté que la Constitution garantit,

DÉCIDE:

Article 1er.– Les articles L. 147-6 et L. 222-6 du code de l’action sociale et des familles sont conformes à la Constitution.

Article2.–La présente décision sera publiée au Journal officiel de la République française et notifiée dans les conditions prévues à l’article 23- 11 de l’ordonnance du 7 novembre 1958 susvisée.

Rendu public le 16 mai 2012

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Le droit à des élections libres

AFFAIRE MATHIEU-MOHIN ET CLERFAYT

(Requête no9267/81)

ARRÊT

STRASBOURG 2 mars 1987

En l’affaire Mathieu-Mohin et Clerfayt

La Cour européenne des Droits de l’Homme, statuant en séance plénière par application de l’article 50 de son règlement et composée des juges dont le nom suit:

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 26 septembre 1986, puis les 27 et 28 janvier 1987,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date:

PROCEDURE

1. L’affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l’Homme ("la Commission") le 11 juillet 1985, dans le délai de trois mois qu’ouvrent les articles 32 § 1 et 47 (art. 32-1, art. 47) de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention"). A son origine se trouve une requête (no 9267/81) dirigée contre le Royaume de Belgique; introduite en vertu de l’article 25 (art. 25) le 5 février 1981, elle émanait au départ de quinze députés et sénateurs belges, mais la Commission ne l’a retenue que pour deux d’entre eux, Mme Lucienne Mathieu-Mohin et M. Georges Clerfayt (paragraphes 40-41 ci-dessous).

2. La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) ainsi qu’à la déclaration belge de reconnaissance de la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46). Elle a pour objet d’obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l’État défendeur aux obligations qui découlent de l’article 3 du Protocole no 1 (P1-3), considéré isolément et combiné avec l’article 14 de la Convention (art. 14+P1-3).

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3. En réponse à l’invitation prescrite à l’article 33 § 3 d) du règlement, les requérants ont exprimé le désir de participer à l’instance pendante devant la Cour et ont désigné leurs conseils respectifs (article 30).

4. La chambre de sept juges à constituer comprenait de plein droit M. W. Ganshof van der Meersch, juge élu de nationalité belge (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. R. Ryssdal, président de la Cour (article 21 § 3 b) du règlement). Le 2 octobre 1985, celui-ci en a désigné par tirage au sort les cinq autres membres, à savoir M. J. Cremona, Mme D. Bindschedler-Robert, M. D. Evrigenis, M. R. Macdonald et M. J. Gersing, en présence du greffier (articles 43 in fine de la Convention et 21 § 4 du règlement) (art. 43).

5. Le 22 octobre 1985, la Chambre a décidé à l’unanimité, en vertu de l’article 50 du règlement, de se dessaisir avec effet immédiat au profit de la Cour plénière.

6. Par l’intermédiaire du greffier, le président de la Cour a consulté les comparants au sujet de la nécessité d’une procédure écrite (article 37 § 1). Le 21 janvier 1986, il a décidé que l’agent du gouvernement belge ("le Gouvernement") et les représentants des requérants auraient jusqu’au 21 mars pour déposer des mémoires auxquels le délégué de la Commission pourrait répondre par écrit dans les deux mois. Le 18 mars, il a consenti à proroger jusqu’au 21 mai le délai ainsi accordé au Gouvernement et aux avocats du second requérant.

Les mémoires des conseils de Mme Mathieu-Mohin, de ceux de M. Clerfayt et du Gouvernement sont parvenus au greffe respectivement les 19 mars, 28 mai et 3 juin 1986. Le 18 juillet, le secrétaire de la Commission a fait savoir que le délégué s’exprimerait lors des audiences.

7. Élu membre de la Cour le 29 janvier 1986 pour succéder à M. Ganshof van der Meersch dont le mandat venait d’arriver à expiration, M. J. De Meyer se trouvait appelé à siéger en l’espèce en raison de sa nationalité (articles 43 de la Convention et 2 § 3 du règlement) (art. 43), mais par une lettre du 12 février 1986 au président il a déclaré se récuser car il avait pris part à l’élaboration de la loi litigieuse (article 24 § 2 du règlement). Le 27 mars 1986, l’agent du Gouvernement a notifié au greffier la désignation de M. Ganshof van der Meersch en qualité de juge ad hoc (articles 43 de la Convention et 23 § 1 du règlement) (art. 43).

8. Après avoir consulté, par l’intermédiaire du greffier, l’agent du Gouvernement, le délégué de la Commission et les représentants des requérants, le président a décidé le 1er juillet 1986 que la procédure orale s’ouvrirait le 24 septembre (article 38 du règlement).

9. Les débats se sont déroulés en public le jour dit, au Palais des Droits de l’Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu immédiatement auparavant une réunion préparatoire.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

A. Mme Mathieu-Mohin

11. Citoyenne belge d’expression française, Mme Mathieu-Mohin vit actuellement à Bruxelles, mais au moment où elle a saisi la Commission elle avait son domicile à Vilvorde. Il s’agit d’une ville située dans l’arrondissement administratif de Hal-Vilvorde (Halle-Vilvoorde), en région flamande, et dans l’arrondissement électoral de Bruxelles (paragraphes 19, 21 et 37-38 ci-dessous).

Élue au suffrage universel direct dans cette dernière circonscription, la requérante siégeait à l’époque au Sénat, l’une des deux Chambres du Parlement national. Comme elle y avait prêté serment en français, elle ne put appartenir au Conseil flamand (paragraphes 16, 27 et 30 ci-dessous). Elle comptait en revanche parmi les membres du Conseil de la Communauté française, mais non du Conseil régional wallon (paragraphes 27 et 30 ci-dessous).

Non réélue le 8 novembre 1981, elle n’a pas présenté sa candidature aux élections législatives d’octobre 1985.

B. M. Clerfayt

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12. Lui aussi de nationalité belge et francophone, M. Clerfayt vivait et vit à Rhode-Saint-Genèse (Sint-Genesius-Rode). Comme Vilvorde, cette commune relève à la fois de l’arrondissement administratif de Hal-Vilvorde et de l’arrondissement électoral de Bruxelles. Le législateur l’a cependant dotée, avec cinq autres localités de la périphérie de la capitale, d’un "statut propre" en raison de la présence de nombreux habitants d’expression française (paragraphe 37 ci-dessous).

Le requérant a milité dès l’origine dans les rangs du Front démocratique des Bruxellois francophones. Depuis 1968 il siège au Parlement national, et plus précisément à la Chambre des représentants, à titre d’élu de l’arrondissement électoral de Bruxelles. Il y a prêté serment en français, ce qui l’empêche d’appartenir au Conseil flamand; il a figuré et figure en revanche parmi les membres du Conseil de la Communauté française, mais non du Conseil régional wallon.

13. Le 28 novembre 1983, M. Clerfayt a sollicité du président de la Chambre des représentants l’autorisation d’"interpeller" le membre de l’Exécutif flamand (paragraphe 27 ci-dessous) compétent en matière d’aménagement du territoire, de politique foncière, de logement social et d’expropriations pour cause d’utilité publique, au sujet de questions qui se posaient en ce domaine à Rhode-Saint-Genèse et dans d’autres communes de l’arrondissement électoral de Bruxelles. Il a essuyé, le lendemain, un refus motivé par l’irrecevabilité de sa demande; il s’est alors adressé, le 13 décembre, au président du Conseil flamand qui, le 15, lui a répondu dans le même sens.

II. LE CONTEXTE CONSTITUTIONNEL ET LÉGISLATIF

14. Le Royaume de Belgique était conçu au départ, en 1831, comme un État unitaire quoique divisé en provinces et communes jouissant d’une large autonomie (articles 1, 31 et 108 de la Constitution du 7 février 1831), mais il s’oriente graduellement vers des structures de type fédéral.

Cette évolution, marquée principalement par les réformes constitutionnelles des 24 décembre 1970 et 17 juillet 1980, n’a pas encore pris fin. Outre certaines répercussions sur les institutions de l’État central, elle s’est traduite par la création de régions et de communautés; elle ne laisse pas d’influer sur la situation des élus et électeurs domiciliés dans l’arrondissement administratif de Hal-Vilvorde.

A. Évolution des institutions de l’État central

15. A l’échelle nationale, le pouvoir législatif est exercé collectivement par le Roi et par les deux Chambres du Parlement, la Chambre des représentants et le Sénat (article 20 de la Constitution). La première comprend 212 membres élus, pour quatre ans, à la proportionnelle et au suffrage universel direct, obligatoire et secret (articles 47, 48, 49 § 1 et 51); la seconde 106 sénateurs élus de la même manière, plus un certain nombre de sénateurs élus par les conseils provinciaux, ou cooptés, eux aussi pour quatre ans (articles 53 à 55).

En ce qui concerne la Chambre des représentants, "chaque arrondissement électoral compte autant de sièges que le chiffre de sa population contient de fois le diviseur national", calculé "en divisant le chiffre de la population du Royaume par 212"; les "sièges restants" échoient "aux arrondissements ayant le plus grand excédent de population non représenté" (article 49 § 2). Pour l’emporter, un candidat doit recueillir autour de 20.000 voix, le quotient exact variant quelque peu selon les circonscriptions.

16. Pour les cas énumérés dans la Constitution, les membres élus de chaque Chambre se répartissent, quelle que soit leur langue personnelle, en un groupe linguistique français et un groupe linguistique néerlandais, de la manière fixée par la loi (article 32 bis de la Constitution).

A la Chambre des représentants, le groupe linguistique français rassemble de plein droit les députés élus par des collèges électoraux de la région de langue française et par celui de l’arrondissement de Verviers, le groupe linguistique néerlandais les députés élus par des collèges électoraux de la région de langue néerlandaise (paragraphe 19 ci-dessous); quant aux députés de l’arrondissement électoral de Bruxelles, ils appartiennent à l’un ou à l’autre groupe linguistique selon qu’ils choisissent de prêter serment en français ou en néerlandais (article 1 § 1 de la loi du 3 juillet 1971).

Des critères analogues valent pour les groupes linguistiques du Sénat (article 1 § 2 de la même loi).

17. Les groupes linguistiques jouent un rôle, notamment, dans l’adoption de diverses décisions consistant à soustraire un territoire à la division en provinces pour le doter d’un statut propre (article 1 de la Constitution, dernier alinéa); à changer ou

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rectifier les limites des régions linguistiques (article 3 bis); à définir la composition et le mode de fonctionnement des Conseils et Exécutifs des communautés (article 59 bis, § 1 in fine); à préciser l’étendue des compétences desdits Conseils (article 59 bis, §§ 2 in fine, 2 bis in fine et 4 bis); à déterminer les attributions et le ressort des institutions régionales (article 107 quater, dernier alinéa). Dans ces hypothèses, la Constitution exige "la majorité des suffrages dans chaque groupe linguistique de chacune des Chambres"; il faut de surcroît "que la majorité des membres de chaque groupe se trouve réunie" et "que le total des votes positifs émis dans les deux groupes linguistiques atteigne les deux tiers des suffrages exprimés".

A quoi s’ajoute le système - appelé parfois "sonnette d’alarme" - que ménage l’article 38 bis de la Constitution:

"Sauf pour les budgets ainsi que pour les lois qui exigent une majorité spéciale, une motion motivée, signée par les trois quarts au moins des membres d’un des groupes linguistiques et introduite après le dépôt du rapport et avant le vote final en séance publique, peut déclarer que les dispositions d’un projet ou d’une proposition de loi qu’elle désigne sont de nature à porter gravement atteinte aux relations entre les communautés.

Dans ce cas, la procédure parlementaire est suspendue et la motion est déférée au Conseil des ministres qui, dans les trente jours, donne son avis motivé sur la motion et invite la Chambre saisie à se prononcer soit sur cet avis, soit sur le projet ou la proposition éventuellement amendés.

Cette procédure ne peut être appliquée qu’une seule fois par les membres d’un groupe linguistique à l’égard d’un même projet ou d’une même proposition de loi."

Les divers textes en question visent surtout à protéger la minorité linguistique du pays, à savoir les francophones.

En revanche, l’appartenance à tel groupe linguistique n’entraîne pas pour l’intéressé l’obligation d’employer telle langue pendant les débats parlementaires. De plus, aux termes de l’article 32 de la Constitution députés et sénateurs "représentent la nation" tout entière, "et non uniquement la province ou la subdivision de province qui les a nommés".

18. Quant au Conseil des ministres, il compte "autant de ministres d’expression française que d’expression néerlandaise", "le Premier ministre éventuellement excepté" (article 86 bis de la Constitution).

B. Régions et communautés

1. Nature

a) Régions linguistiques

19. D’après l’article 3 bis de la Constitution, introduit le 24 décembre 1970, la Belgique se divise en "quatre régions linguistiques: la région de langue française, la région de langue néerlandaise, la région bilingue de Bruxelles-Capitale et la région de langue allemande"; chaque commune "fait partie de l’une d’entre elles".

La première comprend les provinces de Hainaut, de Luxembourg et de Namur, celle de Liège à l’exception des communes de la région de langue allemande et, dans le Brabant, l’arrondissement de Nivelles; la deuxième les provinces d’Anvers, de Flandre occidentale, de Flandre orientale et de Limbourg plus, dans le Brabant, les arrondissements de Hal-Vilvorde - où se trouvent Vilvorde et Rhode-Saint-Genèse (paragraphes 11 et 12 ci-dessus) - et de Louvain; la troisième Bruxelles et dix-huit communes de sa ceinture; la quatrième vingt-cinq des communes de l’arrondissement de Verviers (articles 3 à 6 des lois sur l’emploi des langues en matière administrative, coordonnées le 18 juillet 1966, "les lois coordonnées de 1966").

b) Régions

20. Les régions linguistiques servent à délimiter le champ d’application territoriale des lois concernant l’emploi des langues en matière administrative et judiciaire ainsi que dans le domaine de l’enseignement; elles n’ont pas d’organes ni de compétences propres. Elles diffèrent en cela des régions, parfois qualifiées de "politiques", créées par la réforme constitutionnelle du 24 décembre 1970.

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21. Aux termes de l’article 107 quater, premier alinéa, de la Constitution, en effet, la Belgique compte "trois régions: la région wallonne, la région flamande et la région bruxelloise"; il n’existe pas de région "allemande".

La "loi spéciale de réformes institutionnelles", du 8 août 1980 ("la loi spéciale de 1980"), fixe "à titre transitoire" le territoire des deux premières: la région flamande englobe exactement les mêmes provinces et arrondissements administratifs que la région de langue néerlandaise, tandis que la région wallonne inclut, en sus des provinces de Hainaut, Luxembourg et Namur ainsi que de l’arrondissement de Nivelles, l’ensemble de la province de Liège sans en excepter les communes de la région de langue allemande (article 2 de la loi spéciale de 1980).

Au contraire, la loi spéciale de 1980 passe sous silence la région bruxelloise. Les limites de celle-ci continuent à ressortir de l’article 1, dernier alinéa, de la loi - coordonnée le 20 juillet 1979 - "créant des institutions communautaires et régionales provisoires"; elles correspondent au "territoire de l’arrondissement administratif de Bruxelles-Capitale".

22. Votée à la majorité "surqualifiée" qu’exigeaient les articles 59 bis et 107 quater de la Constitution (paragraphe 17 ci-dessus), et qu’ils exigeraient demain pour l’adoption d’amendements éventuels, la loi spéciale de 1980 a recueilli au Sénat 137 voix contre 22, avec 3 abstentions, et à la Chambre des représentants 156 voix contre 19, avec 5 abstentions.

c) Communautés

23. Enfin, l’article 3 ter, premier alinéa, de la Constitution, qui remonte à la révision du 17 juillet 1980, instaure dans le pays "trois communautés: la communauté française, la communauté flamande et la communauté germanophone", toutes dotées - comme les régions wallonne et flamande - de la personnalité juridique (article 3 de la loi spéciale de 1980).

2. Compétences

a) Régions

24. Destiné à mettre en oeuvre l’article 107 quater, deuxième alinéa, de la Constitution, l’article 6 § 1 de la loi spéciale de 1980 dresse une liste, longue et minutieuse, des compétences des régions wallonne et flamande en ce qui concerne l’aménagement du territoire, l’environnement, la rénovation rurale et la sauvegarde de la nature, le logement, la politique de l’eau, la politique économique, la politique de l’énergie, les pouvoirs subordonnés, la politique de l’emploi et la recherche appliquée.

Il ne s’applique pas à la région bruxelloise, qui continue à relever du Parlement national pour les questions régionales ou "localisables" (article 48 de la loi "ordinaire" de réformes institutionnelles, du 9 août 1980, combiné avec l’article 2 de la loi "coordonnée" du 20 juillet 1979).

b) Communautés

25. De son côté, l’article 59 bis, §§ 2, 2 bis et 3, de la Constitution attribue aux communautés française et flamande compétence pour les matières culturelles, l’enseignement (sauf exception), la coopération entre les communautés ainsi que la coopération culturelle internationale, les matières "personnalisables" et - dans certains domaines - l’emploi des langues. Les articles 4 et 5 § 1 de la loi spéciale de 1980 fournissent des précisions quant aux matières culturelles et aux matières personnalisables; ces dernières ont trait à la politique de santé, à l’aide aux personnes et à la recherche scientifique appliquée. La communauté germanophone, dont il ne sera plus guère question dans la suite du présent arrêt, jouit de compétences un peu moins étendues (article 59 ter, §§ 2-4, de la Constitution).

3. Organes

a) Nature

26. L’article 107 quater, deuxième alinéa, de la Constitution laisse au Parlement le soin de créer les organes régionaux nécessaires.

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En revanche, l’article 59 bis § 1 spécifie que la communauté française et la communauté flamande possèdent chacune un Conseil et un Exécutif. D’après l’alinéa suivant, ces Conseils et leurs Exécutifs "peuvent exercer les compétences respectivement de la région wallonne et de la région flamande, dans les conditions et selon les modalités fixées par la loi".

27. Le législateur n’a usé de cette faculté que pour la région flamande: aux termes de l’article 1 § 1 de la loi spéciale de 1980, "le Conseil et l’Exécutif de la communauté flamande", dénommés "le Conseil flamand" ("de Vlaamse Raad") et "l’Exécutif flamand" ("de Vlaamse Executieve"), ont compétence non seulement pour les matières communautaires de l’article 59 bis de la Constitution, mais aussi, dans la région flamande, pour les matières régionales de l’article 107 quater.

Au contraire, il existe pour les premières un Conseil et un Exécutif de la communauté française, pour les secondes un Conseil et un Exécutif régionaux wallons (article 1, §§ 2 et 3, de la loi spéciale de 1980). En son paragraphe 4, l’article 1 de la loi spéciale de 1980 autorise bien les deux Conseils à "décider de commun accord" que "le Conseil et l’Exécutif de la communauté française" exerceront, dans la région wallonne, "les compétences des organes régionaux pour les matières visées à l’article 107 quater de la Constitution", mais il n’a pas été appliqué jusqu’ici.

28. Quant à la région bruxelloise, elle reste pour le moment soumise à la loi coordonnée de 1979, déjà mentionnée: elle n’a pas d’assemblée législative analogue au Conseil flamand et au Conseil régional wallon, ni d’exécutif élu par une telle assemblée, mais uniquement un "comité ministériel" désigné par arrêté royal (article 4).

D’après le Gouvernement, il s’agit là d’une "situation d’attente". En 1980, la section de législation du Conseil d’État, saisie pour avis, a exprimé l’opinion que le projet d’où allait sortir la loi spéciale de 1980 n’était "admissible du point de vue constitutionnel que pour autant que l’exécution de l’article 107 quater [de la Constitution] à l’égard de la région bruxelloise soit simplement différée, et non pas abandonnée, et que le défaut d’exécution ne se prolonge pas au-delà d’un délai raisonnable".

Dans une déclaration du 29 novembre 1985, le gouvernement issu des élections législatives du mois précédent a précisé que le Centre d’études pour la réforme de l’État devrait "réserver une attention particulière à la problématique bruxelloise". Créé par un arrêté royal du 14 mars 1983, cet organisme comprend des parlementaires et des professeurs ou anciens professeurs d’Université spécialisés en droit constitutionnel. Sa tâche consiste à préparer "la poursuite, la correction et l’amélioration de la réforme de l’État".

b) Composition

i. Conseils

29. La Constitution se borne à indiquer, en ses articles 59 bis § 1 in fine (communautés française et flamande), 59 ter § 1, deuxième alinéa (communauté germanophone), et 107 quater, deuxième alinéa (régions), que les Conseils se composent de mandataires élus.

Appelé à préciser le mode de nomination de ceux-ci, le législateur a instauré deux périodes transitoires successives, destinées à préparer le passage à un régime définitif. La première, dans laquelle on se trouvait à l’époque de l’introduction de la requête devant la Commission (5 février 1981), a pris fin avec le renouvellement intégral des Chambres le 8 novembre 1981; la seconde, inachevée, cessera une fois révisés les articles 53 et 54 de la Constitution, relatifs au Sénat.

30. Pendant la première période transitoire, le Conseil flamand et le Conseil de la communauté française rassemblaient respectivement les membres des groupes linguistiques néerlandais et français des deux Chambres; siégeaient au Conseil régional wallon les membres desdits groupes linguistiques français élus soit dans les provinces de Hainaut, Liège, Luxembourg et Namur, soit dans le Brabant ou par le Sénat si leur domicile se situait en région wallonne au jour de leur élection (article 28 § 1 de la loi spéciale de 1980).

31. Durant la seconde période transitoire, en cours à l’heure actuelle, forment le Conseil flamand, le Conseil de la communauté française et le Conseil régional wallon les membres, respectivement,

- du groupe linguistique néerlandais de la Chambre des représentants, et de celui du Sénat pour autant que le corps électoral les ait directement élus;

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- du groupe linguistique français de la Chambre des représentants et, sous la même condition, de celui du Sénat;

- du groupe linguistique français de l’une et l’autre Chambre, pourvu qu’il s’agisse de représentants ou sénateurs élus directement dans les provinces de Hainaut, Liège, Luxembourg et Namur ou dans l’arrondissement de Nivelles.

Ainsi en dispose l’article 29 de la loi spéciale de 1980, sur lequel se concentrent les griefs des requérants (paragraphe 44 ci-dessous). Voté à la majorité "surqualifiée" exigée par les articles 59 bis et 107 quater de la Constitution, il a recueilli au Sénat 127 voix contre 19, avec 4 abstentions, et à la Chambre des représentants 160 voix contre 16, avec 2 abstentions.

32. Après l’entrée en vigueur du régime définitif, les trois Conseils ne se composeront plus que de membres du Sénat élus directement par le corps électoral, à savoir

- ceux du groupe linguistique néerlandais pour le Conseil flamand;

- ceux du groupe linguistique français pour le Conseil de la communauté française et, si leur élection a eu lieu dans les provinces de Hainaut, Liège, Luxembourg et Namur ou dans l’arrondissement de Nivelles, pour le Conseil régional wallon (articles 24 et 25 de la loi spéciale de 1980).

33. L’article 50, premier alinéa, de la loi spéciale de 1980 réserve un sort particulier aux "membres du Conseil flamand élus par le collège électoral de l’arrondissement de Bruxelles et, aussi longtemps que cet arrondissement comprend" - comme aujourd’hui (paragraphe 38 ci-dessous) - "plusieurs arrondissements administratifs, domiciliés dans la région bilingue de Bruxelles-Capitale au jour de leur élection": s’ils jouissent de l’égalité de traitement avec leurs collègues en matière communautaire, ils "ne participent pas aux votes" dudit Conseil "sur les matières relevant de la compétence de la région flamande".

ii. Exécutifs

34. Quant aux trois Exécutifs, les Conseils les élisent en leur sein (articles 59 et 60 de la loi spéciale de 1980). L’Exécutif flamand compte neuf membres, l’Exécutif de la communauté française trois et l’Exécutif régional wallon six; un membre au moins de chacun des deux premiers "appartient à la région bilingue de Bruxelles-Capitale" (article 63).

"Lorsque l’Exécutif flamand délibère sur les matières relevant de la compétence de la région flamande, tout membre élu par le collège électoral de l’arrondissement de Bruxelles et qui, aussi longtemps que cet arrondissement comprendra plusieurs arrondissements administratifs, est domicilié, au jour de son élection, dans la région bilingue de Bruxelles-Capitale, ne siège qu’avec voix consultative" (article 76 § 1).

35. Le comité ministériel de la région bruxelloise, lui (paragraphe 28 ci-dessus), comprend trois membres nommés "par arrêté royal délibéré en Conseil des ministres" et non pas élus par une assemblée: un ministre, qui le préside, et deux secrétaires d’État "dont l’un doit être d’un groupe linguistique différent de celui du ministre" (article 4, premier alinéa, de la loi coordonnée de 1979).

c) Pouvoirs

36. Les communautés française et flamande, de même que les régions wallonne et flamande, jouissent d’un "pouvoir décrétal" exercé collectivement par leurs organes respectifs (articles 26 bis et 59 bis, §§ 2, 2 bis et 3, de la Constitution, articles 17 et 18 de la loi spéciale de 1980); à quoi s’ajoute le pouvoir réglementaire de leurs Exécutifs (article 20 de la loi spéciale de 1980). Ces derniers travaillent dans une seule langue, le français ou le néerlandais selon le cas, sans interprétation dans l’autre.

Le décret a "force de loi": "il peut abroger, compléter, modifier ou remplacer les dispositions légales en vigueur" (article 19 § 2 de la loi spéciale de 1980). Les réformes constitutionnelles de 1970 et 1980 ont ainsi entraîné un démembrement de la fonction normative entre trois corps législatifs distincts: le Parlement national, les Conseils des communautés et les Conseils régionaux.

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Sous réserve de certaines exceptions, les décrets du Conseil de la communauté française et, en matière communautaire, du Conseil flamand valent respectivement pour la région de langue française et pour la région de langue néerlandaise, "ainsi qu’à l’égard des institutions établies dans la région bilingue de Bruxelles-Capitale qui, en raison de leurs activités, doivent être considérées comme appartenant exclusivement à l’une ou l’autre communauté" (article 59 bis, §§ 4 et 4 bis, de la Constitution); ceux du Conseil régional wallon et, en matière régionale, du Conseil flamand s’appliquent "dans la région wallonne ou dans la région flamande, selon le cas" (article 19 § 3 de la loi spéciale de 1980). Les décrets du Conseil flamand précisent "s’ils règlent des matières visées à l’article 59 bis de la Constitution ou à l’article 107 quater", autrement dit des matières communautaires ou des matières régionales (article 19 § 1, deuxième alinéa, de la loi spéciale de 1980).

Aux termes de l’article 107 ter de la Constitution, "la loi organise la procédure tendant à prévenir les conflits entre la loi, le décret et les règles visées à l’article 26 bis, ainsi qu’entre les décrets entre eux et entre [lesdites règles] entre elles"; "il y a pour toute la Belgique une Cour d’arbitrage" chargée de trancher ces conflits et dont la loi définit "la composition, la compétence et le mode de fonctionnement" (loi du 28 juin 1983).

C. La situation particulière des électeurs et élus domiciliés dans l’arrondissement administratif de Hal-Vilvorde

37. Créé en 1983, l’arrondissement administratif de Hal-Vilvorde groupe aujourd’hui les communes de l’ancien arrondissement administratif de Bruxelles, hormis celles de l’arrondissement bilingue de Bruxelles mais y compris les six "communes périphériques à facilités" - dont Rhode-St Genèse - "dotées d’un statut propre" (articles 3 § 2, 7 et 23-31 des lois coordonnées de 1966).

Il relève de la région de langue néerlandaise et de la région flamande, donc de l’autorité du Conseil et de l’Exécutif flamands, à l’exclusion de celle des organes de la communauté française et de la région wallonne (paragraphes 19, 21 et 36 ci-dessus). On y trouve pourtant une forte minorité d’expression française: d’après les requérants, dont le Gouvernement ne conteste pas les affirmations, au moins 100.000 personnes sur une population totale de 518.962 âmes, au 1er janvier 1982. Les francophones seraient même majoritaires dans les six "communes périphériques" et l’État belge aurait agi contre leur volonté en refusant, jusqu’ici, d’englober celles-ci dans la région bruxelloise.

38. D’ordinaire, les arrondissements électoraux coïncident en Belgique avec les arrondissements administratifs (article 87 du code électoral). Il y a pourtant une exception: les arrondissements administratifs de Bruxelles-Capitale et de Hal-Vilvorde constituent à eux deux un arrondissement électoral unique pour les élections tant législatives que provinciales, avec pour chef-lieu Bruxelles (article 3 § 2, deuxième alinéa, des lois coordonnées de 1966). En conséquence, les voix exprimées dans l’un et dans l’autre sont décomptées ensemble et l’on ne saurait distinguer entre élus du premier et du second. Selon les requérants, les électeurs francophones de l’arrondissement de Hal-Vilvorde peuvent, compte tenu de leur nombre et du quotient légal (paragraphes 15 et 37 ci-dessus), espérer envoyer à eux seuls trois ou quatre députés siéger à la Chambre des représentants.

Lors du renouvellement intégral du Parlement le 8 novembre 1981, il y avait dans l’arrondissement électoral de Bruxelles 999.601 inscrits, appelés à élire trente-quatre députés et dix-sept sénateurs (arrêté royal du 1er décembre 1972 et loi du 19 juillet 1973).

39. Rien n’empêche un candidat francophone, domicilié ou non dans l’arrondissement de Hal-Vilvorde, de s’y présenter aux suffrages, ni les électeurs, francophones ou non, de voter pour lui. S’il est élu, il peut à sa guise, quelle que soit sa langue personnelle, prêter son serment de parlementaire en français ou en néerlandais (paragraphe 16 ci-dessus).

Dans le premier cas - celui des requérants -, son appartenance au groupe linguistique français de la Chambre des représentants ou du Sénat lui donne accès au Conseil de la communauté française - incompétent pour l’arrondissement de Hal-Vilvorde -, mais non au Conseil flamand - en matière tant régionale que communautaire - ni au Conseil régional wallon (paragraphes 30-32 et 36 ci-dessus).

Si au contraire il choisit la seconde solution, il va figurer parmi les membres d’un groupe linguistique néerlandais; dès lors, il siégera au Conseil flamand mais non au Conseil de la communauté française ni au Conseil régional wallon (paragraphes 30-32 ci-dessus); en outre, il perdra le droit de voter au sein d’un groupe linguistique français dans les domaines où la Constitution exige une majorité "surqualifiée" (paragraphe 17 ci-dessus).

De leur côté, les électeurs francophones de l’arrondissement ne peuvent avoir pour représentants au Conseil flamand que des parlementaires ayant prêté serment en néerlandais.

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Les candidats n’ont ni l’obligation ni l’habitude d’annoncer à quel groupe linguistique ils s’inscriront.

PROCEDURE DEVANT LA COMMISSION

40. Introduite devant la Commission le 5 février 1981 et enregistrée le 12 sous le no de dossier 9267/81, la requête émanait à l’origine de huit sénateurs et sept députés belges, tous domiciliés à Bruxelles sauf Mme Mathieu-Mohin et M. Clerfayt.

Les signataires s’en prenaient à certaines clauses de la loi spéciale de 1980, et notamment à celles qui régissent le mode de désignation des Conseils et des Exécutifs des communautés et des régions; ils reprochaient aussi au législateur national de ne pas avoir doté la région bruxelloise d’organes comparables à ceux des régions wallonne et flamande. Ils invoquaient les articles 1 et 3 du Protocole no 1 (P1-1, P1-3), considérés isolément ou combinés avec l’article 14 de la Convention (art. 14+P1-1, art. 14+P1-3).

41. La Commission a statué sur la recevabilité de la requête le 12 juillet 1983.

Elle a rejeté, pour incompatibilité ratione materiae avec les dispositions de la Convention, le grief relatif à l’article 1 du Protocole no 1 (P1-1) et, pour défaut manifeste de fondement, ceux qui concernaient l’absence d’institutions propres à la région bruxelloise et la circonstance que "les élus néerlandophones domiciliés à Bruxelles-Capitale participent, avec voix consultative et droit d’initiative, aux délibérations" du Conseil flamand "alors que la réciproque [ne vaut pas] pour les élus francophones" (article 50, premier alinéa, de la loi spéciale de 1980, paragraphe 33 ci-dessus).

En revanche, elle a retenu la requête dans la mesure où Mme Mathieu-Mohin et M. Clerfayt se plaignaient, en qualité d’électeurs vivant dans des communes de l’arrondissement administratif de Hal-Vilvorde, de ne pouvoir élire des représentants francophones à l’assemblée régionale dont il relève et, à titre d’élus, de ne pouvoir siéger au sein de cette dernière, tandis que les électeurs et élus néerlandophones des mêmes communes le peuvent, mutatis mutandis.

42. Dans son rapport du 15 mars 1985 (article 31) (art. 31), la Commission exprime l’opinion

- par dix voix contre une, qu’il y a eu manquement aux exigences de l’article 3 du Protocole no 1 (P1-3), pris isolément, dans le chef des requérants en tant qu’électeurs;

- qu’il n’est pas nécessaire de se placer aussi sur le terrain de l’article 14 (art. 14) de la Convention, ni d’examiner séparément la question de la violation de la Convention et du Protocole no 1 (P1) au regard des élus.

Le texte intégral de son avis figure en annexe au présent arrêt.

CONCLUSIONS DES COMPARANTS

43. Dans leurs mémoires respectifs, le Gouvernement invitait la Cour à "décider qu’il n’y a eu, à l’égard des requérants, violation d’aucune disposition de la Convention (...) ou du premier Protocole additionnel (P1)"; Mme Mathieu-Mohin, à "constater que la loi belge du 8 août 1980 (...) viole l’article 3 du Protocole additionnel combiné avec l’article 14 de la Convention (art. 14+P1-3), dans le chef de la requérante, eu tant qu’électeur et en tant qu’élu, domiciliée dans l’arrondissement administratif de Hal-Vilvorde"; M. Clerfayt, à "déclarer sa requête fondée et [à] y faire droit en toutes ses dispositions".

Ces conclusions ont été confirmées en substance lors des audiences du 24 septembre 1986; Mme Mathieu-Mohin a demandé en outre, en vertu de l’article 50 (art. 50), une satisfaction équitable de 50.000 francs belges au titre de ses frais.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L’ARTICLE 3 DU PROTOCOLE No 1, CONSIDERE ISOLEMENT (P1-3)

44. Les requérants se plaignent de l’article 29 § 1 de la loi spéciale de 1980, qui régit à l’heure actuelle la composition du Conseil flamand (paragraphe 31 ci-dessus), à un double titre. Tout d’abord il ne permettrait pas, en pratique, aux électeurs

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francophones de l’arrondissement administratif de Hal-Vilvorde, englobé dans le territoire de la région flamande mais constituant avec l’arrondissement administratif bilingue de Bruxelles un arrondissement électoral unique (paragraphes 37-38 ci-dessus), de désigner des représentants de langue française au Conseil flamand, tandis que les électeurs néerlandophones peuvent, eux, y envoyer des représentants de langue néerlandaise (paragraphe 39 ci-dessus, quatrième alinéa). En second lieu, il empêcherait de siéger au Conseil flamand tout parlementaire élu dans ledit arrondissement électoral et domicilié dans l’une des communes de l’arrondissement administratif de Hal-Vilvorde mais appartenant au groupe linguistique français de la Chambre ou du Sénat, obstacle auquel ne se heurtent pas les élus inscrits à un groupe linguistique néerlandais et domiciliés dans l’une des mêmes communes (paragraphe 39 ci-dessus).

Selon Mme Mathieu-Mohin et M. Clerfayt, il en résulte une violation de l’article 3 du Protocole no 1 (P1-3), aux termes duquel

"Les Hautes Parties Contractantes s’engagent à organiser, à des intervalles raisonnables, des élections libres au scrutin secret, dans les conditions qui assurent la libre expression de l’opinion du peuple sur le choix du corps législatif."

45. La Commission approuve en substance la thèse des intéressés. Le Gouvernement, lui, la combat. Il souligne qu’un élu francophone de l’arrondissement électoral de Bruxelles, domicilié dans l’arrondissement administratif de Hal-Vilvorde, figurerait parmi les membres du Conseil flamand, et y représenterait ses mandants, s’il prêtait en néerlandais son serment de parlementaire (paragraphes 16, 31 et 39, troisième alinéa, ci-dessus). Le Gouvernement insiste en outre sur le caractère transitoire de la situation incriminée (paragraphes 14, 21, 24, 28 et 29 ci-dessus).

A. Interprétation de l’article 3 du Protocole no 1 (P1-3)

46. Amenée pour la première fois à statuer sur des griefs relatifs à l’article 3 du Protocole no 1 (P1-3), la Cour estime nécessaire d’indiquer, dans le cadre du litige, le sens qu’elle attribue au texte précité.

47. Selon le préambule de la Convention, le maintien des libertés fondamentales "repose essentiellement sur un régime politique véritablement démocratique". Consacrant un principe caractéristique de pareil régime, l’article 3 du Protocole no 1 (P1-3) revêt donc dans le système de la Convention une importance capitale.

48. Là où presque toutes les autres clauses normatives de la Convention et des Protocoles no 1, 4, 6 et 7 (P1, P4, P6, P7) se servent des mots "Toute personne a droit" ou "Nul ne peut", l’article 3 (P1-3) utilise le membre de phrase "Les Hautes Parties Contractantes s’engagent". On en a parfois déduit qu’il ne donne pas naissance à des droits et libertés individuels "directement reconnus à quiconque" relève de la juridiction de ces Parties (arrêt Irlande c. Royaume-Uni du 18 janvier 1978, série A no 25, p. 91, § 239), mais uniquement à des obligations entre États.

S’il en était ainsi, Mme Mathieu-Mohin et M. Clerfayt n’auraient pas valablement saisi la Commission: d’après l’article 25 (art. 25) de la Convention, seule a qualité pour former une requête une personne qui se prétend victime d’une violation de l’un de ses propres droits et libertés.

49. Une interprétation aussi restrictive ne résiste pas à l’examen. Selon son préambule, le Protocole no 1 (P1) assure "la garantie collective de droits et libertés autres que ceux qui figurent déjà dans le Titre I de la Convention"; de plus, son article 5 (P1-5) précise que "Les Hautes Parties Contractantes considéreront les articles 1, 2, 3 et 4 (P1-1, P1-2, P1-3, P1-4) (...) comme des articles additionnels à la Convention" dont "toutes les dispositions" - y compris l’article 25 (art. 25) - "s’appliqueront en conséquence". De son côté, le préambule du Protocole no 4 (P4) vise notamment les "droits et libertés" protégés par "les articles 1 à 3" du Protocole no 1 (P1-1, P1-2, P1-3).

Les travaux préparatoires de ce dernier ne révèlent du reste nulle intention d’écarter, dans le domaine de l’article 3 (P1-3), le jeu du droit de recours individuel, alors que l’on songea longtemps - pour finalement y renoncer - à soustraire la matière au contrôle de la Cour. En outre, on y découvre de fréquentes mentions de la "liberté politique", des "droits politiques", des "droits et libertés politiques de l’individu", du "droit à des élections libres" et du "droit de vote".

50. Partant, et les comparants s’accordent sur ce point, la "coloration interétatique" du libellé de l’article 3 (P1-3) ne reflète aucune différence de fond avec les autres clauses normatives de la Convention et des Protocoles. Elle semble s’expliquer plutôt par la volonté de donner plus de solennité à l’engagement assumé et par la circonstance que dans le domaine considéré

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se trouve au premier plan non une obligation d’abstention ou de non-ingérence, comme pour la majorité des droits civils et politiques, mais celle, à la charge de l’État, d’adopter des mesures positives pour "organiser" des élections démocratiques.

51. Quant à la nature des droits consacrés de la sorte par l’article 3 (P1-3), la doctrine de la Commission a évolué. De l’idée d’un droit "institutionnel" à l’organisation d’élections libres (décision du 18 septembre 1961 sur la recevabilité de la requête no 1028/61, X c. Belgique, Annuaire de la Convention, volume 4, p. 339), celle-ci est passée à la notion de "suffrage universel" (voir notamment la décision du 6 octobre 1967 sur la recevabilité de la requête no 2728/66, X c. République fédérale d’Allemagne, ibidem, volume 10, p. 339) puis, par voie de conséquence, de droits subjectifs de participation: le "droit de vote" et le "droit de se porter candidat lors de l’élection du corps législatif" (voir notamment la décision du 30 mai 1975 sur la recevabilité des requêtes no 6745 et 6746/76, W, X, Y et Z c. Belgique, ibidem, volume 18, p. 245). La Cour marque son accord avec cette dernière conception.

52. Les droits en question ne sont pas absolus. Comme l’article 3 (P1-3) les reconnaît sans les énoncer en termes exprès ni moins encore les définir, il y a place pour des limitations implicites (voir, mutatis mutandis, l’arrêt Golder du 21 février 1975, série A no 18, pp. 18-19, § 38). Dans leurs ordres juridiques internes respectifs, les États contractants entourent les droits de vote et d’éligibilité de conditions auxquelles l’article 3 (P1-3) ne met en principe pas obstacle (Recueil des travaux préparatoires, volumes III, p. 265, et IV, p. 25). Ils jouissent en la matière d’une large marge d’appréciation, mais il appartient à la Cour de statuer en dernier ressort sur l’observation des exigences du Protocole no 1 (P1); il lui faut s’assurer que lesdites conditions ne réduisent pas les droits dont il s’agit au point de les atteindre dans leur substance même et de les priver de leur effectivité, qu’elles poursuivent un but légitime et que les moyens employés ne se révèlent pas disproportionnés (voir notamment, mutatis mutandis, l’arrêt Lithgow et autres du 8 juillet 1986, série A no 102, p. 71, § 194). Spécialement, elles ne doivent pas contrecarrer "la libre expression de l’opinion du peuple sur le choix du corps législatif".

53. L’article 3 (P1-3) ne vaut que pour l’élection du "corps législatif", ou pour le moins de l’une de ses chambres s’il en compte deux ou plusieurs (Recueil précité, volume VIII, pp. 47, 51 et 53). Les mots "corps législatif" ne s’entendent cependant pas nécessairement du seul Parlement national; il échet de les interpréter en fonction de la structure constitutionnelle de l’État en cause.

La Cour relève d’emblée que la réforme de 1980 a doté le Conseil flamand d’attributions et pouvoirs assez amples pour l’ériger, avec le Conseil de la communauté française et le Conseil régional wallon, en un élément du "corps législatif" belge en sus de la Chambre des représentants et du Sénat (paragraphes 24-25, 27 et 37 ci-dessus); les comparants se rejoignent sur ce point.

54. En ce qui concerne le mode de désignation du "corps législatif", l’article 3 (P1-3) se borne à prescrire des élections "libres" se déroulant "à des intervalles raisonnables", "au scrutin secret" et "dans les conditions qui assurent la libre expression de l’opinion du peuple". Sous cette réserve, il n’engendre aucune "obligation d’introduire un système déterminé" (Recueil précité, volume VII, pp. 131, 203 et 211; volume VIII, p. 15) tel que la proportionnelle ou le vote majoritaire à un ou à deux tours.

Là également, la Cour reconnaît aux États contractants une large marge d’appréciation eu égard à la diversité dans l’espace, et à la variabilité dans le temps, de leurs lois en la matière.

Les systèmes électoraux cherchent à répondre à des objectifs parfois peu compatibles entre eux: d’un côté refléter de manière approximativement fidèle les opinions du peuple, de l’autre canaliser les courants de pensée pour favoriser la formation d’une volonté politique d’une cohérence et d’une clarté suffisantes. Dès lors, le membre de phrase "conditions qui assurent la libre expression de l’opinion du peuple sur le choix du corps législatif" implique pour l’essentiel, outre la liberté d’expression déjà protégée, du reste, par l’article 10 (art. 10) de la Convention, le principe de l’égalité de traitement de tous les citoyens dans l’exercice de leur droit de vote et de leur droit de se présenter aux suffrages.

Il ne s’ensuit pourtant pas que tous les bulletins doivent avoir un poids égal quant au résultat, ni tout candidat des chances égales de l’emporter. Ainsi, aucun système ne saurait éviter le phénomène des "voix perdues".

Aux fins d’application de l’article 3 du Protocole no 1 (P1-3), tout système électoral doit s’apprécier à la lumière de l’évolution politique du pays, de sorte que des détails inacceptables dans le cadre d’un système déterminé peuvent se justifier dans celui d’un autre pour autant du moins que le système adopté réponde à des conditions assurant "la libre expression de l’opinion du peuple sur le choix du corps législatif".

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B. Application de l’article 3 du Protocole no 1 (P1-3) en l’espèce

55. La Cour se trouve appelée à examiner les griefs des requérants au regard de l’article 3 (P1-3) ainsi interprété.

56. Le Gouvernement souligne que rien n’empêcherait les électeurs francophones de l’arrondissement de Hal-Vilvorde d’accorder leurs suffrages, en connaissance de cause, à un candidat lui aussi francophone mais disposé à prêter en néerlandais son serment de parlementaire; une fois élu, pareil candidat siégerait de plein droit au Conseil flamand et y représenterait ses mandants.

L’argument n’est pas décisif. Sans doute les électeurs ne se définissent-ils pas que par leur langue et leur culture; des considérations d’ordre politique, économique, social, religieux ou philosophique influent sur leur vote. Les préférences linguistiques jouent cependant un rôle capital dans le choix des citoyens d’un pays comme la Belgique, et spécialement des habitants d’une zone "sensible" telle que les communes de la périphérie de Bruxelles. Or un élu prêtant son serment de parlementaire en néerlandais n’appartiendrait pas au groupe linguistique français de la Chambre ou du Sénat, lequel - comme le groupe néerlandais - joue un rôle important dans les domaines où la Constitution exige une majorité "surqualifiée" (paragraphe 17 ci-dessus).

57. Toutefois, la loi spéciale de 1980 s’insère dans un système institutionnel général de l’État belge, inspiré par le principe de territorialité. Il concerne tant les institutions administratives et politiques que la répartition de leurs compétences et de leurs pouvoirs. Encore inachevée, la réforme en cours cherche à réaliser un équilibre entre les diverses communautés culturelles et régions du Royaume moyennant un ensemble complexe de freins et de contrepoids; elle a pour but d’apaiser, par la création de structures plus stables et décentralisées, les différends linguistiques au sein du pays. Légitime en soi, ce dessein ressort avec clarté des débats d’un Parlement national démocratique et des majorités massives recueillies, notamment, par ladite loi y compris l’article 29 (paragraphes 22 et 31 ci-dessus).

En examinant le régime électoral en cause, on ne saurait en oublier le contexte global. Il ne se révèle pas déraisonnable si l’on a égard aux intentions qu’il reflète et à la marge d’appréciation de l’État défendeur dans le cadre du système électoral parlementaire belge, marge d’autant plus étendue qu’il s’agit d’un système inachevé et transitoire. Il entraîne, pour les minorités linguistiques, la nécessité d’accorder leurs suffrages à des personnes aptes et prêtes à user de la langue de leur région. Une obligation analogue se rencontre dans nombre d’États pour l’organisation de leurs élections. Pareille situation, l’expérience le montre, ne menace pas forcément les intérêts de ces minorités. Il en va surtout ainsi, en présence d’un système qui dans son ensemble s’inspire de la loi du sol, quand l’ordre politique et juridique fournit des garanties, sous la forme par exemple de l’exigence de majorités qualifiées, contre des modifications intempestives ou arbitraires (paragraphe 17 ci-dessus).

Les électeurs francophones de l’arrondissement de Hal-Vilvorde jouissent des droits de vote et d’éligibilité dans les mêmes conditions légales que les électeurs néerlandophones. Ils ne s’en trouvent point privés par la seule circonstance qu’il leur faut voter soit pour des candidats qui, prêtant leur serment de parlementaire en français, figureront parmi les membres du groupe linguistique français de la Chambre ou du Sénat et siégeront au Conseil de la communauté française, soit pour des candidats qui, optant pour le néerlandais, appartiendront au groupe linguistique néerlandais de la Chambre ou du Sénat et au Conseil flamand. Il ne s’agit pas là d’une limitation disproportionnée, contrecarrant "la libre expression de l’opinion du peuple sur le choix du corps législatif" (paragraphes 51, 52 et 53 in fine ci-dessus).

Dès lors, la Cour constate l’absence de violation de l’article 3 du Protocole no 1 (P1-3) considéré isolément.

II. SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L’ARTICLE 14 DE LA CONVENTION, COMBINE AVEC L’ARTICLE 3 DU PROTOCOLE No 1 (art. 14+P1-3)

58. Mme Mathieu-Mohin et M. Clerfayt se prétendent aussi victimes d’une différence de traitement par rapport aux électeurs et élus néerlandophones habitant, comme eux, dans l’arrondissement administratif de Hal-Vilvorde. Procédant d’une "politique d’assimilation" et d’une volonté de "reconquête flamande", elle s’analyserait en une discrimination fondée sur la langue et l’appartenance à une minorité nationale; elle enfreindrait l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 3 du Protocole no 1 (art. 14+P1-3).

59. Les arguments sur lesquels s’appuie l’allégation ainsi résumée coïncident avec ceux que les requérants invoquent sur le terrain de l’article 3 du Protocole no 1 (P1-3) considéré isolément. Partant, la Cour se borne à renvoyer aux motifs par

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lesquels elle les a déjà écartés (paragraphe 57 ci-dessus); ils révèlent l’absence de toute "distinction" au détriment des intéressés.

Aucune violation de l’article 14 (art. 14) de la Convention ne se trouve donc établie.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1. Dit, par treize voix contre cinq, qu’il n’y a pas violation de l’article 3 du Protocole no 1 (P1-3), considéré isolément;

2. Dit, par quatorze voix contre quatre, qu’il n’y a pas violation de l’article 14 de la Convention, combiné avec l’article 3 du Protocole no 1 (art. 14+P1-3).

OPINION DISSIDENTE COMMUNE À M. CREMONA, Mme BINDSCHEDLER-ROBERT, M. BERNHARDT, M. SPIELMANN ET M. VALTICOS, JUGES

Nous regrettons de ne pouvoir partager l’opinion de la majorité de la Cour, car il nous paraît qu’en droit la situation faite aux électeurs francophones et aux élus francophones de l’arrondissement administratif de Hal-Vilvorde n’est pas compatible avec les obligations découlant pour la Belgique de l’article 3 du Protocole additionnel à la Convention (P1-3), pris en lui-même ou combiné avec l’article 14 de la Convention (art. 14+P1-3).

Le système en vigueur pour l’arrondissement précité (qui, en tant qu’arrondissement administratif, est situé dans la région flamande alors qu’en matière électorale il relève - avec des limites différentes - de l’arrondissement électoral de Bruxelles) aboutit en substance, en vertu de la loi spéciale du 8 août 1980 (article 29 § 1), à ce que les députés et sénateurs élus dans cet arrondissement ne peuvent, s’ils prêtent serment en français au Parlement belge, siéger au Conseil flamand (organe ayant indiscutablement des pouvoirs législatifs) et sont donc dans l’impossibilité de défendre les intérêts de leur région dans un nombre de domaines importants (tels que l’aménagement du territoire, l’environnement, le logement, les politiques économiques, l’énergie et l’emploi), alors que les élus qui prêtent serment en néerlandais font automatiquement partie de ce Conseil. Hal-Vilvorde a une population de plus de 100.000 habitants francophones sur un total de plus de 500.000 habitants, le nombre moyen de voix permettant d’élire un député variant de 22.000 à 25.000.

Conséquence concrète: à moins de voter pour des candidats néerlandophones, les électeurs francophones de cet arrondissement ne seront pas représentés audit Conseil régional.

Une telle situation, excluant, comme elle le fait pratiquement, la représentation des électeurs francophones de Hal-Vilvorde au niveau régional, n’assure pas, à notre avis, "la libre expression de l’opinion du peuple sur le choix du corps législatif", que requiert l’article 3 du Protocole additionnel (P1-3), et elle crée une distinction fondée sur la langue contraire à l’article 14 (art. 14) de la Convention.

Aucune des raisons avancées en vue de justifier cette incompatibilité ne nous paraît convaincante.

En premier lieu, il est vrai que les francophones élus à Hal-Vilvorde seraient en mesure de participer au Conseil régional (flamand) s’ils acceptaient de prêter serment en néerlandais. Dans ce cas, toutefois, ils perdraient leur qualité de francophones au sein du Parlement ce qui, en plus de l’aspect psychologique et moral du problème, comporterait des conséquences politiques importantes, étant donné le rôle joué par les groupes linguistiques du Parlement.

L’argument tiré du fait que la Constitution belge considère les élus comme des élus de la nation tout entière n’est pas pertinent dans le cas des conseils régionaux, auxquels la Constitution elle-même a confié la tâche de veiller aux intérêts des régions concernées et auxquels les élus de ces régions devraient avoir donc le droit de participer.

On ne saurait non plus comparer les limitations dont il s’agit à celles que l’on trouve souvent dans divers systèmes électoraux (comme celles inhérentes aux systèmes majoritaires ou à divers systèmes de représentation proportionnelle, ou encore au fait qu’une proportion minimale d’électeurs est parfois exigée pour permettre l’élection). En effet, ces diverses limitations sont de caractère général et s’appliquent indistinctement à tous les électeurs, alors que le régime applicable à Hal-Vilvorde limite le droit des seuls électeurs et élus francophones de cette région et ce sur la seule base du critère de la langue.

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On a aussi avancé l’argument que, malgré les limitations qu’elle comporte, la situation des électeurs francophones de Hal-Vilvorde serait plus favorable que celle des électeurs francophones dans la région flamande en général. Or une des spécificités de l’arrondissement de Hal-Vilvorde est qu’on y trouve concentré un groupe important d’électeurs francophones, en mesure d’élire un nombre appréciable de parlementaires. De toute manière, en plus du fait que la situation des autres parties de la région flamande n’était pas en cause dans la présente affaire, un tel avantage relatif ne saurait compenser la perte effective par les électeurs francophones de Hal-Vilvorde de leur droit d’être représentés au Conseil régional.

Le système actuel, a-t-on souligné, a été adopté, en 1980, par une très large majorité dans les deux groupes linguistiques du Parlement. Mais il s’agissait par définition d’une étape transitoire et de ce point de vue l’argument est plus empirique que juridique et sa valeur est fort douteuse. Le système devrait, à notre avis, être évalué selon ses propres mérites. En outre, le caractère transitoire du système actuel a lui-même été avancé comme argument. Ce caractère transitoire de la situation dure, toutefois, déjà depuis plus de six ans et, si un Centre d’études pour la réforme de l’État a bien été institué, la Cour n’a reçu du Gouvernement aucune indication sur la date même approximative à laquelle un régime définitif pourrait être adopté et moins encore sur le sens dans lequel le changement pourrait intervenir.

Enfin, on ne saurait dire que la situation soumise à la Cour représente la seule solution concevable du problème; en réalité, le fait même qu’elle est considérée comme transitoire montre que d’autres formules acceptables sont envisagées ou du moins ne sont pas exclues. Simplement à titre d’exemple et sans prétendre d’aucune manière présenter des suggestions concrètes (que nous ne sommes pas qualifiés pour faire), on pourrait envisager de donner aux divers élus francophones de l’arrondissement de Hal-Vilvorde la possibilité de participer au Conseil flamand même s’ils ont prêté serment en français au Parlement, ce qui n’exclut pas qu’ils s’expriment en néerlandais au Conseil flamand, ou encore de tenir des élections distinctes au niveau régional et au niveau national, étant entendu que les élus au niveau régional devraient pouvoir participer au Conseil régional concerné. Mais naturellement il appartient au gouvernement lui-même de trouver les meilleurs moyens de résoudre le problème.

Le recours à la marge d’appréciation ne résout pas le problème dans ce cas, car cette marge trouve ses limites dans le respect effectif des droits protégés.

DECLARATION DE M. LE JUGE BERNHARDT

L’opinion dissidente collective indique les raisons qui m’ont amené à voter pour le constat d’une violation de l’article 3 du Protocole no 1 (P1-3). Je me suis en revanche prononcé pour l’absence d’infraction à l’article 14 de la Convention (combiné avec l’article 3 du Protocole) (art. 14+P1-3), car aucune question distincte ne me semble se poser à cet égard. C’est l’exclusion de certains représentants du Conseil régional qui est décisive, non une quelconque discrimination.

OPINION CONCORDANTE DE M. LE JUGE PINHEIRO FARINHA

1. J’ai voté en faveur du dispositif de l’arrêt, mais avec tout le respect dû à mes éminents collègues je dois dire que le paragraphe 51 me gêne beaucoup.

2. Le problème du corps législatif comportant deux ou plusieurs chambres sort du cadre de notre affaire, et la Cour n’en est pas saisie. Il faudrait, à mon avis, se limiter au cas sub judice et garder la question des deux chambres pour le jour, s’il vient, où elle se posera dans une affaire soumise à la Cour.

3. De toute manière, la formule "ou pour le moins de l’une de ses chambres s’il en compte deux ou plusieurs" est insuffisante et dangereuse.

Telle qu’elle est, elle permettrait un système contraire à "l’opinion du peuple sur le choix du corps législatif" et pourrait même conduire à un système corporatif, élitiste ou de classe, qui ne respecterait pas la démocratie.

A mon avis, il faudrait dire "ou pour le moins de l’une de ses chambres s’il en compte deux ou plusieurs, mais à une double condition: que la majorité de l’ensemble des membres du corps législatif soient élus et que la (ou les) chambre(s) dont les membres ne sont pas élus ne dispose(nt) pas de plus de pouvoirs que la chambre élue librement au scrutin secret".

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La liberté du commerce et de l’industrie

Le principe de la liberté du commerce et de l’industrie et de la libre concurrence (par Mme Carole Champalaune, conseiller référendaire à la Cour de cassation)

Cinq ans de jurisprudence de la Chambre commerciale

Issu du décret d’Allarde des 2 et 17 mars 1791 selon lequel "il sera libre à toute personne d’exercer telle profession, art, ou métier qu’il trouvera bon", le principe de la liberté du commerce et de l’industrie a valeur constitutionnelle selon la décision du Conseil constitutionnel du 16 janvier 1982 consacrant la liberté d’entreprendre. Comme le relève un auteur (Moncef Kdhir, in "le principe de la liberté du commerce et de l’industrie, mythe ou réalité", Recueil Dalloz-Sirey, 1994, chronique page 30), la liberté économique est apparue dans l’histoire au moment de l’affirmation des droits de l’homme de 1789. Il s’agit ainsi d’une "conquête de la révolution et la soeur de la liberté politique"(G-Ripert, Aspects juridiques du capitalisme moderne, LGDJ, n°98 p292, cité in Moncef Kdhir, précité). "Principe cardinal", selon les termes employés par le professeur Jean-Jacques Burst, (in "Concurrence déloyale et parasitisme") qui gouverne l’exercice du commerce et de l’industrie, la liberté, on le sait, peut être pervertie par un usage abusif. C’est de cette réalité, que les Révolutionnaires n’ont pas ignorée, qu’est née la théorie de la concurrence déloyale, qui, fondée sur la mise en oeuvre des règles de la responsabilité civile, permet la sanction des comportements sortant de l’exercice normal de la liberté du commerce et de l’industrie.

Mais puisque de filiation il a été question, entre dans le portrait de famille la libre concurrence, soeur jumelle ou fille naturelle de la liberté du commerce et de l’industrie. La préservation de la libre concurrence légitimée par l’efficience économique qui doit en être le produit conduit aussi à restreindre la liberté de certains opérateurs en leur interdisant certaines pratiques. La "loi", sous la forme de l’ordonnance du 1er décembre 1986, ainsi que des articles 85 et 86 du traité CEE devenu les articles 81 et 82 du traité CE, outre différents règlements communautaires, est venue protéger, conformément à la vision de Lacordaire, sinon le faible, du moins in fine la liberté elle-même, contre ses propres excès. Ces restrictions, outre qu’elles sont elles-mêmes soumises à la garantie des libertés fondamentales, ont aussi pour objet la restauration de la liberté d’autres opérateurs. Ainsi s’esquisse une forme de cercle vertueux de la libre concurrence.

Création prétorienne, la théorie de la concurrence déloyale reste opérante pour l’appréhension, par la jurisprudence, des comportements des opérateurs économiques, qu’ils soient traditionnels ou novateurs. Celle-ci est marquée par une double perspective, qui conduit à combiner l’appréciation stricte des restrictions à l’exercice de la liberté du commerce et de l’industrie avec l’exigence d’une loyauté minimale dans la compétition. (I). Confiée in fine au juge judiciaire (sous réserve d’un certain nombre d’hypothèses définies par la jurisprudence du tribunal des conflits), l’appréciation des pratiques anti-concurrentielles et/ou restrictives s’effectue à l’issue d’une procédure dont la jurisprudence continue à préciser les exigences. Au cours de la période considérée, la Chambre commerciale, financière et économique de la Cour de cassation (ci après Chambre commerciale) a examiné l’étendue des pouvoirs du juge ou de l’autorité régulatrice pour prévenir et faire cesser des pratiques anti-concurrentielles. Elle a enfin procédé au contrôle de qualification des pratiques anti-concurrentielles et restrictives qui lui incombe (II).

I. LA JURISPRUDENCE EN MATIÈRE DE CONCURRENCE DÉLOYALE

1. L’appréciation stricte des restrictions à la liberté du commerce et de l’industrie...

Les restrictions à la liberté du commerce et de l’industrie peuvent être conventionnelles et résulter de l’aménagement de clauses de non-concurrence. La jurisprudence tant de la Chambre sociale au regard de la liberté du travail que de la Chambre commerciale au regard de celle de la liberté du commerce et de l’industrie ont précisé les conditions de validité des clauses de non-concurrence, lesquelles, outre la limitation habituelle dans la durée et dans l’espace doivent être proportionnées par rapport à la fonction qu’elles remplissent (Com, 4 mai 1993, au bulletin n°172, Com, 4 janvier 1994, au bulletin n°4), la Chambre commerciale ayant rappelé cette règle au cours de la période considérée (Com, 16 décembre 1997, au bulletin n°338). Il est intéressant de constater à cet égard qu’il est fait usage du contrôle de proportionnalité lequel est une méthode d’appréciation des pratiques anti-concurrentielles.

On rangera dans le même esprit d’interprétation stricte des restrictions portées à l’exercice de la liberté du commerce et de l’industrie, en matière de clause de non-concurrence, la règle selon laquelle la préservation de la liberté du commerce et de

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l’industrie justifie que des opérateurs ne soient pas soumis "subrepticement" à une restriction de leur activité. A été ainsi cassé (Com, 1er avril 1997, au bulletin n°89) , au visa de l’article 1134 du Code civil et de la loi des 2 et 7 mars 1791, un arrêt qui pour interdire aux exploitants d’un fonds de commerce de vendre des produits commercialisés par un fonds voisin, se fondait sur la circonstance qu’à l’acte d’acquisition du fonds était annexé le bail renouvelé au bénéfice de leur auteur mentionnant l’impossibilité de modifier la destination du fonds, sans le consentement du bailleur, et que dans l’acte de cession par lequel leur auteur avait acquis ses droits sur le fonds, était rappelée la clause d’un acte de partage interdisant à chacun des attributaires des deux fonds de se concurrencer, alors que l’arrêt ne constatait pas que cette dernière clause était insérée dans l’acte d’acquisition du fonds par les exploitants actuels et que ces derniers l’avaient expressément acceptée.

La liberté étant la règle et la clause de non-concurrence une exception à cette règle, le juge saisi en référé d’une demande en interdiction de travaux fondée sur l’existence d’une clause de non-concurrence, doit, même si la clause est sans ambiguïté, examiner la licéité d’une telle clause pour pouvoir établir le caractère manifestement illicite du trouble causé par la violation alléguée de ladite clause (Com, 17 novembre 1998, au bulletin n° 275).

Parmi les actes déloyaux fréquemment dénoncés figure le recrutement de salariés d’un concurrent, qui peut avoir pour objectif, soit de s’approprier son savoir-faire, soit d’entretenir une confusion avec la clientèle, voire de désorganiser et ainsi d’affaiblir ce même concurrent. Le cas le plus flagrant de recrutement fautif est évidemment celui de l’embauche d’un salarié lié par une clause de non-concurrence, effectuée en connaissance de cause, qui engage la responsabilité de celui qui y procède, s’agissant là d’une hypothèse de tierce-complicité de la violation d’une obligation contractuelle (Com, 22 mai 1984, au bulletin n°172).

Délicate toutefois est la question de la nécessité de prouver la connaissance, par un employeur, de l’existence d’une clause de non-concurrence, dès lors que le caractère intentionnel de la faute n’est pas exigé pour entraîner la condamnation de son auteur. La Chambre commerciale dans un arrêt du 18 décembre 2001, à publier, a décidé que cette connaissance ne pouvait être présumée, s’il n’est pas constant qu’une clause de non-concurrence soit usuelle dans le secteur d’activité concerné. Dans le cas contraire pèse sur le nouvel employeur une obligation de se renseigner sur la situation de la personne qu’il souhaite recruter, à défaut de respect de laquelle son imprudence pourra être considérée comme fautive. Tel était le cas d’une affaire examinée par la Chambre commerciale dans un arrêt du 7 février 1995, n°313D, resté inédit. D’autres circonstances, relevant de l’appréciation des faits de la cause, peuvent être de nature à caractériser l’imprudence du nouvel employeur, comme il l’avait déjà été jugé dans un arrêt n°309D du 5 février 1991, également inédit. Mais la mauvaise foi ne se présume pas.

En dehors des restrictions conventionnelles, la restriction à la liberté du concurrence et de l’industrie résulte de l’application des principes dégagés par la jurisprudence en matière de concurence déloyale.

Selon l’article 10 bis modifié de la Convention de Paris de 1883, un acte de concurrence déloyale se définit comme "tout acte de concurrence contraire aux usages honnêtes en matière industrielle et commerciale". Sans faire référence à la notion d’honnêteté, la jurisprudence définit l’acte de concurrence déloyale comme "l’abus de la liberté du commerce, causant volontairement ou non, un trouble commercial" (Com, 22 octobre 1985, au bulletin n°245).

Reste donc à établir ce qu’est la pratique abusive. La doctrine a établi des typologies de comportements déloyaux, et l’examen de la jurisprudence continue à en démontrer la pertinence. Ainsi sont toujours soumis à l’examen des juges du fond, sous le contrôle de la Cour de cassation, des pratiques tendant à la confusion avec l’entreprise concurrente ou avec sa production, à la désorganisation de ce même concurrent, par diverses voies, ainsi que des faits de dénigrement. D’autres comportements apparaissent et doivent être analysés au regard de l’élément déterminant de l’agissement fautif, qui n’est pas l’appropriation de la clientèle, fût-elle celle d’un concurrent, objet même de l’exercice de la liberté du commerce et de l’industrie, mais l’affaiblissement du concurrent dans la compétition autrement que par l’exercice de ses propres mérites.

En l’absence d’une clause de non-concurrence, la faute alléguée en matière d’embauche des salariés d’un concurrent réside souvent dans la désorganisation causée à l’entreprise par un ou plusieurs recrutements réalisés parmi son personnel, eu égard à leur nombre, à la nature des fonctions remplies, ou du délai dans lesquels il y est procédé. Mais il ne saurait être question d’imputer au concurrent la désorganisation qui relèverait d’une cause étrangère à son comportement. C’est ce qu’a rappelé la chambre commerciale dans un arrêt du 9 février 1999, (bulletin n°142) qui approuve une cour d’appel d’avoir décidé que, hors toute preuve de manoeuvres de débauchage et au regard de ce que les démissions étaient motivées par les doléances des clients, celles-ci n’étaient pas la cause de la désorganisation alléguée laquelle résultait d’un mauvais fonctionnement de l’entreprise antérieur.

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La concurrence déloyale ne saurait résulter de la simple constatation de ce que les salariés recrutés, qui n’étaient pas liés par une clause de non-concurrence, avaient une connaissance précise des activités commerciales de la société qu’ils ont quittée et ont pour certains souscrit au capital social de leur nouvel employeur, en l’absence de constatations de manoeuvres déloyales de débauchage et de démarchage de la clientèle, (Com.1er juin 1999, au bulletin n°114, pour un exemple antérieur, où une cour d’appel a été censurée pour avoir retenu l’existence d’une faute par débauchage massif en présence de démission de salariés, au seul motif que ces démissions, qui étaient intervenues de façon concomitante n’avaient pas de motif plausible (Com, 24 mars 1998 au bulletin n°112).

Ces arrêts s’inscrivent aussi dans la doctrine traditionnelle de la Chambre commerciale selon laquelle l’accueil d’une action en concurrence déloyale suppose que soit rapportée la preuve de l’existence d’une faute sans pouvoir reposer sur de simples présomptions.

Le dénigrement est l’un des comportements typiques de la concurrence déloyale. Il vise à jeter le discrédit sur un concurrent. Bien qu’il ne s’exerce pas seulement par la voie publicitaire, sa portée et son effet nuisibles sont d’autant plus important qu’il est réalisé sous couvert de publicité commerciale. La liberté d’expression est à cet égard fréquemment invoquée par les opérateurs en défense aux critiques qui leur sont faites sur ce plan. Celle-ci ne saurait toutefois constituer un fait justificatif lorsque l’exercice de cette liberté masque mal le but poursuivi qui est l’appropriation de la clientèle fautivement détournée par un comportement non conforme aux usages loyaux du commerce. Néanmoins, pour donner lieu à réparation, doit être constitué le préjudice en résultant lequel se caractérise par une atteinte à l’image du concurrent dénigré ou de sa production. Il s’en déduit que lorsque le dénigrement allégué trouve sa source dans des documents publicitaires distribués aux consommateurs, ceux-ci doivent pourvoir identifier le ou les concurrents visés. Une cour d’appel avait décidé que cette identification résultait de ce que les deux concurrents visés étaient pour le premier le plus important opérateur du marché de produits concernés et pour le second le fabriquant des accessoires s’adaptant sur ceux fabriqués par le premier. Ces constatations ont été jugées insuffisantes (Com.19 juin 2001, bulletin n° 121 ) dès lors que la cour d’appel n’avait pas recherché si la publicité critiquée visait effectivement pour la clientèle les deux sociétés plaignantes. Cette hypothèse se situe en dehors des cas de dénigrement collectif où tous les professionnels d’un secteur d’activité sont visés par une opération publicitaire dénigrante (arrêt inédit n°1906D, Com. du 1er décembre 1998). L’arrêt déféré encourait une autre critique en ce que pour décider que les deux sociétés plaignantes étaient la cible d’une campagne de publicité réalisée par voie d’annonces parues à une certaine date dans des magazines et étaient identifiables, il avait retenu que la société à l’origine de la publicité contestée avait exposé, à l’occasion d’un salon professionnel tenu postérieurement aux annonces critiquées, des produits mentionnant le nom de différentes sociétés, parmi lesquelles figurait celui des deux sociétés s’estimant victimes d’une publicité dénigrante constitutive de concurrence déloyale. Or, ces motifs étaient également impropres à établir que les annonces litigieuses permettaient l’identification, par les consommateurs, des sociétés s’estimant victimes de concurrence déloyale.

Par définition, l’exercice de la liberté du commerce et de l’industrie et surtout la libre concurrence suppose la liberté de copie. Pourtant, la reconnaissance par la loi de droits privatifs limite la libre concurrence puisque ne peuvent être reproduits, et donc concurrencés, les biens qu’ils soient physiques ou immatériels qui bénéficient, pour une certaine durée, de la protection légale. En dehors de cette protection, il a été décidé que l’action en concurrence déloyale a pour objet de protéger celui qui ne peut se prévaloir d’un droit privatif (Com, 15 juin 1983, au bulletin n°174, et Com, 6 décembre 1984, au bulletin n°335). Il s’ensuit que n’existe pas, au nom du principe de la liberté du commerce et de l’industrie, un droit de libre copie pour les biens pourtant non protégés, si cette copie s’effectue dans des conditions fautives. Parmi celles-ci figure traditionnellement (Com, 14 juin 1976, au bulletin n°199) l’existence d’une confusion ou d’un risque de confusion au travers d’une production comparable, qui est susceptible d’engendrer la responsabilité civile de celui qui s’y livre, fût-ce non intentionnellement. Néanmoins, en l’absence d’un tel risque, et en l’absence de preuve de l’appropriation déloyale du travail d’autrui (par l’obtention de secrets de fabrication par exemple, notamment grâce au recrutement du salarié d’un concurrent), la reproduction à l’identique, justifiées par des nécessités fonctionnelles, de pièces de rechange adaptées sur un produit fabriqué par un concurrent n’est pas fautive (Com.16 mai 2000, au bulletin n°103).

En dehors des comportements "classiques" constitutifs de concurrence déloyale, la jurisprudence a admis, face à la diversité des agissements déloyaux, que certains d’entre eux relevaient d’une catégorie particulière, le parasitisme, caractérisé par l’immixtion d’un agent économique dans le sillage d’un autre afin de tirer profit, sans rien dépenser, de son savoir-faire. Destinée à poursuivre des comportements jugés fautifs mis en oeuvre par un opérateur au détriment d’un autre qui ne lui était pas concurrent, la théorie du parasitisme a produit des effets pratiques en matière de concurrence déloyale stricto sensu, en ce sens qu’il s’agit d’un comportement fautif fréquemment allégué, à défaut d’être toujours avéré, au soutien d’une action en responsabilité contre un concurrent. La liberté du commerce et de l’industrie, et la licéité du dommage concurrentiel, qui en est le corollaire, ne peut être utilement invoquée par les auteurs de telles pratiques pour défendre à l’action en responsabilité intentée contre eux.

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L’une des formes que peut prendre le parasitisme consiste dans l’utilisation d’un ou plusieurs signes distinctifs qui permettent au consommateur d’identifier notamment un produit ou un type de commercialisation auxquels sont attachées certaines qualités ou qui confèrent une notoriété particulière. Sur ce fondement, le Conseil national de l’ordre des pharmaciens (CNOP) critiquait l’utilisation par des sociétés exploitant des espaces de vente de produits cosmétiques, d’hygiène et diététiques dans les galeries marchandes de centres commerciaux, de différents signes qu’il estimait être caractéristiques de la présentation des officines de pharmacie et que les sociétés en cause auraient cherché à invoquer pour s’approprier la réputation de qualité et de sécurité attachées au monopole de la distribution des médicaments confié aux pharmaciens. La cour d’appel a écarté les prétentions du CNOP après avoir constaté que les signes invoqués n’étaient pas caractéristiques de l’agencement d’une pharmacie. Elle a été approuvée (Com,16 janvier 2001, au bulletin n°13) dès lors qu’aucun des signes de rattachement invoqués n’était de nature à tromper la clientèle, ce qui excluait que leur cumul puisse produire cet effet. Parmi les signes de rattachement dont l’utilisation était critiquée figurait l’apposition, sur la blouse des salariés employés dans les espaces de vente critiqués, d’un insigne portant le terme de pharmacien. Le CNOP soutenait que l’utilisation de ce terme n’était pas conforme aux dispositions du Code de la santé publique et était constitutive de publicité mensongère. La Chambre commerciale a relevé que le titre de pharmacien n’était pas réglementé et que dans ces conditions, la cour d’appel avait pu retenir que la mention de pharmacien apposée sur les blouses des salariés employés ailleurs que dans une pharmacie correspondait à l’indication du diplôme de pharmacien, équivalent à celui de docteur en pharmacie. Elle a également été approuvée d’avoir retenu que les personnes titulaires d’un diplôme de docteur en pharmacie ou de pharmacien peuvent, sans être inscrits à l’ordre des pharmaciens, exercer un emploi consistant à vendre des produits de dermo-cosmétiques lesquels ne relèvent pas du monopole des pharmaciens et que l’usage du terme "pharmacien" au lieu de "docteur en pharmacie" dès lors qu’il correspond à un même diplôme n’est pas de nature à induire en erreur le client sur la qualification de celui qui le renseigne.

2. Se combine avec l’exigence d’une loyauté minimale dans l’exercice de cette liberté

Il ne saurait être déduit de la jurisprudence protectrice de la liberté du commerce et de l’industrie telle qu’elle vient d’être rapportée que les clauses de non-concurrence, lorsqu’elles existent et sont licites, puissent être contournées. La Chambre commerciale a ainsi décidé (Com, 9 février 1999, bulletin n°42) qu’une clause de non-concurrence interdisant à un salarié d’une entreprise après son départ de travailler dans un secteur géographique déterminé pendant une période limitée faisait obstacle à ce que ce dernier, même s’il est employé dans une entreprise située en dehors de la zone d’interdiction, effectue des travaux commandés par des clients de son ancienne société résidant dans le secteur géographique visé par la clause de non-concurrence. Une autre interprétation aurait fait perdre à la clause son objet en ce qu’elle aurait permis à l’ancien salarié de détourner la clientèle au profit de son nouvel employeur, ce que précisément la clause de non-concurrence visait à empêcher. Ainsi, le principe de l’exécution de bonne foi des conventions ne cède pas devant les exigences de la liberté de la concurrence et de l’industrie.

Au cours de la période considérée, la Chambre commerciale a appliqué au dirigeant d’entreprise une jurisprudence classique en ce qui concerne le salarié qui, alors qu’il est encore dans les liens du contrat de travail, prépare une activité concurrente. Il est constant que la constitution d’une entreprise concurrente n’est pas en elle-même fautive, si l’exercice de l’activité concurrentielle n’est pas effectif avant la cessation du contrat de travail, ou si ne sont pas mises en oeuvre avant ce terme des procédés déloyaux en vue de préparer l’activité concurrente.

Dès lors, la faute de l’ancien gérant d’une société, non lié par une clause de non-concurrence, qui fonde une entreprise concurrente après sa démission de ses fonctions de gérant, ne peut être écartée au seul motif de la liberté du travail et de la libre concurrence sans que soient examinés les éventuels manquements au devoir de loyauté dont il était tenu envers la société lorsqu’il exerçait ses fonctions de gérant. Au cas d’espèce étaient invoquées les conditions dans lesquelles des salariés, qui avaient rejoints la société créée par l’ancien gérant, avaient été déliés de leur clause de non-concurrence précisément au moment où celui-ci était encore en fonction dans son ancienne société. L’arrêt déféré a été cassé (Com, 24 février 1998, au bulletin n°86) dès lors que les manoeuvres déloyales alléguées n’avaient pas été analysées par les juges du fond, et qu’elles étaient de nature, à les supposer établies, à caractériser un manquement à cette obligation de loyauté.

La concurrence par les prix est la manifestation la plus apparente de la liberté de la concurrence. La libre fixation des prix, qui résulte de l’ordonnance du 1er décembre 1986 relative à la liberté des prix et de la concurrence, si elle rend aux opérateurs la maîtrise de leur stratégie économique, leur permet aussi de mettre en oeuvre des pratiques qui peuvent être anti-concurrentielles et entrer dans le champ des articles 7 et 8 de ce texte (devenus articles L420-1 et L420-2 du Code de commerce). En dehors des conditions d’application de l’ordonnance, les modalités de fixation des prix peuvent être de nature à constituer une faute de concurrence déloyale. Il est de principe que le seul fait de pratiquer des prix très largement inférieurs à ceux d’un concurrent n’est pas en lui-même répréhensible (Civ, 1ère, 10 juillet 1979, au bulletin n°203). Néanmoins, le fait de vendre à perte, qui n’est pas le comportement naturel de l’opérateur économique, mérite une attention

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particulière. Il appartenait donc à la cour d’appel, saisie d’une action en responsabilité par une société se plaignant des prix pratiqués par sa concurrente, qu’elle estimait inférieurs aux prix de revient, de rechercher si une telle pratique, mise en oeuvre par une société en contrepartie d’aides financières qu’elle avait sollicitées n’engageait pas la responsabilité de leur auteur (Com,3 mai 2000, au bulletin n° 93).

Dès lors que la liberté du commerce et de l’industrie s’exerce, comme toutes les autres, dans le cadre de dispositions qui en régulent la pratique (l’on songe ici aux multiples dispositions de droit positif, qui pour des raisons de santé publique, d’environnement, de protection du consommateur notamment, soumettent telle ou telle activité à des restrictions ou conditions d’exercice), les opérateurs qui s’en affranchissent, outre les condamnations pénales éventuellement encourues, s’exposent à la mise en oeuvre de leur responsabilité civile par leurs concurrents. Il est en effet admis en jurisprudence que l’inobservation de la réglementation afférente à une activité commerciale est constitutive d’une faute de concurrence déloyale à l’égard du commerçant qui se soumet à cette même réglementation. Il a été fait application de cette règle, au cours de la période étudiée, pour un éditeur qui ne respectait pas la réglementation applicable au prix du livre ( Com, 1 avril 1997 au bulletin n°87). En matière de publicité, la Chambre commerciale (19 octobre 1999, au bulletin n°17) a approuvé une cour d’appel selon laquelle le non-respect de l’arrêté n°77-105P du 2 septembre 1977 relatif à la publicité des prix et de l’article L121-1 du Code de la consommation sur la publicité mensongère par une société était constitutive de concurrence déloyale envers une société concurrente et constituait un trouble manifestement illicite pour celle-ci qu’il convenait de faire cesser, peu important que les dispositions dont elle avait constaté la violation fussent réprimées pénalement. De même, le non-respect des règles relatives à la publicité comparative telle que régie par l’article L121-8 du Code de la consommation est constitutif d’une faute et générateur d’un trouble commercial devant donner lieu à réparation (Com, 14 juin 2000, au bulletin n°126).

En matière de parasitime, il a été jugé que le plagiat pur et simple du produit d’un concurrent était fautif (Com, 30 janvier 2001, au bulletin n°27).

La diversité des comportements fautifs soumis à l’examen de la Cour de cassation est le reflet du dynamisme, parfois mal inspiré, des stratégies de vente moderne. Au cours de la période considérée, la Chambre commerciale a eu l’occasion d’analyser les pratiques dites de couponnage électronique et de marque d’appel. Le système dit de couponnage électronique permet, à partir de la connexion d’un micro-imprimante et au moyen de la lecture optique d’un code à barres permettant l’accès aux caisses enregistreuses des magasins de grande distribution, de déclencher, au moment du passage en caisse d’un produit acheté par un client et appartenant à une catégorie déterminée à l’avance entre un annonceur et la société qui a mis au point le système technique en cause, l’émission d’un bon de réduction d’une valeur fixe à valoir sur l’achat ultérieur, avant une certaine date et dans un des points de vente du distributeur, d’un produit relevant de la même catégorie que celui acheté. A l’action intentée par un producteur en dommages-intérêts pour concurrence déloyale dès lors que le procédé en cause avait pour effet d’inciter le client bénéficiaire du bon de réduction à se détourner du premier produit acheté vers un produit concurrent bénéficiant du coupon de réduction, la cour d’appel avait opposé la liberté du distributeur d’utiliser conformément aux usages dans le secteur de la grande distribution le code barres d’un produit considéré. Ce raisonnement n’a pas été admis et ce procédé a été qualifié d’agissement fautif de détournement de clientèle (Com. 18 novembre 1997 au bulletin n° 294).

Moins sophistiquée dans sa technique, la pratique de la marque d’appel consiste pour un distributeur à faire une publicité mettant en avant un produit d’une marque notoire de nature à attirer la clientèle, sans en disposer en nombre suffisant pour satisfaire cette clientèle, laquelle risque alors d’être détournée vers des produits plus "ordinaires". Elle porte préjudice au fabricant du produit notoire, qui risque de voir s’exercer à son détriment une dérive des ventes. C’est une pratique qui est en elle-même fautive, ainsi que l’a jugé la Chambre commerciale (Com.19 mai 1998 au bulletin n°157) qui a cassé un arrêt ayant écarté l’existence d’une faute d’un commerçant, non membre d’un réseau de distribution sélective mais dont il détenait en nombre très limité des produits de grande marque. Il a été décidé que les juges auraient dû déduire de ces faits que l’achat de produits de grande marque par ce commerçant n’avait pour objet que de faire servir celle-ci de marque d’appel. La difficulté pour caractériser cette pratique illicite réside dans l’appréciation de la disponibilité du produit litigieux. Il a été admis ( Com, 30 janvier 2001, bull n°28) que cette disponibilité pouvait ne pas être immédiate lorsque l’offreur détient ces produits dans des lieux et conditions lui permettant de les remettre à l’acheteur dans des délais adéquats eu égard à leur nature. Il appartenait donc à la cour d’appel saisie d’une action en responsabilité de vérifier si l’état des stocks de la société à l’origine de la pratique contestée dans l’ensemble de ses locaux était suffisant pour assurer une disponibilité à bref délai de tous les produits faisant l’objet de la publicité litigieuse dans chacun de ses magasins.

Enfin, il convient de relever qu’en dehors de la sanction par les règles de la responsabilité civile, l’exercice de la liberté du commerce et de l’industrie peut trouver sa limite lorsqu’est applicable la garantie d’éviction résultant de l’article 1626 du Code civil. Ainsi le vendeur d’un fonds de commerce ne peut-il pas, même après l’expiration d’une clause de non-

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concurrence, concurrencer son ancien fonds au point de vider celui-ci de sa substance, sans s’exposer à la mise en oeuvre de la garantie d’éviction (Com. 16 janvier 2001, au bulletin n° 16).

II. LA JURISPRUDENCE EN MATIÈRE DE PRATIQUES ANTI-CONCURRENTIELLES ET DE PRATIQUES RESTRICTIVES

1. Les garanties procédurales en matière de sanction des pratiques anti-concurrentielles : une protection de la liberté des opérateurs

Les garanties procédurales auxquelles est soumise la procédure de constatation et de sanction des pratiques anti-concurrentielles, avec l’intervention dans cette procédure d’une autorité administrative indépendante, le Conseil de la concurrence, a connu des développements jurisprudentiels au cours de la période considérée. L’invocation de ces garanties est effectuée par les entreprises, mises en cause dans des pratiques anti-concurrentielles, tant au moment du déroulement de l’enquête, qu’en ce qui concerne la procédure suivie devant le Conseil de la concurrence. Ne sera pas étudiée ici la jurisprudence relative aux visites domiciliaires en matière de concurrence pour laquelle il est renvoyé à l’étude de Mme Agnès Mouillard parue au rapport 2000 de la Cour de cassation, page 277.

Les conditions de déroulement des enquêtes administratives effectuées en application de l’article 47 de l’ordonnance du 1er décembre 1986 devenu l’article L 451-3 du Code de commerce donnent lieu à de fréquentes contestations sur la régularité formelle des procédures.

Les entreprises critiquent souvent les conditions dans lesquelles l’objet de l’enquête leur a ou ne leur pas été indiqué au regard du principe de la loyauté dans la recherche des preuves et du principe de non auto-incrimination. Dans un arrêt du 21 mars 2000, au bulletin n°63, la Chambre commerciale a décidé que l’article 47 de l’ordonnance du 1er décembre 1986 ne fait pas obligation aux enquêteurs de délimiter le ou les marchés, au sens de l’article 7 de cette ordonnance, sur lesquels ils font porter leurs investigations. La délimitation du marché pertinent relève en effet des attributions du Conseil de la concurrence sous le contrôle de la cour d’appel de Paris puis de la Cour de cassation. Il a également été jugé le 20 novembre 2001, (Com., Bull. n° 182) que la mention préimprimée sur le procès-verbal selon laquelle l’objet de l’enquête a été porté à la connaissance de la personne entendue suffit à justifier, jusqu’à preuve contraire, de l’indication de cet objet. A défaut de cette mention, l’indication de cet objet peut résulter des énonciations du procès-verbal (Com, 10 mars 1998, au bulletin n°95).

Une autre source de contestation réside dans l’établissement des procès-verbaux prévu à l’article 450-2 du Code de commerce (ancien article 46 de l’ordonnance) selon lequel "les enquêtes donnent lieu à l’établissement de procès-verbaux et, le cas échéant de rapports. Les procès-verbaux sont transmis à l’autorité compétente. Un double en est laissé aux parties intéressées. Ils font foi jusqu’à preuve contraire." L’article 31 du d"écret n°86-1309 du 29 décembre 1986 fixant les conditions d’application de l’ordonnance prévoit que "les procès-verbaux prévus à l’article 46 de l’ordonnance sont rédigés dans le plus court délai. Ils énoncent la nature, la date et le lieu des constatations, les contrôles effectués ; ils sont signés de l’enquêteur et de la personne concernée par les investigations ; en cas de refus de celle-ci mention en est faite au procès-verbal". Il a été décidé ( Com, 9 mai 2001, au bulletin n°85) que les procès-verbaux prévus à l’article 46 de l’ordonnance du 1er décembre 1986 devenu l’article L. 450-2 du Code de commerce et à l’article 31 du décret n° 86-1309 du 29 décembre 1986 devant être signés de l’enquêteur et de la personne concernée par les investigations, ces signatures doivent nécessairement émaner des témoins et auteurs des investigations et déclarations qui y sont relatées sans que soit requise la signature de toutes les personnes éventuellement présentes. Il a été également jugé que les documents recueillis au cours d’une enquête de ce type pouvaient être utilisés dans la procédure, n’auraient-ils pas été demandés par les enquêteurs, dès lors qu’ils ont été remis à ceux-ci hors toute contrainte (même arrêt).

En ce qui concerne le déroulement de la procédure devant le Conseil de la concurrence, il peut être observé que les dispositions de l’ordonnance du 1er décembre 1986 sont extrêmement succinctes sur les conditions dans lesquelles le rapporteur chargé de l’instruction d’une saisine du Conseil de la concurrence doit ou peut procéder à celle-ci, le caractère pleinement contradictoire de l’instruction et de la procédure étant toutefois affirmé par l’article 18 de l’ordonnance devenu l’article L463-1 du Code de commerce.

Dès lors que le respect du contradictoire est assuré, la jurisprudence de la Chambre commerciale consacre la grande latitude laissée au rapporteur chargé de procéder à l’instruction d’une saisine du Conseil de la concurrence en application de l’article 50 de l’ordonnance devenu l’article L. 450-6 du Code de Commerce. Il dispose d’un pouvoir d’appréciation quant à la conduite de ses investigations et peut dès lors décider de ne pas entendre les responsables de la société auteur des pratiques dénoncées, dès lors que la notification du rapport à cette société, la consultation du dossier et l’analyse par le rapporteur des

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documents et moyens produits par la société garantissent le caractère contradictoire de la procédure. De même, l’audition de témoins est une faculté laissée à l’appréciation du rapporteur ou du Conseil de la concurrence. (Com, 15 juin 1999, au bulletin n° 128 ).

Cette liberté laissée au rapporteur dans la conduite des investigations trouve toutefois sa limite dans les conditions de mise en oeuvre de la prescription prévue à l’article 27 de l’ordonnance du 1er décembre 1986 devenu l’article L 462-7 du Code de commerce tel qu’il a été interprété par la Chambre commerciale. Dans un arrêt du 8 juillet 1997, au bulletin n°220, elle a décidé que ce texte devait être interprété en ce sens qu’il s’opposait à ce que le Conseil de la concurrence puisse statuer, si, dans un délai de trois ans après sa saisine, il n’avait été fait aucun acte tendant à la recherche ou la sanction de faits qui lui avaient été dénoncés. Constituent des actes interruptifs de prescription les procès-verbaux d’audition établis par le rapporteur dès lors que tels actes tendent nécessairement à la recherche, la constatation ou la sanction des faits dénoncés dans la saisine que ce rapporteur est chargé d’instruire, ( Com, 19 juin 2001, au bulletin n°120). Ayant constaté qu’aucun des actes précités n’avait été fait dans le délai de trois ans à compter de la saisine, le Conseil de la concurrence saisi de pratiques mises en oeuvres par différentes sociétés du secteur de l’électronique de loisir a estimé qu’il n’y avait pas lieu à poursuivre cette procédure. Saisie d’un recours contre cette décision, la cour d’appel a décidé que ce délai avait été suspendu dès lors que la partie saisissante était dans l’impossibilité d’agir pour faire exécuter un acte interruptif. Cet arrêt a été cassé (Com, 17 juillet 2001, bulletin n°144) dès lors qu’il prévoit un cas de suspension non prévu par l’article 27 précité et que le Conseil de la concurrence n’est pas compétent pour réparer le préjudice éventuellement subi par les parties qui le saisissent et qui allèguent être victimes de pratiques anti-concurrentielles et qui peuvent saisir les juridictions civiles et répressives d’une action en indemnisation en annulation ou en cessation des pratiques contestées dans les délais de prescription afférents à ces actions, ces juridictions ayant en outre la faculté, en application de l’article L 432-3 du Code de commerce, de consulter le Conseil de la concurrence, le cours de la prescription étant suspendu le cas échéant par cette consultation. Il doit être rappelé qu’au regard des règles de saisine du Conseil de la concurrence, admettre la suspension de la prescription revenait à priver d’effet la règle énoncée par la Chambre commerciale dans l’arrêt du 8 juillet 1997 précité puisque la quasi-totalité des saisines proviennent d’une partie privée ou du ministre de l’économie, le Conseil de la concurrence n’utilisant que très rarement la faculté d’auto-saisine qui lui est reconnue. La Chambre commerciale a estimé que la suspension de la prescription aurait été de nature à méconnaître les droits des entreprises mises en cause, lesquelles encourent des sanctions à caractère pénal au sens de la Convention européenne des droits de l’homme et de sauvegarde des libertés fondamentales, tandis que les victimes potentielles de ces pratiques peuvent obtenir des tribunaux judiciaires la réparation de leur préjudice.

En ce qui concerne le mode de prise de décision du Conseil de la concurrence, trois aspects ont été examinés dans la période considérée. Le caractère non public des séances du Conseil de la concurrence ne contrevient pas aux dispositions de l’article 6-1 de la Convention européenne des droits de l’homme et de sauvegarde des libertés fondamentales, dès lors que les décisions prises par celui-ci peuvent faire l’objet d’un recours devant un organe judiciaire offrant toutes les garanties d’un tribunal au sens de ce texte. En revanche, la présence du rapporteur et du rapporteur général, sous le contrôle duquel est effectuée l’instruction, au délibéré du Conseil de la concurrence, est contraire au principe de l’égalité des armes et manque ainsi aux règles de fond édictées par la même convention. Ainsi en a jugé la Chambre commerciale, le 5 octobre 1999, au bulletin n°159. Cette solution était attendue, au regard, d’une part de la proposition, par la Cour de cassation, de modification de l’article 25 de l’ordonnance prévoyant cette présence du rapporteur et du rapporteur général au délibéré du Conseil de la concurrence, et compte tenu, d’autre part, de l’arrêt du 5 février 1999 au bulletin n° 1 rendu par l’Assemblée plénière en ce qui concerne la procédure suivie devant la Commission des opérations de bourse. La codification de l’ordonnance du 1er décembre 1986 a pris en compte l’arrêt du 9 octobre 1999 puisque l’article L 463-7 du Code de commerce exclut désormais la présence du rapporteur et du rapporteur général au délibéré du Conseil de la concurrence lorsque celui-ci examine les pratiques relevant des articles L. 4201, L 420-2 et L420-5 qui lui ont été dénoncées ou dont il s’est saisi d’office.

Toutefois, l’invocation de ces garanties ne saurait intervenir tardivement puisque dans un arrêt du 9 mai 2001, au bulletin n°85, la Chambre commerciale, constatant que selon l’article 2-3° du décret n° 87-849 du 19 octobre 1987, lorsque la déclaration de recours contre les décisions du Conseil de la concurrence ne contient pas l’exposé des moyens invoqués, le demandeur doit déposer cet exposé au greffe dans les deux mois qui suivent la notification de la décision frappée de recours, a décidé que le moyen d’annulation tiré de la présence au délibéré du rapporteur qui n’a pas été invoqué ni lors de la déclaration de recours ni dans les deux mois suivant la notification de la décision, n’est pas recevable pour la première fois devant la Cour de cassation et la cour d’appel n’était pas tenue de le relever d’office.

Les règles qui doivent présider à la composition du Conseil de la concurrence, compte tenu du pouvoir qui lui est dévolu de prendre des mesures d’urgence, ont fait l’objet d’un arrêt de principe du 9 octobre 2001, au bulletin n°160. Dans cette affaire était contestée, au regard du principe d’impartialité, la possibilité pour le Conseil de la concurrence de statuer au fond dans l’examen de pratiques pour lesquelles il avait, dans une composition comportant des membres statuant dans la procédure au fond, ordonné des mesures conservatoires. L’article 12 de l’ordonnance du 1er décembre 1986 dispose notamment que : "le Conseil de la concurrence peut, après avoir entendu les parties en cause et le commissaire du gouvernement, prendre les

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mesures conservatoires qui lui sont demandées par le ministre de l’économie, par les personnes mentionnées au deuxième alinéa de l’article 5 ou par les entreprises. Ces mesures ne peuvent intervenir que si la pratique dénoncée porte une atteinte grave et immédiate à l’économie générale, à celle du secteur intéressé, à l’intérêt des consommateurs ou à l’entreprise plaignante. Elles peuvent comporter la suspension de la pratique concernée ainsi qu’une injonction aux parties de revenir à l’état antérieur. Elles doivent rester strictement limitées à ce qui est nécessaire pour faire face à l’urgence". Par ailleurs, l’article 12 du décret d’application prévoit qu’une telle demande ne peut être formée qu’accessoirement à une saisine au fond du Conseil de la concurrence. Les demandeurs au pourvoi invoquaient l’arrêt de l’Assemblée plénière du 6 novembre 1998, au bulletin n° 5 rendu au visa de l’article 6-1 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme, (ainsi que de l’article 873 alinéa 2 du NCPC) selon lequel "toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue par un tribunal impartial ; que cette exigence doit s’apprécier objectivement ; qu’il en résulte que lorsqu’un juge a statué en référé sur une demande tendant à l’attribution d’une provision en raison du caractère non sérieusement contestable d’une obligation, il ne peut ensuite statuer sur le fond du litige afférent à cette obligation", tandis que le ministre de l’économie, en défense, se prévalait pour sa part de l’arrêt rendu le même jour par la même Assemblée plénière, au bulletin n° 4 selon lequel "la circonstance qu’un magistrat statue sur le fond d’une affaire dans laquelle il a pris préalablement une mesure conservatoire n’implique pas une atteinte à l’exigence d’impartialité appréciée objectivement". Si la procédure des mesures conservatoires est assimilée à la procédure de référé, la réponse au pourvoi dépendait de la nature des mesures conservatoires prises par le Conseil de la concurrence. S’il s’agissait de mesures conservatoires justifiées par l’urgence qui ne préjugeaient pas de la caractérisation, au regard des prohibitions énoncées par les articles 7 et 8 de l’ordonnance, des pratiques au fond, il pouvait être admis qu’était transposable la solution selon laquelle le juge ayant prononcé de telles mesures peut connaître du litige au fond, de sorte que le grief de défaut d’impartialité du Conseil de la concurrence n’eût pas été fondé. S’il s’agissait de mesures préjugeant en quelque sorte du caractère anticoncurrentiel de la pratique en cause, alors le grief de partialité du Conseil, appréciée objectivement, était fondé. Dans l’affaire examinée, il résultait de la décision de prononcé de mesures conservatoires que le Conseil de la concurrence avait pris parti sur le caractère prédateur des prix pratiqués par les sociétés en cause et la Chambre commerciale (4 février 1997 au bulletin n° 41) statuant sur l’arrêt de rejet du recours dirigé contre la décision de mesures conservatoires avait interprété en ce sens la décision du Conseil de la concurrence puisqu’au moyen tiré de l’invalidité de la mesure conservatoire prononcée du fait de l’absence de preuve du caractère prédateur allégué des prix pratiqués par les sociétés mises en cause, il avait été répondu que "la cour d’appel, appréciant les éléments de fait résultant de l’enquête administrative diligentée par le ministre de l’Economie préalablement à la saisine du Conseil de la concurrence, et qui avaient été analysés par le Conseil dans sa décision ayant fait l’objet du recours après avoir été confrontés aux divers documents produits par les requérants, a pu estimer, sans avoir à suivre la société Béton de France, dans le détail de son argumentation et sans avoir à demander aux parties des précisions complémentaires, que le rapprochement fait par le Conseil entre les prix de vente unitaires et les coûts variables moyens permettait de déceler l’existence d’une entente par la pratique de prix "prédateurs". Il a donc été décidé que la cour d’appel avait à tort écarté le grief tiré du défaut d’impartialité du Conseil de la concurrence.

Il ne paraît pas inutile de terminer ce rappel des règles de procédure présidant à la sanction des pratiques anticoncurrentielles par la solution apportée par la Chambre commerciale, (4 décembre 2001, à publier) sur la question de l’étendue des pouvoirs de la cour d’appel de Paris lorsqu’elle examine un recours contre une décision du Conseil de la concurrence. Etait contestée la possibilité pour la cour d’appel, lorsqu’elle annule une décision du Conseil de la concurrence, de se substituer à celui-ci pour examiner les pratiques dénoncées et le cas échéant, les condamner. Si la Chambre commerciale avait déjà relevé dans un arrêt du 30 mai 2000, au bulletin n°112 que la cour d’appel disposait du pouvoir de statuer sur les griefs notifiés, elle a précisé dans l’arrêt rapporté qu’elle tenait ce pouvoir de la combinaison de l’article 15 de l’ordonnance du 1er décembre 1986, devenu l’article L464-8 du Code de commerce et de l’article 561 du NCPC.

2. L’atteinte à la liberté des opérateurs : les pouvoirs du "juge" en matière de prévention et de sanction des pratiques anti-concurrentielles ou restrictives

Outre les pouvoirs de sanction pécuniaire attribués au Conseil de la concurrence par l’article 13 de l’ordonnance du 1er décembre 1986 devenu l’article L464-2 du Code de commerce celui-ci dispose du pouvoir de prononcer des injonctions qui affectent nécessairement la liberté des opérateurs. Avant même la qualification des pratiques soumises à son examen et donc leur éventuelle sanction, le Conseil de la concurrence, on l’a vu, dispose du pouvoir de prendre des mesures conservatoires sur le fondement de l’article 12 précité. Dans un arrêt du 7 avril 1992, au bulletin n° IV page 153, la Chambre commerciale avait jugé qu’"aux termes de l’article 12 alinéa 2 de l’ordonnance du 1er décembre 1986, les mesures conservatoires demandées au Conseil de la concurrence sont subordonnées à l’existence d’agissements illicites constitutifs de pratiques prohibées par les articles 7 et 8 de l’ordonnance précitée". Cette règle avait été infléchie puisqu’il avait été admis (Com, 2 décembre 1997 au bulletin n°316), que la présomption du caractère illicite de pratiques dénoncées autorisait le prononcé de mesures conservatoires. Deux arrêts ont précisé, au cours de la période considérée, les conditions dans lesquelles le Conseil de la concurrence peut ordonner de telles mesures ainsi que la nature des mesures qui peuvent être prononcées.

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Il a d’abord été admis (Com.18 avril 2000,au bulletin n°75), que le Conseil de la concurrence pouvait décider de mesures conservatoires dans la limite de ce qui est justifié par l’urgence, en cas d’atteinte grave et immédiate à l’économie générale, à celle du secteur intéressé, à l’intérêt des consommateurs ou à l’entreprise plaignante, sans avoir à constater préalablement des pratiques manifestement illicites dès lors que les faits dénoncés, et visés par l’instruction dans la procédure au fond, sont suffisamment caractérisés pour être tenus comme la cause directe et certaine de l’atteinte. Cet arrêt a, en outre, fourni un intéressant exemple de la nature des mesures que peut prendre le Conseil de la concurrence, une fois les conditions précitées réunies. Le litige opposait la société Numéricable, concessionnaire de collectivités locales, qui diffuse des services audiovisuels sur un réseau cablé appartenant à la société France Télécom, sur le montant de la redevance contractuellement due à cette dernière par la société France Télécom, et dont l’importante augmentation décidée par la société France Télécom était considérée par la société Numéricable comme de nature à mettre en péril son activité justifiant son remplacement par un autre opérateur. Saisi par la société Numéricable, le Conseil de la concurrence avait enjoint à la société France Télécom de ne pas mettre en oeuvre l’augmentation litigieuse jusqu’à l’intervention de sa décision au fond. La société France Télécom contestait cette décision au regard de la convention des parties, librement souscrite, et de l’engagement qu’elles avaient pris de soumettre leurs éventuels différents à un arbitre. La cour d’appel a décidé et a été approuvée en cela, que les mesures conservatoires ordonnées n’avaient pas pour objet de fixer les tarifs applicables par substitution aux consentements des parties ou à une décision arbitrale mais à prévenir un risque d’exploitation abusive d’un état de dépendance économique eu égard à la prétention de la société France Télécom de fixer ces tarifs unilatéralement sous des menaces de sanctions mettant en péril la survie de la société France Numéricable.

Dans une seconde affaire où était contestée la nature des mesures conservatoires prononcées par la cour d’appel, la Chambre commerciale (3 mai 2000, au bulletin n°92) a rejeté le pourvoi formé par une société de distribution d’eau qui contestait l’obligation qui lui avait été faite de communiquer à ses concurrents, en vue de la soumission à un appel d’offres pour des marchés de production et de distribution d’eau potable, le coût d’approvisionnement auprès d’elle-même pour des entreprises désireuses de ne soumissionner que pour la distribution en s’approvisionnant en eau auprès de l’usine de pompage et de traitement appartenant à la demanderesse au pourvoi. La caractérisation de l’atteinte certaine, grave et immédiate était critiquée au regard du motif retenu par l’arrêt selon lequel les entreprises avaient été empêchées d’élaborer des offres utiles faute de disposer de l’information en cause. La cour d’appel a été approuvée dès lors qu’elle avait retenu que des candidats potentiels avaient été dissuadés de concourir en raison des difficultés éprouvées pour connaître du prix d’acquisition de l’eau nécessaire à l’élaboration de leurs offres. L’exercice effectif de la libre concurrence suppose que les opérateurs potentiels ne soient pas artificiellement écartés de la compétition, ce que cet arrêt est venu opportunément rappeler.

Pour autant, la jurisprudence a cerné les limites des atteintes à la liberté contractuelle justifiées par la préservation de la libre concurrence. La chambre commerciale a ainsi défini (24 octobre 2000, au bulletin n°163) la portée de l’article 9 de l’ordonnance du 1er décembre 1986 devenu l’article L 420-3 du Code de commerce selon lequel est nul "tout engagement, convention ou clause contractuelle se rapportant à une pratique anti-concurrentielle prohibée". Une société, avait été victime, selon une décision du Conseil de la concurrence approuvée par un arrêt de la cour d’appel de Paris devenu irrévocable, d’une pratique anti-concurrentielle ayant consisté pour un groupement de producteurs de granulats à former une entente et à conclure un bail sur des parcelles destinées à l’exploitation de carrières à calcaire dont elle était locataire en vue de poursuivre et de compléter un accord de répartition de marché. La victime demandait judiciairement que soit annulé le congé qui lui avait été notifié par le propriétaire des parcelles en cause, congé qui avait ensuite permis l’éviction prohibée. La cour d’appel a rejeté cette demande et a été approuvée par la Chambre commerciale qui a relevé que l’article 9 précité ne prévoit pas la possibilité pour le juge d’ordonner la conclusion d’un contrat ou son renouvellement. En revanche, la cour d’appel avait justement, sur le fondement du même article, annulé le bail conclu, peu important que le propriétaire n’ait pas participé ou n’ait pas eu connaissance des pratiques prohibées mises en oeuvre par ses cocontractants. L’arrêt a été néanmoins cassé en son chef de dispositif ayant écarté le défaut d’intérêt à agir de la victime des pratiques anti-concurrentielles en ce qui concernait la location d’une autre parcelle au motif qu’elle n’avait jamais été titulaire de droit sur cette parcelle, alors que la cour d’appel ayant relevé que la victime avait été candidate à la location de cette parcelle, elle aurait dû rechercher si son intérêt ne résidait pas dans la cessation de la pratique anticoncurrentielle et si la location de la parcelle litigieuse n’était pas un élément de cette pratique.

Enfin, le caractère d’ordre public des dispositions de l’ordonnance du 1er décembre 1986 n’autorise pas le juge, saisi d’une demande aux fins d’obtenir une mesure d’instruction in futurum destinée à établir la preuve de pratiques discriminatoires prohibées par ce texte, à ordonner de façon générale et en dehors des cas prévus par la loi, l’appréhension de documents (en l’espèce des factures) par voie de confiscation ou de saisie (Com, 16 juin 1998 au bulletin n°192).

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3. Le contrôle de qualification des pratiques anti-concurrentielles ou restrictives dans la jurisprudence récente

Si les opérateurs ne peuvent invoquer la liberté contractuelle et l’exercice de la liberté du commerce et de l’industrie pour des pratiques qui affectent in fine, le fonctionnement concurrentiel des marchés, ils ne peuvent se voir reprocher la mise en oeuvre de telles pratiques qui ne résulteraient pas de leur libre détermination. C’est le sens d’un arrêt (Com 7 avril 1998, au bulletin n°127) selon lequel des opérateurs ne peuvent se voir reprocher la participation à une entente que s’ils y ont librement consenti en vue de limiter l’accès au marché ou à la libre concurrence. En revanche, dès lors qu’un ordre professionnel représente la collectivité de ses membres, la pratique mise en oeuvre par un tel organisme et susceptible d’avoir un objet ou un effet anti-concurrentiel, révèle nécessairement une entente au sens de l’article 7 de l’ordonnance du 1er décembre 1986 (Com, 16 mai 2000, au bulletin n° 100).

Il convient de relever que préalablement au contrôle de qualification des pratiques elles-même, qui marque les limites de la liberté du commerce et de l’industrie, la Chambre commerciale procède au contrôle de la qualification du marché pertinent, au sens de l’ordonnance du 1er décembre 1986, sur lequel ces pratiques sont commises. Différents arrêts, dont l’examen ne relève pas du champ de la présente étude, ont été rendus sur ce point au cours de la période considérée, (par exemple Com. 12 décembre 1995 au bulletin n° 301 ; Com. 5 mars 1996, au bulletin n° 76 ; Com. 15 juin 1999 au bulletin n° 178 ; Com. 9 mai 2001 au bulletin n° 97 ; Com. 22 mai 2001 au bulletin n° 97).

La prohibition des abus de position dominante ou de dépendance économique prévue à l’article 8 de l’ordonnance du 1er décembre 1986 devenu l’article L 420-2 du Code de commerce, peut atteindre, en dehors des pratiques en elles-même illicites, des comportements au regard de la position occupée sur un marché donné, par les entreprises qui les adoptent, alors que mises en oeuvre par d’autres entreprises, ces pratiques relèveraient de leur liberté d’opérateur économique. La protection du libre jeu de la concurrence justifie qu’il soit porté atteinte à cette liberté.Un arrêt (Com, 6 avril 1999 au bulletin n°79), a, au cours de la période considérée, stigmatisé une pratique de ce type prohibée au regard du dysfonctionnement économique engendré, en mettant en évidence les critères qui rangent un comportement, non illicite, en soi, dans la catégorie des abus prohibés. Il a été ainsi décidé que lorsque les avantages consentis par une société dans un secteur donné sont destinés à faire barrière à l’accès au marché d’un concurrent indésirable et que cette pratique, consistant à proposer à une clientèle, moyennant certaines contraintes, une importante réduction du prix sur le produit proposé, ne laisse aucune possibilité à une autre société de se maintenir sur le marché et de dégager, en s’alignant sur une semblable base de prix pour rester concurrentielle, la moindre marge brute, un tel procédé adopté par cette société pour éliminer toute concurrence sur le produit concerné, a une finalité anti-concurrentielle, et est donc prohibé. La sanction de cette pratique dite de "remise de couplage" consistant à accorder des remises à des clients sur un produit sur le marché duquel la société mise en cause est en position dominante à condition qu’ils achètent également un autre produit, en vue de barrer l’accès au marché, a été approuvée dans les mêmes termes dans le secteur du médicament (Com, 15 juin 1999, bulletin n°128).

La prohibition des pratiques d’abus de dépendance économique a aussi une finalité de restauration de la liberté des opérateurs. Un arrêt (Com, 16 décembre 1997, au bulletin n°337), met en évidence cette portée dans le cadre de l’examen d’un contrat de franchise dont l’annulation sur le fondement de l’article 9 de l’ordonnance a été approuvée, au regard de l’examen concret de la situation faite au franchisé qui faisait apparaître l’absence totale de maîtrise de son commerce résultant des clauses du contrat.

En dehors de la prohibition des abus de position dominante ou de dépendance économique, ont été érigés en faute civile un certain nombre de comportements énoncés à l’article 36 de l’ordonnance du 1er décembre 1986 devenu l’article L442-6 du Code du commerce. La loi du 1er juillet 1996 relative à la loyauté et à l’équilibre des relations commerciales a complété dispositif initial résultant de l’ordonnance en disposant notamment qu’est fautif le fait de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte des relations commerciales antérieures ou des usages reconnus par des accords professionnels, confortant ainsi la jurisprudence de la Chambre commerciale selon laquelle la rupture d’un contrat à durée indéterminée sans préavis pouvait être constitutive d’un abus du droit de rompre. Dans un arrêt du 6 juin 2001, au bulletin n°112, la Chambre commerciale s’est prononcée sur les conditions d’application du nouveau texte, reconnaissant aux juges du fond le pouvoir d’apprécier souverainement la durée suffisante du préavis. En revanche, la Chambre a contrôlé la fixation par la cour d’appel du point de départ de ce préavis et cassé l’arrêt qui avait considéré que ce point de départ devait être fixé à la date de notification de l’échec du fournisseur à un appel d’offres alors que ce point de départ devait être fixé à la date à laquelle la société avait fait connaître à son fournisseur qu’elle entendait désormais recourir à une procédure d’appel d’offres à laquelle il lui fallait se soumettre, et avait dès lors manifesté ainsi son intention de ne pas poursuivre les relations contractuelles dans les conditions antérieures. En effet, la reconnaissance d’un "droit au préavis" a pour objet de faciliter l’éventuelle reconversion à laquelle le cocontractant "protégé" doit faire face. Dès qu’il a connaissance de l’intention de l’intention de son cocontractant de modifier les règles de leur collaboration et de la

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possibilité qu’il y soit mis fin, l’opérateur avisé est en mesure de prendre en compte cet élément d’incertitude dans sa stratégie. La question de l’appréciation de la durée suffisante du préavis ne devrait plus être posée au juge, en l’état de la modification apportée à ce texte par la loi n°2201-420 du 15 mai 2001 relative aux nouvelles régulations économiques. En effet, la durée du préavis devrait résulter d’accords interprofessionnels, et à défaut de tels accords, d’arrêtés du ministre de l’économie. La solution dégagée par l’arrêt en ce qui concerne la fixation du point de départ du préavis conserve en revanche toute sa portée.

On terminera cet examen des pratiques soumises à l’examen de la Cour de cassation par les derniers développements jurisprudentiels en matière de distribution sélective et de distribution exclusive. Ces deux formes de distribution peuvent limiter l’exercice de la concurrence, en même temps qu’elles correspondent aux exigences de l’économie moderne. Elles font l’objet d’une attention particulière, spécialement en droit communautaire.

En matière de distribution sélective, la Chambre commerciale a fait sienne l’analyse de la jurisprudence communautaire et a affirmé (Com, 21 octobre 1997, au bulletin n° 271 ) que les réseaux de distribution sélective ne sont pas en eux-mêmes constitutifs d’une entente au sens de l’article 7 de l’ordonnance du 1er décembre 1986 si les critères de choix pour l’agrément ont un caractère objectif, n’ont pas pour objet ou pour effet d’exclure certaines formes déterminées de distribution et ne sont pas appliqués de manière discriminatoire . Un refus d’agrément fondé sur la seule circonstance que le demandeur à l’agrément mettait en oeuvre des techniques de commercialisation relevant de la grande distribution lesquelles feraient perdre à des produits de luxe leur renommée et leur caractère luxueux n’a donc pas été admis.

Le refus d’agrément était analysé sous l’empire des dispositions de l’article 36-2 de l’ordonnance du 1er décembre 1986 avant son abrogation par la loi 96-588 du 1er juillet 1996 comme une pratique fautive engageant la responsabilité de son auteur, dans l’hypothèse où ce refus ne pouvait pas être justifié par le caractère anormal de la demande, par la mauvaise foi de leur auteur, ou par l’applicabilité des dispositions de l’article 10 de l’ordonnance, exonérant les pratiques anti-concurrentielles résultant de l’application d’un texte législatif ou réglementaire pris pour son application ou dont les auteurs pouvaient justifier qu’elles avaient pour effet d’assurer un progrès économique, et sous certaines conditions. La Chambre commerciale a poursuivi l’examen de telles pratiques sous l’empire du texte antérieur à l’entrée en vigueur de la loi du 1er juillet 1996. Elle a ainsi jugé (26 janvier 1999, au bulletin, n°23) qu’est fautif le refus d’agrément en vue de l’entrée d’un magasin dans un réseau de distribution sélective opposé sans qu’il soit démontré que le magasin ne remplissait pas les conditions qualitatives exigées dans le réseau, et dès lors que le refus a été motivé par le désir du concédant de ne pas augmenter le nombre de ses distributeurs alors que son chiffre d’affaires était en très nette augmentation et que le nombre de ses distributeurs avait été réduit. Néanmoins, après l’entrée en vigueur de la loi du 1er juillet 1996, le refus de vente entre professionnels ne constitue plus en soi une faute civile ce qui interdit au juge de prononcer une injonction à un opérateur de satisfaire des commandes après cette date. Il a été rappelé dans un arrêt du 18 décembre 2001 (Com, n°2201FS-P, à publier) qu’il appartient à celui qui se prévaut d’un refus de vente d’établir la réalité de l’éventuel abus de droit que celui-ci peut constituer. Parmi les conditions qualitatives d’agrément des membres d’un réseau de distribution sélective de produits de luxe, a été admise la licéité (Com, 16 mai 2000, au bulletin n°102) d’un critère relatif à la localisation du point de vente et à son environnement afin d’éviter la vente de tels produits en des lieux totalement inadaptés à leur nature et à leur qualité. Néanmoins, le juge doit contrôler que la mise en oeuvre pratique de ce critère ne soit pas effectuée de manière discriminatoire et vérifier également qu’elle ne comporte pas des exigences disproportionnées. Un examen concret, dont la mise en oeuvre fait l’objet du contrôle de la Chambre commerciale, lui est toujours demandé, sans qu’il puisse se déterminer par "pétition de principe" comme l’a rappelé l’arrêt du 21 octobre 1997 précité.

En matière de distribution exclusive relative aux véhicules automobiles, la jurisprudence a, depuis un arrêt du 9 juillet 1996, au bulletin n°204, à la lumière de l’interprétation par la Cour de justice des communautés européennes du règlement n°123-85 de la commission du 12 décembre 1984 concernant l’application de l’article 85§3 du traité à des catégories d’accords de distribution de vente et d’après-vente de véhicules automobiles dans deux arrêts du 15 février 1996 (Grand garage albigeois et Nissan France SA), consacré la liberté d’un opérateur, qui n’est ni revendeur agréé d’un réseau de distribution du constructeur automobile d’une marque déterminée ni intermédiaire mandaté au sens de l’article 3 II de ce règlement, de se livrer à une activité d’importation parallèle et de revente indépendante de véhicules neufs de cette marque et à cumuler ces deux activités.

Les conditions d’exercice de cette liberté ont été précisées, dans la période faisant l’objet de la présente étude, en ce qui concerne le mode de preuve relatif au caractère régulier de l’approvisionnement, et en ce qui concerne la publicité à laquelle ces opérateurs peuvent se livrer sans déloyauté.

Sur le premier point, il a été rappelé qu’il appartient à un opérateur ayant acquis des véhicules neufs pour les revendre de faire la preuve qu’il les a régulièrement acquis sur un réseau parallèle ou auprès d’un autre concessionnaire (Com, 26 janvier

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1999, au bulletin n°29 ). En revanche, il ne peut être tenu d’une présomption d’approvisionnement illicite et il n’a pas à rapporter la preuve de l’acquisition régulière des véhicules litigieux par le vendeur auquel il s’est adressé, cette recherche incombant aux concessionnaires et aux fabricants (Com, 19 octobre 1999, au bulletin n°168). Cette règle, selon laquelle il n’existe pas de présomption d’approvisionnement illicite pesant sur l’opérateur non membre d’un réseau de distribution automobile a été rappelée dans un arrêt du 25 avril 2001, au bulletin n°7. Ce même arrêt a affirmé que doit être constatée, pour caractériser la concurrence déloyale, la connaissance qu’avait l’opérateur de la fraude commise par les revendeurs non agréés lesquels se prétendaient faussement mandataires d’utilisateurs finaux auxquels il s’est adressé. Le développement de cette activité économique aidant, est souvent posée en la matière la question de la licéité de l’approvisionnement auprès de sociétés de location. La Chambre commerciale avait déjà décidé (Com, 7 octobre 1997, au bull n°245) qu’en l’absence de tout élément de preuve apporté par les sociétés concessionnaires, une cour d’appel qui constatait l’approvisionnement d’un opérateur auprès d’un loueur professionnel n’avait pas à se prononcer sur le caractère illicite des activités de ce professionnel. Elle a posé en principe que l’acquisition de véhicules auprès de loueurs professionnels ne peut être considérée comme fautive dans la mesure où elle n’est accompagnée d’aucune tromperie ou manoeuvre frauduleuse et qu’aucune interdiction de revente n’est stipulée à la charge des loueurs professionnels (Com, 10 février 1998 au bulletin n°65). Comme la fraude ne se présume pas, l’arrêt par lequel la cour d’appel avait décidé que des opérateurs pratiquant la revente de véhicules hors réseau se rendaient coupables de concurrence déloyale au motif que sont irréguliers les approvisionnements opérés auprès de sociétés de location de véhicules qui ont revendu ceux-ci comme neufs sans les avoir utilisés et ont agi comme prête-nom et simple intermédiaire pour éluder l’exclusivité confiée aux concessionnaires, a été cassé (Com,25 avril 2001, au bulletin n°77 précité) dès lors que n’était pas constatée la fraude commise par ces sociétés en l’absence de constatation de l’existence d’une interdiction de revente des véhicules qui leur sont fournis par les constructeurs automobiles et que n’était pas relevée la connaissance qu’auraient eue les opérateurs de cette interdiction.

Sur le second point, il a été jugé que le seul fait dans une publicité de ne pas indiquer la qualité de l’opérateur de voitures neuves n’est pas de nature à créer une confusion à l’égard de soci&eacute ;tés concessionnaires dès lors qu’il n’était pas constaté qu’il ait été fait mention d’allégations, d’indications ou présentations fausses de nature à induire en erreur l’acheteur de véhicules en lui faisant croire que le vendeur avait la qualité de concessionnaire. Il ne s’agit donc pas d’une publicité trompeuse au sens de l’article L 121-1 du Code de la consommation. (Com, 26 janvier 1999, au bulletin n°29 précité) il n’est pas non plus fautif pour le revendeur non agréé d’indiquer dans sa publicité l’existence d’une garantie du constructeur, dès lors qu’il est tenu d’assurer cette obligation de garantie auprès de l’acheteur final quelles que soient les modalités par lesquelles cette obligation s’exerce (Com, 19 octobre 1999, au bulletin n°168). Il avait déjà été jugé (Com, 7 octobre 1997, au bulletin n°245) que l’indication de l’existence de cette garantie par un opérateur s’étant approvisionné auprès d’un loueur professionnel n’était pas fautive dès lors que le règlement de la Commission n°1475-95 lui faisait obligation d’assurer cette garantie. Cette jurisprudence vise à concilier les droits des concessionnaires tels qu’ils s’exercent dans la protection aménagée par le droit communautaire, sans que soit paralysée, dans l’espace de liberté qui leur est reconnu, l’activité d’opérateurs concurrents, laquelle reste néanmoins soumise aux règles de la concurrence déloyale.

La codification de l’ordonnance du 1er décembre 1986 resultant de l’ordonnance n°2002-912 du 18 septembre 2000 relative à la partie législative du Code de commerce constitue un symbole fort de la valeur accordée au principe de la libre concurrence. Ainsi le Code de commerce n’encourt-il plus le grief qui lui était fait d’être "purement individualiste, conçu pour les boutiquiers" et "ignorant des grands problèmes juridiques que va faire naître la société industrielle" selon les termes sévères employés par le professeur Claude Champaud (in Caractères du droit de la concurrence, JCP, Concurrence, consommation). Il ne s’ensuit pas que cette codification fige le droit de la concurrence, ainsi qu’en témoigne les modifications déjà apportées par la loi n°2201-420 du 15 mai 2001 relative aux nouvelles régulations économiques. Les modifications affectant le droit communautaire de la concurrence déjà intervenues (règlement n°2790-1999, en matière de restrictions verticales) ou en cours de discussion (règlement n°1475-95 en matière de distribution des véhicules automobiles, venant à expiration au 30 septembre 2002), et spécialement la décentralisation de ce droit qu’elles comportent conduiront sans doute à de nouveaux développements de la jurisprudence de la Cour de cassation. Le Code civil, quant à lui, demeure toujours l’outil d’appréhension de la concurrence déloyale, et si le fondement juridique demeure inchangé, l’appréciation des comportements s’exerçant conformément à une compétition éthique sera nécessairement confrontée à des situations nouvelles nées de la vitalité économique. Ainsi s’autorise-t-on à penser, avec un certain bonheur, que nulle autre que cette matière ne mérite plus l’appréciation du doyen Carbonnier (in Flexible droit) selon laquelle "le droit n’est pas fait pour les natures mortes".

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Références

Cour de cassation chambre civile 1 Audience publique du jeudi 3 juillet 2008 N° de pourvoi: 06-20514 Publié au bulletin Rejet M. Bargue, président M. Gallet, conseiller rapporteur M. Mellottée (premier avocat général), avocat général SCP Baraduc et Duhamel, SCP Piwnica et Molinié, avocat(s)

REPUBLIQUE FRANCAISE AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

LA COUR DE CASSATION, PREMIÈRE CHAMBRE CIVILE, a rendu l'arrêt suivant :

Donne acte à la conférence des bâtonniers de son intervention aux côtés de l'ordre des avocats de Strasbourg ; Attendu que Mme Ellen X..., "Rechtsanwält" au sein de la société d'avocats Schultze & Braun GmbH, située en Allemagne, dont elle est la gérante, a sollicité son inscription au barreau de Strasbourg, sous le titre, tout à la fois, d'avocate titulaire du certificat d'aptitude à la profession d'avocat français et de "Rechtsanwält", ainsi que l'inscription de sa société ; que l'arrêt attaqué (Colmar, 18 septembre 2006) a ordonné l'inscription de la société Schultze & Braun GmbH sur la liste spéciale du tableau du barreau de Strasbourg et l'inscription de Mme X... comme avocat français au même tableau, sur la liste spéciale du tableau comme avocate exerçant à titre permanent sous son titre professionnel d'origine et sur la liste spéciale du tableau comme avocate exerçant au sein et au nom de la société Schultze & Braun GmbH ;

Sur le deuxième moyen, pris en ses deux branches, qui est préalable :

Attendu que l'ordre des avocats de Strasbourg reproche à l'arrêt d'avoir ordonné l'inscription de la société Schultze & Braun GmbH en tant que Rechtsanwalt sur la liste spéciale du tableau du barreau de Strasbourg, alors, selon le moyen :

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1°/ que l'avocat voulant exercer dans un Etat membre autre que celui où il a acquis sa qualification professionnelle est tenu de s'inscrire auprès de l'autorité compétente de cet Etat membre ; que la procédure d'inscription est régie par le droit de l'Etat d'accueil ; que le droit français prévoit, s'agissant de l'inscription des sociétés d'exercice, que la demande en est formée collectivement par les associés ; que la cour d'appel qui a relevé que la demande d'inscription avait été présentée non pas par les associés de la future société mais par la société elle-même, représentée par son gérant, n'a pas tiré les conséquences de ses propres constatations en rejetant l'exception d'irrecevabilité de la demande d'inscription ; qu'elle aurait, ce faisant, violé les articles 3 de la directive 98/5/CEE, ensemble les articles 84 de la loi du 31 décembre 1971 et 4 du décret du 25 mars 1993 ;

2°/ que l'interdiction des pratiques restrictives, faisant obstacle ou limitant le droit d'établissement, implique seulement que le ressortissant communautaire doit bénéficier du même traitement que le ressortissant national, et doit être soumis aux mêmes formalités que les nationaux ; qu'en retenant que l'article 4 du décret du 25 mars 1993 prévoyant une demande présentée collectivement par l'ensemble des associés était contraire à la liberté d'établissement instituée par les articles 43 et 48 du Traité de l'Union, la cour d'appel aurait violé ces textes ;

Mais attendu que la cour d'appel relève que la société Schultze & Braun GmbH était déjà constituée et représentée par sa gérante ayant pouvoir pour ce faire ; que la disposition invoquée du décret du 25 mars 1993 ne s'applique qu'à une société en cours de constitution ; que par ce motif de pur droit substitué à ceux des juges du fond dans les conditions de l'article 1015 du code de procédure civile, l'arrêt se trouve légalement justifié ;

Sur le premier moyen, pris en ses trois branches

Attendu que l'ordre des avocats de Strasbourg reproche à l'arrêt d'avoir ordonné l'inscription de la société Schultze & Braun GmbH en tant que Rechtsanwalt sur la liste spéciale du tableau du barreau de Strasbourg, alors, selon le moyen : 1°/ que la directive 98/5/CEE visant à faciliter l'exercice permanent de la profession d'avocat dans un Etat membre autre que celui où la qualification a été acquise concerne les personnes physiques titulaires d'une telle qualification ; qu'elle s'adresse aux avocats exerçant « à titre indépendant » ou « salarié », mais pas aux sociétés d'exercice de la profession ; qu'en retenant qu'il découlait de la directive le droit pour la société Schultze & Braun GmbH, société d'exercice allemande, de s'inscrire au barreau de Strasbourg, quand ce droit n'est ouvert par la directive et l'article 87 de la loi du 31 décembre 1971 adopté pour sa transposition en droit interne, qu'au profit des personnes physiques, la cour d'appel aurait violé ces textes ;

2°/ que l'article 87 de la loi du 31 décembre 1971 dispose que, sous certaines conditions, l'avocat qui exerce sous son titre professionnel d'origine peut « exercer au sein ou au nom d'un groupement d'exercice régi par le droit de l'Etat membre où le titre a été acquis » ; que la directive précise en son article 11 que l'avocat exerçant sous son titre d'origine peut exercer en groupe, que ce soit au sein d'une succursale ou d'une agence de la structure à laquelle il appartient dans son Etat d'origine, soit d'une structure de l'Etat d'accueil ; qu'en déduisant du droit d'exercer en groupe le droit d'inscription du groupe en tant que tel au barreau, la cour d'appel aurait violé les articles 1 et 11 de la directive 98/5/CEE du 16 février 1998 ensemble l'article 87 de la loi du 31 décembre 1971 ;

3°/ qu'il résulte de l'article 43, alinéa 2, du Traité de l'Union européenne instituant le principe de la liberté d'établissement le droit pour tout ressortissant communautaire, y compris les sociétés, de s'établir dans tout Etat membre dans les mêmes conditions que les nationaux ; qu'il n'en résulte aucun droit pour une société à bénéficier d'une directive facilitant pour les personnes physiques l'exercice de la profession d'avocat, en leur permettant d'exercer sous leur titre d'origine ; qu'en retenant le contraire, la cour d'appel aurait violé, par fausse application, les articles 43 et 48 du Traité de l'Union ;

Mais attendu qu'une société constituée en conformité de la législation d'un Etat membre et ayant son siège statutaire à l'intérieur de la Communauté, que l'article 48 du Traité CE assimile à une personne physique ressortissante d'un Etat membre pour l'application des dispositions relatives au droit d'établissement, bénéficie du libre exercice de ce droit dans les conditions définies par la législation du pays d'établissement pour ses propres ressortissants ; qu'il en est ainsi d'une société d'avocats qui peut, en vertu des dispositions de l'article 87 de la loi du 31 décembre 1971 modifiée, transposant celles de l'article 11 de la directive 98/5/CE du 16 février 1998, être inscrite sur la liste spéciale du tableau d'un barreau français, comme peuvent l'être sur un tel tableau, selon le droit interne, les sociétés ou groupements d'avocats, dès lors qu'elle remplit les conditions relatives à la détention du capital social, à sa dénomination et aux titulaires des pouvoirs de direction, d'administration et de contrôle ; que la cour d'appel, qui a relevé que la société Schultze & Braun GmbH était une société à responsabilité limitée de droit allemand, constituée exclusivement d'avocats exerçant cette profession en Allemagne et reconnue comme telle par la Rechtsanwaltskammer de Freiburg, autorité professionnelle compétente, remplissant les conditions prévues par le nouvel article 87 de la loi du 31 décembre 1971, représentée par sa gérante, Mme X..., avocate inscrite au barreau de Strasbourg, et ayant créé en France une succursale, dans les locaux de deux avocats strasbourgeois, en a exactement déduit que cette société

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avait le droit d'exercer son activité par l'intermédiaire d'une succursale et, partant, en a, à bon droit, ordonné l'inscription sur la liste spéciale du barreau de Strasbourg ; que le moyen n'est fondé en aucune de ses branches ;

Sur le troisième moyen, tel qu'il figure au mémoire ampliatif et est annexé au présent arrêt :

Attendu qu'il est irrecevable en ce qu'il critique la disposition de l'arrêt qui ordonne l'inscription de Mme X..., contre laquelle le pourvoi n'a pas été dirigé ;

PAR CES MOTIFS :

REJETTE le pourvoi ;

Condamne l'ordre des avocats au barreau de Strasbourg et la conférence des bâtonniers aux dépens ;

Vu l'article 700 du code de procédure civile, rejette la demande de la société Schultze & Braun GmbH et de Mme X... ; Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, première chambre civile, et prononcé par le président en son audience publique du trois juillet deux mille huit.

Analyse

Publication : Bulletin 2008, I, n° 187 Décision attaquée : Cour d'appel de Colmar , du 18 septembre 2006

Titrages et résumés : AVOCAT - Barreau - Inscription au tableau - Procédure d'inscription - Demande d'inscription - Demande d'une société d'exercice libéral - Présentation - Présentation par le représentant légal de la société - Possibilité - Portée La disposition prévoyant que la demande d'inscription au barreau d'une société d'exercice libéral est présentée collectivement par les associés exerçant en son sein ne s'applique qu'à une société en cours de constitution. Il en résulte qu'une telle demande peut être valablement présentée par le représentant légal d'une société déjà régulièrement constituée AVOCAT - Barreau - Inscription au tableau - Conditions particulières - Ressortissant de l'Union européenne - Société d'avocats - Etablissement d'une succursale en France - Respect des conditions définies par la législation du pays d'établissement – Nécessité Une société constituée en conformité de la législation d'un Etat membre et ayant son siège statutaire à l'intérieur de la Communauté, assimilée par le Traité CE à une personne physique ressortissante d'un Etat membre pour l'application des dispositions relatives au droit d'établissement, bénéficie du libre exercice de ce droit dans les conditions définies par la législation du pays d'établissement pour ses propres ressortissants. Tel est le cas d'une société à responsabilité limitée de droit allemand, constituée exclusivement d'avocats exerçant cette profession en Allemagne et remplissant les conditions relatives à la détention du capital social, à sa dénomination et aux titulaires des pouvoirs de direction, d'administration et de contrôle, qui établit une succursale en France. Dès lors, une cour d'appel ordonne, à bon droit, l'inscription de cette succursale sur la liste spéciale du barreau du lieu d'établissement COMMUNAUTE EUROPEENNE - Liberté d'établissement des ressortissants - Bénéficiaire - Société - Etablissement d'une succursale en France - Conditions - Détermination - Applications diverses - Inscription au barreau d'une société d'avocats de droit allemand Textes appliqués :

o Sur le numéro 1 : article 4 du décret n° 93-492 du 25 mars 1993

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o Sur le numéro 2 : article 11 de la Directive 98/5/CE du Parlement européen et du Conseil du 16 février 1998 ; articles 43 et 48 du Traité de l'Union européenne ; article 87 de la loi n° 71-1130 du 31 décembre 1971 modifiée

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La liberté de réunion, de manifestation et d’association

Références

Conseil d'Etat statuant au contentieux N° 17413 17520 Publié au recueil Lebon M. Tissier, président M. Ingrand, rapporteur M. Michel, commissaire du gouvernement lecture du vendredi 19 mai 1933 REPUBLIQUE FRANCAISE AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS Vu les requêtes et les mémoires ampliatifs présentés pour le sieur Benjamin Y... , homme de lettres, demeurant ... et pour le Syndicat d'initiative de Nevers Nièvre représenté par son président en exercice, lesdites requêtes et lesdits mémoires enregistrés au Secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat les 28 avril, 5 mai et 16 décembre 1930 tendant à ce qu'il plaise au Conseil annuler deux arrêtés du maire de Nevers en date des 24 février et 11 mars 1930 interdisant une conférence littéraire ; Vu la requête présentée pour la Société des gens de lettres, représentée par son délégué général agissant au nom du Comité en exercice, tendant aux mêmes fins que les requêtes précédentes par les mêmes moyens ; Vu les lois des 30 juin 1881 et 28 mars 1907 ;

Vu la loi du 5 avril 1884 ; Vu les lois des 7-14 octobre 1790 et 24 mai 1872 ;

Considérant que les requêtes susvisées, dirigées contre deux arrêtés du maire de Nevers interdisant deux conférences, présentent à juger les mêmes questions ; qu'il y a lieu de les joindre pour y être statué par une seule décision ; En ce qui concerne l'intervention de la Société des gens de lettres : Considérant que la Société des gens de lettres a intérêt à l'annulation des arrêtés attaqués ; que, dès lors, son intervention est recevable ;

Sur la légalité des décisions attaquées : Considérant que, s'il incombe au maire, en vertu de l'article 97 de la loi du 5 avril 1884, de prendre les mesures qu'exige le maintien de l'ordre, il doit concilier l'exercice de ses pouvoirs avec le respect de la liberté de réunion garantie par les lois des 30 juin 1881 et 28 mars 1907 ;

Considérant que, pour interdire les conférences du sieur René X..., figurant au programme de galas littéraires organisés par le Syndicat d'initiative de Nevers, et qui présentaient toutes deux le caractère de conférences publiques, le maire s'est fondé sur ce que la venue du sieur René X... à Nevers était de nature à troubler l'ordre public ;

Considérant qu'il résulte de l'instruction que l'éventualité de troubles, alléguée par le maire de Nevers, ne présentait pas un degré de gravité tel qu'il n'ait pu, sans interdire la conférence, maintenir l'ordre en édictant les mesures de police qu'il lui appartenait de prendre ; que, dès lors, sans qu'il y ait lieu de statuer sur le moyen tiré du détournement de pouvoir, les requérants sont fondés à soutenir que les arrêtés attaqués sont entachés d'excès de pouvoir ;

DECIDE : Article 1er : L'intervention de la Société des Gens de Lettres est admise. Article 2 : Les arrêtés susvisés du maire de Nevers sont annulés. Article 3 : La ville de Nevers remboursera au sieur René X..., au Syndicat d'initiative de Nevers et à la Société des Gens de Lettres les frais de timbre par eux exposés s'élevant à 36 francs pour le sieur X... et le Syndicat d'initiative et à 14 francs 40 pour la Société des Gens de Lettres, ainsi que les frais de timbre de la présente décision. Article 4 : Expédition ... Intérieur.

Analyse

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Abstrats : 16-03-03 COMMUNE - POLICE MUNICIPALE - POLICE DES MANIFESTATIONS, REUNIONS ET SPECTACLES - Liberté de réunion - Conférences publiques - Interdiction non justifiée. 49 POLICE ADMINISTRATIVE - Liberté de réunion.

Résumé : 16-03-03, 49 Le maire doit concilier l'exercice de ses pouvoirs de police avec le respect de la liberté de réunion ; par suite, il ne saurait interdire une conférence publique susceptible de provoquer des troubles, alors que le maintien de l'ordre pouvait être assuré par des mesures de police.

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Références

Conseil constitutionnel vendredi 16 juillet 1971 - Décision N° 71-44 DC Loi complétant les dispositions des articles 5 et 7 de la loi du 1er juillet 1901 relative au contrat d'association Journal officiel du 18 juillet 1971, p. 7114 Le Conseil constitutionnel, Saisi le 1er juillet 1971 par le Président du Sénat, conformément aux dispositions de l'article 61 de la Constitution, du texte de la loi, délibérée par l'Assemblée nationale et le Sénat et adoptée par l'Assemblée nationale, complétant les dispositions des articles 5 et 7 de la loi du 1er juillet 1901 relative au contrat d'association ; Vu la Constitution et notamment son préambule ; Vu l'ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel, notamment le chapitre II du titre II de ladite ordonnance ; Vu la loi du 1er juillet 1901 relative au contrat d'association, modifiée ; Vu la loi du 10 janvier 1936 relative aux groupes de combat et milices privées ; 1. Considérant que la loi déférée à l'examen du Conseil constitutionnel a été soumise au vote des deux assemblées, dans le respect d'une des procédures prévues par la Constitution, au cours de la session du Parlement ouverte le 2 avril 1971 ; 2. Considérant qu'au nombre des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République et solennellement réaffirmés par le préambule de la Constitution il y a lieu de ranger le principe de la liberté d'association ; que ce principe est à la base des dispositions générales de la loi du 1er juillet 1901 relative au contrat d'association ; qu'en vertu de ce principe les associations se constituent librement et peuvent être rendues publiques sous la seule réserve du dépôt d'une déclaration préalable ; qu'ainsi, à l'exception des mesures susceptibles d'être prises à l'égard de catégories particulières d'associations, la constitution d'associations, alors même qu'elles paraîtraient entachées de nullité ou auraient un objet illicite, ne peut être soumise pour sa validité à l'intervention préalable de l'autorité administrative ou même de l'autorité judiciaire ; 3. Considérant que, si rien n'est changé en ce qui concerne la constitution même des associations non déclarées, les dispositions de l'article 3 de la loi dont le texte est, avant sa promulgation, soumis au Conseil constitutionnel pour examen de sa conformité à la Constitution, ont pour objet d'instituer une procédure d'après laquelle l'acquisition de la capacité juridique des associations déclarées pourra être subordonnée à un contrôle préalable par l'autorité judiciaire de leur conformité à la loi ; 4. Considérant, dès lors, qu'il y a lieu de déclarer non conformes à la Constitution les dispositions de l'article 3 de la loi soumise à l'examen du Conseil constitutionnel complétant l'article 7 de la loi du 1er juillet 1901, ainsi, par voie de conséquence, que la disposition de la dernière phrase de l'alinéa 2 de l'article 1er de la loi soumise au Conseil constitutionnel leur faisant référence ; 5. Considérant qu'il ne résulte ni du texte dont il s'agit, tel qu'il a été rédigé et adopté, ni des débats auxquels la discussion du projet de loi a donné lieu devant le Parlement, que les dispositions précitées soient inséparables de l'ensemble du texte de la loi soumise au Conseil ; 6. Considérant, enfin, que les autres dispositions de ce texte ne sont contraires à aucune disposition de la Constitution ; Décide : Article premier : Sont déclarées non conformes à la Constitution les dispositions de l'article 3 de la loi soumise à l'examen du Conseil constitutionnel complétant les dispositions de l'article 7 de la loi du 1er juillet 1901 ainsi que les dispositions de l'article 1er de la loi soumise au Conseil leur faisant référence. Article 2 : Les autres dispositions dudit texte de loi sont déclarées conformes à la Constitution. Article 3 : La présente décision sera publiée au Journal officiel de la République française.

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COUR (PLÉNIÈRE)

AFFAIRE YOUNG, JAMES ET WEBSTER c. ROYAUME-UNI

(Requête no 7601/76; 7806/77)

ARRÊT

STRASBOURG 13 août 1981

En l’affaire Young, James et Webster,

La Cour européenne des Droits de l’Homme, statuant en séance plénière par application de l’article 48 de son règlement et composée des juges dont le nom suit:

PROCEDURE

1. L’affaire Young, James et Webster a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l’Homme ("la Commission"). A son origine se trouvent deux requêtes dirigées contre le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord; trois ressortissants de cet État, MM. Ian McLean Young, Noël Henry James et Ronald Roger Webster, les avaient introduites en 1976 et 1977, en vertu de l’article 25 (art. 25) de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention"), devant la Commission qui en ordonna la jonction le 11 mai 1978.

2. La demande de la Commission a été déposée au greffe le 14 mai 1980, dans le délai de trois mois ouvert par les articles 32 par. 1 et 47 (art. 32-1, art. 47). Elle renvoie aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) ainsi qu’à la déclaration du Royaume-Uni reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46). Elle a pour objet d’obtenir une décision de celle-ci sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent ou non, de la part de l’État défendeur, un manquement aux obligations lui incombant aux termes des articles 9, 10, 11 et 13 de la Convention (art. 9, art. 10, art. 11, art. 13).

3. La Chambre de sept juges à constituer comprenait de plein droit Sir Gerald Fitzmaurice, juge élu de nationalité britannique (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. G. Balladore Pallieri, président de la Cour (article 21 par. 3 b) du règlement). Le 4 juin 1980, celui-ci a désigné par tirage au sort, en présence du greffier, les cinq autres membres à savoir M. G. Wiarda, M. J. Cremona, M. Thór Vilhjálmsson, M. R. Ryssdal et Mme D. Bindschedler-Robert (articles 43 in fine de la Convention et 21 par. 4 du règlement) (art. 43). Sir Vincent Evans a remplacé ultérieurement Sir Gerald Fitzmaurice (article 2 par. 3 du règlement).

4. M. Balladore Pallieri a assumé la présidence de la Chambre (article 21 par. 5 du règlement). Par l’intermédiaire du greffier, il a recueilli l’opinion de l’agent du gouvernement du Royaume-Uni ("le Gouvernement"), ainsi que celle des délégués de la Commission, au sujet de la procédure à suivre. Le 25 juin 1980, il a décidé que l’agent aurait jusqu’au 25 septembre pour présenter un mémoire et que les délégués pourraient y répondre par écrit dans les deux mois du jour où le greffier le leur aurait communiqué. Les 20 août, 24 octobre et 13 novembre, il a consenti à proroger le premier de ces délais jusqu’aux 25 octobre, 14 novembre et 5 décembre respectivement.

5. Le 25 novembre 1980, la Chambre a résolu, en vertu de l’article 48 du règlement, de se dessaisir avec effet immédiat au profit de la Cour plénière.

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6. Le mémoire du Gouvernement est parvenu au greffe le 5 décembre 1980. Le 4 février 1981, les délégués ont transmis à la Cour un mémoire qui leur avait été adressé au nom des requérants; ils ont précisé qu’ils se réservaient de formuler leurs propres observations lors des audiences.

Le 29 janvier, le président a chargé le greffier d’obtenir certains documents auprès de la Commission et du Gouvernement qui les ont produits les 4 et 19 février respectivement.

7. Le 10 février 1981, M. Wiarda, élu président de la Cour à la suite de la mort de M. Balladore Pallieri, a fixé au 3 mars la date d’ouverture de la procédure orale après avoir consulté agent du Gouvernement et délégués de la Commission par l’intermédiaire du greffier.

Le Gouvernement a déposé quelques pièces de plus le 27 février.

8. Le 3 mars la Cour a tenu, aussitôt avant le début des audiences, une réunion consacrée à leur préparation. A cette occasion elle a décidé d’office, en vertu de l’article 38 par. 1 du règlement, d’entendre un représentant du British Trades Union Congress (Confédération syndicale britannique), à titre d’information, sur certaines questions de fait (y compris le droit et la pratique anglais).

FAITS

12. MM. Young, James et Webster travaillaient à la Société des chemins de fer britanniques (British Railways Board, en abrégé "British Rail"). En 1975, elle conclut avec trois syndicats un accord de "closed shop" subordonnant désormais pareil emploi à l’affiliation à l’un de ces derniers. Faute de remplir cette condition, les requérants furent renvoyés en 1976. Ils se prétendent victimes de violations des articles 9, 10, 11 et 13 (art. 9, art. 10, art. 11, art. 13) de la Convention.

I. CONTEXTE GENERAL ET DROIT INTERNE

A. Les "closed shops" et les licenciements

Généralités

13. Pour l’essentiel, un closed shop est une entreprise ou un atelier dans lesquels, à la suite d’un accord ou arrangement entre un ou des syndicats et un ou des employeurs ou associations d’employeurs, les salariés d’une catégorie déterminée sont, en pratique, obligés d’appartenir ou adhérer à un syndicat désigné. La loi n’astreint pas les employeurs à recueillir directement le consentement ou avis de chaque salarié avant de donner effet à de tels accords ou arrangements. Ceux-ci varient beaucoup par leur forme et leur substance. On distingue souvent, notamment, entre "pre-entry" shop (le salarié doit s’affilier au syndicat avant son embauchage) et "post-entry" shop (il doit s’y inscrire après coup dans un délai raisonnable); le second type se rencontre plus couramment.

L’institution du closed shop existe depuis très longtemps au Royaume-Uni. Ces dernières années, les arrangements en la matière ont gagné en précision cependant qu’augmentait le nombre des travailleurs concernés (environ 5 millions en 1980, contre 3.750.000 dans les années 1960). Des études récentes portent à croire que dans bien des cas l’obligation d’adhérer à un syndicat désigné ne s’étend pas aux salariés non syndiqués déjà en fonctions.

Le droit en vigueur jusqu’à 1971

14. Jusqu’en 1971, la législation ne traitait pas explicitement de la pratique du closed shop. Néanmoins, depuis les années 1920 les tribunaux reconnaissaient la légitimité de l’objectif syndical consistant à promouvoir les intérêts des syndicats au point d’imposer le licenciement des non-syndiqués ou l’interdiction de les embaucher. Toutefois, au regard de la common law il y avait entente délictueuse (unlawful conspiracy) si en invoquant un closed shop à l’encontre de quelqu’un on allait au-delà de ce que les tribunaux regardaient comme la défense d’intérêts syndicaux authentiques (Huntley v. Thornton, All England Law Reports, 1957, vol. 1, p. 234; Morgan v. Fry, ibidem 1967, vol. 2, p. 386).

Dans son rapport de 1968, la Commission royale sur les syndicats et les associations patronales (Royal Commission on Trade Unions and Employers’ Associations), tout en écartant la possibilité de prohiber le closed shop, examina les garanties à

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ménager en faveur des personnes se trouvant en présence d’un closed shop. Ainsi, la majorité de ses membres estima qu’un salarié congédié pour avoir refusé d’adhérer à un syndicat après l’instauration d’un closed shop devrait obtenir gain de cause contre son employeur dans une action pour licenciement abusif s’il réussissait à prouver que son refus s’appuyait sur des motifs sérieux.

15. Avant 1971, les droits et obligations des parties à un contrat de travail obéissaient pour l’essentiel à la common law. Abstraction faite des licenciements justifiés sans préavis (justified summary dismissal), il était licite de congédier un salarié, même sans motif, moyennant le préavis requis. Un salarié renvoyé sans ce préavis avait un seul recours: réclamer en justice le montant de la rémunération qu’il aurait perçue pendant le délai de préavis; les tribunaux n’ordonnaient pas à l’employeur de le réembaucher. Ces principes valaient par exemple pour les licenciements causés par l’adhésion, ou le refus d’adhésion, d’un salarié à un syndicat.

La loi de 1971 sur les relations professionnelles

16. Depuis 1971, le parlement intervient davantage dans les domaines sous examen et les changements de majorité au pouvoir ont entraîné des modifications de la portée et du contenu de la législation en vigueur. La première mesure d’envergure consista dans la loi de 1971 sur les relations professionnelles (Industrial Relations Act), qui à deux égards transforma radicalement la situation résultant de la common law.

17. Tout d’abord, la loi de 1971 accorda aux salariés (sous réserve de certaines exceptions) le droit de ne pas être abusivement licenciés. Il devint illégal de renvoyer quelqu’un sans motif, même si on lui adressait le préavis nécessaire. Quiconque s’estimait congédié de manière abusive pouvait saisir un tribunal du travail (industrial tribunal); celui-ci pouvait lui allouer des dommages-intérêts, ou recommander son réengagement, sauf si le licenciement se fondait sur un ou plusieurs des motifs prévus dans la loi (inaptitude, mauvaise conduite, excédent de main-d’oeuvre, etc.) ou sur un autre motif grave, et s’il s’avérait que l’employeur avait agi raisonnablement en considérant ce ou ces motifs comme suffisants. La loi laissait intacts les droits que le salarié possédait en vertu de la common law, mais dans la pratique les titulaires du nouveau droit les ont peu invoqués.

18. En second lieu, la loi de 1971 introduisit des normes expresses destinées à rendre illicite le jeu de la plupart des closed shops. Non seulement elle frappa de nullité les accords de closed shop avant l’embauche, mais encore elle donna aux travailleurs, sous réserve de certaines exceptions, le droit de ne pas se syndiquer ou de refuser de s’inscrire à un syndicat déterminé. Dans le contexte des règles relatives aux licenciements abusifs et par contraste avec la situation en common law (paragraphe 15 in fine ci-dessus), elle précisa qu’il fallait considérer comme abusif un licenciement motivé par l’exercice de ce droit ou l’intention de l’exercer.

19. D’après un Livre vert sur les immunités syndicales (Trade Union Immunities), publié par le gouvernement britannique en janvier 1981, la loi de 1971 rencontra une forte résistance auprès des syndicats et nombre d’employeurs et de syndicats en tournèrent les clauses relatives au closed shop, lequel continua sans grand changement.

Le droit en vigueur à l’époque des événements qui ont donné naissance aux requêtes

20. La loi de 1974 sur les syndicats et les relations du travail (Trade Union and Labour Relations Act, en abrégé "la TULRA") abrogea celle de 1971. Celles de ses prescriptions qui s’appliquent en l’espèce sont entrées en vigueur le 16 septembre 1974.

21. L’abrogation de la loi de 1971 sur les relations professionnelles supprima l’interdiction des closed shops et le droit de ne pas se syndiquer. Cependant, la législation ne retrouva pas entièrement son état antérieur à 1971. En effet, la TULRA maintenait la protection contre les licenciements abusifs; un closed shop pouvant amener à priver de son emploi un individu qui ne voulait pas adhérer à un syndicat désigné, il fallait indiquer dans quelles conditions exactes on devait regarder comme non abusif (fair) un renvoi fondé sur ce motif. En conséquence, la TULRA

a) énumérait - par référence au concept, défini par elle, d’"accord sur l’appartenance syndicale" (union membership agreement) – les circonstances dans lesquelles une situation de closed shop était censée exister;

b) énonçait le principe que, dans une telle situation, il y avait lieu de réputer non abusif, aux fins de la législation en matière de licenciements abusifs, le renvoi d’un salarié pour refus de devenir membre d’un syndicat désigné;

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c) prévoyait, à titre d’exceptions, que pareil renvoi devait passer pour abusif si l’intéressé se refusait de bonne foi

(i) en raison de convictions religieuses, à s’affilier à un syndicat quelconque;

(ii) pour des motifs sérieux, à s’affilier à un syndicat déterminé.

22. La TULRA confirma aussi la loi de 1971 en tant que celle-ci avait habilité les tribunaux du travail à allouer une indemnité aux salariés congédiés de manière abusive. Toutefois, la loi de 1975 sur la protection de l’emploi (Employment Protection Act) remplaça plus tard le pouvoir de recommander le réengagement de tels salariés par celui, discrétionnaire, de prescrire leur réintégration ou réengagement dans certaines circonstances (notamment si cette solution paraissait "réalisable"). Elle ajoutait que si cet ordre n’était pas exécuté, l’intéressé devait recevoir l’indemnité habituelle pour licenciement abusif et, dans certains cas, une somme supplémentaire.

23. La TULRA fut remaniée sur divers points par la loi de 1976 portant amendement de la loi sur les syndicats et les relations du travail (Trade Union and Labour Relations (Amendment) Act, en abrégé "la loi d’amendement"), qui entra en vigueur le 25 mars 1976. Ainsi, la seconde des exceptions mentionnées au paragraphe 21 c) ci-dessus disparut, de sorte que l’action pour licenciement abusif demeura ouverte à ceux-là seuls qui invoquaient des objections authentiques d’ordre religieux. La loi d’amendement modifia en outre, dans le sens d’une plus grande souplesse, la notion d’"accord sur l’appartenance syndicale".

Évolution législative ultérieure

24. La loi de 1978 sur la protection de l’emploi (Employment Protection (Consolidation) Act) abrogea et reprit les dispositions existant alors en matière de licenciements abusifs.

Elle a été amendée à son tour, sans effet rétroactif, par la loi de 1980 sur l’emploi (Employment Act). Le principe reste que le renvoi d’un salarié pour refus de s’affilier à un syndicat désigné, dans une situation de closed shop, est réputé non abusif aux fins de la législation relative aux licenciements abusifs. Toutefois, cette règle souffre trois exceptions depuis le 15 août 1980; il faut considérer un tel renvoi comme abusif:

a) si pour des raisons de conscience, ou par autre conviction personnelle profonde, le salarié se refuse à s’inscrire à un syndicat, quelconque ou déterminé;

ou

b) s’il figurait, avant l’entrée en vigueur de l’accord ou arrangement de closed shop, dans la catégorie couverte par celui-ci et n’a pas appartenu à un syndicat conformément audit accord ou arrangement;

ou

c) dans le cas d’un accord ou arrangement de closed shop prenant effet après le 15 août 1980, si 80% au moins du personnel concerné ne l’ont pas approuvé par un vote ou si, malgré pareille approbation, le salarié n’a pas après le scrutin appartenu à un syndicat conformément audit accord ou amendement.

Un code de conduite (Code of Practice), adopté par le parlement et entré en vigueur le 17 décembre 1980, recommande notamment que les accords de closed shop protègent les droits individuels fondamentaux et soient appliqués avec souplesse et tolérance, dans le respect des intérêts des particuliers comme des syndicats et des employeurs. On peut l’invoquer à titre de preuve, mais il ne crée aucune obligation juridique.

25. Le Livre vert sur les immunités syndicales (paragraphe 19 ci-dessus) énumérait les arguments militant pour ou contre diverses propositions; le gouvernement y déclarait souhaiter s’entourer d’avis sur l’opportunité de nouvelles réformes législatives dans le domaine du closed shop et sur leurs perspectives de succès.

B. Autres données pertinentes concernant l’appartenance syndicale

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26. Depuis 1971, la loi protège le droit d’appartenir à un syndicat. Les dispositions applicables ont changé dans le détail au fil des ans, mais elles consistent en substance à reconnaître à un salarié un droit à indemnité si on le congédie ou pénalise pour être ou chercher à devenir membre d’un syndicat, ou pour concourir à ses activités, ou si on l’en dissuade ou empêche (loi de 1971 sur les relations professionnelles, article 5; TULRA, annexe 1, paragraphe 6 par. 4; loi de 1975 sur la protection de l’emploi, article 53; loi de 1978 sur la protection de l’emploi, articles 23 et 58).

27. A la fin de 1979, il y avait au Royaume-Uni 477 syndicats groupant 13,5 millions d’adhérents; en 1980, 108 syndicats comptant 12,1 millions d’inscrits étaient affiliés au Trades Union Congress.

Ce dernier adopta en 1939 une série de recommandations moralement obligatoires, les "principes de Bridlington", destinées à limiter les différends entre syndicats affiliés sur des questions d’appartenance et à en fixer les procédures de règlement. Sous leur forme actuelle, elles prévoient notamment que la double appartenance n’est pas valable sans l’accord des deux organisations intéressées.

28. La loi (amendée) de 1913 sur les syndicats (Trade Union Act) subordonne à certaines conditions l’utilisation par un syndicat de ses deniers dans différents buts politiques énumérés par elle en son article 3 par. 3, sans préjudice de la poursuite de tout autre objectif politique. Spécialement, les paiements opérés dans l’un de ces buts doivent être financés par un "fonds politique" distinct auquel tout adhérent a le droit d’être dispensé de cotiser. Une personne exemptée de la sorte ne doit subir aucun désavantage par rapport aux autres membres et l’admission au syndicat ne peut dépendre d’une contribution audit fonds.

II. BRITISH RAIL ET SON ACCORD DE CLOSED SHOP

29. En 1970, British Rail avait passé un accord de closed shop avec l’Union nationale des cheminots (National Union of Railwaymen, "NUR"), l’Association du personnel des transports (Transport Salaried Staff’s Association, "TSSA") et l’Association des mécaniciens et chauffeurs de locomotive (Associated Society of Locomotive Engineers and Firemen, "ASLEF"), mais à la suite de la promulgation de la loi de 1971 sur les relations professionnelles (paragraphe 18 ci-dessus) il ne fut pas mis en vigueur.

La question rebondit en juillet 1975 lorsque British Rail en conclut un autre avec les mêmes syndicats. Il prévoyait qu’à compter du 1er août 1975 la qualité d’adhérent de l’un de ces syndicats constituerait une condition d’emploi pour le personnel de certaines catégories - dont les requérants - et que les termes de l’accord se trouveraient incorporés et intégrés à chaque contrat de travail. Lors de leur engagement, on avait apparemment délivré à MM. Young, James et Webster, comme à d’autres employés de British Rail, une déclaration écrite d’après laquelle s’appliqueraient à eux les règles et conditions d’emploi pouvant être arrêtées de temps en temps, pour les salariés de leur catégorie, en vertu du système de négociation existant entre leur employeur et tout syndicat ou autre organisation.

La condition d’appartenance ne valait pas pour "un salarié en fonctions se refusant de bonne foi, en raison de convictions religieuses, à s’affilier à un syndicat quelconque ou, pour des motifs sérieux, à s’affilier à un syndicat déterminé". En outre, l’accord fixait la procédure à suivre pour solliciter une dispense à ce titre et disposait que l’examen des demandes incomberait à des représentants de l’employeur et des syndicats.

30. En juillet-août 1975 furent affichés dans les locaux de British Rail, y compris ceux où travaillaient les requérants, des avis signalant au personnel l’accord conclu avec les syndicats et le changement apporté aux conditions d’emploi.

En septembre 1975, un second avis annonça que l’on était convenu de réserver la possibilité de dispense pour raisons d’ordre religieux au cas d’une église interdisant expressément à ses fidèles de se syndiquer. Il ajoutait que la limitation de cette possibilité à de telles raisons dépendait du vote, par le parlement, du projet de loi tendant à modifier la TULRA et que le personnel serait tenu au courant. Ainsi que l’indique le paragraphe 23 ci-dessus, la loi d’amendement entra en vigueur le 25 mars 1976.

A cette même date prit effet un nouvel accord entre British Rail et les trois syndicats de cheminots. Il reproduisait le texte de celui de juillet 1975 sauf les mots "ou, pour des motifs sérieux, à s’affilier à un syndicat déterminé" (paragraphe 29 ci-dessus).

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31. Les requérants et le représentant du Trades Union Congress ont informé la Cour que la NUR, la TSSA et l’ASLEF étaient en 1975 les seuls syndicats à déployer une activité dans ceux des secteurs des transports ferroviaires où travaillent MM. Young, James et Webster. Selon le Gouvernement, d’autres syndicats y comptaient des membres mais sans chercher à en recruter.

Il s’avère qu’avant la conclusion de l’accord de closed shop de 1975, de 6 à 8.000 salariés de British Rail, sur un total de 250.000, n’appartenaient pas encore à l’un des syndicats désignés. Pour finir, 54 personnes furent congédiées pour refus d’affiliation.

32. Les requérants ne remplissaient pas les conditions nécessaires pour adhérer à l’ASLEF. Quant à la NUR et à la TSSA, les candidats à l’admission devaient signer un formulaire de demande où figurait, à l’époque, l’engagement de se conformer aux statuts du syndicat et d’en promouvoir loyalement les objectifs (NUR) ou de s’efforcer de son mieux d’en promouvoir les intérêts et objectifs (TSSA).

Les buts déclarés de la NUR comprenaient les suivants:

"(...) assurer la syndicalisation complète des travailleurs employés par tout conseil, société ou autorité spécialisés au Royaume-Uni dans les transports par chemins de fer, d’autres formes de transport et les services annexes; améliorer la situation et protéger les intérêts de ses membres; (...) promouvoir, quand et dans la mesure où ce sera un objectif légal pour un syndicat, les intérêts de ses membres par une représentation au parlement et dans les pouvoirs locaux, et utiliser le fonds politique de l’Union pour obtenir pareille représentation. Oeuvrer au remplacement du capitalisme par un ordre socialiste (...). Donner des subventions et collaborer à la direction de tout établissement ou institution ayant pour but d’éduquer et former des syndicalistes aux sciences sociales, et de participer à la vie politique et professionnelle du mouvement syndical (...)."

De son côté, de la TSSA se proposait notamment:

"a) De regrouper l’ensemble des employés de bureau, des cadres, du personnel administratif, des spécialistes et des techniciens de tous les services des entreprises britanniques et irlandaises de chemins de fer, des agences de camionnage et des entreprises associées ou autres au sens de l’article 2.

b) D’améliorer la situation et protéger les intérêts de ses membres

g) De créer un ou plusieurs fonds, dont le fonds politique visé aux articles 45 et 46

i) D’obtenir, ou aider à obtenir, une réglementation et une application plus efficace des lois existantes de nature à se répercuter sur le confort général et matériel de ses membres et des autres travailleurs.

j) De fournir un concours financier et prêter de l’argent, avec ou sans intérêt ou contrepartie équivalente, à toute organisation (constituée ou non en société) si la Commission exécutive le juge souhaitable dans l’intérêt de l’Association ou pour la réalisation des objectifs de celle-ci, et dans la mesure où la législation en vigueur le permettra.

Les deux syndicats englobaient aussi parmi leurs buts la réalisation des objectifs politiques prévus à l’article 3 de la loi de 1913 sur les syndicats et leurs statuts renfermaient des clauses reflétant les exigences de celle-ci en matière de fonds politique (paragraphe 28 ci-dessus). Dans le cas de la TSSA, on ne pouvait puiser dans son fonds politique que si le bénéficiaire appartenait en personne au parti travailliste ou si le versement tendait à soutenir la politique de ce dernier; quant à ses fonds généraux, ils pouvaient servir à financer la poursuite de fins politique autres que celles énumérées dans ladite loi.

III. FAITS PROPRES A CHACUN DES REQUERANTS

A. M. Young

33. Né en 1953, M. Young fut embauché par British Rail en 1972.

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34. En septembre 1975, il rencontra son chef de service et un représentant de la TSSA. Ils l’informèrent de l’accord de closed shop - qui avait pour effet de l’obliger à s’affilier, en sa qualité d’employé de bureau, à la TSSA ou à la NUR - et des deux causes de dispense admises à l’époque (paragraphe 29 ci-dessus).

Le requérant se refusait, mais sans invoquer des motifs d’ordre religieux, à s’inscrire à un syndicat et notamment à la TSSA ou à la NUR. L’appartenance à un syndicat, pensait-il, relevait d’un choix personnel fondé sur la conscience et les convictions politiques de chacun. Ses raisons de ne pas vouloir adhérer à la TSSA – elles valaient aussi, selon lui, pour la NUR - peuvent se résumer ainsi:

a) il ne souscrivait pas aux opinions politiques de la TSSA;

b) de l’argent du principal fonds syndical servait à éditer une revue mensuelle prévenue en faveur du parti travailliste et le requérant n’avait pas reçu assez d’assurances que ce fonds n’était pas utilisé à d’autres fins politiques;

c) il reprochait à la TSSA de prôner les nationalisations et d’arracher des hausses inflationnistes de salaires; il se refusait en outre à devoir participer à des grèves, lesquelles, dans le cas d’un secteur clé, constituaient selon lui un chantage collectif envers le pays tout entier;

d) en cherchant à imposer un closed shop, la TSSA montrait qu’elle ne tolérait pas l’expression de la liberté individuelle et elle acquérait une mainmise inacceptable sur le recrutement et les licenciements.

35. Le 17 octobre 1975, M. Young sollicita par écrit une dispense. Le 30 avril 1976 - donc après l’entrée en vigueur, le 25 mars 1976, de la loi d’amendement (paragraphe 23 ci-dessus) -, on lui annonça par lettre que l’examen de sa demande aurait lieu le 5 mai. A cette date, il comparut devant une commission de recours composée de trois personnes représentant respectivement British Rail, la TSSA et la NUR.

Par une lettre du 27 mai, British Rail l’avisa du rejet de sa demande et lui notifia son licenciement à compter de l’échéance, le 26 juin 1976, du délai d’un mois fixé par son contrat.

B. M. James

36. Né en 1928, M. James fut embauché le 27 mars 1974, comme chef d’équipe, par British Rail qui l’avait déjà employé pendant deux périodes de quelques années.

37. Le 16 octobre 1975, il rencontra son supérieur hiérarchique direct et un représentant de la NUR. Ils l’informèrent qu’à la suite de l’accord de closed shop il devait s’inscrire à la NUR et qu’en sa qualité d’homme de manoeuvre il ne remplissait pas les conditions d’entrée dans un autre syndicat. Bien que prêt à rallier la NUR – de fait, il y avait appartenu jadis -, il doutait de l’utilité de s’y affilier et croyait à la liberté de choix. Il ajourna sa décision définitive dans l’attente d’éclaircissements sur un point soulevé auprès de la NUR par l’un de ses collègues, travaillant le même nombre d’heures que lui, au sujet d’une différence apparente entre leurs salaires respectifs. Avant de solliciter son admission, il souhaitait connaître la réponse de la NUR pour voir comment celui-ci s’occupait des problèmes des membres. En définitive, il estima que le syndicat n’avait pas examiné la question et expliqué sa conclusion de manière satisfaisante, ni veillé convenablement aux intérêts dudit collègue; aussi ne souhaitait-il pas y adhérer.

38. Par une lettre du 18 décembre 1975, le requérant annonça qu’il refusait de s’inscrire à la NUR car elle n’avait pas répondu à sa propre demande de précisions sur les horaires de service.

Le 23 février 1976 lui parvint un avis de licenciement aux termes duquel on n’aurait plus besoin de lui à partir du 5 avril, dès lors qu’il n’avait pas respecté l’accord de juillet 1975.

39. Le 8 avril 1976, M. James saisit d’une plainte pour congédiement abusif un tribunal du travail devant lequel il comparut le 18 juin. Cette juridiction le débouta par un jugement dont il reçut une copie le 6 juillet. Elle releva d’abord qu’il n’avait jamais réclamé une dispense d’affiliation selon la procédure fixée par l’accord de closed shop; elle ajouta que comme il n’avait à aucun moment invoqué des motifs d’ordre religieux à l’appui de son refus d’adhérer à la NUR, il fallait constater le caractère non abusif du renvoi eu égard au paragraphe 6, alinéa 5, de l’annexe I à la TULRA (modifié par la loi d’amendement).

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C. M. Webster

40. Né en 1914, M. Webster entra à British Rail le 18 mars 1958.

41. A L’époque de la conclusion de l’accord de 1970 (paragraphe 29 ci-dessus), le requérant avait refusé de se syndiquer; il en avait exposé les motifs dans une lettre au responsable des services administratifs. Toutefois, comme cet accord ne prit pas effet on ne l’invita pas à comparaître devant la commission de recours à laquelle il avait accepté de présenter son cas.

42. Vers septembre 1975, il rencontra son supérieur hiérarchique immédiat et le délégué local de la TSSA. Ils l’informèrent de l’accord de closed shop - qui avait pour conséquence de l’obliger, en sa qualité d’employé de bureau, à s’affilier à la TSSA ou à la NUR – et des deux causes de dispense existant alors (paragraphe 29 ci-dessus).

43. M. Webster rejetait d’idée de s’inscrire à un syndicat. Parmi ses raisons - également valables, selon lui, pour la TSSA et la NUR - figuraient les suivantes:

a) il s’opposait au mouvement syndical tel qu’il fonctionnait à l’époque car celui-ci semblait manquer de représentativité, exercer une influence néfaste dans les domaines économique, professionnel et social - en particulier par des revendications collectives injustifiées de salaires - et ne pas agir au mieux des intérêts des travailleurs ni du pays en général; il trouvait en outre extrêmement choquant de devoir participer à une grève qui léserait le public ou d’autres travailleurs;

b) selon lui, chacun devait jouir de la liberté de choix en matière d’affiliation à un syndicat et pouvoir exprimer ses opinions ou convictions et s’y tenir sans risquer de perdre ses moyens d’existence par le jeu de la pratique du closed shop, pratique inapte à remédier aux insuffisances inhérentes au système syndical.

44. Le 29 octobre 1975, M. Webster écrivit à son supérieur afin de lui exposer des doutes qu’il éprouvait sur la voie à suivre pour réclamer une dispense, et de le consulter sur certains points. Il déclarait qu’il souhaitait solliciter une dispense pour raisons de conscience (non spécifiquement religieuses); il demandait aussi que l’on regardât comme base de son dossier, si c’était encore possible, la thèse défendue par lui en 1970, bien que, indiquait-il, il désirât présenter à nouveau une défense complète et détaillée. Il ajoutait qu’il s’opposait au mouvement syndical "tel qu’il fonctionne aujourd’hui". Le 2 avril 1976 - donc après l’entrée en vigueur, le 25 mars 1976, de la loi d’amendement (paragraphe 23 ci-dessus) -, on lui annonça par lettre que quatre jours plus tard des représentants de British Rail et des syndicats examineraient son cas conformément à la procédure exigée par l’accord de 1975. Le requérant réclama un délai supplémentaire de deux semaines pour avoir le temps de préparer des arguments écrits. Le 28 avril, alors que lui était parvenue par l’intermédiaire de ses solicitors la réponse à quelques-unes seulement des questions de sa lettre du mois d’octobre, il fut convoqué à une audience pour le 6 mai. A cette date, il comparut devant une commission de recours composée de trois personnes représentant respectivement British Rail, la TSSA et la NUR.

Le 3 juin 1976, M. Webster reçut un avis de licenciement lui notifiant le rejet de sa demande et l’avertissant que son contrat de travail prendrait fin le 28 août.

PROCEDURE DEVANT LA COMMISSION

45. MM. Young et James ont saisi la Commission le 26 juillet 1976, M. Webster le 18 février 1977; ils formulaient des griefs identiques en s’appuyant sur les articles 9, 10, 11 et 13 (art. 9, art. 10, art. 11, art. 13) de la Convention. Ils alléguaient que l’application de la TULRA et de la loi d’amendement, autorisant leur renvoi malgré le caractère raisonnable de leurs motifs de refuser d’adhérer à un syndicat, avait porté atteinte à leurs libertés de pensée, de conscience, d’expression et d’association. Ils se plaignaient en outre de l’absence de recours efficaces.

46. La Commission a déclaré recevables la requête de MM. Young et James le 11 juillet 1977, celle de M. Webster le 3 mars 1978.

Dans son rapport du 14 décembre 1979 (article 31 de la Convention) (art. 31), elle conclut

- par quatorze voix contre trois, qu’il y a eu violation de l’article 11 (art. 11) ;

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- qu’il n’est pas nécessaire d’examiner séparément les questions se posant sous l’angle des articles 9 et 10 (art. 9, art. 10);

- par huit voix contre deux, avec deux abstentions, qu’il n’y a pas eu de surcroît violation de l’article 13 (art. 13).

Le rapport contient quatre opinions séparées.

CONCLUSIONS PRESENTEES A LA COUR

47. À l’audience du 4 mars 1981, le Gouvernement a confirmé les conclusions figurant dans son mémoire. Elles consistent à demander à la Cour de bien vouloir:

"1) Quant à l’article 11 (art. 11)

(i) décider et déclarer que les faits constatés ne révèlent pas, de la part du Royaume-Uni, une violation des obligations lui incombant aux termes de l’article 11 (art. 11);

en ordre subsidiaire, si cette demande (i) devait être rejetée,

(ii) décider et déclarer que l’éventuelle responsabilité du Royaume-Uni au regard de la Convention quant à la résiliation des contrats de travail des trois requérants se trouve exclusivement engagée du chef de la promulgation des lois de 1974 et 1976, et non pour le motif que British Rail serait un organe de l’État ou qu’il faudrait considérer le gouvernement du Royaume-Uni comme l’employeur de British Rail ou des requérants.

2) Quant aux articles 9 et 10 (art. 9, art. 10)

(i) décider et déclarer que les dispositions des articles 9 et 10 (art. 9, art. 10) de la Convention ne s’appliquent pas en l’espèce;

en ordre subsidiaire, si cette demande (i) devait être rejetée,

(ii) décider et déclarer que les faits constatés ne révèlent pas, de la part du Royaume-Uni, une violation des obligations lui incombant aux termes des articles 9 et 10 (art. 9, art. 10) de la Convention.

3) Quant à l’article 13 (art. 13)

(i) décider et déclarer que l’article 13 (art. 13) de la Convention ne s’applique pas en l’espèce, aucun droit ou liberté reconnu dans la Convention n’ayant été mis en cause ou atteint par le licenciement des requérants;

en ordre subsidiaire,

(ii) décider et déclarer que les faits constatés ne révèlent pas de la part du Royaume-Uni, outre une éventuelle violation de l’article 11 (art. 11) de la Convention, une violation des obligations lui incombant aux termes de l’article 13 (art. 13) de la Convention."

EN DROIT

I. QUESTION PRELIMINAIRE: RESPONSABILITE DE L’ÉTAT DEFENDEUR

48. D’après MM. Young, James et Webster, le traitement qu’ils ont subi a enfreint les articles 9, 10 et 11 (art. 9, art. 10, art. 11) de la Convention, en particulier combinés entre eux, ainsi que l’article 13 (art. 13). Avant d’examiner le fond du problème, il faut rechercher si la responsabilité de l’État défendeur, le Royaume-Uni, entre en jeu.

124

Le Gouvernement concède qu’il en serait ainsi, du chef de la promulgation de la TULRA et de la loi d’amendement, au cas où la Cour verrait dans la résiliation du contrat de travail des requérants une atteinte, pouvant à juste titre passer pour une conséquence directe de ces deux lois, aux droits garantis par l’article 11 (art. 11).

La Commission adopte une position analogue dans son rapport.

49. Selon l’article 1 (art. 1), chaque État contractant reconnaît "à toute personne relevant de [sa] juridiction les droits et libertés définis [dans] la [...] Convention"; partant, quand la violation de l’un d’eux dérive d’un manquement du législateur national à cette obligation, la responsabilité en incombe à l’État. Or si la cause immédiate des événements d’où a surgi l’affaire réside dans l’accord de 1975 entre British Rail et les syndicats de cheminots, c’est le droit interne en vigueur à l’époque qui a rendu licite le traitement dont se plaignent les intéressés. La responsabilité de l’État défendeur pour toute infraction à la Convention qui en aurait découlé se trouve donc engagée sur cette base; il n’y a pas lieu de déterminer si elle l’est aussi, comme le soutiennent les requérants, en raison de la qualité d’employeur qu’aurait l’État ou du contrôle exercé par lui sur British Rail.

II. SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L’ARTICLE 11 (art. 11)

50. Les principales questions en litige concernent l’article 11 (art. 11), ainsi libellé:

"1. Toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association, y compris le droit de fonder avec d’autres des syndicats et de s’affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts.

2. L’exercice de ces droits ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. Le présent article (art. 11) n’interdit pas que des restrictions légitimes soient imposées à l’exercice de ces droits par les membres des forces armées, de la police ou de l’administration de l’État."

1. Sur l’existence d’une atteinte à un droit relevant de l’article 11 (art. 11)

51. Les thèses plaidées devant la Cour ont porté dans une large mesure sur le point de savoir si l’article 11 (art. 11) garantit non seulement la liberté "positive" d’association, y compris le droit de fonder des syndicats ou de s’y affilier, mais aussi, de manière implicite, un "droit négatif" de ne pas être obligé d’adhérer à une association ou un syndicat.

Tandis que la majorité de la Commission déclare ne pas estimer nécessaire de se prononcer à ce sujet, les requérants affirment que le texte sous-entend clairement un "droit négatif". Quant au Gouvernement, pour qui la conclusion de la Commission reconnaît en réalité pareil droit au moins dans certaines limites, l’article 11 (art. 11) n’accorde ni ne protège d’après lui aucun droit de ne pas se voir forcé de devenir membre d’une association. Ce droit aurait été à dessein écarté de la Convention; le passage suivant des travaux préparatoires le montrerait:

"En raison des difficultés que pourrait poser, à cet égard, le système du "closed shop", introduit dans certains pays, la Conférence a jugé inopportun d’introduire dans la Convention la règle d’après laquelle "nul ne peut être obligé de faire partie d’une association", figurant [à l’article 20 par. 2 de] la Déclaration Universelle des Nations Unies." (rapport de la Conférence de hauts fonctionnaires, 19 juin 1950, Recueil des travaux préparatoires, vol. IV, p. 263)

52. La Cour ne croit pas indispensable de répondre ici à la question.

Elle rappelle cependant que le droit de fonder des syndicats et de s’y affilier constitue un aspect particulier de la liberté d’association (arrêt Syndicat national de la police belge, du 27 octobre 1975, série A no 19, p. 17, par. 38); elle ajoute qu’une certaine liberté de choix quant à l’exercice d’une liberté est inhérente à la notion de celle-ci.

Quand bien même, pour les motifs donnés dans l’extrait précité des travaux préparatoires, une règle générale semblable à celle de l’article 20 par. 2 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme aurait été omise à dessein dans la Convention, et ne pourrait donc être réputée consacrée en soi par celle-ci, il n’en résulterait pas que l’aspect négatif de la liberté d’association de chacun sorte complètement du domaine de l’article 11 (art. 11), ni que contraindre à s’inscrire à un syndicat déterminé cadre toujours avec l’esprit de cette disposition. A interpréter l’article 11 (art. 11) comme autorisant

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n’importe quelle sorte de coercition en matière d’appartenance syndicale, on toucherait à la substance même de la liberté qu’il entend garantir (voir, mutatis mutandis, l’arrêt du 23 juillet 1968 sur le fond de l’affaire "linguistique belge", série A no 6, p. 32, par. 5, l’arrêt Golder du 21 février 1975, série A no 18, p. 19, par. 38, et l’arrêt Winterwerp du 24 octobre 1979, série A no 33, p. 24, par. 60).

53. La Cour souligne une fois de plus que dans une cause issue d’une requête individuelle, il lui faut se borner autant que possible, sans oublier le contexte général, à examiner les problèmes soulevés par le cas concret dont on l’a saisie (voir, p. ex., l’arrêt Guzzardi du 6 novembre 1980, série A no 39, pp. 31-32, par. 88). Partant, il ne lui incombe pas en l’occurrence d’apprécier au regard de la Convention le système du closed shop en tant que tel, ni d’exprimer une opinion sur toute répercussion ou forme de contrainte à laquelle il peut aboutir; elle n’en étudie que les incidences sur les requérants.

54. A la suite de l’accord de 1975 (paragraphe 29 ci-dessus), ces derniers se trouvèrent devant un dilemme: soit adhérer à la NUR dans le cas de M. James, à la TSSA ou à la NUR dans celui de MM. Young et Webster, soit perdre un emploi non subordonné, lors de leur embauchage, à une affiliation syndicale et que deux d’entre eux occupaient depuis plusieurs années. Chacun d’eux considéra la condition d’appartenance introduite par l’accord comme un empiètement sur la liberté d’association à laquelle il pensait avoir droit; à quoi s’ajoutaient, pour MM. Young et Webster, des objections contre les pratiques et activités syndicales et de surcroît, chez le premier, contre les orientations politiques des syndicats en question (paragraphes 34, 37 et 43 ci-dessus). Leur refus de céder à ce qu’ils tenaient pour une pression injustifiée leur valut de recevoir des avis de licenciement. Aux termes de la législation en vigueur à l’époque (paragraphes 17 et 20-23 ci-dessus), leur renvoi était "non abusif" et ne pouvait donc fonder une demande en dommages-intérêts, sans parler de réintégration ou de réengagement.

55. Pareille situation va sans nul doute à l’encontre du concept de liberté d’association au sens négatif.

A supposer que l’article 11 (art. 11) ne garantisse pas l’élément négatif de cette liberté à l’égal de l’élément positif, contraindre quelqu’un à s’inscrire à un syndicat déterminé peut ne pas se heurter toujours à la Convention.

Cependant, une menace de renvoi impliquant la perte de ses moyens d’existence constitue une forme très grave de contrainte; en l’espèce, elle pesait sur des personnes engagées par British Rail avant l’introduction de toute obligation de s’affilier à un syndicat donné.

La Cour estime que dans les circonstances de la cause pareil type de contrainte touche à la substance même de la liberté d’association telle que la consacre l’article 11 (art. 11). Pour cette raison déjà, il y a eu atteinte à cette liberté dans le chef de chacun des trois intéressés.

56. Un autre aspect de l’affaire a trait à la limitation du choix des syndicats auxquels les requérants pouvaient adhérer de leur plein gré. Un individu ne jouit pas du droit à la liberté d’association si la liberté d’action ou de choix qui lui reste se révèle inexistante, ou réduite au point de n’offrir aucune utilité (voir, mutatis mutandis, l’arrêt Airey du 9 octobre 1979, série A no 32, p. 12, par. 24).

Selon le Gouvernement, non seulement la législation applicable (paragraphe 26 ci-dessus) ne restreint pas la liberté d’action ou de choix en la matière, mais elle la protège en termes exprès; en particulier, il eût été loisible aux intéressés de créer ou rallier un syndicat en sus de l’un des syndicats désignés. Quant à eux, ils prétendent qu’il n’en allait pas ainsi en pratique parce que l’accord de British Rail avec les syndicats de cheminots et les principes de Bridlington (paragraphe 27 ci-dessus) auraient empêché semblable initiative; à les en croire, une tentative d’affiliation à une organisation concurrente ou de participation à ses activités eût entraîné leur exclusion de l’un des syndicats désignés. Le Gouvernement conteste ces affirmations.

Quoi qu’il en soit, la liberté d’action ou de choix que les requérants pouvaient garder à cet égard ne change rien à la contrainte subie par eux car de toute manière on les aurait congédiés s’ils ne s’étaient pas inscrits à l’un des syndicats en question.

57. En outre l’article 11 (art. 11), malgré son rôle autonome et la spécificité de sa sphère d’application, doit en l’espèce s’envisager aussi à la lumière des articles 9 et 10 (art. 9, art. 10) (voir, mutatis mutandis, l’arrêt Kjeldsen, Busk Madsen et Pedersen du 7 décembre 1976, série A no 23, p. 26, par. 52).

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MM. Young et Webster avaient des objections contre les pratiques et activités syndicales ainsi que, pour le premier, contre les orientations politiques de la TSSA et de la NUR (paragraphes 34 et 43 ci-dessus). Celles de M. James revêtaient un caractère différent, mais il attachait également du prix à la liberté de choix et avait abouti à la conclusion qu’appartenir à la NUR ne présenterait pas d’avantages pour lui (paragraphe 37 ci-dessus).

La protection des opinions personnelles offerte par les articles 9 et 10 (art. 9, art. 10) sous la forme de la liberté de pensée, de conscience et de religion comme de la liberté d’expression compte de surcroît parmi les objectifs de la garantie de la liberté d’association par l’article 11 (art. 11). Touche donc à la substance même de cet article (art. 11) l’exercice de pressions, du genre de celles infligées aux intéressés, visant à forcer quelqu’un à adhérer à une association contrairement à ses convictions.

A cet égard encore, le traitement incriminé - en tout cas celui de MM. Young et Webster - a porté atteinte aux droits consacrés par l’article 11 (art. 11).

2. Sur l’existence d’une justification de l’atteinte constatée par la Cour

58. Le Gouvernement déclare que si la Cour constatait une atteinte à un droit garanti par le paragraphe 1 des articles 9, 10 ou 11 (art. 9-1, art. 10-1, art. 11-1), il ne chercherait pas à plaider que celle-ci se justifiait au regard du paragraphe 2.

La Cour a néanmoins résolu d’examiner la question d’office, certaines considérations pertinentes en la matière se dégageant des pièces du dossier.

59. Pour se concilier avec le paragraphe 2, une ingérence dans l’exercice d’un droit protégé par l’article 11 (art. 11) doit être "prévue par la loi", inspirée par un ou des buts légitimes d’après ce paragraphe et "nécessaire, dans une société démocratique", à la poursuite de ce ou ces buts (voir, mutatis mutandis, l’arrêt Sunday Times du 26 avril 1979, série A no 30, p. 29, par. 45).

60. D’après les requérants, les restrictions dont ils se plaignent ne remplissaient aucune de ces trois conditions.

La Cour n’estime pas indispensable de se prononcer sur les respect des deux premières, dont les comparants n’on pas discuté à fond devant elle. Elle part de l’hypothèse que l’ingérence était "prévue par la loi", au sens de la Convention (arrêt Sunday Times précité, pp. 30-31, par. 46-49), et tendait notamment "à la protection des droits et libertés d’autrui", la seule des fins énumérées au paragraphe 2 à pouvoir entrer en ligne de compte.

61. A propos de ce dernier point, on a signalé à l’attention de la Cour une série d’avantages qui découleraient du système du closed shop en général: ainsi, il favoriserait des négociations collectives ordonnées, assurerait une plus grande stabilité dans les relations professionnelles, empêcherait la prolifération des syndicats et l’anarchie syndicale qu’elle entraînerait, contrebalancerait l’inégalité de puissance des partenaires sociaux, répondrait au besoin de certains employeurs de traiter avec un organisme pleinement représentatif de la main-d’oeuvre, exaucerait le voeu de certains syndicalistes désireux de ne pas travailler aux côtés de non-syndiqués et garantirait que les activités syndicales ne profitent pas à qui n’y contribue pas de ses deniers.

La Cour sortirait de son rôle si elle appréciait en l’espèce la valeur de ces arguments, puisque le système du closed shop ne se trouve pas en cause comme tel (paragraphe 53 ci-dessus).

62. Il importe en revanche de contrôler la "nécessité" de l’atteinte incriminée: "dans une société démocratique", la poursuite des objectifs des syndicats parties à l’accord de 1975 avec British Rail exigeait-elle de rendre licite le renvoi des requérants, embauchés à un moment où leur engagement ne dépendait pas d’une affiliation syndicale?

63. Dans son arrêt Handyside du 7 décembre 1976 (série A no 24), la Cour a énoncé plusieurs principes à observer pour évaluer la "nécessité" d’une mesure donnée.

Tout d’abord, "nécessaire" n’a pas dans ce contexte la souplesse de termes tels qu’"utile" ou "opportun" (p. 22, par. 48). Que l’accord de closed shop conclu par British Rail ait pu d’une manière générale présenter des avantages ne prouve donc pas en soi la nécessité de l’ingérence attaquée.

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En outre, pluralisme, tolérance et esprit d’ouverture caractérisent une "société démocratique" (p. 23, par. 49). Bien qu’il faille parfois subordonner les intérêts d’individus à ceux d’un groupe, la démocratie ne se ramène pas à la suprématie constante de l’opinion d’une majorité; elle commande un équilibre qui assure aux minorités un juste traitement et qui évite tout abus d’une position dominante. Partant, pour trancher le problème soumis à la Cour il ne suffit pas non plus de noter que très peu de leurs collègues ont adopté l’attitude des requérants.

Troisièmement, une restriction à un droit que consacre la Convention doit être proportionnée au but légitime poursuivi (p. 23, par. 49).

64. À ce sujet, la Cour relève que dans un rapport de 1968, la plupart des membres de la Commission royale sur les syndicats et les associations patronales jugeaient souhaitable de ménager, en cas d’introduction d’un closed shop, des garanties spéciales en faveur des employés en place (paragraphe 14 ci-dessus). De surcroît, des études récentes donnent à penser que dès avant l’entrée en vigueur de la loi de 1980 sur l’emploi (paragraphe 24 ci-dessus), nombre d’accords de closed shop n’astreignaient pas les non-syndiqués en fonctions à s’affilier à un syndicat désigné (paragraphe 13 ci-dessus); on n’a indiqué à la Cour aucune raison spéciale propre à justifier une telle obligation dans le cas de British Rail. D’après les statistiques non contestées fournies par les requérants, une large majorité des propres adhérents des syndicats désapprouvaient du reste l’idée de licencier les personnes refusant, pour des motifs sérieux, de s’inscrire à un syndicat. Enfin, en 1975 la NUR, la TSSA et l’ASLEF réunissaient déjà plus de 95% du personnel de British Rail (paragraphe 31 ci-dessus).

De ces divers éléments, il ressort que les syndicats de cheminots n’auraient nullement été empêchés de lutter pour la défense des intérêts de leurs membres (arrêt Syndicat national de la police belge, précité, p. 18, par. 39) au moyen de leur accord avec British Rail même si la législation en vigueur n’avait pas permis de contraindre à l’adhésion les employés non syndiqués ayant des objections du genre de celles des requérants.

65. A la lumière de l’ensemble des circonstances de la cause, le tort infligé à MM. Young, James et Webster se révèle supérieur à ce qu’exigeait la réalisation d’un juste équilibre entre les différents intérêts en présence; on ne saurait le considérer comme proportionné aux buts poursuivis. Même en ayant égard, comme elle le doit, à la "marge d’appréciation" de l’État (voir notamment l’arrêt Sunday Times précité, p. 36, par. 59), la Cour constate ainsi que les restrictions litigieuses n’étaient pas "nécessaires dans une société démocratique" au sens du paragraphe 2 de l’article 11 (art. 11-2).

Il y a donc eu violation de cet article (art. 11).

III. SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DES ARTICLES 9 ET 10 (art. 9, art. 10)

66. Selon les requérants, le traitement dont ils se plaignent a entraîné aussi des violations des articles 9 et 10 (art. 9, art. 10); le Gouvernement le conteste.

Ayant tenu compte de ces articles dans le contexte de l’article 11 (art. 11) (paragraphe 57 ci-dessus), la Cour considère avec la Commission qu’il ne s’impose pas de déterminer s’ils ont été méconnus en eux-mêmes.

IV. SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L’ARTICLE 13 (art. 13)

67. Eu égard à sa décision relative à l’article 11 (art. 11) (paragraphe 65 ci-dessus), la Cour n’estime pas nécessaire de statuer sur le point de savoir s’il y a eu de surcroît violation de l’article 13 (art. 13), également invoqué par les requérants.

V. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 50 (art. 50)

68. Le conseil des requérants a déclaré que si la Cour constatait une violation, ses clients demanderaient au titre de l’article 50 (art. 50) une satisfaction équitable pour dommage matériel, pour frais de justice et dépenses annexes, pour préjudice non matériel et pour le tort pécuniaire et moral, résultant de l’atteinte à des droits et libertés garantis par la Convention. Il n’a pas entièrement chiffré leurs prétentions et a suggéré de renvoyer à plus tard l’examen du problème.

Le Gouvernement s’est borné à souligner que la question de l’application de l’article 50 (art. 50) ne se posait pas dans l’immédiat.

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69. Bien que soulevée en vertu de l’article 47 bis du règlement, la question ne se trouve donc pas en état. En conséquence, la Cour doit la réserver; dans les circonstances de la cause, elle estime qu’il échet de la renvoyer à la Chambre en vertu de l’article 50 par. 4 du règlement.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1. Dit, par dix-huit voix contre trois, qu’il y a eu infraction à l’article 11 (art. 11) de la Convention;

2. Dit à l’unanimité, qu’il ne s’impose pas d’examiner aussi l’affaire sous l’angle des articles 9 et 10 (art. 9, art. 10);

3. Dit, à l’unanimité, que la question de l’application de l’article 50 (art. 50) ne se trouve pas en état;

a) en conséquence, la réserve en entier;

b) la renvoie à la Chambre en vertu de l’article 50 par. 4 du règlement.

Rendu en français et en anglais, le texte anglais faisant foi, au Palais des Droits de l’Homme à Strasbourg, le treize août mil neuf cent quatre-vingt-un.

OPINION CONCORDANTE DE M. GANSHOF VAN DER MEERSCH, MME BINDSCHEDLER-ROBERT, M. LIESCH, M. GÖLCÜKLÜ, M. MATSCHER, M. PINHEIRO FARINHA ET PETTITI, JUGES

Nous avons voté en faveur du dispositif de l’arrêt, mais ses motifs ne nous paraissent pas traduire d’une manière adéquate la portée de la liberté d’association telle qu’elle est consacrée par l’article 11 (art. 11) de la Convention.

En se limitant strictement à ce qu’il appelle la "substance" du droit, l’arrêt de la Cour laisse en dehors de la protection de la Convention de nombreuses situations que comporte une législation permettant le "closed shop".

En effet, dans notre conception de l’article 11 (art. 11), l’aspect négatif de la liberté d’association est nécessairement complémentaire, corrélatif et inséparable de son aspect positif. La sauvegarde de la liberté d’association resterait incomplète si elle ne s’étendait qu’à l’aspect positif. Il n’y a là qu’un seul et même droit.

Les travaux préparatoires de la Convention - dénués d’ailleurs de valeur décisive - ne permettent pas, n’envisageant que la seule "inopportunité", de conclure que l’intention était d’exclure du champ d’application de l’article 11 (art. 11) l’aspect négatif de la liberté syndicale.

La Cour, dans son arrêt, signale à juste titre que, dans le cas d’espèce, l’article 11 (art. 11) a des implications dans le domaine des articles 9 et 10 (art. 9, art. 10) de la Convention. Nous tenons à mettre en lumière qu’il n’est pas requis, pour qu’il y ait violation de l’article 11 (art. 11), que le refus d’adhérer à une association soit justifié par des considérations relevant de la liberté de pensée, de conscience ou de religion, ou de la liberté d’expression. Nous pensons que déjà le fait d’être soumis à l’obligation de donner les raisons de son refus constitue une violation de la liberté d’association.

La liberté syndicale, forme de la liberté d’association, comporte le libre choix: elle implique le choix de s’associer ou de ne pas s’associer et, si l’on entend s’associer, celui de choisir son association. Or, la possibilité du choix, élément indispensable de la liberté d’association, est, dans la réalité, inexistante là où règne le monopole syndical tel qu’il existe en l’espèce.

La sanction - qu’il s’agisse du licenciement ou du renvoi -, conséquence du système institué par la loi, ne fait ici qu’aggraver la violation; elle ne la crée pas. La violation, déjà acquise par la contrainte que constitue l’obligation de s’affilier, est inconciliable avec la liberté du choix, inhérente à la liberté d’association.

OPINION CONCORDANTE DE M. LE JUGE EVRIGENIS

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Tout en étant d’accord avec la majorité sur le dispositif de l’arrêt quant à la violation en l’espèce de l’article 11 (art. 11), je me permets de formuler, sur le plan des motifs, les réflexions suivantes:

a) Au paragraphe 52 de l’arrêt il est affirmé "que le droit de fonder des syndicats et de s’y affilier constitue un aspect particulier de la liberté d’association". Isolée, cette formule pourrait laisser l’impression qu’au sens de la Convention, la liberté syndicale se ramène, en quelque sorte, à un concept général et individualiste de liberté d’association. Or aussi bien le libellé de l’article 11 § 1 (art. 11-1) que la jurisprudence de la Cour mettent en relief que la liberté syndicale est largement déterminée par son caractère de droit collectif. Le bien commun général et les intérêts collectifs du groupement syndical mis en jeu entrent en ligne de compte, avec la liberté individuelle d’association, dans la recherche d’une solution équilibrée (arrêts Syndicat national de la police belge, du 27 octobre 1975, série A no 19, pp. 17-18, §§ 38-39; Syndicat suédois des conducteurs de locomotives, du 6 février 1976, série A no 20, pp. 14-16, §§ 39-40; Schmidt et Dahlström, du 6 février 1976, série A no 21, pp. 15-16, §§ 34 et 36).

b) J’estime qu’au moins dans les circonstances de l’espèce et en l’absence d’une prétention à cet effet de la part du Gouvernement, la Cour ne devrait pas examiner d’office si l’ingérence dans l’exercice du droit garanti par le paragraphe 1 de l’article 11 (art. 11-1) se trouvait justifié au regard du paragraphe 2 (art. 11-2).

La nature de l’exception prévue au paragraphe 2 (art. 11-2) suppose une action de la part de l’État intéressé pour sa mise en oeuvre dans le cadre de l’ordre national ainsi que sur le plan des mécanismes de contrôle de la Convention. Bien que soumises au contrôle de la Cour quant à leur compatibilité avec la Convention, les mesures que l’État est légitimé à prendre en vertu du paragraphe 2 (art. 11-2) sont largement motivées par des considérations politiques dont la mise en valeur appartient à l’État. Le pouvoir d’appréciation que la Convention reconnaît en l’espèce aux autorités nationales met en lumière cette caractéristique. La Cour ne saurait déclarer légitime, au regard du paragraphe 2 (art. 11-2), une mesure nationale que l’État lui-même ne désire pas qualifier comme telle. Inversement, elle ne saurait contrôler une telle mesure pour lui refuser finalement sa compatibilité avec la Convention, lorsque l’État intéressé s’abstient de plaider en ce sens et d’invoquer les raisons qui, de son point de vue, pourraient justifier, au regard de la Convention, la restriction incriminée.

OPINION DISSIDENTE DE M. LE JUGE SØRENSEN, APPROUVEE PAR MM. LES JUGES THÓR VILHJÁLMSSON ET LAGERGREN

Je regrette de ne pouvoir partager l’opinion d’après laquelle il y a eu en l’espèce violation de l’article 11 (art. 11), et je désire exposer ci-dessous les raisons de mon désaccord.

1. Sur le terrain de l’article 11 (art. 11), il s’agit de savoir si la liberté d’association protégée par cet article (art. 11) implique ou non un droit pour l’individu de ne pas être contraint d’adhérer ou appartenir à une association déterminée, en d’autres termes si l’article 11 (art. 11) couvre la liberté dite négative d’association ou - selon la terminologie adoptée par la Cour - l’aspect négatif de la liberté d’association.

2. Pour répondre à la question, il faut tenir compte de la déclaration faite par la Conférence de hauts fonctionnaires dans sons rapport du 19 juin 1950 (paragraphe 51 de l’arrêt). Il ressort clairement de cet élément des travaux préparatoires que les États parties à la Convention n’ont pu consentir à assumer une obligation internationale dans ce domaine, mais ont estimé que celui-ci devait ressortir à la seule réglementation nationale.

3. L’attitude ainsi adoptée concordait pleinement avec celle précédemment suivie dans le cadre de l’Organisation internationale du travail. En traitant des questions de droits syndicaux et de liberté de s’organiser, les organes compétents de cette institution avaient traditionnellement considéré que les accords de sécurité syndicale relèvent, pour leur réglementation, du droit et de la pratique nationaux et ne sauraient passer ni pour autorisés ni pour interdits par les textes adoptés au sein de l’O.I.T. (voir C. Wilfred Jenks, The International Protection of Trade Union Freedom, Londres 1957, pp. 29-30; Nicolas Valticos, Droit international du travail, Paris 1970, pp. 268-269; Geraldo von Potobsky, The Freedom of the Worker to Organise according to the Principles and Standards of the International Labour Organisation, dans Die Koalitionsfreiheit des Arbeitnehmers, Heidelberg 1980, vol. II, aux pages 1132-1136). Cette conception a toujours prévalu depuis lors et a aussi été exprimée par les États parties à la Charte sociale européenne de 1961 pour les obligations qu’ils ont souscrites en vertu de cet instrument (voir annexe, partie II, articler 1er, paragraphe 2).

4. Au cours de la procédure suivie en l’espèce, le Solicitor-General a déclaré au nom du gouvernement défendeur que "l’ampleur du système du closed shop en Grande-Bretagne et l’état de la common law étaient tels que l’inclusion dans l’article 11 (art. 11) du droit de ne pas être obligé d’adhérer à un syndicat aurait inévitablement amené le Royaume-Uni à

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formuler une réserve à l’égard de pareil droit" (compte rendu de l’audience de la matinée du 4 mars 1981, doc. Cour (81) 19, p. 75).

5. En l’occurrence, il n’est pas pertinent de parler de la "substance" de la liberté d’association. Si la Cour s’est souvent fondée sur la notion de substance des droits garantis par la Convention, elle ne l’a fait que quand il s’agissait de savoir quelle réglementation ou limitation d’un droit se justifiait. Elle a estimé que même dans les cas où une réglementation ou des limitations étaient explicitement ou implicitement autorisées, elles ne pouvaient aller jusqu’à porter atteinte à la substance même du droit en question. Or en l’espèce le problème consiste à savoir si l’aspect négatif de la liberté d’association forme partie de la substance du droit garanti par l’article 11 (art. 11). Pour les raisons exposées ci-dessus, on doit considérer les États parties à la Convention comme ayant accepté de ne pas inclure l’aspect négatif, et on ne saurait s’appuyer sur aucune règle d’interprétation pour étendre la portée de l’article à un domaine qui a été à dessein écarté et réservé, pour sa réglementation, au droit et aux traditions nationaux de chaque État partie à la Convention.

6. Cette conclusion se concilie parfaitement avec la nature et le rôle des droits en question. Les libertés dites positive et négative d’association ne sont pas simplement les deux faces de la même médaille ou, pour s’exprimer comme la Cour, deux aspects de la même liberté. Il n’existe aucun lien logique entre les deux.

La liberté positive d’association sauvegarde la possibilité pour les individus de s’associer entre eux, s’ils le désirent, pour défendre des intérêts communs et poursuivre des buts communs, de nature économique, professionnelle, politique, culturelle, de loisir ou autre; sa protection consiste à empêcher les autorités publiques d’intervenir pour faire échouer une telle action commune. Elle concerne l’individu en tant que participant actif à des activités sociales, et constitue en un sens un droit collectif dans la mesure où elle ne peut s’exercer que conjointement par une pluralité d’individus. La liberté négative d’association, en revanche, vise à protéger l’individu contre le fait d’être groupé avec d’autres avec lesquels il n’est pas d’accord pour des buts qu’il n’approuve pas. Elle tend à le protéger contre son identification à des convictions, efforts ou attitudes qu’il ne partage pas, et donc à défendre la sphère intime de sa personnalité. En outre, elle peut servir à le protéger contre les abus de pouvoir d’une association ou contre la manipulation par les dirigeants de celle-ci. Si fort que puisse être parfois le besoin d’une telle protection de l’individu, elle ne fait ni logiquement ni implicitement partie de la liberté positive d’association.

7. Il s’ensuit que les accords de sécurité syndicale et la pratique du closed shop ne sont ni interdits ni autorisés par l’article 11 (art. 11) de la Convention. Aussi critiquable que le traitement subi par les requérants puisse être au regard de la raison et de l’équité, la solution adéquate ne réside pas dans une interprétation extensive de cet article (art. 11), mais dans des garanties contre le licenciement pour refus de s’affilier à un syndicat, c’est-à-dire dans la sauvegarde du droit à la sécurité de l’emploi en pareil cas. Mais ce droit ne figure point parmi ceux reconnus par la Convention, laquelle - comme le précise le Préambule - n’est qu’une première mesure propre à assurer la garantie collective des droits de l’homme. Actuellement, il appartient donc au droit national de chaque État de réglementer ce domaine.

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Le droit à la mort CEDH

ANCIENNE CINQUIEME SECTION

AFFAIRE KOCH c. ALLEMAGNE

(Requête no 497/09)

ARRÊT

STRASBOURG, 19 juillet 2012

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies par l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

ARRÊT KOCH c. ALLEMAGNE 1

En l’affaire Koch c. Allemagne,

La Cour européenne des droits de l’homme (ancienne cinquième section), siégeant en une chambre composée de :

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 23 novembre 2010 et 26 juin 2012,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 497/09) dirigée contre la République fédérale d’Allemagne et dont un ressortissant de cet Etat, M. Ulrich Koch (« le requérant »), a saisi la Cour le 22 décembre 2008 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant a été représenté par Me D. Koch, avocat à Braunschweig. Le gouvernement allemand (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, Mme A. Wittling-Vogel, du ministère fédéral de la Justice, et par M. C. Walter, professeur de droit international.

3. Le requérant alléguait que le refus d’autoriser sa défunte épouse à se procurer une dose létale de médicaments pour lui permettre de mettre fin à ses jours avait porté atteinte au droit de celle-ci, ainsi qu’à son propre droit, au respect de leur vie privée et familiale. Il se plaignait également du refus des juridictions nationales d’examiner ses griefs au fond.

4. Une chambre de la cinquième section a décidé le 11 septembre 2009 de communiquer la requête au gouvernement défendeur. Une audience s’est déroulée en public au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 23 novembre 2010 (article 59 § 3 du règlement).

La Cour a entendu MM. Koch et Walter en leurs déclarations ainsi qu’en leurs réponses aux questions qui leur ont été posées.

5. Par une décision du 31 mai 2011, la chambre a déclaré la requête recevable.

6. Tant le requérant que le Gouvernement ont déposé des observations écrites complémentaires (article 59 § 1 du règlement). Des observations ont également été reçues de Dignitas, une association de droit privé suisse dont le but est d’assurer à ses membres une vie et une mort respectant la dignité humaine, représentée par M. L. A. Minelli, et de Aktion Lebensrecht für alle e. V. (AlfA), une association de droit allemand vouée à la protection de la vie humaine de la conception à la mort

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naturelle, représentée par Alliance Defense Fund, lui-même représenté par Me R. Kiska, conseil. Ces associations avaient été autorisées à intervenir dans la procédure écrite (articles 36 § 2 de la Convention et 44 § 3 du règlement).

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPECE

7. Le requérant est né en 1943 et réside à Braunschweig.

8. Le requérant et sa défunte épouse, née en 1950, entamèrent leur vie commune en 1978 et se marièrent en 1980. Depuis 2002, la défunte épouse du requérant souffrait d’une tétraplégie complète sur le plan moteur après être tombée dans les escaliers à son domicile. Presque complètement paralysée, elle était sous assistance respiratoire et avait besoin d’une surveillance et de soins médicaux constants. Elle souffrait également de spasmes. Selon l’appréciation des médecins, son espérance de vie était d’au moins encore quinze ans. Elle exprima le souhait de mettre un terme à ce qui était, à ses yeux, une vie indigne en se donnant la mort avec l’aide du requérant. Le couple contacta l’organisation suisse d’assistance au suicide, Dignitas, en vue de bénéficier d’une aide à cet égard.

9. En novembre 2004, l’épouse du requérant demanda à l’Institut fédéral des produits pharmaceutiques et médicaux (Bundesinstitut für Arzneimittel und Medizinprodukte – « l’Institut fédéral ») de lui accorder l’autorisation d’obtenir 15 grammes de pentobarbital sodique, c’est-à-dire la dose létale qui lui permettrait de se suicider à son domicile à Braunschweig.

10. Le 16 décembre 2004, l’Institut fédéral refusa de lui accorder cette autorisation, invoquant l’article 5 § 1, alinéa 6, de la loi allemande sur les narcotiques (Betäubungsmittelgesetz – voir la partie «droit interne pertinent » ci-dessous). Il estimait que le souhait de l’intéressée de se suicider s’opposait diamétralement au but de la loi sur les narcotiques, qui visait à garantir les soins médicaux nécessaires aux individus concernés. Pareille autorisation ne pouvait donc selon lui être accordée qu’en vue de maintenir ou de prolonger la vie, et non dans le but d’aider une personne à mettre fin à ses jours.

11. Le 14 janvier 2005, le requérant et son épouse saisirent l’Institut fédéral d’un recours administratif.

12. En février 2005, le requérant et son épouse, qui dut être transportée étendue sur le dos sur un brancard, voyagèrent pendant une dizaine d’heures sur une distance de plus de 700 kilomètres de Braunschweig à Zurich en Suisse. Le 12 février 2005, l’épouse du requérant, assistée par Dignitas, se suicida à Zurich.

13. Le 3 mars 2005, l’Institut fédéral confirma son refus antérieur. Dans sa décision, il exprimait en outre des doutes sur la question de savoir si l’on pouvait tirer de l’article 8 un droit reconnu par l’Etat pour un individu de se suicider. Quoi qu’il en soit, l’article 8 ne pouvait d’après lui s’interpréter comme imposant une obligation à l’Etat de faciliter un suicide médicamenteux en accordant l’autorisation à la personne concernée d’acquérir la dose létale de médicaments nécessaire. Par ailleurs, l’Institut fédéral estimait que pareil droit ne cadrait pas avec les principes supérieurs consacrés par l’article 2 § 2 de la Loi fondamentale allemande (voir la partie « droit interne pertinent » ci-dessous), qui consacrait l’obligation «exhaustive » de l’Etat de protéger la vie, notamment en refusant d’autoriser les personnes à se procurer une dose létale d’un médicament aux fins de commettre un suicide.

14. Enfin, l’Institut fédéral « informait » le requérant qu’il n’avait pas qualité pour former un recours administratif puisqu’il n’avait pas besoin de protection juridique (Rechtsschutzbedürfnis). Il expliquait en particulier que le requérant ne pouvait pas améliorer sa situation par le biais d’un recours, puisque la procédure administrative n’avait pas porté sur sa propre situation juridique.

15. Le 4 avril 2005, le requérant introduisit une action en vue d’obtenir une déclaration d’illégalité des décisions de l’Institut fédéral (Fortsetzungsfeststellungsklage), soutenant que cet organe avait donc l’obligation d’accorder l’autorisation demandée par son épouse.

16. Le 21 février 2006, le tribunal administratif (Verwaltungsgericht) de Cologne déclara l’action du requérant irrecevable. Il estimait que l’intéressé n’avait pas qualité pour agir puisqu’il ne pouvait prétendre être victime d’une violation de ses propres droits. En conséquence, selon le tribunal, le refus de l’Institut fédéral d’accorder à sa femme l’autorisation d’obtenir une dose médicamenteuse létale n’avait pas porté atteinte au droit de l’intéressé à la protection de son mariage et de sa vie familiale tel que garanti par l’article 6 § 1 de la Loi fondamentale (Grundgesetz – voir la partie « droit interne pertinent » ci-dessous). Toute autre interprétation équivaudrait à affirmer qu’une atteinte aux droits d’un époux constituerait automatiquement aussi

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une atteinte aux droits de l’autre conjoint, affirmation qui, selon le tribunal, aurait pour effet d’éliminer la séparation entre les personnalités juridiques de chacun des époux, ce qui n’était manifestement pas le but de l’article 6 § 1 de la Loi fondamentale. Le tribunal estimait en outre que les décisions contestées n’avaient pas porté atteinte au propre droit du requérant au respect de sa vie familiale au regard de l’article8 de la Convention, puisqu’elles n’avaient pas affecté les modalités de la vie commune du requérant et de son épouse.

17. Par ailleurs, selon le tribunal, le requérant ne pouvait pas se fonder sur les droits de son épouse puisque le droit d’acquérir la dose requise de médicaments était un droit de nature éminemment personnelle et non transférable. De plus, à supposer même qu’il ait porté atteinte à la dignité humaine de la défunte épouse de l’intéressé, le refus de l’Institut fédéral, selon la jurisprudence de la Cour constitutionnelle fédérale (voir la partie « droit et pratique internes pertinents » ci-dessous), ne pouvait produire aucun effet après sa mort puisqu’il ne comportait aucun élément d’humiliation de nature à nuire à l’image de l’épouse du requérant aux yeux de la postérité.

18. Enfin, le tribunal concluait que le refus de l’Institut fédéral d’accorder à l’épouse du requérant l’autorisation demandée avait été quoi qu’il en soit conforme à la loi et à l’article 8 de la Convention. En particulier, selon lui, toute ingérence dans le droit de l’intéressée au respect de sa vie privée avait été nécessaire, dans une société démocratique, pour la protection de la santé et de la vie, et donc également pour la protection des droits d’autrui. Invoquant l’arrêt de la Cour en l’affaire Pretty (Pretty c. Royaume-Uni, no 2346/02, § 74, CEDH 2002-III), le tribunal concluait que les autorités internes bénéficiaient d’une ample marge d’appréciation pour apprécier les dangers et risques d’abus. Dès lors, pour le tribunal, le fait que les seules exceptions admises par les dispositions de la loi sur les narcotiques tenaient à des impératifs médicaux ne pouvait être considéré comme disproportionné.

19. Le 22 juin 2007, la cour administrative d’appel de Rhénanie-du- Nord-Westphalie rejeta la demande d’autorisation d’appel présenté par le requérant. Elle estimait en particulier que le droit à la protection du mariage et de la vie familiale protégé par l’article 6 § 1 de la Loi fondamentale et par l’article 8 § 1 de la Convention ne conférait pas aux époux le droit de mettre un terme à leur mariage par le suicide de l’un deux. En outre, elle concluait que les décisions de l’Institut fédéral n’avaient pas porté atteinte au droit du requérant au respect de sa vie privée au sens de l’article 8 § 1 de la Convention. Selon la cour, à supposer que le droit de mourir existât, son caractère très personnel ne pouvait autoriser des tiers à tirer de l’article 6 § 1 de la Loi fondamentale ou de l’article 8 § 1 de la Convention le droit de faciliter le suicide d’une autre personne. Enfin, pour la cour, le requérant ne pouvait se fonder sur l’article 13, étant donné qu’il ne pouvait pas, de manière défendable, se prétendre victime d’une violation de droits garantis par la Convention.

20. Le 4 novembre 2008, la Cour constitutionnelle fédérale (Bundesverfassungsgericht, no 1 BvR 1832/07) déclara irrecevable le recours constitutionnel présenté par le requérant, estimant que l’intéressé ne pouvait pas se fonder sur un droit posthume de sa femme à la dignité humaine. La haute juridiction expliquait dans sa décision que la protection posthume de la dignité humaine ne pouvait s’étendre qu’à des violations du droit général au respect, intrinsèque à tout être humain, et de la valeur personnelle, morale et sociale qu’une personne avait acquise pendant toute sa vie. Toutefois, pareille violation n’était pas en jeu quant à l’épouse du requérant. La Cour constitutionnelle fédérale ajoutait que celui-ci n’avait pas le droit de présenter un recours constitutionnel à titre de successeur juridique de sa défunte épouse. En particulier, il était impossible de présenter un recours constitutionnel pour faire valoir le droit à la dignité humaine ou d’autres droits non transférables d’une autre personne. Pour la haute juridiction, un successeur juridique pouvait seulement introduire un recours constitutionnel dans les cas qui impliquaient essentiellement des demandes de nature pécuniaire visant à poursuivre les propres intérêts du successeur.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNE PERTINENTS

A. La Loi fondamentale

21. L’article 6 § 1 de la Loi fondamentale dispose que le mariage et la famille bénéficient de la protection spéciale de l’Etat.

Aux termes de l’article 2 § 2 de la Loi fondamentale, toute personne a le droit à la vie et à l’intégrité physique.

La Cour constitutionnelle fédérale admet une protection posthume de la dignité humaine dans les cas où l’image de la personne décédée est compromise aux yeux de la postérité par ostracisme, diffamation, moquerie ou d’autres formes d’humiliation (décision du 5 avril 2001, no 1 BvR 932/94).

B. La loi sur les narcotiques

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22. La loi sur les narcotiques régit le contrôle des narcotiques. Trois annexes à la loi énumèrent les substances qui sont considérées comme des médicaments, dont le pentobarbital sodique, qui figure à l’annexe 3.

Selon l’article 4 § 1, no 3 a) de la loi sur les narcotiques, les substances énumérées à l’annexe 3 peuvent être obtenues sur ordonnance d’un médecin. Dans tous les autres cas, l’article 3 § 1, alinéa 1, de la loi dispose que la culture, la production, l’importation, l’exportation, l’acquisition, le commerce et la vente de substances médicamenteuses sont soumis à l’autorisation de l’Institut fédéral des produits pharmaceutiques et médicaux.

Conformément à l’article 5 § 1, alinéa 6, de la loi, pareille autorisation ne peut être accordée si la nature et le but de l’utilisation envisagée du médicament est contraire aux buts de la loi sur les narcotiques, c’est-à-dire garantir les soins médicaux nécessaires à la population, éliminer l’abus de médicaments et prévenir l’addiction aux médicaments.

Les médecins ne peuvent prescrire du pentobarbital sodique que si l’usage externe ou interne de cette substance est justifiée (article 13 § 1, alinéa 1, de la loi sur les narcotiques).

C. Les dispositions régissant les devoirs des médecins à l’égard des patients en fin de vie

1. Responsabilité pénale

23. L’article 216 du code pénal se lit ainsi :

Homicide à la demande de la victime ; homicide par compassion

« Si une personne est amenée à commettre un homicide à la demande expresse et solennelle de la victime, la peine encourue est une peine d’emprisonnement de six mois à cinq ans.

Toute tentative de ce type est passible de sanctions. »

Le suicide commis de manière autonome n’est pas pénalement sanctionné en droit allemand. Il s’ensuit que l’assistance à un suicide autonome ne tombe pas sous l’empire de l’article 216 du code pénal et n’est pas passible de sanctions. Toutefois, la responsabilité pénale d’une personne peut être engagée en vertu de la loi sur les narcotiques pour avoir fourni une drogue létale à quelqu’un souhaitant mettre fin à ses jours.

Selon la jurisprudence de la Cour fédérale de justice (voir, à titre de comparaison, l’arrêt du 13 septembre 1994, 1 StR 357/94), l’arrêt d’un traitement palliatif d’un patient en fin de vie avec le consentement de ce patient n’engage pas la responsabilité pénale. Cela vaut même si l’interruption du traitement doit être effectuée en arrêtant ou en débranchant activement un appareil médical (Cour fédérale de justice, arrêt du 25 juin 2010, 2 StR 454/09).

2. Règles professionnelles destinés aux médecins

24. Les codes de conduite professionnelle sont rédigés par les associations de médecins sous le contrôle des autorités sanitaires. Ces codes s’inspirent largement du code professionnel modèle destiné aux médecins allemands, dont l’article 16 est ainsi libellé :

Assistance aux personnes en fin de vie

« Les médecins peuvent – en donnant la priorité à la volonté du patient – s’abstenir de dispenser des mesures visant à prolonger la vie et se limiter à atténuer les symptômes seulement si le report d’une mort inévitable constituerait simplement une prolongation inacceptable des souffrances de la personne en fin de vie.

Les médecins ne doivent pas abréger activement les jours d’une personne en fin de vie. Ils ne peuvent pas placer leurs propres intérêts ou les intérêts de tierces parties au- dessus du bien-être du patient. »

Les violations du code de conduite professionnelle sont sanctionnées par des mesures disciplinaires dont la plus grave est le retrait de l’autorisation de pratiquer la médecine.

Eu égard aux demandes d’assistance au suicide par des médecins, la 112e Assemblée générale des médecins allemands de

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mai 2009 a décidé que les médecins devraient fournir une assistance pendant l’agonie, mais ne pouvaient pas aider les patients à mourir, car l’implication d’un médecin dans un suicide serait contraire à l’éthique médicale.

III. DOCUMENTS PERTINENTS DU CONSEIL DE L’EUROPE

25. Les passages pertinents de la résolution 1418(1999) du Conseil de l’Europe se lisent ainsi :

«9. L’Assemblée recommande par conséquent au Comité des Ministres d’encourager les Etats membres du Conseil de l’Europe à respecter et à protéger la dignité des malades incurables et des mourants à tous égards:

a. en consacrant et en protégeant le droit des malades incurables et des mourants à une gamme complète de soins palliatifs, ce en prenant les mesures nécessaires:

(...)

b. en protégeant le droit des malades incurables et des mourants à l’autodétermination, en prenant les mesures nécessaires:

(...)

iii. pour qu’aucun malade incurable ou mourant ne reçoive de traitement contre sa volonté, tout en veillant à ce que l’intéressé ne subisse ni l’influence ni les pressions de tiers. Il convient en outre de prévoir des sauvegardes pour que cette volonté ne résulte pas de pressions économiques;

iv. pour faire respecter les instructions ou la déclaration formelle («living will») rejetant certains traitements médicaux données ou faite par avance par des malades incurables ou des mourants désormais incapables d’exprimer leur volonté. (...) ;

v. pour que, sans préjudice de la responsabilité thérapeutique ultime du médecin, la volonté exprimée par un malade incurable ou un mourant en ce qui concerne une forme particulière de traitement soit prise en compte, pour autant qu’elle ne porte pas atteinte à sa dignité d’être humain;

vi. pour qu’en l’absence d’instructions anticipées ou de déclaration formelle il ne soit pas porté atteinte au droit à la vie du malade. Il convient de dresser la liste des traitements qui ne peuvent en aucun cas être refusés ou interrompus;

c. en maintenant l’interdiction absolue de mettre intentionnellement fin à la vie des malades incurables et des mourants:

i. vu que le droit à la vie, notamment en ce qui concerne les malades incurables et les mourants, est garanti par les Etats membres, conformément à l’article 2 de la Convention européenne des Droits de l’Homme qui dispose que «la mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement»;

ii. vu que le désir de mourir exprimé par un malade incurable ou un mourant ne peut jamais constituer un fondement juridique à sa mort de la main d’un tiers;

iii. vu que le désir de mourir exprimé par un malade incurable ou un mourant ne peut en soi servir de justification légale à l’exécution d’actions destinées à entraîner la mort. (...) »

IV. DROIT COMPARE

26. Des recherches en droit comparé menées relativement à 42 Etats membres du Conseil de l’Europe montrent que, dans 36 pays (Albanie, Andorre, Autriche, Azerbaïdjan, Bosnie-Herzégovine, Bulgarie, Croatie, Chypre, République tchèque, Danemark, Estonie, France, Géorgie, Grèce, Hongrie, Irlande, Lettonie, Lituanie, l’ex-République yougoslave de Macédoine, Malte, Moldova, Monaco, Monténégro, Norvège, Pologne, Portugal, Roumanie, Royaume-Uni, Russie, Saint Marin, Espagne, Serbie, Slovaquie, Slovénie, Turquie et Ukraine), toutes les formes d’assistance au suicide font l’objet d’une interdiction stricte et sont érigées en infractions pénales. En Suède et en Estonie, l’assistance au suicide ne constitue pas une infraction pénale ; toutefois, les médecins estoniens n’ont pas le droit de prescrire un médicament en vue de faciliter le suicide. A l’inverse, seuls quatre Etats (Suisse, Belgique, Pays-Bas et Luxembourg) autorisent leurs médecins à prescrire des doses létales de médicament, dans les limites de garanties particulières (Haas c. Suisse, no 31322/07, §§ 30-31 et 55, 20 janvier 2011).

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EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES DROITS DU REQUÉRANT SOUS L’ANGLE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

27. Le requérant allègue que le refus des juridictions nationales d’examiner au fond son grief relatif au refus de l’Institut fédéral d’accorder à sa défunte épouse l’autorisation d’obtenir une dose létale de pentobarbital sodique a porté atteinte à son droit au respect de sa vie privée et familiale en vertu de l’article 8 de la Convention, qui se lit ainsi :

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

A. Existence d’une ingérence dans les droits du requérant au titre de l’article 8

1. Observations du Gouvernement

28. Le Gouvernement estime qu’il n’a pas été porté atteinte aux droits reconnus aux requérants par l’article 8 de la Convention. Selon lui, le requérant ne saurait se prétendre victime d’une violation de ses droits au titre de la Convention au sens de l’article 34 de la Convention. Il souligne que le requérant lui-même n’a pas été l’objet de la mesure litigieuse prise par l’Etat, et ne remplit pas davantage les conditions pour être une « victime indirecte ».

29. Le Gouvernement ne conteste pas le fait que le requérant ait été émotionnellement affecté par le suicide de son épouse et les circonstances entourant le décès de celle-ci. Certes, il reconnaît que la Cour a admis, dans des circonstances très spécifiques, que des violations graves des droits garantis par les articles 2 et 3 de la Convention pouvaient donner lieu à des violations additionnelles des droits de parents proches, compte tenu de la détresse émotionnelle subie par eux. Toutefois, rien n’indiquerait que la souffrance du requérant fût allée au-delà de l’épreuve que l’on subit inévitablement lorsqu’un conjoint est confronté à des obstacles pour organiser son suicide.

30. Le Gouvernement observe que, contrairement aux affaires dans lesquelles la victime n’a pas pu présenter une requête en raison d’une action de l’Etat, l’épouse du requérant était en mesure de saisir la Cour elle-même après la violation alléguée des droits que lui reconnaissait la Convention. Le fait qu’elle a mis fin à ses jours de son propre gré avant d’avoir introduit une requête ne saurait avoir pour résultat l’extension du droit de présenter une requête, eu égard en particulier au fait que l’intéressée ne s’est pas prévalue de la possibilité d’accélérer la procédure, par exemple en demandant des mesures provisoires.

31. Le Gouvernement considère en outre que le requérant ne peut prétendre qu’une décision sur la requête présentait un intérêt général, la Cour ayant déjà clarifié les questions pertinentes relevant de l’article 8 de la Convention dans son arrêt en l’affaire Pretty (précité). Selon lui, l’article 37 § 1 de la Convention n’est pas applicable à une affaire dans laquelle la victime immédiate d’une mesure prise par l’Etat est décédée avant l’introduction de la requête devant la Cour.

32. Pour le Gouvernement, l’article 8 de la Convention ne trouve pas application en l’espèce. A son avis, la présente affaire doit être distinguée de l’affaire Pretty, en ce que l’épouse du requérant ne cherchait pas à se protéger d’une ingérence de l’Etat dans la réalisation de son souhait de mettre fin à ses jours, mais souhaitait contraindre l’Etat à faciliter l’acquisition d’un médicament spécifique qui lui aurait permis de mettre fin à ses jours de la manière qu’elle souhaitait. Pareille obligation serait diamétralement opposée aux valeurs de la Convention, et spécialement au devoir de l’Etat en vertu de l’article 2 de protéger la vie.

33. Le Gouvernement souligne que la Cour, dans l’affaire Pretty (arrêt précité, § 67) n’était pas explicitement disposée à déclarer que l’article 8 garantit à toute personne le droit de décider de mettre un terme à sa vie et d’être si nécessaire assistée à cette fin. Cela vaudrait également pour l’affaire Haas (arrêt précité, § 61), dans laquelle la Cour aurait refusé de tirer de l’article 8 une obligation positive consistant à faciliter le suicide dans la dignité. Le Gouvernement estime en conséquence que la question de savoir si B.K. avait au titre de l’article 8 un droit substantiel à être assistée pour mettre fin à ses jours dans la dignité n’a pas reçu de réponse claire.

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34. Selon le Gouvernement, il n’y a pas davantage atteinte à un droit procédural tiré de l’article 8. La Cour n’aurait admis des garanties procédurales relatives à la vie familiale seulement dans des affaires où l’existence d’un droit matériel sous l’angle de l’article 8 ne faisait aucun doute. Les garanties inhérentes à l’article 8 seraient conçues pour prévenir le risque que la conduite de l’instance en soi ne prédétermine son issue. A l’inverse, en l’espèce, l’issue de la procédure n’aurait pas été prédéterminée par la conduite de l’instance, mais par la décision de B.K., prise de manière autonome, de mettre fin à ses jours. Il serait vain de tirer de l’article 8 une protection procédurale additionnelle si le droit matériel à être protégé n’est pas encore établi. Tel serait d’autant plus le cas que les garanties procédurales générales de l’accès à un tribunal et du procès équitable seraient suffisamment couvertes par les articles 6 § 1 et 13 de la Convention.

2. Observations du requérant

35. Le requérant soutient que les décisions des instances internes ont porté atteinte à ses propres droits au regard de l’article 8 de la Convention. Tant l’Institut fédéral que les juridictions nationales n’ont pas estimé que la décision sur la demande de sa défunte épouse présentait pour lui un intérêt personnel, qui découlait de son souhait de voir respectée la décision de sa femme de se suicider. En outre, cette situation désespérante aurait eu des répercussions immédiates sur son propre état de santé.

36. Le requérant souligne que son épouse a été empêchée de mettre fin à ses jours dans l’intimité de son foyer, ainsi que le couple l’avait prévu au départ, et que lui-même a été contraint de se rendre en Suisse pour permettre à son épouse de se suicider. La Cour aurait estimé dans des affaires antérieures que des parents très proches étaient victimes au sens de l’article 34 de la Convention en raison de leur relation étroite avec la personne la plus concernée, si l’ingérence avait des implications pour le parent proche qui introduisait la requête. En l’espèce, le requérant et son épouse se seraient trouvés dans une situation terrible affectant également le requérant en sa qualité de mari compatissant et de soignant attentionné. Pour le requérant, étant donné que la relation entre mari et femme est extrêmement étroite, toute atteinte contre les droits et libertés de l’un des partenaires est dirigée contre les droits qui sont partagés par les deux. En conséquence chacun des partenaires du mariage serait en droit de défendre les droits et libertés communs aux deux partenaires ; le requérant serait donc lui-même victime de la violation de ses droits au regard de la Convention.

37. En l’espèce, si le requérant, en sa qualité de veuf, devait se voir dénier le droit de se plaindre de la conduite des autorités allemandes, cela signifierait que B.K. aurait dû rester en vie (avec toutes les souffrances que cela supposait) jusqu’au terme des procédures devant les juridictions internes et devant la Cour afin de ne pas perdre son droit de présenter son grief. Le requérant souligne que, étant donné que B.K. est décédée peu après l’introduction de son recours administratif en janvier 2005, elle n’avait aucune possibilité factuelle d’accélérer la procédure judiciaire en demandant des mesures provisoires.

38. Le requérant observe que, dans cette hypothèse, les questions soulevées par la présente requête ne recevraient en conséquence jamais de réponse, à moins qu’un patient endure de nombreuses années de souffrances additionnelles, ce qui viendrait directement contredire l’essence même de la Convention, à savoir la protection de la dignité, de la liberté et de l’autonomie humaines, et le principe selon lequel la Convention est censée garantir des droits non pas théoriques ou illusoires, mais pratiques et effectifs (le requérant renvoie à cet égard à l’arrêt Artico c. Italie, 13 mai 1980, série A no 37).

39. Pour le requérant, l’article 8 de la Convention comprend le droit de mettre fin à ses jours. Le droit à la vie au sens de l’article 2 n’impliquerait aucune obligation de vivre jusqu’au « terme naturel » de la vie. Selon le requérant, la décision de son épouse de mettre fin à sa vie biologique ne signifie aucunement qu’elle ait renoncé à son droit à la vie. La dose médicamenteuse létale qu’elle demandait aurait été nécessaire pour lui permettre de mettre un terme à sa vie par une mort sans douleur et dans la dignité à son propre domicile. En conséquence du refus de l’autoriser à se procurer cette dose, elle aurait été contrainte de voyager en Suisse en vue de se donner la mort.

3. Observations des tierces parties

a) Dignitas

40. Dignitas soutient que la décision d’une personne de décider de la manière de mettre fin à ses jours fait partie du droit à l’autodétermination protégé par l’article 8 de la Convention. Un Etat contractant devrait se borner à réglementer le droit d’un individu de décider en toute indépendance du moment ou des modalités de sa mort en vue de prévenir les actions hâtives et inconsidérées. Dans la mesure où les associations travaillant dans ce domaine ont déjà mis des mécanismes préventifs en place, les mesures gouvernementales ne seraient pas nécessaires dans une société démocratique.

b) AlfA

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41. Renvoyant à la jurisprudence de la Cour, en particulier à l’affaire Sanles Sanles c. Espagne ((déc.), no 48335/99, CEDH 2000-XI), AlfA allègue que les droits invoqués par le requérant n’étaient pas de nature transférable et ne peuvent être revendiqués par un tiers. En vertu de la jurisprudence de la Cour, la qualité de victime n’acquiert un caractère transférable que lorsque la violation alléguée a empêché la victime directe de faire valoir son grief (Bazorkina c. Russie, no 69481/01, § 139, 27 juillet 2006), ou lorsque les conséquences négatives d’une violation alléguée ont directement affecté les héritiers qui saisissent la Cour au nom du de cujus (Ressegatti c. Suisse, no 17671/02, § 25, 13 juillet 2006). Toutefois, aucun de ces principes ne s’appliquerait à une affaire où le requérant, après s’être plaint du refus d’autoriser un suicide assisté, est ensuite décédé après avoir eu recours à cette forme de suicide, sous une juridiction au sein de laquelle pareil acte n’est pas illégal.

42. En outre, ni la Convention ni aucun autre texte régissant le droit à la vie n’aurait jamais reconnu le droit opposé à la mort. La libéralisation du suicide assisté aux Pays-Bas aurait conduit à un nombre alarmant de cas d’abus, dans lesquels des injections létales auraient été données sans le consentement du patient.

4. Appréciation de la Cour

43. La Cour observe d’emblée qu’à son sens, l’exception du Gouvernement concernant la qualité de victime du requérant soulève la question de savoir s’il y a eu atteinte aux propres droits du requérant au titre de l’article 8 de la Convention. Elle relève que le requérant soutient que les souffrances de l’épouse et les circonstances finales de son décès l’ont affecté, en sa qualité de mari compatissant et de soignant, au point d’emporter violation de ses propres droits en vertu de l’article 8 de la Convention. A cet égard, la présente espèce doit être distinguée d’affaires portées devant la Cour par un héritier ou un parent de la personne décédée au nom de celle-ci. Il s’ensuit qu’il n’y a pas lieu de déterminer dans ce contexte si le droit issu de la Convention invoqué par le requérant était de nature à être transféré de la victime immédiate à son successeur légal (comparer à cet égard avec Sanles Sanles, arrêt précité)

44. Malgré ces différences, la Cour estime que les critères développés dans sa jurisprudence qui permettent à un proche ou à un héritier de porter une action devant elle au nom de la personne décédée sont également pertinents pour apprécier la question de savoir si un proche peut alléguer une violation de ses propres droits au titre de l’article 8 de la Convention. Elle se propose donc d’examiner s’il existait des liens familiaux étroits (paragraphe 45 a) ci-dessous ; voir également, par exemple, Direkçi c. Turquie (déc.), no 47826/99, 3 octobre 2006), si le requérant avait un intérêt personnel ou juridique suffisant à l’issue de la procédure (paragraphe 45 b) ci-dessous, voir également Bezzina Wettinger et autres c. Malte, no 15091/06, § 66, 8 avril 2008 ; Milionis et autres c. Grèce, no 41898/04, § 23-26, 24 avril 2008 ; Polanco Torres et Movilla Polanco, précité, § 30, 21 septembre 2010), et si l’intéressé avait auparavant exprimé un intérêt pour l’affaire (paragraphe 45 c) ci-dessous, voir également Mitev c. Bulgarie (déc.), no 42758/07, 29 juin 2010).

45. a) la Cour relève d’emblée que le requérant et B.K. étaient mariés depuis 25 ans au moment où cette dernière a demandé à être autorisée à acquérir le médicament létal. Il ne fait aucun doute que le requérant entretenait une relation très étroite avec sa défunte épouse.

b) le requérant a de plus établi qu’il avait accompagné sa femme pendant toutes ses souffrances, qu’il avait finalement accepté et soutenu le souhait de celle-ci de mettre fin à ses jours, et qu’il s’était rendu en Suisse avec elle afin de réaliser ce souhait.

c) l’implication personnelle du requérant est en outre démontrée par le fait qu’il a présenté un recours administratif conjointement avec son épouse et qu’il a poursuivi la procédure interne en son propre nom après le décès de celle-ci. Dans ces circonstances exceptionnelles, la Cour admet que le requérant a fait preuve d’un intérêt fort et persistant à obtenir une décision sur le fond de la demande initiale.

46. La Cour observe de plus que la présente espèce soulève des questions fondamentales tenant au souhait d’un patient de décider lui-même de mettre fin à ses jours, questions qui présentent un intérêt général transcendant les personnes et les intérêts tant du requérant que de sa défunte épouse. La preuve en est que des questions similaires ont été soulevées de manière répétée devant la Cour (voir en particulier les arrêts Pretty et Sanles Sanles, tous deux précités, ainsi que l’arrêt Haas, plus récent).

47. La Cour en vient finalement à l’argument du Gouvernement selon lequel il n’est pas utile de reconnaître au requérant le droit de poursuivre l’action entreprise par sa femme puisque B.K. aurait pu attendre l’issue de la procédure devant les juridictions internes et accélérer celle-ci en demandant des mesures provisoires. La Cour observe que le requérant et B.K. ont présenté conjointement un recours administratif le 14 janvier 2005. Le 12 février 2005, moins d’un mois après, B.K. s’est suicidée en Suisse. La procédure consécutive devant les juridictions internes a duré jusqu’au 4 novembre 2008, date à laquelle la Cour constitutionnelle fédérale a déclaré le recours constitutionnel du requérant irrecevable. Il s’ensuit que la

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procédure interne s’est terminée quelque trois ans et neuf mois après le décès de B.K.

48. Quant aux observations du Gouvernement selon lesquelles B.K. aurait pu demander des mesures provisoires afin d’accélérer la procédure, la Cour observe que les mesures provisoires visent généralement à sauvegarder la situation juridique du plaignant pendant la procédure principale. En principe, elles ne sont pas conçues pour accélérer l’issue de cette procédure. Eu égard à la gravité de la demande en jeu et aux conséquences irréversibles que toute injonction provisoire aurait nécessairement impliquées, la Cour n’est pas convaincue qu’une demande d’injonction provisoire en l’espèce aurait été indiquée pour accélérer la procédure devant les juridictions internes.

49. Quand bien même les juridictions internes auraient accéléré le traitement de la demande de B.K. si celle-ci avait toujours été en vie pendant la procédure, il n’appartient pas à la Cour de décider si B.K., qui s’était résolue à mettre fin à ses jours après une longue période de souffrances, aurait dû attendre l’issue de la procédure principale devant trois degrés de juridiction afin de s’assurer d’obtenir une décision sur le fond de sa demande.

50. Eu égard aux considérations ci-dessus, en particulier à la relation exceptionnellement proche entre le requérant et sa défunte épouse et à son implication immédiate dans la réalisation du souhait de l’intéressée de mettre fin à ses jours, la Cour estime que le requérant peut prétendre avoir été directement affecté par le refus de l’Institut fédéral d’autoriser l’acquisition d’une dose létale de pentobarbital de sodium.

51. La Cour rappelle que la notion de « vie privée » au sens de l’article 8 de la Convention est une notion large, non susceptible d’une définition exhaustive (voir, notamment, Pretty, arrêt précité, § 61). Dans l’arrêt Pretty, la Cour a établi que la notion d’autonomie personnelle reflète un principe important qui sous-tend l’interprétation des garanties de l’article 8 de la Convention (Pretty, ibidem). Sans nier en aucune manière le principe du caractère sacré de la vie protégé par la Convention, la Cour a considéré que, à une époque où l’on assiste à une sophistication médicale croissante et à une augmentation de l’espérance de vie, de nombreuses personnes redoutent qu’on ne les force à se maintenir en vie jusqu’à un âge très avancé ou dans un état de grave délabrement physique ou mental aux antipodes de la perception aiguë qu’elles ont d’elles-mêmes et de leur identité personnelle (Pretty, arrêt précité, § 65). En conclusion, la Cour a déclaré ne pouvoir « exclure que le fait d’empêcher par la loi la requérante d’exercer son choix d’éviter ce qui, à ses yeux, constituera une fin de vie indigne et pénible représente une atteinte au droit de l’intéressée au respect de sa vie privée, au sens de l’article 8 § 1 de la Convention » (Pretty, arrêt précité, § 67).

52. Dans l’affaire Haas c. Suisse, la Cour a encore précisé cette ligne de jurisprudence en reconnaissant que le droit d’un individu de décider de quelle manière et à quel moment sa vie doit prendre fin, à condition qu’il soit en mesure de former librement sa volonté à ce propos et d’agir en conséquence, était l’un des aspects du droit au respect de sa vie privée au sens de l’article 8 de la Convention (Haas, arrêt précité, § 51). Elle a conclu que, même à supposer que les Etats eussent une obligation positive d’adopter des mesures permettant de faciliter la commission d’un suicide dans la dignité, les autorités suisses n’avaient pas méconnu cette obligation en l’espèce (Haas, arrêt précité, § 61).

53. La Cour a en outre estimé que l’article 8 de la Convention pouvait impliquer un droit à un contrôle juridictionnel même dans une affaire où le droit matériel en question restait à établir (Schneider c. Allemagne, no 17080/07, § 100, 15 septembre 2011)

54. Eu égard aux considérations ci-dessus, la Cour estime que la décision de l’Institut fédéral de rejeter la demande de B.K. et le refus des juridictions administratives d’examiner le fond de la demande du requérant ont constitué une ingérence dans le droit du requérant au respect de sa vie privée que lui garantit l’article 8 de la Convention.

B. Observation de l’article 8 de la Convention

55. La Cour se propose donc d’examiner si les droits propres du requérant au titre de l’article 8 de la Convention ont été suffisamment préservés au cours de la procédure interne.

1. Observations du Gouvernement

56. Pour le Gouvernement, les allégations du requérant concernant ses propres droits ont fait l’objet d’un examen approfondi par les juridictions allemandes. Le simple fait que ces juridictions ont rendu des décisions d’irrecevabilité ne signifierait pas qu’elles n’ont pas examiné au fond les griefs de l’intéressé. Le Gouvernement affirme que le tribunal administratif de Cologne a examiné la violation alléguée des droits reconnus au requérant par l’article 8 de la Convention et a cité la jurisprudence pertinente de la Cour. Dès lors, les droits procéduraux du requérant auraient été suffisamment garantis dans le

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cadre de la procédure interne.

57. Même en admettant que l’article 8 de la Convention pût imposer à un Etat l’obligation de simplifier l’acquisition d’un médicament spécifique en vue de faciliter un suicide, le Gouvernement estime que le refus de l’Institut fédéral se justifiait sous l’angle du paragraphe 2 de l’article 8. Selon lui, la décision trouvait une base légale dans les dispositions pertinentes de la loi sur les narcotiques et poursuivait le but légitime de protéger la santé et le droit à la vie. Quant à la question de savoir si la décision était nécessaire dans une société démocratique, le Gouvernement revendique une ample marge d’appréciation, considérant en particulier que la situation juridique en la matière varie considérablement d’un Etat membre à l’autre. Il renvoie de plus à la dimension éthique de la question de savoir si et dans quelle mesure l’Etat doit faciliter ou soutenir le suicide, ce qui est démontré par le fait que les questions en jeu ont été examinées par le Comité d’éthique national (Nationaler Ethikrat). Enfin, l’importance fondamentale attachée par l’ordre juridique allemand à la protection de la vie contre la mise en œuvre de l’euthanasie se fonderait sur de profondes raisons historiques, qui auraient conduit à une notion juridique de la dignité humaine particulièrement forte.

58. Le Gouvernement souligne en outre que B.K. disposait d’autres possibilités pour mettre fin à ses jours sans douleur. En particulier, elle aurait pu demander que son médecin débranche le respirateur tout en lui dispensant un traitement palliatif. Selon la loi telle qu’appliquée par les juridictions nationales à l’époque des faits (voir la partie « droit et pratique internes pertinents », paragraphe 23 ci-dessus), la responsabilité pénale du médecin de l’intéressée n’aurait pas été engagée.

59. Le Gouvernement affirme qu’il appartient essentiellement aux autorités nationales d’apprécier les risques inhérents au fait d’octroyer un libre accès à des médicaments. A ses yeux, le fait d’autoriser un accès sans restriction à une substance létale pourrait créer une apparence de normalité, et, finalement, susciter chez les personnes âgées ou gravement malades le souci de « ne pas devenir un fardeau ».

En résumé, le Gouvernement estime que l’intérêt primordial à protéger la vie justifiait le refus d’accorder à l’épouse du requérant l’autorisation de se procurer une dose létale de pentobarbital sodique.

2. Observations du requérant

60. Le requérant soutient que les juridictions nationales, en refusant d’examiner le fond de sa demande, ont porté atteinte à ses droits procéduraux au titre de l’article 8.

61. La décision prise par l’Institut fédéral ne poursuivait selon lui aucun but légitime et n’était pas nécessaire au sens du paragraphe 2 de l’article 8. La dose létale de médicament réclamée par l’épouse du requérant aurait été nécessaire pour permettre à celle-ci de s’éteindre sans douleur et dans la dignité à son domicile. D’après le requérant, son épouse ne disposait d’aucun autre moyen lui permettant de se suicider à son domicile. En particulier, les règles pertinentes n’auraient pas permis à B.K. de mettre fin à ses jours par l’interruption d’un traitement palliatif avec l’assistance d’un médecin, puisqu’elle ne se trouvait pas en phase terminale au moment où elle a décidé de se suicider. Le requérant remarque que la loi pertinente à cet égard était et est toujours peu claire et permettait uniquement l’interruption de traitements palliatifs pour les patients souffrants d’une maladie incurable.

62. Le requérant admet qu’un contrôle est nécessaire afin de prévenir le recours abusif à des substances létales. Cependant, à son avis, le suicide devrait être autorisé s’il se justifiait pour des raisons médicales. Il estime en outre que le suicide assisté n’est pas incompatible avec les valeurs chrétiennes et qu’il est plus largement accepté par la société que le Gouvernement ne semble le croire. A cet égard, il renvoie à plusieurs déclarations publiques de particuliers et d’organisations non- gouvernementales en Allemagne. Il se défend de préconiser le libre accès à des substances létales, mais estime simplement que son épouse aurait dû être autorisée à se procurer la dose requise dans ce cas précis. Il ne voit rien qui indiquerait que la décision d’une personne adulte et saine d’esprit de se donner la mort va à l’encontre de l’intérêt général. A cet égard, il souligne que le pentobarbital sodique est une substance largement prescrite en cas de suicide assisté en Suisse sans que cela ne produise aucun effet négatif.

3. Observations des tierces parties

63. Dignitas estime que les exigences stipulées dans l’arrêt Artico de la Cour (précité) ne pourraient être remplies que si le pentobarbital sodique était mis à la disposition des personnes souhaitant se suicider et si, en même temps, un personnel expérimenté assurait son application correcte. Enfin, l’association suisse estime que l’option d’un suicide assisté sans avoir à faire face aux risques élevés inhérents aux tentatives de suicide selon les modalités les plus courantes constitue l’une des meilleures méthodes de prévention du suicide.

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64. Pour AlfA, l’interdiction globale du suicide assisté n’est pas une restriction disproportionnée au droit à la vie privée consacré par l’article 8 de la Convention, puisque les dispositions juridiques de ce type traduisent l’importance du droit à la vie. Les restrictions existantes en Allemagne sont nécessaires dans l’intérêt primordial de protéger la vie jusqu’à la mort naturelle. Une majorité écrasante de médecins adhèrent à l’idée que les améliorations des soins palliatifs rendent le suicide assisté inutile.

4. Appréciation de la Cour

65. La Cour se propose de commencer son examen par le volet procédural de l’article 8. Elle observe tout d’abord que le tribunal administratif et la cour d’appel administrative ont refusé d’examiner au fond la demande du requérant, au motif qu’il ne pouvait pas revendiquer de droits propres au regard du droit interne ou au titre de l’article 8 de la Convention, ni n’avait qualité pour reprendre l’action engagée par son épouse après le décès de celle-ci. Si le tribunal administratif de Cologne, dans un obiter dictum, a exprimé l’opinion que le refus de l’Institut fédéral avait été légitime et conforme à l’article 8 de la Convention (paragraphe 18 ci- dessus), ni la cour administrative d’appel ni la Cour constitutionnelle fédérale n’ont examiné au fond la demande initiale.

66. La Cour conclut que les juridictions administratives – nonobstant l’obiter dictum du tribunal de première instance – ont refusé d’examiner le fond de la demande présentée initialement par B.K. devant les autorités nationales.

67. La Cour observe de plus que le Gouvernement n’a pas soutenu que le refus d’examiner le fond de la cause poursuivait un quelconque but légitime au regard du paragraphe 2 de l’article 8. La Cour ne voit pas davantage en quoi l’ingérence dans le droit du requérant pouvait servir l’un ou l’autre des buts légitimes énumérés dans ledit paragraphe.

68. Il s’ensuit qu’il y a eu violation du droit du requérant au titre de l’article 8 de voir sa demande examinée au fond par les juridictions internes. 69. Quant au volet matériel du grief tiré de l’article 8, la Cour rappelle

que, conformément à l’objet et au but sous-jacents à la Convention, tels qu’ils se dégagent de l’article 1 de celle-ci, chaque Etat contractant doit assurer dans son ordre juridique interne la jouissance des droits et libertés garantis. Il est fondamental pour le mécanisme de protection établi par la Convention que les systèmes nationaux eux-mêmes permettent de redresser les violations commises, la Cour exerçant son contrôle dans le respect du principe de subsidiarité (voir, parmi d’autres, Z et autres c. Royaume-Uni, no 29392/95, § 103, CEDH 2001-V, et A et autres c. Royaume-Uni [GC], no 3455/05, § 147, CEDH 2009-...).

70. La Cour estime que ce principe est d’autant plus pertinent que le grief concerne une question pour laquelle les Etats jouissent d’une importante marge d’appréciation. Les recherches en droit comparé montrent que la majorité des Etats membres n’autorisent aucune forme d’assistance au suicide (paragraphe 26 ci-dessus et Haas, arrêt précité, § 55). Seuls quatre des Etats étudiés autorisent les médecins à prescrire une dose létale de médicaments afin de permettre à un patient de mettre fin à ses jours. Partant, les Etats parties à la Convention sont loin d’avoir atteint un consensus à cet égard, ce qui implique de reconnaître à l’Etat défendeur une marge d’appréciation considérable dans ce contexte (Haas, arrêt précité, § 55).

71. Eu égard au principe de subsidiarité, la Cour estime qu’il appartenait avant tout aux juridictions internes d’examiner le fond de la demande du requérant. Elle a conclu ci-dessus (paragraphe 66) que les autorités nationales avaient l’obligation de se livrer à cet examen. En conséquence, elle décide de se limiter à examiner le volet procédural de l’article 8 de la Convention dans le cadre du présent grief.

72. Il découle de ce qui précède que le refus des juridictions internes d’examiner au fond la demande du requérant a emporté violation du droit de celui-ci au respect de sa vie privée au regard de l’article 8 de la Convention.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DU DROIT RECONNU A L’EPOUSE DU REQUÉRANT PAR L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

73. La Cour rappelle que, dans sa décision sur la recevabilité, elle a joint au fond la question de savoir si le requérant avait qualité pour alléguer une violation des droits reconnus par la Convention à sa défunte épouse.

A. Observations du Gouvernement

74. Invoquant la décision de la Cour en l’affaire Sanles Sanles (précitée), le Gouvernement soutient que le droit revendiqué de mettre fin à sa propre vie revêt un caractère éminemment personnel et non transférable et que le requérant ne peut donc

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faire valoir ce droit au nom de sa défunte épouse. Il ne voit aucune raison de s’écarter de cette jurisprudence. Pour le Gouvernement, la participation du requérant à la procédure interne ne saurait transformer un droit éminemment personnel, tel que le droit allégué à l’assistance au suicide, en un droit pouvant être mis en œuvre par autrui.

75. Pour le Gouvernement, à supposer même que le droit revendiqué fût jugé transférable, le requérant ne pourrait pas se plaindre d’une violation du droit garanti par l’article 8 de la Convention à sa défunte épouse, étant donné que n’indiquerait que la souffrance du requérant fût allée au-delà de l’épreuve que l’on subit inévitablement lorsqu’un conjoint est confronté à des obstacles pour organiser son suicide.

B. Observations du requérant

76. Pour le requérant, l’espèce doit être distinguée de l’affaire Sanles Sanles. En particulier, il fait valoir qu’il avait avec la personne décédée une relation beaucoup plus étroite que la belle-sœur qui introduisit la requête dans l’affaire Sanles Sanles. En outre, le requérant en l’espèce s’estime fondé à alléguer une violation à la fois des droits de sa défunte épouse et de ses propres droits au titre de l’article 8.

77. Il juge décisif le fait que lui-même et son épouse ont conjointement présenté un recours administratif contre la décision de l’Institut fédéral. Après la mort de son épouse, le requérant a poursuivi la procédure devant les tribunaux, ce qui lui permettrait de revendiquer un intérêt légitime à poursuivre cette affaire devant la Cour. L’intéressé soutient en outre qu’il existe un intérêt général particulier à ce que la Cour statue sur les questions soulevées par l’affaire.

C. Appréciation de la Cour

78. La Cour rappelle que, dans l’affaire Sanles Sanles (précitée), la requérante était la belle-sœur de M. S., un tétraplégique décédé qui avait engagé une action devant les tribunaux espagnols pour demander que son généraliste fût autorisé à lui prescrire les médicaments nécessaires pour lui éviter la douleur, l’angoisse et l’anxiété produites par l’état dans lequel il se trouvait, « sans que cela puisse être considéré pénalement comme une aide au suicide, ou comme un délit ou une contravention d’aucun type ». La Cour a estimé que le droit revendiqué par la requérante au titre de l’article 8, à supposer qu’il fût reconnu en droit interne, revêtait un caractère éminemment personnel et appartenait à la catégorie des droits non transférables. En conséquence, la requérante ne pouvait pas invoquer ce droit au nom de M. S., et le grief devait dès lors être déclaré irrecevable pour incompatibilité ratione personae avec les dispositions de la Convention,

79. La Cour a confirmé le principe voulant que les droits tirés de l’article8 soient de nature non transférable et ne puissent donc être revendiqués par un parent proche ou un autre héritier de la victime immédiate dans les affaires Thévenon c. France ((déc.), no 2476/02, 28 juin 2006) et Mitev (précitée).

80. La Cour réitère que « [sans qu’elle] soit formellement tenue de suivre ses arrêts antérieurs, il est dans l’intérêt de la sécurité juridique, de la prévisibilité et de l’égalité devant la loi qu’elle ne s’écarte pas sans motif valable de ses propres précédents» (voir, parmi beaucoup d’autres, Christine Goodwin c. Royaume-Uni [GC], no 28957/95, § 74, CEDH 2002-VI, et Bayatyan c. Arménie [GC], no 23459/03, § 98, CEDH 2011, ainsi que la jurisprudence citée dans ces arrêts.

81. Pour la Cour, les arguments présentés ne suffisent pas pour qu’elle en vienne à se démarquer de sa jurisprudence établie, qu’elle a passée en revue en l’espèce. Dès lors, elle estime que le requérant n’a pas qualité pour faire valoir les droits reconnus à son épouse par l’article 8 de la Convention, en raison du caractère non transférable de ces droits. Elle rappelle toutefois qu’elle a conclu ci-dessus qu’il y avait eu en l’espèce violation du propre droit du requérant au respect de sa vie privée (paragraphe 72 ci-dessus). En conséquence, le requérant n’est pas privé de protection au regard de la Convention même s’il n’est pas autorisé à revendiquer les droits reconnus par celle-ci à sa défunte épouse.

82. En application de l’article 35 § 4 in fine de la Convention, qui lui donne la possibilité de « rejeter toute requête qu’elle considère comme irrecevable (...) à tout stade de la procédure, la Cour conclut que le grief du requérant concernant la violation des droits de sa défunte épouse en vertu de l’article 8 de la Convention doit être rejeté pour incompatibilité ratione personae avec les dispositions de la Convention.

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DU DROIT D’ACCÈS DU REQUÉRANT A UN TRIBUNAL

83. Invoquant l’article 13 combiné avec l’article 8 de la Convention, le requérant allègue que les juridictions allemandes ont porté atteinte à son droit à un recours effectif en lui déniant le droit de contester le refus de l’Institut fédéral d’accorder à sa femme l’autorisation demandée.

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84. Dans sa décision sur la recevabilité, la Cour a de plus considéré qu’il convenait d’examiner ce grief sous l’angle du droit d’accès du requérant à un tribunal. Toutefois, à la lumière de sa conclusion ci-dessus concernant l’article 8 de la Convention (paragraphe 72 ci-dessus), elle estime qu’il n’y a pas lieu d’examiner s’il y a également eu violation des droits du requérant au titre de l’article 13 ou de l’article 6 § 1 de la Convention.

IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

85. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

1. Dommage moral

86. Le requérant réclame une somme globale de 5 000 euros (EUR) pour le dommage moral relatif à la douleur subie par son épouse et à ses souffrances additionnelles due à l’extension non voulue par elle de sa vie, ainsi qu’un montant de 2 500 EUR au titre de sa propre souffrance.

87. Le Gouvernement estime que le requérant et son épouse se sont inutilement exposés à des souffrances additionnelles, étant donné que B.K. avait d’autres moyens à sa disposition pour mettre fin à ses jours. Il souligne en outre que les souffrances personnelles de B.K. ont pris fin à sa mort.

88. La Cour a conclu ci-dessus que le requérant ne pouvait se plaindre d’une violation des droits reconnus par la Convention à sa défunte épouse. Dès lors, il ne peut prétendre à aucune indemnité pour dommage moral en son nom à elle. A l’inverse, la Cour estime que le requérant doit avoir subi un préjudice moral à raison du refus des juridictions internes d’examiner le fond de sa demande et, statuant en équité, lui accorde l’intégralité de la somme réclamée au titre de sa propre souffrance.

2. Dommage matériel

89. S’appuyant sur plusieurs documents, le requérant demande en outre une somme globale de 5 847,27 EUR, qui couvrirait les honoraires de l’avocat dans le cadre du recours administratif contre la décision de l’Institut fédéral (197,20 EUR), les frais de photocopie du dossier médical de B.K. (94,80 EUR), et les dépenses liées au transport de B.K. en Suisse et à son suicide assisté.

90. Pour le Gouvernement, il n’y a pas de lien de causalité entre la violation alléguée du droit garanti par la Convention et le préjudice revendiqué.

91. La Cour estime qu’il convient d’examiner les frais afférents à la procédure de recours administratif sous la rubrique des « frais et dépens ». Quant au reste des prétentions du requérant, la Cour relève que B.K. s’est suicidée en Suisse avant que les juridictions allemandes aient rendu une décision sur la demande. En conséquence, la Cour ne voit aucun lien de causalité entre le refus des juridictions internes d’examiner au fond la demande de B.K. et les dépenses liées au transport de celle-ci en Suisse et à son suicide. Dès lors, elle n’octroie rien à ce titre.

B. Frais et dépens

92. Le requérant, qui soumet plusieurs documents à l’appui de ses demandes, réclame une somme totale de 46 490,91 EUR pour frais et dépens. Cette somme comprend un montant de 6539,05 EUR correspondant aux honoraires d’avocat et aux frais de la procédure devant les juridictions internes, ainsi qu’un montant de 39 951,86 EUR pour les honoraires d’avocat et les frais exposés dans le cadre de la procédure devant la Cour. Le requérant précise qu’il a accepté de payer son avocat 300 EUR de l’heure.

93. Le Gouvernement exprime des doutes quant au caractère nécessaire et approprié de la somme réclamée. Il souligne en outre que le requérant n’a pas soumis d’accord écrit sur le taux horaire qu’il prétend avoir payé.

94. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant a droit au remboursement des frais et dépens les frais et dépens dont il est

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établi qu’ils ont été réellement exposés, qu’ils correspondaient à une nécessité et qu’ils sont raisonnables quant à leur taux. En l’espèce, eu égard aux documents en sa possession et aux critères ci-dessus, la Cour juge raisonnable d’accorder en entier la somme réclamée pour la procédure interne. Elle octroie donc au requérant un montant de 6 736, 25 EUR (TVA comprise) pour la procédure devant les juridictions nationales, ce qui inclut les frais de la procédure de recours administratif (197,20 EUR, paragraphes 89 et 91 ci-dessus). Eu égard au fait que les griefs du requérant n’ont que partiellement prospéré devant elle, la Cour estime en outre raisonnable d’accorder un montant de 20 000 EUR (TVA comprise) pour la procédure à Strasbourg.

C. Intérêts moratoires

95. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare irrecevable le grief du requérant concernant la violation des droits reconnus par la Convention à l’épouse de l’intéressé ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention en ce que les juridictions nationales ont refusé d’examiner au fond la demande du requérant ;

3. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner s’il y a eu violation du droit d’accès du requérant à un tribunal sous l’angle de l’article 6 § 1 de la Convention ;

4. Dit : a) que l’Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :

i. 2 500 EUR (deux mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ; ii. 26 736,25 EUR (vingt-six mille sept cent trente-six euros vingt- cinq centimes), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par le requérant, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus. Fait en anglais et en français, puis communiqué par écrit le 19 juillet

2012, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Claudia Westerdiek Peer Lorenzen Greffière Président