Théorie générale de l'emploi et de la monnaie

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  • 8/14/2019 Thorie gnrale de l'emploi et de la monnaie

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    John Maynard KEYNES (1936)

    Thorie gnrale

    de lemploi, de lintrt

    et de la monnaieTraduit de lAnglais par Jean- de Largentaye (1942)

    LIVRES I, II ET III

    Un document produit en version numrique par Jean-Marie Tremblay,professeur de sociologie au Cgep de Chicoutimi

    Courriel:[email protected] web: http://pages.infinit.net/sociojmt

    Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales"Site web: http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html

    Une collection dveloppe en collaboration avec la BibliothquePaul-mile-Boulet de l'Universit du Qubec Chicoutimi

    Site web: http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm

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    J. M. Keynes(1936), Thorie gnrale de lemploi, de lintrt et de la monnaie (livres I III) 2

    Cette dition lectronique a t ralise par Jean-Marie Tremblay,professeur de sociologie au Cgep de Chicoutimi partir de :

    John Maynard KEYNES

    Thorie gnrale de lemploi, de lintrt et de la monnaie (1936)

    Livres I, II et III

    Traduit de lAnglais par Jean- de Largentaye (1942)

    Une dition numrique ralise partir du livre de John Maynard Keynes,Thorie gnrale de lemploi, de lintrt et de la monnaie (1936). Traduit delAnglais par Jean de Largentaye (1942). Paris : ditions Payot, 1942.

    Polices de caractres utilise :

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    dition lectronique ralise avec le traitement de textes MicrosoftWord 2001 pour Macintosh.

    Mise en page sur papier formatLETTRE (US letter), 8.5 x 11)

    dition complte le 20 juin 2002 Chicoutimi, Qubec.

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    Table des matires

    Prface pour l'dition franaise, 1942Prface de l'dition anglaise, 1936Note du traducteur, 1942

    Livre I : Introduction

    I. - La thorie gnraleII. - Les postulats de l'conomie classiqueIII. - Le principe de la demande effective

    Livre II : Dfinitions et concepts

    IV. - Le choix des unitsV. - De la prvision en tant qu'elle dtermine le volume de la production et

    de l'emploiVI. - La dfinition du revenu, de l'pargne et de l'investissement

    I. - Le revenuII. - L'pargne et l'investissement

    Appendice sur le Cot d'usage

    VII. - Nouvelles considrations sur le sens des notions d'pargne etd'investissement

    Livre III : La propension consommer

    VIII. - La propension consommer I. - Les facteurs objectifsIX. - La propension consommer II. - Les facteurs subjectifs

    X. - La propension marginale consommer et le multiplicateur

    Voir le second fichier

    Livre IV : L'incitation investir

    XI. - L'efficacit marginale du capitalXII. - L'tat de la prvision long termeXIII. - La thorie gnrale du taux de l'intrtXIV. - La thorie classique du taux de l'intrt

    Appendice relatif aux taux de l'intrt tel qu'il apparat dans les Principesd'conomie de Marshall, dans les Principes d'conomie Politique deRicardo, et en d'autres ouvrages

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    XV. - Les motifs psychologiques et commerciaux de la liquiditXVI. - Observations diverses sur la nature du capitalXVII - Les proprits essentielles de l'intrt et de la monnaieXVIII. - Nouvel expos de la thorie gnrale

    Livre V : Salaires nominaux et prix

    XIX. - Variations des salaires nominaux

    Appendice sur la Thorie du Chmage du Professeur Pigou

    XX. - La fonction de l'emploiXXI. - La thorie des prix

    Livre VI : Notes succinctes suggres par la thorie gnrale

    XXII. - Notes sur le cycle conomique

    XXIII. - Notes sur le mercantilisme, les lois contre l'usure, la monnaieestampille, et les thories de la sous-consommation

    XXIV. - Notes finales sur la philosophie sociale a laquelle la thorie gnralepeut conduire

    LEXIQUE

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    Prface pour l'ditionfranaise

    Par John Maynard Keynes, 1942

    Retour la table des matires

    Pendant un sicle ou plus l'conomie Politique a t domine en Angleterre parune conception orthodoxe. Ce n'est pas dire qu'une doctrine immuable ait prvalu,bien au contraire ; la doctrine a volu progressivement. Mais ses postulats, sonesprit, sa mthode sont rests tonnamment les mmes et une remarquable continuitse distingue travers les changements. C'est dans cette orthodoxie en constantevolution que nous avons t lev. Nous l'avons tudie, enseigne, commente dansnos crits et sans doute les observateurs superficiels nous rangent-ils encore parmi sesadeptes. Les futurs historiens des doctrines considreront que le prsent ouvrageprocde essentiellement de la mme - tradition. Mais nous-mmes, en crivant celivre et un autre ouvrage rcent qui l'a prpar, nous avons senti que nous abandon-nions cette orthodoxie, que nous ragissions fortement contre elle, que nous brisionsdes chanes et conquerrions une libert. Cet tat d'esprit explique certains dfauts del'ouvrage ; il explique en particulier qu'il revte en divers passages un caractre de

    controverse, qu'il ait trop l'air de s'adresser aux dfenseurs d'une conception spcialeet pas assez la Ville et au Monde. Nous avons voulu convaincre notre entourage etne non,, sommes pas adress assez directement au grand publie. Trois ans ont passdepuis lors, nous nous sommes habitue notre nouveau vtement et avons oublijusqu' la forme de l'ancien. Si nous devions rcrire cet ouvrage, nous chercherions viter ce dfaut et nous nous efforcerions d'exposer avec plus de nettet notre propremanire de voir.

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    Nous disons tout ceci tant pour nous expliquer que pour nous excuser aux yeuxdes lecteurs franais. Car en France il n'y a pas eu de tradition orthodoxe qui aitgouvern l'opinion contemporaine aussi compltement qu'en Angleterre. La situationdes tats-Unis a t trs comparable la ntre. Mais en France et dans les autres paysdu continent aucune cole n'a t ce point prpondrante depuis la disparition del'cole Librale Franaise, qui fleurissait il y a quelque soixante-dix ans (les membresde cette cole ont d'ailleurs survcu si longtemps au dclin de leur influence qu'ilnous souvient, alors que nous tions jeune rdacteur l'Economic Journal, d'avoir t,charg d'crire les ncrologies d'un grand nombre d'entre eux : Levasseur, Molinari,Leroy-Beaulieu ...) Si l'influence et l'autorit de Charles Gide avaient gal cellesd'Alfred Marshall, la situation en France et t plus semblable la ntre. A l'heureactuelle les conomistes franais sont clectiques ; leurs doctrines ne sont pas assezenracines - du moins le croyons-nous parfois - dans une conception systmatique.Ceci les rendra peut-tre plus accessibles nos arguments, mais il se peut aussi quenos lecteurs se demandent ce que nous voulons dire lorsque nous faisons un usage,que certains de nos critiques anglais jugent impropre, des termes d'cole classique et d'conomistes classiques . Il pourra donc tre utile aux lecteurs franais que

    nous nous efforions d'indiquer en quelques mots ce que nous considrons comme lescaractristiques principales de notre tude.

    Nous avons donn notre thorie le nom de thorie gnrale . Par l nousavons voulu marquer que nous avions principalement en vue le fonctionnement dusystme conomique pris dans son ensemble, que nous envisagions les revenus glo-baux, les profits globaux, la production globale, l'emploi global, l'investissementglobal et l'pargne globale bien plus que les revenus, les profits, la production, l'em-ploi, l'investissement et l'pargne, d'industries, d'entreprises ou d'individus considrsisolment. Et nous prtendons qu'on a commis des erreurs graves en tendant ausystme pris dans son ensemble des conclusions qui avaient t correctement tabliesen considration d'une seule partie du systme prise isolment.

    Expliquons-nous par quelques exemples. Lorsque nous avons soutenu (lue dans lesystme envisag globalement le montant du revenu pargn, c'est--dire non dpenspour la consommation courante, est et ne peut pas ne pas tre exactement gal aumontant de l'investissement net nouveau, on a considr cette proposition comme unparadoxe et une vaste controverse s'est instaure son sujet. Ceci s'explique sans au-cun doute par le fait que l'galit de l'pargne et de l'investissement, qui est ncessai-rement vrifie dans l'ensemble du systme, ne l'est nullement dans le cas d'unindividu isol. Il n'y a aucune sorte de raison pour que le montant de l'investissementnouveau dont je suis l'auteur soit li par une relation quelconque au montant de mespargnes personnelles. C'est trs juste titre que l'on considre le revenu d'un indi-vidu comme indpendant de ce qu'il consomme et investit personnellement. Maisceci, nous sommes oblig de le signaler, n'aurait pas d faire oublier que la demandecre par la consommation et l'investissement d'un individu est la source du revenu

    des autres individus et que par suite le revenu en gnral n'est pas indpendant, bienau contraire, de la propension des individus dpenser et investir. Puisque le pen-chant des individus dpenser et investir dpend lui-mme de leurs revenus, unerelation se trouve tablie entre les pargnes globales et l'investissement global, et ilest trs facile d'tablir, sans que raisonnablement on puisse le contester, que cetterelation ne saurait tre qu'une stricte galit. A vrai dire, cette conclusion est des plusbanales. Mais elle ouvre la voie une suite de raisonnements qui commandent dessujets plus importants. On dmontre que, d'une manire gnrale, le volume rel de laproduction et de l'emploi dpend, non de la capacit de production ou du niveau

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    prexistant des revenus, mais des dcisions courantes de produire, lesquelles dpen-dent leur tour des dcisions d'investir et de l'estimation actuelle des montants de laconsommation courante et future. En outre, ds que l'on connat la propension consommer et pargner (comme nous l'appellerons), c'est--dire la rsultante pourla communaut entire des penchants psychologiques individuels concernant lamanire d'employer des revenus d'un certain montant, on peut calculer le niveau desrevenus et partant le niveau de la production et de l'emploi qui assurent l'quilibre duprofit lorsque l'investissement nouveau est d'un montant donn ; et ceci sert de pointde dpart la doctrine du Multiplicateur. Ou encore il devient vident que, touteschoses tant gales d'ailleurs, un renforcement de la propension pargner contracteles revenus et la production, tandis qu'un accroissement de l'incitation investir lesdveloppe. On peut aussi analyser les facteurs qui, dans le systme tout entier,dterminent le revenu et la production ; on a, au sens propre du terme, une thorie del'emploi. De ce raisonnement dcoulent des conclusions qui touchent spcialementles problmes de finances publiques et de politique nationale en gnral ainsi que lesproblmes du cycle conomique.

    Une autre particularit, trs caractristique de cet ouvrage, est la thorie du tauxde l'intrt. Ces derniers temps de nombreux conomistes ont soutenu que le montantde l'pargne courante dterminait l'offre de capital frais, que le montant de l'inves-tissement courant en gouvernait la demande et que le taux de l'intrt tait le facteurd'quilibre ou le prix dtermin par le point d'intersection de la courbe de l'offred'pargnes et de la courbe de la demande d'investissement. Mais si l'pargne globaleest ncessairement et en toute circonstance juste gale l'investissement global, il estvident qu'une telle explication s'effondre. La solution doit donc tre chercheailleurs. Nous l'avons trouve dans l'ide que le rle du taux de l'intrt est de mainte-nir en quilibre, non la demande et l'offre des biens de capital nouveaux, mais lademande et l'offre de monnaie, c'est--dire la demande d'argent liquide et les moyensd'y satisfaire. Nous rejoignons ainsi la doctrine des anciens conomistes, antrieursau XIXe sicle. Cette vrit, par exemple, a t discerne trs nettement par Montes-

    quieu 1, Montesquieu, le plus grand conomiste franais, celui qu'il est juste decomparer Adam Smith, et qui dpasse les physiocrates de cent coudes par laperspicacit, par la clart des ides et par le bon sens (qualits que tout conomistedevrait possder). Mais il nous faut laisser pour le corps de l'ouvrage l'explicationdtaille de tous ces phnomnes.

    Nous avons donn ce Livre le nom de Thorie Gnrale de l'Emploi, de l'Intrtet de la Monnaie ; et le troisime point sur lequel nous pouvons appeler l'attention estnotre conception de la monnaie et des prix. L'analyse suivante montre comment nousavons fini par chapper aux confusions de la Thorie Quantitative, qui nous avaitautrefois induit en erreur. Nous considrons que le niveau gnral des prix et les prixindividuels sont dtermins d'une faon strictement identique, c'est--dire qu'ilsdpendent de l'offre et de la demande. L'tat de la technique, le niveau des salaires,

    l'importance de l'outillage et de la main-duvre inemploys ainsi que la situation desmarchs et de la concurrence dterminent les conditions de l'offre pour les produitsindividuels comme pour l'ensemble des produits. Les dcisions des entrepreneurs, quiprocurent des revenus aux producteurs individuels, et les dcisions de ces individusen ce qui concerne l'emploi de ces revenus dterminent les conditions de la demande.Et les prix - tant les prix individuels que le niveau gnral - apparaissent comme larsultante de ces deux facteurs. La monnaie, et la quantit de monnaie, n'intervien-

    1 Nous pensons particulirement l'Esprit des Lois, Livre XXII, Chapitre XIX.

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    nent pas directement ce point du procs. Elles ont jou leur rle un stade antrieurde l'analyse. La quantit de monnaie dtermine l'offre de ressources liquides, par lelle gouverne le taux de l'intrt et jointe d'autres facteurs (notamment ceux quiintressent la confiance) l'incitation investir ; celle-ci son tour fixe le niveau desrevenus, de la production et de l'emploi et ( chaque stade combine avec d'autresfacteurs) le niveau gnral des prix par l'intermdiaire de l'offre et de la demandeainsi tablies.

    Il nous semble que jusqu' une date rcente les doctrines associes au nom de J.B. Say ont domin partout la science conomique beaucoup plus qu'on ne l'a cru. Ilest vrai que la plupart des conomistes ont abandonn depuis longtemps sa loi desdbouchs , mais ils n'ont pas rejet ses hypothses fondamentales et particuli-rement le sophisme d'aprs lequel la demande serait cre par l'offre. Say supposeimplicitement que le, systme conomique travaille constamment pleine capacit,de telle sorte qu'une activit nouvelle se substituerait toujours et ne s'ajouterait jamaisa une autre activit. Presque toute la thorie conomique postrieure dcoule de lamme hypothse en ce sens que cette hypothse lui est ncessaire. Or il est vident

    qu'une thorie fonde sur une telle base ne saurait convenir l'tude des problmes serapportant au chmage et au cycle conomique. Peut-tre ferons-nous mieux com-prendre aux lecteurs franais le caractre que nous avons voulu donner au prsentouvrage en disant que, dans la thorie de la production, il abandonne dfinitivementles doctrines de J. B. Say et que, dans la thorie de l'intrt, il revient aux doctrines deMontesquieu.

    J. M. KEYNES.

    King's College, Cambridge, 1942.

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    Prface de la premiredition anglaise

    Par John Maynard Keynes, 1936

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    Ce livre s'adresse surtout nos confrres conomistes. Nous souhaitons qu'ilpuisse tre intelligible d'autres personnes. Mais il a pour objet principal l'tude dequestions thoriques difficiles et il ne traite qu' titre subsidiaire l'application de lathorie aux faits. Car, s'il y a des erreurs dans l'conomie orthodoxe, elles doivent trecherches non dans sa superstructure qui a t difie avec un grand souci decohrence logique, mais dans ses prmisses qui manquent de clart et de gnralit.Nous ne pouvons donc atteindre notre but, qui est de persuader les conomistes deprocder un nouvel examen critique de leurs hypothses fondamentales, qu'au prixd'un raisonnement trs abstrait et aussi de controverses multiples. Nous aurionssouhait que celles-ci fussent moins nombreuses. Nous avons jug cependant qu'iln'importait pas seulement d'expliquer notre propre manire de voir, mais encore demontrer en quoi elle se spare de la thorie dominante. Les personnes qui sont ferme-

    ment attaches ce que nous appelons la thorie classique estimeront probable-ment tour tour que nous nous trompons compltement et que nous ne disons rien denouveau. C'est d'autres qu'il appartient de dcider si l'une ou l'autre de ces opinions- ou une troisime - est exacte. Les parties de controverse sont destines fournir deslments de rponse et, si en recherchant des distinctions nettes nous avons donn nos propres controverses un ton trop acerbe, nous prions qu'on veuille bien lepardonner. De nombreuses annes durant, nous avons nous-mmes dfendu avec con-viction les thories que nous attaquons aujourd'hui et nous croyons ne pas ignorerquelles en sont les parties solides.

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    La question en jeu est d'une importance qu'on ne saurait exagrer. Mais, si nosexplications sont justes, ce sont nos confrres conomistes et non le grand public qu'ilnous faut d'abord convaincre. Au stade actuel de la discussion le grand publie, encorequ'il soit le bienvenu au dbat, ne peut qu'assister aux efforts par lesquels un cono-miste tente de mettre fin aux profondes divergences de vue qui sparent ses confrres,divergences qui ont actuellement enlev la thorie conomique presque toute soninfluence pratique et qui continueront le faire jusqu' ce qu'on leur ait apport unesolution.

    Le rapport existant entre ce livre et le Treatise on Money sera sans doute moinsclair pour les lecteurs qu'il ne l'est pour nous mme ; ce que nous considrons commeune volution naturelle de la pense dans la voie que nous suivons depuis plusieursannes apparatra parfois au lecteur comme un changement d'opinion dconcertant.Cette difficult sera encore accrue par les changements que nous avons cru ncessaired'introduire dans le vocabulaire. Ces changements sont indiqus dans le cours de l'ou-vrage ; quant la relation gnrale existant entre les deux livres, elle peut s'exprimer

    de la faon suivante. Lorsque nous avons commenc la rdaction du Treatise onMoney, nous voluions encore dans la conception traditionnelle qui considre l'actionde la monnaie comme un facteur pour ainsi dire indpendant de la thorie gnrale del'offre et de la demande. Lorsque nous emes termin ledit ouvrage, nous avions djralis certains progrs dans la transformation de la thorie montaire en une thoriede la production dans son ensemble. Mais nous n'avions pas russi nous affranchirsuffisamment de certaines ides prconues ; et notre dfaut d'mancipation semanifeste dans ce qui nous apparat maintenant comme la faiblesse essentielle desparties thoriques de l'ouvrage (les Livres III et IV), c'est--dire dans notre impuis-sance fournir une explication complte des effets produits par les variations du vo-lume de la production. Nos quations fondamentales , comme nous les appelions,taient une image instantane, trace dans l'hypothse d'un volume de productiondonn. Elles taient destines montrer comment, dans cette hypothse, certaines

    forces pouvaient se dvelopper qui rompaient l'quilibre du profit et par suiterequraient un changement de volume de la production. Mais la description dynami-que, en tant qu'elle se distingue de l'image instantane, demeurait incomplte et extr-mement confuse. Le prsent ouvrage a fini par devenir au contraire une tude portantprincipalement sur les forces qui gouvernent les variations de volume de la pro-duction et de l'emploi dans leur ensemble ; et comme il apparat que la monnaie jouedans le mcanisme conomique un rle primordial et d'ailleurs trs particulier, lesdtails de la technique montaire se situent l'arrire plan du sujet. Une conomiemontaire est essentiellement, comme nous le verrons, une conomie o la variationdes vues sur l'avenir peut influer sur le volume actuel de l'emploi, et non sur sa seuleorientation. Mais la mthode que nous employons pour analyser le rapport entre lavariation des vues sur l'avenir et la situation conomique actuelle fait intervenirl'action combine de l'offre et de la demande, et c'est par l qu'elle se rattache lathorie fondamentale de la valeur. Nous sommes ainsi parvenu une thorie plusgnrale, dans laquelle la thorie classique qui nous est familire constitue un casspcial.

    L'auteur d'un livre comme celui-ci tant oblig de cheminer en des sentiers incon-nus, la critique et l'change d'ides lui sont d'une utilit extrme, s'il dsire ne pascommettre un nombre excessif d'erreurs. On est surpris des absurdits qu'on peutadmettre temporairement lorsqu'on rflchit trop longtemps seul; surtout dans ledomaine conomique (de mme que dans les autres sciences morales) o l'on n'a pas

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    souvent l'occasion de vrifier ses ides par une preuve concluante dans l'ordre duraisonnement ou de l'exprience. En rdigeant ce livre, plus encore peut-tre que lors-que nous crivions le Treatise oit Money, nous nous sommes appuy sur les conseilscontinuels et sur la critique constructive de M. Kahn. De nombreuses parties de cetouvrage ne doivent qu' ses suggestions la forme qu'elles ont reue. Nous avons taussi trs utilement second par Mme Joan Robinson, par M. R. G. Hawtrey et par M.R. F. Harrod, qui a corrig toutes les preuves.

    La composition de cet ouvrage a t pour l'auteur un long effort d'vasion, unelutte pour chapper aux formes habituelles de pense et d'expression ; et la plupartdes lecteurs devront s'imposer un effort analogue pour que l'auteur parvienne lesconvaincre. Les ides si laborieusement exprimes ici sont extrmement simples etdevraient tre videntes. La difficult n'est pas de comprendre les ides nouvelles,elle est d'chapper aux ides anciennes qui ont pouss leurs ramifications dans tousles recoins de l'esprit des personnes ayant reu la mme formation que la plupartd'entre nous.

    J. M. Keynes, 1936.

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    Note du traducteurJean de lArgentaye, 1942

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    M. Keynes est surtout connu du grand public franais par ses Consquences co-nomiques de la paix. La confirmation clatante apporte par l'exprience certainesdes vues exposes dans ce livre lui confre une grande autorit.

    Luvre proprement scientifique de M. Keynes, qui l'a plac au tout premier rangdes conomistes contemporains, est loin d'tre aussi connue en France. Faute d'avoirt traduits, ses principaux ouvrages de doctrine sont rests ignors mme de l'opi-nion claire. Ni le Trait de la Probabilit, qui date de 1921, ni surtout le Trait dela Monnaie, qui date de 1930, n'ont t publis en France. Le seul ouvrage de doc-trine qui ait t traduit, laRforme Montaire, remonte 1923.

    Or c'est depuis cette poque que la pense de M. Keynes a subi sur le plan cono-mique une volution profonde, qu'elle est sortie des errements classiques et qu'ellea pris un tour vraiment original et constructif. Le Trait de la Monnaie marque uneimportante tape de cette volution. Mais cet ouvrage, bien qu'il compte parmi lesanalyses les plus pntrantes des questions montaires, contient encore au jugementmme de l'auteur des lacunes et des obscurits. C'est dans la Thorie Gnrale del'Emploi, de l'Intrt, et de la Monnaie, publie en fvrier 1936, que la thorie de NI.Keynes nous est prsente pour la premire fois sous une forme complte et parfai-tement homogne. A beaucoup de lecteurs franais, cette thorie apparatra entire-

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    ment nouvelle. Afin de les aider la situer dans la pense conomique moderne,peut-tre ne sera-t-il pas inutile de leur en signaler diverses particularits, d'indiquerl'accueil qu'elle a reu de la doctrine et de mettre en lumire certaines de ses appli-cations.

    En quoi la Thorie Gnrale se distingue-t-elle de la thorie traditionnelle ? Pourles uns elle constitue une rvolution, pour les autres une simple volution. Certainsont t jusqu' nier qu'elle apportt aucune nouveaut relle. C'est un sujet qui a tlonguement discut 1. En ce qui concerne les diffrences d'hypothses et de conclu-sions, il appartiendra au lecteur de les apprcier. Mais il existe des diffrences demthode dont il importe qu'il soit instruit ds l'abord afin de ne pas entreprendrel'tude de la Thorie Gnrale avec des habitudes de pense qui en compliqueraientgrandement l'intelligence.

    La thorie traditionnelle examinait successivement la production, la rpartition, lacirculation et la consommation des richesses 2. Aucune trace d'une telle division nesubsiste dans la Thorie Gnrale. Celle-ci se prsente sous la forme d'une construc-

    tion entirement cohrente. Sans doute y peut-on discerner une thorie de l'emploi,une thorie de l'pargne, une thorie des salaires et des prix, une thorie de l'intrt ;mais chacune de ces thories apparat soit comme un aspect particulier du systmetout entier, soit comme une pice du mcanisme gnral. Ceci nous semble la rappro-cher grandement de la ralit. Car, lorsqu'on considre les faits conomiques dansleur ensemble, la production, la distribution, la circulation et la consommation desrichesses sont des phnomnes trop troitement entremls pour qu'on puisse sansinconvnient les sparer. Beaucoup plus satisfaisante est la mthode qui consiste diviser, non les faits conomiques eux-mmes, mais les causes qui les gouvernent,comme le fait M. Keynes lorsqu'il distingue la propension consommer et l'incitation investir.

    Toutefois les causes des faits conomiques sont elles-mmes nombreuses et

    complexes. La Thorie Gnrale les groupe en un certain nombre de concepts denature psychologique, parmi lesquels les principaux sont la propension consommer,l'incitation investir, dj cits, et la prfrence pour la liquidit. Outre ces conceptspsychologiques qui n'existaient pas dans la thorie traditionnelle elle introduit pourles besoins du raisonnement des concepts objectifs, comme le cot d'usage et le pleinemploi, ou mixtes, comme l'efficacit marginale du capital. Quelle que soit la com-plexit de ces divers concepts, ils sont tous nettement dfinis et leur choix a t assezheureux pour confrer la Thorie Gnrale le double avantage d'une troite confor-mit aux faits et d'une simplicit suffisante pour que le lecteur familiaris avec euxpuisse embrasser la thorie dans son ensemble.

    Enfin la thorie traditionnelle et la Thorie Gnrale se distinguent par le choix

    des variables. Dans la thorie traditionnelle, ainsi qu'on le verra, le revenu global dela communaut est rang implicitement ou explicitement parmi les donne, dusystme. L'ide que le revenu peut tre considr comme constant est d'ailleurs enra-cine dans les esprits ; c'est elle qu'on trouve la base de la plupart des sophismes

    1 On pourra consulter notamment l'tude de M. Harrod, M. Keynes and the traditional Theory

    (Econometrica, fvrier 1937).2 Toutefois cette division a t expressment carte par M. Colson, qui en France nous parat avoir

    donn la thorie traditionnelle sa forme la plus accomplie et dont la mort rcente est une grandeperte pour la science franaise.

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    conomiques contemporains. Dans la Thorie Gnrale au contraire le revenu globalest la variable dpendante essentielle ; l'objet mme de cette thorie est d'identifier lesfacteurs qui le dterminent ; et, si elle analyse les motifs psychologiques de la dpen-se, c'est parce que la dpense des uns est la condition ncessaire et suffisante durevenu des autres.

    Ceci peut tre exprim sous une autre forme. Dans la thorie traditionnelle toutesles personnes dsireuses de travailler sont censes pouvoir un certain salaire trouverde l'emploi ; on suppose qu'il n'existe pas de chmage involontaire ou en d'autres ter-mes qu'il y a plein emploi . Dans la Thorie Gnrale au contraire, le plein emploin'est qu'une situation limite ; il n'existe pas dans les circonstances normales.

    Une seconde diffrence, qui mrite d'tre signale, rside dans le caractre attri-bu par les deux thories au niveau gnral des salaires nominaux ou, comme on ditparfois, au salaire pur. La thorie traditionnelle suppose que la demande et l'offre demain-d'uvre varient avec ce niveau et que par consquent, puisqu'elles sont gales,elles lui assignent une valeur dtermine. La Thorie Gnrale considre, ni contrai-

    re, que la demande de main-d'uvre ne dpend pas directement du niveau des salai-res, que l'offre n'en dpend pas non plus sauf en cas de plein emploi, et que parconsquent ces deux facteurs ne sauraient le dterminer ; le niveau gnral des salai-res nominaux apparat donc comme une variable indpendante susceptible de prendreune valeur quelconque.

    La Thorie gnrale de l'Emploi, de l'Intrt et de la Monnaie a suscit chez lesconomistes un trs vif intrt ; il n'est presque aucune de ses lignes qui n'ait donnlieu de multiples commentaires. Toutefois, si elle fut accueillie avec grande faveurpar des conomistes nombreux et influents, elle rencontra une hostilit non moinsgrande chez d'autres conomistes marquants. Les professeurs Cassel et Pigou notam-ment, ont pris position contre elle, le premier dans un article de la Revue interna-

    tionale du Travail d'octobre 1937, le second dans un article d'Economica de mai1936. Indiquons tout de suite que leurs arguments ne paraissent pas des plus solides ;ceux du Professeur Cassel parce que, selon la conclusion d'un article que le Pro-fesseur Lerner (R. I. T. novembre 1937), ils tmoignent, semble-t-il, d'une lectureinsuffisamment attentive de l'ouvrage de M. Keynes, et ceux du Professeur Pigouparce qu'ils reposent pour la plupart sur l'hypothse que la politique bancaire peutassurer la stabilit du revenu montaire global, hypothse difficilement conciliablenon seulement avec la Thorie Gnrale mais encore avec les faits.

    D'autres auteurs, comme MM. R. G. Hawtrey, J. R. Hicks, B. Ohlin, D. H.Robertson, adoptant une position intermdiaire, ont critiqu certaines parties de laThorie Gnrale et approuv les autres. Si on excepte les questions de terminologie

    c'est surtout la thorie du taux de l'intrt qui les a spars de M. Keynes. Or dansl'Economic Journal de juin 1937 M. A. P. Lerner a pu tablir que les thories du tauxde l'intrt respectivement soutenues par les trois derniers de ces auteurs et celle deM. Keynes n'taient nullement inconciliables.

    Enfin, parmi les partisans de la Thorie Gnrale, on peut citer notamment MmeJoan Robinson, M. R. F. Harrod, M. A. P. Lerner. Non contents de dfendre laditethorie, ces auteurs en ont fait le point de dpart de travaux originaux tels que TheTrade Cycle (Harrod) ou les Essays in the Theory of Employment(Mme Robinson).

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    Ils ont ainsi montr avec quelle aisance elle se prte la solution des difficultsthoriques aussi bien qu' l'explication des faits.

    La controverse au sujet de la Thorie Gnrale a t trop vaste pour que nouspuissions en retracer ici mme les grandes lignes. Elle a d'ailleurs roul beaucoupplus sur les mthodes de M. Keynes et la nature de ses hypothses que sur la subs-tance de sa thse. Au demeurant le point important est qu'aucune contradiction n'aitt releve ni dans la thse elle-mme ni entre la thse et les faits. Eu gard aunombre des critiques diriges contre elle et la qualit de leurs auteurs, ceci peut treinterprt comme un important tmoignage en sa faveur.

    A l'heure actuelle la discussion tend s'apaiser. La Thorie Gnrale exerce surles esprits une influence grandissante. Certains de ses concepts, comme la propension consommer, le plein emploi, la prime de liquidit, ont fait l'objet d'tudes spcialestant sur le plan thorique que sur le plan pratique. De nombreux auteurs se rfrent ses chapitres, souvent par la seule indication de leur numro. Et il est permis depenser que la Thorie Gnrale, aprs avoir dnonc les erreurs de l'cole dite

    classique , est devenue son tour une oeuvre classique au sens le plus exact dumot.

    La Thorie Gnrale de l'Emploi, de l'Intrt et de la Monnaie est un ouvrage dethorie pure. Beaucoup de temps et de travail seront ncessaires pour en tirer toutesles consquences pratiques qu'elle comporte. Toutefois elle est assez proche de laralit pour qu'il s'en dgage divers principes immdiatement applicables. Plusieursdes ides matresses qu'elle contient figuraient dj dans le Trait de la Monnaie ; etil semble que l'influence pratique de la doctrine de M. Keynes ait commenc sefaire sentir ds la publication de cet ouvrage. Sans doute est-il impossible d'affirmerque dans chaque cas particulier l'attitude d'un Gouvernement ait t inspire par telleou telle doctrine. Mais on peut constater, en divers pays, l'accord de la politique

    suivie au cours des dernires annes avec certains principes essentiels de la ThorieGnrale.

    En Grande-Bretagne la chute de la Livre la fin de septembre 1931 a marqu tout la fois le dclin des tendances orthodoxes et la prdominance, dans le domaine mo-ntaire notamment, de conceptions trs analogues celles de M. Keynes. Jusqu'cette poque, lorsque la balance des paiements se trouvait en dficit, les autorits s'ef-foraient de ramener l'quilibre en relevant le taux de l'escompte. Cette conception,vieille de plus d'un sicle, avait fini par devenir dans la plupart des pays une rglefondamentale de la politique montaire. Tout autre est la conception de M. Keynes,Dans sa doctrine, hors le cas de plein emploi, la hausse du taux de l'intrt apparattoujours indsirable. Elle contrarie en effet l'investissement et d'une manire indirecte

    la consommation ; elle ralentit par consquent l'activit conomique et risque encertains cas d'aggraver le dficit de la balance des paiements au lieu de l'attnuer. Orles autorits, britanniques semblent, depuis 1931, s'tre constamment refuses, mal-gr la pression qui s'est exerce plusieurs reprises sur le change, imposer lesrestrictions montaires qu'et exiges la hausse du taux de l'intrt. Le taux de l'es-compte, qui autrefois variait frquemment, a t fix en juin 1932 un niveau im-muable. D'autre part, un fonds d'galisation a t cr sous une forme qui soustrait lemarch montaire l'effet des mouvements internationaux de capitaux. On peut ainsi,en toutes circonstances, maintenir sur ce march une abondance montaire adquate,

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    comme on maintient dans les bassins flot un niveau permanent au moyen descluses qui les isolent de la mer.

    Aux tats-Unis la politique montaire a volu dans un sens parallle. Depuis1934 les taux d'intrt tant long terme qu' court terme sont rests remarquablementfaibles et les taux d'escompte, autrefois assez mobiles, ont fait preuve d'une grandestabilit. L'volution de l'conomie amricaine au cours des dernires annes montred'ailleurs que, si la baisse du taux de l'intrt est une condition ncessaire de la re-prise, elle n'en est pas une condition suffisante, conformment une importante con-clusion de la Thorie Gnrale. On peut encore retrouver l'influence de cette thoriedans les rcentes dispositions fiscales appliques aux rserves des Socits amricai-nes. Il serait inexact de soutenir, comme on l'a fait parfois, que la Thorie Gnralecondamne le principe mme de l'pargne. Les prfrences de M. Keynes vont aucontraire une politique d'extension de l'pargne, puisqu'il estime que les dpensesde consommation ne doivent pas tre dveloppes l'exclusion des dpenses d'in-vestissement et puisque d'autre part le montant global de celles-ci est ncessairementgal celui des pargnes. Mais il dmontre que, lorsque le plein emploi n'est pas

    ralis, la propension pargner est de nature, en diminuant le revenu global, rduire le montant effectif des pargnes. Une distribution plus large des bnfices dessocits tmoigne chez elles d'une propension plus faible pargner ; et c'est par lqu'elle peut avoir, en certains cas, une action favorable sur l'activit des affaires.

    Quant la politique montaire applique en Allemagne depuis 1933 par le DrSchacht, il parat malais sans l'aide de la Thorie Gnrale d'en comprendre la na-ture et les rsultats. Comment en particulier une forte augmentation de la quantit demonnaie a-t-elle pu se traduire beaucoup plus par la rduction du chmage que par lahausse des prix ? C'est un phnomne difficilement conciliable avec la ThorieQuantitative de la Monnaie communment admise. On s'explique que la politiquefinancire allemande ait paru mystrieuse beaucoup de publicistes de formationtraditionnelle et, que certains d'entre eux n'aient cess pendant plusieurs annes d'on

    prdire l'chec imminent.

    Ces brves indications suffiront, il faut l'esprer, faire entrevoir au lecteur laplace que la Thorie Gnrale de l'Emploi, de l'Intrt et de la Monnaie occupe dansl'conomie thorique et pratique d'aujourd'hui. A vrai dire peu d'ouvrages semblentavoir enrichi la science conomique d'un apport aussi considrable. Il serait certesexagr de dire que tout dans ce livre est original. Le mrite de M. Keynes n'est passeulement d'avoir cr des thories nouvelles, il est aussi d'avoir su faire un choixheureux parmi la multitude des anciennes et surtout d'avoir group ces diverses tho-ries dans une construction homogne, simple et rigoureuse. Pour mesurer la puissancede raisonnement, la sret de mthode et l'indpendance d'esprit qui lui ont t nces-saires pour mener bien cette tche, il faut se rappeler qu'un sicle de travaux mi-nents 'avaient pas suffi dbarrasser la thorie ricardienne des dfauts qui l'emp-chent d'expliquer certains phnomnes du monde conomique rel. Sans doute laThorie Gnrale est-elle encore susceptible d'amliorations. Telle qu'elle est, ellen'en constitue pas moins un instrument remarquable, qui a rendu et rendra l'analyseconomique les plus utiles services. C'est pourquoi nous avons pens que, six ansaprs sa publication, il convenait de ne pas diffrer plus longtemps le moment d'ensaisir l'opinion conomique de langue franaise.

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    Nous ne voudrions pas terminer cette note sans remercier M. J. Cheguillaume dela collaboration constante qu'il nous a prte au cours de la traduction, ainsi que notrecollgue, M. Gabriel Ardant, de l'aide prcieuse qu'il nous a galement apporte.

    Jean de Largentaye.

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    Thorie gnrale de l'emploi,de l'intrt, et de l monnaie

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    Livre 1Introduction

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    Livre I : Introduction

    Chapitre I

    La thorie gnrale

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    En intitulant ce livre la Thorie Gnrale de l'Emploi, de l'Intrt, et de la Mon-naie, nous tenons souligner le mot gnrale . Nous avons choisi ce titre pourfaire ressortir l'opposition existant entre la nature de nos arguments et de nosconclusions et celle de la thorie classique 1, qui a t la base de notre formation etqui, tant sur le plan pratique que sur le terrain doctrinal, gouverne dans la prsente g-nration la pense conomique des milieux dirigeants et universitaires, comme elle l'agouverne au cours des cent dernires annes. Nous dmontrerons que les postulatsde la thorie classique ne s'appliquent qu' un cas spcial et non au cas gnral, lasituation qu'elle suppose tant la limite des situations d'quilibre possibles. Au sur-plus les caractristiques du cas spcial auquel cette thorie s'applique se trouvent nepas tre celles de la socit conomique o nous vivons rellement. Son enseigne-ment ne peut donc tre que trompeur et nfaste, si on prtend appliquer ses conclu-

    sions aux faits que nous connaissons.

    1 La dnomination d' conomistes classiques a t invente par Marx pour dsigner Ricardo,

    dames Mill et leurs prdcesseurs, C'est--dire les auteurs de la thorie dont l'conomie Ricar-dienne a t le point culminant. Au risque d'un solcisme, nous nous sommes accoutum rangerdans l'cole classique les successeurs de Ricardo, c'est--dire les conomistes qui ont adopt etamlior sa thorie y compris Stuart Mill, Marshall, Edgeworth et le Professeur Pigou.

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    vidente la thorie fondamentale sur laquelle il repose que l'on s'est born, tout auplus, la mentionner 1.

    I

    La thorie classique de l'emploi, suppose simple et vidente, a t, croyons-nous,fonde, pratiquement sans discussion, sur deux postulats fondamentaux, savoir :

    I. -Le salaire est gal au produit marginal du travail.

    Ceci veut dire que le salaire d'une personne employe est gal la valeur quiserait perdue si l'emploi tait rduit d'une unit (dduction faite des autres cots quela rduction corrlative de la production pargnerait) ; avec cette restriction que l'ga-

    lit peut tre contrarie, conformment certains principes, par l'imperfection de laconcurrence et des marchs.

    II. -L'utilit du salaire quand un volume donn de travail est employ est gale la dsutilit marginale de ce volume d'emploi.

    Ceci veut dire que le salaire rel d'une personne employe est celui qui est justesuffisant (au jugement des personnes employes elles-mmes) pour attirer sur lemarch tout le volume de travail effectivement employ ; avec cette restriction quel'galit pour chaque unit individuelle de travail peut tre contrarie par une coali-tion des units disponibles, analogue aux imperfections de la concurrence qui affai-blissent le premier postulat. La dsutilit doit s'entendre ici comme englobant lesraisons de toute nature qui peuvent dcider un homme ou un groupe d'hommes refuser leur travail plutt que d'accepter un salaire qui aurait pour eux une utilitinfrieure un certain minimum.

    Ce postulat n'exclut pas ce qu'on peut appeler le chmage de frottement .Interprt dans le monde rel il se concilie en effet avec divers dfauts d'ajustementqui s'opposent au maintien continu du plein emploi. Untel chmage peut tre d parexemple une disproportion temporaire des ressources spcialises, rsultant d'uncalcul erron ou du caractre intermittent de la demande, ou aux retards conscutifs des changements imprvus, ou encore au fait que le transfert d'un emploi un autrene peut tre effectu sans un certain dlai de telle sorte qu'il existe toujours dans unesocit non statique une certaine proportion de ressources inemployes reclasser.Outre le chmage de frottement le Postulat admet encore le chmage volon-

    taire , d au refus d'une unit de main-duvre d'accepter une rmunration qui-1 Le Prof. Pigou, par exemple, crit dans ses Economics of Welfare (4e dition, p. 127) (c'est nous

    qui mettons les italiques) : moins que le contraire ne soit dit expressment, nous ngligeronsdans cette tude le fait qu'en gnral certaines ressources restent inemployes contre le gr de leurspropritaires. Ce faisant nous simplifions l'expos du raisonnement, sans en altrer la substance .Ainsi, tandis que Ricardo se dfend expressment de vouloir tudier le montant du revenu nationaldans son ensemble, le Professeur Pigou, dans un livre qui a spcifiquement pour objet le problmedu revenu national, soutient que la mme thorie s'applique aussi bien lorsqu'il y a du chmageinvolontaire que lorsqu'il y a plein emploi .

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    valente au produit attribuable sa productivit marginale, refus qui peut tre libre ouforc et qui peut rsulter soit de la lgislation, soit des usages sociaux, soit d'unecoalition au cours d'une ngociation collective de salaires, soit de la lenteur desadaptations aux changements, soit enfin de la simple obstination de la naturehumaine. Mais en dehors du chmage de frottement et du chmage volontaire il n'y a place pour aucune autre sorte de chmage. Les postulats classiques n'admet-tent pas la possibilit d'une troisime catgorie que nous dfinirons par la suite lechmage involontaire .

    Compte tenu des restrictions qui prcdent, le volume des ressources employesse trouve, suivant la thorie classique, convenablement dtermin par les deux postu-lats. Le premier nous donne la courbe de la demande de main-duvre, le second lacourbe de l'offre et le volume de l'emploi se fixe au point o l'utilit de la productionmarginale balance la dsutilit de l'emploi marginal.

    Il rsulterait de ceci qu'il n'y aurait que quatre moyens possibles d'accrotrel'emploi :

    a) amliorer l'organisation ou la prvision de manire diminuer le chmage defrottement ;

    b) abaisser la dsutilit marginale du travail telle qu'elle est exprime par lesalaire rel au-dessous duquel la main-d'uvre cesse de s'offrir, de manire dimi-nuer le chmage volontaire ;

    c) accrotre la productivit physique marginale du travail dans les industriesProduisant les biens de consommation ouvrire (pour user du terme appropri aumoyen duquel le Professeur Pigou dsigne les biens dont les prix gouvernent l'utilitdes salaires nominaux) ;

    d) augmenter par rapport aux prix des biens de consommation ouvrire les prixdes autres catgories de richesses tout en accroissant l'importance relative de celles-cidans les dpenses totales des non salaris.

    Telle est, si nous la comprenons bien, la substance de la Thorie du chmage duProfesseur Pigou, seul compte-rendu dtaill qui existe de la thorie classique duchmage 1.

    II

    Est-il exact que les deux catgories prcdentes comprennent tous les caspossibles de chmage, compte tenu du fait qu'en rgle gnrale la population trouverarement autant d'ouvrage qu'elle le voudrait sur la base du salaire courant ? Car onne conteste gure que, si la demande de main-duvre tait plus leve, une quantitplus grande de travail s'offrirait gnralement sur le march aux salaires nominauxexistants 2. L'cole classique concilie ce fait avec son second postulat en disant que, si1 L'Appendice au Chapitre XIX contient une tude plus approfondie de la Thorie du Chmage du

    Professeur Pigou.2 Cf. la citation prcdente du Professeur Pigou, la note de bas de page prcdente.

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    la demande de main-duvre au salaire nominal existant se trouve satisfaite avantque les personnes dsireuses de travailler ce salaire soient toutes employes, c'estqu'il existe chez les ouvriers une volont commune, avoue ou tacite, de ne pastravailler un salaire moindre et que, si la main-duvre dans son ensemble consen-tait une rduction des salaires nominaux, une quantit plus grande d'emploi seraitofferte. S'il en tait ainsi, un chmage de cette nature, malgr les apparences, ne seraitpas proprement parler involontaire et devrait tre range dans la catgorie prcdentedu chmage volontaire , d aux effets des discussions collectives de salaire, etc.

    Cette explication appelle deux observations : la premire, qui a trait au compor-tement effectif des travailleurs vis--vis des salaires rels et des salaires nominaux,n'a pas une importance thorique fondamentale ; la seconde est au contraire fonda-mentale.

    Supposons, pour le moment, que la main-duvre ne soit pas dispose travaillerpour un salaire d'un taux infrieur au taux existant et qu'un abaissement de ce tauxconduirait la suite de grves ou autrement, au retrait du march du travail d'une

    partie de la main-duvre actuellement employe. S'ensuit-il que le niveau actuel dessalaires rels mesure exactement la dsutilit marginale du travail ? Ce n'est pas uneconsquence ncessaire. Car, si une rduction du salaire nominal existant provoque leretrait d'une certaine quantit de travail, il ne s'ensuit pas qu'une rduction du salairerel existant produirait le mme effet si elle rsultait d'une hausse du prix des biens deconsommation ouvrire. En d'autres termes, il est possible que dans une certainelimite les exigences de la main-duvre portent sur un minimum de salaire nominalet non sur un minimum de salaire rel. Les conomistes classiques ont suppos tacite-ment que ce fait ne changeait pas grand chose leur thorie, Mais ce n'est pas exact.Car, si les salaires rels ne sont pas la seule variable dont l'offre de travail dpend,leur raisonnement s'croule tout entier et on peut se demander si l'emploi effectif n'estpas compltement indtermin 1. Ces conomistes semblent n'avoir pas remarququ'il faut que l'offre de travail soit exclusivement fonction du salaire rel pour que

    leur courbe de l'offre de travail ne se dplace pas tout entire chaque variation desprix. Leur mthode est donc solidaire de leurs hypothses trs spciales et ne peuttre adapte l'tude du cas le plus gnral.

    Or l'exprience courante enseigne indiscutablement qu'une situation o la main-duvre stipule (dans une certaine limite) en salaires nominaux plutt qu'en salairesrels n'est pas une simple possibilit, mais constitue le cas normal. Alors que la main-duvre rsiste ordinairement la baisse des salaires nominaux, il n'est pas dans seshabitudes de rduire son travail chaque hausse du prix des biens de consommationouvrire. On dit parfois qu'il serait illogique de la part de la main-duvre de s'oppo-ser la baisse des salaires nominaux et non celle des salaires rels. Pour les raisonsindiques ci-dessous (p. 36) ce n'est peut-tre pas aussi illogique qu'on pourrait lecroire premire vue ; et, comme nous le montrerons plus tard, il est heureux qu'il en

    soit ainsi. En tout cas, logique ou illogique, l'exprience prouve que telle est en faitl'attitude de la main-duvre.

    Au surplus, que le chmage caractristique d'une priode de dpression soit d aurefus de la main-d'uvre d'accepter une baisse des salaires nominaux, c'est une thsequi n'est pas clairement dmontre par les faits. Il n'est pas trs plausible d'affirmerque le chmage aux ]tats-Unis en 19,32 ait t d soit une rsistance opinitre de

    1 Ce point sera trait en dtail dans l'Appendice au Chapitre XIX.

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    la main-duvre la baisse des salaires nominaux soit sa volont irrductibled'obtenir un salaire rel suprieur celui que le rendement de la machine conomiquepouvait lui procurer. Le volume de l'emploi connat d'amples variations, sans qu'il yait de changements apparents ni dans les salaires rels minima exiges par la main-d'uvre ni dans sa productivit. L'ouvrier n'est pas plus intransigeant en priode dedpression qu'en priode d'essor, bien au contraire. Il n'est pas vrai non plus que saproductivit physique diminue aux poques de crise. Ces faits d'observation formentdonc un terrain prliminaire o l'on peut mettre en doute le bien-fond de l'analyseclassique.

    Il serait intressant de connatre les conclusions d'une enqute statistique sur lerapport qui existe dans la ralit entre les variations des salaires nominaux et cellesdes salaires rels. Dans le cas d'une variation n'affectant qu'une catgorie d'industries,il est probable que les salaires rels varient dans le mme sens que les salaires nomi-naux. Mais dans le cas de variations du niveau gnral des salaires on constaterait,croyons-nous, que la variation des salaires rels qui accompagne une variation dessalaires nominaux, loin d'tre ordinairement du mme sens que celle-ci, est presque

    toujours de sens oppos1

    . Autrement dit, lorsque les salaires nominaux montent, onconstaterait que les salaires rels baissent et, lorsque les salaires nominaux baissent,que les salaires rels montent. La raison en est que, dans la courte priode , la baissedes salaires nominaux et la hausse des salaires rels doivent toutes deux accompa-gner, pour des motifs diffrents, la diminution de l'emploi ; la main-d'uvre accepteplus volontiers des rductions de salaire lorsque l'emploi dcline et dans les mmescirconstances les salaires rels ont tendance crotre puisque, si l'quipement resteinchang, la productivit marginale de la main-d'uvre augmente mesure quel'emploi diminue.

    A la vrit, s'il tait exact que le salaire rel existant ft un minimum au dessousduquel il ne s'offrirait en aucun cas plus de main-d'uvre qu'il n'en est actuellementemploy, aucun chmage involontaire autre que celui de frottement ne pourrait

    exister. Mais il serait absurde de supposer qu'il en est toujours ainsi. Car en gnralune quantit de main-duvre suprieure celle qui est actuellement employe s'offreau salaire nominal existant, mme s'il y a une hausse du prix des biens de consom-mation ouvrire et si par consquent le salaire rel baisse. Dans ce cas, les biens deconsommation ouvrire quivalents au salaire nominal existant ne mesurent pas exac-tement la dsutilit marginale du travail et le second postulat se trouve en dfaut.

    Mais il existe une objection plus fondamentale encore. Le second postulat dcoulede l'ide que les salaires rels dpendent des conventions conclues entre les entrepre-neurs et les ouvriers. Sans doute admet-on que dans la ralit les conventions sontlibelles en units montaires et l'on concde mme que les salaires rels jugsacceptables par la main-d'uvre puissent, dpendre dans une certaine mesure duniveau auquel le salaire nominal correspondant se trouve tabli. Nanmoins, c'est au

    salaire nominal fix de la sorte qu'il incombe de dterminer le salaire rel. La thorieclassique suppose donc qu'il est toujours loisible la main-d'uvre de rduire sonsalaire rel en acceptant une diminution de son salaire nominal. Le postulat d'aprs1 Cette proposition, qui est conforme la doctrine traditionnelle, parat infirme par les tudes

    statistiques de M. Dunlop et de M. Tharsis. Il s'agit l d'un point important pour la Thorie Classique mais qui n'a qu'un intrt secondaire pour la Thorie Gnrale, o l'emploi n'est pasdtermin par le salaire rel. Dans un article consacr cette question (Economic Journal, mars1939), M. Keynes conclut qu'il ne faut pas trop se hter d'abandonner la doctrine traditionnelle encette matire (N. du T.).

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    lequel le salaire rel et la dsutilit marginale du travail tendent tre gaux exigemanifestement que la main-d'uvre soit en mesure de fixer elle-mme le salaire relen change duquel elle travaille sinon la quantit d'emploi offerte ce salaire. Enbref, la thorie traditionnelle soutient que les accords conclus entre les entrepreneurset les ouvriers pour la fixation du salaire nominal dterminent aussi le salaire rel,de telle sorte que, dans le cas d'une libre concurrence chez les employeurs et d'uneabsence de coalition chez les ouvriers, ceux-ci pourraient, s'ils le dsiraient, faire con-corder le taux de leurs salaires rels avec la dsutilit marginale de la quantitd'emploi offerte par les employeurs ce taux. Et s'il n'en est pas ainsi, il n'y a plus deraison de supposer que le salaire rel et la dsutilit marginale du travail s'ajustentspontanment l'un l'autre.

    Les conclusions classiques, il ne faut pas l'oublier, sont destines s'appliquer lamain-duvre dans son ensemble. Elles ne signifient pas simplement qu'un individupeut trouver du travail en acceptant un abaissement de salaire nominal que sescompagnons refusent. Elles sont censes tre galement applicables un systmeferm et un systme ouvert. Elles ne dpendent ni des caractristiques propres d'un

    systme ouvert ni des effets qu'une rduction des salaires nominaux dans un seul paysproduit sur son commerce extrieur, lesquels n'ont pas intervenir dans le raison-nement. Elles ne se rattachent pas davantage aux consquences indirectes de l'actionqu'une baisse de la masse globale des salaires par rapport au volume de la monnaieexerce sur le systme bancaire et l'tat du crdit, consquences qui seront examinesen dtail au Chapitre XIX. Elles reposent uniquement sur l'ide que, dans un systmeferm, une rduction du niveau gnral des salaires nominaux s'accompagne nces-sairement, au moins dans la courte priode et compte tenu de restrictions secondaires,d'une certaine rduction des salaires rels, laquelle n'est pas toujours proportionnelle.

    Or il n'est pas vident que le niveau gnral des salaires rels dpende du montantdu salaire nominal stipul par les employeurs et les ouvriers. On peut s'tonner, lavrit, que si peu d'efforts aient t consacrs tablir le bien ou le mal fond de cette

    assertion, qui se concilie difficilement avec le principe gnral de la thorie classique.Celle-ci nous a enseign en effet que les prix sont gouverns par le cot premiermarginal exprim en monnaie et que ce cot premier lui-mme dpend en grandepartie des salaires nominaux. Il aurait donc t logique pour l'cole classique desoutenir qu'en cas de variations des salaires nominaux les prix varient dans une pro-portion sensiblement gale, de telle sorte que le salaire rel et le niveau du chmagerestent pratiquement inchangs, le gain ou la perte limits qui en rsultent pour lamain-d'uvre tant imputs aux autres lments du cot marginal qui n'ont pas taffects par la variation 1. L'cole classique semble avoir cart cette manire de voir,partie en raison de sa ferme conviction que la main-d'uvre est en mesure de fixerelle-mme son salaire rel et partie sans doute en raison de la prdominance de l'ideque les prix dpendent de la quantit de monnaie. Et, une fois admise la propositionque la main-d'uvre est toujours en mesure de dterminer elle-mme son salaire rel,

    on continua la soutenir parce qu'on la confondit avec une autre proposition, selonlaquelle la main-d'uvre est toujours en mesure de dterminer le salaire rel qui cor-respond au plein emploi, c'est--dire la quantit maximum d'emploi qui est com-patible avec un salaire rel donn.

    1 Un tel raisonnement contiendrait, notre avis, une grande part de vrit, encore que le rsultat

    complet soit moins simple, comme nous le verrons au Chapitre XIX.

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    En rsum, le second postulat de la thorie classique soulve deux objections - lapremire concerne le comportement effectif de la main-duvre. Une baisse des sa-laires rels, due une hausse des prix non accompagne d'une hausse des salairesnominaux, ne fait pas baisser, en rgle gnrale, l'offre de main-duvre dont ondispose au salaire courant au-dessous de la quantit effectivement employe avant lahausse des prix. Supposer qu'une hausse des prix puisse avoir ce rsultat, c'est suppo-ser que toutes les personnes actuellement dpourvues d'emploi, quoique dsireuses detravailler au salaire courant, cesseraient d'offrir leurs services en cas d'une haussemme limite du cot de la vie. C'est sur cette trange supposition que la Thorie duChmage du Professeur Pigou 1 parat reposer et c'est elle qu'admettent implicitementtous les membres de l'cole orthodoxe.

    Mais la seconde objection, dont l'importance est fondamentale et que nous dve-lopperons dans les chapitres suivants, dcoule des raisons qui nous empchent d'ad-mettre que le niveau gnral des salaires rels puisse tre directement dtermin parles clauses des contrats de salaire. L'cole classique, en supposant que les contrats desalaire peuvent dterminer le salaire rel, a fait une hypothse arbitraire. Car il se

    peut que la main-duvre considre dans son ensemble n'ait sa disposition aucunmoyen d'amener l'quivalent en biens de consommation ouvrire du niveau gnraldes salaires nominaux concorder avec la dsutilit marginale du volume courantd'emploi. Il se peut qu'elle n'ait aucun moyen de rduire ses salaires rels un chiffredonn en rvisant les clauses montaires des accords conclus avec les entrepreneurs.Tel est le point que nous discuterons. Noirs nous efforcerons de prouver que le rleessentiel dans la dtermination du niveau gnral des salaires rels est jou parcertains autres facteurs. Un de nos buts principaux sera d'lucider ce problme. Noussoutiendrons qu'il y a eu un malentendu fondamental au sujet des rgles qui gouver-nent en cette matire le fonctionnement rel de l'conomie o nous vivons.

    III

    Bien que la comptition des individus ou des groupes d'individus autour dessalaires nominaux soit souvent cense dterminer le niveau gnral des salaires rels,en fait cette comptition a un autre objet. Puisque la mobilit de la main-duvre estimparfaite et puisque les salaires ne tendent pas tablir une exacte galit d'avan-tages nets dans les divers emplois, tout individu ou groupe d'individus qui consent une rduction de ses salaires nominaux par rapport ceux des autres individus ougroupes d'individus subit une rduction relative de Salaire rel qui suffit justifier Sarsistance. D'autre part, il est impossible de rsister toute diminution de salaire rel

    qui rsulte d'une baisse du pouvoir d'achat de la monnaie affectant pareillement tousles travailleurs ; et en fait les rductions de salaire rel qui se ralisent de cette faonne rencontrent gnralement pas de rsistance, moins qu'elles n'atteignent une am-pleur extrme. Au surplus une rsistance la baisse des salaires nominaux dans cer-taines industries n'oppose pas au progrs de l'emploi global le mme obstacle infran-chissable qu'une rsistance analogue toute rduction des salaires rels.

    1 Cf. Chap. XIX. Appendice.

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    En d'autres termes, la comptition autour des salaires nominaux influe surtout surla rpartition du salaire rel global entre les groupes de travailleurs et non sur sonmontant moyen par unit de travail, lequel dpend, comme nous le verrons plus tard,d'une autre srie de facteurs. La coalition entre les travailleurs d'un certain groupe apour effet de protger leur salaire rel relatif. Quant au niveau gnral des salairesrels, il dpend des autres forces. du systme conomique.

    Il est donc heureux que, par instinct et d'ailleurs sans s'en rendre compte, lestravailleurs se montrent des conomistes plus raisonnables que les auteurs classiques,lorsqu'ils rsistent aux rductions des salaires nominaux, qui n'ont jamais ou presquejamais un caractre tout fait gnral, mme si l'quivalent rel de ces salaires estsuprieur la dsutilit marginale de l'emploi; alors que les rductions de salairesrels, qui sont associes aux progrs de l'emploi global, ne rencontrent pas chez euxde rsistance, moins qu'elles n'atteignent une ampleur telle que le salaire rel risquede tomber au-dessous de la dsutilit marginale du volume d'emploi existant. Toutsyndicat opposera une certaine rsistance une amputation des salaires nominaux, sifaible soit-elle. Mais, puisqu'aucun syndicat ne songe dclencher une grve chaque

    fois que le cot de la vie augmente, on ne peut, comme le fait l'cole classique, voirdans l'action de ces organismes l'obstacle qui s'oppose dans tous les cas aux progrsde l'emploi global.

    IV

    Il nous faut maintenant dfinir la troisime catgorie de chmage, c'est--dire, lechmage involontaire au sens strict du mot, dont la thorie classique n'admet pas lapossibilit.

    Il est clair qu'un tat de chmage involontaire ne signifie pas pour nous lasimple existence d'une capacit de travail non entirement utilise. On ne peut pasdire qu'une journe de travail de huit heures reprsente du chmage parce qu'il n'estpas au-dessus de la capacit humaine de travailler dix heures. Nous ne devons pasconsidrer non plus comme chmage involontaire le refus de travail d'une corpora-tion ouvrire qui n'accepte pas de travailler au-dessous d'une certaine rmunrationrelle. De notre dfinition du chmage involontaire , il convient aussi d'exclure lechmage de frottement . Cette dfinition sera donc la suivante: Il existe des ch-meurs involontaires si, en cas d'une lgre hausse du prix des biens de consommationouvrire par rapport aux salaires nominaux, l'offre globale de main-d'uvre dispose travailler aux conditions courantes de salaire et la demande globale de main-d'u-vre aux mmes conditions s'tablissent toutes deux au-dessus du niveau antrieur de

    l'emploi. Une seconde dfinition, qui revient d'ailleurs au mme, sera donne auChapitre suivant (p. 48).

    De cette dfinition, Il rsulte que l'galit du salaire rel et de la dsutilit margi-nale de l'emploi, que prsuppose le second postulat, correspond lorsqu'elle est inter-prte dans le monde rel l'absence de chmage involontaire . C'est cet tat desaffaires, lequel n'exclut ni le chmage de frottement ni le chmage volontaire que nous appellerons le plein emploi . Ceci s'accorde, comme nous le verrons, avecles autres caractristiques de la thorie classique, qui devrait logiquement tre consi-

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    dre comme une thorie de la distribution des richesses en situation de plein emploi.Aussi longtemps que les postulats classiques restent vrais, le chmage involontaire ausens prcdent du mot ne peut exister. Le chmage apparent ne peut donc. tre que lersultat ou du dbauchage temporaire de la main-d'uvre reclasser ou ducaractre intermittent des besoins de ressources trs spcialises ou de l'effet surl'emploi de la main-duvre libre d'un interdit prononc par un syndicat. Lescrivains de tradition classique, ayant mconnu l'hypothse spciale qui se trouvait la base de leur thorie, ont ainsi t amens la conclusion invitable et parfaitementlogique dans cette hypothse que le chmage apparent (sous rserve des exceptionsadmises) ne peut tre d en dfinitive qu'au refus des facteurs inemploys d'accepterune rmunration en rapport avec leur productivit marginale. Un conomiste classi-que peut considrer avec sympathie le refus de la main-duvre d'accepter une ampu-tation du salaire nominal, il peut admettre qu'il soit sage de ne pas l'obliger s'adapter des conditions qui ont un caractre temporaire, mais la probit scientifique l'oblige dclarer que ce refus n'en est pas moins la cause profonde du mal.

    Cependant, si la thorie classique n'est applicable qu'au cas du plein emploi , il est

    videmment trompeur de l'appliquer aux problmes du chmage involontaire, sup-poser qu'une pareille chose existe (et qui le niera ?). Les thoriciens de l'cole classi-que ressemblent des gomtres Euclidiens qui, se trouvant dans un monde nonEuclidien et constatant qu'en fait les lignes droites qui semblent parallles se coupentfrquemment, reprocheraient aux lignes leur manque de rectitude, sans voir aucunautre remde aux malencontreuses intersections qui se produisent. En vrit il n'y apas d'autre remde que de rejeter le postulatum d'Euclide et de mettre sur pied unegomtrie non Euclidienne. Une opration de ce genre est aujourd'hui ncessaire dansle domaine de la science conomique. Il est indispensable qu'on se dbarrasse dusecond postulat de la doctrine classique et que l'on construise un systme conomiqueo le chmage involontaire au sens strict du mot soit possible.

    V

    Si nous insistons sur le point qui nous spare de la doctrine classique, nous nedevons pas pour autant mconnatre, un point important qui nous reste commun. Carnous conservons le premier postulat comme par le pass, sous le bnfice des mmesrestrictions que la thorie classique ; et il convient de s'arrter un moment pour enexaminer la porte. Ce postulat signifie que, dans un tat donn de l'organisation, del'quipement, et de la technique, les niveaux dit salaire rel et les volumes de la pro-duction (c'est--dire de l'emploi) sont lis un un, de telle sorte qu'un accroissementde l'emploi ne peut, en gnral, se produire sans qu'il y ait en mme temps une dimi-nution des salaires rels. Nous ne contestons pas cette loi primordiale, qu' juste titre

    les conomistes classiques ont dclare inattaquable. Dans un tat donn de l'organi-sation, de l'quipement et de la technique, chaque niveau du salaire rel gagn parune unit de travail correspond, par une relation inverse, un seul volume de l'emploi.Par consquent, si l'emploi augmente, il faut en rgle gnrale que dans la courtepriode la rmunration de l'unit de travail, exprime en biens de consommationouvrire, diminue et que les profits augmentent 1.

    1 Le raisonnement se prsente comme suit : n personnes sont employes, la nime personne ajoute

    un boisseau par jour la rcolte et les salaires ont un pouvoir d'achat d'un boisseau par jour.

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    Ceci n'est que le revers d'une proposition familire : pendant la courte priode ol'quipement, la technique, etc. sont censs rester constants, l'industrie travaille nor-malement avec des rendements dcroissants; par suite le volume marginal de la pro-duction dans les industries produisant les biens de consommation ouvrire (lequelgouverne les salaires rels) est oblig de diminuer mesure que l'emploi augmente.Aussi longtemps que cette proposition restera vraie, toute mesure propre augmenterl'emploi amnera invitablement une baisse parallle de la production marginale etpartant du taux des salaires mesurs au moyen de cette production.

    Mais, si on carte le second postulat, un dclin de l'emploi , encore qu'insparabledu fait que le travail reoitun salaire quivalant une quantit plus grande de biensde consommation ouvrire, n'est plus une consquence ncessaire du fait que le tra-vail demande une quantit plus grande de ces biens ; et l'acceptation par la main-d'uvre de salaires nominaux plus faibles n'est plus une condition ncessaire de ladiminution du chmage. Toutefois la Thorie du Salaire dans son rapport avecl'Emploi, que nous sommes en train d'anticiper, ne pourra tre compltement lucide

    avant que nous ayons atteint le Chapitre XIX et son Appendice.

    VI

    Depuis J. B. Say et Ricardo les conomistes classiques ont cru que l'offre cre sapropre demande, ce qui veut dire en un certain sens vocateur mais non clairementdfini que la totalit des cots de production doit ncessairement, dans la commu-naut entire, tre dpense directement ou indirectement pour l'achat de la pro-duction.

    Dans les Principes d'conomie Politique de Stuart Mill cette doctrine est expres-sment dveloppe :

    Les moyens de paiement des marchandises sont les marchandises elles-mmes.Les instruments dont chacun dispose pour payer la production d'autrui sont lesproduits qu'il possde lui-mme. Les vendeurs sont ncessairement et au sens propredu mot des acheteurs. Si l'on pouvait doubler tout coup la capacit de production dupays on doublerait l'offre de marchandises sur tous les marchs, mais on doubleraitdu mme coup le pouvoir d'achat. Tout le monde doublerait sa demande en mmetemps que son offre; chacun serait mme d'acheter deux fois plus parce que chacunaurait deux fois plus offrir en change 1.

    Cependant la n + 1me personne n'ajouterait que 0,9 boisseau par jour la rcolte ; l'emploi ne peutdonc monter n + 1 personnes que si le prix du bl s'lve par rapport aux salaires jusqu' ce quele pouvoir d'achat (lu salaire journalier baisse 0,9 boisseau. Les salaires globaux seraient alors de0, 9 (n + 1) boisseaux, alors qu'ils taient prcdemment de n boisseaux. Par suite l'emploi d'unepersonne supplmentaire entrane un transfert de revenu des personnes antrieurement employesaux entrepreneurs.

    1 Principes d'conomie Politique, Livre III, chap. XIV, 2.

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    On a cru qu'un corollaire de la mme doctrine tait que tout acte individuel d'par-gne conduisait obligatoirement et quivalait un investissement, dans la productiondes biens de capital, du travail et des marchandises qui n'taient plus ncessaires auxbesoins de la consommation. Le passage suivant extrait de la Pure Theory ofDomestic Values1 de Marshall illustre la thse traditionnelle :

    Le revenu de chacun est tout entier dpens en achat de marchandises et de ser-vices. Sans doute dit-on communment qu'un homme dpense une partie de sonrevenu et pargne le reste. Mais c'est une vrit conomique familire qu'on achteaussi bien des marchandises et du travail avec la portion de revenu que l'on pargnequ'avec celle que l'on dpense, au sens commun du mot Lorsque quelqu'un cherche obtenir une satisfaction immdiate au moyen des marchandises et des services qu'ilachte, on dit qu'il dpense. Lorsqu'il fait affecter le travail et les marchandises qu'ilachte, la production de biens dont il espre tirer le moyen de pourvoir ultrieure-ment ses satisfactions, on dit qu'il pargne.

    Il est vrai qu'on pourrait difficilement citer des passages comparables dans les

    derniers ouvrages2

    de Marshall ou dans ceux d'Edgeworth et du Professeur Pigou. Ladoctrine n'est plus nonce aujourd'hui sous une forme aussi crue. Elle n'en est pasmoins la base sur laquelle repose encore toute la doctrine classique et sans laquelleelle s'effondrerait. Des conomistes contemporains qui hsiteraient accepter ladoctrine de Mill acceptent sans hsitation des conclusions qui exigent cette doctrinecomme prmisse. Dans presque toute l'uvre du Professeur Pigou par exemple, ontrouve l'ide qu'en dehors des effets de frottement l'action de la monnaie n'a pasd'importance vritable et que la thorie de la production et de l'emploi peut tre cons-truite tout entire (comme celle de Mill) sur la base des changes rels, la monnaietant introduite par acquit de conscience dans un dernier chapitre ; cette opinion est laforme moderne de la thse classique. La pense contemporaine est encore tout impr-gne de l'ide que, si l'argent n'est pas dpens d'une faon, il le sera d'une autre 3. Avrai dire, les conomistes d'aprs guerre n'ont pas souvent russi soutenir cette

    manire de voir d'une faon cohrente, car leurs ides actuelles sont trop influencespar la tendance contraire et tiennent compte de faits d'observation trop manifestementincompatibles avec leurs conceptions anciennes 4. Mais ils n'ont pas tir de cet tat dechoses des consquences suffisamment tendues et n'ont pas rvis leur thoriefondamentale.

    1 P. 34.2 M. J. A. Hobson, aprs avoir cit dans sa Physiology of Industry (p. 102) le passage prcdent de

    Mill, signale que Marshall l'poque o il crivait ses Economics of Industry commentait dj cepassage dans les termes suivants (p. 1511). Cependant, bien qu'on ait le pouvoir d'acheter, il estpossible qu'on prfre ne pas l'utiliser . Mais , ajoute M. Hobson, il ne parvient pas saisir

    l'importance capitale de ce fait et semble en limiter les consquences aux priodes de crise . Anotre avis, luvre postrieure de Marshall n'enlve rien la valeur de ce commentaire.3 Cf. les Economics of Industry d'Alfred et Mary Marshall (p. 17) : Il n'est pas bon pour l'industrie

    d'avoir des vtements dont le drap s'use trop vite. Car, si l'on ne dpensait pas son argent acheterdes vtements nouveaux, on l'emploierait des dpenses fournissant de l'emploi d'une autre faon. Le lecteur remarquera que nous citons encore du Marshall premire manire. L Marshall desPrinciples est devenu assez sceptique pour se montrer trs prudent et peu affirmatif. Mais les idesanciennes n'ont jamais t rpudies ni extirpes des hypothses fondamentales de sa thorie.

    4 Le professeur Robbins se distingue cet gard ; il est presque le seul qui continue soutenir uneconception cohrente, ses recommandations pratiques appartenant au mme systme que sathorie.

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    Le fait qu'on ait appliqu ces conclusions au genre d'conomie o nous vivonsrellement s'explique premire vue par une fausse analogie avec une sorte d'co-nomie sans change, comme celle de Robinson Cruso, o le revenu que les individusconsomment ou pargnent en consquence de leur activit productrice est exclusive-ment et rellement constitu par les produits spcifiques de leur activit. Mais enoutre, s'il a paru trs plausible que les cots de la production fussent dans leur ensem-ble toujours couverts parle produit de la vente rsultant de la demande, c'est parcequ'il est difficile de distinguer cette proposition d'une autre qui possde une formeanalogue et qui, elle, est incontestablement vraie, c'est que dans une communaut latotalit du revenu obtenu par les membres qui participent une activit productrice ancessairement une valeur juste gale la valeurde la production.

    De mme, il est naturel de penser que l'acte par lequel un individu s'enrichit sansapparemment rien prendre autrui doit aussi enrichir la communaut tout entire, detelle sorte que (comme dans le passage de Marshall que nous venons de citer) un acted'pargne individuelle conduirait ncessairement un acte d'investissement. Car, iciencore, il est incontestable que la somme des accroissements nets de la richesse des

    individus est exactement gale l'accroissement global net de la richesse de lacommunaut.

    Ceux qui ont raisonn ainsi n'en ont pas moins t victimes d'une illusion d'opti-que qui fait confondre deux activits essentiellement distinctes. Ils ont cru tort qu'ilexistait un lien unissant les dcisions de s'abstenir d'une consommation immdiateaux dcisions de pourvoir . une consommation future, alors qu'il n'existe aucunerelation simple entre les motifs qui dterminent les premires et ceux qui dterminentles secondes.

    C'est donc l'hypothse de l'galit entre le prix de la demande globale des produitset le prix de leur offre globale qui doit tre regarde comme le postulatumd'Euclide de la thorie classique. Cette hypothse tant admise, tout le reste en d-

    coule ; les avantages sociaux de l'pargne prive et nationale, l'attitude traditionnellevis--vis du taux de l'intrt, la thorie classique du chmage, la thorie quantitativede la monnaie, les avantages illimits du laissez-faire dans le commerce extrieur etbeaucoup d'autres choses que nous aurons discuter.

    VII

    En diffrents endroits de ce Chapitre, nous avons successivement fait reposer lathorie classique sur l'hypothse :

    1 Que le salaire rel est gal la dsutilit marginale de l'emploi existant ;

    2 Qu'il n'existe rien de pareil au chmage involontaire au sens strict du mot ;

    3Que l'offre cre sa propre demande en ce sens que pour tous les volumes de laproduction et de l'emploi le prix de la demande globale est gal au prix de l'offreglobale.

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    Or ces trois hypothses sont quivalentes, en ce sens qu'elles sont simultanmentvraies ou fausses, chacune d'elles dcoulant logiquement des deux autres.

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    Livre I : Introduction

    Chapitre III

    Le principe de la demande effective

    I

    Retour la table des matires

    Nous avons besoin ds le dbut de certains termes dont la dfinition prcise seradonne plus tard. Dans un tat donn de la technique, des ressources et des cots,l'emploi d'un certain volume de travail par un entrepreneur lui impose deux sortes dedpenses : en premier lieu, les sommes qu'il alloue aux facteurs de production (autresque les entrepreneurs) en change de leurs services, sommes que nous appellerons lecot de facteurde l'emploi en question ; et en second lieu, les sommes qu'il paye auxautres entrepreneurs pour les choses qu'il est oblig de leur acheter jointes au sacrificequ'il fait en utilisant son quipement au lieu de le laisser inactif, ensemble que nousappellerons le cot d'usage de l'emploi en question 1. La diffrence entre la valeur dela production rsultant de l'emploi et la somme de son cot de facteur et de son cotd'usage est le profit ou encore, comme nous l'appellerons, le revenu de l'entrepreneur.

    Le cot de facteur n'est videmment que le revenu des facteurs de production , consi-dr du point de vue de l'entrepreneur. Ainsi le cot de facteur et le profit de l'entre-preneur forment-ils conjointement ce que nous dfinirons le revenu total rsultant del'emploi fourni par l'entrepreneur. Le profit de l'entrepreneur est naturellement laquantit qu'il cherche rendre maximum quand il fixe le volume d'emploi offrir.Lorsque on se place au point de vue de l'entrepreneur, il est parfois commode d'appe-ler produit d'un certain volume d'emploi le revenu global qui en rsulte (i. e. le

    1 Une dfinition prcise du cot d'usage sera donne au Chapitre VI.

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    cot de facteur plus le profit). Quant au prix de l'offre globale 1 de la productionrsultant d'un certain volume d'emploi, il est le produit attendu qui est justesuffisant pour qu'aux yeux des entrepreneurs il vaille la peine d'offrir ce volumed'emploi 2.

    Il s'ensuit que, dans un tat donn de la technique, des ressources et du cot defacteur par unit d'emploi, le volume de l'emploi, aussi bien dans les entreprises etindustries individuelles que dans l'ensemble de l'industrie, est gouvern par le mon-tant du produit que les entrepreneurs esprent tirer du volume de production quilui correspond 3. Car les entrepreneurs s'efforcent de fixer le volume de l'emploi auchiffre qu'ils estiment propre rendre maximum l'excs du produit sur le cot defacteur.

    Soit Z le prix de l'offre globale du volume de production qui correspond l'emploi de N personnes ; la relation entre Z etN, que nous appellerons la Fonctionou Courbe de l'Offre Globale4, tant reprsente par Z N= ( ). De mme, soit D le

    produit que les entrepreneurs esprent tirer de l'emploi de N personnes ; larelation entre D et N, que nous appellerons la Fonction ou Courbe de la DemandeGlobale, tant reprsente par D = (N).

    Ceci tant, si pour un certain volume de l'emploi N le produit attendu estsuprieur au prix de l'offre globale, c'est--dire si D est suprieur Z, il y aura unmobile qui incitera les entrepreneurs accrotre l'emploi et, s'il le faut, lever lescots en se disputant les uns aux autres les facteurs de production , jusqu' ce que1 Qui ne doit pas tre confondu (voir infra) avec le prix d'offre d'une unit de production au sens

    ordinaire du mot.2 Le lecteur observera que nous liminons le cot d'usage la fois du produit et du prix de l'offre

    globale d'un certain volume de production ; ces deux termes doivent donc tre entendus nets de

    cot d'usage alors que les sommes globales payes par les acheteurs sont, bien entendu, brutes decot d'usage. Les raisons pour lesquelles il convient de procder ainsi seront donnes au ChapitreVI. Le point essentiel est que le produit global et le prix de l'offre globale nets de cot d'usagepeuvent tre dfinis d'une faon exclusive et non ambigu. Le cot d'usage, tant videmmentfonction la fois du degr d'intgration de l'industrie et de l'importance des achats que les entre-preneurs se font les uns aux autres, il ne peut y avoir au contraire, de dfinition des sommesglobales payes par les acheteurs, cot d'usage compris, qui soit indpendante de ces facteurs. Ladfinition du prix d'offre, au sens ordinaire du mot, d'un producteur individuel soulve dj unedifficult analogue; et, lorsqu'il s'agit du prix de l'offre globale de la production dans son ensem-ble, il se prsente du fait des doubles emplois des difficults srieuses, qui ont souvent t ludes.Si le terme doit tre entendu brut de cot d'usage, on ne peut vaincre ces difficults qu'au prixd'hypothses spciales au sujet du degr d'intgration des entreprises dans les deux groupes d'in-dustries produisant respectivement les biens de consommation et les biens de capital., hypothsesqui sont en elles-mmes obscures et compliques et qui ne correspondent pas la ralit. Si aucontraire le prix de l'offre globale est dfini comme ci-dessus net de cot d'usage, ces difficults

    disparaissent. Le lecteur trouvera dans le Chapitre VI et dans son Appendice une analyse pluscomplte de cette question.3 Un entrepreneur ayant prendre une dcision pratique relative son chelle de production ne fait

    pas, au sujet du produit ventuel de la vente de chaque volume de production, une prvisionunique exempte d'incertitude, mais plusieurs prvisions incertaines plus ou moins probables etprcises. Lorsque nous parlons de sa prvision de produit , nous entendons la prvision de produit qui, si elle, tait faite avec certitude, lui inspirerait la mme attitude que le groupe depossibilits vagues et diffrentes qui composent en fait l'tat de sa prvision lorsqu'il prend ladcision.

    4 Au Chapitre XX, nous appellerons fonction de l'emploi une fonction troitement lie la fonctionde l'offre globale.

  • 8/14/2019 Thorie gnrale de l'emploi et de la monnaie

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    J. M. Keynes(1936), Thorie gnrale de lemploi, de lintrt et de la monnaie (livres I III) 36

    l'emploi ait atteint le volume qui rtablit l'galit entre Z et D. Ainsi le volume del'emploi est dtermin par le point d'intersection de la courbe de la demande globaleet de la courbe de l'offre globale ; car c'est ce point que la prvision de profit desentrepreneurs est maximum. Nous appellerons demande effective le montant duproduit attendu D au point de la courbe de la demande globale o elle est coupepar celle de l'offre globale. Ceci constitue l'essentiel de la Thorie Gnrale del'Emploi que nous nous proposons d'exposer. Les chapitres suivants seront doncconsacrs en grande partie l'examen des divers facteurs qui influent sur ces deuxcourbes.

    Quant la doctrine classique qu'on a coutume d'exprimer catgoriquement par laformule que l' Offre cre sa propre Demande et qui continue supporter toute lathorie conomique orthodoxe, elle implique une hypothse spciale au sujet de larelation qui existe entre ces deux courbes. La proposition que l' Offre cre sa propreDemande signifie videmment que le prix de l'offre globale ( )N et le produit (N) sont gaux pour toutes valeur