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DÉVELOPPEMENT PROFESSIONNEL CONTINU Thérapies familiales et maladies mentales complexes § Family therapy and complex mental illness Jacques Miermont 65-67, avenue Gambetta, 75020 Paris, France Résumé Si les maladies mentales complexes affectent non seulement les personnes qui en sont atteintes, mais aussi celles de leur entourage, la manière de procéder réclame des approches familiales renouvelées et spécifiques dans une perspective thérapeutique. La demande provient alors le plus souvent des professionnels impliqués dans les soins. Ceux-ci doivent faire avec la diminution de l’autonomie personnelle et familiale. Il s’agit dans un premier temps de circonscrire les domaines d’impuissance partagée, de manière à favoriser les potentialités thérapeutiques qui s’expriment à la périphérie de ces domaines et qui font appel aux ressources de l’écosystème de vie. Dès lors, l’axe de la thérapie est davantage celui de la vie quotidienne que celui de l’histoire, prospectif plutôt que rétrospectif. Les objectifs sont d’aider, de soutenir les membres de la famille, de soulager leurs souffrances, d’atténuer leurs angoisses, d’offrir un espace d’humanité, de conversation, d’élaboration sur ce qui arrive, de partage émotionnel et cognitif. ß 2013 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. Abstract If complex mental diseases are affecting not only persons who present troubles, but also their close relatives, the way to proceed needs new and specific family interventions in a therapeutic purpose. Most often the demand comes from the professionals involved in the care. They have to deal with the reduction of individual and family autonomy. The first step is to delimit the fields of shared helplessness, in a way to enhance the therapeutic potentialities, which appear at the boundaries of these fields and which appeal to the life ecosystem’s resources. Then the focus of the therapy is today life-axis than history, prospective rather than retrospective. The purposes are to help and hold the family members, to relieve their sufferings, to reduce their anxieties, to offer a space of humanity, of conversation, of elaboration about what happens, of emotional and cognitive sharing. ß 2013 Elsevier Masson SAS. All rights reserved. Mots clés : Famille ; Thérapie familiale Keywords: Family; Family therapy 1. INTRODUCTION Les maladies mentales complexes se caractérisent le plus souvent par des difficultés et/ou des incertitudes maintenues quant au diagnostic, à l’étiologie, au pronostic et au traitement : la distinction entre troubles, syndromes et maladies reste conjecturale, les hypothèses diagnostiques pouvant être contradictoires d’un praticien à l’autre pour un même patient ; il n’existe pas une cause unique à l’apparition de la maladie ; les causalités sont multifactorielles, renvoyant à des paramètres contextuels internes et externes difficiles ou impossibles à déterminer ; ce qui nécessite des interventions thérapeutiques plurielles et coordonnées. On peut mentionner les pathologies psychotiques de l’enfant et de l’adulte, les troubles de l’humeur, les pathologies des conduites alimentaires et les toxicomanies avec comorbidités Annales Médico-Psychologiques 172 (2014) 83–91 § En hommage à André Féline. Adresse e-mail : [email protected]. 0003-4487/$ see front matter ß 2013 Elsevier Masson SAS. Tous droits re ´serve ´s. http://dx.doi.org/10.1016/j.amp.2013.11.014

Thérapies familiales et maladies mentales complexes

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Annales Médico-Psychologiques 172 (2014) 83–91

§ En hommage à AndréAdresse e-mail : jacque

0003-4487/$ see front m

http://dx.doi.org/10.1016/

DÉVELOPPEMENT PROFESSIONNEL CONTINU

Thérapies familiales et maladies mentales complexes§

Family therapy and complex mental illnessJacques Miermont

65-67, avenue Gambetta, 75020 Paris, France

Résumé

Si les maladies mentales complexes affectent non seulement les personnes qui en sont atteintes, mais aussi celles de leurentourage, la manière de procéder réclame des approches familiales renouvelées et spécifiques dans une perspectivethérapeutique. La demande provient alors le plus souvent des professionnels impliqués dans les soins. Ceux-ci doivent faireavec la diminution de l’autonomie personnelle et familiale. Il s’agit dans un premier temps de circonscrire les domainesd’impuissance partagée, de manière à favoriser les potentialités thérapeutiques qui s’expriment à la périphérie de cesdomaines et qui font appel aux ressources de l’écosystème de vie. Dès lors, l’axe de la thérapie est davantage celui de la viequotidienne que celui de l’histoire, prospectif plutôt que rétrospectif. Les objectifs sont d’aider, de soutenir les membres dela famille, de soulager leurs souffrances, d’atténuer leurs angoisses, d’offrir un espace d’humanité, de conversation,d’élaboration sur ce qui arrive, de partage émotionnel et cognitif.� 2013 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

Abstract

If complex mental diseases are affecting not only persons who present troubles, but also their close relatives, the way toproceed needs new and specific family interventions in a therapeutic purpose. Most often the demand comes from theprofessionals involved in the care. They have to deal with the reduction of individual and family autonomy. The first step isto delimit the fields of shared helplessness, in a way to enhance the therapeutic potentialities, which appear at theboundaries of these fields and which appeal to the life ecosystem’s resources. Then the focus of the therapy is today life-axisthan history, prospective rather than retrospective. The purposes are to help and hold the family members, to relieve theirsufferings, to reduce their anxieties, to offer a space of humanity, of conversation, of elaboration about what happens, ofemotional and cognitive sharing.� 2013 Elsevier Masson SAS. All rights reserved.

Mots clés : Famille ; Thérapie familiale

Keywords: Family; Family therapy

1. INTRODUCTION

Les maladies mentales complexes se caractérisent le plussouvent par des difficultés et/ou des incertitudes maintenuesquant au diagnostic, à l’étiologie, au pronostic et au traitement :la distinction entre troubles, syndromes et maladies reste

[email protected].

atter � 2013 Elsevier Masson SAS. Tous droits reserves

j.amp.2013.11.014

conjecturale, les hypothèses diagnostiques pouvant êtrecontradictoires d’un praticien à l’autre pour un mêmepatient ; il n’existe pas une cause unique à l’apparition de lamaladie ; les causalités sont multifactorielles, renvoyant à desparamètres contextuels internes et externes difficiles ouimpossibles à déterminer ; ce qui nécessite des interventionsthérapeutiques plurielles et coordonnées.

On peut mentionner les pathologies psychotiques de l’enfantet de l’adulte, les troubles de l’humeur, les pathologies desconduites alimentaires et les toxicomanies avec comorbidités

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(intrications entre pathologies schizophréniques et addictions,entre troubles des comportements alimentaires, dépression oupsychose, etc.), les pathologies limites, les troubles démentiels,les maladies orphelines en psychiatrie ; mais aussi les maladiesneurologiques dégénératives, les maladies somatiques chroni-ques invalidantes, les troubles graves de la personnalité, etc.,voire des pathologies multiples touchant plusieurs personnesd’une même famille.

De telles maladies se traduisent par une défaillance desprocessus contribuant à l’autonomie. On peut constater :

� s oit un excès d’autoréférence empêchant l’assimilation de

certaines propriétés venant de l’environnement oul’accommodation à ses influences (psychoses) ;

� s oit un excès d’hétéroréférence où les influences de

l’environnement en viennent à prendre la commande descentres de prise d’initiative et d’autodétermination internes(addictions) ;

� s oit un excès des deux, entraînant des spirales infernales où

les remèdes sont pires que les deux maux.Il s’ensuit des dysfonctionnements d’oscillations entre

l’autoréférence et l’hétéroréférence qui affectent le patientet son entourage familial et social. Ces dysfonctionnements setraduisent par des conduites ambivalentes, l’atteinte du librearbitre, l’apragmatisme, l’emprise réciproque des systèmespersonnels, familiaux, sociaux les uns sur les autres, etc. ; le self-intime et le self-familial et -social véhiculé par autrui sontintriqués, non différenciés. Ces intrications d’écosystèmesindifférenciés rendent très problématique la reconnaissancecontextuelle de l’autonomie des personnes en souffrance et deleurs groupes d’appartenance.

La gravité des troubles peut se manifester par des passages àl’acte auto- ou hétéro-agressifs, la violence morale et physique,dans un climat de dangerosité et de qui-vive permanent. Il s’ensuitdes difficultés dans la prise en charge : la non-reconnaissance destroubles et le refus du traitement de la part du patient, ladésorganisation des relations au sein des équipes et des familles,des projections et accusations croisées entre les unes et lesautres, avec des affrontements de points de vue incompatiblesquant à la nature des troubles et des objectifs à atteindre.

La demande de thérapie familiale est alors rarement le fait dela famille elle-même. Lors d’une hospitalisation, les équipes desoins sont confrontées à des demandes d’informations de lapart des proches, des demandes de permissions de visites, desorties, etc. Les professionnels en contact avec les membres dela famille perçoivent leurs inquiétudes, mais aussi leurscomportements singuliers et souvent hors normes. Il est dèslors tentant de les décrire en termes de dysfonctionnementsfamiliaux et de proposer alors une thérapie familiale.

Ce niveau d’analyse de la situation et de démarchethérapeutiques s’avère très souvent comme contre-performant : il tend en effet à stigmatiser la famille, et à faire,de façon implicite ou explicite, une relation de cause à effetentre la genèse des troubles et le dysfonctionnement familial.Dans un tel cas de figure, les membres de la famille, déjàconfrontés à des sentiments de culpabilité, de honte,d’impuissance, de disqualification, peuvent voir ce discréditconfirmé de l’extérieur, et réagir par une attitude symétrique,

en miroir, où le discrédit est reporté sur l’équipe thérapeu-tique. Dès lors, proposer à la famille de consulter un thérapeuteextérieur, inconnu et déconnecté du travail de l’équipe de soinsest perçu comme une menace, une remise en cause directe ouindirecte de son fonctionnement, et une incitation auchangement.

Il apparaît plus fructueux que l’équipe de soins repère en sonsein les difficultés auxquelles les intervenants sont confrontés,d’en faire part à la famille et demander son aide. Ces difficultéssont révélées par une inquiétude face au risque vital, face à desconduites dangereuses, un sentiment d’épuisement et/oud’impuissance, ou encore une perplexité quant aux conditionsde sécurité qui permettrait d’envisager des permissions ou unesortie de l’hôpital. La sollicitation d’une consultation familialeavec la participation des membres de l’équipe thérapeutiquedevient alors un partage d’expériences, de concertations, ainsiqu’une prise en compte des attentes des divers participants.

Lorsque la consultation familiale est d’emblée envisagée surun mode ambulatoire, les thérapeutes peuvent solliciter laprésence du ou des demandeurs en tout début de prise encharge, lorsque cette présence est envisageable. Il est en toutcas indispensable que la demande des professionnels quiadressent la famille soit explicitée, et que les divers membres dela famille précisent leur position personnelle vis-à-vis de cettedemande. Selon la forme des processus initiés lors desconsultations, la nature initiale de la demande est susceptibled’évoluer, pour peu que les membres de la famille fassentl’expérience d’effets thérapeutiques attribués à leur engage-ment lors des séances.

Dans ces deux cas de figure, l’implication des personnes dela famille qui consultent se fait sous la forme d’une aide auxthérapeutes, plutôt que de la mise en œuvre d’une thérapieintrafamiliale. La thérapie évolue par un partage rassurantd’expériences et de connaissances entre la famille, lesthérapeutes et les intervenants extérieurs, ainsi que par unerestitution de ce qui circule d’elle-même dans les circuitssociaux et personnels avec lesquels elle est en contact.

2. SITUATIONS CONTEXTUELLES

Les maladies complexes sont le plus souvent corrélées à desimpacts contextuels qui se manifestent par des angoissescollectives diffuses, lancinantes, par des stratégies de survie quiviennent se substituer aux rythmes relativement fluides de lavie ordinaire. On constate habituellement une déritualisationdes liens, des défaillances mythiques, ainsi que des carencesaffectives et des scotomes épistémiques (cf. plus loin).

L’appréciation des situations contextuelles complexesrepose sur :

� l’ aveu d’échec et le constat d’impuissance partagés par les

membres de la famille et les intervenants, dans le domained’action ou d’intervention où la demande de changementapparaît la plus souhaitée ou souhaitable ;

� la prise en compte de processus qui conduisent éventuel-

lement, quoi que l’on fasse, à des situations qui s’aggravent ;

� la modification des objectifs envisageables : le produit d’une

opération complexe aboutit à un résultat négatif, préférable à

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la situation initiale ; l’alternative n’est plus entre le bon et lemauvais, mais entre le pire et le moins pire ;

� n e pas ne pas faire se révèle malgré tout préférable au faire ou

au non faire ;

� le fait d’aller moins mal n’est pas identifiable au fait d’aller

mieux.

L’objectif est de circonscrire les domaines où le constatd’impuissance est partagé par les familles et les équipes, demanière à éviter les spirales négatives et à valoriser les échangesconstructifs dans les terrains constructibles. Il devient ainsienvisageable de mobiliser les énergies pour l’exploration dedomaines à défricher pas à pas, permettant de retrouver dusens à l’existence de personnes en grande souffrance.

3. LE VÉCU DES THÉRAPEUTES

Le plus souvent, lors de pathologies complexes, lesthérapeutes ont l’impression d’être pris en défaut lors de laconduite des séances. Ils se sentent envahis par des sentimentsoù se mêlent l’insatisfaction, l’inanité, l’inefficacité, la médio-crité. Ils se demandent ce qu’ils sont en train de faire : leséchanges apparaissent pauvres, sans grand intérêt, sansimportance. Chaque instant compte pour des heures. Lesvoilà obligés de lutter contre l’ennui, la torpeur, l’envied’arrêter.

Toutes ces manifestations sont cependant, pour lesthérapeutes, les indices précieux d’une situation de désap-prentissage accéléré et d’incitation à réapprendre autrement.Devoir renoncer à être de bons thérapeutes, conformes auxmodèles plus ou moins idéalisés véhiculés par les meilleursouvrages ou par les prestations spectaculaires des grands nomsde la profession, devient un impératif incontournable.

En effet, le recours à des techniques ou des méthodes bienassises semble alors hors d’atteinte ou hors sujet. Les outilsthérapeutiques habituels se révèlent inutilisables ou contre-performants. Que leur reste-t-il alors s’il ne subsistepratiquement rien de ce qu’ils ont appris à faire pendanttoutes leurs années de formation ?

J’aime à dire que le genre d’outils qui leur reste ressemble aucouteau de Lichtenberg : un couteau sans lame auquel il manquele manche.

Non seulement chaque thérapeute en est conduit àreconnaître et à accepter ses propres limites, mais il doitencore s’accommoder de la perception de ses grandesinsuffisances. Plus exactement, il lui faut travailler avec leszones d’ombre de lui-même qui lui apparaissent comme les plusinsignifiantes, celles qui ne paient pas de mine, qui sontéloignées des prestations spectaculaires, qui pourraient luipermettre de briller aux yeux des collègues.

Il ne s’agit pas de faire ici l’éloge de la médiocrité, mais plutôtcelui de l’extrême patience et de la modestie : le travail duthérapeute s’apparente à celui du kinésithérapeute qui doitréapprendre à son patient à réaliser les mouvements les plussimples lorsqu’il a subi un grave dommage, et ceci, en lui faisantle moins mal possible. Le moindre progrès, aussi minime et ténusoit-il, mérite d’être soutenu et consolidé. On pourrait dire que

le thérapeute familial devient un kinésithérapeute de l’esprit engrande souffrance.

Cette culture de l’extrême patience ne relève ni de lacomplaisance ni de la flagornerie. Elle permet d’être en phaseavec l’âpreté de l’existence que les personnes vivent auquotidien.

4. ORIENTATIONS THÉRAPEUTIQUES

Dans les pathologies complexes, la thérapie familiale s’inscritdans une prise en charge articulant plusieurs formes d’inter-ventions thérapeutiques : prescription de psychotropes, miseen œuvre d’une psychothérapie individuelle, voire hospitalisa-tion, thérapie institutionnelle, thérapie occupationnelle, réha-bilitation sociale, etc. Ces articulations créent des interférencesréciproques sur les différentes modalités d’intervention.

Les psychotropes ne se contentent pas de produire deseffets neurophysiologiques et psychologiques chez le patientqui les prend. Ils modifient les communications avecl’entourage ; et de ce fait, ils transforment l’expression despersonnalités impliquées dans l’échange. Ce qui implique deséchanges entre le patient, le psychiatre prescripteur et lesproches qui vivent en contact régulier avec le patient.

Une dimension thérapeutique naît de la germination et de ladifférenciation des équipes de soins, qui apprennent àdévelopper l’autonomie des pôles spécifiques d’actionsthérapeutiques, susceptibles de s’articuler et de participer àun principe de cothérapie élargie ou généralisée. Cettepolarisation des activités thérapeutiques conduit à distingueret à relier les thérapies institutionnelles, d’une part, et lesthérapies familiales, d’autre part.

4.1. Thérapies institutionnelles

Les thérapies institutionnelles sont nées d’un projet desoigner les tendances iatrogéniques de l’institution, ses dérivestotalitaires liées à l’enfermement, à l’organisation sur le moded’une hiérarchie immuable, à l’impossibilité de concevoir un« au-delà des murs de l’asile ». Il s’agit de repenserl’architecture, de réorganiser les formes de relations entreles membres de l’équipe de soins, le personnel médical etparamédical, le personnel administratif, et de mettre en œuvredes sociothérapies pour les patients. Cet infléchissement de lavie institutionnelle dans une perspective thérapeutique reposesur l’établissement d’une alliance avec les malades, unediversification de leurs modes d’échanges, un encouragementà leurs prises de responsabilité et de décision. En privilégiant lesrencontres entre patients, aides-soignants, infirmiers, méde-cins, psychologues, assistantes sociales, et en instaurant unemise en commun de ces expériences, la thérapie institution-nelle cherche à développer la vie sociale du patient dans lesdimensions de l’aide, de la désaliénation, du développement del’autonomie. Autrement dit, l’enfermement présente un doubleaspect de remède et de poison. Il présente un aspectthérapeutique si ses modalités de réalisation sont diversifiées(de la chambre d’isolement à la protection de la communautéinstitutionnelle) et ajustées, à chaque instant, à l’évolution de

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l’état du patient. Il devient iatrogénique si une forme decontention devient inadaptée (soit par excès, soit par défaut),et perdure bien au-delà de sa justification thérapeutique.

Les thérapies institutionnelles mettent en jeu des processusde familiarisation sociale de la personne de l’aliéné : le patientpeut se familiariser avec les contraintes de la vie en société, par lamise en contact avec des codes d’interactions, des systèmes devaleurs, de croyances, de savoir et de savoir-faire de sesinterlocuteurs, distincts de ceux de sa famille. Dans leur vieprofessionnelle, les membres de l’équipe se familiarisent toutautant avec les singularités des perturbations et des qualités dupatient, de même qu’ils échangent leurs expériences à proposdes rôles et des fonctions parentales, filiales, sociales, en fonctiondes difficultés qu’ils ont rencontrées au contact avec celui-ci. Lepartage de ces expériences avec ceux-ci est susceptible de pallierles difficultés que ces derniers éprouvent dans l’établissement deleurs relations à autrui. L’équipe apprend réciproquement à sefamiliariser avec la personnalité du patient, en partageant desimpressions partielles que les intervenants ont retiré de leursrencontres avec celui-ci, et en synchronisant leurs points de vue.Ces rencontres créent artificiellement des modes d’échange qui,d’ordinaire, surgissent spontanément lorsque deux personneséchangent des informations sur une troisième personne qu’ellesconnaissent dans des contextes différents. De telles rencontresproduisent des processus de reconnaissance sociale d’unepersonnalité dont les traits, d’ordinaire, restent éclatés,impossibles à circonscrire et à définir.

4.2. Thérapies familiales

D’une certaine façon, les thérapies familiales ont été uneréponse aux limites et aux excès des thérapies institutionnelles,même lorsque celles-ci ont été conçues avec le maximum desouplesse et d’ouverture. D’une part, il apparaît en effetextrêmement difficile d’imaginer, dans le cadre de ce qu’onappelle l’institution, un champ extérieur à celle-ci. Le termemême d’« institution » ne permet pas de savoir s’il s’agit del’ensemble des dispositifs psychiatriques architecturaux etorganisationnels ou de l’ensemble des champs sociaux régispar les processus politico-économiques. D’autre part, latendance inhérente à la pratique de la thérapie institutionnelleest de se substituer, en tout ou en partie, de manière implicite ouexplicite, aux défaillances de la famille du patient. Celle-ci peutêtre perçue comme pathogène, refusant parfois de manièreviolente les « progrès » du patient ayant précisément bénéficié dela thérapie institutionnelle. Du point de vue de la famille, ces« progrès » sont alors perçus comme inadéquats, à court termeou à long terme, pour la reprise d’une vie sociale « normale ». Lesparents peuvent se sentir mis en accusation, dépossédés de leurspropres tentatives de venir en aide à leur enfant, tandis qu’ilsconstatent à quel point celui-ci reste étroitement dépendantd’eux. Des compétitions peuvent alors surgir entre équipes etfamilles, et conduire à l’anéantissement des « progrès » appréciésde manière contradictoire, à une aggravation préoccupante del’état du patient, voire à des accidents mortifères.

Le thérapeute familial cherche à faire alliance avecl’ensemble des membres de la famille. Il organise des contextes

où la forme, le moment et le lieu de l’action efficiente restent apriori indécidables. Il tente de renforcer les racines du sentimentd’identité et d’appartenance, et donc le socle sur lequels’étayent les processus de socialisation. Ceux-ci supposent lacapacité à décrypter les multiples signaux, souvent contra-dictoires, voire antinomiques, qui caractérisent la vie derelation. Pour peu que cette capacité soit défaillante chez unpatient ayant le plus grand mal à « apprendre à apprendre »(deutero-apprentissages), les consultations familiales permet-tent de recréer artificiellement des contextes où ces deutero-apprentissages conduisent à gérer les situations critiques. Lesthérapies familiales ne consistent pas seulement à fairesemblant, mais à faire semblant de faire semblant. L’accès auméta-simulacre conduit à une oscillation de la fiction et del’action, de la virtualité et de la réalité. De même, l’écouteparticipative des thérapeutes relève d’un non(non(faire)), oùl’oscillation de l’intervention et de la non-intervention génèreune incitation à la découverte de nouvelles formes d’auto-nomie.

Il s’ensuit une conception thérapeutique, qui émerge desmodifications émotionnelles et cognitives conjointementvécues par les thérapeutes et les membres de la famille.

De ce point de vue, les thérapies familiales permettent deréaliser des processus de socialisation familiale de la personnealiénée. De nombreuses variables de la différenciation per-sonnelle et de la socialisation sont directement liées à ladynamique de la vie familiale. Paradoxalement, le fait qu’un jeuneadulte ait le plus grand mal à quitter ses parents, du fait d’unefragilité personnelle, d’un self peu différencié, ou d’une difficulté àaffronter la réalité, rend la participation de la famille indispensablepour favoriser le processus d’autonomisation. Comme lesouligne Siegi Hirsch, pour quitter la maison de ses parents, ilvaut mieux être habillé, muni de bagages et d’affairespersonnelles, et sortir par la porte d’entrée, plutôt que desauter par la lucarne du grenier en pyjama. Lorsqu’un patientprésente une défaillance durable qui l’empêche de s’auto-nomiser, la réactivation régulière des liens familiaux fonctionnecomme une stratégie de survie par le recours à des ressourcesmatérielles, affectives et cognitives que seule la famille d’originepossède. Il arrive qu’un patient psychotique ait le plus grand mal às’exprimer personnellement lorsqu’il se retrouve seul face à unepersonne étrangère ou face à un groupe social, alors même qu’ilrecouvre de telles facultés lorsqu’il est entouré de ses proches.

Les options thérapeutiques comportent ainsi un versantcontextuel (ce qui circule à propos des patients et leurs famillesdans les contextes de soins, et ce qui tend à les faire évoluer), etun versant focalisé sur les consultations familiales.

5. LA CRÉATION DES CONTEXTESTHÉRAPEUTIQUES

5.1. La réorganisation des équipes, ladifférenciation des pôles d’intervention etl’autonomie des thérapeutes

Lors des contacts avec les familles, les intervenants se voientincités à mieux repérer, voire à redéfinir leurs places et leurs

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rôles dans la prise en charge. La thérapie familiale peut êtreenvisagée comme un voyage aérien. Dans les situationscomplexes, il devient nécessaire de différencier les pilotes deligne qui conduisent la thérapie, et le responsable de la tour decontrôle et des aiguilleurs du ciel qui apprécient les conditionsdans lesquelles ce voyage peut s’effectuer, du décollage àl’atterrissage. Dans cette perspective, chacun se doit detransmettre uniquement les informations pertinentes quiassurent la sécurité de l’entreprise. La transmission réciproquede l’ensemble des informations dont chacun dispose pour sontravail ne ferait qu’aboutir à une saturation, une confusion etune paralysie des uns et des autres.

Le fait de se concerter mutuellement et de le restituer auxfamilles fait émerger des informations sécurisantes quipermettent à celles-ci de savoir qui consulter et par rapportà quels objectifs en fonction de leurs demandes spécifiques.

On voit par ce qui précède que l’autonomie des thérapeutesfamiliaux est le contraire de l’autarcie et de l’isolement : lesdegrés de liberté qu’ils peuvent développer reposent surl’échange d’informations pertinentes susceptibles d’assurer ledéploiement de la thérapie en synergie avec les autresmodalités d’intervention.

5.2. La réalisation de hiérarchies enchevêtréesentre thérapies institutionnelles, chimiothérapies,thérapies familiales et psychothérapiespersonnelles

Une hiérarchie est enchevêtrée lorsqu’un dispositif théra-peutique en position de sommet dans un contexte donnédevient un élément sous-jacent dans un autre contexte. Parexemple, du point de vue du prescripteur de médicaments, lapsychothérapie est un complément qui dépend de l’adminis-tration la mieux ajustée de la pharmacopée ; à l’inverse, l’actiondu psychothérapeute pourra conduire le patient et les prochesà découvrir des degrés de liberté dans la manière des’approprier le traitement pharmacologique. Ou encore, surle plan institutionnel, les consultations familiales sont une desmodalités, parmi d’autres, de la mise en œuvre des actionsthérapeutiques appropriées ; tandis que sur le plan familial, lathérapie institutionnelle peut devenir un sous-ensemble desactivités vitales du patient et de ses proches.

5.3. La cothérapie élargie entre les différentsintervenants, présents ou non lors des consultationsfamiliales

Dans les maladies complexes, les familles sont fréquemmentdemandeuses de contacts réguliers entre intervenants. Lacothérapie n’est plus seulement la participation de deuxthérapeutes familiaux (ou plus) à la conduite des séances, maiségalement la concertation réalisée entre les thérapeutesfamiliaux et les autres intervenants dans la prise en charge. Ilarrive que des consultations conjointes entre les diversintervenants et les familles deviennent nécessaires à certainsmoments de l’évolution, créant un ressourcement des diversintervenants de l’entreprise thérapeutique. Il s’ensuit la

création d’enveloppes relationnelles contenantes suffisammentdiversifiées, ajustées et évolutives pour éviter les enferme-ments brutaux ou les ruptures de soins à l’emporte-pièce.

Il devient alors pertinent d’articuler les pratiques de thérapieinstitutionnelle et de thérapie familiale de manière à favoriserleurs qualités complémentaires et rendre productives leurséventuelles oppositions. La recherche d’une potentialisation deces deux processus, lorsqu’ils entrent en interférence, relève duprincipe de cothérapie élargie (J. Miermont, 1997). Lesexpériences institutionnelles réalisées par le patient peuventêtre en opposition de phase avec celles de la vie familiale. Il arrivemême qu’elles heurtent de front les systèmes de croyance et devaleur de la famille. Lorsqu’il existe un handicap durable, lacodépendance à la vie familiale et à la vie institutionnelle n’est passimple. Elle réclame un ajustement des dynamiques éventuel-lement très contrastées du système institutionnel et du systèmefamilial. Loin d’être une gêne, la confrontation de points de vue etd’objectifs opposés peut se révéler fructueuse pour l’appren-tissage des contradictions de l’existence.

En favorisant l’émergence de contextes relationnelscontrastés, les thérapies institutionnelles, les thérapies fami-liales et les cothérapies élargies contribuent au déploiement deprocessus autonomes artificiels dans des écosystèmes quin’arrivent pas, par leurs propres moyens, à gérer les difficultéset les crises de l’existence.

6. LA VARIÉTÉ DES PROCESSUSTHÉRAPEUTIQUES EN JEU LORS DESCONSULTATIONS FAMILIALES

6.1. La réalisation du rituel thérapeutique et ledéveloppement des expériences

« Quoi ? Que se passe-t-il ? Qu’est-ce qui arrive ? »L’existence de maladies complexes chez un (ou plusieurs)membre(s) d’une même famille atteint la nature des échanges ;réciproquement, les relations interpersonnelles produisent deseffets sur l’expression des troubles, aboutissant à unedéritualisation des liens. Il devient alors difficile d’apprécierles effets de spirales délétères en termes de causalités linéaires,voire même de causalités circulaires strictement localisables ausein des interactions cliniquement observées (effets de la pouleet de l’œuf).

Le premier objectif thérapeutique consiste à initier ladiminution de l’angoisse et l’infléchissement de la tensionémotionnelle dans le cours de la séance. Il repose sur lacréation de rituels extraordinaires de conversation ordinaire :apparemment, les échanges entre familles et thérapeutesrelèvent de narrations banales, qui relèveraient d’ordinaired’échanges spontanés. La différence avec une conversationusuelle est qu’elle n’intervient pas spontanément au sein de lafamille livrée à elle-même. Elle nécessite une initiation et uneanimation de la part des thérapeutes qui relèvent de dispositifsartificiels mis en œuvre par les thérapeutes. Ceux-ci peuventalors avoir l’impression qu’ils sont de trop. . . à ceci près ques’ils n’étaient pas là, la conversation ordinaire n’aurait toutsimplement pas lieu.

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Le deuxième objectif peut relever de la prescription de laréduction d’activités et de la mise en repos de l’esprit (P. Janet).Cette prescription nécessite une appréciation minutieuse desactions peu consommatrices en dépense énergétique, et cellesqui aboutissent à un véritable épuisement de la personnemalade et/ou de son entourage, ou à une aggravation destroubles, voire à des décompensations mortifères. Il s’agit doncd’une mise au repos sélective de l’esprit, nuancée etdifférenciée, tenant compte des facteurs de vulnérabilité, desfragilités du patient, mais aussi des capacités de son entourage àaccompagner cette restriction d’activités, et des contextesdans lesquels chacun évolue.

Le troisième objectif revient à reconnaître les zonesineffables liées aux effets de la souffrance du corps quiéchappent au travail de représentation mentale, a fortiori deprise de conscience. L’acceptation de l’indicible réclame desupporter ce qui ne peut être mis en mots, et de maintenirmalgré tout la poursuite de la séance même si les narrationssont difficiles et se raréfient pendant des périodes plus oumoins longues. Ce travail de maintien et de consolidation desliens par une présence attentive et soutenante est unecondition indispensable à la pérennisation des séancesultérieures.

7. LE QUESTIONNEMENT DE LAMYTHOPOÏÈSE ET LE RESPECT DES FORMESDE CROYANCES

« Pourquoi ça nous arrive ? Qu’a-t-on fait de mal ? Quelle estla cause ? Qui est responsable ? »

Il ne sert à rien, face à des croyances différentes des nôtres,ou face à des conduites qui renvoient à des valeurs éloignées denos propres valeurs, de penser les modifier en les pointantverbalement ou les contrer par des arguments rationnels. Detelles tentatives ne font que les renforcer.

Pour autant, chaque thérapeute a acquis des croyancessuffisamment fortes pour penser que ses façons de procéderont globalement des effets positifs sur les personnes qui leconsultent, ou, à tout le moins, des effets moins négatifs quel’abstention thérapeutique pure et simple.

Dès lors, le point de départ d’une démarche thérapeutiqueface à un groupe familial consiste à respecter ses modesd’organisation, ses systèmes de croyance et de valeur quiassurent sa cohésion et sa protection vis-à-vis du mondeenvironnant. Cette attitude de respect du mythe familial estd’autant plus nécessaire qu’une maladie complexe vientbouleverser les règles du fonctionnement familial. En effet,l’irruption d’une maladie complexe dans l’existence vientquestionner la fonction habituellement protectrice du mythe. Siun tel malheur arrive, n’est-il pas la sanction pour unetransgression personnelle, collective, transgénérationnelle,commise précédemment ?

Devant une telle effraction vitale de la valeur protectrice durécit mythique, le patient et les membres de la famille peuventêtre tentés soit de renforcer leurs croyances mythiques, soit deles relativiser, voire de les abandonner. On voit ici que l’intérêtdes thérapeutes pour les événements passés peut participer de

l’entretien, voire de l’amplification des sentiments de culpa-bilité, de honte, ou des mouvements de reproches etd’accusation qui s’expriment dans la famille. À l’inverse, lesthérapeutes se doivent d’accompagner les membres de lafamille dans leur appropriation des connaissances de la maladiecomplexe en fonction de leurs systèmes de croyance. Il ne sertà rien de les forcer à adhérer aux convictions des cliniciens etdes thérapeutes concernant la maladie, fussent-elles« scientifiques ».

Plus modestement, les thérapeutes peuvent focaliser leurintérêt pour des nouvelles de la vie quotidienne, la narration dece qui arrive. Le processus thérapeutique résulte de larecréation dans le temps des séances d’une micro-histoirepartagée : les séances peuvent être alors conçues commeévénements de vie, temps de ressourcement et d’échange.

8. LE DÉVELOPPEMENT DES OPÉRATIONSÉPISTÉMIQUES ET LA PROGRESSION DESCONNAISSANCES

« Comment comprendre afin de faire face à l’adversité ?Comment survivre ? Comment continuer à chercher et à vivredans l’incertitude ? »

Expériences, croyances et connaissances relèvent à la fois deformes d’actions différentes tout en étant étroitementintriquées. À l’inverse des croyances mythiques, les opérationsépistémiques nous permettent de modifier nos hypothèses etnos connaissances en fonction d’argumentations contradictoi-res et des sanctions de l’expérience.

Le registre épistémique sollicite l’intelligence personnelle etcollective. Il procède par hypothèses, essais et erreurs, enfonction des apports de l’expérience et de l’évolution descroyances. Autant dire que les inférences déductives ouinductives se révèlent insuffisantes pour appréhender et traiterles pathologies complexes :

� le s inférences déductives conduisent rapidement à un cul-de-

sac : « de ce que j’observe, j’en déduis la solution » risqued’aboutir à un leurre de compréhension, ne faisant querenforcer des préconceptions du thérapeute ;

� le s inférences inductives assimilent la situation perçue à

l’ensemble des situations semblables déjà rencontrées dont ilsuffirait d’abstraire la loi générale à partir de laquelle onpourrait comprendre et agir.Ces deux types d’inférences méritent d’être mises au service

des inférences abductives, qui tiennent compte des singularitésde chaque situation effectivement rencontrée. L’abductionconsiste à faire un écart de pensée par rapport à ce qui sauteaux yeux ou aux oreilles, et à orienter la recherche à partir dechamps plus ou moins éloignés du terrain clinique immédiat.

Ce qui paraît d’emblée évident est alors souvent de mauvaisaloi. La manière dont les thérapeutes perçoivent de façonspontanée les postures, attitudes, réactions, interactions desdifférents partenaires de la famille déclenche un premier niveaud’impressions qui inspirent des qualificatifs le plus souventstigmatisants : manipulateurs, pervers narcissiques, persécu-teurs, ne feraient que rencontrer des victimes consentantes,voire complices, dans des relations identifiées comme

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pathologiques, voire pathogènes : échanges de coups tordus,accusations réciproques, mots blessants, intonations hostiles,intrusions et envahissements, prédations psychiques, annihila-tions, hostilités destructrices, etc. Si l’on souhaite créer uncontexte thérapeutique, il est nécessaire de se départir de cesdénotations négatives et critiques, d’essayer de se mettre enlieu et place des personnes a priori les plus difficiles, voireantipathiques, de prendre en compte leurs points de vue, deconnoter positivement leurs attitudes et leurs comportementsles plus hors normes.

Il est alors possible de comparer plusieurs hypothèses etd’opter pour celle qui résistera le mieux (ou le moins mal) auxépreuves de l’expérience clinique in situ. Par exemple, s’il estpossible pour le thérapeute de s’en référer aux différentesoptions proposées en thérapie familiale pour intervenir (cf.J. Miermont, 2010), il se voit souvent contraint de partir de zéroet de faire fi de ce qu’il croyait connaître. La conduite del’intervention thérapeutique se positionnera et évoluera selonplusieurs axes : synchronique (ici et maintenant) versusdiachronique (rétrospectif et/ou prospectif) ; contenant versuscathartique ; factuel (présentations) versus fantasmatique oucognitif-comportemental (représentations) ; personnel versusrelationnel ; symptomatique versus interactionnel ; interprétatifversus prescriptif ; formel versus informel, etc.

Lors d’une pathologie complexe, le registre des inter-ventions présente souvent une valence négative : penseratteindre un résultat positif, dans le référentiel habituel de lanormalité, relève de l’utopie. Le principe du tiers exclu, selonlequel il n’est pas d’autre alternative que la vérité ou l’erreur,l’amélioration ou l’aggravation, la réussite ou la déchéance,n’est alors plus de mise. Cet abandon du tiers exclu conduit àfavoriser une moins mauvaise solution plutôt que d’en chercherune bonne qui conduit au pire. Lorsqu’un patient nous dit qu’ilva moins mal, cela ne signifie pas nécessairement qu’il va mieux.Dans ce registre du négatif, un résultat moins négatif qu’unautre aura des conséquences nettement préférables à cellesd’une intervention réputée efficace mais aux incidences quirenforcent les catastrophes en chaîne.

Dans un acte cognitif, il existe une zone aveugle, un scotomecognitif qui nous empêche de percevoir les circuits par oùtransite l’information. Dans les situations cliniques oùl’incertitude domine, le scotome cognitif s’étend à des champsd’observation et de compréhension plus vastes. Il n’est pas lemême chez le patient, ses proches, et les intervenants. Lorsd’une consultation conjointe, la mise en commun des points devue permet de réduire les zones d’aveuglement et dedévelopper une vigilance cognitive plus appropriée à la priseen compte des problèmes et solutions les mieux ajustées à lasituation.

Lorsqu’un patient est hospitalisé, rencontrer une famillerevient à renforcer les points d’ancrage et les points d’appui àpartir desquels un passage de témoin peut s’effectuer entresoignants et thérapeutes en assurant une jonction entre lacontinuité des soins et la fiabilité des liens. L’échanged’informations, la concertation, la délibération et la décisionpermettent d’identifier des points de repère, des balises à partirdesquels il est possible de proposer un voyage thérapeutique.

Celui-ci n’est viable que si la construction du référentielthérapeutique est identifiable par le patient et les membres desa famille : qui fait quoi, de quelle manière, et dans quel but ? Enouvrant l’observation vers la ligne d’horizon, les thérapeutesdéveloppent une recherche clinique : leur écoute attentive etleurs interventions les incitent à inventer en même temps qu’ilsapprennent.

Sur le plan thérapeutique, le registre épistémique permetainsi d’envisager la rééducation des activités préservées quipallient les défaillances des fonctions atteintes, l’excitation desdomaines de l’esprit dégagés des zones de souffrance etl’apprentissage de savoir et savoir-faire face à la nouveauté.Voire même l’acceptation que le patient, dans son équation etson destin singuliers, ait parfois des formes d’intelligence et deperformances qui échappent au commun des mortels.

La rééducation des activités préservées consiste à renforcerles contextes fonctionnels et à favoriser l’activation dessystèmes compensatoires, en évitant de solliciter les zonesen souffrance qui confrontent au constat d’impuissance.

Lors d’une entorse, l’approche du kinésithérapeute consisteà mobiliser la musculature de l’articulation en modifiant lesautomatismes psychomoteurs par apprentissage, sans chercherà agir sur la distension ligamentaire difficilement traitabledirectement. Lors de dysfonctionnements personnels etrelationnels, il est préférable d’agir sur les contextes plus oumoins éloignés des zones de dysfonctionnements où les lienssont distendus et fragilisés, plutôt que d’espérer agirdirectement sur ceux-ci.

De même, si l’on considère que l’esprit du patient est clivé,voire éclaté, éparpillé dans l’esprit de ses proches (familles etgroupes sociaux), l’objectif thérapeutique, dans un premiertemps, sera moins de mobiliser cet esprit que de réunirl’ensemble des proches en souffrance dans une perspectiveapaisante et contenante, pour permettre un rassemblementdes parties éparses de l’esprit et une reconstitution progressivede son unité. Lors d’une fracture, il est nécessaire de la réduire,puis de mettre un plâtre de manière à permettre au cal deconsolider l’os. Il apparaît que le temps de reconstitution d’unesprit éclaté est nettement plus long que la consolidation d’unefracture. Dans un deuxième temps, il devient possible desoutenir le patient dans ses tentatives de mobilisation, enévitant la répétition d’expériences traumatisantes.

La distinction entre compétences et performances théra-peutiques des intervenants et des familles permet d’envisagerune entraide réciproque des uns et des autres. La compétencerelève du savoir inhérent à un certain type d’activité. Laperformance est un savoir-faire, une habileté à réaliser uncertain type d’activité. On peut être spontanément performantdans un certain domaine d’action, sans forcément disposer de lacompétence qui lui correspond. La réciproque est égalementobservable.

Par exemple, certaines performances thérapeutiques déve-loppées par la famille peuvent être validées par les compétencescliniques des thérapeutes. Réciproquement, les compétencesfamiliales sont susceptibles de requalifier les performances desthérapeutes, débouchant ainsi sur la psycho-éducation desintervenants par la famille ; l’apprentissage des thérapeutes

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sollicités par la famille permet l’évolution de leurspréconceptions et l’ajustement de leurs pratiques. On pourraitparler ici de psycho-éducation des thérapeutes par la famille.

Devant une situation nouvelle, patients et familles peuventtrouver une aide par la réalisation de deutero-apprentissages(apprentissages d’apprentissages) en temps réel qui permettentd’éviter une réaction en chaîne de réactions de plus en pluscatastrophiques. Ces deutero-apprentissages conduisent àl’acceptation et le partage des zones d’incertitude commesources d’invention, de connaissance et de reconnaissance.

9. RÉFLEXIONS ÉPISTÉMOLOGIQUES : LEPROJET ÉCO-ÉTHO-ANTHROPOLOGIQUECOMME ALTERNATIVE AU MODÈLE BIO-PSYCHO-SOCIAL

Les découpes admises sur le plan académique entre lesdisciplines biologiques, psychologiques et sociologiques créentdes artéfacts dont leurs associations par un trait d’union ne fontqu’aboutir à des impasses épistémologiques, méthodologiqueset concrètes :

� u ne molécule ayant des effets psychotropes (qu’il s’agisse

d’un médicament et/ou d’une substance addictive) ne modifiepas seulement les sensations du corps de la personne qui lesprend, mais celles des personnes de son entourage ;

� u ne intervention sur l’entourage d’une personne en

souffrance peut soulager l’anxiété, la dépression, l’éclatementde l’esprit de celle-ci, voire des personnes ainsi impliquées.

� le « corps » et l’« esprit » sont deux manières de parler d’un

même processus qui relie les humains entre eux dans leurenvironnement de vie, voire de survie.Plus la pathologie est lourde et grave, et plus l’intervention

psychothérapeutique se doit d’être légère, anodine, apparem-ment simple et peu spectaculaire. Elle s’apparente à unehypothérapie de l’hypersurface : si l’on considère la complexitédes systèmes de communication et de cognition commemodélisable à partir d’un hyper-espace de très grandedimension, la plus grande partie de l’hyper-volume se trouvedans la zone la plus superficielle de cet hyper-espace. Lenombre d’informations situées à la périphérie de l’hyper-volume augmente de façon exponentielle avec le nombre dedimensions de cet hyper-volume.

Il existe là un paradoxe. Le miracle de la conversationordinaire repose sur l’apparente simplicité de codage et dedécodage des signaux émis et reçus dans l’espace-temps usuel,à quatre dimensions. Le propre de la « psychologie populaire » apour fonction de nous permettre de traiter les informationspertinentes dans nos échanges avec autrui (et avec nous-mêmes) de manière fluide et immédiatement intelligible. Lorsde pathologies complexes, le moindre échange renvoie chez lesmembres de la famille et chez les intervenants à des effets desidération et de paralysie. Dans l’hypothèse métapsychologiquede S. Freud, les processus primaires de l’activité mentale ontenvahi les processus secondaires, censés assurer l’assise desrelations sur les représentations de mots. De ce fait, quoiquede complexité moindre, les informations perçues par lesintervenants les contraignent à des surcroîts d’inventivité et de

créativité. La superficialité des signaux, loin d’alléger leséchanges, ne fait que les plomber.

Plus les informations ainsi libérées et désorganisées setrouvent à proximité de la surface, plus elles apparaissentévanescentes, sans importance : elles échappent à laconscience, sont très difficilement représentables et renvoientparadoxalement à des zones de fonctionnement mentalprofondes et archaïques. Or, ces informations les plussuperficielles sont celles qui sont susceptibles soit dedéclencher des réactions de violence et de rupture des liens,soit l’infléchissement de cette violence et l’instauration d’unclimat apaisé. Non seulement l’intervention se fait au niveau del’hypersurface des échanges, mais il s’agit d’une interventionthérapeutique a minima.

Si les objectifs thérapeutiques sont ainsi contraints et limités,ils n’en sont pas moins précis, pertinents et atteignables :instaurer un climat bienveillant suscitant l’établissement d’unpartenariat thérapeutique ; apporter un soutien chaleureux etaussi constructif que possible ; soulager la souffrance ;accompagner chacun dans son cheminement plus ou moinstortueux ; diminuer l’intensité des tensions émotionnelles, enparticulier, atténuer l’angoisse et canaliser les mouvementsagressifs ; recréer des contextes d’échanges aussi agréables etdétendus que possible, lorsqu’ils n’interviennent même plusspontanément hors de l’animation thérapeutique ; renforcer lerespect et la valorisation des points de vue de chacun lors del’expression des désaccords ; développer les apprentissagesrelationnels dans les zones non atteintes par le constatd’impuissance ; faire de la rencontre clinique un rituelévénementiel s’inscrivant dans l’histoire personnelle de chacun.

Ainsi, d’un point de vue morphodynamique, les maladiescomplexes se traduiraient par une réduction de complexité dessystèmes de communication et de cognition. Les attracteurs detrès grandes dimensions sous-tendant le fonctionnement detels systèmes seraient dégradés et transformés en attracteursde dimensions moindres, affectant l’ajustement des activitésmentales, des conduites, des échanges émotionnels danscertaines situations spécifiques ou critiques. Les dispositifsthérapeutiques chercheraient ainsi à recréer artificiellementdes systèmes de relation et de réflexion régulés par desattracteurs de plus grandes dimensions. Les membres de lafamille peuvent tirer profit du partage des résonancesémotionnelles perçues par les thérapeutes. Le dispositifthérapeutique fonctionne comme caisse de résonance etchambre d’écho pour des messages dont l’émission, sans cedispositif, n’arriverait pas à réception.

On peut ainsi revisiter la conception des systèmes, par lareconnaissance de l’émergence des processus personnels etfamiliaux à partir des processus sociaux. Le système ne seréduit pas à son fonctionnement interne et nécessite la prise encompte de ses effets contextuels : la partie familiale et socialedu soi, la partie sociale et personnelle de la famille.

Les circuits complétés de l’esprit conduisent à identifier lesunités d’esprit sémantiques, les unités de survie évolutive, lesunités de changement (G. Bateson). Les thérapies familialesdans l’approche des maladies complexes nous obligent àconcevoir des formes innovantes d’intervention, allant de la

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psychothérapie en présence des proches, voire en l’absence dela personne malade, à la complexification des contextes sociauxsollicités par la souffrance personnelle et collective.

Ces observations et réflexions, issues de 35 années depratique clinique privée et publique, ne prétendent à riend’autre que de proposer un instantané susceptible d’évoluer etde se transformer en fonction des demandes personnelles,familiales et sociales en prise avec des souffrances intimesextrêmes et une mutation sociétale sans précédents.

DÉCLARATION D’INTÉRÊTS

L’auteur déclare ne pas avoir de conflits d’intérêts enrelation avec cet article.

POUR EN SAVOIR PLUS

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