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THSE
Pour obtenir le grade de
DOCTEUR EN PHILOSOPHIE
Prsente et soutenue publiquement
par
Alessandro TREVINI BELLINI
le19 Novembre 2011
SUSPENSION DU CAPITAL-MONDE
PAR LA PRODUCTION DE LA JOUISSANCE Marx entre Aristote et la phnomnologie
Directeur de thse :
Professeur Franois LARUELLE
JURY :
M. Franois LARUELLE, Professeur mrite lUniversit de Paris-Ouest Nanterre, France.M. tienne BALIBAR, Professeur mrite lUniversit de Paris-Ouest Nanterre, France. M. Franck FISCHBACH, Professeur lUniversit de Nice Sophia Antipolis, France.M. Herv TOUBOUL, Matre de Confrences lUniversit Franche-Cont, France.
RAPPORTEURS :
M. Franck FISCHBACH, Professeur lUniversit de Nice Sophia Antipolis, France.M. Stphane DOUAILLER, Professeur lUniversit Paris VIII, France.
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2
Remerciements
Cette thse a commenc sous la direction du Professeur Franois Laruelle lorsque, jeune
conomiste, je venais d'arriver en France pour poursuivre mes recherches dans le domaine de la
philosophie. Je ne saurais donc dire toute ma reconnaissance mon directeur de thse, qui accepta le
dfi de me conduire dans un tel domaine, et qui su me guider et mencourager dans un travail dont il
ntait pas linitiative. Quil trouve ici lexpression de ma gratitude, pour ce que jai russi
apprendre et raliser pendant ces annes.
Mes remerciements vont galement aux professeurs de philosophie de l'Universit Paris-Ouest
Nanterre La Dfense, Monsieur tienne Balibar, Monsieur Jaques Bidet, Mme Catherine Malabou et
Mme Michle Cohen-Halimi, dont les cours et les conseils ont t indispensables l'laboration de
mon projet. Je tiens exprimer tout particulirement ma reconnaissance Monsieur Didier Franck
dont l'enseignement m'a ouvert l'accs aux problmes fondamentaux de la pense.
Je dois reconnatre l'apport indispensable de Mme Elisabeth Rigal et de Mme Genevive
Omessa, dont la rigueur et le dvouement dans la relecture de mon travail ont permis d'achever la
rdaction de cette thse. Qu'elles soient ici remercies de leur fidlit et de leur disponibilit. De mme
que Monsieur Francesco Tomasoni et Monsieur Pierre Rodrigo, pour leurs observations prcieuses,
Marie-Jos Tramuta, Caroline Zekri et Matthieu Meaulle, pour les corrections de la dernire heure.
Cette thse n'ayant pas eu d'allocations de recherche je tiens remercier aussi Fortunato
Tramuta, qui m'a accueilli dans sa librairie et m'a enseign un mtier.
Mes remerciements sadressent aussi mes amis qui mont toujours soutenus dans ma
dmarche. Je pense notamment Pierluigi, pour sa prsence indfectible, mais aussi Paolo, Nicola,
Lorenzo, Alessandro, Francesco, Fabrizio, Arnaldo, Luca, Erika, Laura et Edoardo... Ma gratitude va
aussi Sophie, elle ma support, dans tous les sens du terme, pendant trs long temps.
Je remercie enfin ma famille qui a toujours cru en moi et en mes capacits. Sans leur
comprhension et leur soutien dsintress, ce projet naurait jamais abouti. Je pense toujours mon
pre qui aurait voulu le voir ralis. Ce travail lui est ddi.
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4
Table des matires
Introduction 13
Chapitre I Conjoncture 29
Chapitre I.A Capital-Monde 29
I - La fin de l'conomie politique 29
1. Le marxisme et son chec 29
2. Les thories de la valeur 33
3. Production des marchandises par des marchandises 35
4. La science conomique 37
5. Totalit du Capital 39
II Capital et alination 41
6. Valeur 41
7. Das Kapital aperu 43
8. Travail abstrait et production marchande 47
9. Travail abstrait et production capitaliste 52
10. La Forme-Capital 55
III De l'eschatologie 62
11. La libration de la domination 62
12. Impasse du politique 65
13. Le retrait du politique 68
Chapitre I.B Incipit Marx 71
I Le silence de la coupure 72
14. Retour au jeune Marx 72
15. Le Marx de Michel Henry 75
16. Le paralogisme de l'tre sensible 79
17.A Vers une praxis subjective 82
17.B Interprtations des Thses sur Feuerbach 83
5
18. Interprtations horizontales 85
II Sortir de la philosophie 87
19. L'athisme logique 87
20. L' tre comme production 90
20.A La rvolution thorique relle de Feuerbach 91
20.B Production et Industrie 92
20.C L'objectivit 93
III Rinscription de l'nigme 95
21. Tournant : vers l'nigme 95
22. L'quivoque ontologique chez Marx 98
Chapitre II Trahisons cratrices du spculatif 103
I Feuerbach et sa rvolution thorique relle 103
23. Le positif positivement fonde 103
24. La Contribution de 1839 106
24.A Darstellung 107
24.B Contre le formalisme 109
II La conqute du Rel 113
25. Feuerbach et Aristote 113
26. Les origines 115
27. Qualitt - le problme 117
27.A Privation stresis 120
27.B Du substrat l'ousia 124
27.C De la prdication 125
28.A Qualit et privation 129
28.B Qualitt : la diffrence spcifique 133
29. chapper la Doctrine de l'essence de Hegel 136
30. Retour la Contribution 140
30.A Le concept feuerbachien du positif 141
30.B Le besoin comme sol primitif d'exprience 144
6
III La Critique de Hegel 147
31. La grandeur de Hegel 149
32. La double erreur de Hegel 151
33. Objectivation et extriorisation 154
34. Abstraction et Savoir 158
35. Le rapport l'objet 160
36. Le sol du dplacement marxien 163
36.A Le phnomnologique et le gnosologique chez Feuerbach 164
36.B Apparition de l'activation 167
37. L'tre sensible 165
38. Vers l'ontologie de Marx 171
38.A Identification du dispositif 172
38.B Aperu de la subjectivit duelle 175
39. Vers la modernit 176
Chapitre III Appareil de connaissance 177
I Opposition relle 180
40. L'Essai pour introduire en philosophie des grandeurs ngatives 180
41. Suggestions de l'cole marxiste italienne 183
42. Skepsis : Kant versus Hegel 187
43.A Skepsis et Antinomie 192
43.B Skepsis et connaissance 194
44. L'Amphibologie kantienne 198
45. Le statu problmatique de la Rflexion transcendantale 202
II Kant sans kantisme 207
46. L'imagination transcendantale 208
47. L'quivoque ontologique chez Kant 210
48. Ambigit de la Rfutation de l'idalisme 217
49.A Le chinois de Knigsberg 221
49.B. Passage au Nihil Privativum 225
7
III Opposition logique 229
50. La critique de Trendelenburg 230
51. Aux origines de la critique de Trendelenburg 236
52. La contradiction 238
53. La ngativit ontologique chez Kant 244
Chapitre IV Entre picure et Aristote 249
I la recherche de la connaissance picurienne 250
54. Diffrence gnrale entre Dmocrite et picure 250
55. Le monde de l'intuition 256
56. La dialectique immanente 260
57. La libert de la conscience 263
58. Rpulsion et libert 266
59. Sur la nature 269
II Le rapport de la philosophie au monde 274
60. Les chapitres perdus 274
61. La philosophie et le monde 279
62. Le sage sophs 282
63. Histoire grecque du nos 283
64. L'tre du sensible 287
III Aristote le trsor et la source vive 291
65. Le De Anima de Marx 291
66. La matrialit abstraite 293
66. Aperu de l'ouverture du sensible 296
67.A Solution de l'opposition relle 300
67.B Anticipations sur la solution duelle 301
68. L'intellection et la matrialit logique 302
Chapitre V De l'hellnisme la phnomnologie 309
Chapitre V.A La modernit issue de l'hellnisme 309
8
I Histoire de l'antinomie tragique 311
69. L'unit des coles hellnistiques 311
70. Forme et vnement 314
70.A L'vnement 315
70.B La forme 317
71. Histoire grecque de la forme 319
71.A Vrit et apparence 321
71.B La solution de Platon 323
71.C La solution d'Aristote 325
72. Antinomie tragique et modernit 327
73. De l'impasse moderne 330
II Modernit et scepticisme 334
74. Les msusages du scepticisme grec 335
75. Marx et le scepticisme 339
76. Le pyrrhonisme originaire 342
77. Le phnomnisme moderne 347
77.A Le problme chez Berkeley 352
77.B Le problme chez Bayle 354
77.C Scepticisme et Immatrialisme 358
III Loin de la substance 361
78. Solutions de l'antinomie tragique 361
78.A par l'tant non-chosique 361
78.B par l'existence 363
79. Ncessit d'accder la phnomnologie 366
Chapitre V.B Phnomnologie 369
I Husserl et le scepticisme 369
80. la recherche d'une science de la subjectivit 369
81. l'origine du subjectivisme 371
82. Le scepticisme des Sophistes 375
83. Le rle de Descartes 378
9
84. Empirisme et scepticisme 381
84.A Berkeley 384
84.B Hume 386
85. Accomplissement du scepticisme 387
II poch et Idalisme 394
86. poch 394
86.A L'poch phnomnologique 394
86.B L'poch sceptique 397
86.C L'a priori existentiel 399
86.D Le ct thique de toute poch 403
87. Idalisme transcendantal et Idalisme classique 405
88. Idalisme classique et Idologie : le modle 410
89. Zur Kritik 414
90. Kritik des Hegelschen Staatrecht 418
90.A L'ide directrice de la Kritik 419
90.B L'inversion de sujet et prdicat 424
90.C L' interpolation subreptice 426
91. Vers l'ontologie du dtermin 429
III Le destin tragique de la phnomnologie husserlienne 431
92. Disputer le terrain la phnomnologie 492
93. In-der-welt-sein versus Weltlosigkeit 435
94. Lebenswelt 441
Chapitre V Appendice Au seuil de la Phnomnologie 445
I Le problme de la phnomnologie 445
1. La subjectivit transcendantale 445
2. L'ide de la phnomnologie 447
3. L'intuition eidtique 450
II Ides directrices pour une phnomnologie 452
4. Analyse des essences 452
10
5. La Rduction l'idos 458
6. La Limitation de la Raison moderne 460
7. La dimension propre de la Raison moderne 462
8. Le terrain de la phnomnologie 465
III La Mditation phnomnologique fondamentale 467
9. La lutte contre la vorhandenheit 467
10. Introduction de l'poch phnomnologique : le chemin cartsien 470
11. Intentionnalit 474
11.A La structure d'horizon 479
11.B La dcouverte de l'inclusion intentionnelle 480
12. Phnomnologie de la perception 484
12.A Sortie de l'ontologie de la chose 486
12.B La doctrine des esquisses 488
13. Accs la Rduction phnomnologique 492
14. L'Idalisme phnomnologique transcendantal 493
Chapitre VI Production de la jouissance 499
Chapitre VI.A Eidtique matrielle 499
I la recherche de l'ontologie perdue 499
95. Je suis le monde et le monde est moi 499
96. Le chantier de Grard Granel 501
II Le travail alin 506
97. Unwesen la monstruosit 506
98. L'essence de la proprit prive 508
99. L'analyse eidtique chez Marx 512
100. La matrialit logique 515
101. La science gnrique 519
101.A gnos 524
101.B Apparition de l'tre gnrique 525
III La gnralit sans genre 527
11
102. Le rle de l'aporie aristotlicienne 527
103. La production comme ousia 533
Chapitre VI.B Praxis constitutive 539
I Du ct de l'enrgeia 539
104. Accs l'enrgeia 539
105. L'aspect matriel de la mthode 544
105.A Dans l'oeuvre Rmi Brague 546
105.B En oeuvre Carlo Diano 547
106. Retour l'enrgeia conjointe du sentant et du senti 549
107. De Anima 552
108. L'ouverture du sensible 555
II De l'activation 562
109. Retour aux Manuscrit de 44 562
110. Les sens humains 567
111. Essence de l'tre gnrique 569
112. Essence du Travail 574
113. Finitude essentielle 575
114. Le quasi-intentionnel 580
115. Les quivoques de la poisis 582
III De la Production de la Jouissance 590
116. L'Unwesen comme Geldsysteme 590
117. Activation et tre social 596
118. La suppression positive de la proprit prive 588
119. L'Archi-politique 601
120. Suspension du Capital-Monde 605
121. La doctrine du Plaisir 608
Conclusion 617
Bibliographie 625
12
Introduction
tre radical, cest prendre les choses par la racine. Or, pour lhomme, la racine,
cest lhomme lui-mme.a Karl Marx
...et l'on sait quelle immensit est un homme.b Pier Paolo Pasolini
Le problme
Le titre que nous avons choisi pour notre travail annonce la suspension du Capital-
Monde par la production de la jouissance . Il voque quelque chose qui semble tenir l'ordre
du politique, mais aussi quelque chose qui ne semble pas tranger la pense de Marx.
Sous ces deux points de vue, on touche dj l'essentiel, mais encore faut il donner un
sens plus prcis l'enjeu que recle cette expression. Il faut donc avouer qu'ainsi articul notre
titre n'est pas immdiatement intelligible car, faute d'une dtermination plus prcise de ses
termes, l'on ne saurait pas lui donner un sens autre que celui qui se borne expliquer
banalement qu'il s'agit de suspendre quelque chose qu'on appelle Capital-Monde , et
cela par quelque chose qu'en revanche on appelle production de la jouissance .
Or, le sens de ces termes d'abord, et ensuite la signification d'ensemble d'un tel nonc,
ne seront pleinement intelligibles qu'une fois notre recherche termine, d'autant plus que notre
dfi consiste prcisment dans la tentative d'articuler lune avec lautre les notions de capital
et de production, de faon montrer qu'il ne s'agit pas pour nous de penser une
production possible sans penser en mme temps qu'elle ne peut plus appartenir au
capital .
Toutefois ces notions appartiennent de plein droit au langage de Marx, et l'on serait
tents de voir immdiatement en elles des rfrences au problme qui se pose chez Marx
comme problme du dpassement dialectique du Capitalisme. Mais rien ne serait plus
fourvoyant, car c'est prcisment cette manire de poser les problmes qui a donn lieu au
non-sens thorique et au monstre pratique runis dans une seule doctrine telle que le
marxisme.
a K. Marx, Contribution la critique de la Philosophie du droit de Hegel, tr. fr. par J. Molitor, Allia, Paris 1998,
p. 25.b P. P. Pasolini, Ptrole, tr. fr. par R. de Ceccatty, Gallimard, Paris 1995, p. 203.
13
Essayons donc de trancher la question de savoir quoi nous nous rfrons dans notre
titre, l'aide de notre sous-titre : Marx entre Aristote et la phnomnologie. Il s'agit donc de
saisir le sens du capital comme Capital-Monde grce la phnomnologie, et de penser la
production comme production de la jouissance grce la pense de la praxis offerte par
Aristote.
Il reste alors savoir en quel sens nous employons le terme suspect de suspension
plutt que des termes tels que renversement , lutte , ou d'autres ftiches marxistes. Bien
que nous ne puissions demble donner ici aucune explication de lenjeu quelle recle, la
raison en est simple : nous employons le terme de suspension au sens d'une poch, plutt
sceptique que phnomnologique, afin de ne pas risquer de vhiculer des dterminations
mtaphysiques dans l'affirmation de notre thse.
Mais si l'on accepte de lire Marx comme un philosophe - ce qui pour les marxistes
posait dj problme -, lorsqu'il s'agit d'en re-lire l'oeuvre travers Aristote et la
phnomnologie, un autre problme se pose immdiatement, savoir qu'on a toujours eu la
mauvaise habitude de penser Marx exclusivement comme un philosophe moderne. Il est
certes vrai que Marx appartient tout d'abord la modernit philosophique, mais cela ne veut
pas dire pour autant que la philosophie moderne soit le seul horizon dans lequel sa pense
peut tre thmatise.
Bref, accepter le dfi d'une lecture de l'oeuvre de Marx qui soit capable de le librer la
fois du marxisme et de l'horizon de la philosophie moderne, semble dj une tche norme.
Tenter d'en isoler l'aspect philosophique pour dceler son ontologie semble alors une
entreprise voue au dsespoir, d'autant plus que tout cela aurait t dj enterr par le dbat
philosophique avec ce qui reste du marxisme. Imaginer, ensuite, qu'une telle recherche puisse
aboutir une analyse la hauteur du fonctionnement de notre monde et qu'elle puisse encore
indiquer quoi faire pour sortir de ce monde, semble enfin un simple rve d'un utopiste
demeur aveugle aux merveilles de notre temps.
Et pourtant notre question porte prcisment sur la possibilit de thmatiser nouveau
le problme pochal de la domination du capital, en cherchant donner une rponse la
question de savoir comment on peut s'en librer, et pour sen librer, il faut justement recourir
Marx, qui n'a pas fini de nous apprendre, d'une part, analyser l'essence de ce que l'on
appelle capitalisme, et d'autre part, nous montrer dans quelle direction nous tourner pour
tenter de produire autrement, c'est--dire pour agir librement et jouir de nos oeuvres.
14
Or, nous devons avouer que ce projet ambitieux aurait t vou l'chec, tout comme
celui d'un dbutant en alpinisme qui s'apprte affronter une paroi abrupte en haute-
montagne, si nous navions pas demand un guide de nous accompagner la-haut. Ce guide,
qui nous a d'abord permis de faire nos premiers pas dans la verticalit de la pense
philosophique, et qu'ensuite nous a ouvert la voie sur laquelle nous l'avons suivi comme notre
premier de corde , c'est Grard Granel.
En ce sens, car cela n'est pas une simple mtaphore, notre propre recherche porte la
fois sur les problmes que nous venons dindiquer, et sur l'oeuvre de Grard Granel, dans
laquelle nous avons appris circuler afin d'en tirer l'enseignement ncessaire pour poser
Marx, mais aussi Aristote, Kant, Husserl et Heidegger, les bonnes questions. D'autres
maitres sont intervenus dans notre parcours, qui n'ont pas t moins indispensables, et dans ce
cas nous n'avons pas manqu de les faire dialoguer avec Grard Granel.
Conjoncture
Afin de librer notre champ d'investigation de ce qui empche de poser notre problme,
nous commencerons tout d'abord par dclarer la fin du marxisme. En effet, les marxistes,
lorsqu'ils dclarent vouloir rsoudre la crise, ne font qu'aggraver l'chec, car ils ne cherchent
pas le reconnaitre comme tel et l'inclure dans l'essence mme du marxisme.
Notre point de dpart consistera donc postuler que la conjoncture se rvle d'abord
lorsqu'on reconnat que le marxisme et son chec sont le ''mme'' , et qu'elle se manifeste
ensuite lorsqu'elle est saisie comme combinaison du capitalisme et de la philosophie dans le
concept de capital-monde.
Mais pour en arriver l il faudra tenter d'abord de baliser la voie d'accs la conjoncture
par ce que l'on doit avant tout reconnaitre comme ses symptmes. Pour saisir la conjoncture il
faudra donc, d'une part, tenter danalyser le symptme qui se rvle partir d'une prtendue
conomie marxiste , et montrer que cela ne se produit que parce qu'on cherche faire
fonctionner Das Kapital comme un trait d'conomie politique. Il faudra analyser, d'autre part,
le symptme qui se rvle lorsque le marxisme, ne comprenant rien au matrialisme
ontologique du jeune Marx, barre le dploiement de sa science relle et empche tout
simplement d'accder ce qui fait fonctionner son ontologie.
Or, partir d'un traitement de la thorie marxiste comme symptme, et non plus
comme ensemble doctrinal, nous pourrons ainsi nous dfaire, au fur et mesure que nous
avancerons dans notre recherche, de tout ce qui recouvre la pense de Marx et empche
d'accder elle. Par consquent nous pourrons aller Marx plutt qu'y faire retour, de faon
15
ne plus y chercher des rponses que l'on croit dj prtes, mais afin de l'approcher sans jamais
escamoter les apories de sa dmarche et rvler ainsi sa singularit.
Dans cette perspective, notre problme consistera d'abord saisir le dispositif
logique des Manuscrits de 44, pour montrer qu'en tant que eidtique matrielle, il permet de
comprendre la formalit qui fondera ensuite Das Kapital. Notre tche consistera en mme
temps saisir la notion marxienne d'activation, pour montrer qu'en tant que praxis
constitutive elle rend possible la suspension de la totalit des conditions philosophiques de
fonctionnement du Capital-Monde.
Capital-Monde
Dans la premire partie du Chapitre I, nous allons donc tenter de rendre compte plus
prcisment, du symptme de la conjoncture qui rside dans l'ambivalence du marxisme
lorsqu'il se veut la fois science et philosophie, mais qui reste toujours soit l'un soit l'autre de
ces savoirs. Il faudra d'abord montrer que toutes les tentatives de rendre formellement
cohrent de l'intrieur l'conomie politique, considre comme savoir autonome possdant sa
propre histoire thorique, n'ont fait qu'en expulser les fondements philosophiques. Cela nous
amnera reconnatre la fin de l'conomie politique, en tant que savoir fond sur une thorie
de la valeur, et l'apparition d'une science des prix en tant que comptabilit sociale du capital.
Nous nous demanderons ensuite quelles sont les difficults dordre scientifique qui
dcoulent de labstraction par laquelle Marx commence son analyse, et quel sens il faut
donner aux hsitations les plus profondes du Capital par rapport aux concepts dalination et
d'exploitation. Grce l'interprtation que Claudio Napoleoni a donne de l'uvre de Sraffa,
nous montrerons en effet que ces deux questions vont immdiatement ensemble. Par une sorte
d'histoire franco-italienne du post-marxisme nous tenterons d'accder la conjoncture : nous
rendrons pertinente l'hypothse selon laquelle le marxisme et son chec sont le mme , en
montrant que dans le marxisme la libration est toujours comprise comme domination. Nous
montrerons aussi que la pense des formes, que l'on peut dceler dans Das Kapital, permet de
donner un sens nouveau au concept de science, et que ce sens nouveau correspond la
tentative d'expliciter le statut ontologique propre aux concepts qui oprent ds les Manuscrits
de 44. Nous indiquerons ainsi le chemin suivre pour prouver que la Forme-Capital et le
Monde sont le mme .
Dans cette perspective, la question de lalination nous apparaitra comme aportique, ce
qui nous contraindra aller au-del de la conscience que Marx avait de son propre travail, et
nous permettra de ne pas tomber, une fois encore, dans des solutions au problme de la libert
16
de lhomme qui demeurent dans une perspective eschatologique. Nous ne neutraliserons pas
pour autant l'enjeu politique qui tait prioritaire pour Marx, mais nous le rejouerons en tentant
de repenser le sens mme du politique en dehors des drives eschatologiques propres au
matrialisme tant dialectique que historique. C'est sur ce terrain que nous avancerons alors
nos premires suggestions concernant la perspective ouverte par Grard Granel au sujet du
retrait du politique, et ces suggestions nous guideront dans nos pas suivants.
Incipit Marx
Dans la deuxime partie du Chapitre I nous essayerons de montrer que la conjoncture se
manifeste aussi partir de certaines interprtations qui ont t donnes des crits de jeunesse
de Marx. En effet, interroger la pense du jeune Marx pour montrer ce qui la diffrencie de la
pense de Hegel, permet de souponner qu'elle prsuppose une thorie gnoso-logique tout
fait indite capable de donner un sens nouveau au concept de science. Nous croyons que sans
une telle investigation pralable, il est impossible dune part de comprendre lIde que Marx
se fait ensuite des conditions formelles auxquelles il soumet le commencement de Das
Kapital, et dautre part de dterminer dans quelle mesure il demeure ou non dans lhorizon de
la pense hglienne.
Il faudra donc tenter de rendre compte du dbat phnomnologique qui a suivi
laffirmation althussrienne dune coupure pistmologique interne la pense de Marx,
dbat dont les rsultats thoriques permettent de saisir la conjoncture sous un autre point de
vue. On explicitera, dabord, certaines questions mobilises par Michel Henry concernant la
pense du jeune Marx, pour ensuite les reformuler dans une nouvelle perspective qui permette
de mieux saisir la nature de son matrialisme. Pour les reformuler en ce sens, nous essayerons
d'interroger le texte marxien, la lumire de la position de Gerard Granel qui voit l'uvre
chez Marx une tentative de sortir de la philosophie marque par l'nigme d'un
dpassement de la mtaphysique moderne, et se constituant comme une forme indite de
matrialisme ontologique.
Or, dans la mesure o Michel Henry suppose que dans les Manuscrits de 44 Marx
dpend encore pleinement de la conceptualit feuerbachienne, et dans la mesure o il accuse
aussi Feuerbach de tomber dans un paralogisme lorsqu'il introduit son concept d' tre
sensible , il minimise la porte de leurs critiques au point daffirmer qu'ils tombent
nouveau dans le cadre de lobjectivation hglienne. En invalidant ainsi l'ensemble de la
dmarche propre aux Manuscrits ce qui lui interdit de saisir le dispositif logique log dans
les pages sur l'tre sensible qui donne accs l'ontologie du jeune Marx , Michel Henry situe
17
l'origine de sa pense philosophique dans la praxis subjective qu'il extrait improprement
ds Thses sur Feuerbach.
Aussi nous dmarquerons-nous des interprtations qui visent donner, comme
sexcluant rciproquement, soit un statut scientifique, soit un statut philosophique la pense
de Marx, et tenterons-nous de saisir autrement le rapport entre science et philosophie, tel quil
s'impose au jeune Marx. Grce Grard Granel nous pourrons entrevoir un Marx qui essaie
de sortir de la philosophie , et darticuler un discours intempestif qui la restitue sous une
forme modifie. En partant d'une critique explicite de la position de Louis Althusser, Grard
Granel insiste, dune part, sur la ncessit de montrer quentre les Manuscrits et l'Idologie
Allemande existe une continuit essentielle, et dautre part, sur limportance quil y a
dterminer le statut ontologique le plus propre la pense du jeune Marx, et cela en
soulignant que reconnatre dans ces textes une position encore philosophique est insuffisant
pour dterminer ce statut.
Dans notre commentaire de la contribution de Grard Granel nous insisterons tout
particulirement sur lambivalence qui, selon lui, caractrise le projet de Marx dans son
rapport avec la philosophie, notamment avec la modernit. Nous montrerons que quelque
chose dans lontologie marxienne est irrductible la mtaphysique des modernes, mais que
son matrialisme ontologique demeure dans le mtaphysique en tant que projet de ralit
moderne. Etant donn que cette situation caractrise la pense de Marx en son
commencement, il faudra penser sa ralisation du philosophique comme nigmatique, par un
recul en de de la philosophie. Et, afin de ne pas tomber ds le dbut de notre parcours -
dans une impasse, il nous faudra remonter la source de lnigme pour reconnatre la
radicalit du geste initial de Marx ; ce qui nous conduira reconnatre, la base d'une telle
nigme, une instance logique cherchant une sortie de la philosophie .
Trahisons cratrices du spculatif
partir des lments que nous retiendrons de ce dbat sur le jeune Marx, nous nous
livrerons une sorte de gnalogie de la constitution de son ontologie. Ce parcours, sem
d'impasses, nous occupera presque tout le reste de notre travail. Ce nest quune fois que nous
nous serons assurs des termes par lesquelles il est possible de dfinir clairement la structure
de l'ontologie l'oeuvre dans les Manuscrits, que nous serons en mesure de revenir sur la
question du Capital-Monde de faon boucler notre propre recherche qui pourra ainsi
s'assurer de la pertinence de ses hypothses de dpart.
Notre Chapitre II commencera donc par interroger la spcificit de la critique de Hegel
18
par Feuerbach, critique qui sarticule dans la tentative de fonder le positif sur lui-mme contre
le formalisme propre la structure circulaire de la pense spculative. Cela nous permettra
non seulement de montrer la pertinence de la rvolution thorique relle dont Marx crdite
Feuerbach, mais aussi dtablir quelles conditions il est possible de concevoir un sol primitif
dexprience pour gagner limmanence. Or, partir des mrites et des limites que Marx
reconnat chez Feuerbach, (avoir tent une fondation positive du positif, mais lavoir
accomplie dans le cadre de la pense elle mme), l'on pourra tablir les termes d'une sorte de
rinscription de Feuerbach dans la dmarche de Marx, sans pour autant linterprter
comme une importation pure et simple de la conceptualit feurbachienne. Sur cette base nous
pourrons thmatiser la fameuse Critique de Hegel conduite par Marx dans les Manuscrits
de 44, et commencer voir l'oeuvre en elle tous les thmes qui joueront un rle essentiel
dans sa trahison cratrice du spculatif .
Dans un premier temps nous essayerons de saisir pour lui-mme, sans tenir compte de
linterprtation fournie par Marx, lapport thorique de la pense de Feuerbach. Afin
d'exposer les premiers rsultats critiques du rapport que Feuerbach entretient avec Hegel il
faudra d'abord remonter la Contribution la critique de la philosophie de Hegel. Il sera
ensuite ncessaire de plonger davantage dans la priode hglienne de Feuerbach o nous
verrons dj luvre les lments qui trouveront leurs articulations dans les uvres de la
maturit. Or, lide quil est possible de considrer ltre du commencement comme ce quil y
a de plus dtermin, savoir ltre rel, est la thse sur laquelle repose toute largumentation
de Feuerbach. La critique du formalisme nest donc que la consquence rigoureuse de la
tentative de mesurer cette thse avec la structure circulaire de la Logique. Pour essayer de
vrifier la lgitimit de cette thse sur ltre il nous faudra comprendre, dans toute sa
teneur, ce que veut dire commencer par un tre qui ne doit pas attendre la mdiation pour
tre le vrai, et dont le contraire ne peut pas tre le nant car il ne peut tre que ltre
sensible et concret.
En remontant aux lieux dorigine du questionnement feuerbachien, dans lesquels se
trouve une confrontation profonde avec Aristote, nous pourrons nous demander ce que
signifie le manque qui est lorigine du mouvement interne ltre pur, et nous pourrons
mieux saisir en quoi ce mouvement est le pathos de ltre, qui permet Feuerbach d'en faire
un tre-rel. En cherchant dans la structure aristotlicienne de la diffrence spcifique les
lments indispensables la comprhension du fonctionnement de la contrarit, nous
montrerons que la notion de privation permet de dgager la nature positive du manque. Ce
19
dtour par Aristote nous garantira l'accs la question du sensible, et nous rvlera le
fondement de la thse sur l'tre de Feuerbach. Ainsi prouverons-nous la lgitimit de nos
hypothses de dpart propos de son ontologie et de sa critique de Hegel.
Ce n'est qu'aprs un tel dtour que nous pourrons revenir Marx pour valuer la fois
son rapport Feuerbach et Hegel. En effet, quand Marx cherche son tour engager une
confrontation avec Hegel, il ne se borne pas rpter simplement la voie ouverte par
Feuerbach, puisqu'il dgage des possibilits que ce dernier navait pas prvu. C'est pourquoi,
contrairement l'interprtation de Michel Henry, nous croyons qu'il faut non seulement
vrifier dans quelle mesure les concepts d'origine feuerbachienne sont repris dans les
Manuscrits, mais encore tablir prcisment comment, chez Marx et chez Feuerbach, le
concept d'objectivit se constitue en s'loignant du sens hglien. Nous croyons, en effet, que
tant que nous ne pourrons pas saisir ce qui est l'uvre dans le fait que, dj chez Feuerbach,
l' tre sensible indique la fois une matire et un tre susceptible de sentir (portant donc
en-soi la capacit de souvrir), l'accs toute comprhension du niveau ontologique partir
duquel Marx cherche se frayer un chemin entre idalisme et matrialisme nous restera
interdit.
Autrement dit, il nous faudra reconnatre que Marx cherche dpasser Feuerbach sur
son terrain mme et expliquer comment il se propose de le dpasser. Notre hypothse sera
quil le dpasse par llaboration dun nouveau sol primitif qui ne cesse de se confronter avec
le sens moderne de lobjectivit. C'est pour cela que la question de l'objectivation est au centre
des analyses par lesquelles Marx cherche reformuler radicalement une conception de
l'alination qui ne pouvait pas le satisfaire. En ce sens la Critique de la dialectique hglienne
et de la philosophie hglienne en gnral, en tant que moment dcisif des Manuscrits de 44,
permet Marx de satteler la philosophie de Hegel dans son ensemble, pour pouvoir ainsi
expliciter clairement sa propre position philosophique.
Il nous faudra donc montrer en quel sens le projet de Marx consiste prendre en compte
lessence mme de la raison moderne partir dun en de qui, nappartenant plus la
philosophie des modernes, est pourtant capable de garder une consistance thorique propre.
Cela veut dire que dans les Manuscrits de 44 prend forme une ontologie tout fait singulire,
qu'il faut savoir reconnatre et isoler dans un discours qui n'a pas encore perdu son registre
hglien, et qui cherche s'en dgager en donnant lieu aux pires malentendus. Dans cette
perspective, et partir du problme qui concerne le rapport l'objet , nous pourrons
commencer reconnatre dans la question de l'activation et dans celle de la structure de
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l'tre sensible les thmes dcisifs de son ontologie, thmes inscrits dans le cadre d'un
dispositif qui postule l' unit essentielle de lhomme et de la nature .
Appareil de connaissance
Une fois cela tabli nous nous retrouverons pourtant face un autre impasse nous
contraignant rendre compte du ralisme qui semble affleurer dans la critique marxienne de
l'idalisme, impasse qui pourrait avoir pour consquence de nous empcher de poursuivre
l'interprtation de son ontologie dans la direction prcdemment indique.
ce niveau, il faudra analyser la question de lopposition relle . Cela nous fournira le
fil conducteur pour tablir de quel ralisme il est question dans les Manuscrits de 44. Or, le
fait de reconnatre lirrductibilit de lopposition relle la contradiction logique nous
ouvrira la voie une suggestion sduisante qui consiste voir dans le criticisme kantien un
grain de matrialisme, et avancer ainsi l'hypothse dune ligne conduisant directement
Marx. Nous serons alors obligs de nous arrter sur le rapport de Hegel Kant, afin d'tablir
que la logique transcendantale kantienne, en tant que solution de cette double opposition, ne
peut pas tre employe pour escamoter Hegel. Nous montrerons en effet que cette possibilit
nglige le dfi hglien de rsoudre le problme de lopposition en dehors de toute pense
reprsentative, pour accder au spculatif. Insister sur le caractre logique de la contradiction
et sur le caractre rel de la contrarit pour combattre Hegel, revient en effet attribuer
Aristote une distinction kantienne. C'est pourquoi il faudrait plutt ragir la skepsis
hglienne sur son propre terrain, afin de garder intacte la force de la critique que Hegel
adresse Kant, et en vue de dsavouer le kantisme comme ce qui ne permet pas
d'atteindre le niveau o jaillissent les vritables dcouvertes de Kant.
Ce n'est qu' ce moment de notre parcours que nous pourrons introduire dans notre
argumentation les suggestions prcieuses de Grard Granel au sujet de l'quivoque
ontologique de la pense kantienne, suggestions qui montrent que la priori, en tant
quouverture au monde, offre la possibilit dune saisie non-chosique du rel.
Or, la radicalit de l'Esthtique kantienne ainsi comprise peut suggrer la possibilit de
trouver en elle, en passant par Aristote, un fond commun avec les tentatives de Feuerbach et
Marx de se dtacher de Hegel ; mais cette possibilit demeure problmatique si lon ne
dmle pas Kant du kantisme, et si lon ne dtermine pas l'apport d'Aristote par rapport aux
tentatives kantiennes de sparer l'tre et la pense. Il ne s'agira donc pas tant de dterminer
quelles conditions l'on peut faire appel Kant pour rendre compte du matrialisme que
Feuerbach et Marx cherchent forger, que de montrer que la question de l'ouverture
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ontologique pense par Aristote, laquelle conduit le dmlement de l'quivoque ontologique
de la pense kantienne, est aussi la vritable source de Feuerbach et Marx.
Autrement dit, le recours Kant pour comprendre la position de Marx n'est qu'un
escamotage, et il faut donc chercher ailleurs la source qui permet celui-ci d'affirmer
l'importance de l'opposition relle en vue de rhabiliter ce que Hegel appelait des oppositions
profanes, tout en sachant que si la solution hglienne des oppositions kantiennes permet de
reconnatre la nature de la contradiction, Kant permet nanmoins de dterminer autrement le
sens de la ngation ontologique, en tant qu'origine de l'a priori.
Toutefois, si lon rduit la confrontation entre Kant et Hegel la question de savoir si la
pense et l'tre sont le mme, l'on ne fait que reproduire le conflit entre idalisme et ralisme.
En revanche, si l'on admet que la suppression de la gnosologie kantienne opre par Hegel
dcoule d'une interprtation diffrente du scepticisme ancien, alors l'on dispose d'un critre
pour dplacer l'analyse et pour saisir autrement la nature du spculatif et du transcendantal.
De mme, si l'on se borne considrer le dbat qui dcoule du problme de la chose en
soi , l'on ne peut pas sortir de l'opposition entre ralisme et idalisme, alors que si l'on
interprte ce problme comme la consquence de l'hydre toujours renaissante du
scepticisme l'on peut saisir une piste qui permet de parcourir autrement la modernit.
Entre picure et Aristote
Pourtant, Marx est conscient la fois des implications thoriques du dfi lanc par le
spculatif aux limites des concepts de la rflexion , et du terrain sur lequel il tait possible
d'en neutraliser le mouvement. En thmatisant le dbat interne aux coles hellnistiques, dj
exploit par Hegel, Marx cherche en effet reconnaitre dans l'hellnisme le vritable
achvement de l'histoire de la philosophie ancienne.
Au chapitre IV nous chercherons donc remonter aux origines de la pense
philosophique de Marx, pour y voir luvre in nuce les lments qui rendront possible le
dploiement de son ontologie. Ce nest quaprs avoir plong dans sa Thse de doctorat et
dans ses Cahiers picuriens que nous pourrons dgager une piste conduisant, de la faon la
plus pertinente, aux autres crits de jeunesse.
En commentant l'interprtation d'picure offerte par Marx, que nous chercherons
thmatiser grce aux apports critiques de la philologie contemporaine, nous montrerons que
Marx a tent de dgager une gnalogie du nos grec lui permettant de mieux cerner le
rapport dAristote picure. Cela nous permettra de voir dans l'hellnisme un dpassement de
l'aristotlisme servant Marx de modle pour se librer la fois de l'idalisme hglien et du
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ralisme naf.
Ensuite, en commentant les rflexions que Marx dveloppe propos du rapport de la
philosophie au monde , nous pourrons mieux contextualiser son intrt pour la philosophie
hellnistique au sein du dbat qui oppose les coles hgliennes, et dceler ainsi, son
origine, la ncessit de renverser la philosophie en praxis (ncessit qui ne sera explicite que
plus tardivement), car elle est au dpart recouverte par l'opposition entre sotrique et
exotrique).
Dans une telle perspective, nous pourrons interprter les commentaires trs significatifs
que Marx a annexs sa traduction du De Anima d'Aristote. Ce texte, oubli par la critique,
contient des indications trs prcieuses propos de la matrialit abstraite et de la
structure aristotlicienne de l'ouverture du sensible . Ce sont elles qui nous permettront
dinterprter les diffrents thmes dcisifs abords dans les Manuscrits. Lemploi que Marx
fait dAristote nous fournira donc un fil conducteur essentiel pour suivre le dveloppement de
son oeuvre. Nous chercherons montrer que, lorsqu'il puise dans Aristote, Marx sait poser les
bonnes questions, car il brise alors l'investigation sur la connaissance, telle qu'elle semblait
acheve par Hegel contre Kant, pour reconduire cette investigation sur un plan ontologique
qui, bien que ses analyses restent ltat d'bauche, nest pas tranger la phnomnologie de
Husserl et de Heidegger.
La modernit issue de l'hellnisme
Aprs avoir plong dans la rflexion marxienne qui porte sur les enjeux d'abord
gnosologiques mais en dernire instance ontologiques, des philosophies hellnistiques issues
de laristotlisme ancien, nous reviendrons sur le dbat moderne pour dterminer les
problmes qui lont travers. Les rsultats auxquels nous parviendrons en ce point
reprsenteront, en un certain sens, le sommet de notre recherche. Et partir de ce moment l,
notre travail entamera une descente dangereuse.
Au chapitre V commencera donc notre deuxime partie. Aprs avoir poursuivi de
manire gnalogique la recherche des sources anciennes de l'ontologie de Marx, nous
retournerons la modernit pour thmatiser de faon indite ce qu'elle a dcouvert. Mais, de
mme que notre parcours gnalogique butait sur des impasses, qui nous obligeaient
changer chaque fois le terrain sur lequel poser nos questions, de mme notre tentative de
revenir la modernit butera sur plusieurs impasses qu'il faudra d'abord reconnatre, et ensuite
dpasser sans les escamoter, car, sans cela, nous perdrions le fil permettant d'aborder enfin
adquatement le contenu des Manuscrits de 44.
23
En ralit, si les sources anciennes sont lgitimes pour comprendre la formation
philosophique du jeune Marx, elles ne suffisent cependant pas pour prouver la prsence
dAristote l'origine de la question de l'tre sensible , ni par consquent rsoudre notre
problme interprtatif. Une telle opration, bien que possible, empcherait de faire
vritablement retour Marx, car elle ne permettrait pas de thmatiser les problmes qui se
posent l'antiquit et qui se diffusent tragiquement dans la modernit.
Ainsi reconnatrons-nous une autre impasse, dont nous devrons sortir en la thmatisant
de faon adquate. Cela nous conduira, dans la premire partie du chapitre V rendre compte
de l'histoire d'une antinomie qui se rvlera, partir de son origine grecque, tre le destin
tragique de l'occident. Cette antinomie, qui tmoigne de lunit des coles hellnistiques, est
celle qui oppose forme et vnement depuis les dbut du savoir philosophique. Nous
reconstruirons critiquement son histoire pour en dgager ses consquences sur la modernit.
Ainsi en viendrons-nous re-lire l'histoire de la modernit, dune part, comme l'hritire de
l'antinomie tragique en laquelle saccomplit la philosophie grecque, et dautre part, comme le
lieu o quelque chose de l'ordre de l'vnement tente de percer le destin du rationalisme.
Nous pourrons ainsi reconnatre les msusage modernes du scepticisme et les mesurer
aux intuitions de l'empirisme, qui est capable, dans sa dmarche, de conserver l'enseignement
du pyrrhonisme originaire, en tant que subjectivisme critique. Les longues analyses que nous
demandera ce dtour sembleront, au dpart, excder notre champ thmatique, mais elles nous
permettront ensuite de renouer avec notre problme, puisquelles nous conduiront
reconnatre que les vritables solutions de l'antinomie tragique exigent que lon s'loigne
de la substance. ce niveau, nous retrouverons les analyses de Grard Granel sur l'tant
non-chosique comme origine de l'a priori , et nous pourrons les articuler sur les
suggestions relatives l'existence faites par la phnomnologie.
Phnomnologie
Parvenus ce point, nous exposerons la faon dont Husserl lui-mme atteint l'ide de la
phnomnologie, ce qui nous permettra dtablir que cest par sa thmatisation du rle du
scepticisme quil atteint la science de la subjectivit fondatrice de la phnomnologie,
science que l'on pourrait trs bien caractriser comme accomplissement du scepticisme .
Nous exposerons, dans un appendice au Chapitre V, les diffrentes tentatives
husserliennes pour parvenir au seuil de la phnomnologie , pour ensuite les confronter
critiquement avec la dimension atteinte par l'hellnisme, et notamment avec l'a priori
existentiel du scepticisme ancien. cette fin, nous commencerons par thmatiser le
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problme de la phnomnologie, exposerons ensuite ses Ides directrices en nous
appuyant sur les analyses critiques que l'on doit Grard Granel. Nous analyserons le combat
men par Husserl contre la dimension mtaphysique de la vorhandenheit, en exposant le sens
de l'intuition eidtique, le rle de l'poch, et l'importance de l'intentionnalit, qui permet de
dcouvrir la structure d'horizon de toute perception et l'inclusion intentionnelle qui
caractrise l'immanence de la conscience. Lobjectif principal de cet appendice sera de mettre
en vidence les mrites et les limites de lIdalisme phnomnologique.
Aprs quoi nous pourrons nous interroger, d'une part, sur le sens que l'poch
phnomnologique peut recevoir d'une confrontation avec l'poch sceptique, et d'autre
part, sur le rle de lpoch dans l'idalisme husserlien, afin de montrer quil existe un
domaine commun toute poch qui fait delle le lieu par excellence d'une dimension
thique excdant l'idologie. Cest en tant quidologique que l'Idalisme classique allemand
est caractris par Husserl, et son jugement fournit, pour le dpistage de l'idologie, une sorte
de modle qui recroise, de faon surprenante, plusieurs aspects de la Critique du droit
politique hglien de Marx. Cela nous fournira l'occasion de rentrer un peu plus dans le dtail
des textes antrieurs aux Manuscrits, et den dgager les moments dcisifs, tels que
l'inversion du sujet et du prdicat et l'interpolation subreptice . Ces moments se
rvleront tre des outils logiques dcisifs pour les laborations futures de Marx.
Nous devrons aussi nous interroger sur le destin tragique de la phnomnologie
husserlienne. Dans la perspective de Grard Granel, disputer le terrain la
phnomnologie signifie en effet savoir reconnatre la limite qu'elle recle lorsque,
l'intrieur mme de sa dimension descriptive, elle perd le monde pour atteindre la
conscience pure. Cest partir de ce destin que nous accderons au thme heideggerien de
l'tre-au-monde et montrerons que ce thme, qui naurait pas pu apparatre sans la perce
husserlienne, est nanmoins la rappropriation du monde que Husserl avait perdu.
Eidtique matrielle
Grce ce long dtour, nous pourrons, au dbut du chapitre VI, faire ntre l'hypothse
suivante de Grard Granel : le ralisme et lidalisme, dans leurs tentatives pour rsoudre le
problme de la ralit , restent toujours prisonniers du problme de lexistence du
monde extrieur, et manquent ainsi la possibilit dun rapport non-subjectif au monde, en
sorte quil convient de penser le rel sans plus faire aucun recours naf la matire.
Or, il est possible d'inclure dans cette approche que fait Granel du 43 de Sein und Zeit,
25
aussi bien l'intentionnalit husserlienne que lunit originaire de lhomme et de la nature
postule par Marx. Si on ly inclut, on poursuit un enjeu qui nest plus strictement
heideggerien et qui montre que Husserl et Marx ont contribu faire clater l'opposition
entre ralisme et idalisme. Une fois installs sur ce chantier philosophique nous
pourrons enfin tablir ce qu'est le monde, et rendre compte de faon adquate de ce qui fait
pour nous un monde.
Sur cette base, nous analyserons le texte des Manuscrits qui porte sur le travail
alin et dgagerons le sens de ce que Marx dtermine comme l'essence de la proprit
prive. Nous verrons par l que Marx procde une sorte d'analyse eidtique de la matrialit
logique lui permettant d'laborer une science gnrique qui fait apparatre le sens de
l'alination, que l'conomie politique tait incapable dinterroger. Et nous nous attacherons
montrer que dans llaboration de l'eidtique matrielle de son ontologie, en tant que
science gnrique , Marx doit beaucoup l'ide aristotlicienne de la science.
Mais passer de la science l'ontologie fait problme, car un tel passage constitue
l'aporie la plus difficile de la Mtaphysique d'Aristote. Nous montrerons que l'ousiologie offre
une premire possibilit de sortir de l'aporie en tant qu'elle fait de la substance la premire
des catgories dans lesquelles l'tre peut tre dit , et que par consquent chez Marx aussi
l'tre comme production , dont il fait la premire caractrisation de son ontologie, se
constitue partir de la dtermination de la production comme ousia .
Praxis constitutive
Mais cette solution de laporie n'puise pas l'ontologie du Stagirite, ni l'ontologie de
Marx. Aussi la gnralit sans genre de l'tre d'Aristote, n'appartient pas seulement
l'ordre catgortial mais aussi l'ordre de la dinamys et de l'enrgeia. Nous nous engagerons
donc, au dbut de la deuxime partie du chapitre VI, dans des analyses subtiles de la doctrine
de l'acte et de la puissance pour dterminer comment Aristote a russi tablir, dans le
domaine des sciences pratiques, quelque chose qui reste de l'ordre de l'tre, mais n'appartient
plus au domaine de la substance.
Nous caractriserons ce nouveau domaine partir de l'enrgeia, ce qui nous conduira
revenir sur les analyses du De Anima d'Aristote bauches par Marx, et de montrer qu'il a
interprt l'enrgeia conjointe du sentant et du senti de manire tout fait adquate pour
mettre en vidence le rle qu'elle exerce dans l'ouverture du sensible.
Cest l le versant phnomnologique de l'ontologie d'Aristote, qui excde le versant
catgorial ou eidtique. De mme, chez Marx, existe un domaine phnomnologique qui fait
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de l'enrgeia l'tre et donc aussi la production , et ce versant excde le domaine eidtique
qui caractrise sa science gnrique . Une fois leve cette dernire impasse, nous pourrons
enfin nous appuyer sur le concept d'activation, qui possde chez Marx la mme fonction que
l'enrgeia chez Aristote, pour dterminer ce qu'il entend par sensibilit humaine, et
comprendre la fois l'essence de l'tre gnrique et l'essence du travail.
Notre dernier effort consistera montrer que Heidegger lui-mme n'aurait pas pu
laborer son analytique du Dasein sans passer par linterprtation du double niveau
ontologique l'oeuvre chez Aristote, et que cest prcisment l que rside la condition de
possibilit de son dialogue avec Marx. En ce sens, ce que nous appellerons praxis constitutive
chez Marx, et qui est le complment de son eidtique matrielle, est du mme ordre que la
finitude essentielle heideggerienne. Mais, pour finir, nous ne nous intresserons pas tant
laffinit de cette praxis avec la finitude qu son affinit avec ce que nous nommerons
production de la jouissance .
C'est en effet cette production de la jouissance qui nous permettra d'interprter le
communisme, tel qu'il est conu par Marx, comme la dtermination ontologique grce
laquelle l'tre social dans son Auto-activation peut supprimer positivement la proprit
prive qui est de l'ordre de la forme -, et atteindre ainsi quelque chose qui n'appartient qu'
la vie gnrique l'oeuvre , c'est--dire une vie qui n'est plus pilote par l'ordre eidtique
de l'quivalent gnral et de la Forme-Capital, mais qui s'accomplit en tant que enrgeia
conjointe du travail libre de l'homme et de l'objet de son plaisir.
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Chapitre I
Conjoncture
Chapitre I.A
Capital-Monde
I La fin de l'conomie politique
1. Le marxisme et son chec
Enfin la crise du Marxisme a clat! Enfin elle devient visible pour tous! affirmait
en 1978 Louis Althusser, pour ajouter aussitt : Enfin un travail de correction et de rvision
est possible!1
la fin des annes soixante-dix - confirme Andr Tosel - la crise du marxisme clate
au grand jour , mais il ne le dit qu'afin d'esquisser le devenir du marxisme comme une
prolifration thorique qui se produirait partir de la fin du marxisme-lninisme.2
Lorsque les marxistes dclarent l'chec, ils parlent en effet toujours d'une crise du
marxisme, quils comprennent immdiatement comme le commencement de sa libration,
donc de sa renaissance et de sa transformation3, alors que nous chercherons plutt
thmatiser cela sans forcement chercher comprendre ce qui peut tre restaur du marxisme,
ni dterminer dans quelle mesure il aurait chou, mais afin de reconnatre que dans cet
chec il y a des symptmes dont il faut rendre compte. En effet, le sentiment de l'chec est en
gnral confus, mal analys, et transi de ressentiment parce que l'ensemble doctrinal du
marxisme est tellement htrogne, et ses variantes parfois si incommensurables, qu'on ne sait
jamais s'il faut d'abord expliquer la crise d'une prtendue science marxiste , ou de sa
philosophie .
Cest pourquoi, rsumer la crise l'incapacit des thoriciens marxistes clairer le
cours mme du sicle, expliquer le devenir des socits ''socialistes'', leur nature et leurs
1 L. Althusser, Marx dans ses limites, in crits philosophiques et politiques, Tome I, Stock/Imec, Paris 1994, p.
362. 2 A. Tosel, Devenir du marxisme : de la fin du marxisme-lninisme aux milles marxismes, France-Italie 1975-
1995, in J. Bidet, E. Kouvelakis, (d.) Dictionnaire Marx contemporaine , P.U.F., Paris 2004.3 L. Althusser, Marx dans ses limites, cit., p. 364.
29
structure4, ne peut nos yeux satisfaire aucune comprhension de l'chec, sauf celle qui
occupe les ''intellectuels post-marxistes'' monnayer quelques ides encore utilisables et
ravales au got du jour.5
Nous ne partageons donc pas la tentative d'indiquer l'existence d'un accord thorique
minimal entre la pluralit des marxismes contemporaines qui porterait sur la possibilit
thorique (rendue urgente sur le plan pratique par la persistance d'une inhumanit inutile et
injustifie) d'une analyse du capitalisme mondialis, et de ses formes , dautant plus que cet
accord ne va jamais sans un accord sur l'esprance historique en une possibilit relle
d'liminer cet inhumain (qu'il se nomme alination, exploitation, domination,
assujettissement, manipulation des puissances de la multitude) et de construire des formes
sociales dtermines expressives de cette puissance ou libert de la multitude.6
Si ce double accord est ce qui reste du marxisme, il faut reconnatre qu'il demeure
gravement problmatique, mme lorsque l'analyse post-marxiste prtend se fonder sur un
travail rigoureux de relecture des concepts essentiels de Marx : sans pouvoir encore
commenter la pertinence d'une analyse thorique qui concernerait les formes dans lesquelles
se manifesterait l' inhumanit inutile et injustifie du capitalisme, il suffit de relever que le
dsir eschatologique qui ressort de l'impulsion motrice d'un principe d'esprance est vou la
dception. Cest pourquoi notre dfi consistera prcisment se disloquer en de de cette
impulsion motrice.
Autrement dit, les positions par lesquelles les marxistes auraient tent de sortir de la
crise, que Andr Tosel indique dans la possibilit dun maintien du marxisme comme
rserve d'une utopie critique en attente de jours meilleurs pour une reprise devenue
inassignable de la thorie , dans la tentative d'un retour Marx et un Marx minimal avec
l'espoir d'une reconstruction accomplie par greffes d'autres courants de pense , mais aussi
dans la possibilit qui consiste tout simplement sortir hors du marxisme7, ne font
qu'aggraver l'chec, car nous croyons qu'un retour Marx n'exclut pas une sortie hors du
marxisme , et conjointement qu'une tentative de retrouver un Marx minimal peut relever
la fois d'une stratgie de reconstruction du marxisme tout comme d'une transformation du
marxisme en autre chose. Nous croyons aussi que garder l'instance politique toujours sous-
entendue par Marx ne signifie pas pour autant qu'elle doive prendre forme en tant que
rserve d'une utopie critique .4 A. Tosel, Devenir du marxisme, cit., p. 63.5 F. Laruelle, Introduction au non-marxisme, P.U.F., Paris 2000, p. 13. 6 A. Tosel, Devenir du marxisme, cit., p. 74. 7 Ibid., p. 64.
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Enfin, mme le retour aux textes de Marx contre leur utilisation marxiste , malgr
l'indispensable travail philologique rendu aujourd'hui possible par la nouvelle dition des
uvres de Marx8, risque de se transformer en une comdie idologique si elle demeure une
reconstruction accomplie par greffes d'autres courants de pense , notamment lorsqu'elle
devient le mot d'ordre auto-critique de l'ancienne orthodoxie : Que pouvons-nous donc
aujourdhui retenir de Marx qui soit vraiment essentiel sa pense, et qui na peut-tre (et
srement) pas toujours t compris ?9 demandait en effet Louis Althusser, alors que comme
l'a remarqu Michel Henry - le projet explicite de Althusser avait toujours consist en une
limination de la pense philosophique de Marx au profit des thses dogmatiques du
matrialisme dialectique.10
Les possibilits identifies par Andr Tosel ne font donc qu'aggraver l'chec parce
qu'elles ne le reconnaissent pas en tant que conjoncture. Elle cherchent encore une solution
la crise, et poursuivent la tche qui consiste la vrifier et la commenter plutt qu'
reconnatre l'chec comme tel et l'inclure dans l'essence mme du marxisme. Nous avanons
donc une hypothse, que nous empruntons Franois Laruelle, et qui nous fournira le critre
pour sortir de apories qui se rencontrent lorsqu'on cherche cerner la nature et la structure de
l'chec du marxisme : Nous postulons que le marxisme et son chec sont le ''mme'' et
forment une combinaison irrductible l'un de ses termes.11
Ce postulat permet alors de saisir la thse de la conjoncture ; il ne s'agit pas pour
autant d'adhrer au programme que la Non-philosophie met en uvre au sujet du marxisme,
mais de reconnatre simplement dans son geste la direction qui permet de se frayer un chemin
parmi les impasses qui ont amen le marxisme se fourvoyer.12
En effet, si la conjoncture est un concept du marxisme , et si celui-ci est suppos
avoir chou , alors cette notion connue de conjoncture n'a plus de validit pour juger du
marxisme. C'est pourquoi il faut poser un nouveau concept de la conjoncture et rectifier
8 Il s'agit de la monumentale dition scientifique des uvres de Marx et Engels, la Marx/Engels Gesamtausgabe,
dite MEGA, dont chaque volume est doubl par un volume d'appareil critique. Cf. R. Fineschi, Un nuovo Marx,
Filolofia e interpretazione dopo la nuova edizione storico-critica (MEGA), Carocci, Roma 2008. 9 L. Althusser, Marx dans ses limites, cit., p. 366.10 M. Henry, Marx I, une philosophie de la ralit, Gallimard, Paris 1976, p. 21. 11 F. Laruelle, Introduction au non-marxisme, cit., p. 17.12 Notre propos n'est pas de donner ici le compte rendu de la Non-philosophie laquelle nous empruntons
temporairement cette thse, mais plutt de rflchir en marge d'elle, et aussi en dehors d'elle, comme un chemin
propdeutique mais tout fait indpendant - la comprhension dun non-marxisme venir. Cf. F.
Laruelle, Principes de la non-philosophie, P.U.F., Paris 1996.
31
celle-ci, y inclure de droit les checs du marxisme comme appartenant l'essence de celui-
ci.13 Autrement dit, il importe de forger un concept nouveau de la conjoncture : non plus
comme simple accident ou prsent historique mais comme mode de la pense-monde, [] La
conjoncture du non-marxisme, c'est, sous une forme restreinte, la combinaison, irrductible
l'un de ses termes, du marxisme et de son chec ; et sous une autre forme, la combinaison tout
aussi irrductible l'un de ses termes, du capitalisme et de la philosophie dans le concept de
capital-monde ou encore de pense-monde dont la fameuse ''histoire'' n'est plus que l'un des
modes.14
Nous retiendrons d'abord la thse de la conjoncture sous sa forme restreinte, tandis que,
sous sa forme largie, elle ne deviendra comprhensible qu'une fois introduite la notion de
Forme-Capital telle qu'elle est analyse par Marx, de sorte y voir l'uvre, prcisment,
le capital-monde comme une position du monde au sens de la phnomnologie
husserlienne, ou ce qui revient au mme - un autre nom de l'Esprit absolu hglien,
lorsqu'elle se dploie en tant qu'infinit.
Il n'y a pas de thorie possible de l'chec du Marxisme qui en fasse autre chose
qu'un accident historique et qui soit capable de son explication si elle n'est pas l'effet d'une
dcouverte non-marxiste : ce qui signifie pour la Non-philosophie la dcouverte du Rel
non-matrialiste et de la thorie selon ce Rel, telle que capable de traiter pour son compte la
thorie marxiste comme un symptme15, alors que pour nous cette dcouverte ne fait
qu'indiquer la ncessit d'expliciter le dispositif logique sous-entendu par Marx, qui se
rvle partir d'un traitement de la thorie marxiste comme symptme.
Arrtons nous cela, sans donc rpter le projet du non-marxisme , mais afin de ne
retenir que son style, savoir instaurer une pratique non-marxiste du marxisme.16 Il s'agit
donc de baliser la voie d'accs la conjoncture par ce que l'on doit avant tout reconnaitre
comme ses symptmes. Dans cette perspective, d'une part, l'ensemble des interprtations
insparables et antinomiques du marxisme comme science, ou bien comme philosophie, o
bien comme synthse oscillante et mal assure de deux aspects17 sont le symptme d'une
originalit logique de la pense de Marx dont il faut encore entirement rendre compte. Et
d'autre part, le matrialisme et la contradiction des ses variantes dialectique et historique, sont
le symptme d'une spcificit ontologique de la pense de Marx qui n'a toujours pas t
13 Ibid., p. 8. 14 Ibid., p. 18. 15 Ibid., p. 20. 16 Ibid., p. 7. 17 Ibid., p. 9.
32
comprise.18
Pour saisir la conjoncture il faudra alors tenter, d'abord, danalyser le symptme qui se
rvle partir d'une prtendue conomie marxiste , et montrer que cela ne se produit que
parce qu'on cherche faire fonctionner Das Kapital comme un trait d'conomie politique.
Lorsqu'on reconnat que le capital est la totalit , la conjoncture signifie alors que
l'conomie et le capital sont le mme, et donc que l'conomie marxiste et son chec ne
peuvent qu'aller ensemble.
Pour saisir la conjoncture il faudra ensuite partir du symptme qui se montre lorsque le
marxisme, lorsqu'il interprte le matrialisme de Marx, te le dploiement de la science
relle qu'il s'agit encore pleinement de mettre jour chez Marx. Il faudra alors montrer que
la pense du jeune Marx porte en elle l'nigme d'un dpassement de la mtaphysique
moderne, et quelle le fait en se constituant comme une forme indite de matrialisme
ontologique.
2. Les thories de la valeur
Commenons donc par montrer que l'conomie politique, en tant que domaine dans
lequel Marx cherche s'installer pour en faire une critique radicale, est d'abord un savoir
autonome avec sa propre histoire thorique. L'effort qu'il faut faire ne consiste pas seulement
isoler le rle de Marx dans cette histoire, ce que le marxisme n'a pas cess de faire en vue
d'laborer une prtendue conomie marxiste , mais consiste plutt reconnatre que les
tentatives de rendre formellement cohrent un tel savoir spcifique n'ont fait qu'expulser ses
fondements philosophiques. Cela nous amnera reconnatre la fin de l'conomie politique,
en tant que savoir toujours fond sur une thorie de la valeur, et l'apparition d'une science des
prix en tant que comptabilit sociale du capital. Dans cette perspective, le parcours critique de
l'conomiste italien Claudio Napoleoni nous fournira un prcieux support afin de nous reprer
l'intrieur du chemin que nous essayerons d'entreprendre l'intrieur de l'histoire de la
pense conomique d'abord, et ensuite dans l'analyse des lieux marxiens capables de rvler la
conjoncture.
Si l'on admet que la thorie de la valeur nest pas une partie de la science
conomique, mais que cest le principe partir duquel toute la science se droule19, alors l'on 18 Par exemple le marxisme n'a t valu et test que sur l'argument de son passage l'acte ou au rel de
l'histoire et de la socit. Mais peut-tre y a-t-il un chec plus profond qui relve d'une illusion transcendantale
dont il est la sanction plutt que d'une ralisation avorte. Ibid., p. 17. 19 C. Napoleoni, Valore, Isedi, Milan 1976 ; Iuculano Editore, Pavia 1994, p. 7.
33
dispose d'un critre pour exposer l'histoire de la pense conomique. Autrement dit, il faut
assumer que la thorie de la valeur soit le cur de l'conomie politique pour pouvoir
reconnatre les diffrents courants thoriques qui se sont dvelopps l'intrieur de ce savoir.
Afin de donner un aperu des deux thories de la valeur qui se sont confrontes dans l'histoire
de la pense conomique, il sera invitable de partir de la contribution d'Adam Smith. Son
apport dcisif consiste avant tout mettre l'accent sur le problme de la richesse, savoir que
dans un systme conomique existe un surplus, une sorte d'excs de valeur par rapport sa
pure auto-reproduction, et que cela demande tre expliqu. Or, c'est prcisment une thorie
de la valeur qui peut fournir cette explication, et en l'occurrence l'ide qu' l'origine de la
valeur des marchandises il y a toujours du travail. Chez Smith la thorie selon laquelle la
valeur d'une marchandise se constitue partir du travail contenu en elle, c'est--dire
partir de la quantit de travail ncessaire sa production, s'ajoute une autre thorie, selon
laquelle la valeur d'une marchandise se constitue partir de la quantit de travail dont cette
marchandise peut disposer [can command] dans l'change. Or, c'est principalement cette
ambivalence dans la thorie de la valeur de Smith qui a gnr deux lignes opposes dans
l'histoire de la pense conomique : d'une part la ligne dite classique qui insiste sur la
ncessit de considrer la valeur en tant que travail contenu dans la marchandise, et
d'autre part, la ligne noclassique qui cherche reformuler la thorie de la valeur partir
d'un autre principe que le travail, savoir l'utilit d'une marchandise dans l'change.
David Ricardo, inaugure la ligne de la thorie de la valeur-travail partir de la
ncessit pour l'conomie politique d'expliquer la rpartition de la richesse entre les classes, et
non seulement l'origine du surplus comme chez Smith ; c'est pourquoi sa thorie de la valeur,
fonde sur le travail contenu, cherche expliquer les valeurs d'change du systme
conomique et se rsout en une thorie des prix. Mais les difficults implicites dans la
tentative de Ricardo, qui d'ailleurs se reproduisent exactement chez Marx, donnent lieu alors
une rflexion qui abandonne le travail comme fondement de la thorie de la valeur.
Chez Smith et chez Ricardo le concept de travail, bien que de manire tout fait
diffrente, joue un rle fondamental, car chez Smith il est employ pour construire une thorie
du dveloppement de la richesse, et chez Ricardo pour remplir de contenu le concept de cot
de production, essentiel une thorie de la valeur d'change. En revanche, chez Malthus
d'abord, mais en suite chez Say et Senior, commence se dvelopper l'ide que le fondement
de la valeur n'est dtermin que par le jeu de la demande et de l'offre d'une certaine
marchandise. Or, la rupture dfinitive avec la thorie de la valeur-travail ne s'tablit que
lorsque le concept d'utilit d'une marchandise devient la dtermination exclusive et spcifique
34
de la valeur. Grce Jevons, Menger et Walras, s'accomplit donc la rvolution
marginaliste ou noclassique, qui formalise la philosophie utilitariste de Bentham, pour en
dduire le comportement de maximisation de l'utilit propre chaque individu. La valeur est
ainsi confine la subjectivit de chaque acteur du processus conomique, alors que chez les
classiques, y compris Smith et Marx, la valeur est toujours un phnomne qui caractrise la
circularit du systme conomique : c'est l un dislocation dcisive du plan sur lequel se
constituent les diffrentes thories, c'est--dire qu'on peut y reconnatre exactement le lieu, en
quelque sorte mtaphysique, o l'on dcide des hypothses de l'conomie politique.
Ce bref aperu de l'histoire des thories de la valeur permet d'y reconnatre un virage
essentiel : il s'agit du fait que si chez les classiques l'conomie est encore comprise partir de
la circulation du surplus entre les classes, avec tout ce qu'il en dcoule en terme de rpartition
des revenus, en revanche chez les noclassiques ce problme est rsolu d'avance, car chaque
individu n'est rmunr que par sa productivit marginale la cration du surplus. Ce rsultat
n'a pas seulement des consquences que l'on pourrait nommer politiques, mais se reflte aussi
sur un plan thorique : la question de la valeur commence perdre son rle spcifique dans
l'conomie politique, parce qu'elle n'a plus pour fonction de rendre compte de l'origine et de la
rpartition de la richesse, mais de garantir les conditions formelles de l'quilibre dans un
systme de prix. Or, luvre de Pietro Sraffa vient bouleverser radicalement ce cadre
historique, parce que son apparition dans l'horizon de l'conomie politique en reprsente
prcisment lachvement.
3. Production des marchandises par des marchandises
Linterprtation que lconomiste italien Claudio Napoleoni a donn de Production des
marchandises par des marchandises de Piero Sraffa20 est une interprtation trs radicale, en
dsaccord la fois avec les apologistes de lconomiste de Cambridge et ses adversaires
noclassiques, et elle a ses racines dans une vision de lconomie politique en tant que savoir
critique qui cherche souligner toujours les questions philosophiques lies la thorie et qui
se veut constamment pousse par une instance politique inpuisable.21
Ce qu'il faut remarquer en premier lieu c'est la faon dont Pietro Sraffa se place dans la
tradition classique de l'histoire de la pense conomique, qui dcoule de la parfaite circularit
20 P. Sraffa, Produzione di merci a mezzo di merci, Einaudi, Turin 1960 ; tr. fr. par S. Latouche : P. Sraffa,
Production des marchandises par des marchandises, Dunod, Paris 1970.21 Cf. A. Trevini Bellini, Claudio Napoleoni e la tendenza fondamentale del nostro tempo, CESMEP, Torino
2004. En franais, cf. A. Corsani, Claudio Napoleoni, un conomiste et philosophe marxiste, in Cahiers
dconomie politique , n. 33, 1998.
35
de son modle, et se dploie travers le rle qu'y joue le surplus ; et pourtant le fait que
limage du processus conomique fond sur le concept de surplus est prsente chez les
classiques dune faon logiquement insoutenable mais historiquement significative, alors que,
chez Sraffa, elle est prsente dune faon logiquement rigoureuse mais historiquement
muette , tait pour Claudio Napoleoni un des traits fondamentaux du contexte thorique dans
lequel parut en 1961 Production des marchandises par des marchandises.22 Une solution
comme celle de Sraffa devait donc tre interprte comme une rupture par rapport la
structure marxienne - qui se veut classique - plutt que comme un prolongement.
Tachons alors de rentrer un peu dans les dtails de l'ouvrage, malgr leur niveau
d'abstraction, en faisant donc trs attention au langage spcifique de la thorie conomique
classique, dont nous avons pourtant dj donn un aperu. Selon Claudio Napoleoni, ce quon
prsuppose dans le modle de Sraffa est une configuration productive donne - c'est--dire,
un systme d'quations algbriques qui reprsentent les contributions que chaque branche du
systme productif fournit l'ensemble du processus conomique, sans y inclure la demande
de biens -, travers laquelle on peut dfinir un produit net ou un surplus en termes
physiocratiques et ricardiens. L'enjeu thorique de Sraffa consiste vouloir dmontrer que si
on spare la dtermination des prix du problme gnral de lquilibre on fait une opration
doue de sens, car les prix sont galement dterminables.23
En effet, lopration accomplie par Sraffa consiste en une reprise de la thorie
ricardienne dans sa dfinition du surplus, mais en abandonnant la prtention de lier la
formation des prix aux quantits de travail objectives dans les marchandises. Il limine par
consquent tout raisonnement circulaire, grce la dtermination simultane du taux de profit
et des prix.
22 C. Napoleoni, Il pensiero economico del 900, Einaudi, Torino 1963, p. 201. 23 Pour fournir un bref aperu de sa dmarche scientifique, il suffit de souligner que dans le modle de Sraffa,
un certain moment de la rflexion, le travail est mis en vidence, mais en le distinguant des moyens de
production, de telle sorte que le salaire devient un apport au produit net . Il faut ajouter que, pour obtenir cela,
il est essentiel de considrer le salaire comme pay post-factum. De cette faon, le travail nest plus le prix dune
ressource originelle de la production, et le systme dispose dun degr de libert, cest--dire quil nest pas
possible de dterminer les variables inconnues si une des variables de la rpartition nest pas assume comme
donne. Ainsi la rpartition du produit net nest plus dtermine dans le modle, mais devient un problme
exogne au modle lui-mme. En parcourant les tapes qui permettent de construire la marchandise-talon, il est
donc possible de montrer comment Sraffa obtient une relation linaire entre le salaire et le taux de profit dans un
systme-talon. Mais, lorsque le salaire et les prix sont mesurs en termes de produit net-talon, cest--dire en
termes de revenu national du systme-talon, une telle linarit est valable aussi pour le systme concret, qui ne
se diffrencie de ce dernier que par les proportions o se trouvent les quations fondamentales.
36
En particulier, selon Claudio Napoleoni, la sraffienne rduction des quantits dates
de travail peut tre utilise comme une critique la thorie de la valeur-travail, bien que
Sraffa nexplicite que la critique la thorie du capital de Bohm-bawerk. partir de
lquation de rduction utilise par Sraffa, il apparat en effet clairement que le prix dune
marchandise ne dpend pas seulement de la quantit de travail contenu en elle-mme, mais
dpend aussi de la distribution du travail entre travail direct et indirect : donc, sil y a une
variation de la rpartition, les raisons dchange entre les marchandises varient, mme si les
quantits de travail contenu dans les marchandises ne changent pas.24
Il est alors possible daffirmer que le systme de Sraffa constitue la premire thorie
des prix qui est formule totalement en dehors dune thorie de la valeur, ou au moins des
deux thories de la valeur qui ont t prsentes dans lhistoire de la pens conomique.25 De
cette faon, la possibilit dlaborer une thorie conomique fonde svanouit. Il surgit, en
effet, une fracture dfinitive entre lanalyse scientifique et la dimension philosophique, au
sens o le modle de Sraffa ne renvoie plus aucune position philosophique ; simplement, il
sadapte la ralit du capital pour en expliquer le pur fonctionnement.
4. La science conomique
Ds le dbut du sicle, en effet, Gustav Cassel avait pos le problme de se librer de la
mtaphysique qui, dans les deux traditions thoriques, cherchait dans la valeur un fondement
spar des prix.26 Donc Sraffa ne ferait que raliser lobjectif de Cassel, en mme temps que la
rigoureuse formulation de la thorie de lquilibre conomique gnral accomplie par
Debreu.27 Ce dernier, travers lassomption explicite de la mthode axiomatique, obtient aussi
des rsultats amenant une parfaite identit conceptuelle, o la valeur est annule dans le
prix.28 Voil pourquoi partir de Gustav Cassel, la fois Sraffa et Debreu, cherchent
construire une thorie conomique non fonde, cest--dire quelle ne ncessite pas un
fondement en dehors delle-mme.2924 Pour la preuve algbrique de cela, cf. E. Klimovsky, Technique et salaires: limites de linterprtation
classique de la thorie de la valeur de Marx, in Cahiers dconomie politique , n. 32, 1998.25 C. Napoleoni, Valore, cit., p. 177.26 Cf. F. Ranchetti, Dal lavoro allutilit. Critica delleconomia politica classica, in G. Lunghini (d.), Valori e
prezzi, Utet, Torino, 1993, p. 159, Note 59.27 G. Debreu, Thorie de la valeur, (1959), tr. fr. par J.-M. Comar et J. Quintard, Dumond, Paris 1984.28 F. Ranchetti, Lavoro e scarsit. Sul rapporto tra economia politiaca e filosofia nel pensiero di Claudio
Napoleoni, in Il pensiero economico italiano , n. 1, 1993, p. 195 ; cf. aussi F. Ranchetti, Dal lavoro allutilit,
cit., pp. 157-160.29 F. Ranchetti, Lavoro e scarsit, cit., p. 196.
37
Par consquence lide quavec Sraffa serait dfinitivement rsolu le problme dune
stable mesure de la valeur comme fondement des prix relatifs - qui selon Claudio Napoleoni
prend forme comme suppression et non pas comme solution de la question de la valeur -
reprsente sans quivoque le terme final de toute lhistoire de lconomie politique, en tant
que science fonde justement sur la dcision par rapport au problme de la valeur : si l'on
reconnat que la proposition thorique de Sraffa saffranchit de tout prsuppos non-
empirique, ou purement mtaphysique, pour obtenir une pleine cohrence formelle, l'on est
contraint de reconnatre en mme temps la fin de l'conomie politique.
Autrement dit, si dans toute lhistoire de lconomie politique on a tent d'tablir un
rapport de rciprocit entre les prix et la rpartition du revenu, travers la thorie de la valeur,
alors avec Sraffa une telle rciprocit vient manquer, puisque les prix peuvent tre
dtermins indpendamment par nimporte quelle rfrence la valeur, tandis que la
rpartition du revenu devient un problme exogne au modle. Lindtermination
dcouverte par Sraffa montre alors dfinitivement que si l'on veut rester rigoureusement
lintrieur dun savoir scientifique, il faut faire abstraction non seulement de tout prsuppos
philosophique mais aussi de la rciprocit entre les prix et la rpartition, et donc de tout
prsuppos en quelque sorte politique.30
Cette condition particulire oblige rflchir sur le rle de Sraffa en un sens plus prcis
encore : ce qui dlimite et dfinit le champ objectif de la science conomique en constitue
aussi sa limite cognitive, et, aprs Sraffa et Debreu, la science conomique est oblige de sen
tenir aux noncs vrifiables dune economics.31 En dfinitive lconomie politique
rduite une science des prix deviendrait une pure comptabilit sociale : elle fonctionnerait
donc comme science des choses qui ignorent leur propre origine, une science o la relation
moyens-fins serait le reflet de son activit, et o, inversement, toute lconomie politique
30 Giorgio Lunghini affirme que propositions thoriques et propositions politiques ne peuvent pas coexister
dans un systme, dont on aurait sauve la rigueur, que lalgbre seule peut obtenir : en ce sens Production des
marchandises accompli une opration comparable celle du Tractatus de Wittgenstein, cest--dire Sraffa
ncrit que les choses qui peuvent tre crites en montrant jusquo peut arriver la thorie et en traant une
limite dfinitive aux propositions mtaphysiques. G. Lunghini, Teoria economica ed economia politica: note
su Sraffa, in G. Lunghini (d.), Produzione, capitale e distribuzione, Isedi, Milan 1975. Antonio Covi est du
mme avis lorsquil soutient que de mme que lopration accomplie dans le Tractatus de Wittgenstein, dans
Production des marchandises la dfinition rigoureuse dun univers conomique dicible montre ce sur quoi il faut
se taire parce quimpossible dire scientifiquement. A. Covi, Lordine dei discorsi economici: Napoleoni su
Keynes e Sraffa, in Rivista internazionale di scienze economiche e commerciali , n. 4-5, 1989.31 C. Napoleoni, Critica ai critici, in La Rivista Trimestrale, n. s., 1986, n. 4 ; ensuite in C. Napoleoni, Dalla
scienza allutopia, G. L. Vaccarino (d.), Bollati Boringhieri, Torino 1992, p. 217.
38
serait lacte de prendre en compte cette relation dans une comptabilit.32
Ces rsultats reprsentent donc la fois le point d'arrive de l'conomie politique, et le
point de dpart dun nouveau discours qui ne soit plus une tentative de fondation de la science
conomique, mais qui renvoie donc une recherche qui en dpasse les frontires. Cela veut
dire que si, avec Sraffa, lconomie politique sachve, finit, il est alors possible, dune part,
de continuer oprer dans le cadre que l'economics lui assigne, et que dautre part, un
discours autour delle peut enfin sarticuler. Il suffit de souligner que lorsque leconomics
postule qu'il faut minimiser les cots pour maximiser les profits , on peut facilement en
dduire qu'elle ne pourrait mme pas se constituer si elle nincluait pas dans ses modles le
travail de lhomme en tant que ngativit minimiser. Mme dans les modles noricardiens,
bien quon ne retrouve pas la mme finalisation du procs productif, le problme se reproduit,
puisque dans leurs quations de production le travail est remplac par des quantits
correspondantes de bien-salaire. En ce sens seulement, dans la mesure o le travail entre dans
le calcul de l'conomie comme un paramtre mesurable, de la mme manire que n'importe
quel autre matriel, la science conomique est une science criminelle.
Le problme qui se pose alors concerne le statut que l'on peut encore assigner au travail,
et cela oblige ncessairement rflchir au sujet de l'emploi que fait Marx de la thorie de la
valeur pour fonder son savoir conomique.
5. Totalit du capital
La symtrie entre la position de Sraffa et les deux traditions de l'histoire de la pense
conomique, consiste accepter positivement laspect central, la fois de la thorie
classique, cest--dire la production comme processus circulaire, et de la thorie noclassique,
savoir la possibilit, seulement implicite chez Sraffa, de reprsenter la rpartition comme
tant gouverne par une loi objective immanente au march.33 Le concept de la production
comme processus circulaire34 signifie alors que le capital est la tot