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THÈSE Pour obtenir le grade de DOCTEUR EN PHILOSOPHIE Présentée et soutenue publiquement par Alessandro TREVINI BELLINI le19 Novembre 2011 SUSPENSION DU CAPITAL-MONDE PAR LA PRODUCTION DE LA JOUISSANCE Marx entre Aristote et la phénoménologie Directeur de thèse : Professeur François LARUELLE JURY : M. François LARUELLE, Professeur émérite à l’Université de Paris-Ouest Nanterre, France. M. Étienne BALIBAR, Professeur émérite à l’Université de Paris-Ouest Nanterre, France. M. Franck FISCHBACH, Professeur à l’Université de Nice – Sophia Antipolis, France. M. Hervé TOUBOUL, Maître de Conférences à l’Université Franche-Conté, France. RAPPORTEURS : M. Franck FISCHBACH, Professeur à l’Université de Nice – Sophia Antipolis, France. M. Stéphane DOUAILLER, Professeur à l’Université Paris VIII, France. 1

thèse docteur en philosophie suspension du capital-monde par la

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  • THSE

    Pour obtenir le grade de

    DOCTEUR EN PHILOSOPHIE

    Prsente et soutenue publiquement

    par

    Alessandro TREVINI BELLINI

    le19 Novembre 2011

    SUSPENSION DU CAPITAL-MONDE

    PAR LA PRODUCTION DE LA JOUISSANCE Marx entre Aristote et la phnomnologie

    Directeur de thse :

    Professeur Franois LARUELLE

    JURY :

    M. Franois LARUELLE, Professeur mrite lUniversit de Paris-Ouest Nanterre, France.M. tienne BALIBAR, Professeur mrite lUniversit de Paris-Ouest Nanterre, France. M. Franck FISCHBACH, Professeur lUniversit de Nice Sophia Antipolis, France.M. Herv TOUBOUL, Matre de Confrences lUniversit Franche-Cont, France.

    RAPPORTEURS :

    M. Franck FISCHBACH, Professeur lUniversit de Nice Sophia Antipolis, France.M. Stphane DOUAILLER, Professeur lUniversit Paris VIII, France.

    1

  • 2

  • Remerciements

    Cette thse a commenc sous la direction du Professeur Franois Laruelle lorsque, jeune

    conomiste, je venais d'arriver en France pour poursuivre mes recherches dans le domaine de la

    philosophie. Je ne saurais donc dire toute ma reconnaissance mon directeur de thse, qui accepta le

    dfi de me conduire dans un tel domaine, et qui su me guider et mencourager dans un travail dont il

    ntait pas linitiative. Quil trouve ici lexpression de ma gratitude, pour ce que jai russi

    apprendre et raliser pendant ces annes.

    Mes remerciements vont galement aux professeurs de philosophie de l'Universit Paris-Ouest

    Nanterre La Dfense, Monsieur tienne Balibar, Monsieur Jaques Bidet, Mme Catherine Malabou et

    Mme Michle Cohen-Halimi, dont les cours et les conseils ont t indispensables l'laboration de

    mon projet. Je tiens exprimer tout particulirement ma reconnaissance Monsieur Didier Franck

    dont l'enseignement m'a ouvert l'accs aux problmes fondamentaux de la pense.

    Je dois reconnatre l'apport indispensable de Mme Elisabeth Rigal et de Mme Genevive

    Omessa, dont la rigueur et le dvouement dans la relecture de mon travail ont permis d'achever la

    rdaction de cette thse. Qu'elles soient ici remercies de leur fidlit et de leur disponibilit. De mme

    que Monsieur Francesco Tomasoni et Monsieur Pierre Rodrigo, pour leurs observations prcieuses,

    Marie-Jos Tramuta, Caroline Zekri et Matthieu Meaulle, pour les corrections de la dernire heure.

    Cette thse n'ayant pas eu d'allocations de recherche je tiens remercier aussi Fortunato

    Tramuta, qui m'a accueilli dans sa librairie et m'a enseign un mtier.

    Mes remerciements sadressent aussi mes amis qui mont toujours soutenus dans ma

    dmarche. Je pense notamment Pierluigi, pour sa prsence indfectible, mais aussi Paolo, Nicola,

    Lorenzo, Alessandro, Francesco, Fabrizio, Arnaldo, Luca, Erika, Laura et Edoardo... Ma gratitude va

    aussi Sophie, elle ma support, dans tous les sens du terme, pendant trs long temps.

    Je remercie enfin ma famille qui a toujours cru en moi et en mes capacits. Sans leur

    comprhension et leur soutien dsintress, ce projet naurait jamais abouti. Je pense toujours mon

    pre qui aurait voulu le voir ralis. Ce travail lui est ddi.

    3

  • 4

  • Table des matires

    Introduction 13

    Chapitre I Conjoncture 29

    Chapitre I.A Capital-Monde 29

    I - La fin de l'conomie politique 29

    1. Le marxisme et son chec 29

    2. Les thories de la valeur 33

    3. Production des marchandises par des marchandises 35

    4. La science conomique 37

    5. Totalit du Capital 39

    II Capital et alination 41

    6. Valeur 41

    7. Das Kapital aperu 43

    8. Travail abstrait et production marchande 47

    9. Travail abstrait et production capitaliste 52

    10. La Forme-Capital 55

    III De l'eschatologie 62

    11. La libration de la domination 62

    12. Impasse du politique 65

    13. Le retrait du politique 68

    Chapitre I.B Incipit Marx 71

    I Le silence de la coupure 72

    14. Retour au jeune Marx 72

    15. Le Marx de Michel Henry 75

    16. Le paralogisme de l'tre sensible 79

    17.A Vers une praxis subjective 82

    17.B Interprtations des Thses sur Feuerbach 83

    5

  • 18. Interprtations horizontales 85

    II Sortir de la philosophie 87

    19. L'athisme logique 87

    20. L' tre comme production 90

    20.A La rvolution thorique relle de Feuerbach 91

    20.B Production et Industrie 92

    20.C L'objectivit 93

    III Rinscription de l'nigme 95

    21. Tournant : vers l'nigme 95

    22. L'quivoque ontologique chez Marx 98

    Chapitre II Trahisons cratrices du spculatif 103

    I Feuerbach et sa rvolution thorique relle 103

    23. Le positif positivement fonde 103

    24. La Contribution de 1839 106

    24.A Darstellung 107

    24.B Contre le formalisme 109

    II La conqute du Rel 113

    25. Feuerbach et Aristote 113

    26. Les origines 115

    27. Qualitt - le problme 117

    27.A Privation stresis 120

    27.B Du substrat l'ousia 124

    27.C De la prdication 125

    28.A Qualit et privation 129

    28.B Qualitt : la diffrence spcifique 133

    29. chapper la Doctrine de l'essence de Hegel 136

    30. Retour la Contribution 140

    30.A Le concept feuerbachien du positif 141

    30.B Le besoin comme sol primitif d'exprience 144

    6

  • III La Critique de Hegel 147

    31. La grandeur de Hegel 149

    32. La double erreur de Hegel 151

    33. Objectivation et extriorisation 154

    34. Abstraction et Savoir 158

    35. Le rapport l'objet 160

    36. Le sol du dplacement marxien 163

    36.A Le phnomnologique et le gnosologique chez Feuerbach 164

    36.B Apparition de l'activation 167

    37. L'tre sensible 165

    38. Vers l'ontologie de Marx 171

    38.A Identification du dispositif 172

    38.B Aperu de la subjectivit duelle 175

    39. Vers la modernit 176

    Chapitre III Appareil de connaissance 177

    I Opposition relle 180

    40. L'Essai pour introduire en philosophie des grandeurs ngatives 180

    41. Suggestions de l'cole marxiste italienne 183

    42. Skepsis : Kant versus Hegel 187

    43.A Skepsis et Antinomie 192

    43.B Skepsis et connaissance 194

    44. L'Amphibologie kantienne 198

    45. Le statu problmatique de la Rflexion transcendantale 202

    II Kant sans kantisme 207

    46. L'imagination transcendantale 208

    47. L'quivoque ontologique chez Kant 210

    48. Ambigit de la Rfutation de l'idalisme 217

    49.A Le chinois de Knigsberg 221

    49.B. Passage au Nihil Privativum 225

    7

  • III Opposition logique 229

    50. La critique de Trendelenburg 230

    51. Aux origines de la critique de Trendelenburg 236

    52. La contradiction 238

    53. La ngativit ontologique chez Kant 244

    Chapitre IV Entre picure et Aristote 249

    I la recherche de la connaissance picurienne 250

    54. Diffrence gnrale entre Dmocrite et picure 250

    55. Le monde de l'intuition 256

    56. La dialectique immanente 260

    57. La libert de la conscience 263

    58. Rpulsion et libert 266

    59. Sur la nature 269

    II Le rapport de la philosophie au monde 274

    60. Les chapitres perdus 274

    61. La philosophie et le monde 279

    62. Le sage sophs 282

    63. Histoire grecque du nos 283

    64. L'tre du sensible 287

    III Aristote le trsor et la source vive 291

    65. Le De Anima de Marx 291

    66. La matrialit abstraite 293

    66. Aperu de l'ouverture du sensible 296

    67.A Solution de l'opposition relle 300

    67.B Anticipations sur la solution duelle 301

    68. L'intellection et la matrialit logique 302

    Chapitre V De l'hellnisme la phnomnologie 309

    Chapitre V.A La modernit issue de l'hellnisme 309

    8

  • I Histoire de l'antinomie tragique 311

    69. L'unit des coles hellnistiques 311

    70. Forme et vnement 314

    70.A L'vnement 315

    70.B La forme 317

    71. Histoire grecque de la forme 319

    71.A Vrit et apparence 321

    71.B La solution de Platon 323

    71.C La solution d'Aristote 325

    72. Antinomie tragique et modernit 327

    73. De l'impasse moderne 330

    II Modernit et scepticisme 334

    74. Les msusages du scepticisme grec 335

    75. Marx et le scepticisme 339

    76. Le pyrrhonisme originaire 342

    77. Le phnomnisme moderne 347

    77.A Le problme chez Berkeley 352

    77.B Le problme chez Bayle 354

    77.C Scepticisme et Immatrialisme 358

    III Loin de la substance 361

    78. Solutions de l'antinomie tragique 361

    78.A par l'tant non-chosique 361

    78.B par l'existence 363

    79. Ncessit d'accder la phnomnologie 366

    Chapitre V.B Phnomnologie 369

    I Husserl et le scepticisme 369

    80. la recherche d'une science de la subjectivit 369

    81. l'origine du subjectivisme 371

    82. Le scepticisme des Sophistes 375

    83. Le rle de Descartes 378

    9

  • 84. Empirisme et scepticisme 381

    84.A Berkeley 384

    84.B Hume 386

    85. Accomplissement du scepticisme 387

    II poch et Idalisme 394

    86. poch 394

    86.A L'poch phnomnologique 394

    86.B L'poch sceptique 397

    86.C L'a priori existentiel 399

    86.D Le ct thique de toute poch 403

    87. Idalisme transcendantal et Idalisme classique 405

    88. Idalisme classique et Idologie : le modle 410

    89. Zur Kritik 414

    90. Kritik des Hegelschen Staatrecht 418

    90.A L'ide directrice de la Kritik 419

    90.B L'inversion de sujet et prdicat 424

    90.C L' interpolation subreptice 426

    91. Vers l'ontologie du dtermin 429

    III Le destin tragique de la phnomnologie husserlienne 431

    92. Disputer le terrain la phnomnologie 492

    93. In-der-welt-sein versus Weltlosigkeit 435

    94. Lebenswelt 441

    Chapitre V Appendice Au seuil de la Phnomnologie 445

    I Le problme de la phnomnologie 445

    1. La subjectivit transcendantale 445

    2. L'ide de la phnomnologie 447

    3. L'intuition eidtique 450

    II Ides directrices pour une phnomnologie 452

    4. Analyse des essences 452

    10

  • 5. La Rduction l'idos 458

    6. La Limitation de la Raison moderne 460

    7. La dimension propre de la Raison moderne 462

    8. Le terrain de la phnomnologie 465

    III La Mditation phnomnologique fondamentale 467

    9. La lutte contre la vorhandenheit 467

    10. Introduction de l'poch phnomnologique : le chemin cartsien 470

    11. Intentionnalit 474

    11.A La structure d'horizon 479

    11.B La dcouverte de l'inclusion intentionnelle 480

    12. Phnomnologie de la perception 484

    12.A Sortie de l'ontologie de la chose 486

    12.B La doctrine des esquisses 488

    13. Accs la Rduction phnomnologique 492

    14. L'Idalisme phnomnologique transcendantal 493

    Chapitre VI Production de la jouissance 499

    Chapitre VI.A Eidtique matrielle 499

    I la recherche de l'ontologie perdue 499

    95. Je suis le monde et le monde est moi 499

    96. Le chantier de Grard Granel 501

    II Le travail alin 506

    97. Unwesen la monstruosit 506

    98. L'essence de la proprit prive 508

    99. L'analyse eidtique chez Marx 512

    100. La matrialit logique 515

    101. La science gnrique 519

    101.A gnos 524

    101.B Apparition de l'tre gnrique 525

    III La gnralit sans genre 527

    11

  • 102. Le rle de l'aporie aristotlicienne 527

    103. La production comme ousia 533

    Chapitre VI.B Praxis constitutive 539

    I Du ct de l'enrgeia 539

    104. Accs l'enrgeia 539

    105. L'aspect matriel de la mthode 544

    105.A Dans l'oeuvre Rmi Brague 546

    105.B En oeuvre Carlo Diano 547

    106. Retour l'enrgeia conjointe du sentant et du senti 549

    107. De Anima 552

    108. L'ouverture du sensible 555

    II De l'activation 562

    109. Retour aux Manuscrit de 44 562

    110. Les sens humains 567

    111. Essence de l'tre gnrique 569

    112. Essence du Travail 574

    113. Finitude essentielle 575

    114. Le quasi-intentionnel 580

    115. Les quivoques de la poisis 582

    III De la Production de la Jouissance 590

    116. L'Unwesen comme Geldsysteme 590

    117. Activation et tre social 596

    118. La suppression positive de la proprit prive 588

    119. L'Archi-politique 601

    120. Suspension du Capital-Monde 605

    121. La doctrine du Plaisir 608

    Conclusion 617

    Bibliographie 625

    12

  • Introduction

    tre radical, cest prendre les choses par la racine. Or, pour lhomme, la racine,

    cest lhomme lui-mme.a Karl Marx

    ...et l'on sait quelle immensit est un homme.b Pier Paolo Pasolini

    Le problme

    Le titre que nous avons choisi pour notre travail annonce la suspension du Capital-

    Monde par la production de la jouissance . Il voque quelque chose qui semble tenir l'ordre

    du politique, mais aussi quelque chose qui ne semble pas tranger la pense de Marx.

    Sous ces deux points de vue, on touche dj l'essentiel, mais encore faut il donner un

    sens plus prcis l'enjeu que recle cette expression. Il faut donc avouer qu'ainsi articul notre

    titre n'est pas immdiatement intelligible car, faute d'une dtermination plus prcise de ses

    termes, l'on ne saurait pas lui donner un sens autre que celui qui se borne expliquer

    banalement qu'il s'agit de suspendre quelque chose qu'on appelle Capital-Monde , et

    cela par quelque chose qu'en revanche on appelle production de la jouissance .

    Or, le sens de ces termes d'abord, et ensuite la signification d'ensemble d'un tel nonc,

    ne seront pleinement intelligibles qu'une fois notre recherche termine, d'autant plus que notre

    dfi consiste prcisment dans la tentative d'articuler lune avec lautre les notions de capital

    et de production, de faon montrer qu'il ne s'agit pas pour nous de penser une

    production possible sans penser en mme temps qu'elle ne peut plus appartenir au

    capital .

    Toutefois ces notions appartiennent de plein droit au langage de Marx, et l'on serait

    tents de voir immdiatement en elles des rfrences au problme qui se pose chez Marx

    comme problme du dpassement dialectique du Capitalisme. Mais rien ne serait plus

    fourvoyant, car c'est prcisment cette manire de poser les problmes qui a donn lieu au

    non-sens thorique et au monstre pratique runis dans une seule doctrine telle que le

    marxisme.

    a K. Marx, Contribution la critique de la Philosophie du droit de Hegel, tr. fr. par J. Molitor, Allia, Paris 1998,

    p. 25.b P. P. Pasolini, Ptrole, tr. fr. par R. de Ceccatty, Gallimard, Paris 1995, p. 203.

    13

  • Essayons donc de trancher la question de savoir quoi nous nous rfrons dans notre

    titre, l'aide de notre sous-titre : Marx entre Aristote et la phnomnologie. Il s'agit donc de

    saisir le sens du capital comme Capital-Monde grce la phnomnologie, et de penser la

    production comme production de la jouissance grce la pense de la praxis offerte par

    Aristote.

    Il reste alors savoir en quel sens nous employons le terme suspect de suspension

    plutt que des termes tels que renversement , lutte , ou d'autres ftiches marxistes. Bien

    que nous ne puissions demble donner ici aucune explication de lenjeu quelle recle, la

    raison en est simple : nous employons le terme de suspension au sens d'une poch, plutt

    sceptique que phnomnologique, afin de ne pas risquer de vhiculer des dterminations

    mtaphysiques dans l'affirmation de notre thse.

    Mais si l'on accepte de lire Marx comme un philosophe - ce qui pour les marxistes

    posait dj problme -, lorsqu'il s'agit d'en re-lire l'oeuvre travers Aristote et la

    phnomnologie, un autre problme se pose immdiatement, savoir qu'on a toujours eu la

    mauvaise habitude de penser Marx exclusivement comme un philosophe moderne. Il est

    certes vrai que Marx appartient tout d'abord la modernit philosophique, mais cela ne veut

    pas dire pour autant que la philosophie moderne soit le seul horizon dans lequel sa pense

    peut tre thmatise.

    Bref, accepter le dfi d'une lecture de l'oeuvre de Marx qui soit capable de le librer la

    fois du marxisme et de l'horizon de la philosophie moderne, semble dj une tche norme.

    Tenter d'en isoler l'aspect philosophique pour dceler son ontologie semble alors une

    entreprise voue au dsespoir, d'autant plus que tout cela aurait t dj enterr par le dbat

    philosophique avec ce qui reste du marxisme. Imaginer, ensuite, qu'une telle recherche puisse

    aboutir une analyse la hauteur du fonctionnement de notre monde et qu'elle puisse encore

    indiquer quoi faire pour sortir de ce monde, semble enfin un simple rve d'un utopiste

    demeur aveugle aux merveilles de notre temps.

    Et pourtant notre question porte prcisment sur la possibilit de thmatiser nouveau

    le problme pochal de la domination du capital, en cherchant donner une rponse la

    question de savoir comment on peut s'en librer, et pour sen librer, il faut justement recourir

    Marx, qui n'a pas fini de nous apprendre, d'une part, analyser l'essence de ce que l'on

    appelle capitalisme, et d'autre part, nous montrer dans quelle direction nous tourner pour

    tenter de produire autrement, c'est--dire pour agir librement et jouir de nos oeuvres.

    14

  • Or, nous devons avouer que ce projet ambitieux aurait t vou l'chec, tout comme

    celui d'un dbutant en alpinisme qui s'apprte affronter une paroi abrupte en haute-

    montagne, si nous navions pas demand un guide de nous accompagner la-haut. Ce guide,

    qui nous a d'abord permis de faire nos premiers pas dans la verticalit de la pense

    philosophique, et qu'ensuite nous a ouvert la voie sur laquelle nous l'avons suivi comme notre

    premier de corde , c'est Grard Granel.

    En ce sens, car cela n'est pas une simple mtaphore, notre propre recherche porte la

    fois sur les problmes que nous venons dindiquer, et sur l'oeuvre de Grard Granel, dans

    laquelle nous avons appris circuler afin d'en tirer l'enseignement ncessaire pour poser

    Marx, mais aussi Aristote, Kant, Husserl et Heidegger, les bonnes questions. D'autres

    maitres sont intervenus dans notre parcours, qui n'ont pas t moins indispensables, et dans ce

    cas nous n'avons pas manqu de les faire dialoguer avec Grard Granel.

    Conjoncture

    Afin de librer notre champ d'investigation de ce qui empche de poser notre problme,

    nous commencerons tout d'abord par dclarer la fin du marxisme. En effet, les marxistes,

    lorsqu'ils dclarent vouloir rsoudre la crise, ne font qu'aggraver l'chec, car ils ne cherchent

    pas le reconnaitre comme tel et l'inclure dans l'essence mme du marxisme.

    Notre point de dpart consistera donc postuler que la conjoncture se rvle d'abord

    lorsqu'on reconnat que le marxisme et son chec sont le ''mme'' , et qu'elle se manifeste

    ensuite lorsqu'elle est saisie comme combinaison du capitalisme et de la philosophie dans le

    concept de capital-monde.

    Mais pour en arriver l il faudra tenter d'abord de baliser la voie d'accs la conjoncture

    par ce que l'on doit avant tout reconnaitre comme ses symptmes. Pour saisir la conjoncture il

    faudra donc, d'une part, tenter danalyser le symptme qui se rvle partir d'une prtendue

    conomie marxiste , et montrer que cela ne se produit que parce qu'on cherche faire

    fonctionner Das Kapital comme un trait d'conomie politique. Il faudra analyser, d'autre part,

    le symptme qui se rvle lorsque le marxisme, ne comprenant rien au matrialisme

    ontologique du jeune Marx, barre le dploiement de sa science relle et empche tout

    simplement d'accder ce qui fait fonctionner son ontologie.

    Or, partir d'un traitement de la thorie marxiste comme symptme, et non plus

    comme ensemble doctrinal, nous pourrons ainsi nous dfaire, au fur et mesure que nous

    avancerons dans notre recherche, de tout ce qui recouvre la pense de Marx et empche

    d'accder elle. Par consquent nous pourrons aller Marx plutt qu'y faire retour, de faon

    15

  • ne plus y chercher des rponses que l'on croit dj prtes, mais afin de l'approcher sans jamais

    escamoter les apories de sa dmarche et rvler ainsi sa singularit.

    Dans cette perspective, notre problme consistera d'abord saisir le dispositif

    logique des Manuscrits de 44, pour montrer qu'en tant que eidtique matrielle, il permet de

    comprendre la formalit qui fondera ensuite Das Kapital. Notre tche consistera en mme

    temps saisir la notion marxienne d'activation, pour montrer qu'en tant que praxis

    constitutive elle rend possible la suspension de la totalit des conditions philosophiques de

    fonctionnement du Capital-Monde.

    Capital-Monde

    Dans la premire partie du Chapitre I, nous allons donc tenter de rendre compte plus

    prcisment, du symptme de la conjoncture qui rside dans l'ambivalence du marxisme

    lorsqu'il se veut la fois science et philosophie, mais qui reste toujours soit l'un soit l'autre de

    ces savoirs. Il faudra d'abord montrer que toutes les tentatives de rendre formellement

    cohrent de l'intrieur l'conomie politique, considre comme savoir autonome possdant sa

    propre histoire thorique, n'ont fait qu'en expulser les fondements philosophiques. Cela nous

    amnera reconnatre la fin de l'conomie politique, en tant que savoir fond sur une thorie

    de la valeur, et l'apparition d'une science des prix en tant que comptabilit sociale du capital.

    Nous nous demanderons ensuite quelles sont les difficults dordre scientifique qui

    dcoulent de labstraction par laquelle Marx commence son analyse, et quel sens il faut

    donner aux hsitations les plus profondes du Capital par rapport aux concepts dalination et

    d'exploitation. Grce l'interprtation que Claudio Napoleoni a donne de l'uvre de Sraffa,

    nous montrerons en effet que ces deux questions vont immdiatement ensemble. Par une sorte

    d'histoire franco-italienne du post-marxisme nous tenterons d'accder la conjoncture : nous

    rendrons pertinente l'hypothse selon laquelle le marxisme et son chec sont le mme , en

    montrant que dans le marxisme la libration est toujours comprise comme domination. Nous

    montrerons aussi que la pense des formes, que l'on peut dceler dans Das Kapital, permet de

    donner un sens nouveau au concept de science, et que ce sens nouveau correspond la

    tentative d'expliciter le statut ontologique propre aux concepts qui oprent ds les Manuscrits

    de 44. Nous indiquerons ainsi le chemin suivre pour prouver que la Forme-Capital et le

    Monde sont le mme .

    Dans cette perspective, la question de lalination nous apparaitra comme aportique, ce

    qui nous contraindra aller au-del de la conscience que Marx avait de son propre travail, et

    nous permettra de ne pas tomber, une fois encore, dans des solutions au problme de la libert

    16

  • de lhomme qui demeurent dans une perspective eschatologique. Nous ne neutraliserons pas

    pour autant l'enjeu politique qui tait prioritaire pour Marx, mais nous le rejouerons en tentant

    de repenser le sens mme du politique en dehors des drives eschatologiques propres au

    matrialisme tant dialectique que historique. C'est sur ce terrain que nous avancerons alors

    nos premires suggestions concernant la perspective ouverte par Grard Granel au sujet du

    retrait du politique, et ces suggestions nous guideront dans nos pas suivants.

    Incipit Marx

    Dans la deuxime partie du Chapitre I nous essayerons de montrer que la conjoncture se

    manifeste aussi partir de certaines interprtations qui ont t donnes des crits de jeunesse

    de Marx. En effet, interroger la pense du jeune Marx pour montrer ce qui la diffrencie de la

    pense de Hegel, permet de souponner qu'elle prsuppose une thorie gnoso-logique tout

    fait indite capable de donner un sens nouveau au concept de science. Nous croyons que sans

    une telle investigation pralable, il est impossible dune part de comprendre lIde que Marx

    se fait ensuite des conditions formelles auxquelles il soumet le commencement de Das

    Kapital, et dautre part de dterminer dans quelle mesure il demeure ou non dans lhorizon de

    la pense hglienne.

    Il faudra donc tenter de rendre compte du dbat phnomnologique qui a suivi

    laffirmation althussrienne dune coupure pistmologique interne la pense de Marx,

    dbat dont les rsultats thoriques permettent de saisir la conjoncture sous un autre point de

    vue. On explicitera, dabord, certaines questions mobilises par Michel Henry concernant la

    pense du jeune Marx, pour ensuite les reformuler dans une nouvelle perspective qui permette

    de mieux saisir la nature de son matrialisme. Pour les reformuler en ce sens, nous essayerons

    d'interroger le texte marxien, la lumire de la position de Gerard Granel qui voit l'uvre

    chez Marx une tentative de sortir de la philosophie marque par l'nigme d'un

    dpassement de la mtaphysique moderne, et se constituant comme une forme indite de

    matrialisme ontologique.

    Or, dans la mesure o Michel Henry suppose que dans les Manuscrits de 44 Marx

    dpend encore pleinement de la conceptualit feuerbachienne, et dans la mesure o il accuse

    aussi Feuerbach de tomber dans un paralogisme lorsqu'il introduit son concept d' tre

    sensible , il minimise la porte de leurs critiques au point daffirmer qu'ils tombent

    nouveau dans le cadre de lobjectivation hglienne. En invalidant ainsi l'ensemble de la

    dmarche propre aux Manuscrits ce qui lui interdit de saisir le dispositif logique log dans

    les pages sur l'tre sensible qui donne accs l'ontologie du jeune Marx , Michel Henry situe

    17

  • l'origine de sa pense philosophique dans la praxis subjective qu'il extrait improprement

    ds Thses sur Feuerbach.

    Aussi nous dmarquerons-nous des interprtations qui visent donner, comme

    sexcluant rciproquement, soit un statut scientifique, soit un statut philosophique la pense

    de Marx, et tenterons-nous de saisir autrement le rapport entre science et philosophie, tel quil

    s'impose au jeune Marx. Grce Grard Granel nous pourrons entrevoir un Marx qui essaie

    de sortir de la philosophie , et darticuler un discours intempestif qui la restitue sous une

    forme modifie. En partant d'une critique explicite de la position de Louis Althusser, Grard

    Granel insiste, dune part, sur la ncessit de montrer quentre les Manuscrits et l'Idologie

    Allemande existe une continuit essentielle, et dautre part, sur limportance quil y a

    dterminer le statut ontologique le plus propre la pense du jeune Marx, et cela en

    soulignant que reconnatre dans ces textes une position encore philosophique est insuffisant

    pour dterminer ce statut.

    Dans notre commentaire de la contribution de Grard Granel nous insisterons tout

    particulirement sur lambivalence qui, selon lui, caractrise le projet de Marx dans son

    rapport avec la philosophie, notamment avec la modernit. Nous montrerons que quelque

    chose dans lontologie marxienne est irrductible la mtaphysique des modernes, mais que

    son matrialisme ontologique demeure dans le mtaphysique en tant que projet de ralit

    moderne. Etant donn que cette situation caractrise la pense de Marx en son

    commencement, il faudra penser sa ralisation du philosophique comme nigmatique, par un

    recul en de de la philosophie. Et, afin de ne pas tomber ds le dbut de notre parcours -

    dans une impasse, il nous faudra remonter la source de lnigme pour reconnatre la

    radicalit du geste initial de Marx ; ce qui nous conduira reconnatre, la base d'une telle

    nigme, une instance logique cherchant une sortie de la philosophie .

    Trahisons cratrices du spculatif

    partir des lments que nous retiendrons de ce dbat sur le jeune Marx, nous nous

    livrerons une sorte de gnalogie de la constitution de son ontologie. Ce parcours, sem

    d'impasses, nous occupera presque tout le reste de notre travail. Ce nest quune fois que nous

    nous serons assurs des termes par lesquelles il est possible de dfinir clairement la structure

    de l'ontologie l'oeuvre dans les Manuscrits, que nous serons en mesure de revenir sur la

    question du Capital-Monde de faon boucler notre propre recherche qui pourra ainsi

    s'assurer de la pertinence de ses hypothses de dpart.

    Notre Chapitre II commencera donc par interroger la spcificit de la critique de Hegel

    18

  • par Feuerbach, critique qui sarticule dans la tentative de fonder le positif sur lui-mme contre

    le formalisme propre la structure circulaire de la pense spculative. Cela nous permettra

    non seulement de montrer la pertinence de la rvolution thorique relle dont Marx crdite

    Feuerbach, mais aussi dtablir quelles conditions il est possible de concevoir un sol primitif

    dexprience pour gagner limmanence. Or, partir des mrites et des limites que Marx

    reconnat chez Feuerbach, (avoir tent une fondation positive du positif, mais lavoir

    accomplie dans le cadre de la pense elle mme), l'on pourra tablir les termes d'une sorte de

    rinscription de Feuerbach dans la dmarche de Marx, sans pour autant linterprter

    comme une importation pure et simple de la conceptualit feurbachienne. Sur cette base nous

    pourrons thmatiser la fameuse Critique de Hegel conduite par Marx dans les Manuscrits

    de 44, et commencer voir l'oeuvre en elle tous les thmes qui joueront un rle essentiel

    dans sa trahison cratrice du spculatif .

    Dans un premier temps nous essayerons de saisir pour lui-mme, sans tenir compte de

    linterprtation fournie par Marx, lapport thorique de la pense de Feuerbach. Afin

    d'exposer les premiers rsultats critiques du rapport que Feuerbach entretient avec Hegel il

    faudra d'abord remonter la Contribution la critique de la philosophie de Hegel. Il sera

    ensuite ncessaire de plonger davantage dans la priode hglienne de Feuerbach o nous

    verrons dj luvre les lments qui trouveront leurs articulations dans les uvres de la

    maturit. Or, lide quil est possible de considrer ltre du commencement comme ce quil y

    a de plus dtermin, savoir ltre rel, est la thse sur laquelle repose toute largumentation

    de Feuerbach. La critique du formalisme nest donc que la consquence rigoureuse de la

    tentative de mesurer cette thse avec la structure circulaire de la Logique. Pour essayer de

    vrifier la lgitimit de cette thse sur ltre il nous faudra comprendre, dans toute sa

    teneur, ce que veut dire commencer par un tre qui ne doit pas attendre la mdiation pour

    tre le vrai, et dont le contraire ne peut pas tre le nant car il ne peut tre que ltre

    sensible et concret.

    En remontant aux lieux dorigine du questionnement feuerbachien, dans lesquels se

    trouve une confrontation profonde avec Aristote, nous pourrons nous demander ce que

    signifie le manque qui est lorigine du mouvement interne ltre pur, et nous pourrons

    mieux saisir en quoi ce mouvement est le pathos de ltre, qui permet Feuerbach d'en faire

    un tre-rel. En cherchant dans la structure aristotlicienne de la diffrence spcifique les

    lments indispensables la comprhension du fonctionnement de la contrarit, nous

    montrerons que la notion de privation permet de dgager la nature positive du manque. Ce

    19

  • dtour par Aristote nous garantira l'accs la question du sensible, et nous rvlera le

    fondement de la thse sur l'tre de Feuerbach. Ainsi prouverons-nous la lgitimit de nos

    hypothses de dpart propos de son ontologie et de sa critique de Hegel.

    Ce n'est qu'aprs un tel dtour que nous pourrons revenir Marx pour valuer la fois

    son rapport Feuerbach et Hegel. En effet, quand Marx cherche son tour engager une

    confrontation avec Hegel, il ne se borne pas rpter simplement la voie ouverte par

    Feuerbach, puisqu'il dgage des possibilits que ce dernier navait pas prvu. C'est pourquoi,

    contrairement l'interprtation de Michel Henry, nous croyons qu'il faut non seulement

    vrifier dans quelle mesure les concepts d'origine feuerbachienne sont repris dans les

    Manuscrits, mais encore tablir prcisment comment, chez Marx et chez Feuerbach, le

    concept d'objectivit se constitue en s'loignant du sens hglien. Nous croyons, en effet, que

    tant que nous ne pourrons pas saisir ce qui est l'uvre dans le fait que, dj chez Feuerbach,

    l' tre sensible indique la fois une matire et un tre susceptible de sentir (portant donc

    en-soi la capacit de souvrir), l'accs toute comprhension du niveau ontologique partir

    duquel Marx cherche se frayer un chemin entre idalisme et matrialisme nous restera

    interdit.

    Autrement dit, il nous faudra reconnatre que Marx cherche dpasser Feuerbach sur

    son terrain mme et expliquer comment il se propose de le dpasser. Notre hypothse sera

    quil le dpasse par llaboration dun nouveau sol primitif qui ne cesse de se confronter avec

    le sens moderne de lobjectivit. C'est pour cela que la question de l'objectivation est au centre

    des analyses par lesquelles Marx cherche reformuler radicalement une conception de

    l'alination qui ne pouvait pas le satisfaire. En ce sens la Critique de la dialectique hglienne

    et de la philosophie hglienne en gnral, en tant que moment dcisif des Manuscrits de 44,

    permet Marx de satteler la philosophie de Hegel dans son ensemble, pour pouvoir ainsi

    expliciter clairement sa propre position philosophique.

    Il nous faudra donc montrer en quel sens le projet de Marx consiste prendre en compte

    lessence mme de la raison moderne partir dun en de qui, nappartenant plus la

    philosophie des modernes, est pourtant capable de garder une consistance thorique propre.

    Cela veut dire que dans les Manuscrits de 44 prend forme une ontologie tout fait singulire,

    qu'il faut savoir reconnatre et isoler dans un discours qui n'a pas encore perdu son registre

    hglien, et qui cherche s'en dgager en donnant lieu aux pires malentendus. Dans cette

    perspective, et partir du problme qui concerne le rapport l'objet , nous pourrons

    commencer reconnatre dans la question de l'activation et dans celle de la structure de

    20

  • l'tre sensible les thmes dcisifs de son ontologie, thmes inscrits dans le cadre d'un

    dispositif qui postule l' unit essentielle de lhomme et de la nature .

    Appareil de connaissance

    Une fois cela tabli nous nous retrouverons pourtant face un autre impasse nous

    contraignant rendre compte du ralisme qui semble affleurer dans la critique marxienne de

    l'idalisme, impasse qui pourrait avoir pour consquence de nous empcher de poursuivre

    l'interprtation de son ontologie dans la direction prcdemment indique.

    ce niveau, il faudra analyser la question de lopposition relle . Cela nous fournira le

    fil conducteur pour tablir de quel ralisme il est question dans les Manuscrits de 44. Or, le

    fait de reconnatre lirrductibilit de lopposition relle la contradiction logique nous

    ouvrira la voie une suggestion sduisante qui consiste voir dans le criticisme kantien un

    grain de matrialisme, et avancer ainsi l'hypothse dune ligne conduisant directement

    Marx. Nous serons alors obligs de nous arrter sur le rapport de Hegel Kant, afin d'tablir

    que la logique transcendantale kantienne, en tant que solution de cette double opposition, ne

    peut pas tre employe pour escamoter Hegel. Nous montrerons en effet que cette possibilit

    nglige le dfi hglien de rsoudre le problme de lopposition en dehors de toute pense

    reprsentative, pour accder au spculatif. Insister sur le caractre logique de la contradiction

    et sur le caractre rel de la contrarit pour combattre Hegel, revient en effet attribuer

    Aristote une distinction kantienne. C'est pourquoi il faudrait plutt ragir la skepsis

    hglienne sur son propre terrain, afin de garder intacte la force de la critique que Hegel

    adresse Kant, et en vue de dsavouer le kantisme comme ce qui ne permet pas

    d'atteindre le niveau o jaillissent les vritables dcouvertes de Kant.

    Ce n'est qu' ce moment de notre parcours que nous pourrons introduire dans notre

    argumentation les suggestions prcieuses de Grard Granel au sujet de l'quivoque

    ontologique de la pense kantienne, suggestions qui montrent que la priori, en tant

    quouverture au monde, offre la possibilit dune saisie non-chosique du rel.

    Or, la radicalit de l'Esthtique kantienne ainsi comprise peut suggrer la possibilit de

    trouver en elle, en passant par Aristote, un fond commun avec les tentatives de Feuerbach et

    Marx de se dtacher de Hegel ; mais cette possibilit demeure problmatique si lon ne

    dmle pas Kant du kantisme, et si lon ne dtermine pas l'apport d'Aristote par rapport aux

    tentatives kantiennes de sparer l'tre et la pense. Il ne s'agira donc pas tant de dterminer

    quelles conditions l'on peut faire appel Kant pour rendre compte du matrialisme que

    Feuerbach et Marx cherchent forger, que de montrer que la question de l'ouverture

    21

  • ontologique pense par Aristote, laquelle conduit le dmlement de l'quivoque ontologique

    de la pense kantienne, est aussi la vritable source de Feuerbach et Marx.

    Autrement dit, le recours Kant pour comprendre la position de Marx n'est qu'un

    escamotage, et il faut donc chercher ailleurs la source qui permet celui-ci d'affirmer

    l'importance de l'opposition relle en vue de rhabiliter ce que Hegel appelait des oppositions

    profanes, tout en sachant que si la solution hglienne des oppositions kantiennes permet de

    reconnatre la nature de la contradiction, Kant permet nanmoins de dterminer autrement le

    sens de la ngation ontologique, en tant qu'origine de l'a priori.

    Toutefois, si lon rduit la confrontation entre Kant et Hegel la question de savoir si la

    pense et l'tre sont le mme, l'on ne fait que reproduire le conflit entre idalisme et ralisme.

    En revanche, si l'on admet que la suppression de la gnosologie kantienne opre par Hegel

    dcoule d'une interprtation diffrente du scepticisme ancien, alors l'on dispose d'un critre

    pour dplacer l'analyse et pour saisir autrement la nature du spculatif et du transcendantal.

    De mme, si l'on se borne considrer le dbat qui dcoule du problme de la chose en

    soi , l'on ne peut pas sortir de l'opposition entre ralisme et idalisme, alors que si l'on

    interprte ce problme comme la consquence de l'hydre toujours renaissante du

    scepticisme l'on peut saisir une piste qui permet de parcourir autrement la modernit.

    Entre picure et Aristote

    Pourtant, Marx est conscient la fois des implications thoriques du dfi lanc par le

    spculatif aux limites des concepts de la rflexion , et du terrain sur lequel il tait possible

    d'en neutraliser le mouvement. En thmatisant le dbat interne aux coles hellnistiques, dj

    exploit par Hegel, Marx cherche en effet reconnaitre dans l'hellnisme le vritable

    achvement de l'histoire de la philosophie ancienne.

    Au chapitre IV nous chercherons donc remonter aux origines de la pense

    philosophique de Marx, pour y voir luvre in nuce les lments qui rendront possible le

    dploiement de son ontologie. Ce nest quaprs avoir plong dans sa Thse de doctorat et

    dans ses Cahiers picuriens que nous pourrons dgager une piste conduisant, de la faon la

    plus pertinente, aux autres crits de jeunesse.

    En commentant l'interprtation d'picure offerte par Marx, que nous chercherons

    thmatiser grce aux apports critiques de la philologie contemporaine, nous montrerons que

    Marx a tent de dgager une gnalogie du nos grec lui permettant de mieux cerner le

    rapport dAristote picure. Cela nous permettra de voir dans l'hellnisme un dpassement de

    l'aristotlisme servant Marx de modle pour se librer la fois de l'idalisme hglien et du

    22

  • ralisme naf.

    Ensuite, en commentant les rflexions que Marx dveloppe propos du rapport de la

    philosophie au monde , nous pourrons mieux contextualiser son intrt pour la philosophie

    hellnistique au sein du dbat qui oppose les coles hgliennes, et dceler ainsi, son

    origine, la ncessit de renverser la philosophie en praxis (ncessit qui ne sera explicite que

    plus tardivement), car elle est au dpart recouverte par l'opposition entre sotrique et

    exotrique).

    Dans une telle perspective, nous pourrons interprter les commentaires trs significatifs

    que Marx a annexs sa traduction du De Anima d'Aristote. Ce texte, oubli par la critique,

    contient des indications trs prcieuses propos de la matrialit abstraite et de la

    structure aristotlicienne de l'ouverture du sensible . Ce sont elles qui nous permettront

    dinterprter les diffrents thmes dcisifs abords dans les Manuscrits. Lemploi que Marx

    fait dAristote nous fournira donc un fil conducteur essentiel pour suivre le dveloppement de

    son oeuvre. Nous chercherons montrer que, lorsqu'il puise dans Aristote, Marx sait poser les

    bonnes questions, car il brise alors l'investigation sur la connaissance, telle qu'elle semblait

    acheve par Hegel contre Kant, pour reconduire cette investigation sur un plan ontologique

    qui, bien que ses analyses restent ltat d'bauche, nest pas tranger la phnomnologie de

    Husserl et de Heidegger.

    La modernit issue de l'hellnisme

    Aprs avoir plong dans la rflexion marxienne qui porte sur les enjeux d'abord

    gnosologiques mais en dernire instance ontologiques, des philosophies hellnistiques issues

    de laristotlisme ancien, nous reviendrons sur le dbat moderne pour dterminer les

    problmes qui lont travers. Les rsultats auxquels nous parviendrons en ce point

    reprsenteront, en un certain sens, le sommet de notre recherche. Et partir de ce moment l,

    notre travail entamera une descente dangereuse.

    Au chapitre V commencera donc notre deuxime partie. Aprs avoir poursuivi de

    manire gnalogique la recherche des sources anciennes de l'ontologie de Marx, nous

    retournerons la modernit pour thmatiser de faon indite ce qu'elle a dcouvert. Mais, de

    mme que notre parcours gnalogique butait sur des impasses, qui nous obligeaient

    changer chaque fois le terrain sur lequel poser nos questions, de mme notre tentative de

    revenir la modernit butera sur plusieurs impasses qu'il faudra d'abord reconnatre, et ensuite

    dpasser sans les escamoter, car, sans cela, nous perdrions le fil permettant d'aborder enfin

    adquatement le contenu des Manuscrits de 44.

    23

  • En ralit, si les sources anciennes sont lgitimes pour comprendre la formation

    philosophique du jeune Marx, elles ne suffisent cependant pas pour prouver la prsence

    dAristote l'origine de la question de l'tre sensible , ni par consquent rsoudre notre

    problme interprtatif. Une telle opration, bien que possible, empcherait de faire

    vritablement retour Marx, car elle ne permettrait pas de thmatiser les problmes qui se

    posent l'antiquit et qui se diffusent tragiquement dans la modernit.

    Ainsi reconnatrons-nous une autre impasse, dont nous devrons sortir en la thmatisant

    de faon adquate. Cela nous conduira, dans la premire partie du chapitre V rendre compte

    de l'histoire d'une antinomie qui se rvlera, partir de son origine grecque, tre le destin

    tragique de l'occident. Cette antinomie, qui tmoigne de lunit des coles hellnistiques, est

    celle qui oppose forme et vnement depuis les dbut du savoir philosophique. Nous

    reconstruirons critiquement son histoire pour en dgager ses consquences sur la modernit.

    Ainsi en viendrons-nous re-lire l'histoire de la modernit, dune part, comme l'hritire de

    l'antinomie tragique en laquelle saccomplit la philosophie grecque, et dautre part, comme le

    lieu o quelque chose de l'ordre de l'vnement tente de percer le destin du rationalisme.

    Nous pourrons ainsi reconnatre les msusage modernes du scepticisme et les mesurer

    aux intuitions de l'empirisme, qui est capable, dans sa dmarche, de conserver l'enseignement

    du pyrrhonisme originaire, en tant que subjectivisme critique. Les longues analyses que nous

    demandera ce dtour sembleront, au dpart, excder notre champ thmatique, mais elles nous

    permettront ensuite de renouer avec notre problme, puisquelles nous conduiront

    reconnatre que les vritables solutions de l'antinomie tragique exigent que lon s'loigne

    de la substance. ce niveau, nous retrouverons les analyses de Grard Granel sur l'tant

    non-chosique comme origine de l'a priori , et nous pourrons les articuler sur les

    suggestions relatives l'existence faites par la phnomnologie.

    Phnomnologie

    Parvenus ce point, nous exposerons la faon dont Husserl lui-mme atteint l'ide de la

    phnomnologie, ce qui nous permettra dtablir que cest par sa thmatisation du rle du

    scepticisme quil atteint la science de la subjectivit fondatrice de la phnomnologie,

    science que l'on pourrait trs bien caractriser comme accomplissement du scepticisme .

    Nous exposerons, dans un appendice au Chapitre V, les diffrentes tentatives

    husserliennes pour parvenir au seuil de la phnomnologie , pour ensuite les confronter

    critiquement avec la dimension atteinte par l'hellnisme, et notamment avec l'a priori

    existentiel du scepticisme ancien. cette fin, nous commencerons par thmatiser le

    24

  • problme de la phnomnologie, exposerons ensuite ses Ides directrices en nous

    appuyant sur les analyses critiques que l'on doit Grard Granel. Nous analyserons le combat

    men par Husserl contre la dimension mtaphysique de la vorhandenheit, en exposant le sens

    de l'intuition eidtique, le rle de l'poch, et l'importance de l'intentionnalit, qui permet de

    dcouvrir la structure d'horizon de toute perception et l'inclusion intentionnelle qui

    caractrise l'immanence de la conscience. Lobjectif principal de cet appendice sera de mettre

    en vidence les mrites et les limites de lIdalisme phnomnologique.

    Aprs quoi nous pourrons nous interroger, d'une part, sur le sens que l'poch

    phnomnologique peut recevoir d'une confrontation avec l'poch sceptique, et d'autre

    part, sur le rle de lpoch dans l'idalisme husserlien, afin de montrer quil existe un

    domaine commun toute poch qui fait delle le lieu par excellence d'une dimension

    thique excdant l'idologie. Cest en tant quidologique que l'Idalisme classique allemand

    est caractris par Husserl, et son jugement fournit, pour le dpistage de l'idologie, une sorte

    de modle qui recroise, de faon surprenante, plusieurs aspects de la Critique du droit

    politique hglien de Marx. Cela nous fournira l'occasion de rentrer un peu plus dans le dtail

    des textes antrieurs aux Manuscrits, et den dgager les moments dcisifs, tels que

    l'inversion du sujet et du prdicat et l'interpolation subreptice . Ces moments se

    rvleront tre des outils logiques dcisifs pour les laborations futures de Marx.

    Nous devrons aussi nous interroger sur le destin tragique de la phnomnologie

    husserlienne. Dans la perspective de Grard Granel, disputer le terrain la

    phnomnologie signifie en effet savoir reconnatre la limite qu'elle recle lorsque,

    l'intrieur mme de sa dimension descriptive, elle perd le monde pour atteindre la

    conscience pure. Cest partir de ce destin que nous accderons au thme heideggerien de

    l'tre-au-monde et montrerons que ce thme, qui naurait pas pu apparatre sans la perce

    husserlienne, est nanmoins la rappropriation du monde que Husserl avait perdu.

    Eidtique matrielle

    Grce ce long dtour, nous pourrons, au dbut du chapitre VI, faire ntre l'hypothse

    suivante de Grard Granel : le ralisme et lidalisme, dans leurs tentatives pour rsoudre le

    problme de la ralit , restent toujours prisonniers du problme de lexistence du

    monde extrieur, et manquent ainsi la possibilit dun rapport non-subjectif au monde, en

    sorte quil convient de penser le rel sans plus faire aucun recours naf la matire.

    Or, il est possible d'inclure dans cette approche que fait Granel du 43 de Sein und Zeit,

    25

  • aussi bien l'intentionnalit husserlienne que lunit originaire de lhomme et de la nature

    postule par Marx. Si on ly inclut, on poursuit un enjeu qui nest plus strictement

    heideggerien et qui montre que Husserl et Marx ont contribu faire clater l'opposition

    entre ralisme et idalisme. Une fois installs sur ce chantier philosophique nous

    pourrons enfin tablir ce qu'est le monde, et rendre compte de faon adquate de ce qui fait

    pour nous un monde.

    Sur cette base, nous analyserons le texte des Manuscrits qui porte sur le travail

    alin et dgagerons le sens de ce que Marx dtermine comme l'essence de la proprit

    prive. Nous verrons par l que Marx procde une sorte d'analyse eidtique de la matrialit

    logique lui permettant d'laborer une science gnrique qui fait apparatre le sens de

    l'alination, que l'conomie politique tait incapable dinterroger. Et nous nous attacherons

    montrer que dans llaboration de l'eidtique matrielle de son ontologie, en tant que

    science gnrique , Marx doit beaucoup l'ide aristotlicienne de la science.

    Mais passer de la science l'ontologie fait problme, car un tel passage constitue

    l'aporie la plus difficile de la Mtaphysique d'Aristote. Nous montrerons que l'ousiologie offre

    une premire possibilit de sortir de l'aporie en tant qu'elle fait de la substance la premire

    des catgories dans lesquelles l'tre peut tre dit , et que par consquent chez Marx aussi

    l'tre comme production , dont il fait la premire caractrisation de son ontologie, se

    constitue partir de la dtermination de la production comme ousia .

    Praxis constitutive

    Mais cette solution de laporie n'puise pas l'ontologie du Stagirite, ni l'ontologie de

    Marx. Aussi la gnralit sans genre de l'tre d'Aristote, n'appartient pas seulement

    l'ordre catgortial mais aussi l'ordre de la dinamys et de l'enrgeia. Nous nous engagerons

    donc, au dbut de la deuxime partie du chapitre VI, dans des analyses subtiles de la doctrine

    de l'acte et de la puissance pour dterminer comment Aristote a russi tablir, dans le

    domaine des sciences pratiques, quelque chose qui reste de l'ordre de l'tre, mais n'appartient

    plus au domaine de la substance.

    Nous caractriserons ce nouveau domaine partir de l'enrgeia, ce qui nous conduira

    revenir sur les analyses du De Anima d'Aristote bauches par Marx, et de montrer qu'il a

    interprt l'enrgeia conjointe du sentant et du senti de manire tout fait adquate pour

    mettre en vidence le rle qu'elle exerce dans l'ouverture du sensible.

    Cest l le versant phnomnologique de l'ontologie d'Aristote, qui excde le versant

    catgorial ou eidtique. De mme, chez Marx, existe un domaine phnomnologique qui fait

    26

  • de l'enrgeia l'tre et donc aussi la production , et ce versant excde le domaine eidtique

    qui caractrise sa science gnrique . Une fois leve cette dernire impasse, nous pourrons

    enfin nous appuyer sur le concept d'activation, qui possde chez Marx la mme fonction que

    l'enrgeia chez Aristote, pour dterminer ce qu'il entend par sensibilit humaine, et

    comprendre la fois l'essence de l'tre gnrique et l'essence du travail.

    Notre dernier effort consistera montrer que Heidegger lui-mme n'aurait pas pu

    laborer son analytique du Dasein sans passer par linterprtation du double niveau

    ontologique l'oeuvre chez Aristote, et que cest prcisment l que rside la condition de

    possibilit de son dialogue avec Marx. En ce sens, ce que nous appellerons praxis constitutive

    chez Marx, et qui est le complment de son eidtique matrielle, est du mme ordre que la

    finitude essentielle heideggerienne. Mais, pour finir, nous ne nous intresserons pas tant

    laffinit de cette praxis avec la finitude qu son affinit avec ce que nous nommerons

    production de la jouissance .

    C'est en effet cette production de la jouissance qui nous permettra d'interprter le

    communisme, tel qu'il est conu par Marx, comme la dtermination ontologique grce

    laquelle l'tre social dans son Auto-activation peut supprimer positivement la proprit

    prive qui est de l'ordre de la forme -, et atteindre ainsi quelque chose qui n'appartient qu'

    la vie gnrique l'oeuvre , c'est--dire une vie qui n'est plus pilote par l'ordre eidtique

    de l'quivalent gnral et de la Forme-Capital, mais qui s'accomplit en tant que enrgeia

    conjointe du travail libre de l'homme et de l'objet de son plaisir.

    27

  • Chapitre I

    Conjoncture

    Chapitre I.A

    Capital-Monde

    I La fin de l'conomie politique

    1. Le marxisme et son chec

    Enfin la crise du Marxisme a clat! Enfin elle devient visible pour tous! affirmait

    en 1978 Louis Althusser, pour ajouter aussitt : Enfin un travail de correction et de rvision

    est possible!1

    la fin des annes soixante-dix - confirme Andr Tosel - la crise du marxisme clate

    au grand jour , mais il ne le dit qu'afin d'esquisser le devenir du marxisme comme une

    prolifration thorique qui se produirait partir de la fin du marxisme-lninisme.2

    Lorsque les marxistes dclarent l'chec, ils parlent en effet toujours d'une crise du

    marxisme, quils comprennent immdiatement comme le commencement de sa libration,

    donc de sa renaissance et de sa transformation3, alors que nous chercherons plutt

    thmatiser cela sans forcement chercher comprendre ce qui peut tre restaur du marxisme,

    ni dterminer dans quelle mesure il aurait chou, mais afin de reconnatre que dans cet

    chec il y a des symptmes dont il faut rendre compte. En effet, le sentiment de l'chec est en

    gnral confus, mal analys, et transi de ressentiment parce que l'ensemble doctrinal du

    marxisme est tellement htrogne, et ses variantes parfois si incommensurables, qu'on ne sait

    jamais s'il faut d'abord expliquer la crise d'une prtendue science marxiste , ou de sa

    philosophie .

    Cest pourquoi, rsumer la crise l'incapacit des thoriciens marxistes clairer le

    cours mme du sicle, expliquer le devenir des socits ''socialistes'', leur nature et leurs

    1 L. Althusser, Marx dans ses limites, in crits philosophiques et politiques, Tome I, Stock/Imec, Paris 1994, p.

    362. 2 A. Tosel, Devenir du marxisme : de la fin du marxisme-lninisme aux milles marxismes, France-Italie 1975-

    1995, in J. Bidet, E. Kouvelakis, (d.) Dictionnaire Marx contemporaine , P.U.F., Paris 2004.3 L. Althusser, Marx dans ses limites, cit., p. 364.

    29

  • structure4, ne peut nos yeux satisfaire aucune comprhension de l'chec, sauf celle qui

    occupe les ''intellectuels post-marxistes'' monnayer quelques ides encore utilisables et

    ravales au got du jour.5

    Nous ne partageons donc pas la tentative d'indiquer l'existence d'un accord thorique

    minimal entre la pluralit des marxismes contemporaines qui porterait sur la possibilit

    thorique (rendue urgente sur le plan pratique par la persistance d'une inhumanit inutile et

    injustifie) d'une analyse du capitalisme mondialis, et de ses formes , dautant plus que cet

    accord ne va jamais sans un accord sur l'esprance historique en une possibilit relle

    d'liminer cet inhumain (qu'il se nomme alination, exploitation, domination,

    assujettissement, manipulation des puissances de la multitude) et de construire des formes

    sociales dtermines expressives de cette puissance ou libert de la multitude.6

    Si ce double accord est ce qui reste du marxisme, il faut reconnatre qu'il demeure

    gravement problmatique, mme lorsque l'analyse post-marxiste prtend se fonder sur un

    travail rigoureux de relecture des concepts essentiels de Marx : sans pouvoir encore

    commenter la pertinence d'une analyse thorique qui concernerait les formes dans lesquelles

    se manifesterait l' inhumanit inutile et injustifie du capitalisme, il suffit de relever que le

    dsir eschatologique qui ressort de l'impulsion motrice d'un principe d'esprance est vou la

    dception. Cest pourquoi notre dfi consistera prcisment se disloquer en de de cette

    impulsion motrice.

    Autrement dit, les positions par lesquelles les marxistes auraient tent de sortir de la

    crise, que Andr Tosel indique dans la possibilit dun maintien du marxisme comme

    rserve d'une utopie critique en attente de jours meilleurs pour une reprise devenue

    inassignable de la thorie , dans la tentative d'un retour Marx et un Marx minimal avec

    l'espoir d'une reconstruction accomplie par greffes d'autres courants de pense , mais aussi

    dans la possibilit qui consiste tout simplement sortir hors du marxisme7, ne font

    qu'aggraver l'chec, car nous croyons qu'un retour Marx n'exclut pas une sortie hors du

    marxisme , et conjointement qu'une tentative de retrouver un Marx minimal peut relever

    la fois d'une stratgie de reconstruction du marxisme tout comme d'une transformation du

    marxisme en autre chose. Nous croyons aussi que garder l'instance politique toujours sous-

    entendue par Marx ne signifie pas pour autant qu'elle doive prendre forme en tant que

    rserve d'une utopie critique .4 A. Tosel, Devenir du marxisme, cit., p. 63.5 F. Laruelle, Introduction au non-marxisme, P.U.F., Paris 2000, p. 13. 6 A. Tosel, Devenir du marxisme, cit., p. 74. 7 Ibid., p. 64.

    30

  • Enfin, mme le retour aux textes de Marx contre leur utilisation marxiste , malgr

    l'indispensable travail philologique rendu aujourd'hui possible par la nouvelle dition des

    uvres de Marx8, risque de se transformer en une comdie idologique si elle demeure une

    reconstruction accomplie par greffes d'autres courants de pense , notamment lorsqu'elle

    devient le mot d'ordre auto-critique de l'ancienne orthodoxie : Que pouvons-nous donc

    aujourdhui retenir de Marx qui soit vraiment essentiel sa pense, et qui na peut-tre (et

    srement) pas toujours t compris ?9 demandait en effet Louis Althusser, alors que comme

    l'a remarqu Michel Henry - le projet explicite de Althusser avait toujours consist en une

    limination de la pense philosophique de Marx au profit des thses dogmatiques du

    matrialisme dialectique.10

    Les possibilits identifies par Andr Tosel ne font donc qu'aggraver l'chec parce

    qu'elles ne le reconnaissent pas en tant que conjoncture. Elle cherchent encore une solution

    la crise, et poursuivent la tche qui consiste la vrifier et la commenter plutt qu'

    reconnatre l'chec comme tel et l'inclure dans l'essence mme du marxisme. Nous avanons

    donc une hypothse, que nous empruntons Franois Laruelle, et qui nous fournira le critre

    pour sortir de apories qui se rencontrent lorsqu'on cherche cerner la nature et la structure de

    l'chec du marxisme : Nous postulons que le marxisme et son chec sont le ''mme'' et

    forment une combinaison irrductible l'un de ses termes.11

    Ce postulat permet alors de saisir la thse de la conjoncture ; il ne s'agit pas pour

    autant d'adhrer au programme que la Non-philosophie met en uvre au sujet du marxisme,

    mais de reconnatre simplement dans son geste la direction qui permet de se frayer un chemin

    parmi les impasses qui ont amen le marxisme se fourvoyer.12

    En effet, si la conjoncture est un concept du marxisme , et si celui-ci est suppos

    avoir chou , alors cette notion connue de conjoncture n'a plus de validit pour juger du

    marxisme. C'est pourquoi il faut poser un nouveau concept de la conjoncture et rectifier

    8 Il s'agit de la monumentale dition scientifique des uvres de Marx et Engels, la Marx/Engels Gesamtausgabe,

    dite MEGA, dont chaque volume est doubl par un volume d'appareil critique. Cf. R. Fineschi, Un nuovo Marx,

    Filolofia e interpretazione dopo la nuova edizione storico-critica (MEGA), Carocci, Roma 2008. 9 L. Althusser, Marx dans ses limites, cit., p. 366.10 M. Henry, Marx I, une philosophie de la ralit, Gallimard, Paris 1976, p. 21. 11 F. Laruelle, Introduction au non-marxisme, cit., p. 17.12 Notre propos n'est pas de donner ici le compte rendu de la Non-philosophie laquelle nous empruntons

    temporairement cette thse, mais plutt de rflchir en marge d'elle, et aussi en dehors d'elle, comme un chemin

    propdeutique mais tout fait indpendant - la comprhension dun non-marxisme venir. Cf. F.

    Laruelle, Principes de la non-philosophie, P.U.F., Paris 1996.

    31

  • celle-ci, y inclure de droit les checs du marxisme comme appartenant l'essence de celui-

    ci.13 Autrement dit, il importe de forger un concept nouveau de la conjoncture : non plus

    comme simple accident ou prsent historique mais comme mode de la pense-monde, [] La

    conjoncture du non-marxisme, c'est, sous une forme restreinte, la combinaison, irrductible

    l'un de ses termes, du marxisme et de son chec ; et sous une autre forme, la combinaison tout

    aussi irrductible l'un de ses termes, du capitalisme et de la philosophie dans le concept de

    capital-monde ou encore de pense-monde dont la fameuse ''histoire'' n'est plus que l'un des

    modes.14

    Nous retiendrons d'abord la thse de la conjoncture sous sa forme restreinte, tandis que,

    sous sa forme largie, elle ne deviendra comprhensible qu'une fois introduite la notion de

    Forme-Capital telle qu'elle est analyse par Marx, de sorte y voir l'uvre, prcisment,

    le capital-monde comme une position du monde au sens de la phnomnologie

    husserlienne, ou ce qui revient au mme - un autre nom de l'Esprit absolu hglien,

    lorsqu'elle se dploie en tant qu'infinit.

    Il n'y a pas de thorie possible de l'chec du Marxisme qui en fasse autre chose

    qu'un accident historique et qui soit capable de son explication si elle n'est pas l'effet d'une

    dcouverte non-marxiste : ce qui signifie pour la Non-philosophie la dcouverte du Rel

    non-matrialiste et de la thorie selon ce Rel, telle que capable de traiter pour son compte la

    thorie marxiste comme un symptme15, alors que pour nous cette dcouverte ne fait

    qu'indiquer la ncessit d'expliciter le dispositif logique sous-entendu par Marx, qui se

    rvle partir d'un traitement de la thorie marxiste comme symptme.

    Arrtons nous cela, sans donc rpter le projet du non-marxisme , mais afin de ne

    retenir que son style, savoir instaurer une pratique non-marxiste du marxisme.16 Il s'agit

    donc de baliser la voie d'accs la conjoncture par ce que l'on doit avant tout reconnaitre

    comme ses symptmes. Dans cette perspective, d'une part, l'ensemble des interprtations

    insparables et antinomiques du marxisme comme science, ou bien comme philosophie, o

    bien comme synthse oscillante et mal assure de deux aspects17 sont le symptme d'une

    originalit logique de la pense de Marx dont il faut encore entirement rendre compte. Et

    d'autre part, le matrialisme et la contradiction des ses variantes dialectique et historique, sont

    le symptme d'une spcificit ontologique de la pense de Marx qui n'a toujours pas t

    13 Ibid., p. 8. 14 Ibid., p. 18. 15 Ibid., p. 20. 16 Ibid., p. 7. 17 Ibid., p. 9.

    32

  • comprise.18

    Pour saisir la conjoncture il faudra alors tenter, d'abord, danalyser le symptme qui se

    rvle partir d'une prtendue conomie marxiste , et montrer que cela ne se produit que

    parce qu'on cherche faire fonctionner Das Kapital comme un trait d'conomie politique.

    Lorsqu'on reconnat que le capital est la totalit , la conjoncture signifie alors que

    l'conomie et le capital sont le mme, et donc que l'conomie marxiste et son chec ne

    peuvent qu'aller ensemble.

    Pour saisir la conjoncture il faudra ensuite partir du symptme qui se montre lorsque le

    marxisme, lorsqu'il interprte le matrialisme de Marx, te le dploiement de la science

    relle qu'il s'agit encore pleinement de mettre jour chez Marx. Il faudra alors montrer que

    la pense du jeune Marx porte en elle l'nigme d'un dpassement de la mtaphysique

    moderne, et quelle le fait en se constituant comme une forme indite de matrialisme

    ontologique.

    2. Les thories de la valeur

    Commenons donc par montrer que l'conomie politique, en tant que domaine dans

    lequel Marx cherche s'installer pour en faire une critique radicale, est d'abord un savoir

    autonome avec sa propre histoire thorique. L'effort qu'il faut faire ne consiste pas seulement

    isoler le rle de Marx dans cette histoire, ce que le marxisme n'a pas cess de faire en vue

    d'laborer une prtendue conomie marxiste , mais consiste plutt reconnatre que les

    tentatives de rendre formellement cohrent un tel savoir spcifique n'ont fait qu'expulser ses

    fondements philosophiques. Cela nous amnera reconnatre la fin de l'conomie politique,

    en tant que savoir toujours fond sur une thorie de la valeur, et l'apparition d'une science des

    prix en tant que comptabilit sociale du capital. Dans cette perspective, le parcours critique de

    l'conomiste italien Claudio Napoleoni nous fournira un prcieux support afin de nous reprer

    l'intrieur du chemin que nous essayerons d'entreprendre l'intrieur de l'histoire de la

    pense conomique d'abord, et ensuite dans l'analyse des lieux marxiens capables de rvler la

    conjoncture.

    Si l'on admet que la thorie de la valeur nest pas une partie de la science

    conomique, mais que cest le principe partir duquel toute la science se droule19, alors l'on 18 Par exemple le marxisme n'a t valu et test que sur l'argument de son passage l'acte ou au rel de

    l'histoire et de la socit. Mais peut-tre y a-t-il un chec plus profond qui relve d'une illusion transcendantale

    dont il est la sanction plutt que d'une ralisation avorte. Ibid., p. 17. 19 C. Napoleoni, Valore, Isedi, Milan 1976 ; Iuculano Editore, Pavia 1994, p. 7.

    33

  • dispose d'un critre pour exposer l'histoire de la pense conomique. Autrement dit, il faut

    assumer que la thorie de la valeur soit le cur de l'conomie politique pour pouvoir

    reconnatre les diffrents courants thoriques qui se sont dvelopps l'intrieur de ce savoir.

    Afin de donner un aperu des deux thories de la valeur qui se sont confrontes dans l'histoire

    de la pense conomique, il sera invitable de partir de la contribution d'Adam Smith. Son

    apport dcisif consiste avant tout mettre l'accent sur le problme de la richesse, savoir que

    dans un systme conomique existe un surplus, une sorte d'excs de valeur par rapport sa

    pure auto-reproduction, et que cela demande tre expliqu. Or, c'est prcisment une thorie

    de la valeur qui peut fournir cette explication, et en l'occurrence l'ide qu' l'origine de la

    valeur des marchandises il y a toujours du travail. Chez Smith la thorie selon laquelle la

    valeur d'une marchandise se constitue partir du travail contenu en elle, c'est--dire

    partir de la quantit de travail ncessaire sa production, s'ajoute une autre thorie, selon

    laquelle la valeur d'une marchandise se constitue partir de la quantit de travail dont cette

    marchandise peut disposer [can command] dans l'change. Or, c'est principalement cette

    ambivalence dans la thorie de la valeur de Smith qui a gnr deux lignes opposes dans

    l'histoire de la pense conomique : d'une part la ligne dite classique qui insiste sur la

    ncessit de considrer la valeur en tant que travail contenu dans la marchandise, et

    d'autre part, la ligne noclassique qui cherche reformuler la thorie de la valeur partir

    d'un autre principe que le travail, savoir l'utilit d'une marchandise dans l'change.

    David Ricardo, inaugure la ligne de la thorie de la valeur-travail partir de la

    ncessit pour l'conomie politique d'expliquer la rpartition de la richesse entre les classes, et

    non seulement l'origine du surplus comme chez Smith ; c'est pourquoi sa thorie de la valeur,

    fonde sur le travail contenu, cherche expliquer les valeurs d'change du systme

    conomique et se rsout en une thorie des prix. Mais les difficults implicites dans la

    tentative de Ricardo, qui d'ailleurs se reproduisent exactement chez Marx, donnent lieu alors

    une rflexion qui abandonne le travail comme fondement de la thorie de la valeur.

    Chez Smith et chez Ricardo le concept de travail, bien que de manire tout fait

    diffrente, joue un rle fondamental, car chez Smith il est employ pour construire une thorie

    du dveloppement de la richesse, et chez Ricardo pour remplir de contenu le concept de cot

    de production, essentiel une thorie de la valeur d'change. En revanche, chez Malthus

    d'abord, mais en suite chez Say et Senior, commence se dvelopper l'ide que le fondement

    de la valeur n'est dtermin que par le jeu de la demande et de l'offre d'une certaine

    marchandise. Or, la rupture dfinitive avec la thorie de la valeur-travail ne s'tablit que

    lorsque le concept d'utilit d'une marchandise devient la dtermination exclusive et spcifique

    34

  • de la valeur. Grce Jevons, Menger et Walras, s'accomplit donc la rvolution

    marginaliste ou noclassique, qui formalise la philosophie utilitariste de Bentham, pour en

    dduire le comportement de maximisation de l'utilit propre chaque individu. La valeur est

    ainsi confine la subjectivit de chaque acteur du processus conomique, alors que chez les

    classiques, y compris Smith et Marx, la valeur est toujours un phnomne qui caractrise la

    circularit du systme conomique : c'est l un dislocation dcisive du plan sur lequel se

    constituent les diffrentes thories, c'est--dire qu'on peut y reconnatre exactement le lieu, en

    quelque sorte mtaphysique, o l'on dcide des hypothses de l'conomie politique.

    Ce bref aperu de l'histoire des thories de la valeur permet d'y reconnatre un virage

    essentiel : il s'agit du fait que si chez les classiques l'conomie est encore comprise partir de

    la circulation du surplus entre les classes, avec tout ce qu'il en dcoule en terme de rpartition

    des revenus, en revanche chez les noclassiques ce problme est rsolu d'avance, car chaque

    individu n'est rmunr que par sa productivit marginale la cration du surplus. Ce rsultat

    n'a pas seulement des consquences que l'on pourrait nommer politiques, mais se reflte aussi

    sur un plan thorique : la question de la valeur commence perdre son rle spcifique dans

    l'conomie politique, parce qu'elle n'a plus pour fonction de rendre compte de l'origine et de la

    rpartition de la richesse, mais de garantir les conditions formelles de l'quilibre dans un

    systme de prix. Or, luvre de Pietro Sraffa vient bouleverser radicalement ce cadre

    historique, parce que son apparition dans l'horizon de l'conomie politique en reprsente

    prcisment lachvement.

    3. Production des marchandises par des marchandises

    Linterprtation que lconomiste italien Claudio Napoleoni a donn de Production des

    marchandises par des marchandises de Piero Sraffa20 est une interprtation trs radicale, en

    dsaccord la fois avec les apologistes de lconomiste de Cambridge et ses adversaires

    noclassiques, et elle a ses racines dans une vision de lconomie politique en tant que savoir

    critique qui cherche souligner toujours les questions philosophiques lies la thorie et qui

    se veut constamment pousse par une instance politique inpuisable.21

    Ce qu'il faut remarquer en premier lieu c'est la faon dont Pietro Sraffa se place dans la

    tradition classique de l'histoire de la pense conomique, qui dcoule de la parfaite circularit

    20 P. Sraffa, Produzione di merci a mezzo di merci, Einaudi, Turin 1960 ; tr. fr. par S. Latouche : P. Sraffa,

    Production des marchandises par des marchandises, Dunod, Paris 1970.21 Cf. A. Trevini Bellini, Claudio Napoleoni e la tendenza fondamentale del nostro tempo, CESMEP, Torino

    2004. En franais, cf. A. Corsani, Claudio Napoleoni, un conomiste et philosophe marxiste, in Cahiers

    dconomie politique , n. 33, 1998.

    35

  • de son modle, et se dploie travers le rle qu'y joue le surplus ; et pourtant le fait que

    limage du processus conomique fond sur le concept de surplus est prsente chez les

    classiques dune faon logiquement insoutenable mais historiquement significative, alors que,

    chez Sraffa, elle est prsente dune faon logiquement rigoureuse mais historiquement

    muette , tait pour Claudio Napoleoni un des traits fondamentaux du contexte thorique dans

    lequel parut en 1961 Production des marchandises par des marchandises.22 Une solution

    comme celle de Sraffa devait donc tre interprte comme une rupture par rapport la

    structure marxienne - qui se veut classique - plutt que comme un prolongement.

    Tachons alors de rentrer un peu dans les dtails de l'ouvrage, malgr leur niveau

    d'abstraction, en faisant donc trs attention au langage spcifique de la thorie conomique

    classique, dont nous avons pourtant dj donn un aperu. Selon Claudio Napoleoni, ce quon

    prsuppose dans le modle de Sraffa est une configuration productive donne - c'est--dire,

    un systme d'quations algbriques qui reprsentent les contributions que chaque branche du

    systme productif fournit l'ensemble du processus conomique, sans y inclure la demande

    de biens -, travers laquelle on peut dfinir un produit net ou un surplus en termes

    physiocratiques et ricardiens. L'enjeu thorique de Sraffa consiste vouloir dmontrer que si

    on spare la dtermination des prix du problme gnral de lquilibre on fait une opration

    doue de sens, car les prix sont galement dterminables.23

    En effet, lopration accomplie par Sraffa consiste en une reprise de la thorie

    ricardienne dans sa dfinition du surplus, mais en abandonnant la prtention de lier la

    formation des prix aux quantits de travail objectives dans les marchandises. Il limine par

    consquent tout raisonnement circulaire, grce la dtermination simultane du taux de profit

    et des prix.

    22 C. Napoleoni, Il pensiero economico del 900, Einaudi, Torino 1963, p. 201. 23 Pour fournir un bref aperu de sa dmarche scientifique, il suffit de souligner que dans le modle de Sraffa,

    un certain moment de la rflexion, le travail est mis en vidence, mais en le distinguant des moyens de

    production, de telle sorte que le salaire devient un apport au produit net . Il faut ajouter que, pour obtenir cela,

    il est essentiel de considrer le salaire comme pay post-factum. De cette faon, le travail nest plus le prix dune

    ressource originelle de la production, et le systme dispose dun degr de libert, cest--dire quil nest pas

    possible de dterminer les variables inconnues si une des variables de la rpartition nest pas assume comme

    donne. Ainsi la rpartition du produit net nest plus dtermine dans le modle, mais devient un problme

    exogne au modle lui-mme. En parcourant les tapes qui permettent de construire la marchandise-talon, il est

    donc possible de montrer comment Sraffa obtient une relation linaire entre le salaire et le taux de profit dans un

    systme-talon. Mais, lorsque le salaire et les prix sont mesurs en termes de produit net-talon, cest--dire en

    termes de revenu national du systme-talon, une telle linarit est valable aussi pour le systme concret, qui ne

    se diffrencie de ce dernier que par les proportions o se trouvent les quations fondamentales.

    36

  • En particulier, selon Claudio Napoleoni, la sraffienne rduction des quantits dates

    de travail peut tre utilise comme une critique la thorie de la valeur-travail, bien que

    Sraffa nexplicite que la critique la thorie du capital de Bohm-bawerk. partir de

    lquation de rduction utilise par Sraffa, il apparat en effet clairement que le prix dune

    marchandise ne dpend pas seulement de la quantit de travail contenu en elle-mme, mais

    dpend aussi de la distribution du travail entre travail direct et indirect : donc, sil y a une

    variation de la rpartition, les raisons dchange entre les marchandises varient, mme si les

    quantits de travail contenu dans les marchandises ne changent pas.24

    Il est alors possible daffirmer que le systme de Sraffa constitue la premire thorie

    des prix qui est formule totalement en dehors dune thorie de la valeur, ou au moins des

    deux thories de la valeur qui ont t prsentes dans lhistoire de la pens conomique.25 De

    cette faon, la possibilit dlaborer une thorie conomique fonde svanouit. Il surgit, en

    effet, une fracture dfinitive entre lanalyse scientifique et la dimension philosophique, au

    sens o le modle de Sraffa ne renvoie plus aucune position philosophique ; simplement, il

    sadapte la ralit du capital pour en expliquer le pur fonctionnement.

    4. La science conomique

    Ds le dbut du sicle, en effet, Gustav Cassel avait pos le problme de se librer de la

    mtaphysique qui, dans les deux traditions thoriques, cherchait dans la valeur un fondement

    spar des prix.26 Donc Sraffa ne ferait que raliser lobjectif de Cassel, en mme temps que la

    rigoureuse formulation de la thorie de lquilibre conomique gnral accomplie par

    Debreu.27 Ce dernier, travers lassomption explicite de la mthode axiomatique, obtient aussi

    des rsultats amenant une parfaite identit conceptuelle, o la valeur est annule dans le

    prix.28 Voil pourquoi partir de Gustav Cassel, la fois Sraffa et Debreu, cherchent

    construire une thorie conomique non fonde, cest--dire quelle ne ncessite pas un

    fondement en dehors delle-mme.2924 Pour la preuve algbrique de cela, cf. E. Klimovsky, Technique et salaires: limites de linterprtation

    classique de la thorie de la valeur de Marx, in Cahiers dconomie politique , n. 32, 1998.25 C. Napoleoni, Valore, cit., p. 177.26 Cf. F. Ranchetti, Dal lavoro allutilit. Critica delleconomia politica classica, in G. Lunghini (d.), Valori e

    prezzi, Utet, Torino, 1993, p. 159, Note 59.27 G. Debreu, Thorie de la valeur, (1959), tr. fr. par J.-M. Comar et J. Quintard, Dumond, Paris 1984.28 F. Ranchetti, Lavoro e scarsit. Sul rapporto tra economia politiaca e filosofia nel pensiero di Claudio

    Napoleoni, in Il pensiero economico italiano , n. 1, 1993, p. 195 ; cf. aussi F. Ranchetti, Dal lavoro allutilit,

    cit., pp. 157-160.29 F. Ranchetti, Lavoro e scarsit, cit., p. 196.

    37

  • Par consquence lide quavec Sraffa serait dfinitivement rsolu le problme dune

    stable mesure de la valeur comme fondement des prix relatifs - qui selon Claudio Napoleoni

    prend forme comme suppression et non pas comme solution de la question de la valeur -

    reprsente sans quivoque le terme final de toute lhistoire de lconomie politique, en tant

    que science fonde justement sur la dcision par rapport au problme de la valeur : si l'on

    reconnat que la proposition thorique de Sraffa saffranchit de tout prsuppos non-

    empirique, ou purement mtaphysique, pour obtenir une pleine cohrence formelle, l'on est

    contraint de reconnatre en mme temps la fin de l'conomie politique.

    Autrement dit, si dans toute lhistoire de lconomie politique on a tent d'tablir un

    rapport de rciprocit entre les prix et la rpartition du revenu, travers la thorie de la valeur,

    alors avec Sraffa une telle rciprocit vient manquer, puisque les prix peuvent tre

    dtermins indpendamment par nimporte quelle rfrence la valeur, tandis que la

    rpartition du revenu devient un problme exogne au modle. Lindtermination

    dcouverte par Sraffa montre alors dfinitivement que si l'on veut rester rigoureusement

    lintrieur dun savoir scientifique, il faut faire abstraction non seulement de tout prsuppos

    philosophique mais aussi de la rciprocit entre les prix et la rpartition, et donc de tout

    prsuppos en quelque sorte politique.30

    Cette condition particulire oblige rflchir sur le rle de Sraffa en un sens plus prcis

    encore : ce qui dlimite et dfinit le champ objectif de la science conomique en constitue

    aussi sa limite cognitive, et, aprs Sraffa et Debreu, la science conomique est oblige de sen

    tenir aux noncs vrifiables dune economics.31 En dfinitive lconomie politique

    rduite une science des prix deviendrait une pure comptabilit sociale : elle fonctionnerait

    donc comme science des choses qui ignorent leur propre origine, une science o la relation

    moyens-fins serait le reflet de son activit, et o, inversement, toute lconomie politique

    30 Giorgio Lunghini affirme que propositions thoriques et propositions politiques ne peuvent pas coexister

    dans un systme, dont on aurait sauve la rigueur, que lalgbre seule peut obtenir : en ce sens Production des

    marchandises accompli une opration comparable celle du Tractatus de Wittgenstein, cest--dire Sraffa

    ncrit que les choses qui peuvent tre crites en montrant jusquo peut arriver la thorie et en traant une

    limite dfinitive aux propositions mtaphysiques. G. Lunghini, Teoria economica ed economia politica: note

    su Sraffa, in G. Lunghini (d.), Produzione, capitale e distribuzione, Isedi, Milan 1975. Antonio Covi est du

    mme avis lorsquil soutient que de mme que lopration accomplie dans le Tractatus de Wittgenstein, dans

    Production des marchandises la dfinition rigoureuse dun univers conomique dicible montre ce sur quoi il faut

    se taire parce quimpossible dire scientifiquement. A. Covi, Lordine dei discorsi economici: Napoleoni su

    Keynes e Sraffa, in Rivista internazionale di scienze economiche e commerciali , n. 4-5, 1989.31 C. Napoleoni, Critica ai critici, in La Rivista Trimestrale, n. s., 1986, n. 4 ; ensuite in C. Napoleoni, Dalla

    scienza allutopia, G. L. Vaccarino (d.), Bollati Boringhieri, Torino 1992, p. 217.

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  • serait lacte de prendre en compte cette relation dans une comptabilit.32

    Ces rsultats reprsentent donc la fois le point d'arrive de l'conomie politique, et le

    point de dpart dun nouveau discours qui ne soit plus une tentative de fondation de la science

    conomique, mais qui renvoie donc une recherche qui en dpasse les frontires. Cela veut

    dire que si, avec Sraffa, lconomie politique sachve, finit, il est alors possible, dune part,

    de continuer oprer dans le cadre que l'economics lui assigne, et que dautre part, un

    discours autour delle peut enfin sarticuler. Il suffit de souligner que lorsque leconomics

    postule qu'il faut minimiser les cots pour maximiser les profits , on peut facilement en

    dduire qu'elle ne pourrait mme pas se constituer si elle nincluait pas dans ses modles le

    travail de lhomme en tant que ngativit minimiser. Mme dans les modles noricardiens,

    bien quon ne retrouve pas la mme finalisation du procs productif, le problme se reproduit,

    puisque dans leurs quations de production le travail est remplac par des quantits

    correspondantes de bien-salaire. En ce sens seulement, dans la mesure o le travail entre dans

    le calcul de l'conomie comme un paramtre mesurable, de la mme manire que n'importe

    quel autre matriel, la science conomique est une science criminelle.

    Le problme qui se pose alors concerne le statut que l'on peut encore assigner au travail,

    et cela oblige ncessairement rflchir au sujet de l'emploi que fait Marx de la thorie de la

    valeur pour fonder son savoir conomique.

    5. Totalit du capital

    La symtrie entre la position de Sraffa et les deux traditions de l'histoire de la pense

    conomique, consiste accepter positivement laspect central, la fois de la thorie

    classique, cest--dire la production comme processus circulaire, et de la thorie noclassique,

    savoir la possibilit, seulement implicite chez Sraffa, de reprsenter la rpartition comme

    tant gouverne par une loi objective immanente au march.33 Le concept de la production

    comme processus circulaire34 signifie alors que le capital est la tot