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 Université Lumière Lyon 2 Ecole doctorale : Sciences sociales Mondes et dynamique des sociétés (MODYS - UMR 5264) Sociologie de la carrière des objets techniques : le cas du camion dans le transfert de techniques entre la France et la Chine par Clément RUFFIER Thèse de doctorat de sociologie et anthropologie sous la direction de Jean-Claude RABIER présentée et soutenue publiquement le 2 juillet 2008 Composition du jury : Bernard GANNE, directeur de recherche au CNRS  Jean-Claude RABIER, profes seur à l’université Lyon 2 Anne-Marie JOLLY-DESODT, professeure à l’Ecole Nationale Supérieure des Arts et Industries Textiles Dominique VINCK, professeur à l'université Grenoble 2 ZHENG Lihua, professeur à la Guangdong University of Foreign Studies

Thèse Ruffier Historique de (Injection haute pression)

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  • Universit Lumire Lyon 2

    Ecole doctorale : Sciences sociales

    Mondes et dynamique des socits (MODYS - UMR 5264)

    Sociologie de la carrire des objets techniques :

    le cas du camion dans le transfert de techniques entre la France et la Chine

    par Clment RUFFIER

    Thse de doctorat de sociologie et anthropologie

    sous la direction de Jean-Claude RABIER

    prsente et soutenue publiquement le 2 juillet 2008

    Composition du jury :

    Bernard GANNE, directeur de recherche au CNRS

    Jean-Claude RABIER, professeur luniversit Lyon 2

    Anne-Marie JOLLY-DESODT, professeure lEcole Nationale Suprieure des Arts et Industries Textiles

    Dominique VINCK, professeur l'universit Grenoble 2

    ZHENG Lihua, professeur la Guangdong University of Foreign Studies

  • Contrat de diffusion

    Ce document est diffus sous le contrat Creative Commons Paternit pas dutilisation

    commerciale - pas de modification : vous tes libre de le reproduire, le distribuer et le

    communiquer au public condition de mentionner le nom de son auteur et de ne pas le

    modifier, le transformer, ladater ou lutiliser des fins commerciales.

  • 3

    Cette recherche doctorale a t soutenue par le Conseil Rgional Rhne-Alpes et Renault Trucks

  • 4

    Merci toutes les personnes qui mont accord leur confiance et un peu de leur temps en acceptant de me

    recevoir pour un entretien ou au cours de leur pratique professionnelle, parfois malgr leur mconnaissance

    de la sociologie et la barrire de la langue.

    Merci lensemble des membres du MODYS, et particulirement Max Banens, Philippe Bernoux, Jean-

    Pierre Bonafe-Schmitt, Estelle Bonnet, Philippe Charrier, Beat Collet, Michelle Dupr, Jean-Hugues

    Dchaux, Bernard Ganne, Dietrich Hoss, Bruno Milly, Batrice Maurines, Jean-Claude Rabier, Jean-Claude

    Robert, Emmanuelle Santelli, et Daniel Villavicencio pour leur sympathie, leurs commentaires et leur

    soutien.

    Parmi les membres du MODYS, je dois galement une grande gratitude aux doctorants, Herv Cazeneuve,

    Cline Costechareire, Lionel Durand, Jrme Gervais et Cdric Verbeck qui ont amplement contribu ma

    rflexion par de longues discussions et de nombreux conseils aussi bien pratiques que sociologiques. Merci

    galement aux membres de lERT dont lensemble des membres a particip llaboration de ma rflexion

    par leurs remarques et par la dynamique collective du groupe

    Merci la rgion Rhne-Alpes qui a soutenu cette recherche. Merci RENAULT TRUCKS pour son soutien

    financier et laccs au terrain. Merci, plus particulirement, Emmanuel Levacher et Mikael Williams dont

    la connaissance de la Chine et du secteur automobile a permis des avances cruciales dans cette recherche.

    Merci aux quipes de DONGFENG LIMITED qui ont accept de me recevoir. Merci Shi Chao, Wang

    Zhan, LI Qingzun et Wang Jia qui ont t, plus que des traducteurs, les intermdiaires ayant permis

    dacqurir une comprhension beaucoup plus fine de la Chine. Merci galement ZHAN Zhun dont lamiti

    et la bonne humeur ma permis de comprendre les enjeux du monde des chauffeurs chinois.

    Merci Jean-Claude Rabier pour sa disponibilit, sa patience et ses conseils concernant aussi bien le travail

    de terrain, son analyse ou les thories sociologiques qui ont permis de dpasser les voies sans issue dans

    lesquelles je mtais engag. Tout au long de ces trois annes, il a su tre le garant de la qualit scientifique de mon travail tout en me laissant dvelopper mon point de vue personnel.

    Merci, enfin, mes relecteurs, Fabienne, Mylne et Cdric. Merci ma famille et mes amis pour leur

    soutien dans les moments de doute. Merci infiniment Claire pour les nombreuses relectures des

    nombreuses versions de mes nombreux crits, pour ses listes et pour son soutien de tous les instants.

    Une thse est souvent dcrite comme un travail solitaire mais grce vous tous jai limpression de ne jamais

    avoir t aussi bien entour !

  • 5

    Sommaire

    TOME I

    Sommaire...................................................................................................................... 5

    PREMIERE PARTIE. Lobjet technique comme objet de recherche................. 15 Premier Chapitre: Un tat de lart : une ou plusieurs sociologies des techniques ? ......................18

    A. Technique, technologie et objet : Rduire la polysmie des termes .....................................19 1. De lobjet en soi lobjet au monde ..................................................................................19 2. Sens large et sens restreint : deux approches sociologiques du terme technique ..............20 3. Technologie : technique moderne ou savoir technique ?...................................................21 4. Conclusion : lobjet technique comme technique matrielle au monde ............................22

    B. Un tat de lart : la pluralit des approches sociologiques de la technique...........................23 1. La premire approche du lien entre technique et socit : le dterminisme technologique................................................................................................................................................25 2. La deuxime approche du lien entre technique et socit : la co-influence, premire critique du dterminisme technologique ................................................................................37 3. La troisime approche : le constructivisme social, deuxime critique du dterminisme technologique .........................................................................................................................55 4. La quatrime approche : la co-construction, volution du constructivisme social ............69

    C. Une typologie des thories sur la technique : entre lhermneutique et le positivisme ........83 D. Conclusion : de ltat de lart la problmatique, co-construction ou co-influence ?..........86

    Deuxime Chapitre: Mthodologie, de la problmatique la dmarche de recherche..................87

    A. Justification du choix du terrain et originalit de la dmarche de recherche ........................88 1. Ltude dun objet technique .........................................................................................88 2. pendant toute sa carrire ...........................................................................................89 3. au travers dun cas de transfert de technologie.........................................................96 4. dans le secteur du camion. ............................................................................................97

    B. Principes mthodologiques : allers-retours et comparaison internationale ...........................99 1. Larticulation des diffrents niveaux de la recherche ........................................................99 2. Les spcificits de la comparaison internationale..............................................................99

    C. Le droulement de la recherche...........................................................................................102 1. La phase exploratoire .......................................................................................................102 2. La phase intermdiaire .....................................................................................................108 3. La phase de recherche ......................................................................................................111 4. La phase danalyse ...........................................................................................................115

    D. Problmes transversaux : la comparativit des donnes et lchantillonnage.....................116 1. La question de la comparaison des donnes issues de terrains diffrents........................116 2. La question de lchantillonnage .....................................................................................119

    Troisime Chapitre: De la problmatique la thse, construction des outils thoriques ............124

    A. Les rponses thoriques possibles la problmatique........................................................124

  • 6

    1. Concilier les deux courants : hermneutique et positivisme............................................125 2. Concilier les rsultats : deux statuts pour un mme objet technique ? ............................129

    B. Les outils thoriques permettant de rpondre la problmatique.......................................136 1. Redfinition des concepts opratoires..............................................................................136 2. La construction dun modle danalyse ...........................................................................145

    C. Conclusion de la premire partie : le processus de construction de la thse.......................151 TOME II DEUXIEME PARTIE. Interrelations entre les formes de lobjet technique

    pendant la carriere du moteur dci 11 .................................................................... 155 Premier Chapitre: Linnovation du moteur dCi 11 et les boucles dinterrelations entre les formes de lobjet technique......................................................................................................................156

    A. Prsentation des moteurs.....................................................................................................157 1. Le moteur et la chane cinmatique .................................................................................157 2. Le moteur dCi 11 .............................................................................................................165

    B. Linnovation du moteur dCi 11 en France ..........................................................................167 1. Contexte de linnovation en France .................................................................................167 2. Interrelations entre les formes de lobjet technique durant linnovation du moteur dCi 11 en France ..............................................................................................................................178

    C. Linnovation du moteur dCi 11 en Chine............................................................................224 1. Contexte de linnovation en Chine...................................................................................224 2. Interrelations entre les formes de lobjet technique durant linnovation du moteur dCi 11 en Chine ...............................................................................................................................234

    D. Concepts transversaux : la carrire de lobjet technique pendant linnovation ..................265 1. Diffrences et similarits entre la France et la Chine ......................................................265 2. Gnralisation sur la carrire de lobjet technique pendant linnovation : les boucles dinteractions entre les formes de lobjet.............................................................................270

    Deuxime Chapitre: La fabrication du moteur dCi 11 : la matrialisation, lobjet physique comme finalit de laction technique........................................................................................................274

    A. La fabrication du moteur dCi 11 en France ........................................................................276 1. Contexte de la fabrication en France................................................................................276 2. Interrelations entre les formes de lobjet technique durant la fabrication du moteur dCi 11 en France ..............................................................................................................................288

    B. La fabrication du moteur dCi 11 en Chine ..........................................................................332 1. Contexte de la fabrication en Chine.................................................................................332 2. Interrelations entre les formes de lobjet technique durant la fabrication du moteur dCi 11 en Chine ...............................................................................................................................341

    C. Concepts transversaux : la carrire de lobjet technique pendant la fabrication .................368 1. Diffrences et similarits entre la France et la Chine ......................................................368 2. Gnralisation sur la carrire de lobjet technique pendant la fabrication : la matrialisation de lobjet physique ......................................................................................372

    Troisime Chapitre: La vente du moteur dCi 11 : construction des objets intermdiaires et rinvention de lobjet technique ?................................................................................................375

    A. La vente du moteur dCi 11 en France .................................................................................377 1. Contexte de la vente : le march des vhicules commerciaux en France ........................377

  • 7

    2. Interrelations entre les formes de lobjet technique durant la vente du moteur dCi 11 en France...................................................................................................................................390 3. Conclusion : traduction unilatrale et ngociation ...............................................408

    B. La vente du moteur dCi 11 en Chine...................................................................................410 1. Contexte de la vente : le march des vhicules commerciaux en Chine..........................410 2. Interrelations entre les formes de lobjet technique durant la vente du moteur dCi 11 en Chine ....................................................................................................................................424 3. Conclusion : la discussion et les changements introduits par le moteur dCi 11 dans le processus de vente................................................................................................................440

    C. Concepts transversaux : la carrire de lobjet technique pendant la vente..........................442 1. Diffrences et similarits entre la France et la Chine ......................................................442 2. Gnralisation sur la carrire de lobjet technique pendant la vente : traduction des objets intermdiaires.......................................................................................................................444

    TOME III

    Quatrime Chapitre: La maintenance et la rparation du moteur dCi 11 : les corrections apportes lobjet technique........................................................................................................................447

    A. La maintenance et la rparation du moteur dCi 11 en France.............................................449 1. Contexte de la maintenance et la rparation en France....................................................449 2. Interrelations entre les formes de lobjet technique durant la maintenance et la rparation du moteur dCi 11 en France.................................................................................................452 3. Conclusion : imposition dune traduction unilatrale par le constructeur et les rsistances des transporteurs ................................................................................................474

    B. La maintenance et la rparation du moteur dCi 11 en Chine ..............................................477 1. Contexte de la maintenance et la rparation en Chine .....................................................477 2. Interrelations entre les formes de lobjet technique durant la maintenance et la rparation du moteur dCi 11 en Chine ..................................................................................................483 3. Conclusion : entre la ngociation et la discussion des objets intermdiaires.......498

    C. Concepts transversaux : la carrire de lobjet technique pendant la maintenance et la rparation .................................................................................................................................500

    Cinquime Chapitre: Lutilisation du moteur dCi 11, les deux idaux-types de la construction de reprsentations .............................................................................................................................505

    A. Lutilisation du moteur dCi 11 en Chine.............................................................................507 1. Contexte de lutilisation en Chine....................................................................................507 2. Interrelations entre les formes de lobjet technique durant lutilisation du moteur dCi 11 en Chine ...............................................................................................................................521

    B. Lutilisation du moteur dCi 11 en France ...........................................................................553 1. Contexte de lutilisation en France ..................................................................................553 2. Interrelations entre les formes de lobjet technique durant lutilisation du moteur dCi 11 en France ..............................................................................................................................569

    C. Concepts transversaux : la carrire de lobjet technique pendant lutilisation....................601 1. Diffrences et similarits entre la France et la Chine ......................................................601 2. Gnralisation sur la carrire de lobjet technique pendant lutilisation : construction des reprsentations .....................................................................................................................604

    Sixime Chapitre: Configuration de lensemble de la carrire de lobjet technique ...................607

    A. De lobjet matriel aux reprsentations de lobjet : les deux faces des prises ....................608 B. Des reprsentations de l'objet lobjet intermdiaire : traduction et trahison ....................612

  • 8

    C. De lobjet intermdiaire lobjet matriel : la matrialisation et les trois rles de lobjet technique ..................................................................................................................................616 D. Co-construction et co-influence ..........................................................................................620

    Conclusion ................................................................................................................ 622

    Table des matires ................................................................................................... 645

    Annexes..................................................................................................................... 656

  • 9

    La sociologie sest peu intresse aux objets techniques malgr leur place dans nos socits

    que lon qualifie souvent de matrialistes . Lun des fondateurs de la sociologie du travail, G.

    Friedmann, dcrit linstauration dune civilisation technicienne 1. Nos socits sont marques par la

    multiplication des objets techniques dans notre quotidien : qui pourrait aujourdhui imaginer vivre

    sans ces derniers ? A titre dexemple, il est rvlateur de compter le nombre de ces objets que lon

    utilise pour crire une thse : un bureau, une chaise, un stylo, du papier, un ordinateur

    Or, la sociologie semble majoritairement ignorer les objets techniques. Comme le montre B.

    Latour2, il semble impossible de donner une place aux objets dans la sociologie en raison du

    dcoupage du monde opr par les sciences exprimentales, entre une part objective, le monde

    physique des objets, et une part subjective, le social, quil semble impossible de rapprocher. Ainsi,

    pour B. Latour : A cause de cette coupure, les objets ne peuvent faire irruption dans le monde social sans

    le dnaturer. La socit ne peut envahir la science sans la corrompre 3.

    Parler du poids des objets dans laction nest donc pas possible sans introduire de la subjectivit

    dans lobjectivit et va contre la volont scientifique de cette discipline. Le seul moyen pour que la

    sociologie accorde une place aux objets est, dans sa construction comme une science, de faire en

    sorte dobjectiver lensemble de son champ dtude, c'est--dire selon la clbre formule de E.

    Durkheim de considrer les faits sociaux comme des choses 4.

    Le travail de B. Latour a permis de mettre en lumire une des lacunes de la sociologie mais il ne

    semble pas quil rsolve le problme. Il propose de remettre en cause le dcoupage classique entre

    humains et non-humains et de traiter les objets comme des hommes en leur accordant une place

    dans la construction des rseaux sociotechniques . Si une grande part de la sociologie ignore le

    rle des objets, la sociologie de linnovation lexagre. Quand elle sintresse aux objets, la

    1 FRIEDMANN G., Les problmes du machinisme industriel, Gallimard, Paris, 1946. 2 LATOUR B., Une sociologie sans objet : remarque sur linter objectivit , Sociologie du Travail, Paris, 4/94. 3 LATOUR B., op. cit., 1994, p. 598. 4 DURKHEIM E., Les rgles de la mthode en sociologie, PUF, Paris, 1963, p. 15.

  • 10

    sociologie semble donc tre prise dans un dilemme : soit dans le premier cas, elle donne aux

    hommes le statut dobjets agis, soit dans le second, elle donne aux objets le statut dhommes.

    Le but de ce travail est de construire un modle danalyse capable de rendre compte de la

    participation des objets techniques dans laction. Celle-ci doit-elle tre dcrite comme la volont

    de lobjet technique dans un rseau compos indistinctement dhumains et de non-humains ? A

    linverse, cette participation est-elle lie une spcificit du domaine technique, une ontologie des

    objets matriels ?

    La construction dun sujet de thse intgre toujours une part de contingence. Le choix de notre cas

    dtude, de lobjet technique que nous avons tudi, a t le rsultat du partenariat tabli entre notre

    quipe de recherche (ERT 1031 quipe de recherche technologique Transfert des techniques et des

    organisations) et un constructeur automobile, Renault Trucks. En effet, cette entreprise tait en train

    dtablir une coopration avec un groupe chinois, Dongfeng Limited, et souhaitait travailler avec

    des sociologues pour mieux apprhender les diffrences culturelles dans les modes de

    fonctionnement. Le choix du moteur dCi 11 et de manire plus large de lindustrie du camion et du

    transport a donc t une question dopportunit. Lintrt du moteur et des vhicules industriels est

    quils passent du statut de rsultat de laction technique celui doutil. Ils permettent ainsi

    dinterroger la place de lobjet dans lactivit professionnelle sous deux angles.

    Loriginalit de notre approche repose sur la combinaison de deux perspectives analytiques : le

    concept de carrire et la comparaison internationale.

    Le concept de carrire permet de mettre en place une approche diachronique. En sociologie, la

    technique est tudie en diffrenciant deux tapes : linvention et lutilisation. Les recherches

    portent gnralement sur lune de ces deux tapes. Celles centres sur linnovation valuent les

    effets des objets techniques partir des objectifs des concepteurs ou des changements sociaux qui

    se sont produits. A linverse, les tudes de lutilisation des objets techniques tendent assimiler la

    forme de lobjet technique uniquement la volont de ses concepteurs ou une logique purement

    technique. Ces limitations ne permettent pas de rpondre la question du rle de lobjet technique

    dans laction.

    Nous avons choisi de distinguer cinq tapes : linnovation, la fabrication, la vente, la

    maintenance/rparation et lutilisation. Cette sparation a t construite durant notre travail de

    recherche partir des regroupements dacteurs que fdre lobjet technique. Pour chaque tape, il

    sagira de montrer comment ces derniers interagissent avec lobjet technique.

  • 11

    Le choix dun cas de transfert de technique nous a permis dtudier un mme objet technique dans

    deux contextes sociaux diffrents. Ltude de lintroduction dun objet technique dans une socit

    o il nexiste pas (la Chine) en comparaison avec une socit o son utilisation est habituelle (la

    France) permet de mieux reprer les facteurs sociaux influenant les diffrents moments de la

    carrire de lobjet. Par exemple, le processus dadaptation du camion aux mthodes de travail par

    des employs de Dongfeng et des chauffeurs chinois, compar avec les moments de la carrire de

    lobjet dans son pays dorigine, permet de reprer les influences dun objet spcifique ainsi que les

    phnomnes de rappropriation et de rinvention de lobjet.

    Dans une thse en sociologie, la partie thorique intervient souvent aprs la problmatisation pour

    apporter des lments de rponse la question qui a t dfinie a priori. Notre thse, par un souci de

    cumulativit des recherches, possde une architecture spcifique. Nous avons commenc par un tat

    de lart pour dterminer les questions qui restaient ouvertes. Dans la premire partie, le premier

    chapitre est consacr un tat des lieux des manires dont la sociologie interrogeait la technique.

    Les sociologies contemporaines traitant de la technique se divisent en deux courants. Le premier, la

    co-influence, dcrit linteraction entre un domaine technique et un domaine social. Le second, la co-

    construction, refuse le dcoupage en deux domaines spars et insiste sur linterpntration. Ds

    lors, notre question a t de savoir dans quelle mesure les relations entre technique et social sont de

    lordre de la co-construction ou de la co-influence.

    Pour rpondre cette question, nous avons mis en place une mthodologie denqute qui est

    prsente dans le second chapitre. Il sagit des principes que nous avons souhait suivre, les

    diffrentes oprations de recherches que nous avons menes et les problmes que nous avons

    rencontrs.

    A partir de ce travail de terrain et de notre rflexion thorique, nous prsenterons notre modle

    danalyse des interactions entre les objets techniques et le social. Il repose sur lhypothse selon

    laquelle des lments des deux courants peuvent coexister dans la ralit observe. Les interactions

    entre les objets techniques et le social sont des co-constructions et des co-influences. Ces types de

    lien existent en rapport avec les formes de lobjet. Les objets techniques peuvent tre dcomposs

    analytiquement en reprsentations, objets intermdiaires et objets matriels. Aucune de ces formes

    ne peut tre dcrite comme tant plus importante ou plus relle. Les reprsentations de l'objet sont

    sociales et tendent vers la technique. Lobjet intermdiaire, cest--dire les accords qui se

  • 12

    construisent dans un rseau sur la dfinition de lobjet, sont ds leur origine des hybrides

    sociotechniques. Ces deux formes de lobjet technique induisent alors un lien de co-construction

    entre le social et la technique. Lobjet matriel appartient au domaine technique mais tend vers le

    social dont il intgre progressivement des logiques. Il entrane un rapport de co-influence entre un

    domaine technique et un domaine social. Ds lors, nous argumenterons que lobjet technique joue

    un triple rle dans laction. Le premier rle est auto-impos par lacteur au travers de ses

    reprsentations de l'objet. Le second est en lien avec le pouvoir coercitif du groupe ayant constitu

    un objet intermdiaire. Le troisime est li lobjet matriel : en raison de son appartenance au

    domaine physique, celui-ci possde une ontologie propre qui est gnralement dcrite par les

    sciences physiques, chimiques, biologiques

    Dans une seconde partie, nous prsentons comment les trois rles et les trois formes de lobjet sont

    relis. Ils sont distingus analytiquement et la prsentation des cinq tapes de la carrire de lobjet

    technique tudi aura pour but de montrer comment ils interagissent et se combinent.

    Le premier chapitre concerne linnovation du moteur dCi 11 en France et en Chine. Dans les annes

    1990, lobjet technique a t invent en France par Renault Trucks qui sappelait alors Renault

    Vhicules Industriels. La licence de ce moteur a t vendue un constructeur automobile chinois,

    Dongfeng Limited en 2002. Si le groupe chinois na pas ralis linvention du moteur, il a apport

    un nombre important de modifications. Ce sont ces adaptations que nous comparons avec

    linvention en France, en argumentant quil nexiste pas de diffrence de nature entre les deux

    processus, mais seulement dchelle. En effet, dans les deux cas, il sagit de combiner des lments

    techniques connus dans un ensemble cohrent. Il ne se produit, dans aucun des deux cas, une

    invention au sens de cration ex nihilo.

    Cette tape permet de voir comment linteraction gnrale entre objet technique et social prend la

    forme de sries de boucles qui relient les trois formes de lobjet technique. Les reprsentations de

    lobjet quont les membres dun rseau sont traduites dans un hybride sociotechnique qui dfinit les

    caractristiques souhaites pour le futur objet. Cet objet intermdiaire est matrialis dans un objet

    physique. Les caractristiques matrielles de ce dernier sont testes, donnant lieu des nouvelles

    reprsentations de l'objet qui sont leur tour traduites dans des objets intermdiaires. Les tapes

    suivantes permettent daffiner les relations entre les formes de lobjet technique dcrites dans ce

    schma gnral de boucles.

  • 13

    Le deuxime chapitre est consacr la fabrication du moteur. Parmi lensemble des processus

    techniques ncessaires la ralisation du moteur, nous avons concentr notre recherche sur le

    montage pour des raisons de facilit daccs et dintrt de la recherche. En effet, le montage est la

    dernire tape de la fabrication ; il concentre les enjeux des oprations menes auparavant. Nous

    avons compar lensemble des activits techniques ncessaires au montage du moteur en France et

    en Chine.

    La fabrication consiste matrialiser lobjet technique ; cette tape permet dtudier le passage dun

    objet intermdiaire un objet physique. Nous verrons comment lobjet intermdiaire rsultant de

    ltape dinnovation est traduit dans un ensemble de procdures mais galement dans des

    quipements en anticipant les contraintes techniques et selon la perception que les acteurs ont du

    contexte social. Les oprateurs sapproprient cet objet intermdiaire traduit et le modifient partir

    de leurs reprsentations de lobjet matriel fabriqu qui intgrent leurs propres enjeux centrs

    autour de la ncessit de faire avancer la chane.

    Le troisime chapitre concerne la vente du moteur dCi 11. Les moteurs sont rarement vendus seuls,

    aussi, nous avons compar les ventes des camions quips de cet objet technique en France et en

    Chine. Lors de cette tape, il sagit de construire une dfinition dun camion acheter dans un

    rseau qui comprend gnralement un vendeur, un ou plusieurs transporteurs et des chargeurs.

    La vente permet dtudier le passage des reprsentations de l'objet un objet intermdiaire. Le

    processus gnral prend la forme dune traduction. Chaque acteur doit modifier ses reprsentations

    de l'objet pour le prsenter dans un langage recevable par les autres acteurs et crer un consensus.

    Dans le cas des vhicules dCi 11, nous avons distingu trois formes de traduction. Dans la

    traduction unilatrale, un acteur profite quil est le seul matriser les diffrents langages

    ncessaires la construction dun consensus pour imposer sa reprsentation de l'objet. Dans la

    ngociation, un rapport de force prexistant dtermine lacteur qui pourra imposer sa reprsentation

    de l'objet. Enfin, dans le cas dune discussion, les rapports de pouvoir sont contrls et les acteurs

    matrisent les diffrents langages. Ds lors, la situation permet la construction dun consensus

    mlant les diffrentes reprsentations.

    Le quatrime chapitre est consacr la maintenance et la rparation. Il sagit dun ensemble

    doprations quil faut raliser sur lobjet technique pour quil continue de fonctionner tel que cela

    avait t prvu au moment de linnovation. Les oprations considres comme normales relvent de

    la maintenance alors que les oprations anormales appartiennent au domaine de la rparation.

  • 14

    Ces oprations peuvent tre ralises de manire prventive et, dans ce cas, ce sont des

    reprsentations de l'objet qui guident laction technique. Comme dans le cas de la fabrication, ces

    reprsentations de l'objet sont cres partir de lobjet intermdiaire produit pendant linnovation

    mais tendent sen distancier par un processus dessais et derreurs. Les transporteurs testent des

    nouvelles oprations et si le vhicule ne rencontre pas de problme, ils valident leurs modifications.

    Ces oprations peuvent galement tre ralises en raction ce qui est peru comme un problme

    technique. Dans ce cas, des jugements sont construits sur lobjet pour distinguer son

    fonctionnement actuel du fonctionnement normal. Deux reprsentations de l'objet se constituent

    ainsi (fonctionnement actuel et normal) qui sont traduites sous la forme dobjets intermdiaires dans

    un rseau comprenant gnralement lutilisateur du vhicule, son propritaire et un ou plusieurs

    rparateurs. L encore, ce passage peut prendre les trois formes que nous avons dcrites pour

    ltape de la vente.

    Le cinquime chapitre est consacr lutilisation des vhicules quips du moteur dCi 11 en France

    et en Chine. Nous avons distingu deux formes dutilisation : la gestion logistique de la flotte par

    une entreprise de transport et lusage dun camion par son chauffeur.

    Lutilisation permet daffiner notre comprhension de la construction des reprsentations de l'objet

    qui guident laction technique. Cette recherche nous a permis de construire deux types de

    lutilisation des objets techniques selon que la reprsentation de l'objet est construite ou non partir

    dun objet matriel. Le premier se caractrise gnralement par une volont de rationaliser laction

    technique. Ds lors, cest moins lobjet matriel qui est pris en compte que lensemble des objets

    dun mme type ou le contexte technique. On associe une situation dfinie a priori une action

    technique indpendamment des spcificits de lobjet matriel. Le second type se traduit par le fait

    que la reprsentation est construite partir dun lobjet matriel. Ds lors, pour lutilisateur, il nest

    plus question de prvoir une action technique mais dadapter son comportement aux spcificits de

    lobjet matriel.

    Enfin, le sixime chapitre opre la synthse des apports des chapitres prcdents en prsentant le

    modle gnral des interactions entre les formes de lobjet technique pendant sa carrire. Il sagit

    alors de rpondre la problmatique pour montrer de quelle manire la technique et le social

    interagissent (approche de la co-influence) et sentremlent (approche de la co-construction) tour

    tour.

  • 15

    PREMIERE PARTIE. LOBJET

    TECHNIQUE COMME OBJET DE

    RECHERCHE

  • 16

    Notre recherche a dbut par la constitution dun tat de lart de la technique en sociologie pour

    apprhender les questions qui restaient ouvertes dans ce champ de recherche. Aprs cet tat des

    lieux, nous avons choisi une de ces questions et notre travail a consist y apporter une rponse. En

    effet, on peut prsenter les sociologies contemporaines qui traitent de la technique autour dun dbat

    qui oppose les partisans dune co-construction et ceux dune co-influence entre technique et socit.

    A partir de notre travail de terrain et de notre rflexion thorique, nous en sommes venu formuler

    une hypothse : des lments de ces deux courants peuvent coexister dans la ralit observe. Notre

    travail visera construire un modle permettant den rendre compte en combinant les apports des

    sociologues issus de ces deux courants.

    J.C. Rabier propose de distinguer cinq niveaux dans une enqute sociologique, du plus thorique au

    plus concret. Le premier niveau correspond lapproche thorique du sujet. Il sagit de faire un

    point sur la manire dont la question est traite en sociologie. Le deuxime niveau est

    loprationnalisation de la problmatique. Il ne sagit pas encore de relier lanalyse thorique au

    terrain mais de crer une tape intermdiaire qui montre lintrt pratique de la problmatique. Il

    faut formuler la thse centrale du travail de recherche et les hypothses quil sagira de valider ou

    dinfirmer. Le troisime niveau concerne le choix de concepts oprationnels, cest--dire des outils

    qui serviront lanalyse et qui permettront de rendre compte des phnomnes observs. Le

    quatrime niveau consiste dans le choix dun cas concret, ici, ltude des transferts de techniques.

    Enfin, le cinquime niveau correspond au terrain lui-mme, dans notre recherche, le cas du transfert

    du moteur dCi 11 entre Renault Trucks et Dongfeng Limited.

    Au dbut de notre travail de thse, nous avons avanc en parallle les niveaux un et cinq de manire

    assez indpendante. Il sagissait dun ct de faire ltat de lart, cest--dire le point sur la manire

    dont les objets techniques avaient t abords en sociologie. De lautre ct, il sagissait de mettre

    en place une enqute exploratoire pour viter dimposer une problmatique au terrain. Au fur et

    mesure que nous avancions dans notre travail, nous avons essay de relier ces deux niveaux en

    travaillant dabord sur les niveaux deux et quatre puis sur le niveau trois. La prsentation que nous

    ferons dans cette thse ne reprendra pas lordre dans lequel nous avons approch ces diffrentes

    tapes qui sont toutes le fruit de nombreux allers-retours. Dans cette prsentation, nous

    distinguerons donc les niveaux par souci de clart mais dans le travail de recherche, ils ont t

    fortement entremls.

    Dans un premier chapitre, nous prsenterons dans un premier temps un tat de lart de la question

    de la technique en sociologie. Dans un second temps, nous construirons une typologie des courants

  • 17

    ayant trait de la question des techniques qui nous permettra dexposer dans une deuxime partie

    quelles sont les questions laisses ouvertes. Enfin, dans un troisime temps, nous prsenterons la

    question que nous avons dcide de traiter et qui constitue notre problmatique.

    Dans un deuxime chapitre, nous aborderons notre mthodologie. Nous justifierons, tout dabord, le

    choix de notre terrain vis--vis de notre problmatique. Dans un second temps, nous prsenterons

    les principes qui ont guids notre dmarche. Dans un troisime temps, nous exposerons la mthode

    utilise pour conduire notre recherche en pratique. Enfin, en conclusion, nous reviendrons sur les

    problmes transversaux lensemble de nos terrains que nous avons rencontrs.

    Le troisime chapitre sera consacr lexpos de la construction de notre thse. Dans un premier

    temps, nous prsenterons alors les rponses possibles notre problmatique qui constituent nos

    hypothses. Finalement, dans un second temps, nous justifierons le choix de la thse retenue.

  • 18

    Premier Chapitre: Un tat de lart : une

    ou plusieurs sociologies des

    techniques ?

    Dans cette partie, nous prsenterons un tat de lart des manires dont la technique est prise en

    compte en sociologie. Il sagit de savoir quelles sont les questions non rsolues dans ce domaine

    pour constituer la problmatique de notre thse. Pour cela, dans un premier temps, il est ncessaire

    de faire un dtour par la dfinition5 des termes technique , objet technique et technologie .

    Dans un second temps, nous prsenterons une organisation des diffrents travaux ayant influenc la

    manire dont la sociologie prend en compte la technique. Dans un troisime temps, nous

    organiserons les diffrentes thories prsentes sous la forme dune typologie dapproches qui nous

    permettra, dans un dernier temps, de construire une problmatique.

    5 Ces dfinitions, ainsi que celles de tous les concepts que nous avons utiliss pour cette thse, peuvent tre retrouves

    dans le lexique sociotechnique en Annexe 3.

  • 19

    A. Technique, technologie et objet : Rduire

    la polysmie des termes

    La multiplication des termes pour dsigner la technique, qui sont souvent utiliss comme des

    quivalents (techniques, technologies, objets et objets techniques) montre limportance de cette

    question dans nos socits contemporaines. Cependant, cette augmentation laisse le sociologue face

    un flou concernant les dfinitions.

    1. De lobjet en soi lobjet au monde

    Pour dfinir un terme, il est possible de procder en distinguant ses multiples sens. Usuellement,

    lobjet peut tre la fois une chose, une personne ou une finalit. Gnralement, il est dfini en

    opposition au sujet. Ainsi, pour R. Descartes, lobjet est une chose concrte en dehors des tres

    pensants.

    J. Monod6 distingue les objets naturels et les objets artificiels ou artefacts. Lobjet naturel relve de

    la nature, cest--dire quil existe ltat brut. Les artefacts sont le produit de lactivit dun tre

    vivant. Ils requirent donc un art de faire et sont singulariss par lintervention intentionnelle de

    lhomme. Pour Monod, les artefacts peuvent tre immatriels , lorsque leur technicit nest pas

    permanente ou matriels dans le cas contraire. Il prend comme exemple dartefacts immatriels

    les cratures artificielles dont la technicit disparat aussitt quelles ont t cres parce quelles

    deviennent des tres vivants. Nanmoins, aujourdhui, les termes matriel et immatriel

    peuvent prter confusion. Quand il utilise la notion dobjet immatriel , Monod ne dsigne pas

    les objets techniques virtuels , comme les programmes informatiques. Au sens de Monod, les

    objets techniques virtuels sont des artefacts matriels . Enfin, les artefacts matriels peuvent

    tre soit des objets au monde , soit des objets en soi . Les objets au monde sont crs avec une

    fonction spcifique alors que les objets en soi sont crs pour exister en tant que tels, sans quils

    participent un projet impliquant des humains ou dautres objets. Un objet au cours de son histoire

    peut tre objet en soi puis objet au monde ou linverse (par exemples les objets techniques rutiliss

    dans des uvres dart) et peut tre compos de dimensions uniquement lies son utilit et dautres

    dtaches de sa fonction. La diffrence entre objet en soi et au monde repose sur laspect de 6 MONOD J., Le hasard et la ncessit, Le Seuil, 1970.

  • 20

    lobjet que lon met en avant. Ainsi, pour lobjet au monde, cest la finalit qui est mise en avant et

    donc sa technicit. J. Monod permet de mieux comprendre la diversit des ralits qui sont

    regroupes derrire le terme dobjet et nous rutiliserons son apport lorsque nous dfinirons, en

    conclusion de cette partie, la manire dont nous entendons utiliser les termes.

    2. Sens large et sens restreint : deux

    approches sociologiques du terme technique

    De mme, le terme technique est polysmique et lutilisation du terme technique renvoie

    principalement deux aspects. Tout dabord, la technique peut tre immatrielle : cest alors un

    moyen ncessaire la ralisation dune activit. Cette acception, appele sens large , correspond

    une mthode, un savoir-faire. Cette technique est un moyen ncessaire la ralisation dune

    activit. Mais la technique peut galement tre matrielle : il sagit dans ce cas du produit de

    lingnierie, c'est--dire le rsultat de la technique immatrielle au sens large. Ce deuxime sens est

    dit restreint .

    Selon J. Guillerme 7 , le terme technique vient lorigine de techne en grec, cest--dire :

    exercice gnral dun mtier ou plus prcisment : la production ou le faire efficace adquat en

    gnral, la manire de faire corrlative une telle production, la facult qui le permet, le savoir-faire productif

    relatif une occupation et le savoir en gnral donc la mthode, la manire et la faon de faire efficace 8. Le

    terme quivalent en latin est ars qui signifie les procdures de fabrications qui ont un sens

    mthodique. Cette acception se retrouve galement chez J. Bekman qui veut fonder une nouvelle

    science, la technologie, en 1777, en publiant Instruction pour la technologie ou la connaissance

    des mtiers, des fabriques et des manufactures . Au XIXe, avec le dveloppement du machinisme,

    apparat le deuxime sens du mot technique en tant quobjet. Ce deuxime sens se dveloppe

    partir dune reprsentation de la technique comme application de la science. Avec la diffusion

    des objets, ce deuxime sens va devenir courant mme si le premier sens persiste.

    Ce dualisme se retrouve en sociologie dans laquelle la notion de technique a t employe pour

    dsigner des ralits diffrentes. Elle peut prendre un sens large comme ce fut le cas dans luvre

    de M. Weber, pour qui la technique dune activit est la somme des moyens ncessaires son

    7 GUILLERME J., technologie , Encyclopaedia Universalis, vol.15, 1973, pp 820-823. 8 GUILLERME J., op. cit., 1973, p. 820.

  • 21

    exercice , ce par quoi il entend toute habilit acquise dans une activit systmatiquement apprise et

    rationnellement applique 9. Mais la technique est galement utilise au sens restreint de produit de

    lingnierie. Dans la sociologie du travail, elle prend le sens de lensemble des procds bien

    identifis destins produire un rsultat. La technique regroupe alors des procds mais galement

    les machines, lorganisation physique de la production et certains aspects sociaux tels que la

    division du travail et son organisation. J.C. Rabier 10 nomme cette acception de la technique

    technique de production , ce qui se rfre aux objets physiques et lensemble des procds

    strictement lis la production.

    La manire dont le terme technique a t utilis est marque par lopposition entre une

    acception matrielle et immatrielle. Nous proposons donc de maintenir la distinction entre le sens

    large et le sens restreint car le fait que les concepts soient univoques est une des conditions de la

    scientificit dune thse. En conclusion, nous emploierons le terme objet technique pour

    dsigner le sens restreint du terme technique , cest--dire une chose tant le produit d'une

    activit ou encore un objet artificiel, matriel et au monde selon la distinction tablie par Monod.

    Lobjet technique ou technique matrielle sera ainsi distingu de la technique immatrielle ou

    manire de faire.

    3. Technologie : technique moderne ou

    savoir technique ?

    Les termes technique et technologie sont souvent penss comme interchangeables et,

    aujourdhui, on utilise souvent technologie lorsque lon devrait dire technique. Dans le sens courant,

    le mot technologie est souvent employ comme un quivalent de technique moderne alors

    que la technique renvoie lancien.

    Mais le terme technologie a avant tout le sens dtude des techniques : la technologie est une forme

    de connaissance. La technologie est la science des techniques et non une forme scientifique

    particulire de la technique. Cest dans ce dernier sens que ce mot a notamment t utilis par les

    premiers sociologues et anthropologues stant intresss la technique. La confusion vient en

    partie du fait quil nexiste quun seul terme en anglais pour ces deux ralits : technology .

    9 WEBER M., Economie et socit, T.1, Ed. Pocket, Paris, 2003, p. 104 in RABIER J.C., Changements techniques et changements sociaux : le cas de lindustrie textile, Thse pour le doctorat s Lettres et Sciences Humaines, Lille, Avril 1992, p. 97. 10 RABIER J.C., Introduction la Sociologie du travail, Edition Erasme, Nanterre, 1989.

  • 22

    4. Conclusion : lobjet technique comme

    technique matrielle au monde

    Dans ce travail, nous utiliserons donc le terme dobjet technique pour se rfrer au sens restreint du

    terme technique . Il sagit dun objet artificiel, matriel et au monde selon la distinction tablie

    par Monod. Ce terme sera oppos la technique immatrielle cest--dire comme manire de faire.

    Enfin, la technologie rfrera la connaissance des techniques.

  • 23

    B. Un tat de lart : la pluralit des

    approches sociologiques de la technique

    Dans cette premire partie, nous ferons une prsentation chronologique des diffrents travaux

    existant en sociologie concernant les techniques. Notre recherche porte sur lobjet technique et non

    la technique en gnrale. Cependant, le second terme est peru comme englobant le premier aussi

    les thories sociologiques que nous prsenterons dans cette partie intgrent aussi bien lun ou lautre

    des deux termes.

    Cet tat de lart na pas la prtention de faire la recension de tous les travaux autour de la question

    des techniques. Nous nous sommes concentr sur les ouvrages de sociologie traitant de la technique.

    Nanmoins, nous avons t amen citer dautres disciplines (lhistoire, la philosophie,

    lanthropologie et lconomie) lorsquelles ont influenc les travaux des sociologues cits. De plus,

    nous navons pas cherch rendre compte de lensemble des thories des auteurs mais seulement

    des aspects qui nous ont sembl les plus pertinents au regard de notre thmatique de recherche.

    Dans cette partie, nous distinguerons des courants, des approches et des thories sociologiques pour

    classer les travaux concernant la technique. Sans vouloir attribuer un sens dfinitif ces termes,

    nous nous proposons de dfinir le sens dans lequel ils seront employs dans cette prsentation. Les

    courants constitueront le niveau pistmologique de la classification. Nous distinguerons

    principalement deux courants : le positivisme et lhermneutique. Les approches sont la base

    dune classification des travaux mens par les sociologues sur la question de la technique. Ce

    niveau repose sur le travail de D. Vinck11. A partir de son travail, nous distinguerons quatre

    approches : le dterminisme technologique, le constructivisme social, la co-construction et la co-

    influence. Nous appellerons thories les constructions thoriques des chercheurs visant rendre

    compte de la ralit observe. Dans cette partie, nous classerons les diffrentes thories construites

    sur la technique en approche et montrerons que ces dernires se distinguent par les courants dans

    lesquels elles sinscrivent.

    Nous verrons tout d'abord le cadre conceptuel qui a domin la formation de la pense

    technologique : le dterminisme technologique qui prne la dtermination des socits par la

    11 VINCK D., Sociologie des sciences, Armand Colin, Paris, 1995.

  • 24

    technique. Aprs cette premire priode dinterrogation du lien entre objets techniques et socit qui

    est marque par le cadre dune sociologie dinspiration marxiste, la question de la technique va

    perdre sa place prpondrante dans lanalyse sociologique. Dans les annes 1970, on assiste un

    retour de lintrt pour cette question au travers de deux approches qui se construisent en opposition

    aux thories dveloppes pendant la premire priode. Dans les deuxime et troisime chapitres,

    nous prsenterons les thories sinscrivant dans ces approches du lien entre objets techniques et

    socits. La prsentation ne sera plus alors chronologique puisque ces dernires se sont dveloppes

    paralllement partir de deux branches spares de la sociologie. Nous prsenterons

    successivement ces deux approches.

    Une premire nouvelle approche dbute avec la relecture de luvre marxiste partir des annes

    1950. Aprs le regain dintrt pour la question technique, cette deuxime interprtation entranera

    une relecture du lien entre technique et socit dans les analyses sociologiques du travail, en

    insistant sur les interactions entre techniques et socits.

    La deuxime nouvelle approche est base sur le programme fort de David Bloor et de

    luniversit dEdimbourg qui prne ltude de la science comme une activit sociale normale

    dans les annes 1970. Certains chercheurs vont alors tendre les conclusions du programme fort

    la technique, crant ainsi une nouvelle approche de la technique en sociologie. Cette approche ne

    se dmarque pas seulement de la tradition marxiste en mettant en cause le caractre unidirectionnel

    du lien entre technique et socit, elle propose galement une vision concurrente du type de lien

    entre technique et socit et une autre chelle dtude. En effet, ces chercheurs insistent sur la

    ncessit dtudier lactivit technique en train dtre ralise et ils sintressent principalement au

    niveau micro-social.

  • 25

    1. La premire approche du lien entre

    technique et socit : le dterminisme

    technologique

    1.1. Le dterminisme technologique simple :

    unilatralit du lien entre technique et socit

    La reprsentation qui a t dominante lors de la formation dun savoir sur les techniques repose sur

    une approche nomme dterminisme technologique. Selon cette approche, les objets techniques

    sont indpendants de la socit, c'est--dire que l'volution technique (que l'on nomme alors le

    progrs technique ) n'est pas influence par le contexte social dans lequel elle se produit.

    Nanmoins, toujours selon ce courant, les objets techniques ont des influences sur la socit, ce qui

    signifie que l'volution technique joue un rle dans les changements sociaux.

    Dans les sociologies franaises et anglo-saxonnes, le dterminisme technologique a jou le rle de

    cadre conceptuel pour les thories du lien entre technique et socit. Nanmoins, peu de thories

    sont une simple application des principes du dterminisme technologique car peu de sociologues

    reconnaissent lindpendance de la technique vis--vis du social. La principale application de cette

    approche est celle de J. Ellul12 au travers des applications sociologiques des travaux philosophiques

    dHeidegger. Il montre le puissant dterminisme interne lobjet technique : toute la socit en est

    dduite car les techniques forment un systme, cest--dire quelles se combinent entre elles. Elles

    ont donc une influence sur elles-mmes et sur la socit de manire globale.

    Ce cadre thorique voudrait galement que lon puisse dduire logiquement litinraire suivi par

    lvolution des techniques. Il existe principalement deux thories sur cet aspect. La plus courante

    dcrit la technique comme une application de la science, son dveloppement rpond alors des

    critres objectifs et logiques. Plus rcemment, une deuxime thorie a vu le jour. Elle repose sur

    une sorte de darwinisme conomique des techniques selon lequel les mcanismes du march

    jouent le rle de contrainte et exercent une pression sur les techniques concurrentes aboutissant la

    slection des techniques plus aptes, cest--dire les plus comptitives, car les entreprises ayant fait

    12 ELLUL J., Le systme technicien, Calman-Lvy, Paris, 1977.

  • 26

    le bon choix technique sont avantages sur le march. Ds lors, seuls les objets techniques les plus

    efficaces survivent.

    Les thories proposant un dterminisme technologique sont aujourdhui largement contestes mais

    pour les comprendre, il est ncessaire de les replacer dans leur contexte. Elles furent mises en place

    pour sopposer aux thories prexistantes. Tout dabord, le dterminisme technologique soppose au

    mythe de linventeur gnial, en montrant que le progrs technique est invitable, ce qui explique le

    dveloppement simultan de techniques quivalentes en des lieux diffrents. Cette conception

    soppose galement aux thories prsentant lobjet technique comme un outil neutre. Le

    dterminisme technologique semploie montrer les effets des techniques sur lorganisation sociale

    afin de prouver que la technique nest pas quun simple outil. Cest lopposition ces thories qui

    explique laspect extrme des propositions du dterminisme technologique. Nous retiendrons de

    cette approche que la technique a une influence sur la socit et que son dveloppement est li une

    logique interne. Nanmoins, nous montrerons par la suite que le lien qui relie ces deux domaines

    nest pas unilatral et que cette logique interne nest pas suffisante pour expliquer lvolution

    technique.

    Peu de sociologues ont construit des modles danalyse relevant dun dterminisme technologique

    simple. Nanmoins, le terme fut largement associ toutes les thories qui dcrivent une

    dtermination de lhistoire par lvolution technique. Cest notamment le cas de la sociologie du

    travail inspire des travaux de K. Marx. Cette branche de la sociologie a peu formalis le lien entre

    objet technique et socit en tant que tel. En effet, les sociologues du travail sintressent avant tout

    aux machines. Les objets techniques sont toujours les outils du travail. Pour eux, il sagit de savoir

    dans quelle mesure lorganisation du travail dcoule des systmes techniques disponibles. Bien que

    la plupart des thories issues de la sociologie du travail dcrivent une interaction entre la technique

    et le social, elles ont t taxes de dterminisme technologique en raison de leur insistance sur

    linfluence primordiale que joue lvolution technique sur les conditions de travail.

  • 27

    1.2. La premire lecture du lien entre technique et

    socit chez K. Marx

    La sociologie du travail sinterroge sur le changement face la technique en raison de l'influence de

    K. Marx, qui considre que le rle des intellectuels est d'tre au service de lhomme au travail. La

    sociologie du travail tudie surtout les influences des objets techniques sur le travail et a un point de

    vue plus dterministe. Ces analyses qui insistent sur linfluence des objets techniques sur le social

    correspondent une priode spcifique dindustrialisation rapide qui est vcue comme la

    dgradation de la qualification des ouvriers. Lobjet technique est pos comme un fait et comme le

    cadre structurant du travail mais K. Marx reste ambigu sur la question des causes du

    dveloppement technique. Du fait de cette ambigut, il existe deux lectures opposes du rapport

    entre objets techniques et socit dans luvre de K. Marx.

    La premire lecture situe K. Marx dans le courant du dterministe technologique. Elle est base sur

    la prsentation du concept de dialectique matrialiste et sur lanalyse du changement social. La

    seconde lecture refuse dassocier K. Marx et le dterminisme technologique. Elle se base sur Le

    Capital et lanalyse des rapports domination de classe par le mcanisme de cration de la plus-

    value.

    La premire lecture du rapport entre technique et social chez K. Marx est base sur son analyse du

    changement social. Sa reprsentation de ce changement est fonde sur lide que les divers lments

    de la socit forment un tout cohrent, simbriquent les uns les autres et que leur combinaison

    obissent une logique dominante 13 . Cette logique dominante est dicte par les modes de

    production matrielle. Ainsi pour K. Marx :

    En acqurant de nouvelles forces productives les hommes changent leur mode de production, et en changeant le mode de production, la manire de gagner leur vie, ils changent tous leurs rapports sociaux. Le moulin bras vous donnera la socit avec le suzerain ; le moulin vapeur, la socit avec le capitaliste industriel14 .

    Il sagit dun dterminisme technologique puisquune technique entrane de faon mcanique les

    rapports sociaux. K. Marx reprend le concept de la dialectique dans la philosophie dHegel en

    lui reconnaissant sa capacit reprsenter la totalit du monde comme un processus de changement

    incessant et dcouvrir le sens cach de lhistoire derrire les apparences. Nanmoins, K. Marx se

    13 BERNOUX P., Sociologie du changement, dans les entreprises et les organisations, seuil, Paris, 2004. 14 MARX K., uvres, 1, La pliade, 1965, p. 79.

  • 28

    distingue de ce dernier en prsentant une dialectique matrialiste . Quand, pour Hegel, ce sont

    les ides qui sont le moteur de l'histoire, pour K. Marx, les ides sont le produit des modes de

    production matrielle. Le mode de production se dfinit lui-mme par deux lments : les forces

    productives (les rapports des hommes leurs environnements cest--dire les moyens techniques

    quils dveloppent pour produire) et les rapports de production (les rapports sociaux mis en place

    entre les hommes pour produire notamment les rapports de classe). Cette dialectique matrialiste

    repose sur un dterminisme technologique puisque de manire gnrale, l'tat des forces

    productives dtermine celui des rapports de production puis la socit. En effet, les modes de

    production dterminent les superstructures d'une socit : institutions et idologies. Cette premire

    lecture du rapport entre objets techniques et socit dans luvre de K. Marx est rsume dans sa

    clbre prface de La critique de l'conomie politique :

    Dans la production sociale de leur existence, les hommes entrent en des rapports dtermins, ncessaires, indpendants de leur volont, rapports de production qui correspondent un degr de dveloppement dtermin de leurs forces productives matrielles. L'ensemble de ces rapports de production constitue la structure conomique de la socit, la base concrte sur laquelle s'lve une superstructure juridique et politique et laquelle correspondent des formes de conscience sociales dtermines. Le mode de production de la vie matrielle conditionne le processus de vie social, politique et intellectuel en gnral []15

    Le changement social intervient donc lorsque les forces productives matrielles, en voluant,

    entrent en contradiction avec les rapports de production et les superstructures dune socit. Cette

    contradiction empche alors les forces productives dvoluer ce qui peut entraner un changement

    social. La question est alors de savoir ce qui provoque le changement technique. La rponse du

    dterministe technologique est gnralement le progrs scientifique. Dans sa thorie sur le

    changement social, K. Marx ne dveloppera pas plus cet aspect, laissant la porte ouverte toutes les

    interprtations.

    Nous verrons tout dabord comment la sociologie, en sinspirant de la premire lecture de luvre

    de K. Marx, a dvelopp des thories proches du dterminisme technologique puis dans un second

    temps comment la deuxime lecture de luvre de K. Marx a permis un renouveau des approches. Il

    sagissait de montrer que, dans certains textes, K. Marx dpasse lapproche dterministe

    technologique en montrant les interactions entre les techniques et les socits, sans donner plus

    dinfluence sur le droulement de lhistoire lun ou lautre de ces deux termes.

    15 MARX K., Contribution la critique de l'conomie politique, 1859, "les classiques des sciences sociales",

    http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html, p. 20.

  • 29

    1.3. Les thories du lien entre technique et socit

    inspires de K. Marx : les interactions entre technique

    et socit sous domination de la technique

    La premire lecture du lien entre technique et socit chez K. Marx a eu une forte influence. Toutes

    les thories qui se sont dveloppes dans ce cadre ont une mme approche du lien entre technique et

    socit. Elles dcrivent les interactions entre ces deux ensembles et insistent sur linfluence majeure

    de la technique qui leur permet de relire lhistoire en fonction de lvolution technique. Les thories

    que nous prsenterons ici nappartiennent donc pas un dterminisme technologique simple

    mais ont t assimiles cette approche en raison de leur tendance faire dpendre lhistoire du

    progrs technique.

    La premire lecture des travaux de K. Marx a eu beaucoup dinfluence sur les sociologues du travail

    franais. Ces derniers sattachent la prciser notamment en interrogeant les modalits de

    linfluence des rapports de sociaux de production sur le dveloppement technique.

    G. Simondon prsente un modle danalyse de lobjet ayant une approche semblable la premire

    lecture de luvre de K. Marx. Il est le premier formaliser la question du lien entre technique et

    social et utilise pour cela le cadre thorique de lanalyse systmique. Enfin, nous verrons ensuite les

    thories actuelles qui se rfrent la technique sous la forme dun dterminisme technologique.

    1.3.1. Le lien entre technique et socit dans la sociologie du travail

    Selon M. Maurice16, dans le annes 1950 et 1960, la technique est interroge dans la continuit des

    travaux de K. Marx, en terme de progrs technique et dvolutions du travail .

    La premire lecture de luvre de K. Marx sera notamment dveloppe par les fondateurs de la

    sociologie du travail franaise G. Friedmann et P. Naville17. Ces auteurs insistent sur les effets des

    techniques sur la division et le processus du travail, en montrant comment le travailleur tait

    progressivement alin . Bien quils sopposent au dterminisme technologique simple et

    16 MAURICE M., La question du changement technique et la sociologie du travail , dans DE COSTER M.,

    PICHAULT F., Trait de sociologie du travail, De Boeck Universit, 1994. 17 FRIEDMANN G., NAVILLE P., Trait de sociologie du travail, Armand Colin, Paris, 1970.

  • 30

    insistent sur le rle du patronat dans les changements techniques, ils proposent des modles

    danalyse de lvolution du travail quils relient lvolution technique.

    G. Friedmann18, dans son analyse des milieux techniques qui remplacent peu peu les milieux

    naturels, observe les transformations des modes de sentir et de penser dans une civilisation

    technicienne . Son ouvrage de rfrence, Les problmes du machinisme industriel traduit les enjeux

    de lpoque : la technique pour ou contre lhomme ?

    G. Friedmann sinscrit dans une perspective marxiste et il tudie les effets du progrs technique sur

    lvolution du travail. Pour M. Maurice, la diffrence de K. Marx, il nglige lanalyse du systme

    conomique, ce qui donne limpression quil considre la technique comme le moteur de lhistoire.

    G. Friedmann voit dans la dialectique interne du progrs technique deux tendances : un clatement

    progressif des anciens mtiers tandis que le perfectionnement des machines entrane lapparition de

    nouveaux mtiers qualifis qui pourrait laisser prsager une nouvelle qualit du travail humain

    terme. Cependant, comme il distingue les potentialits dune technique et les conditions socio-

    conomiques de son utilisation, il est plus sensible aux dgts du progrs technique quaux espoirs

    dune libration de lhomme par lautomatisation. Dans les travaux de G. Friedmann, il nest donc

    pas question de dterminisme technique simple car il considre que les objets techniques laissent

    diffrentes possibilits : face la disparition des anciens mtiers, on peut soit remplacer les anciens

    professionnels, soit les former et en faire des nouveaux oprateurs techniques polyvalents. Ces

    travaux reposent sur une reprsentation du travail humain base sur lartisanat : ds lors

    lautomatisation est vue comme une dshumanisation plus quune dqualification. Cest ce qui

    explique les ambiguts de son travail dans lequel il tudie les perspectives que la spcialisation des

    tches offre lhumanisation du travail en considrant que les mtiers nouveaux devaient contribuer

    r-humaniser le travail parcellaire.

    P. Naville19 critique lapproche de la technique de G. Friedmann en soulignant la dissociation

    croissante entre lactivit de la machine (transformation du produit) et lactivit de lhomme (charg

    du fonctionnement de la machine) dans le dveloppement des processus automatiques. Les

    problmes de la qualification et de lvolution de lemploi ne peuvent tre analyss comme la

    consquence lune de lautre : il faut intgrer dans lanalyse les conditions conomiques dans

    lesquelles sinscrit ce rapport. Il refuse donc de considrer une potentielle requalification du travail

    18 FRIEDMANN G., op. cit., 1946. 19 NAVILLE P., Lautomation et le travail humain, Centre national de la recherche scientifique, 1961.

  • 31

    mme sil reconnat que lautomatisation semble exiger une coopration qui parat contradictoire

    avec la structure hirarchique de lentreprise.

    En quelque sorte G. Friedmann pense que les consquences des objets techniques sur la

    qualification sont potentiellement positives mais que les conditions sociales de leur utilisation

    entranent une dqualification. Pour P. Naville, la technique nest pas sparable de lconomie, elle

    a t cre comme un rassemblement des outils de travail et non pour permettre une quelconque

    requalification. Ces deux thories se distinguent donc par le niveau de dterminisme quelles

    attribuent la technique. Pour G. Friedmann, les objets techniques ont des consquences sociales

    incertaines. Leur influence est donc en dfinitive lie aux conditions sociales de leur utilisation.

    Pour P. Naville, les consquences sociales des objets techniques sont, avant tout, dues la situation

    conomique de leur invention, c'est dire ce pour quoi elles ont t cres.

    Le dterminisme technologique simple permettait dexpliquer la logique interne du dveloppement

    technique et des influences de la technique sur le social. Ces deux auteurs permettent de nuancer et

    de prciser cette approche de la technique. G. Friedmann met en lumire une premire limite du

    dterminisme technologique simple : lutilisation des machines nest pas dtermine par la

    technique et il existe une marge de manuvre expliquant quune mme technique puisse entraner

    une dqualification ou au contraire une requalification. P. Naville pointe une autre limite du

    dterminisme technologique simple : les techniques sont cres dans un but et ce dernier est li aux

    conditions sociales et conomiques.

    Dans les annes 1960, selon M. Maurice20 , on constate une volution de la manire dont la

    sociologie du travail traite le rapport entre technique et travail autour des notions dattitudes au

    travail et de conscience ouvrire. Il montre que la question se dplace vers une tude de la

    rsistance ouvrire face au changement technique. Ce mouvement correspond un dplacement de

    la demande qui craint que ces rsistances ne soient un frein au progrs mais les sociologues

    semparent du sujet diffremment. Ainsi, A. Touraine21, dans ses premiers travaux, tudie les

    modifications de la classe ouvrire conscutives aux changements techniques, notamment en ce qui

    concerne la rpartition des professions et des qualifications en prenant en compte les critiques ayant

    t adresses au dterminisme technologique.

    Il dcrit les rapports contradictoires entre deux systmes, professionnel et technique, dans un

    schma en trois phases qui allie diffremment social et technique. La phase A est le rgne du travail

    20 MAURICE M., op. cit., 1994. 21 TOURAINE A., Lvolution du travail ouvrier aux usines Renault, CNRS, Paris, 1955.

  • 32

    professionnel caractris par un travail complet effectu par des outils simples et polyvalents. La

    phase B est marque par la dcomposition des tches o lhomme devient le servant de la machine.

    Dans la phase C, il dcrit lintroduction de la machine automatique qui dveloppe lautonomie de la

    machine vis--vis de lhomme. Ce dernier trouve une nouvelle cohrence dans les fonctions de

    contrle et dentretien. Ces trois phases ne sont pas lies par une volution linaire et la phase

    intermdiaire est analyse comme la rencontre de deux logiques : le travail de srie et la chane.

    Le passage du systme professionnel au systme technique est une sorte darrachement du travail

    ses dterminants techniques tandis que saccrot sa valorisation sociale. Plus les forme modernes de

    technique se dveloppent, moins le mode dorganisation est dtermin par la nature technologique

    du travail au bnfice de lensemble de lorientation de la socit. Ainsi, dans la dernire phase, le

    travail possde pour les travailleurs un sens dpendant entirement de conditions sociales. Comme

    P. Naville, il dcrit la dissociation croissante entre le systme technique et lintervention de

    lhomme mais il va plus loin en montrant les consquences sur la conscience ouvrire qui est de

    plus en plus oriente vers la direction et loigne de lexcution. Pour lui, ces changements

    permettent la valorisation sociale du travail dont il admet la relativit : le travail de louvrier nayant

    alors aucun sens professionnel, il tire toute sa signification de lensemble social dans lequel il se

    situe. La thorie de A. Touraine montre que si la conscience ouvrire se transforme avec lvolution

    de la technique, il nest en aucun cas question de dtermination. Par rapport au dterminisme

    technologique simple, il pointe une limite de linfluence des techniques. Le social gagne son

    indpendance et peut rsister aux effets li aux changements techniques.

    A partir des annes 1970, le thme de linfluence des objets techniques sur le travail va

    progressivement perdre de son importance dans la sociologie du travail notamment avec les

    mutations des formes de travail dcrites par A. Touraine22, puis avec le dveloppement du secteur

    tertiaire. Paralllement, on constate une perte dinfluence de la sociologie du travail au profit dune

    sociologie de lemploi et dune sociologie de lentreprise23 qui entrane une perte dintrt pour la

    question de la technique dans le travail, ce dernier ntant plus considr seulement comme travail

    industriel . Les machines perdent alors la place primordiale quelles occupaient dans cette

    sociologie et deviennent un objet secondaire que le sociologue peut ignorer. Pour M. Lallement24,

    ce dclin de lintrt pour les techniques est galement li la dcouverte de limportance de la

    crativit ouvrire que cette branche de la sociologie avait eu tendance minorer. Jusqualors la

    22 TOURAINE A., op. cit., 1955. 23 BERNOUX P., La Sociologie des entreprises, Seuil, Paris, 1999. 24 LALLEMENT M., Le travail, une sociologie contemporaine, Ed Gallimard, Paris, 2007.

  • 33

    technique avait t tudie au travers de ses consquences sur la qualification des ouvriers. Ces

    recherches reposaient sur un postulat qui va de plus en plus tre remis en cause selon lequel les

    dterminants de la qualification se trouvent dans le travail mme et donc dans la technique qui

    change les tches.

    1.3.2.Une premire formalisation du lien entre technique et socit : la

    covolution de G. Simondon

    G. Simondon25 prsente le progrs technique, comme rsultant dun processus de concrtisation de

    lobjet technique. En effet, lobjet technique est tout dabord abstrait, lorsque lensemble des

    units thoriques et matrielles est trait comme un absolu, achev dans une perfection intrinsque

    ncessitant pour son fonctionnement dtre constitu en systme ferm 26. En prenant lexemple des

    ailerons de la culasse du moteur qui servent la fois dailette (grce laugmentation de la surface

    dchange thermique) et de rainures (en amliorant le refroidissement grce un amincissement de

    la culasse), il dfinit le processus de concrtisation comme la convergence des fonctions dans une

    unit structurale 27. La technicit de lobjet est alors son degr de concrtisation.

    Si G. Simondon reconnat lexistence de causes conomiques cette volution, la volont de rduire

    le nombre de composants pour diminuer le cot dun produit, il juge quelles sont ngligeables par

    rapport une raison interne la technique : la ncessit du systme de ne pas sautodtruire. En

    effet, un objet abstrait est plus fragile car lorsque lun des organes cessent de fonctionner,

    lensemble est menac.

    Lorsque ce mouvement de concrtisation sapplique la prise en compte du contexte par lobjet

    technique, ce dernier acquire un auto conditionnement qui lui permet dajuster son mode de

    fonctionnement un certain nombre de critres ; voire de crer un environnement propre son

    fonctionnement. Il nomme ce processus lindividualisation de la technique. Il y a individu technique

    lorsque le milieu associ existe comme condition sine qua non de fonctionnement alors quil y a ensemble

    dans le cas contraire 28 . Ce processus est ralis selon un processus cyclique entranant une

    volution en dents de scie entre trois niveaux de lobjet technique : lment, individu et

    ensemble. Llment technique ne possde pas dindividualit. Lindividu technique consiste en

    25 SIMONDON G., Du mode dexistence des objets techniques, Edition Montaigne, Paris, 1969. 26 SIMONDON G., op. cit., p .21 27 SIMONDON G., op. cit., p. 22 28 SIMONDON G., op. cit., p. 61

  • 34

    lobjet ayant assimil son contexte. Un ensemble est une collection organise dindividus.

    Lvolution technique passe dun lment un individu puis un ensemble. A partir dau moins

    deux lments, on cre un individu technique. Lajout dlments techniques rompt lunicit de

    lobjet technique et entrane la cration dun ensemble technique. Un second cycle commence

    lorsque lensemble sindividualise.

    Le but de G. Simondon est de remdier la division quil constate parmi ses contemporains entre

    socit et culture. Cette division est lie lapparition des individus techniques. Les socits

    prindustrielles se caractrisent par leur absence. A cette poque, la fonction dindividu technique

    est joue par lhomme qui assure par son corps le conditionnement vis--vis du contexte. La

    philosophie technique dominante prsentait la machine uniquement comme un moyen de la

    domination de lhomme sur la nature.

    Le changement qui se produit avec lapparition des individus techniques correspond la distinction

    du canal dnergie et du canal dinformation, ce qui permet un auto conditionnement des objets

    techniques. A partir du XIXe sicle, lhomme perd ce rle au profit des objets techniques avec

    lapparition des premiers individus techniques, ce qui entrane un malaise vis--vis de la technique.

    Lhomme a tellement jou le rle de lindividu technique que la machine devenue individu technique parat

    encore tre un homme et occuper la place de lhomme, alors que cest lhomme au contraire qui remplaait

    provisoirement la machine avant que de vritable individu technique aient pu se constituer 29 . Pour

    remdier ce malaise, il faut comprendre le vritable rle des objets techniques, notamment la part

    dhumain dans la technique qui est traduite par ce phnomne dindividualisation. Cette part

    dhumain est constitue par un mcanisme commun lhomme et lobjet technique : la

    transduction qui permet la traduction dinformations en un schme dactions. Nanmoins, le

    parallle entre homme et machine a galement ses limites : cette dernire nest pas capable de

    rechercher elle-mme les informations et son action se rsume la rptition de schmes dactions

    pralablement programms.

    En partant du postulat que le progrs technique est constitu uniquement par lintgration de

    diffrentes fonctions dans une unit structurale, G. Simondon prsente une technologie riche et

    complexe. Son rattachement au courant du dterministe technologique, malgr le fait que cet auteur

    ne traite pas la question du lien entre technique et socit en tant que telle, tient sa description

    dun sens de lvolution technique et ce que dans son modle cette volution semble se faire sans

    linfluence de lhomme ou mme de la socit. Il dcrit le progrs technique au travers de la

    29 SIMONDON G., op. cit., p. 81

  • 35

    solidarit historique des techniques 30 . Cette volution de la technicit cest--dire le degr de

    concrtisation de lobjet travers les cycles successifs d'volution permet une cumulativit des

    inventions.

    Cet auteur permet de prciser lide prsente dans le dterminisme technologique selon laquelle le

    dveloppement technique est d une logique interne. Il montre une volution technique oriente

    vers une concrtisation et une individualisation.

    1.4. La persistance du dterminisme technologique

    dans les thories actuelles

    A partir de la fin des annes 1960 et du dbut des annes 1970, les sociologies bases sur ce

    dterminisme technologique, au sens large cest--dire au sens de dtermination technique de

    lhistoire, ont t largement critiques par deux courants : la co-influence et le constructivisme

    social . Ces deux courants sopposent au dterminisme de la technique sur le social en montrant

    linfluence du social sur les objets techniques mais sopposent entre eux sur la question de la nature

    des liens entre techniques et socit.

    On assiste, aujourdhui, un renouveau de thories proches du dterminisme technologique. Ces

    thories sont construites autour de lanalyse des changements contemporains interprts comme lis

    aux volutions technologiques. Selon D. Mackenzie, ces thories sont de trois sortes. Le premier

    type de thorie concerne le passage une socit d'information, le dveloppement des nouvelles

    technologies de linformation et de la communication (NTIC) tant vu comme le pilier d'mergence

    d'une nouvelle socit dans laquelle les ressources les plus importantes ne seraient plus le travail et

    le capital mais l'information. Le deuxime type de thories dit post-fordistes dcrit le passage

    une nouvelle re du capitalisme o les formes d'organisations flexibles remplacent et rendent

    obsoltes les modes de production de masse et le travail non qualifi. Enfin, le troisime type de

    thories, le postmodernisme , considrent que le dveloppement technique permet une

    diminution de l'importance du travail manuel au profit du travail intellectuel. Ces approches mettent

    en parallle volution technique et changement social sans faire tat dun lien de causalit car elles

    ne cherchent pas formaliser le lien entre technique et social. Ces thories montrent les liens troits

    existants entre technique et social mais galement le passage au second plan de la question du statut

    30 SIMONDON G., op. cit., p. 66

  • 36

    de la technique. En effet, elles ne cherchent pas formaliser le rle de la technique dans ces

    changements.

    Dans cette partie, nous avons prsent les premires approches du lien entre technique et socit.

    Cette premire priode est marque par la prdominance des thories de K. Marx quune premire

    lecture associe lapproche dterministe technologique mme sil ne dcrit pas un lien

    unidirectionnel entre ces deux lments. En effet, ces thories dcrivent une co-volution de la

    technique et du social mais elles insistent sur le poids majeur de la technique et tendent donc

    prsenter une histoire parallle lvolution technique.

    Le dterminisme technologique simple permet de penser la logique interne de dveloppement des

    techniques ainsi que linfluence de la technique sur la socit. Nanmoins, cette approche doit tre

    relativise. Il existe une marge de manuvre dans lusage des techniques comme le montre G.

    Friedmann. De plus, les techniques sont dtermines par les conditions conomiques et sociales de

    leur invention selon P. Naville. Enfin, le social peut rsister linfluence de la technique comme

    dans le cas de la conscience des ouvriers de la phase C dcrits par A. Touraine. G. Simondon

    permet daffiner la dfinition de la logique interne du dveloppement technique comme un

    mouvement vers la concrtisation et lindividualisation.

    Dans les deux parties suivantes, nous exposerons successivement les deux principales critiques qui

    ont t adresses cette premire approche et comment ces critiques ont entran la naissance de

    deux approches de la technique : la co-influence et le constructivisme qui voluera sous la forme de

    la co-construction.

  • 37

    2. La deuxime approche du lien entre

    technique et socit : la co-influence,

    premire critique du dterminisme

    technologique

    Dans cette partie, nous prsenterons le dveloppement dune deuxime lecture de luvre de K.

    Marx partir de laquelle des auteurs vont dvelopper une nouvelle approche du lien entre technique

    et socit que D. Vinck31 nomme la co-volution ou co-influence. Lapproche du dterminisme

    technologique simple a permis de montrer quil existait une logique interne au dveloppement

    technique et que la technique influenait la socit, les auteurs que nous avons prsents dans la

    partie prcdente permettent de prciser ces deux aspects en montrant notamment les interactions

    entre domaines technique et social. Nanmoins, ils restent attachs lide dune indpendance de

    la technique. La co-influence se caractrise par la mise sur un pied dgalit de ces deux domaines.

    Avec ces thories, il nest donc plus possible de parler de dtermination de lhistoire par la

    technique et les thories vont chercher prciser le type dinfluence que le social a sur la technique.

    La sociologie du travail sest progressivement loigne du thme de la technique en sintressant

    davantage aux formes de lemploi ou de lentreprise, en dlaissant la question des qualifications et

    en sintressant davantage la crativit ouvrire quaux contraintes pesant sur elle. Cette perte

    dinfluence a souvent t interprte comme une rupture par rapport au stade de la socit

    industrielle. Ces analyses sont bases sur le fait que le nombre d'emplois dans les industries a

    largement diminu dans les pays industrialiss au profit des emplois dans le secteur des services.

    Nanmoins des chercheurs continuent se rattacher la sociologie du travail en argumentant que

    ces analyses sous-estiment l'importance de la production dans le monde contemporain : la

    production n'a pas disparu, elle a chang de forme. Si certaines usines ncessitant de la main

    d'uvre non qualifie ont notamment