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Cet article est disponible en ligne à l’adresse : http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=PHIL&ID_NUMPUBLIE=PHIL_801&ID_ARTICLE=PHIL_801_0105 Sur l’expression de la notion de paysage en latin : observations sémantiques par Jean-François THOMAS | Klincksieck | Revue de philologie de littérature et d’histoire anciennes 2006/1 - Tome LXXX ISSN 0035-1652 | ISBN 2-252-03629-7 | pages 105 à 125 Pour citer cet article : — Thomas J.-F., Sur l’expression de la notion de paysage en latin : observations sémantiques, Revue de philologie de littérature et d’histoire anciennes 2006/1, Tome LXXX, p. 105-125. Distribution électronique Cairn pour Klincksieck. © Klincksieck. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

THOMAS - Lexico Paisaje - RPh 2006

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Sur l’expression de la notion de paysage en latin : observations sémantiques

par Jean-François THOMAS

| Klincksieck | Revue de philologie de littérature et d’histoire anciennes2006/1 - Tome LXXXISSN 0035-1652 | ISBN 2-252-03629-7 | pages 105 à 125

Pour citer cet article : — Thomas J.-F., Sur l’expression de la notion de paysage en latin : observations sémantiques, Revue de philologie de littérature et d’histoire anciennes 2006/1, Tome LXXX, p. 105-125.

Distribution électronique Cairn pour Klincksieck.© Klincksieck. Tous droits réservés pour tous pays.La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

Rev. de philologie, 2006, LXXX, 1.

* Cet article est la version remaniée d’une communication présentée en décembre 2005 dans le cadre du séminaire « L’homme et la nature » organisé par le Centre d’Études et de Recherches sur les Civilisations de l’Antiquité Méditerranéenne de Montpellier III. Nous remercions pour leurs observations nos collègues, Mme Chr. Hamdoune, Directrice du CERCAM, ainsi que Mmes et MM. Chr. Chandezon, G. Devallet, M. Griffe, S. Luciani et A. Novara. Nos remerciements vont aussi à M. P. Flobert pour sa lecture attentive et ses conseils.

1. M. Bonjour, Terre natale : études sur le patriotisme romain, Collection d’Études Anciennes, Paris, Les Belles Lettres, 1975, p. 406-419. L’essentiel de la bibliographie est donné par A. Rouveret, « Perception et imaginaire du paysage dans la peinture hellénistique et romaine », Ktèma, 29, 2004, p. 325-344 et l’on ajoutera J.-N. Michaud, « Locus amoenus et âge d’or chez quelques poètes latins du 1er siècle avant J.-C. » dans Cartes blanches, n° 2, fév. 2002, Publications du Département de Lettres Modernes de Montpellier III, p. 23-64.

2. Sur les mots désignant les surfaces cultivées, voir G. Chouquer et F. Favory, Les Paysages de l’Antiquité : terres et cadastres de l’Occident romain, Paris, Éditions Errance, 1991, p. 49-50, 71-73, 139-140.

3. C’est le paysage des géographes, que Jean-Robert Pitte définit ainsi : « expression observable par les sens à la surface de la terre de la combinaison entre la nature, les techniques et la culture des hommes » et il ajoute : « il ne peut être saisi que dans sa dynamique » (Histoire du paysage fran-çais, de la préhistoire à nos jours, Paris, Tallandier, 1983 [5e éd., 2003], p. 19).

4. Particulièrement significative est l’analyse d’Alain Roger : « Le paysage, c’est l’aspect des lieux, c’est le coup d’œil, c’est une distance que l’on prend par rapport à sa vision quotidienne de l’espace. Le travail agricole étant le plus souvent incompatible avec cette disponibilité de temps et d’esprit,

SUR L’EXPRESSION DE LA NOTION DE PAYSAGE EN LATIN : OBSERVATIONS SÉMANTIQUES *

Depuis la thèse de Madeleine Bonjour, bien des travaux ont précisé notre connaissance de la représentation à la fois idéologique et esthétique que les Latins ont de l’espace 1, mais il n’existe pas de synthèse sur le champ lexical du lieu 2. Sans pouvoir bien sûr être complet, l’on voudrait présenter quelques-uns des problèmes sémantiques qui se posent. L’on partira de l’hypéronyme locus qui offre la particularité d’avoir deux formes de pluriel, pour en venir aux syn tagmes nominaux (natura loci, situs loci, forma loci, etc.) dont les nuances sont nombreuses, si bien qu’apparaissent différentes formes de la vision de l’espace. La sémantique apporte ainsi sa contribution à un problème aux enjeux lexicaux et culturels : existe-t-il à Rome un équivalent pour la notion et le mot de paysage, si l’on entend par là, de manière assez large, une « partie d’un pays que la nature présente à un observateur » (Dictionnaire de Robert) ? Plus précisément, le paysage est un lieu saisi à travers le regard de l’observateur, démarche qui pour les Modernes passe par la recomposition des éléments 3 ou par une vision plus personnelle car liée à une pratique de l’es-pace différente du quotidien 4. Il n’y aurait pas en latin de terme correspondant

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au mot français, ont conclu les participants à une table ronde sur le sentiment de la nature 5, mais Agnès Rouveret, dans un article récent 6, retrouve des élé-ments d’une intériorisation paysagère de l’espace. Cette position incite alors à joindre aux emplois de locus ceux de topia qui désigne à la fois les représen-tations picturales de la nature et les ornements de jardin. La période retenue, qui va de Plaute à Tacite et Pline le Jeune, permet de voir se constituer et fonctionner un système lexical riche en même temps qu’elle offre des textes variés présentant des données lexicologiques originales de par la thématique : récits de batailles, description de lieux familiers dans la correspondance de Cicéron et de Pline le Jeune, description géographique de Pline l’Ancien et de Pomponius Méla 7.

** *

1. Les emplois de loci et de loca

Les grandes lignes de la polysémie de locus sont assurément bien connues : « lieu, endroit, place », de manière plus abstraite « place, occasion, prétexte », « place, rang, rôle », « point, question, matière sujet » et enfin, dans la langue de la rhétorique « point d’une argumentation, lieu commun », mais il a la particu-larité de présenter deux formes de pluriel, l’une de genre masculin loci – locos, l’autre de genre neutre loca, et ce dès le latin préclassique. D’où l’idée qu’à ces deux formes correspondent deux significations différentes. Le Grand Gaffiot parle de « lieux isolés, particuliers » pour le masculin loci – locos, d’« emplace-ment, pays, contrée, région » pour le neutre loca 8. Cette distinction pose deux problèmes, les implications sur la représentation de l’espace et la raison pour laquelle l’idée de vaste étendue est liée à la forme de neutre.

1.1. LociSi l’on met à part le sens de « lieux communs », le masculin pluriel appliqué

au lieu « spatial » est vraiment rare : 10 occurrences de nominatif, 69 d’accu-satif, les autres cas ayant des formes qui ne distinguent pas les deux genres.

l’environnement est rarement “paysage” pour ces agriculteurs … Le registre esthétique semble phago-cyté par l’utilitaire, le beau défini par l’utile » (Court traité du paysage, Paris, Gallimard, 1997, p. 27).

5. Chr. Mauduit et P. Luccioni dir., Paysages et milieux naturels dans la littérature antique, Actes de la table ronde du Centre d’Études et de Recherches sur l’Occident Romain de Lyon III, Lyon, 1998 (diff. De Boccard, Paris), p. 7-8 et 143-144.

6. A. Rouveret, art. cit., p. 325-327. 7. Les textes et les traductions sont en général empruntés à la CUF, sauf indication spéciale ;

celles qui sont dépourvues de toute précision sont personnelles.8. Sur ces emplois, voir TLL, VII, 2, X, 1976 et XI, 1977, en particulier les colonnes 1575-6.

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107SUR L'EXPRESSION DE LA NOTION DE PAYSAGE EN LATIN

L’on mettra ces 79 occurrences en parallèle avec les quelque 670 du nominatif et accusatif neutre. D’où l’hypothèse que le masculin a un emploi plus marqué et plus spécifique : le Grand Gaffiot qualifie d’ailleurs de « particuliers » les lieux désignés par loci.

De fait, il s’opère bien une particularisation de l’espace, puisque les loci sont tour à tour des buts précis de voyage (Plt., Trin. 931) :

quos locos adisti ?

ou des lieux de rassemblement en fonction des préoccupations politiques (Sall., B. J. 30, 1), des places au cirque (Tac., An. 15, 32), des points dangereux sur une route (Prop. 4, 8, 22), des précipices de l’erreur où tomberait un esprit qui ne compterait plus sur les sens (Lucr. 4, 509), des endroits auxquels sont attachés des événements bien déterminés, une bataille par exemple 9.

Sur les 79 occurrences, la moitié environ relève de la langue militaire et le mot désigne la position tenue par les troupes. En Sall., B. J. 66, 1 : … Iugurtha … cum magna cura parare omnia, cogere exercitum, … communire suos locos …, l’emploi de locos comme complément de communire « protéger » et sa juxtapo-sition avec arma et tela « traits » fait des lieux en question non les territoires conquis mais les positions, les points d’ancrage nécessaires en vue de lancer les opérations 10. Plus particulièrement, dans cette description du camp que les Grecs paraissent avoir abandonné à Troie (Verg., Aen. 2, 27-28) :

Panduntur portae, iuuat ire et Dorica castradesertosque uidere locos | litusque relictum,

venant après castra, locos s’applique aux multiples subdivisions du camp : « Les portes s’ouvrent grandes, on se plaît à sortir, à voir le camp dorien, les emplace-ments déserts et le rivage abandonné » (trad. J. Perret), et la place de locos à la coupe hephthémimère met en relief le mot quand le regard, entre la grandeur du camp (castra) et l’immensité du rivage (litus), vient se fixer sur le détail des emplacements (desertos locos), ce qui traduit la menace d’une attaque toujours possible. Le mot s’applique à la sectorisation d’un espace plus vaste comme en Liv. 5, 35, 1 : … manus Cenomanorum … cum transcendisset Alpes, ubi nunc Brixia ac Verona urbes sunt locos tenuere. Ces lieux ainsi isolés dans une étendue plus vaste ne constituent pas de simples divisions de l’espace, aspect exprimé plutôt par regio, mais s’ajoute l’idée que les loci ont un devenir : « … une autre troupe, des Cénomans, ayant passé les Alpes …, occupa les points où se trouvent aujourd’hui les villes de Brixia et de Vérone. »

9. Tac., An. 1, 61, 1 : … incedunt maestos locos uisuque ac memoria deformes « … on s’avance en ces lieux lugubres, pleins d’images et de souvenirs affreux » (trad. P. Wuilleumier) ; cf. Vell. 2, 116, 1 ; Tac., H. 2, 70, 3.

10. De même Naev. 36-37 (éd. Ribbeck²) ; Sall., B. J. 18, 4 ; 76, 1 ; 87, 4 ; 97, 1 ; Sil. 9, 624 ; 14, 116 ; Tac., H. 2, 42, 2 ; 2, 70, 3 ; 4, 82 ; An. 2, 20, 1 ; 12, 14, 1 ; 13, 37, 2 ; 13, 36, 1.

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Qualifier ces loci de lieux isolés et particuliers pour reprendre la formule du Grand Gaffiot reste tout à fait légitime, mais, à l’examen des contextes, l’on précisera deux choses : d’abord, leur spécificité se mesure toujours à l’intérieur d’un ensemble plus vaste, explicite ou implicite ; d’autre part la particulari-sation est liée à une action humaine qui fait quelque chose de ce point dans l’espace. Si la géographie peut exercer une contrainte, les loci sont toujours présentés comme le fruit d’une appropriation par les hommes de points précis dans l’espace.

1. 2. LocaLoca est beaucoup plus fréquent et, sans prétendre bien sûr à l’exhaustivité,

l’on peut dégager quelques tendances majeures. Le phénomène important, qui fait déjà la différence avec loci, est l’emploi très habituel de loca avec des adjec-tifs décrivant des propriétés physiques du lieu qui n’est alors plus une position, un point, mais une zone considérée dans la caractéristique géographique qui fait son unité. Cela s’observe dès le latin préclassique (Plt., Rud. 227) :

Neque magis solae terrae solae sunt quam haec sunt loca atque hae regiones

« Il n’y a pas de déserts plus déserts que cet endroit et ces parages » (trad. A. Ernout).

L’usage est habituel dans les récits militaires. En Caes., B. G. 2, 19, 5 : … neque nostri longius quam quem ad finem porrecta loca aperta pertinebant cedentes insequi auderent …, si les loca aperta ont une limite (finis), ils consti-tuent une large étendue, mais surtout leur nature dégagée conditionne le déplacement des troupes : « et les nôtres n’osaient pas les poursuivre au-delà de la limite où finissait le terrain découvert » (trad. L.-A. Constans) 11.

Les traités d’agriculture de Caton et de Varron utilisent très couramment loca accompagné d’adjectifs énonçant les propriétés des terrains. L’exemple-type est celui de Cat., Agr. 50, 2 : ea loca primum arato quae siccissima erunt « Laboure d’abord les endroits qui seront les plus secs » (cf. Varr., R. R. 1, 6, 3) où le syntagme formé du nom et de l’adjectif ou d’une proposition relative sert de base à l’expression de contraintes ou de prescriptions. C’est toujours une globalisation que marque loca dans les descriptions géographiques d’histo-riens ou de Pline l’Ancien et de Pomponius Méla. César qualifie de fertilissima par rapport à d’autres certaines régions de Germanie (B. G. 6, 24, 2) : ea quae fertilissima Germaniae sunt loca circum Hercyniam siluam. Salluste écrit sur les Ethiopiens (B. J. 19, 6) : post eos (= Gaetulos) Aethiopas esse, dehinc loca

11. Cf. Sall., B. J. 38, 1 : … ipse (Iugurtha), quasi uitabundus, per saltuosa loca et tramites exer-citum ductare : « … lui-même, feignant de fuir, emmène son armée par des pays boisés et des che-mins de traverse » (trad. A. Ernout). Cf. Liv. 28, 2, 1 ; 31, 43, 2 ; 40, 22, 2 ; Curt. 7, 3, 18.

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exusta solis ardoribus « derrière eux (les Gétules), les Éthiopiens, enfin des régions embrasées par les ardeurs du soleil » (trad. A. Ernout). Pline l’Ancien et Pomponius Méla caractérisent les loca soit par leur propriété inhérente (Plin., N. H. 2, 211 : … loca sunt, in quibus in terram depacta non extrahuntur « Il y a des endroits où l’on ne peut arracher ce qui a été enfoncé en terre »), soit par leur position centrale sur un itinéraire (Mel. 2, 116 : per ea loca Syriam petens …).

S’il est normal de voir un nom signifiant « lieu » pourvu d’adjectifs expri-mant les particularités géographiques de la zone concernée, ce qui est original en revanche, c’est que cette description se fasse avec un terme précis, loca, et que dans cet emploi l’on ne trouve que très peu non seulement le masculin loci, – orum 12, mais aussi regio ou spatium comme permet de s’en rendre compte la consultation du corpus textuel informatisé BTL 4, 2006. Ce phénomène lin-guistique est suffisamment fort pour être l’indice de plusieurs représentations de l’espace : vision particularisante d’un point précis en raison de l’action que les hommes y conduisent (loci), vision plus globalisante d’un espace avec ses caractéristiques géographiques (loca).

Certaines déterminations adjectivales de loca traduisent une saisie de la zone à travers une psychologie, une réflexion ou une symbolique. Le lieu se prête à une interprétation. Lorsque les soldats de Caton s’avancent dans le désert de Libye, ils découvrent les loca serpentum mais, s’il s’agit bien sûr d’une notation géographique, elle va au-delà. Lucain en effet fait dire aux soldats de Caton à l’adresse d’un dieu (9, 859-862) :

In loca serpentum nos uenimus : accipe poenas,tu, quisquis superum commercia nostra perosushinc torrente plaga, dubiis hinc Syrtibus orbemabrumpens medio posuisti limite mortes. 13

Les loca serpentum deviennent les limites dont la transgression constitue une faute tragique car les soldats ont opéré une profanation en voulant percer le religieux mystère dont relève la nature 14.

Les loca se chargent de sentiments. Croyant voir sa bien-aimée tuée par une lionne en furie, Pyrame exhale sa plainte (Ov., Met. 4, 110-112) :

nostra nocens anima est ; ego te, miseranda, peremiin loca plena metus qui iussi nocte ueniresnec prior huc ueni …

12. Voir infra p. 112.13. « Nous sommes venus sur la terre des serpents. Tires-en châtiment, toi, le dieu qui que tu

sois qui, hostile à un commerce entre ce monde et nous, le séparas, ici par une plage brûlante, là par d’incertaines Syrtes, et semas la mort sur notre chemin. »

14. Voir J.-C. de Nadaï, Rhétorique et poétique dans la Pharsale de Lucain. La crise de la repré-sentation dans la poésie antique, BEC 19, Louvain - Paris, Peeters, 2000, p. 98-99.

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La scène se passe de nuit en bordure d’une forêt épaisse et loin de la ville si bien que la lionne rôde (v. 93-107). Metus, mis en relief à la coupe penthémi-mère, exprime la peur générée par l’endroit en même temps qu’elle est ressen-tie par le locuteur : « C’est moi qui suis le coupable ; c’est moi qui t’ai perdue, infortunée, moi qui t’ai fait venir, la nuit, en ces lieux où tout inspire l’effroi, et je ne suis pas venu le premier » (trad. G. Lafaye). Or, si les loca dégagent une impression forte d’effroi, le mot ne correspond pas au fr. paysage mais a le sens de « lieu » en tant que complément de uenires.

1.3. Loca : forme et sensTout le problème est alors de savoir pourquoi cette signification de « lieu

considéré dans son étendue » est exprimée par une forme de neutre pluriel. La grammaire historique donne des éléments de réflexion. L’indo-européen dis tingue trois formes de nombre, le singulier, le pluriel entendu comme jux-taposition d’éléments identiques et le collectif que l’on peut paraphraser par « une unité de ». En face du pluriel proprement dit loci pour les différents points précis considérés dans un espace donné, loca se rattacherait au collec-tif 15. Or, entre la globalisation unitaire observée dans les textes et l’idée de collectif retenue comme origine morpho-sémantique de l’emploi, il existe des liens logiques nets, que l’on peut voir à l’œuvre à travers certaines occurren-ces. Loca se trouve coordonné ou juxtaposé à des noms de lieux aux référents plus précis, par exemple en Caes., B. G. 4, 20, 2 : … tamen magno sibi usui fore arbitrabatur, si modo insulam adisset et genus hominum perspexisset, loca, portus, aditus cognouisset. Les portus et les aditus sont évidemment les premières choses que César observe quand il prépare une expédition en Bretagne, mais ces points spécifiques du littoral font partie de ces loca dont l’ensemble constitue l’unité géographique de la région 16. En Ov., Met. 2, 455-457, à propos de Callisto :

Nacta nemus gelidum, de quo cum murmure labensibat et attritas uersabat riuos harenas.Vt loca laudauit, summas pede contigit undas,

la progression de la phrase montre la découverte des éléments naturels (nemus « bois », riuos « ruisseau ») caractéristiques du locus amoenus, puis leur vision globale (laudauit). Telle est la globalisation qu’exprime loca, traduit d’ailleurs

15. G. Meiser, Historische Laut- und Formenlehre der lateinischen Sprache, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, Darmstadt, 1998, p. 136 et F. Mawet, « Loca, causa, nauta », Latomus, 64-1, 2005, p. 13-28.

16. Cette idée peut être rendue par le fr. lieux car la langue n’a pas de forme propre pour le col-lectif : « Il pensait qu’il lui serait néanmoins fort utile d’avoir seulement abordé dans l’île, et d’avoir vu ce qu’étaient ses habitants, reconnu les lieux, les ports, les points de débarquement … » (trad. L.-A. Contans). De même Caes., B. C. 1, 67, 3 ; 3, 6, 3 ; Cic., Att. 4, 17, 1 (= t. 3 n° 146) ; Fin. 1, 69 ; Mel. 2, 44 ; Sen., Const. 6, 7.

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par « site » 17. Plus encore, les loca construisent l’impression de calme néces-saire à l’apaisement de Callisto avant que celle-ci, séduite par Jupiter, ne s’aperçoive qu’elle se trouve sur une source de la pure Diane, première étape de sa punition qui va la faire transformer en ourse par Junon 18.

1. 4. Les cas de parasynonymieLa différence qui se dégage entre loci et loca n’a cependant rien de systé-

matique. Il arrive que le neutre ait un emploi se rapprochant du masculin. Si les positions des forces armées sont très généralement désignées par loci, elles peuvent l’être aussi par loca (Sall., B. J. 58, 6) : At Iugurtha munimento castro-rum impeditus … multis amissis in loca munita sese recepit 19. D’un autre côté, le masculin loci peut s’appliquer à des zones étendues, emploi caractéristique de loca. Le phénomène, qui reste limité, existe durant toute la période, mais l’essentiel des occurrences concernées se rencontre à la fin de notre diachro-nie, chez Valérius Flaccus et Tacite. À côté de saltuosa loca (Sall., B. J. 38, 1 supra p. 110), l’on trouve, avec le même adjectif de description géographique, saltuosos locos en Tac., An. 6, 34, 2 : Hiberi Albanique saltuosos locos inco-lentes 20. Invitant les Argonautes à entreprendre la conquête de la Toison d’or, Jupiter annonce qu’il leur livre l’Asie et la désigne par locos 21. Parfois paraît exister une raison expliquant la présence du masculin avec le sens du neutre. En V. Flac. 2, 38-40 :

Auxerat hora metus, iam se uertentis Olympiut faciem raptosque simul montesque locosqueex oculis circumque graues uidere tenebras,

locos se comprend par « contrée », mais son emploi ici est peut-être lié à l’équi-libre rythmique des finales qui fonde la cohésion du syntagme de la même manière que la double coordination -que … -que, marquant ainsi l’amplification

17. « La déesse rencontra un frais bocage, d’où un ruisseau s’échappait en gazouillant sur les graviers polis que son cours agitait. Elle admire le site, puis elle effleure du pied la surface des eaux » (trad. G. Lafaye).

18. Cette saisie globalisante paraît se rattacher à une nuance plus générale du neutre pluriel qu’illustre entre autres castra “un retranchement, un camp caractérisé par une occupation dense de cet espace” en face de castrum “un espace physique limité par une séparation, un retranchement” (A. Rousseau, « La pluralisation nominale et verbale », dans MSL [n. s], 12, 2002, p. 31).

19. « Jugurtha, embarrassé dans nos retranchements, … battit en retraite, non sans lourdes pertes, sur de fortes positions » (trad. A. Ernout).

20. Également, Tac., An. 4, 45, 1 ; 13, 54, 2 ; 14, 24, 2.21. V. Flac. 1, 541-543 :

… sic fata, locos sic ipse fouebam. Adcelerat sed summa dies Asiamque labantemlinquimus et poscunt iam me sua tempora Grai

« Moi-même et les destins protégions ce pays. Mais à grands pas le dernier jour approche : nous abandonnons l’Asie chancelante et les Grecs me réclament leur temps ».

Également V. Flac. 1, 558 ; 2, 67 ; 2, 301 ; 3, 214.

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de la peur : « L’heure avait accru la peur des marins, quand ils voient le ciel bas-culer déjà et changer d’aspect, les montagnes et l’espace autour d’eux dérobés ensemble à leur vue, et partout les ténèbres épaisses » (trad. G. Liberman).

Il faut cependant être prudent. Confrontons ces deux passages de Virgile concernant l’arrivée du héros en des régions nouvelles. En Aen. 7, 131-132, Énée vient d’aborder sur les rives du Latium :

– u u – u u – u u – u u – uu – uquae loca, quiu(e) habeant homines, ubi moenia gentis,uestigemus …

« Allons reconnaître quelle est cette terre, quels peuples l’habitent, où sont les murs de la cité … » (trad. J. Perret).

Loca a ici un emploi tout à fait conforme à sa valeur générale et de surcroît il contribue à donner au vers une structure purement dactylique, caractéristique des sentiments joyeux et de l’action dynamique 22. Une formulation proche s’observe pour l’arrivée d’Énée à Carthage, mais locos est utilisé (Aen. 1, 306-307 et 309) :

… exire locosqueexplorare nouos, quas uento accesserit oras … constituit …

« … il décide de sortir, d’explorer ces lieux nouveaux, de voir à quelles rives le vent l’a fait toucher » (trad. J. Perret).

Y a-t-il une raison autre que la contrainte métrique de l’hexamètre qui explique-rait la présence de locos au lieu de loca ? On constate que locos, comme oras, est complément d’explorare alors que dans l’exemple précédent loca fait partie d’une interrogation indirecte : peut-on dire que la seconde structure exprime l’effort d’une recherche personnelle sur les loca et les grands espaces qui sus-citent les questions 23, alors que locos (et oras) correspondrait aux lieux succes-sifs de la côte appréhendés dans une découverte plus progressive (explorare) ? Simple suggestion. Jusque dans les cas d’inter prétation difficile, apparaissent les enjeux de l’enquête sémantique qui, s’appuyant sur des tendances et non des constantes, contribue à dégager différentes représentations de l’espace.

** *

22. Voir J. Hellegouarc’h, « Les structures stylistiques de la poésie latine », IL, 1978, nov.-déc. n° 5, p. 235.

23. Voir C. Bodelot, L’interrogation indirecte en latin, BIG, Paris, Peeters, 1987, p. 32.

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113SUR L'EXPRESSION DE LA NOTION DE PAYSAGE EN LATIN

2. Les syntagmes formés avec le génitif loci

Il existe plusieurs syntagmes centrés sur un substantif avec en complé-ment déterminatif le génitif loci désignant au singulier un lieu et non plus des lieux ou un espace. Une telle structure permet l’expression de propriétés caractéristiques 24 et donc de visions spécifiques de l’espace.

2. 1. Natura lociLe syntagme le plus fréquent est assurément natura loci et il a d’ailleurs

la valeur la plus large. Au-delà de la traduction par son équivalent « la nature du lieu », il a deux emplois dès ses premières attestations chez Cicéron.

Il s’applique à l’ensemble des propriétés physiques en tant qu’elles existent indépendamment de l’action humaine. Tite-Live distingue ainsi la loci natura et le tempus, c’est-à-dire la situation créée par le rapport des forces en présence (9, 41, 16) : … consul … reuocatos milites ab opere, prout loci natura tem pusque patiebatur, ita instruxit « … le consul a rappelé ses soldats du travail, et, comme le permettaient le terrain et les circonstances, les disposa en ordre de bataille » 25. La natura loci est souvent l’aspect dominant d’un lieu, qu’il s’agisse de la nature du sol, sec 26, léger ou lourd 27 par exemple, ou qu’il s’agisse des formes du relief, de la géomorphologie (Quint., I. O. 2, 13, 3) : … haec ratio … mutabitur natura loci, si mons occurret, si flumen obstabit, collibus, siluis, asperitate alia prohibe-bitur « … cette tactique sera modifiée selon la nature du terrain, si se rencontre une montagne, si un fleuve fait obstacle, si des collines, des forêts, un relief inégal l’en empêchent » (trad. J. Cousin) 28.

Cette spécificité dominante du lieu est d’autant plus marquée qu’elle a des effets importants comme l’illustrent ces deux exemples. En Leg. agr. 2, 95 :

Carthaginienses fraudulenti et mendaces non genere, sed natura loci, quod propter portus suos multis et uariis mercatorum et aduenarum sermonibus ad studium fallendi studio quaestus uocabantur,

Cicéron établit une opposition entre les données humaines (genere) et les don-nées géographiques (natura loci) qui fait de ces dernières l’explication unique

24. G. Serbat, Grammaire fondamentale du latin, t. VI-1, l’emploi des cas, BEC 8, Louvain-Paris, Peeters, 1996, p. 261.

25. De même Liv. 32, 21, 20.26. Plin., N. H. 10, 201 : Orygem perpetuo sitientia Africae generant ex natura loci potu caren-

tem … « Les déserts d’Afrique toujours arides produisent l’oryx que la nature des lieux prive de boisson … » (trad. E. de Saint-Denis) ; Cic., Att. 3, 19, 1 (= t. 2 n° 77 [éd. L.-A. Constans, CUF]).

27. Plin., N. H. 16, 129 : Quidam non altius descendere radices quam solis calor tepefaciat, idque natura loci tenuioris crassiue dixere … « suivant certains auteurs, les racines ne descendent pas au-dessous de la région où pénètre la chaleur solaire, ce qui dépend de la légèreté ou de la densité naturelle du terrain… » (trad. J. André).

28. De même Caes., B. G. 3, 23, 2 ; Cic., Verr. II, 2, 4 ; Liv. 5, 49, 4 ; 35, 28, 9 ; Verg., Aen. 10, 366 ; Plin., Ep. 10, 61, 4

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du comportement des Carthaginois : « Les Carthaginois étaient portés à la fraude et au mensonge, non par tempérament mais à cause de la spécificité de leur pays. Leurs ports les mettant en relation avec une foule de trafi-quants et d’étrangers d’origine diverse, ils étaient entraînés par l’amour du gain à la tromperie » (trad. A. Boulanger, modifiée). L’environnement désigné par natura loci est un des facteurs expliquant les conduites, selon un rai-sonnement caractéristique de l’ethnologie classique bien mis en évidence par Clarence J. Glacken 29. De même, décrivant la ville de Dyrrachium où Pompée s’est trouvé enfermé lors de la guerre civile, Lucain écrit (6, 22-26) :

sed munimen habet nullo quassabile ferronaturam sedemque loci | : nam clausa profundoundique praecipiti scopulisque uomentibus aequorexiguo debet, quod non est insula, colli.Terribiles ratibus sustentant moenia cautes.

À la coupe hephthémimère, loci se trouve mis en relief et il est complément de naturam coordonné à sedem dans un renforcement d’expression lié à la grande originalité du lieu qui est une colline escarpée plongeant dans la mer 30. La naturam sedemque loci est d’autant plus prégnante qu’elle contribue au gran-dissement épique du lieu car il devient une force naturelle agissant comme une provocation du furor guerrier de César 31.

La natura loci peut aussi constituer l’organisation globale du lieu qui réunit des éléments différents et elle peut être saisie selon plusieurs points d’observation 32. En Liv. 37, 28, 6-7 : Nec est dissimilis natura loci : promun-turiis coeuntibus inter se, ita clauditur portus ut uix duae simul inde naues possint exire, l’ablatif absolu promunturiis coeuntibus inter se exprime la contrainte des promontoires sur le port et c’est la relation entre les deux qui définit la natura loci, la « disposition des lieux » 33. Elle se prête alors à une

29. Cl. J. Glacken, Histoire de la pensée géographique. I. L’Antiquité, trad. T. Jolas, Paris, Éditions du C.T.H.S., 2000, p. 189.

30. « … mais elle a pour remparts ce qu’aucun fer ne peut renverser : la nature et l’assiette du lieu ; car, enfermée de tout côté par l’abîme escarpé des écueils qui vomissent la mer, elle doit à une étroite colline de ne pas être une île. Terribles pour les bateaux, des récifs soutiennent les murailles » (trad. A. Bourgery).

31. V. 29-30 : Hic auidam belli rapuit spes inproba mentem Caesaris …

« Là un espoir forcené saisit l’esprit belliqueux de César » (trad. A. Bourgery).32. Liv. 35, 28, 2 (à propos de Philopoemen) : Vbi iter quopiam faceret et ad difficilem transitu

saltum uenisset, contemplatus ab omni parte loci naturam … « … lorsqu’il faisait quelque voyage et qu’il arrivait à un passage difficile, après avoir examiné de toutes parts la disposition des lieux … »

33. « De fait, la disposition des lieux offre des analogies : deux promontoires qui se rapprochent forment le port et c’est à peine si deux navires peuvent en sortir en même temps » (trad. J.-M. Engel). De même Liv. 32, 4, 3.

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description progressive ainsi que le montre l’exemple de la ville de Thaumakoi assiégée par Philippe en 199 (Liv. 32, 4, 3-5) :

Ea adiuuabat eos natura ipsa loci. Namque Thaumaci a Pylis sinuque Maliaco per Lamiam eunti loco alto siti sunt in ipsis faucibus, imminentes quam Coelen uocant Thessaliae ; quae transeunti confragosa loca implicatasque fl exibus uallium uias ubi uentum ad hanc urbem est, repente uelut maris uasti sic uniuersa panditur planities ut subiectos campos terminare oculis haud facile queas : ab eo miraculo Thaumacoi appellati

« La nature du terrain leur était, du reste, favorable. En effet, Thaumakoi, pour qui arrive des Thermopyles et du golfe Maliaque, en traversant Lamia, est située sur les hauteurs, au niveau même des gorges ; elle surplombe ce qu’on appelle la Cœlé de Thessalie. Le voyageur qui traverse ces lieux diffi ciles d’accès et ces chemins qui se tortillent au gré des lacets que forment les vallons, découvre soudain, une fois devant cette ville, comme une vaste étendue marine s’ouvrant à lui, embrassant si bien toute la région qu’il ne lui est guère aisé de déterminer du regard la ligne d’horizon qui borne les plaines s’étendant à ses pieds. C’est à ce merveilleux phénomène que la ville doit son nom de Thaumakoi » (trad. B. Minéo).

Si la description est inséparable d’un jugement (ab eo miraculo Thaumaci appellati), peut-on aller jusqu’à faire de cette natura loci un « paysage » ? Il ne s’opère pas une intériorisation ou une recomposition 34, mais le lieu se découvre progressivement d’après le déplacement du spectateur qui parcourt ses composantes. En outre, l’expression natura loci comme sujet d’adiuuabat eos (« leur était favorable ») ne peut s’appliquer qu’à « la nature – ou la dispo-sition – du terrain ».

Qu’il s’agisse d’une caractéristique dominante ou de l’organisation de l’espace, natura loci désigne l’inhérence des propriétés attachées aux lieux et cet emploi se rattache au sens de « caractères propres » 35. L’expression a pour équivalent ingenium loci et les deux syntagmes se trouvent en parallèle chez Plin., N. H. 17, 19 : Ad soli naturam, ad loci ingenium, ad caeli cuiusque mores dirigenda sollertia est. 36

34. Voir supra p. 107.35. Voir A. Pellicer, Natura : étude sémantique et historique du mot latin, Paris, PUF, 1966,

p. 141.36. « C’est sur la nature du terrain, le caractère du lieu, l’influence de chaque climat que doit se

guider notre activité » (trad. J. André). De même Tac., H. 1, 51, 2.

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2. 2. Regio et ratio lociParallèlement à natura loci existent deux syntagmes relevant de la même

saisie globale de l’espace, mais ayant une fréquence bien moindre. Regio loci peut surprendre car il repose sur un nom désignant un espace (regio) avec en complément déterminatif le nom générique du lieu (loci), mais justement l’idée d’extension exprimée par le premier fait que le syntagme s’applique à la propriété dominante de l’étendue considérée. Le regard du général carthagi-nois inquiet devant Capoue se porte, autour de la ville, sur la disposition des lieux où se trouvent les troupes (Sil. 12, 497-499) :

Quo, mens aegra, uocas ? Rursusne pericula sumam,non aequus regione loci ? Capuaque uidenteterga dabo ? …

« Où m’appelles-tu, ô mon esprit malade ? Et devrai-je à nouveau affronter les dangers, sans que la forme du terrain me donne une chance égale ? Lorsque Capoue me voit, vais-je tourner le dos ? … » (trad. M. Martin, P. Miniconi, G. Devallet). Ratio loci se dit de l’organisation du lieu appréhendée dans ses différentes composantes comme système « rationnel » – ratio –, entre autres par un architecte (Plin., Ep. 9, 39, 5) : … ut formam secundum rationem loci scribas « … que tu dresses un plan conformément à l’organisation du site » (de même Plin., N. H. 18, 230).

2. 3. Situs et positio lociLa position à l’intérieur d’un espace beaucoup plus vaste est exprimée par

deux syntagmes attestés eux aussi dès l’époque cicéronienne. Positio loci pré-sente une dizaine d’occurrences et s’emploie par exemple pour l’emplacement d’une ville (Quint., I. O., 3, 7, 26) : illa propria, quae ex loci positione ac muni-tione sunt 37.

Situs loci est plus fréquent. Il se dit de l’orientation du domaine agricole. À propos des manières de faire sécher les figues, Pline l’Ancien écrit (15, 81) : … quod in macro solo et aquilonio non desiderant, quoniam sponte arescunt loci situ …, loci situ reprend in macro solo et aquilonio et désigne la position du lieu de culture dans son environnement, défini par la nature du sol et l’orientation « … ce mode n’est pas nécessaire en terrain maigre et exposé à l’aquilon, puis-qu’elles se dessèchent d’elles-mêmes, par suite de l’emplacement du lieu. »

Situs a un emploi important concernant les villes et les régions. Faisant le récit de la guerre contre les Vénètes, César écrit (B. G., 3, 12, 1) :

Erant eius modi fere situs oppidorum, ut posita in extremis lingulis promunturiisque neque pedibus aditum haberent, cum ex alto se aestus

37. « mais leur sont propres les avantages du site et de la position fortifiée » (trad. J. Cousin). De même Cic., Verr. II, 5, 26 ; Hor., Epist., 1, 16, 4 ; Sen., Q. N., 3, 3.

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incitauisset, quod accidit semper horarum XII spatio, neque nauibus, quod rursus minuente aestu naues in uadis adfl ictarentur …,

où la corrélation syntaxique eius modi … ut fait définir le situs comme l ’emplacement de la ville par rapport à l’ensemble : « Les villes de la région étaient en général placées à l’extrémité de langues de terre et de promon-toires, en sorte qu’on ne pouvait y accéder à pied, quand la mer était haute – ce qui se produit régulièrement toutes les douze heures – et qu’elles n’étaient pas plus accessibles aux navires, car, à marée basse, ils se seraient échoués sur les bas-fonds » (trad. L.-A. Constans). L’élément original, c’est que situs réunit en lui-même deux entités que distinguent la géographie contemporaine et le langage courant, le site par rapport au relief (posita in extremis lingulis promunturiisque) et, avec la question de l’accessibilité à pied ou en bateau, la situation proprement dite, en tant que configuration du lieu considérée du point de vue de son utilisation par l’homme à plus grande échelle 38. L’on rendra alors situs par « emplacement ». Si les deux entités de site et de situation se confondent en situs, c’est que l’analyse géographi-que antique recherche le déterminisme qu’exerce le milieu naturel (relief et climat) sur l’action des hommes alors que la géographie contemporaine recherche plutôt les interactions 39.

Afin de désigner l’emplacement dans un ensemble plus vaste, le mot situs seul a un emploi important chez Pomponius Méla comme en 1, 68 (à propos de la Phénicie) : Populi dites circumsident ; situs efficit : quia regio fertilis, crebris et nauigabilibus alueis fluminum peruia … « Les peuples établis sur son pourtour sont riches ; c’est l’effet de leur situation géographique ; car ce pays fertile, traversé par le lit de nombreux fleuves navigables … » (trad. A. Silberman). Le terme ouvre d’ailleurs le traité (1, 1) : Orbis situm dicere aggredior … : … constat … fere gentium locorumque nominibus et eorum perplexo satis ordine. Le syntagme locorum perplexo satis ordine fait de l’orbis situs le positionnement précis et complexe des peuples les uns par rapport aux autres sur la terre 40. À cause de la précision de cette descrip-tion, orbis situs est l’équivalent du grec cwrografiva alors que la gewgrafiva donne des descriptions plus générales 41. Cette idée d’un ensemble où l’on

38. Alors que le site est “l’assise d’un habitat ou d’une activité vue dans ses caractéristiques physiques et son environnement immédiat”, la situation implique des relations à une autre échelle car “c’est la caractéristique géographique fondamentale d’un lieu, d’un espace, résultant de sa rela-tion aux autres lieux et espaces” (P. Brunet et al., Les mots de la géographie. Dictionnaire critique, Montpellier – Paris, Reclus – La Documentation Française, 1992, s. v. site).

39. Voir supra p. 107.40. « J’entreprends une description des régions de la terre … : … le travail consiste, en effet, à

peu de choses près, dans une énumération de noms de peuples et de lieux, et dans leur disposition assez embrouillée » (trad. A. Silberman).

41. Sur cette distinction, voir l’introduction d’A. Silberman dans son édition de Pomponius Méla (CUF, Paris, Les Belles Lettres, 1988) p. 99-100.

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décrit les emplacements a pour conséquence que parfois situs se rapproche de natura 42.

2. 4. Premières conclusionsEn somme, le champ lexical se structure selon le repérage qui isole un point

sur une étendue plus vaste en vue de l’action (plur. loci) ou délimite une éten-due par sa propriété (plur. loca). Un autre axe consiste en la caractérisation du lieu, d’après ses spécificités et l’organisation de ses compo santes (natura, regio, ratio loci) et d’après sa position dans l’ensemble (positio ou situs). Or ces repré-sentations de l’espace ne correspondent pas au regard subjectif caractéristique du paysage ni, a fortiori, à la conception plus contemporaine et technique où l’esprit parcourt une certaine étendue pour en saisir l’unité dans la combinai-son entre la nature, les techniques et la culture des hommes 43.

** *

3. Autres syntagmes pouvant désigner le « paysage »

Et pourtant certaines descriptions de lieu invitent à revenir sur cette conclu sion car il est des énoncés où un mot, un syntagme paraissent exprimer l’idée de paysage.

3. 1. Locus amoenus ou horridusL’on pense bien sûr d’abord à locus amoenus et amoenitas loci 44 ainsi

qu’à leurs antonymes. Cicéron précise que la demeure fastueuse de Verrès à Syracuse est située (Verr., II, 5, 80) amoeno sane et ab arbitris remoto loco, mais, qualifié de remotus « à l’écart de », locus ne peut que signifier « lieu » 45. C’est encore ce sens que le mot a quand il réfère en contexte à des noms de lieux, comme lorsque Cicéron s’interroge sur ses préférences entre collines et promenades le long de la mer, dans son domaine de Pouzzoles (Att. 14, 13, 1 = t. 9 n° 734) : … est mehercule … utriusque loci tanta amoenitas ut dubi-tem utra anteponenda sit … 46. Amoeno loco et loci amoenitas expriment une

42. Les deux termes se trouvent en symétrie en Liv. 22, 38, 9-10 : … mirari se qui dux, prius-quam aut suum aut hostium exercitum, locorum situm, naturam regionis nosset, iam nunc togatus in urbe sciret quae sibi agenda armato forent « … il se demandait comment un général, avant de connaître son armée et celle des ennemis, la disposition des lieux et la nature du pays, dès mainte-nant, en toge et à Rome, savait ce qu’il lui faudrait faire quand il serait en armes. »

43. Voir supra p. 107.44. Cette composition du regard a fait du amoenus locus un thème littéraire avec ses codes et ses

significations : voir supra p. 107-108.45. « … dans un lieu vraiment agréable et loin de tout témoin » (trad. G. Rabaud).46. « … ma foi, les deux endroits ont tant de charme que je ne sais lequel préférer … » (trad.

J. Beaujeu).

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appréciation sur un « lieu » bien plutôt que la saisie globalisante qui fait pas-ser du lieu au « paysage » et qui le fonde comme tel.

Un problème analogue se pose pour un texte de Sénèque. Afin de minimi-ser l’impact personnel de l’exil, l’auteur écrit (Helv. 6, 5) :

Quid tam nudum inueniri potest, quid tam abruptum undique quam hoc saxum ? quid ad copias respicienti ieiunius ? quid ad homines immansuetius ? quid ad ipsum loci situm horridius ? quid ad caeli naturam intemperantius ? Plures tamen hic peregrini quam ciues consistunt.

Si l’on donne à horridus son sens premier « hérissé », l’application de ce quali-ficatif à situm loci a pour effet que ce syntagme désigne la disposition globale du lieu, sa topographie 47, et devient l’équivalent de natura 48, avec lequel il se trouve d’ailleurs en parallèle ici, dans une description qui envisage « l’état du lieu » et l’état du ciel – caeli natura -, c’est-à-dire le climat. Toutefois hor-ridus peut aussi signifier « rude, qui fait frissonner, terrible » et la réaction psychologique est liée (ad) au loci situm : l’état du lieu devient alors la vision qu’en a le sujet, composante essentielle du paysage. C’est d’ailleurs vers cette interprétation que tend la traduction de situs par « aspect » 49.

3. 2. Facies lociDeux syntagmes surtout paraissent, dans certaines de leurs occurrences,

référer nettement à la notion de paysage, facies loci et forma loci.Tacite décrit ainsi l’île de Capri où s’exila Tibère (An. 4, 67, 2) :

Caeli temperies hieme mitis obiectu montis quo saeua uentorum arcentur ; aestas in fauonium obuersa et aperto circum pelago peramoena ; prospectabatque pulcherrimum sinum, antequam Vesuuius mons ardescens faciem loci uerteret.

Une description précise de plusieurs caractéristiques (la température et les vents, une perspective élargie de l’île au golfe) et, plus encore, une apprécia-tion (pulcherrimum sinum) liée à l’histoire du lieu, tout cela donne « l’aspect du pays » 50 à travers une vision dynamique propre au paysage, en l’occurrence

47. « Que peut-on imaginer d’aussi dénudé, d’aussi escarpé que mon rocher ? Quoi de plus stérile au plan des ressources ? De plus inhospitalier au plan des hommes ? De plus hérissé de pics au plan topographique ? De plus excessif au plan climatique ? Pourtant il y réside plus d’étrangers que de natifs » (trad. C. Lazam, Éditions Rivages, Paris, 2002). Cf. Cic., Leg. agr. 2, 40.

48. Voir supra p. 115.49. « … est-il un pays d’aspect plus affreux ? est-il un climat plus malsain ? » (trad. R. Waltz).50. « La température y est douce en hiver grâce au rempart qu’oppose une montagne à l’âpreté

des vents ; l’été, exposé au zéphyr et favorisé aussi par l’étendue de la mer environnante, est déli-cieux ; et de là se découvrait le plus beau des golfes avant que l’éruption du Vésuve eût changé l’aspect du pays » (trad. P. Wuilleumier).

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celle d’un regard qui dépasse les composantes pour les unir dans une recom-position. Il s’opère une valorisation, mais ce n’est pas le cas en An. 14, 10, 3, passage où l’on voit Néron fixer la côte après le naufrage et l’assassinat de sa mère Agrippine, affecté par la tristesse à certains moments :

Quia tamen non, ut hominum uultus, ita locorum facies mutantur, obuersabaturque maris illius et litorum grauis aspectus – et erant qui crederent sonitum tubae collibus circum editis planctusque tumulo matris audiri –, Neapolim concessit …

La facies loci s’anime d’une dynamique du regard (grauis aspectus) et l’« as-pect des lieux » 51 devient un paysage. Si le visage par l’ensemble de ses traits dégage une expression et peut se moduler, la facies locorum provoque une impression, au sens fort du terme : le paysage rappelle à Néron le souvenir du meurtre et sa culpabilité dans une évidence qui rend vaine l’apparence que le prince veut se donner.

La lettre 2, 17 de Pline le Jeune est particulièrement intéressante. Il y décrit sa propriété des Laurentes (1 et 3) :

desines mirari, cum cognoueris gratiam uillae, opportunitatem loci, litoris spatium … Varia hinc atque inde facies ; nam modo occurrentibus siluis uia coartatur, modo latissimis pratis diffunditur et patescit ; multi greges ouium, multa ibi equorum, boum armenta, quae montibus hieme depulsa herbis et tepore uerno nitescunt.

Un mouvement circulaire de la vue saisit différentes occupations du sol (hinc atque inde ; les forêts et les prés), le tracé de la route change (siluis uia coarta-tur ; pratis diffunditur uia), le regard du propriétaire s’imprègne de la beauté de l’ensemble (cognoueris gratiam uillae). Ce n’est pas la simple description topographique de la natura loci mais la perception animée d’un véritable pay-sage, le terme est d’ailleurs employé par la traductrice de la CUF 52. Facies s’applique aussi à la ville (Plin., Pan. 51, 3-4) :

Hinc immensum latus circi templorum pulchritudinem prouocat, digna populo uictore gentium sedis nec minus ipsa uisenda quam quae ex illa spectabuntur. Visenda autem cum cetera specie, tum quod

51. « Cependant, si l’homme change de visage, l‘aspect des lieux ne change pas, et la vision incessante de cette mer et de ces rivages l’importunait – on croyait même entendre le son de la trompette [funèbre] sur les collines environnantes et des gémissements sortir du tombeau de sa mère ; il se retira donc à Naples ….» (trad. P. Wuilleumier).

52. « Tu ne t’étonneras plus quand tu connaîtras l’agrément de sa construction, la qualité de son site, l’étendue de sa plage … Ici et là, des paysages variés. Par instant les bois s’avancent et serrent de près la route, par instant elle s’attarde et se déroule dans de vastes prairies ; beaucoup de troupeaux de moutons, beaucoup de rassemblements de chevaux, de bœufs sont là, chassés des montagnes par l’hiver, et s’engraissant dans ces pâturages au tiède soleil du printemps » (trad. A.-M. Guillemin, trad. modifiée pour la 1re phrase).

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aequatus plebis ac principis locus, siquidem per omne spatium una facies …

Il s’opère un semblable mouvement du regard qui embrasse différents édifices (circi, templorum) et leur donne vie par la présence du public et du prince, dans un même mouvement d’admiration envers Trajan. Loin d’une descrip-tion architecturale technique, se construit un panorama 53, una facies, qui se donne à voir et à interpréter, un paysage en somme. Cette valeur de facies se rattache à celle d’« aspect général » 54.

3. 3. Forma lociÀ côté de facies loci existe aussi forma loci que Pline emploie pour sa pro-

priété de Toscane (Ep. 5, 6, 7) :

Regionis forma pulcherrima. Imaginare amphitheatrum aliquod immensum et quale sola rerum natura possit effi ngere. Lata et diffusa planities montibus cingitur, montes summa sui parte procera nemora et antiqua habent, frequens ibi et uaria uenatio

et, dans un développement trop long pour être cité, l’auteur poursuit en détail-lant la végétation et les occupations du sol en différents étagements sur les coteaux. Forma ne peut en effet être compris avec son sens de « beauté » puisque l’idée est déjà exprimée par pulcherrima. La description suit un ordre, de l’amphitheatrum à la plaine et aux montagnes qui le créent, s’attache aux différentes activités selon les endroits (chasse, agriculture) et porte un jugement esthétique traduisant lui-même un profond attachement. C’est en quelque sorte le croisement du regard du géographe moderne et de l’œil neuf capable de voir les choses autrement. L’on aura reconnu les deux composantes de la notion de paysage et l’on peut introduire le terme dans la traduction « le paysage de la région est très beau », formule préférable à celle d’A.-M. Guille-min qui escamote forma 55. Cette signification du mot se rattache à celle de « forme générale » et forma correspond au grec sch~ma 56.

53. « Ailleurs le pourtour immense du Cirque rivalise avec la beauté des temples, lieu digne du peuple vainqueur du monde, et qui mérite aussi bien d’être vu que les spectacles auxquels on y assistera ; qui mérite d’être vu non seulement pour toutes ses beautés, mais surtout parce que les places du peuple et du prince sont au même niveau : d’un bout à l’autre un même front (una facies) … » (trad. M. Durry).

54. Par exemple, Sall., B. C. 31, 1 : Quibus rebus permota ciuitas atque inmutata urbis facies erat « Ces événements avaient profondément ému la cité et transformé l’aspect de la ville » (trad. A. Ernout).

55. « Le pays est très beau. Représentez-vous un immense amphithéâtre, tel que la nature seule peut en faire. Une plaine largement ouverte et spacieuse est ceinte de montagnes ; ces mon-tagnes portent à leur sommet de hautes futaies antiques ; le gibier est là abondant et varié » (trad. A.-.M. Guillemin).

56. Voir D. Conso, Forma : étude sémantique, Thèse de Doctorat d’État dactylographiée, Paris IV – 1990, p. 492-507 et A. Rouveret, art. cit., p. 342.

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Le lieu ainsi recomposé par la vue devient paysage et les termes qui le désignent, facies et forma loci, se trouvent chez Sénèque et Pline le Jeune. Il n’est en tout cas pas indifférent que cette période soit justement celle où se développe une autre vision de l’espace, l’art des tableaux animés avec, à côté des scènes paysagistes ou horticoles, des spectacles champêtres, des situations de la vie urbaine 57. Lorsque Pline écrit (Ep. 2, 17, 21) : … a pedibus mare, a tergo uillae, a capite siluae : tot facies locorum totidem fenestris et distinguit et miscet < zotheca >, les facies locorum que permet de saisir la disposition de l’alcôve (zotheca) se détachent comme autant de tableaux à travers les fenêtres : « On a à ses pieds la mer, derrière soi des villas, à sa tête des bois : autant de paysages présentés à la fois séparément et ensemble par un même nombre de fenêtres » (trad. A.-M. Guillemin, modifiée).

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4. Topia

De fait, les tableaux comme les jardins sont des formes de cette saisie de l’espace que constitue le paysage.

Concernant les jardins, bien étudiés par P. Grimal 58, il existe en latin une famille de mots spécifiques : topiarium « jardin d’ornement », topiarius « jardi-nier paysagiste », pour employer un terme moderne. La première attestation connue se trouve chez Cic., Ad. Quint. 3, 1, 5 (= t. 3 n° 145) :

Topiarium laudaui : ita omnia conuestiuit hedera, qua bassim uillae, qua intercolumnia ambulationis, ut denique illi palliati topiariam facere uideantur et hederam uendere

« J’ai félicité le jardinier : il a si bien tout revêtu de lierre, tant le mur de soutènement de la villa que l’intervalle des colonnes de la promenade, que fi nalement les statues de personnages grecs ont l’air de s’occuper de jardinage et de recommander le lierre à notre attention » (trad. L.-A. Constans).

L’ornementation consiste en une véritable recomposition des éléments, le lierre et les statues, avec l’animation d’une saynète comme si les statues mettaient en valeur les plantes 59. Ce jeu n’est pas sans rappeler le mécanisme de saisie du

57. Voir J.-M. Croisille, Poésie et art figuré de Néron aux Flaviens, Thèse de Doctorat d’État de Paris IV, Service de reproduction des Thèses de Lille, 1978, p. 378.

58. P. Grimal, L’art des Jardins à Rome, Paris, Fayard, 1944 [3e éd., 1984]. Bien des données qui suivent sont empruntées aux pages 89-97.

59. De même Plin., N. H. 12, 22 ; 15, 122 et 130 ; 16, 70 et 76 ; 18, 265 ; 21, 68 ; 22, 62 et 76.

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paysage observé précédemment. De cet art des jardins, une bonne illustration est donnée par un texte de Pline l’Ancien (16, 140, à propos du cyprès) :

… coercitaque gracilitate perpetuo tenera trahitur etiam in picturas operis topiarii, uenatus classesue et imagines rerum tenui folio breuique et uirente semper uestiens

« … en ramassant ses formes naturellement grêles, on fait représenter à cet arbre toujours tendre des tableaux décorant les jardins : chasses, fl ottes, et autres sujets qu’il revêt de son feuillage fi n, court et toujours vert » (trad. J. André).

L’expression picturas operis topiarii définit le jardin d’ornement comme un tableau, au point que P. Grimal parle d’un « emprunt direct des jardins à la peinture de paysages » 60.

Les deux entretiennent ensuite des liens très étroits et sont désignés par le même terme, topia. L’on mettra ainsi en parallèle, pour les décors de jar-dins, ces vers de l’Appendix Vergiliana, Copa, (v. 7-8) :

Sunt topia et calybes, cyathi, rosa, tibia, chordaeet triclia umbrosis frigida arundinibus

« Il y a des bosquets et des tonnelles, des coupes, roses, flûtes, lyres et sous les roseaux ombreux de fraîches salles à manger » (trad. A. Rouveret 61), et, pour les paysages peints, ce passage de Vitruve 7, 5, 2 :

… ut … ambulationibus uero propter spatia longitudinis uarietatibus topiorum ornarent ab certis locorum proprietatibus imagines exprimentes : pinguntur enim portus, promunturia, litora …

« … pour les galeries, ils tirèrent parti des espaces que procure leur longueur, et les décorèrent de paysages variés, empruntant des images à des particularités topographiques précises : on peint ainsi des ports, des promontoires, des rivages, des cours d’eau … » (trad. B. Liou et M. Zuinghedau).

Une telle polysémie de topia tient à ce que, durant cette période augustéenne, les jardins deviennent en quelque sorte un intermédiaire entre la Nature et l’Art, et les motifs végétaux connaissent un développement non négligeable en peinture mais aussi en sculpture 62.

60. P. Grimal, op. cit., p. 97.61. A. Rouveret, art. cit., p. 332.62. Voir P. Grimal, op. cit., p. 287-289 et A. Rouveret, art. cit., p. 332.

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124 JEAN-FRANÇOIS THOMAS

Quant au terme topia, il présente l’originalité d’être un dérivé du grec tovpoı sans être lui-même attesté en grec. La formule de Vitruve lie étroite-ment les peintures aux composantes marquantes du terrain (ab certis loco-rum proprietatibus imagines exprimentes) et cela n’est pas sans rapport étroit avec une conception stoïcienne de la représentation : « Si l’art du paysage, tel que le conçoivent les stoïciens et les théoriciens de la peinture après eux, est la représentation, moins des objets particuliers que de ce qui fait leur particularité, les peintres devront s’attacher, non pas à reproduire des scènes réelles mais des éléments typiques des choses, les topia », écrit P. Grimal 63. Il rapproche alors le mot de l’emploi, lui aussi technique, de tovpoı pour, dans la rhétorique, les types de développements classés par genres ou sujets. Si l’on admet cela, entre le terme grec et son dérivé latin, il n’y aurait donc pas calque morpho-sémantique, mais calque de la seule matrice sémantique – l’idée de caractère typique – qui donnerait des emplois particuliers dans des domaines référentiels différents. Cette idée de spécificité se rattache elle-même au sens de base de tovpoı « lieu » en tant que le lieu est isolé en raison de ses proprié-tés à l’intérieur d’un ensemble. Le français connaît une lexicalisation assez proche quand, sur le mot pays, il forme paysage, lequel a d’abord désigné un tableau représentant un pays et sa première attestation connue remonte à 1493, chez Jean Molinet, un poète de Valenciennes, vivant donc dans la pro-vince de Flandre, ce qui laisse supposer un calque du néerlandais landschap et l’influence culturelle de la peinture flamande 64.

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Les emplois de locus, seul ou dans un syntagme nominal, contribuent à exprimer différentes façons de saisir son environnement spatial. Se repré-senter l’espace, c’est d’abord se repérer en fixant des points précis considé-rés pour les actions précises qu’ils permettent (masculin pluriel loci) ou bien appréhender une étendue plus vaste à partir de ses propriétés contraignantes ou favorables (neutre collectif loca). Se représenter l’espace, c’est aussi juger les caractéristiques de l’endroit (natura loci), y compris sur le plan esthétique (amoenitas loci) ; c’est encore saisir l’organisation de ses composantes (ratio loci), la position d’un lieu par rapport à l’ensemble (situs loci). Il y a là une approche à la fois descriptive et pratique où l’espace est envisagé par rapport à l’action, en terme de contraintes naturelles auxquelles les hommes ne peu-vent que s’adapter. Tout cela ne correspond pas à ce que recouvrent l’entité et le terme de paysage. Relève en revanche de ce domaine notionnel la manière

63. Pierre Grimal, op. cit., p. 93.64. Alain Roger, op. cit., p. 19.

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d’établir des liens entre les éléments observés et de porter ainsi un regard neuf sur des choses plus ou moins familières. Les syntagmes employés, forma loci et facies loci, s’appliquent aux vues qui inspirent les descriptions verbales, tandis que les topia sont à la fois les jardins paysagers et les paysages peints. En forçant peut-être un peu les données, l’on en viendrait à distinguer, sur la base de différenciations lexicales, deux approches de l’espace, l’une analytique et pragmatique, l’autre plus dynamique où le regard reconstruit ce qu’il voit 65.

Jean-François THOMAS

Université Paul Valéry Montpellier III

65. Ce nouveau regard sur le paysage n’est pas sans lien avec plusieurs phénomènes : élargisse-ment de l’horizon où la grande patrie fait revoir sous une autre approche la petite patrie (A. Rouveret, art. cit., p. 342-344), repli sur la nature et l’otium qu’elle offre quand la situation politique devient trop dure (P. Grimal, op. cit., p. 351 et 424), idéalisation d’une nature aménagée (É. Wolff, Pline le Jeune ou le refus du pessimisme, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2003, p. 64-66).

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