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TOUS LES HOMMES SONT TEMOINS

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DU MEME AUTEUR

Le Sang et l'Or (Gallimard, 1946).

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JULIEN UNGER

TOUS LES HOMMES SONT TEMOINS

LES EDITIONS DE MINUIT 1951

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Copyright 1951 by Les Editions de Minuit 22, Boulevard Saint-Michel, Paris-6 Tous droits réservés pour tous pays.

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Je dédie ce livre à Marguerite Widder en signe de gratitude pour l'amitié et l'affection de toute une vie.

J. U.

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Notre salut, c'est le sourire des autres.

Notre liberté, c'est notre création, notre don.

J. U.

LE TRAIN

Sur la terre pouilleuse de l'Allemagne centrale. face aux grandes falaises de la Thuringe, les ruines levaient leurs bras au ciel, désolées, hurlant leur déchirement et leur laideur. Alentour, tout était bou- leversé et terrifié. Dans leur orgueil furieux, dans leur ambition de dominer le monde, ses maîtres in- sensés, ennemis des hommes, avaient accumulé des moyens de destruction si grands qu'à leur mesure les batailles et la colère des dieux d'autrefois ne paraissaient plus que des jeux innocents. Quoi d'étonnant si sous leurs coups, la terre entière pleu- rait ses souffrances, exhalait une odeur de maladie.

A travers ce paysage apocalyptique, une locomo- tive avançait, tantôt soufflant, sifflant et ahanant, tantôt si doucement qu'on pouvait la croire figée. Elle

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éprouvait le rail avant de faire son tour de roues, tremblant de se trouver brusquement précipitée dans un abîme ou projetée dans les airs par une explo- sion. Ou, peut-être, le mécanicien craignait de voir ces rails conduire là où l'on ne voudrait jamais être arrivé.

Le train lui-même, d'une longueur désolante, était composé de voitures venant de tous les coins de l'Europe. Wagons américains, longs et gris ; russes, larges et lourds ; français, légers et vieux ; italiens, noirs et compliqués ; yougoslaves, pauvres et tristes. Pris dans une raffle immense, wagons polonais, fiers et saouls ; grecs, furieux et volages ; tchèques, galants et sonores ; hollandais, aimables et turbu- lents ; allemands, épaves échappées au cataclysme.

Eux-aussi, les voyageurs de ce train, étaient dans un état lamentable ; depuis bientôt six ans, ce voya- ge ne cessait pas. La guerre les avait arrachés à leur maison comme on arrache un pilier. On leur avait dit qu'il fallait rebâtir le monde sur des fon- dations plus solides, qu'ils allaient recréer la sécu- rité pour l'avenir et l'espoir pour leurs enfants et, comme des gens simples partent rendre un service, ils étaient partis, généreusement.

La guerre et ses maîtres avaient ainsi happé et broyé les fils les plus braves de nations innombra- bles. Ils leur avaient demandé, au début, leur nom et leur vêtement, leur table et leur lit ; ils leur avaient pris ensuite le repos de leurs jours, les son- ges leurs nuits les objets et les êtres qu'ils aimaient : il s les avaient forcés enfin à détester ce qu'ils adoraient à détruire ce que leurs pères avaient construit ce qu'ils avaient construit eux-mêmes avec la ténacité des buffles et la persévérance des four- mis.

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Simple troupeau de bestiaux, ils étaient chassés sur des champs de blé, des vergers en fleur. Ils avaient dévasté cultures sur pied, granges pleines, villages paisibles et cités millénaires. Ils avaient bouleversé et écrasé ce qui était vivant : bêtes et choses, monuments et hommes, peuples et civilisa- tions.

Ainsi l'exigeaient les maîtres de la guerre. Ces maîtres parlaient d'abord la même langue,

comme des amis. Puis, ils parlèrent comme des amis d'ennemis, et enfin, sans détours, comme des ennemis eux-mêmes. La confusion était telle qu'ils perdirent toute notion d'un commun langage.

Ces maîtres affirmaient d'abord professer la même foi, respecter la même loi. Vint un jour, où on les vit, en robe de juge, proclamer la justice, dressés sur le cadavre de leurs victimes. Alors la loi mourut et ils perdirent la notion de leur commune foi.

Ces maîtres prétendaient jouir de la même liberté; à les entendre, seul les unissait le même lien de fraternité et de respect. Puis, vint un crépuscule où on les vit vendre et acheter le bétail esclave de leurs propres frères. Alors la liberté mourut dans des clameurs frénétiques.

Une nuit sombre envahit tout de son désespoir. Les maîtres ne demandaient plus, ils exigeaient encore, ils exigeaient toujours...

Or, au milieu de la tourmente, certains hommes dans le nombre, essayaient de résister à cette folie. Leurs cris de ralliement retentissaient de tous côtés :

— Où et quand s'arrêtera l'insatiable exigence de ces maîtres inhumains ? Debout les hommes ! Au secours, les frères !

Et par milliers, par centaines de milliers et par millions, de tous les coins de la terre, des hommes

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venaient porter aide à leurs frères inconnus, parlant des langues inconnues.

Contre une pareille résistance, la fureur des maî- tres devenait sans limites... Aussi, tuait-on ces hom- mes comme des rats, on les écrasait comme la vermine. Ceux qui survécurent, furent astreints à un travail terrible, et s'ils ne donnaient pas assez vite le souffle qui leur restait, on les enfermait dans des camps où ils devaient donner leur peau aux souillu- res et leur chair aux maladies, leur dos aux coups, leurs mains aux chaînes, leurs pieds aux fers. On les transportait d'enfer en enfer, comme des outils usés, on les jetait au rebut sur le bord des routes, dans des trous à feu. Leur monde n'était plus habité que de traîtres et de prostituées, de vampires et de bourreaux.

Ainsi sur des millions, il n'en restait que des milliers, des centaines. Sur mille partants, ils n'é- taient plus maintenant que quelques dizaines ; par- fois une seule ombre demeurait encore, telle une pierre nue au-dessus d'un immense tombeau.

C'était leur train qui roulait à travers cette terre déchirée. Le soir étalait un manteau sombre sur un sol flétri de sang, où les pierres mêmes portaient la trace de combats géants. Les voyageurs gisaient dans le wagon, enchevêtrés les uns sur les autres, exténués, malades, moribonds repliés dans leur dou- leur ou morts figés dans un dernier appel. Ceux qui pouvaient se tenir debout, à travers les barreaux. cherchaient des points de repère dans les étoiles, et de temps à autre, leur cri roulait sur le chaos des ruines sourdes. Leur pensée angoissée voguait au- dessus de cet univers fracassé, assoiffé de lumière, d'ordre ou de repos.

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Brusquement, le convoi stoppa. Au loin, une lueur émergea des masses bouleversées. Etait-ce la mort ou la vie ? Un chuchotement parvint, léger d'abord comme un souffle. Il s'amplifia lentement, pareil à une poussée de vent mêlée à des bruits, et enfin apporta d'un seul coup tout un flot de pas et de voix.

Puis, des cris éclatèrent de partout : — The peace ! Oh my boys, the peace ! — La paix ? Oui, la paix ! — Mir ? Da, mir ! — Béke ? Igen, béke. — Pace ? Si, pace. — Eirini ? Nai, eirini ! — Pokoy ? Tak, pokoy ! — Frieden ? Ja, frieden. Les portes s'ouvrirent : — Qu'est-ce que c'est, camarades ? — Debout, amis ! C'est la paix, la liberté ! La vie ! — La liberté ? Qu'est-ce que tu dis ? — La vérité, camarades ! Je dis que c'est la paix,

la liberté, la vie ! Finis les camps, les gaz, les fours, les sélections, les tueries. Finies la faim, la soif, les souffrances, finies ! Finis les bourreaux, les pendai- sons, les coups, les haillons, les cachots, les geôliers, les potences, finis vous m'entendez ?

— Est-ce possible, camarades ? demandèrent les moribonds.

— C'est vrai. Vous ne comprenez donc pas ! Ecou- tez, voilà. Il n'y a plus de transport, plus de ces monstres qui vous ont enfermés dans ce wagon pour vous faire mourir. Plus de ces barbelés où vous traîniez votre cauchemar ; plus de travaux forcés, où les chiens vous mordaient les cuisses, où les êtres pires que des chiens se moquaient de votre mort. Plus de tas de squelettes, plus de cadavres traînés

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comme des ordures, plus d'enfants écartelés, taillés vivants, brûlés vivants ; fini tout ça, bien fini.

— Tu crois, camarade ? — Puisque je vous le dis ! Ecoutez, vous allez

devenir des hommes libres. Vous retrouverez votre pays, votre maison, votre femme, vos amis, le travail et la joie. Vous ne serez plus forcés d'obéir, d'écou- ter, d'exécuter, de donner encore, de donner toujours. Vous aurez droit, vous aussi, à quelque chose. Vous pourrez même demander justice, exiger non seule- ment qu'on vous rende vos biens, mais qu'on punisse le voleur et le traître. Vous pourrez jouir de votre liberté, parler votre langue, respecter votre loi...

— Est-ce vrai, camarade. Est-ce possible ? — Oui, c'est vrai. C'est ça, la paix. Est-il donc

impossible de vous faire retrouver le monde ?

Dans le coin obscur d'un wagon, deux paires d'yeux s'ouvrent l'une en face de l'autre. Ils sont plus noirs que le noir de la nuit. Mais la nouvelle de tout à l'heure allume en eux une dernière étin- celle de vie. Pour se voir profondément, ils se tou- chent presque. Les uns disent :

— Tu reverras l'Espagne, Juan Martinez. — Je ne la reverrai pas libre, alors que toi Paul

Rayon... — Je ne crois pas ; je vais mourir. — Courage, Paul, tu vivras, parce que la France

viendra à ta rencontre. — Alors, Juan, elle ira aussi libérer l'Espagne. — Tu es mon frère, Paul... Et les deux hommes s'embrassent. Leur joie est

si grande qu'ils pleurent tous deux jusqu'à la défail- lance...

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LA LIBERATION DE PARIS

A quelques douze cents kilomètres de l'endroit où le train s'était arrêté, presqu'à la même heure, tout Paris s'était enveloppé d'un nuage argenté comme d'un voile étincelant et à travers la vapeur lumineu- se, des traits immenses inscrivaient dans le ciel les signes d'une nouvelle espérance.

La nuit était belle. La voûte céleste resplendissait de toutes ses étoiles et la terre respirait ses plus beaux parfums. Mais les constellations elles-mêmes blêmissaient sous les réflecteurs qui montaient du sol avec leurs jets énormes de lumière. On les regar- dait de partout. De la Porte de Vincennes à la Porte Maillot et du Mont des Martyrs au Montrouge, monu- ments et églises, bâtiments et places publiques,

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jardins, avenues et boulevards étaient inondés de feux, de rires et de manifestants.

Les Parisiens avaient illuminé leurs fenêtres, pa- voisé leurs maisons et fait jaillir des fontaines lumi- neuses. Ils chantaient dans les rues, ils dansaient aux carrefours ; ils étaient si nombreux et ils criaient si haut leur bonheur que la ville était deve- nue trop petite pour les contenir, eux et tant de gaîté. Si bien qu'il en débordait sur la banlieue pro- che, sur la province et sur tout le pays. Et du pays, les signaux couraient sur les terres et les mers qui l'environnent, portant jusqu'au bout du monde leur joyeuse nouvelle.

Pourtant, ce n'était pas la nuit de Noël. Oh, non. C'était celle du huit Mai de l'an de grâce mil neuf cent quarante cinq, nuit peut-être toute pareille à celle de la légende, mais le miracle, cette fois-ci, était répété, multiplié dans des foyers innombrables.

Depuis les glaces polaires jusqu'aux déserts de feu, des millions de mères, de femmes et d'hommes regardaient, ce soir-là, le ciel et les étoiles. Des colonnes lumineuses couvraient toutes les villes, des sonneries de cloches répandaient partout leurs volées mélodieuses annonçant à tous les peuples la paix des hommes de bonne volonté.

Comme dans la légende, la surprise réjouissait les gens simples, mais comme à Noël, les bœufs et les ânes n'étaient pas seuls à regarder l'évènement avec des yeux ronds, il y avait aussi les maîtres du monde qui se mirent à trembler et à se demander anxieusement :

— Que deviendrons-nous, si tous ces gens se met- tent à réfléchir, à comprendre et à s'aimer ?

Et cette pensée seule suffisait à les affoler...

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En effet, en cette nuit, pour la première fois, depuis six longues années, la haine abandonnait le cœur des hommes ; leurs mains lâchaient les armes pour aider leur prochain ; leurs mâchoires se détendaient pour sourire, pour dire des paroles d'amour et de fraternité.

C'était la grande fête. Eh bien, ce soir-là, sur les hauteurs de Boulogne-

sur-Seine, tout près de la vieille petite ville, du per- ron de leur maison délabrée, deux femmes regar- daient vers Paris. Toutes deux étaient heureuses de voir la capitale resplendir comme naguère, mais tristes, tout de même de ne pouvoir s'associer à la fête parce que leur cœur était désolé.

L'une d'elles, qui était la plus âgée, parla la pre- mière et dit :

— Tant que mon fils n'est pas rentré, la guerre continue pour moi.

— Finira-t-elle pour nous, jamais ? demanda la plus jeune. Je crains que non.

— Moi, je garde toute ma confiance, répondit la première. Ce n'est, certes, pas en un pareil moment que je désespérerais.

— Bien sûr. Elle se tut un long moment, puis reprit : — J'aimerais tellement savoir où il est. Pourtant,

je tremble devant cette nouvelle. — Il ne faut jamais avoir peur de la vérité. Si

triste qu'elle soit, il est bon de savoir. — Vous êtes plus forte que moi, et je suis con-

fuse. Il y eut de nouveau un long moment de silence. La musique d'un orchestre de jazz monta jusqu'à

elles avec ses coups rythmés de grosse caisse. Elles

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entendaient nettement les cris et les applaudisse- ments des danseurs, les pas de course des jeunes qui se pourchassaient dans la rue, l'éclatement des feux de joie, suivi, de temps à autre, par des chants indistincts.

La plus âgée fit un geste las. — Ma fille, dit-elle, ce monde est un enfer. Qu'im-

porte maintenant à qui que ce soit la douleur du voisin ou sa mort ? Rentrons, veux-tu ? Cette musi- que me porte sur les nerfs.

— Oui, c'est l'heure des nouvelles. Et toutes deux, jetant un dernier regard sur les

illuminations de Paris, rentrèrent à la maison. Elles se mirent à écouter les messages que la T.S.F, lan- çait aux quatre coins du monde. Elles éteignirent les lumières, et le regard fixé sur le cadran lumi- neux, les deux femmes s'en allaient cheminer sur les routes désolées et étranges et suivaient, trem- blantes, la marche des libérateurs forçant les murs des prisons et les portes des camps.

Elles entendaient à peine les exclamations tapa- geuses des danseurs et leur musique, parce qu'elles assistaient à la libération des camps perdus sous les pluies de la Baltique, dans les brumes de la Mer du Nord, les marécages de la Silésie. Elles couraient au-devant des libérés Serbes, Tchèques, Hongrois et Grecs, Russes et Polonais, Hollandais et Espa- gnols, mais elles n'avaient d'yeux que pour les seuls Français. C'était parmi eux qu'elles cherchaient l'homme absent.

Que leur importaient les appels enroués des dan- seurs ivres ou les lampions ou les rires, quand elles accompagnaient sur le chemin du retour les hommes de la Champagne et de l'Artois, ceux qui revenaient en Alsace, en Bourgogne ; ceux qui rentraient en

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Savoie ou qui allaient vers le Midi ou la Gascogne; ceux qui se hâtaient vers la Touraine, la Bretagne et la Normandie, mais elles tremblaient en voyant arriver les hommes de l'Ile de France.

Les tambours et la grosse caisse avaient beau frapper de toutes leurs forces les rythmes fous, elles avaient beau en souffrir comme d'une blessure, mais elles n'avaient d'oreilles que pour écouter les noms de libérés regagnant Paris, Levallois, Saint-Denis et Saint-Mandé; d'autres encore d'Ivry, de Glamart, d'Issy ; et enfin, la voix appelait les noms de ceux qui rentraient à Boulogne. Elles retenaient leur respiration pour mieux entendre les lettres de tout l'alphabet, mais parmi elles il n'y avait pas le nom qu'elles n'osaient point prononcer.

Et la gorge sèche, les yeux fixés et la tête endolo- rie par les cris des fêtards, elles restaient tout de même jusqu'au dernier nom, jusqu'au dernier appel, jusqu'à ce que toutes les voix se fussent tues.

Alors la plus jeune dit, d'une voix brisée : — J'ai peur, mémé, mon cœur tremble d'appré-

hension. — Jamais, répondit la plus âgée d'une voix réso-

lue, jamais, je ne me laisserai gagner par le déses- poir. S'il faut un miracle pour qu'il revienne, alors je crois au miracle. Je connais mon fils, il peut supporter beaucoup. Allons nous reposer. Ma con- fiance est aussi ferme que tout à l'heure.

Elles ne pouvaient se douter qu'à la même heure, un train roulait lentement vers la France, qui ber- çait, entre la vie et la mort, celui qu'elles attendaient avec tant d'angoisse.

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LE REVEIL

C'est le matin ; le bruit du train a cessé. Lorsque Paul Rayon ouvre ses yeux, il sent tout

à coup qu'il est seul. Ceux de Juan ne le regardent plus ; il n'est plus derrière ses prunelles. Mais au de ssus de lui, un cercle rose tourne et s'arrête, sus- pendu. Il croit distinguer, un visage, des boules noires, des étincelles, puis un plissement. L'image devient plus nette et deux grands yeux brillent au- dessus d'une bouche écarlate.

— Bonjour, monsieur, dit cette apparition. Vous êtes bien malade !

Cet appel ne touche encore que des antennes dé- faillantes. Mais ses yeux demeurent tout de même fixés à ce regard étincelant qui disparaît, effrayé.

... Des hommes en blanc vont et viennent, des

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hommes eni beige donnent des ordres. Il se sent porté sur des vagues tantôt montantes, tantôt plon- geantes ; des bouées soutiennent dans leur nacelle ce poids infime qu'attire le gouffre.

De temps à autre, les hommes en blanc le regar- dent avec des yeux réfléchis et alertés ; son regard s'y accroche comme à une gaffe brillant dans le noir. Un apaisement entre en lui avec ces gestes qui sauvent, avec ces regards qui promettent ; il sent se former au creux de sa gorge un balbutiement pareil au vagissement de l'enfant sur des bras maternels.

— Vite, du bouillon chaud ! Du camphre et du café bien sucré. Vite !

Une lumière l'inonde ; partout, un ciel blanc et crême. Il vogue sur un nuage moelleux et tiède. Des êtres fabuleux tournent dans les airs, descen- dent du ciel anguleux avec des gestes doux. Un bau- me se répand en lui comme une ondée merveilleuse. Il est pareil à une plante qui défaille sous une chaleur torride et qu'arrose la pluie ; la sève emplit ses cellules mortes, nourrit des millions de bouches desséchées, le rappelle à la vie. Il sent son cœur vibrer doucement, s'envelopper de laine chaude, se blottir frémissant dans sa pelote.

Les hommes en blanc, derrière leurs lunettes, le regardent longuement et chacun de leurs regards est un appel, un encouragement, une caresse. Ils lui disent :

— Comment allez-vous ? Ils lui crient : — Revenez à la vie, petit ! Et son regard répond : — Merci, je vis ! Merci !

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Il a tout à coup l'impression nette de se trouver dans un port. Après une veillée interminable, il y pourra dormir tranquillement. Il sent autour de lui une sollicitude si chaude, que pour la première fois il prend conscience des signes qui annoncent le miracle...

— Avez-vous des papiers, monsieur ? Etes-vous Français ?

Le malade ouvre des yeux surpris. Cette voix le fait sursauter.

— Oh, n'ayez pas peur, monsieur. Je suis assis- tante sociale, je voudrais établir votre fiche d'identi- té. C'est pour le service de rapatriement. Prenez tout votre temps. Là. Dites-moi, comment vous vous ap- pelez ?

Il la regarda un moment et réplique lentement : — Rayon — Rayon ! Comme un rayon qui éclaire. Avec

un y. Et votre prénom ? Le malade baisse les yeux comme s'il cherchait

quelque chose et répond : Paul. — A quelle date avez-vous été déporté ? — En Janvier 1942. — Où ? — A Hambourg puis à Auschwitz. — Bien. Il y a donc quarante-deux mois. Et d'où

venez-vous ? — De Buchenwald. Je faisais partie d'un trans-

port décidé à la hâte. Je ne me souviens pas com- ment.

— Ça ne fait rien. Votre dernier camp c'est

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Buchenwald. Dites-moi quelle est la date de votre naissance ?

— Six Décembre 1914. — Où ? — A Montmirey-le-Château, dans le Jura Sa voix faiblit et sur ses joues ravinées le jaune

devient ocre. L'infirmière se tait un instant et dit : — Si vous ne vous sentez pas bien, je reviendrai

plus tard. Il ne me reste que peu de choses à vous demander. Pourriez-vous me dire les noms de vos parents ?

Le malade fait un long geste de la main et répond lentement :

— Valentin et Marie Chevalier. — Valentin et Marie, née Chevalier. Parfait. Vous

êtes célibataire, naturellement ? — Non. Je suis marié. — Ah, très bien. Et votre profession ? — Ingénieur des travaux publics. — Maintenant, quelle est votre adresse ? Enfin,

où voulez-vous vous rendre à la sortie de l'hôpital ? — A Boulogne-sur-Seine, rue d'Alsace-Lorraine. — Une dernière question : votre situation mili-

taire ? Je m'excuse de vous importuner, mais c'est qu'ils demandent tout cela.

Le malade se dresse avec effort et dit : — Enseigne de vaisseau deuxième classe. Elle note, va partir, mais demande : — Voulez-vous prévenir vos parents, votre femme?

Enfin leur dire que vous êtes vivant ? Le son de cette voix ne lui semble pas inconnu.

Mais il demande : — Vous pouvez faire ça ? — Bien sûr ! — Faites-le, s'il vous plaît.

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— Bien, j'essaierai de faire de mon mieux. C'est Dôle dans le Jura ? Il me semble que Boulogne-sur- Seine sera plus facile. Comptez sur moi, je ferai tout ce que vous désirez.

— Merci beaucoup. Elle note les adresses et part. Le malade retombe

dans sa solitude. Cet interrogatoire l'a remué. Quel- les choses extraordinaires ne lui fallait-il pas tirer d'un gouffre, oubliées depuis longtemps ? Pareil au pêcheur de perles sorti de l'eau, il a des bourdon- nements dans les oreilles. Mais après un moment de repos, ces souvenirs lui apparaissent comme une pêche miraculeuse. Malgré sa faiblesse, il éprouve du plaisir à les toucher un à un, à réjouir ses mains à leur contact, à égayer ses yeux à leur spectacle, à les caresser longuement chacun à part, à sa façon. Comment, il possédait tant de richesses, est-ce pos- sible ? Presque machinalement, il passe la main sur son bras gauche comme pour effacer le numéro qu'il y porte gravé à l'encre bleue.

— Est-ce vraiment fini ? Assurément, puisqu'il a un nom bien à lui : Paul

Rayon. Ce nom qui existe depuis des siècles ; il a été porté avant lui par tant d'hommes petits et grands, nés dans le Jura ; ils y labouraient la terre boursouflée de collines qui sentent bon. Il n'a qu'un tout petit effort à faire pour revoir ce pays, dur et pauvre, étalant sur ses pentes, ses champs, ses vi- gnes, ses bois et ses jardins. Il revoit le village de Montmirey, son château, sa petite église, les ruines du château de la reine Blanche de Castille, ses grands peupliers et ses vieilles maisons où tout se trouve réuni, les récoltes des granges, les animaux des étables et les bonnes gens aussi. C'est là qu'ont

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vécu et vivent encore les Rayon et les Chevalier, cultivateurs, artisans, employés et fonctionnaires.

Il se souvient de son prénom. Il lui a été donné un jour froid par un homme fort, habillé de son plus beau costume et gai comme un oiseau, heureux de prnoncer les mots qu'il avait préparés :

— Bonjour, monsieur le maire ! J'ai l'honneur et le plaisir de vous déclarer que ce matin à cinq heures un petit Rayon est né qui portera le nom de Paul.

Il ne tient pas en place, le gaillard. Il veut régaler tout le monde, il veut prendre à témoin les murs et les arbres. En sortant de la mairie, il dit à tous ceux qu'il rencontre : Venez les amis ! Sachez-le, je vous le dis, j'ai un fils. Tout lui semble plus solide et plus à lui ; le vin qu'il boit a un goût nouveau, et le chemin de retour lui paraît plus court, malgré toutes les haltes. Enfin, sur la pointe des pieds, il entre dans la maison du grand-père, traverse la grande pièce, monte dans la chambre et s'approchant du lit, dit à sa femme d'une voix émue :

— Merci, Marie, je suis heureux. Maintenant, il va falloir travailler davantage et mieux, se débrouiller plus qu'avant, pour que le petit trouve tout plus beau. Nous avons un fils, Marie, merci !

Il l'embrasse et pleure de joie. Valentin Rayon est alors un sous-officier de vingt-

huit ans avec une figure large et une petite mousta- che foncée... Il est originaire de Lons-le-Saunier. Fils d'un secrétaire de mairie, il se destine au commerce. Ensuite, il travaille à Paris chez un mandataire aux Halles. Il est gai et sportif. A ses yeux, tout dif- férend peut être réglé par une petite lutte ; c'est net, clair et sans appel. Au cours de son! service militaire à Dôle, un samedi soir, il a fait la connaissance

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d'une grande jeune fille brune aux yeux noirs et doux, venue en visite chez des parents et se pas- sionnant pour la danse. Les jeunes gens se plaisent et engagent leur parole. Mais si Valentin est ambi- tieux et volage, Marie Chevalier est prudente et têtue. Elle lui trouve une bonne place chez un agent d'as- surances et ils se marient. La guerre venue, elle n'abandonne Dôle que pour la naissance de Paul. Elle aime son mari et son fils et fait tout pour les garder l'un et l'autre ensemble. Cela ne va pas tou- tou jours tout seul.

Pourtant, sans bruit, elle fait face à tout. Peu de temps après la guerre, Valentin Rayon hérite de ses parents et succède au patron. Les Chevalier ont quelques relations et la maison prospère. Quelques polices contractées auprès des chatelains et des industriels connus lui donnent de l'importance et quelques sinistres un début d'aisance. Il voyage, il s'intéresse aux opérations bancaires, aux ventes aux enchères, aux commissions, aux emprunts. Il va à la pêche et à la chasse, sait bien parler, aime la bonne chère et la belle vie. La maison est grande. Marie Chevalier la tient en ordre, fait de la bonne cuisine et de l'excellente pâtisserie. Bien que timide, elle sait garder près d'elle son homme, aidée surtout par son caractère ferme, et par la lucidité de ses conseils.

Le malade pense à sa mère, à ses soucis, à ses veillées souriantes. Cette femme frêle a su devenir brave pour protéger son petit contre vents et marées, maladies et ennemis de toutes sortes. La guerre est là et elle pst seule. Faible, elle devient entreprenante : sévère, elle devient gaie; sans voix, pour lui elle chante doucement ; et à tout moment travaille et se dépense pour guider son enfant, l'encourager, l' ins-

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pirer, le gronder et l'entraîner, le gâter, l'amuser et l'instruire, le punir et l'entraîner, lui ouvrir le monde et l'aimer comme le monde.

...Toute sa vie s'ouvre devant lui comme un grand livre.

Il revoit la maison de Dôle, ses vastes pièces pro- pres et silencieuses, ses meubles et ses grandes cheminées, sa chambre et ses jouets. Il se souvient tout à coup qu'à l'âge de quatre ans, un jour, touché par la tristesse de sa mère qui pleurait la mort de grand-maman, il lui avait demandé :

— La mort, maman, qu'est-ce que c'est, la mort ? Elle le regarde un long moment sans rien dire,

puis répond : — C'est triste, mon enfant, la mort. Grand-maman

s'en est allée loin, au ciel, là-haut, où il y a des étoiles. Nous ne la reverrons plus, mon petit.

— C'est vraiment triste, répondit-il d'.une voix émue, après un long silence. Et quand tu seras, toi, aussi grande que grand-maman, tu t'en iras, toi- aussi, là-haut dans le ciel où il y a des étoiles, dis, maman ?

La mère, toute surprise par la question, arrête ses larmes et répond :

— Assurément, mon petit Paul, il le faudra bien, lorsque mon tour arrivera.

Alors l'enfant éclate en sanglots : — Je ne veux pas rester tout seul, maman. Non.

Tu me prendras avec toi dans tes bras, tu me conte- ras une belle histoire. Autrement je serais trop triste et je pleurerais sûrement tout le temps.

La mère le couvre de baisers et toute émue, lui promet de ne pas le laisser seul et triste. Mais le soir-même, au moment de mettre l'enfant au lit, il redemande d'une voix anxieuse :

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— Et moi, moi-même, comment je suis venu chez toi ? Dis, maman.

— Toi, mon enfant, tout petit, petit, tu étais assis sur une étoile là-haut. Lorsque tu nous as vus, tu nous a appelés : maman ! papa ! Nous t'avons pris avec nous dans la maison et depuis tu es notre garçon pour toujours.

— Tu étais bien gentille, maman, répond l'enfant calmé. J'avais certainement bien froid et j'étais tout seul là-haut.

Mais trois jours après, au moment du coucher, il s'écrie :

— Tu sais, maman, je m'en souviens encore. J'étais bien assis tout seul sur une étoile, loin, là- haut, mais je te cherchais. Quand je t'ai vu passer sur la route, j'ai crié de toutes mes forces, ma-man ! ma-man ! Et parce que j'avais peur de tomber sur les arbres, j'ai crié : mets-toi bien au milieu de la route, là. C'est alors que je me suis précipité tout droit dans tes bras.

— C'est bien ça, mon enfant, tu t'en souviens parfaitement bien.

C'est ainsi que durant de longues années il était convaincu de cette origine particulière. Comme le ciel, les nuages, le soleil et les étoiles, il était intégré au monde, était une parcelle composante du grand spectacle. Il en était si convaincu qu'à tout venant, il disait qu'une fois vieux, grand et fatigué, il mon- terait sur une étoile pour s'y reposer, comme grand- maman. Puis, redevenu petit, il reviendrait à la maison. Ainsi la vie et la mort n'étaient à ses yeux que deux expressions du même visage de la réalité. Petit, il vient au monde partager sa joie avec ceux qu'il aime, grand, il retourne s'asseoir sur une étoile

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qui a la faculté de lui rendre ses forces et de le rajeunir.

Au fur et à mesure qu'il pense à sa mère, une douceur entre en lui comme une guérison. Un monde nouveau se révèle et l'enveloppe d'un charme exquis. Là, près d'elle, il est de nouveau petit et chétif, enfant n'ayant que sa vie et son sourire en réponse à la tendresse qu'on lui prodigue ; là, près d'elle, il est comme une fleur à qui le jardinier ne demande que parfum et beauté, petit ange paré de grâce, chan- tant le cantique de la vie.

Il revoit son enfance, ce temps lointain — conte de fée en plusieurs volumes, où tout était possible : les montagnes se déplaçaient comme des jouets, les mers se changeaient en nuages bleus et les hommes, les bêtes et les fleurs étaient doués d'un pouvoir illimité.

Puis, le souvenir de ses premières années d'école revient particulièrement joyeux. Sa mère l'avait pla- cé chez une amie, Mlle Tessier, institutrice, qui avait fait un voyage en Italie et en était revenue conquise par la méthode de la doctoresse Montessori. Dans cette école, l'enseignement se faisait par des jeux, qui, constamment, tenaient l'attention de l'enfant en éveil. Il y avait « Le jeu de lecture », « Le jeu de calcul », etc. Le soir, Paul jouait quelquefois le rôle de Mlle Tessier devant ses parents. Rien de plus amusant que de voir M et Mme Rayon assis sage- ment devant leur garçon qui leur disait :

— Elève Valentin, vous n'êtes pas sérieux ! Vous riez tout le temps.

— Elève Marie, les adjectifs sont de couleur rose. toujours rose.

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Mme Rayon le couvrait de baisers et il s'endormait heureux.

Ah, qu'il serait bon de la revoir ! Dans son empressement, il voit déjà l'infirmière

qui J'a interrogé portant son message à travers mille obstacles, à celle qui l'attend sans aucune arrière- pensée, sans aucun autre désir que de le voir ; il entend même nettement sa voix :

« — Il vit, mon petit Paul ? Ah, que Dieu soit loué !

Oui, il a un nom et un prénom. Ce Paul Rayon désigne sa réalité propre, pareille au maillon d'une chaîne accrochée à l'inconnu. Mais il ne peut pas toujours rester enfant, caché dans l'ombre de ses parents. Il lui faut aller affronter sa destinée à lui, forger un maillon nouveau dans cette chaîne parti- culière, réaliser une poussée nouvelle vers l'avenir dans la voie que les chainons précédents lui ont tracée...

Alors une page nouvelle du grand livre le fascine de son image...

Un homme petit et mince, vient à lui avec une démarche nerveuse et cassée, son chapeau de pana- ma relevé, les yeux souriants malicieusement, la barbiche grisonnante, la canne levée comme le bâton du chef d'orchestre. C'est M. Morin, tel qu'il se pré- senta un jour à son père en train de pêcher sur le bord du Doubs, pour lui demander, s'il ne voulait pas le porter sur l'autre rive. M. Morin plut au garçon tout de suite, mais le père Rayon le regarda froidement. M. Morin dit :

Vous êtes bien monsieur Valentin Rayon, agent d'assurance ? Eh bien, si vous voulez bien me passer sur l'autre bord, je vous dirai un secret.

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dois-je croire que ton père lui-même a fait un travail utile ?

Paul baissa les yeux et répondit : — Dans un certain sens, peut-être, il a été un outil

cruel. Par lui et sans qu'il l'ait voulu un chemin a été ouvert à la grandeur humaine. Si je réussis, l'amour devient une aspiration formidable vers la communion, ainsi le sourire des autres et leur ami- tié s'épanouiront. Cet amour vaut bien de notre part. un sacrifice incessant.

— Pardon, Paul, je ne peux pas aller si loin. J'essaierai. Je vois que ta décision est prise. Soit. Mais je t'en prie, tu ne tiens plus debout, repose-toi.

— Oui, Iveline, nous verrons demain. — Non, Paul. Ce qui m'attriste c'est de voir que

tu vas t'exposer à de nouvelles fatigues. — Ce n'est rien, Iveline. Si tu savais jusqu'à quel

degré d'épuisement, nous devions travailler pour nos ennemis. Alors, quelle joie de se donner du mal pour ceux que nous aimons !

Roland ne dormait pas. Iveline lui parla : — Dis bonne nuit à ton père. Embrasse-le bien

fort. L'enfant fixa son père de ses grands yeux. Paul le prit dans ses bras et en le berçant, il lui

dit : — Bonne nuit, mon petit, dors bien. Demain ma-

tin, tu diras à grand-mère que je suis allé chercher des ouvriers pour construire une grande maison une belle maison, un vrai château d'Eldogal. Il y aura beaucoup d'enfants. Ça te fera plaisir, n'est-ce pas, petit ?

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