Traduire le Black English (« C’est comme ça des
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Traduire le Black English (« C’est comme ça des fois. ») Kerry
Lappin-Fortin
Volume 61, Number 2, August 2016
URI: https://id.erudit.org/iderudit/1037768ar DOI:
https://doi.org/10.7202/1037768ar
ISSN 0026-0452 (print) 1492-1421 (digital)
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Cite this article Lappin-Fortin, K. (2016). Traduire le Black
English (« C’est comme ça des fois. »). Meta, 61(2), 459–478.
https://doi.org/10.7202/1037768ar
Article abstract «The translation of dialect […] still remains one
of the biggest lacunae in translation studies» (Herrera 2014: 290).
In what follows, I hope to contribute to discussions begun by
Brodsky (1993, 1996), Lavoie (1994, 2002) and others on the
difficulty of translating Black English (BE) through a study of two
autobiographic novels by Maya Angelou, I Know Why the Caged
BirdSings (1969) and The Heart of a Woman (1981), and the
bestseller The Book of Negroes by Lawrence Hill (2007). The role of
BE in these novels is not merely one of «local colour». How have
translators of those novels, Besse (2008), Saint-Martin and Gagné
(2008), and Noël (2011/2014), faced the challenge of honouring the
underlying purpose of the source text as well as the needs of the
target audience? This study suggests that by accepting to deviate
more frequently from the norms and forms of the French language,
translators could more faithfully render Black idiom, thus
preserving its cultural and ideological significance.
Traduire le Black English (« C’est comme ça des fois. »)
kerry lappin-fortin University of Waterloo, Waterloo, Canada
[email protected]
RÉSUMÉ
Le problème de la traduction des sociolectes demeure « […] one of
the biggest lacunae in translation studies » (Herrera 2014 : 290).
Dans ce qui suit, j’espère contribuer à la discussion entamée par
Brodsky (1993, 1996), Lavoie (1994, 2002) et d’autres sur la
traduction du vernaculaire noir américain (VNA) en examinant le cas
de deux romans autobiographiques de Maya Angelou, I Know Why the
Caged Bird Sings (1969) et The Heart of a Woman (1981), et le
bestseller de Lawrence Hill, The Book of Negroes (2007). Il s’avère
que le rôle du Black English dans ces romans dépasse celui de la
simple « cou- leur locale ». Comment les traducteurs Besse (2008),
Saint-Martin et Gagné (2008), et Noël (2011/2014), les traducteurs
des romans précédemment cités, ont-ils négocié la tension entre
fidélité à la langue source et fidélité à la langue cible ? Il
ressort de cette étude qu’une plus grande volonté de dévier des
normes et des formes du français per- mettrait de mieux « traduire
» ce parler noir dans le but d’en préserver la valeur culturelle et
idéologique.
ABSTRACT
«The translation of dialect […] still remains one of the biggest
lacunae in translation stud- ies» (Herrera 2014: 290). In what
follows, I hope to contribute to discussions begun by Brodsky
(1993, 1996), Lavoie (1994, 2002) and others on the difficulty of
translating Black English (BE) through a study of two
autobiographic novels by Maya Angelou, I Know Why the Caged Bird
Sings (1969) and The Heart of a Woman (1981), and the bestseller
The Book of Negroes by Lawrence Hill (2007). The role of BE in
these novels is not merely one of «local colour». How have
translators of those novels, Besse (2008), Saint-Martin and Gagné
(2008), and Noël (2011/2014), faced the challenge of honouring the
underlying purpose of the source text as well as the needs of the
target audience? This study sug- gests that by accepting to deviate
more frequently from the norms and forms of the French language,
translators could more faithfully render Black idiom, thus
preserving its cultural and ideological significance.
MOTS-CLÉS/KEYWORDS
« It be’s like that sometimes. »4 (Angelou 2009 : 225)
Malgré l’hégémonie culturelle américaine de ce début du 21e siècle
− et malgré la présence accrue de personnages afro-américains à
l’écran et dans la littérature −, les écrits sur la traduction
française du Black English (BE) demeurent plutôt rares. Lavoie
(2002) conclut son volume intitulé Mark Twain et la parole noire en
incitant les cher- cheurs à étudier le traitement du BE dans
d’autres romans, « les travaux en ce sens
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étant assez peu nombreux » (Lavoie 2002 : 213). La présente étude
propose d’alimen- ter la discussion en examinant les traductions
récentes de trois romans où cette variété linguistique occupe une
place importante : soit deux œuvres autobiogra- phiques de Maya
Angelou parues en français en 2008 : Je sais pourquoi chante
l’oiseau en cage, traduit par Christiane Besse (I Know Why the
Caged Bird Sings, 1969)1 et Tant que je serai noire traduit par
Lori Saint-Martin et Paul Gagné (The Heart of a Woman, 1981)2 ; et
Aminata (2011/2014), la traduction de Carole Noël de l’œuvre de
Lawrence Hill, The Book of Negroes (2007)3. Il convient de
s’interroger sur la raison d’être du BE dans le roman et sur la
position adoptée par le traducteur ou la traduc- trice face à la
réalité. Jusqu’à quel point peut-on se permettre de dévier des
normes linguistiques de la langue d’arrivée (LA) afin de préserver
la valeur stylistique, cultu- relle et idéologique du vernaculaire
du texte source (TS) (Oséki-Dépré 1999 : 68-77) ?
1. Black English
Il existe des théories divergentes quant aux apports des
différentes langues africaines parlées par les premiers esclaves
dans l’évolution de cette variété linguistique que l’on appelle
aujourd’hui le vernaculaire noir américain (VNA), le African
American English (AAE) ou le Black English (BE)5 (voir Green 2002 :
8-11). Les « créolistes » ont longtemps maintenu que le BE a pris
source dans un pidgin créé sur les plantations de l’Amérique
coloniale qui fut transmis aux futures générations d’esclaves comme
langue maternelle (donc comme créole) tout en préservant plusieurs
caractéristiques ouest-africaines. Plus récemment, les «
anglicistes » (Poplack 2000) proposent plutôt que le BE soit né
d’une situation de contact prolongé avec d’autres variétés
d’anglais non standard parlées à l’époque. Selon Mufwene (2000),
les Africains éparpillés sur les fermes et les plantations
américaines vivaient en situation minoritaire et en contact
régulier avec la communauté blanche dominante anglophone, un
contexte sociolinguistique qui ne favorise nullement l’émergence
d’un créole. Ce point de vue angliciste accepte toutefois la
possibilité d’influences africaines et même antillaises dans
l’évolution de ce sociolecte. Quoi qu’il en soit, pour les
descendants des esclaves africains, le BE deviendra à la fois
langue commune et expression revendicatrice. Longtemps stigmatisé,
voire ridiculisé par des locuteurs de variétés linguistiques plus
prestigieuses, il a su trouver sa place légitime dans la culture
populaire américaine et dans la littérature du 21e siècle.
Tels que décrits par les linguistes américains (par exemple Labov
1976 ; Fromkin, Rodman, et al. 1997 ; Green 2002), les principaux
traits morphosyntaxiques de cette variété linguistique se résument
ainsi :
a) « Be deletion » : l’effacement de la copule (par ex. She crazy.
Where you at ?) ;
b) « Habitual be » : la présence du morphème « be » signale le sens
« toujours », par exemple, « John happy » veut dire « John est
heureux maintenant », mais « John be happy » veut dire qu’il est
toujours heureux (Fromkin, Rodman, et al. 1997 : 273)6
c) Les marqueurs aspectuels « be, been (BIN), done (dn) » pour
signifier, respective- ment, une action habituelle et continue (par
ex. « She be working downtown ») ; une action habituelle qui se
poursuit au présent, mais qui a commencé il y a longtemps (I been
-ing comme variante du present perfect progressive) ; et une action
ou état maintenant terminé (par ex. « He done show me »), une sorte
de « double passé composé » ;
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d) L’utilisation de la double négation ou multiple et du morphème «
ain’t » (traits qui se retrouvent aussi dans d’autres variétés non
standard de l’anglais) et surtout de l’inversion négative en tête
de phrase (par ex. « Ain’t nobody gonna stop me ») ;
e) De nombreuses formes verbales « fautives » sont aussi
caractéristiques d’autres variétés d’anglais (sur lesquelles nous
reviendrons).
Parmi les principales variantes phonétiques, signalons :
a) La chute de la consonne « r », sauf devant une voyelle (Fromkin,
Rodman et al. 1997 : 271) ;
b) La simplification d’un groupe consonantique en final : par
exemple, « find » et « fist » se prononcent « fin’ » et « fis’ »
(Labov 1976 : 298) et le préterite passed se prononce « pass »
(Fromkin, Rodman et al. 1997 : 271) ;
c) La réalisation des consonnes interdentales par une dentale : par
exemple, « dem » pour « them », ou encore par une labiodentale, par
exemple « baf » pour « bath » (Green 2002 : 106).
Enfin sur le plan lexical, comme nous le verrons plus loin, le BE
s’avère souvent riche grâce à l’utilisation de comparaisons et de
doublets imagés.
L’utilisation, ou l’approximation, de traits vernaculaires du BE
dans la littérature américaine a souvent suscité des controverses,
à savoir si l’auteur reproduit fidèlement le parler noir ou s’il le
réduit à une simple caricature (tel le style minstrel). Selon Green
(2002 : 165) : « Authenticity is concerned not only with the range
of features but also with the way they are used. […] Are [they]
used in the appropriate linguistic environments ? » Il va sans dire
que l’écrivain n’est pas linguiste cependant, s’il démontre une
appartenance, voire une affinité à la communauté noire américaine,
on lui reconnaît le droit de représenter la voix noire dans ses
œuvres. Comme le souligne Lumumba :
Language and modes of communication developed by this community
serve as a marker for its uniqueness […] the challenge of the truth
of the voice surfaces when the writer or creator of such
personalities is not a member of that community. (Lumumba 2014 :
28, 32)
Le tollé soulevé suivant la publication du roman The Help de
Kathryn Stockett (2009) illustre parfaitement ce qui arrive à
l’auteur blanc qui s’approprie des voix noires sans convaincre ses
lecteurs qu’il possède la légitimité éthique et les connais- sances
linguistiques pour le faire7. Même Mark Twain, qui a pourtant fait
des recherches dialectales plus poussées que Stockett, et qui était
de toute évidence sym- pathique à la lutte des esclaves, fut
vivement critiqué pour sa représentation « non authentique » du
Missouri African-American dialect (Herrera 2014). Toute discussion
de la traduction du BE doit donc se faire à la lumière de cette
réalité incontournable : le dialecte romanesque, en occurrence le
VNA littéraire, n’est qu’une représentation, voire une création de
l’écrivain qui ne sera ni nécessairement ni systématiquement «
authentique ».
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2. Recensement des écrits
Issue des premiers récits d’esclaves (slave narratives), la
tradition littéraire afro- américaine s’est fondée sur le
témoignage, d’où l’importance accordée à l’oralité du texte. Dans
Their Eyes Were Watching God (1937/2013)8, Zora Neale Hurston, à la
fois romancière, anthropologue et ethnologue, a tenu à représenter
aussi fidèlement que possible les faits vernaculaires de ses
personnages en les décrivant phonétiquement. Elle s’est démarquée
de ses contemporains de l’Harlem Renaissance en soutenant que « […]
la libération des Noirs passe par la célébration de leur propre
culture, une cul- ture enracinée dans la tradition orale » (Brodsky
1996 : 167). Abordant la question de la traduction française du
roman de Hurston en 19909, trois ans avant que celle-ci
n’apparaisse, Vidal (1994) décrit ainsi le dilemme du traducteur
éventuel : « […] quelles solutions sa formation et son passé
littéraire lui fourniront-ils ? […] Les spéci- fications qu’il aura
étudiées (patois, dialectes, parlers, argots) seront irrémédiable-
ment tricolores » (Vidal 1994 : 167)10. Or, souligne-t-il, la
parole noire dans l’œuvre de Hurston constitue « […] la matrice de
l’esprit d’un peuple, et […] ne saurait se satisfaire d’une
traduction qui le blanchit et l’édulcore (Vidal 1994 : 183) ». De
la même manière, l’usage du VNA dans The Color Purple (1982)11
constitue « un geste significatif » posé par Alice Walker ; opter
pour une neutralisation de cette voix noire en la transposant «
impunément » dans une banlieue parisienne, ou encore dans une
campagne française comme l’a fait la traductrice Mimi Perrin (La
Couleur Pourpre)12 « […] constitue à nos yeux un exemple
flagrant de traduction « ethnocentrique » », déclare Vidal (1994 :
170-171). Ne faudrait-il pas chercher une équivalence loin des «
rives de l’Hexagone », dans les anciennes colonies africaines, par
exemple, car le français a été lui aussi une langue esclavagiste
(Vidal 1994 : 192). Cependant, Vidal (1994 : 194) ne peut
entrevoir de solution satisfaisante ni dans la stéréotypification
du français africain ni dans « un idiome défunt » tel que le créole
louisianais (Vidal 1994 : 196).
Lorsque Une femme noire sort en 1993, Brodsky explique ses choix de
traduction ainsi (Brodsky 1993 : 17-18) : Afin de
préserver le rythme traînaillant et la fluidité des dialogues, elle
dit avoir évité les virgules et les apostrophes, préférant « […]
agglutiner les mots (nfait, jsuis, jui…) ou, lorsque cela n’était
pas possible, remplacer l’apostrophe par un tiret (c-que,
m-marier…) » ; sur le plan morphologique, elle a procédé « […] en
supprimant les négations, les subjonctifs et les génitifs, ou en
usant de redondances, entre autres pour rendre le ‘double passé
composé’ » ; enfin, elle a choisi de traduire littéralement,
lorsque possible, les mots pseudo-savants ou inventés, tel
monstropole pour « monstropolous ». Surtout, en tentant de
reproduire les effets de style, les nom- breuses allitérations,
répétitions et rimes internes, elle a procédé intuitivement « […]
pour se lancer dans un travail de re-création, un texte ‘à la
manière de’ […] par un système de compensation ou de déplacement »
(Brodsky 1996 : 169). Particulièrement ingénieuse est la solution à
laquelle Brodsky est arrivée en s’inspirant d’une variété non
hexagonale du français pour traduire le « double » passé
composé et d’autres doublons caractéristiques du VNA :
[j]’ai donc décidé d’user de redondances là où c’était possible :
ah done scorched up my meat devient j’ai rôti-roussi mon bout
d’viande, the youngun had done got over de fence devient lgamin
avait sauté-franchi la clôture. […] Notons que le français des
Caraïbes a fréquemment recours à des procédés similaires […] des
mots inventés […] des verbes
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tirés de noms (propreter la défunte […]) ou des mots unis par un
tiret […] Je me suis donc plongée dans les auteurs des îles, pour
la musicalité de la phrase et pour la construction de certains
termes. (Brodsky 1996 : 173-174).
Dans un article (1994) et ensuite dans un livre publié en 2002,
Lavoie s’est pen- chée, elle aussi, sur la question de la
traduction du VNA, cette fois, dans le contexte du roman The
Adventures of Huckleberry Finn. Mark Twain a tenu à y inclure, et a
tenté de représenter par un travail méticuleux, différents
sociolectes du Sud états- unien du 19e siècle, dont le « Missouri
Negro dialect » (Lavoie 1994 : 119-120). Il est clair que celui-ci
remplit une fonction humoristique au début du roman ; il sert éga-
lement à identifier l’appartenance sociale du personnage, et ce dès
ses deux premiers mots : « Who dah ? » (Lavoie 1994 : 129). Or,
loin de chercher à dénigrer, ridiculiser ou à infantiliser le
personnage de Jim, Twain a dressé un portrait d’un être intelligent
et sensible dont la langue « autrefois raillée dans le romanesque,
est réhabilitée […] car elle sert précisément à véhiculer une
caractérisation multidimensionnelle » (Lavoie 2002 : 18). Quant aux
différentes traductions du syntagme ci-dessus, qui constitue un
double écart à la norme (morphologique et phonétique), soit
celles-ci neutralisent complètement la valeur de l’original − c’est
le cas de l’interrogation standard : Qui est là ? (Lavoie 1994
: 128 ; 2002 : 64), soit elles font appel à un parler paysan
français : Qui c’est qui est là (1994 : 128) ou encore Qué que
c’est qui va là ? (2002 : 66). Outre les pertes encourues sur les
plans stylistiques et sociolinguistiques, Lavoie en souligne
l’affront idéologique, car « la réalité d’un peuple victime
d’escla- vage n’est pas celle que vivaient les paysans » (Lavoie
1994 : 130). Plus récemment, Herrera (2014) a examiné la traduction
de Huckleberry Finn dans une variété de langues, constatant que
l’approche adoptée par la majorité des traducteurs est celle de la
neutralisation du VNA. En Espagne, une des seules tentatives de
rendre les faits dialectaux a abouti malheureusement à un échec
:
Cristina Cerezales (Twain, 1976) is one of the few Spanish
translators who have tried to take up the challenge of translating
dialect in this novel. She was wrong to have believed, however,
that Andalusian Spanish […] could serve such purposes. The cultural
differences are too obvious to go unnoticed. Jim speaks in this
translation as if he had been born and raised somewhere in the
south of Spain […] No one in Spain would reasonably make the least
remote connection here with African-American English. Jim ceases to
have credibility as a black slave from Missouri. (Herrera 2014 :
282)
Tout autant que le phénomène d’exotisation, Lavoie illustre bien à
quel point la destruction d’un vernaculaire peut constituer un
affront idéologique13. Elle cite le cas de la première traduction
française, Les Aventures de Huck Finn, rendue en 1886 par
l’Irlandais Hughes14qui s’est révélé à l’antipode de la critique de
l’esclavage offerte par Twain : « Là où l’anglais déstabilisait les
idées reçues, le texte français les maintient et les renforce »
(Lavoie 2002 : 62). Non seulement choisit-il de traduire le parler
de Jim par le français standard, mais, en privilégiant le discours
indirect, Hughes accorde moins d’importance à la voix de l’esclave
et du fait même, à la présence noire (Lavoie 2002 : 71). Ensuite,
alors qu’en anglais Jim n’utilise aucun titre pour s’adresser à ses
deux jeunes amis blancs, dans la traduction de Hughes, en plus de
les vouvoyer, il adopte le terme « massa » d’abord pour Huck et
ensuite pour Tom, quand celui-ci devient le
nouveau maître (Lavoie 2002 : 74). Qui plus est, Hughes
supprime toute évidence de tendresse dans les paroles de Jim en
choisissant de ne pas traduire le doublet significatif « honey » et
« chile » qu’il utilise souvent avec Huck. Selon Lavoie
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(2002), c’est finalement la traduction de Nétillard15 qui se
rapproche le plus des inten- tions de Twain. Ici, Jim tutoie Huck
et l’appelle souvent mon cœur et mon fils (Lavoie 2002 : 171).
En se montrant plus créative que les autres traducteurs de Twain et
la seule à avoir recours au créole – ne serait-ce qu’à quelques
reprises −, Nétillard arrive à dresser un portrait cohérent du
parler de Jim :
Le parler de Jim sera en effet saupoudré des marques suivantes tout
au long de la tra- duction : absence sporadique de la négation ne
[…] variation morphologique je m’ai au lieu de je me suis […]
élision du pronom, comme dans « y avait » […] le mot missié,
traditionnellement le représentant littéraire par excellence d’un
parler petit-nègre […] agit comme un marqueur positif de la parole
noire […] missié et pitite – deux mor- phèmes souvent rencontrés
dans la littérature antillaise d’expression française. (Lavoie 2002
: 155-156)
Lavoie conclut son analyse en recommandant que les traducteurs du
VNA explorent davantage l’option créolisante qui semble constituer
la seule façon de pré- server dans le texte français l’identité
noire de l’original (Lavoie 2002 : 213).
Une décennie plus tard, Fournier-Guillemette (2011) examine des
extraits de traductions françaises de trois romans américains où il
est question de l’émancipa- tion du personnage central, une femme
noire : Their Eyes Were Watching God de Hurston, The Color Purple
de Walker, et Push16 de Sapphire. Comme le langage constitue
à la fois « un lieu de résistance » et « la clé de leur liberté »
(Fournier- Guillemette 2011 : 117), le traducteur se doit de le
respecter et « […] de faire passer dans la traduction la force de
la revendication politique qui y est rattachée »
(Fournier-Guillemette 2011 : 116). Parmi les trois traducteurs
étudiés (Brodsky, Perrin et Carasso), Fournier-Guillemette (2011)
conclut que seule « [Brodsky] est la preuve qu’une traduction
fidèle à la lettre du Black English est possible […] » (Fournier-
Guillemette 2011 : 118). Par contraste, dans sa traduction La
Couleur Pourpre, Perrin efface toute trace de négritude en
substituant au VNA un patois des campagnes françaises. Son approche
se révèle ainsi prescriptive, francocentriste (Fournier-
Guillemette, 2011 : 118). La critique que propose
Fournier-Guillemette (2011) de la traduction du roman Push est
mitigée. Elle déplore l’utilisation abondante d’argot parisien qui
« […] associe la communauté afro-américaine à celles des banlieues
parisiennes, alors que ces groupes n’ont ni histoire ni origine
communes » (Fournier- Guillemette 2011 : 119). Cependant, elle
félicite « […] le travail remarquable sur le rythme qui donne à la
traduction de Carasso un souffle revendicateur qui colle tout à
fait au personnage et assure malgré les éléments dénoncés
l’efficacité de la lecture » (Fournier-Guillemette 2011 : 120). Sur
le plan phonétique, Fournier-Guillemette (2011) observe que les
trois textes sources reproduisent les variantes consonantiques et
les élisions caractéristiques du VNA alors que les trois
traducteurs se sont conten- tés d’utiliser des marques d’oralité
tout à fait typiques du français, notamment l’éli- sion du //.
Fournier-Guillemette (2011) termine son étude en proposant quelques
« principes » pour la traduction du VNA basés sur ce qui semble
avoir fonctionné le mieux dans ces trois œuvres (même si aucun des
traducteurs en question ne les a suivis de façon systématique).
D’abord, pour la traduction des marqueurs aspectuels (be, BIN, dn),
elle propose l’ajout des syntagmes toujours, depuis longtemps et
pour de bon, respectivement. Toutefois, comme il s’agit ici de
simples ajouts, ces solutions « […] ne traduisent pas l’accroc à la
norme anglaise ; il reste idéal de recréer une syntaxe défaillante
bien que signifiante » (2011 : 120). Elle souligne également
la
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créativité dont fait preuve Brodsky face au double passé composé du
VNA : le com- posé rôti-roussi, par exemple, ou par compensation,
le « double adverbe » si-tellement. En préservant l’étrangeté du
texte original, conclut-elle :
[I]l semble qu’il soit possible de traduire éthiquement et
poétiquement l’AAE en faisant appel comme Brodsky à des solutions
variées […] : calque ou réinvention des écarts syntaxiques, respect
de la densité de l’écriture phonétique, traduction littérale des
particularités lexicales […] et reproduction des procédés
rythmiques. Des emprunts à plusieurs sociolectes comme l’argot, le
parler paysan, le petit nègre et le créole, s’ils sont diversifiés
pour éviter la stigmatisation, peuvent aider à rendre étrangère la
langue littéraire, tout comme la traduction phonétiquement
littérale de certains mots. (Guillemette-Fournier 2011 : 123)
Pour sa part, Mevel (2014) étudie un corpus de films américains des
années 1990 dans lesquels figurent des personnages afro-américains.
Le plus souvent, constate-t-il, les sous-titres (français) tendent
à neutraliser les traits linguistiques non standards du VNA.
L’analyse de Mevel (2014) se situe dans le cadre théorique proposé
par Venuti (1995), celui de l’opposition domestication /
foreignisation : « […] the subtitling mode is a constant reminder
of foreignness, but the content of subtitles can use features like
verlan which are in a way domesticating subtitles because they are
so deeply rooted in the target culture » (Mevel 2014 : sans page).
Or, prévient-il, ce type d’adaptation peut également aboutir à « a
schizophrenic object that inhabits two spaces at once » (Mevel 2014
: sans page), comme le film La Haine (1995) de Mathieu Kassovitz
lorsqu’on a utilisé le vernaculaire noir américain pour traduire le
français de banlieue : « It lite- rally dislocates the film, it
changes its locus […] and renders it a cultural aberration that
does not belong anywhere » (Mevel 2014 : sans page). Également
dangereuse est l’adaptation de références culturelles d’une manière
illogique – c’est le cas encore une fois dans le film de Kassowitz
lorsque les noms de personnages Astérix et Darty deviennent Snoopy
et Walmart, et une (bière) Kronenbourg devient une « Bud ». Du
moment où le public récepteur (dans ce cas le public américain)
comprend que l’histoire se déroule de toute évidence dans la
banlieue de Paris, ces références adap- tées n’ont aucun sens.
Néanmoins, en faisant appel aux réalités communes aux deux
contextes culturels, Mevel (2014 : sans page) insiste sur le fait
qu’une transposition culturelle demeure possible. Il illustre cette
conviction en proposant le verlan comme traduction possible du VNA
; celui-là remplit la même fonction que la langue de la rue à
Chicago, à Baltimore, à Détroit, à New York, et porte la même
valeur sociale : stigmatisé par rapport à la norme tout en étant
valorisé par les jeunes qui l’utilisent. Mevel (2014 : sans page)
défend donc l’utilisation du verlan (dont meuf, tasspé, chelou,
renoir, refré) dans la version sous-titrée du film Boyz n the Hood
(1991). Le danger, souligne-t-il, serait de construire trop
d’associations entre ces deux mondes pourtant différents.
3. Traductions récentes du VNA
3.1. Deux romans de Maya Angelou
Vénérée pour sa sagesse, son lyrisme et son éloquence classique, la
regrettée Maya Angelou a choisi de rédiger ses œuvres
autobiographiques dans un anglais surtout standard. L’utilisation
du BE se fait de manière judicieuse ; celui-ci ajoute non
seule-
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ment de la « couleur locale », mais assume une fonction tantôt
ludique, tantôt contes- tataire. Vers la fin de son récit I Know
Why the Caged Bird Sings (1969/2009), l’écrivaine décrit ainsi
l’écart entre la norme linguistique de la société dominante blanche
et celle de la réalité noire :
My education and that of my Black associates were quite different
from the education of our white schoolmates. In the classroom we
all learned past participles, but in the streets and in our homes
the Blacks learned to drop s’s from plurals and suffixes from
past-tense verbs. We were alert to the gap separating the written
word from the col- loquial. We learned to slide out of one language
and into another without being con- scious of the effort. At
school, in a given situation, we might respond with « That’s not
unusual. » But in the street, meeting the same situation, we easily
said, « It be’s like that sometimes. »17 (Angelou 2009 : 225)
Élevée par sa grand-mère (« Momma ») qui tient un magasin dans une
petite ville noire de l’Arkansas rural, Maya aspire à parler un «
Proper English » et, sous la tutelle de Mrs. Flowers, dévore les
classiques de la littérature anglaise. Les passages ci-des- sous
illustrent bien l’importance de la langue dans ses souvenirs
d’enfance et la valeur qu’elle y attache. Nous en examinerons la
traduction française telle que rendue par Besse.
a) Mrs. Bertha Flowers was the aristocrat of Black Stamps. […] Most
often when she passed on the road in front of the Store, she spoke
to Momma in that soft yet caring voice, « Good day, Mrs. Henderson.
» Momma responded with « How you, Sister Flowers ? » […] Shame made
me want to hide my face. Mrs. Flowers deserved better than to be
called Sister. Then, Momma left out the verb. Why not ask, « How
are you, Mrs. Flowers ? » (Angelou 2009 : 94)
a) Mme Bertha Flowers était l’aristocrate du Stamps noir. […] La
plupart du temps, lorsqu’elle passait devant le Magasin, elle
s’adressait à Momma avec cette voix douce et qui cependant portait
loin : « Bonjour, madame Henderson. » « Comment va, Sister
Flowers ? » répondait Momma. […] J’aurais voulu me voiler la face
de honte. Mme Flowers méritait mieux que d’être appelée « Sister ».
Et puis Momma n’utilisait pas la forme de verbe correcte. Pourquoi
pas dire : « Comment allez-vous, madame Flowers ? » (Angelou 2008
:116-117, traduction de Besse)
Dans ce premier passage, le parler de sa grand-mère fait honte à
Maya ; le court extrait en VNA prend donc une valeur signifiante et
cette valeur doit être préservée dans le TA. Besse a traduit
l’effet de la chute du verbe être (« How _you ») par une tournure
du français familier (Comment va ?), en adaptant la phrase
explicative en conséquence (c.-à-d., Momma n’avait pas laissé
tomber le verbe, elle en avait utilisé la « mauvaise » forme).
L’emprunt direct à l’appellation « Sister » s’impose, me
semble-t-il.
Plus loin, le VNA s’associe aux superstitions de gens peu instruits
et prend une valeur ludique. Quelques mois après le décès de son
épouse Florida, « Brother Taylor » arrive chez les Henderson
particulièrement agité. Une apparition troublante l’avait
effrayé :
b) […] I saw a little baby angel. It was just as fat as a
butterball, and laughing, eyes blue, blue, blue. […] Then I heard
this long moan, ‘Agh-h-h.’ Well, as you say, Sister Henderson, we
been together over forty years. I know Florida’s voice. […] Momma
said, « Now, Brother Taylor, could be you was dreaming. You know,
they say what- ever you goes to bed with on your mind » […] « No,
[…] all I seed was that fat little
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white baby angel. But wasn’t no mistaking that voice… ‘I want some
children.’ […] she said ‘Aaah’ a few more times and then that angel
started to walk off the ceiling, I tell you I was purt’ near scared
stiff. […] I ain’t never seen nothing so clear as that little angel
baby. […] Just laughing like a house on fire. What you reckon it
mean, Sister Henderson ? » [Momma lui répond] « If you sure you
wasn’t dreaming, Brother Taylor… […] maybe it mean Sister Florida
wants you to work with the children in the church.
(Angelou 2009 : 164-67)
Cette scène (dont le passage ci-dessus n’est qu’un court extrait)
regorge de traits vernaculaires (par ex., absence de l’auxiliaire,
de formes verbales « fautives », de doubles négations et
prononciation tronquée de « pretty » en « purt’ ») − traits qui ne
sont nullement reproduits dans le TA :
b) […] j’ai vu un angelot. Grassouillet comme une motte de beurre,
et rieur, avec des yeux bleus, bleus, bleus. […] Et puis, j’ai
entendu ce long gémissement : « A-a-arr ! » Eh, bien, comme vous
dites, Sister Henderson, nous avons vécu ensemble plus de quarante
ans. Je connais la voix de Florida. » […] −Voyons, Brother Taylor
[dit Momma], il est possible que vous ayez rêvé. Vous savez bien,
on dit que lorsque vous vous couchez avec une idée en tête […] –
Non […] J’ai vu que ce gros bébé angelot blanc. Mais pas possible
de ne pas reconnaître cette voix… « Je veux des enfants. » […] elle
a dit : « Aahrr » encore plusieurs fois et puis cet ange a commencé
à déguer- pir du plafond. Je vous le dis, j’étais pratiquement
raide de trouille. … je n’ai jamais rien vu plus clairement que ce
petit bébé angelot … Il riait comme un fou. Que croyez-vous que ça
veuille dire, Sister Henderson ? … −Si vous êtes sûr que vous ne
rêviez pas, Brother Taylor…peut-être ça signifie que Sister Florida
veut que vous travailliez avec les enfants à l’église. (Angelou
2008 : 199-202, traduction de Besse)
En français, ces personnages non instruits manient parfaitement
bien la langue standard, y compris la négation multiple (je n’ai
jamais rien vu), les temps du passé, la syntaxe interrogative avec
inversion (Que croyez-vous ?) et même le mode subjonc- tif (ayez
rêvé, veuille, travailliez), à tel point que l’on a du mal à croire
qu’ils pour- raient être aussi superstitieux.
Dans la scène suivante, Momma parvient à garder sa dignité, mais la
seule variété linguistique qui puisse réellement corriger les
injustices de la société américaine
dans laquelle elle vit n’est pas la sienne. Un jour, lorsque Maya
souffre d’un mal de dents particulièrement aigu, sa grand-mère
l’amène chez le seul dentiste de la ville. Normalement ce serait
impensable, le dentiste étant blanc, mais Momma tente sa chance
quand même comme il lui doit un service (elle lui avait déjà prêté
de l’argent). Quand Dr. Lincoln lui explique : « Annie, you know I
don’t treat nigra colored people »18, et elle insiste : « But this
here is just my little grandbaby and she ain’t gonna be no trouble
to you » (Angelou 2009 : 188), il déclare : « Annie, my policy is
I’d rather stick my hand in a dog’s mouth than in a nigger’s »
(Angelou 2009 : 189). Momma demande à sa petite-fille de l’attendre
dehors. Pendant ce temps, Maya exploite ses nouvelles connaissances
linguistiques et littéraires afin de construire mentalement « sa
version » des faits dans laquelle sa grand-mère, d’un ton
péremptoire, dans un anglais châtié et avec une grande éloquence,
réduit aux larmes le dentiste raciste en promettant à celui-ci
qu’il ne pratiquera plus jamais sa profession. Maya dira plus tard
(Angelou 2009 : 193) que c’est cette version des faits qu’elle
préfère, de loin, à celle de sa grand-mère (ci-dessous) :
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c) Dentist Lincoln got right uppity. Said he’d rather put his hand
in a dog’s mouth. […] I hadn’t never been in his office before, but
I found the door to where he takes out teeth, and him and the nurse
was in there thick as thieves. […] He said, ‘Annie, I done tole
you, I ain’t gonna mess around in no niggah’s mouth. […] Take her
to Texarkana to the colored dentist’ and that’s when I said, ‘If
you paid me my money then I could afford to take her.’ He said,
‘It’s all been paid.’ I tole him everything but the interest had
been paid. He said, ‘Twasn’t no interest.’ I said “Tis now. I’ll
take ten dollars as payment in full. […] He tole that little
snippety nurse of his’n to give me ten dollars […] Even though by
rights he was paid up before, I figger, he gonna be that kind of
nasty, he gonna have to pay for it. (Angelou 2009 : 192-193)
Malheureusement, la traduction française, malgré quelques élisions
du pronom il (trois sur huit occurrences seulement) et quelques cas
de chute du ne de négation, ne signale que peu d’écart entre le
parler de Momma et un parler français tout à fait courant. Les
nombreux traits du VNA qui sont présents dans le TS (par ex.,
efface- ment de la dentale finale dans « tole », négation non
standard (« I hadn’t never, I ain’t… no »), absence de l’auxiliaire
(« he gonna be, he gonna have ») perdent toute couleur dans le TA.
Besse arrive toutefois à préserver la valeur particulièrement
péjorative du mot « nigger » (prononcé par le Dr Lincoln et «
niggah » dans la version de Momma), ce qui n’est pas toujours
évident étant donné que le mot français « nègre » s’utilise aussi
pour traduire le terme − autrefois tout à fait neutre – « negro »
(voir Edwards 2003 : 25-38). Mais l’insulte prend la même
force dans la traduction de Besse : ce n’est pas « la bouche
d’un nègre », mais « la gueule d’un nègre ». D’ailleurs,
l’opposition tutoiement-vouvoiement sert à souligner l’écart social
entre les deux interlocuteurs, « Annie » et le « Dr Lincoln
».
c) − Le Dr Lincoln l’a tout de suite pris de haut. Préférerait
mettre sa main dans la gueule d’un chien, qu’il a dit. […] Je
n’avais jamais été dans son cabinet avant, mais j’ai trouvé la
porte de l’endroit où il arrache les dents, et il était là, collé à
son infir- mière. […] « Annie, je t’ai déjà dit que je m’occuperais
pas d’une gueule de nègre […] Emmène-là à Texarkana chez le
dentiste noir », et c’est à ce moment-là que je lui ai dit : « Si
vous me rendiez mon argent, je pourrais me permettre de l’emmener.
» « Ça a été tout remboursé », qu’il dit. Je lui réponds : « Tout
sauf les intérêts. » « Y avait pas d’intérêts » y me dit. « Y en a
maintenant, que je dis […] Il a dit à sa petite effrontée
d’infirmière de me donner dix dollars […] Bien qu’il avait tout
remboursé déjà, j’ai pensé : puisqu’il est mauvais comme ça, il va
me le payer. (Angelou 2009 : 232-233, traduction de Besse)
En 2008, une deuxième œuvre d’Angelou est sortie en version
française intitulée Tant que je serai noire. Le récit se situe à
l’époque du mouvement pour les droits civils aux États-Unis, et les
rues de Harlem résonnent de voix noires indignées et contes-
tataires. En usant du VNA, l’écrivaine assure l’authenticité de
celles-ci dans son roman. Parmi les bribes de conversation entre
gens ordinaires, on entend :
d) « You see them Negroes in North Carolina. They mean business. »
[…] « Black people ought to be listening to Malcolm X. He’s got it
right. Crackers are blue-eyed devils. » […] « I don’t go for that
hate talk. Negroes ain’t got time for that hate talk. Negroes ain’t
got time to be hating anybody. We got to get together » (Angelou
1969/2009).
Un peu plus loin, la présence d’une délégation de manifestants
devant le siège de l’ONU se termine par une émeute :
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e) A stout black woman held the lapels of a white man in civilian
clothes. « Who you trying to kill ? Who you trying to kill ? You
don’t know me, you dog. You don’t know who you messing with. »
(Angelou 1969/2009)
Dans la confusion qui s’ensuit, un ami arrive aux côtés de Maya
:
f) « Sister, Sister. You ain’t got nothin’ to worry about. I’m
here. » (Angelou 1969/2009)
La traduction de Saint-Martin et Gagné signale l’oralité de
ces extraits à l’aide d’élisions (t’ pour tu, j’ pour je), des
chutes du ne (mais pas systématiquement) et elle évoque bien le
vernaculaire en supprimant le morphème interrogatif (Qui tu veux
tuer ?). Par contre, la traduction littérale « sœur » paraît moins
efficace que l’emprunt Sister adopté par Besse. Ensuite, le terme
péjoratif crackers, utilisé dans le VNA pour désigner les Blancs,
se voit neutralisé. Toutefois, ailleurs dans le roman (par exemple
Angelou 2008 : 27), les traducteurs proposent comme solution : «
les culs-terreux de Blancs ». Ce passage souligne aussi la
difficulté posée par l’appellation « negro ». Rappelons qu’en 1960
celle-ci représentait le moyen le plus respectueux de nommer un
Afro-Américain (terme apparu par la suite), et c’est justement pour
cette raison qu’il s’utilise dans ce passage (d) ; Noir-e-s s’avère
la seule option à choisir ici, pas nègres, nous semble-t-il :
d) −Les nègres de la Caroline du Nord… Ceux-là on peut dire qu’ils
n’entendent pas à rire …
[…] –Les Noirs auraient intérêt à écouter Malcolm X. C’est lui qui
a raison. Les Blancs ne sont jamais que des démons aux yeux bleus.
[…] −Je n’aime pas le discours de la haine. Les Noirs n’ont pas le
temps de haïr qui que ce soit. Nous devons plutôt nous serrer les
coudes. (Angelou 2008 : 145, traduction de Saint-Martin et
Gagné)
e) Une Noire trapue tenait un Blanc habillé en civil par les revers
de son veston. − Qui tu veux tuer ? Qui tu veux tuer ? Tu me
connais pas, sale chien. Tu sais pas à
qui t’as affaire. (Angelou 2008 : 242, traduction de Saint-Martin
et Gagné)
f) −Ma sœur, ma sœur, pas besoin d’avoir peur. J’suis là. (Angelou
2008 : 251, traduc- tion de Saint-Martin et Gagné)
Le seul long passage du roman où figure le VNA est celui racontant
la visite mémorable de Billie Holiday chez l’auteure. Ici,
l’utilisation du vernaculaire revêt non seulement une fonction
humoristique mais aussi identificatrice, car la voix singulière du
personnage mérite d’être soulignée : « Billie Holiday’s language
was a mixture of mockery and vulgarity that caught me without
warning […] spoken in that casual tone which seemed to drag itself,
rasping, across the ears » (Angelou 2009 : 8). Voici une version
abrégée de ce dialogue :
g) How you do, Maya ? You got a nice house. […] Wilkie tells me
you’re a singer. You a jazz singer ? You any good ? […] What we
going to eat, baby ? […] Chicken and rice is always good. But fry
that sucker. Fry him til he’s ready. I can’t stand no god- dam rare
chicken. […] O.K., baby. O.K. Just telling you […] People love ‘the
islands, the islands’. Hell, all that shit is a bunch of water and
a bunch of sand. […] They just a bunch of niggers. Niggers running
around with no clothes on. […] That’s all right. That don’t hurt my
feelings. You see me now, though, you ain’t seeing noth- ing. I
used to be a bitch on wheels. […] “My son is coming home” [annonce
Maya]. “Oh. Shit. How old you say he is ? […] Damn. He’s something,
ain’t he ? Smart. […] But how the hell can you let him wear raggedy
clothes like that ? You living in a
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white district. Everybody be having their eyes on him. Guy,
tomorrow, if you mamma will take me, I’m going to the store to buy
you some nice things. You don’t have to look like you going to pick
cotton just ‘cause you doing a little work. Come on, let’s go.
(Angelou 1969/2009 : 8-14)
La voix noire semble authentique ; Angelou l’a dotée des principaux
traits du BE : l’absence de la copule (« You a jazz singer ? You
any good ? They just ») ; l’absence de l’auxiliaire (« how you do,
you got, you going, you living, you doing, how old you say ») ; le
morphème aspectuel « be » pour signifier une action continue,
répétitive (« Everybody be having ») ; la double négation (« I
can’t stand no…, You ain’t seeing nothing ») ; la chute du r final
(« you mamma »). L’appellation « baby » ajoute au ton désinvolte,
au rythme traînaillant. Le lecteur anglophone s’en régale ; il
suffit de fermer les yeux et l’on entend la voix chaude et rauque
de la fameuse chanteuse de jazz. Examinons-en maintenant la
traduction de Saint-Martin et Gagné :
g) Ça va, Maya ? dit-elle. C’est joli, chez toi. […] Il paraît que
t’es chanteuse ? Tu chantes du jazz, toi aussi ? T’es bonne, au
moins ? […] Qu’est-ce qu’on mange, ma jolie ? […] Du poulet et du
riz ? C’est une combinaison imbattable. Mais fais-le frire à mort,
ton poulet. Fais-le frire jusqu’à ce qu’il soit à point. J’ai
horreur du poulet pas cuit. […] D’accord ma jolie, d’accord. […] On
n’entend parler que des îles. Des îles par-ci, des îles par-là.
C’est pourtant rien que de l’eau et du sable, merde. […] C’est
jamais rien qu’une bande de nègres. Des nègres qui se promènent
tout nus.[…] Ça fait rien. Je m’offusque pas pour si peu.
Aujourd’hui, y’a plus rien à admirer. Si tu m’avais vue dans le
temps ! Une salope de première, une vraie splendeur. […]
− Tiens, ça, c’est mon fils, Guy. − Ah merde. Il a quel âge, déjà ?
[…] − Merde. Quel personnage ! Futé avec ça. […] Mais veux-tu bien
me dire pourquoi
diable tu le laisses porter des guenilles pareilles ? C’est un
quartier de Blancs ici. Tout le monde va le regarder de travers.
Demain, Guy, si ta maman est d’accord pour me conduire, je vais
aller dans un magasin t’acheter de belles affaires. C’est pas parce
que tu fais un peu de jardinage que tu dois avoir l’air d’un
ramasseur de coton. Allez, je te suis. (Angelou 2008 : 17-25,
traduction de Saint-Martin et Gagné)
Le TA transmet bien le ton ludique, familier et nonchalant de
l’original grâce à quelques marqueurs de la langue parlée
(notamment l’élision des pronoms Tu (t’es), cela (ça), il (y) et la
chute répétée du ne (par ex., C’est pas). « Fais-le frire à mort »
rend bien « Fry that sucker » et « une salope de première »
fonctionne pour « a bitch on wheels ». Avec un peu d’imagination,
le lecteur francophone arrive presque à entendre « Miss Holiday ».
Or, celle-ci semble un brin moins …noire. Que faire de plus pour
mieux évoquer l’ethnicité du personnage ? Voici quelques
suggestions inspirées des travaux de Brodsky (1996) et de
Fournier-Guillemette (2011) qui aboutiraient, à mon avis, à une
traduction plus authentique :
a) Supprimer la proposition au subjonctif (jusqu’à ce qu’il soit à
point), ou bien rem- placer le subjonctif ici par l’indicatif
(jusqu’à ce qu’il est à point)19 ;
b) Reproduire le marqueur aspectuel be avec l’ajout de l’adverbe
toujours (« Tout le monde va toujours le regarder de travers. »)
;
c) Compenser pour d’autres écarts à la norme en remplaçant « je
vais aller t’acheter » par « je m’en vas t’acheter » ;
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d) Adapter phonétiquement la particularité lexicale baby − ou,
encore mieux, l’em- prunter chaque fois que celle-ci apparaît dans
le texte (sans avoir recours à l’équi- valent purement linguistique
« ma jolie ») 20.
3.2. The Book of Negroes / Aminata
Le personnage principal du roman de Lawrence Hill (2007) est
polyglotte. Petite fille de Bayo, son village natal en Afrique,
Aminata apprend le bambara et le peul de ses parents. Sur le bateau
négrier qui la transporte aux plantations d’Amérique, elle arrivera
à communiquer avec des captifs parlant d’autres langues africaines.
Dès son arrivée en Caroline du Sud, elle apprendra à maîtriser
différentes variétés de l’anglais : elle saura parler un code
secret avec d’autres esclaves, elle saura communiquer avec l’homme
blanc sans paraître trop instruite, et elle apprendra à maîtriser
parfaitement l’anglais standard. Clairement, l’auteur tenait à
souligner les défis linguistiques aux- quels se heurtait ce groupe
polyglotte échoué sur les côtes d’Amérique21 :
[T]hat whole issue of language acquisition fascinates me […] few
novels about the slave experience pay attention to the skills
slaves had to display and exercise […] I’m trying to show the
astounding mental gymnastics of these slaves, and I’m trying to tip
my hat in respect to the work they had to go to survive. (Hill cité
dans Lappin-Fortin 2014 : 103-104)
La traductrice se trouve confrontée à un défi de taille : comment
rendre ces dif- férentes variétés linguistiques afin de respecter
l’intention de l’auteur et produire le même effet auprès du public
cible ? Dans une allocution présentée à l’Université d’Ottawa en
2011, Noël22 décrit les difficultés qu’elle a connues en traduisant
les dia- logues entre les personnages noirs de ce roman. Elle dit
avoir refusé l’option « petit nègre » (parlé par les esclaves des
colonies françaises) parce qu’elle le trouvait réduc- teur,
infantilisant. C’est donc par la technique de compensation qu’elle
a tenté de rendre les différents traits du Black English. Une forme
verbale tout à fait standard en français pourrait donc traduire un
verbe non standard en BE, mais par un système de troncations (des
élisions du pronom sujet, par exemple), elle espérait préserver «
la musicalité » de l’original. Le résultat, par son propre aveu,
n’est pas toujours réussi, comme nous le constaterons plus
loin.
Il est important de souligner que Noël (2011) a dû composer avec
deux parlers noirs dans ce roman, car avant de tomber dans de
nombreux passages en BE, Hill (2007) inclut une scène où Aminata
apprend quelques phrases en gullah. Celui-ci est un créole à base
de l’anglais, fortement influencé par des langues ouest-africaines,
qui est né dans les plantations le long de la côte sud-est (« the
low country ») de la Caroline du Sud à l’époque de l’esclavage et
qui se parle toujours dans les îles au large de cet État (« the Sea
Islands ») (voir Turner 1969)23. Lorsque la jeune Aminata débarque
dans une plantation sur une de ces îles, Georgia, une autre
esclave, lui transmet des leçons de survie, notamment les
différents codes linguistiques qu’elle devra apprendre à maîtriser.
Elle commence par lui montrer quelques phrases en gullah et
l’équivalent en langue courante (c’est-à-dire en Black English).
Par exemple : « Bruddah tief de hog » veut dire,
explique-t-elle, « Brother done steal the hog » (Hill 2007 : 128).
Dans sa traduction de ce passage, Noël (Hill 2011/2014 : 161) fait
son possible pour indiquer l’étrangeté du parler de Georgia (le
gullah) en laissant les verbes à l’infinitif et en supprimant les
articles : « Frè’ voler cochon ». Or, d’entrée
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de jeu, il ne lui reste que peu de stratégies pour marquer
l’étrangeté du VNA ; l’écart par rapport à la norme est ainsi peu
ressenti : « Frère a volé le cochon ». Ailleurs dans le roman, pour
en faciliter la lecture, Hill utilise une forme de BE pour
véhiculer la voix de Georgia. En voici quelques extraits :
a) She done learn so fast [en parlant des aptitudes linguistiques
d’Aminata]. Zing, zing, zing. Words fly out her mouth like eagles.
(Hill 2007 : 129)
b) Honey chile [en s’adressant à Aminata] Why don’t Fomba speak ?
[…] He done crossed the river with you ? […] You done cross the
river, and your head is on fire. But grown man done cross the
river, and shut his mouth forever […] you all done cross one nasty
shut-mouth river. (Hill 2007 : 130)
c) Gal, I am smacked down tired. I got tree stump pulling all
through my bones. […] Your African mouth is like a galloping horse.
Slow down and steer, honey chile, or you will hit a tree. (Hill
2007 : 135)
Nous y constatons la présence de certains traits caractéristiques
du VNA : l’uti- lisation du double passé (« done learn, done
crossed »), des comparaisons imagées (« fly like eagles, like a
galloping horse »), des doublets (« shut-mouth river, smacked down
tired, tree stump pulling ») et le terme affectueux « honey chile
». Nous remar- quons également l’omission de certains morphèmes
(par ex., la préposition dans « fly out » [of], l’article devant «
grown man », un pronom sujet devant « shut ») et l’accord du
verbe « don’t » (pour la forme standard « doesn’t »).
Examinons maintenant la version française de ces passages :
a) Elle a appris si vite. Zing zing zing. Les mots volent de sa
bouche comme des aigles. (Hill 2011/2014 : 162, traduit par Carole
Noël)
b) Petit lapin […] Pourquoi Fomba parle pas ? […] Il a traversé le
fleuve avec toi ? […] T’as traversé le fleuve et t’as la tête en
feu. Lui, un homme mûr, a traversé le fleuve et fermé la bouche
pour toujours. […] Vous avez tous traversé un méchant fleuve
ferme-bouche. (Hill 2011/2014 : 162, traduit par Carole Noël)
c) Fifille, j’suis morte de fatigue. J’ai les os en bouilli pour
avoir essouché. … Ta bouche africaine est comme un cheval au galop.
[…] Ralentis et fais gaffe, mon lapin, sinon tu vas frapper un
arbre. (Hill 2011/2014 : 168, traduit par Carole Noël)
Sur le plan morphologique, la traduction présente assez peu
d’écarts par rapport au français courant et aucun pour ce qui est
de la forme des verbes ; le double passé, notamment, est traduit
par le passé composé standard. L’élision du pronom sujet (T’as,
j’suis) et la chute du ne (parle pas) signalent un niveau de langue
parlé familier, mais pas plus. Par contre, la traduction littérale
des comparaisons (comme des aigles, comme un cheval au galop, et
surtout du doublet un méchant fleuve ferme-bouche rend bien la
langue imagée de Georgia. Nous constatons une légère perte lorsque
le doublet « smacked down tired » est rendu par l’expression
courante morte de fatigue – une autre traduction littérale (par
ex., frappé-fatigué) aurait-elle été possible ? − mais Noël semble
vouloir compenser en traduisant « Gal » par le plus répétitif
Fifille. Comme solution à l’image peu commune « tree stump pulling
through my bones », elle propose les os en bouillie et « honey
chile » est rendu par (petit) lapin.
Plus loin dans le roman, Aminata est engagée dans la maison des
Lindo, à Charles Town, afin d’aider pendant la grossesse de leur «
servante » Dolly et pour aider celle- ci à accoucher. Dolly n’est
pas rassurée :
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d) So, […] she done take my place ? […] Now that I got a baby in my
belly, this pretty new girl come and take my place ? […] What kind
of woman you is ? […] You African ? […] Mrs Lindo done say ‘pure
African’ […] I never done meet an African who don’t cook and who
talks so natural. […] If I hated to cook […] Master Lindo throw me
out. […] Youngthing like you gwine catch my baby ? […] Gawd help
me. You kill me sure as dog kill cat. (Hill 2007 : 191-197)
En plus du double passé (« done take, done say, done meet »), on
constate dans le parler de Dolly de nombreuses autres variantes
morphologiques, notamment la syn- taxe interrogative (sans
inversion sujet-verbe) et l’accord verbal à la troisième per- sonne
(« What kind of woman you is ? »), une réduction du morphème du
futur proche « going to » en « gwine » et l’omission d’un marqueur
du futur dans la dernière phrase (« You_ kill me sure as dog kill
cat »). Notons également l’absence de l’article indéfini (_dog, _
cat) et de l’accord du verbe (kill_). En voici maintenant le texte
d’arrivée :
d) Bon, … c’est elle qui va prit ma place ? […] Maintenant qu’j’ai
un bébé dans mon ventre, cette jolie fille arriver et va prit ma
place. […] Toi, Africaine ? […] Pure Africaine ? De l’Afrique,
direct du bateau ? […] Mme Lindo, elle dit ‘pure Africaine’. […]
J’ai jamais rencontré une Africaine qui sait pas faire la cuisine
et qui parle si bien. […] Si je détestais faire la cuisine, maître
Lindo me mis à la porte. […] C’est une jeune poulette comme toi qui
va sortir mon bébé ? […] Dieu me protège. Tu vas m’tuer comme un
chien tue un chat. (Hill 2011/2014 : 323-239, traduit par Carole
Noël)
Cette fois, Noël a recours à trois solutions différentes pour le
double passé com- posé. Voici les deux premières : l’occurrence «
done meet » est rendue par le passé composé standard (ai
rencontré), « done say » se traduit par le présent indicatif (dit)
− ce qui fonctionne très bien grâce à une mise en relief du sujet
comme compensation (Mme Lindo, elle). La troisième solution qui
vient surprendre le lecteur du TA est l’utilisation d’une forme non
standard du futur proche (va prit pour rendre « done take ») ;
cette forme est réutilisée pour traduire le verbe au présent « take
». Solution intéressante, certes, mais qui manque malheureusement
de cohérence si l’on regarde plus loin : qui va sortir, Tu vas
m’tuer (deux occurrences standard du futur proche). Ce qui
fonctionne mieux est l’usage de l’infinitif arriver pour traduire
le présent « come » (pour « comes ») dans le TS. Noël se montre
innovatrice ailleurs aussi en proposant le participe passé mis
comme conditionnel afin de créer un effet semblable à l’omission de
l’auxiliaire « would » dans le TS.
Plus loin, Dolly amène Aminata au marché pour acheter des
victuailles vendues par un autre esclave, dénommé Jimbo. Leur
échange se fait par des phrases simples et présente plusieurs
écarts à la norme : la variante non marquée de la troisième per-
sonne (« (he) look, treat, keep, don’t »), l’omission de
l’auxiliaire « does » (« What _Mr. Lindo want ? »), la double
négation (« don’t need no man no how ») et la variante non
standard « them » pour l’adjectif démonstratif « those » :
e) « He look bad, » Dolly said, « but he treat you right. » […] «
What Mr. Lindo want today ? » Jimbo called out to Dolly. «
Best vegetables you got, » she said. « Always de best for Mr.
Lindo, » Jimbo said. « He keep me in business. […] « Lindo don’t
eat your chicken necks, » Dolly said. « I give ‘em to you, so you
loves me more, » he said.
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« I been loved already by a runaway dog, » Dolly said […] « and I
don’t need no man no how. Put them necks here in this basket and
I’ll cook them up for me. » (Hill 2007 : 194-195)
Dans le TA, Noël a recours à plusieurs marques du français familier
oral : la chute du ne, le pronom interrogatif quoi pour qu’est-ce
que, la reprise de l’objet (en/de te cous de poulets, te/à toi,
en/d’un aut’) et de nombreuses réductions morpho-phoné- tiques. Par
contre, elle choisit des structures syntaxiques plus complexes que
dans le TS, dont deux propositions subordonnées tout à fait
standard (pour que tu m’aimes plus, que je reste en affaires). Noël
tente un écart important à la norme en substituant le comparatif
mieux à meilleurs, suivi d’une proposition relative (que t’as). Une
solu- tion plus simple conviendrait mieux, à notre avis, par
exemple en traduisant la réplique de Dolly par « Tes plus bons
légumes. »
e) « Il est pas beau, mais il nous traite correct. […] − M’sieu
Lindo veut quoi aujourd’hui ? demanda Jimbo à Dolly. − Les mieux
légumes que t’as. − Toujours les mieux pour M’sieu Lindo. C’est
grâce à lui que je reste en affaires […] − Lindo en mange pas de
tes cous de poulets, dit Dolly. − J’te les donne à toi, pour que tu
m’aimes plus. − J’ai déjà eu un amoureux qu’a fiché le camp, dit
Dolly […] et j’en ai pas besoin
d’un aut’. Mets les cous dans l’panier et j’les f ’rai cuire pour
moi. » (Hill 2011 /2014 : 235-236, traduit par Carole Noël)
Lorsqu’Aminata quitte Charleston pour New York, elle rencontre
Claybourne et Berthilda, d’autres locuteurs du VNA à qui elle
apprendra à lire et à écrire :
f) « I can cooper you a barrel of any size, » [Claybourne] said, «
but I ain’t teachable. » […] Claybourne the only name they done
give me […] Mitchell is a name I done took. » [Bertilda interrompt]
« Y’all giving that man too much time […] What about my name ? When
you gonna write it down ? […] It’s the name I done got, and I don’t
see no reason to change it like Claybourne. That man got a mouth
the size of a drawbridge. » « Who you calling bridge mouth ? »
Claybourne said. « Y’all think this here African woman just for you
? » she shot back. […] Y’all not writing down how much they pay me
[…] Cause I want more. Write it down when I gets a shilling a day.
That’s what my mama got, til she up and died. » […] « You done run
from the master too ? » Claybourne asked her. « No, I ain’t, » she
answered. « Doan call me no slave. Ain’t never been, and ain’t
never gonna be. » [plus tard] « She the best teacher I ever done
had, » Claybourne said. « Y’all ain’t never had no teaching before,
» Berthilda shot back. (Hill 2007 : 259-260)
L’humour qui ressort de cette scène se doit à l’authenticité des
voix noires évo- quées par Hill. En plus des traits du BE décrits
plus haut, on note la variante « y’all » des parlers populaires du
Sud. S’efforçant de reproduire l’oralité du passage et de suggérer
le parler d’une personne avec peu d’instruction, Noël a recours à
de nom- breuses réductions morphologiques et à des structures
syntaxiques non standard comme les interrogatives quand c’est que
et qui c’est que et la mise en relief du com- plément objet (« Mon
nom à moi… »). Le résultat est bien convaincant et l’effet humo-
ristique est assuré. Cependant, quelques marqueurs d’une langue
instruite et normative nuisent à la cohérence de l’ensemble.
D’abord, Elle, meilleure prof qu’ j’ai eue − malgré l’ellipse du
verbe être et l’élision de que − présente le comparatif irré-
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gulier meilleur (que Dolly n’a pas su maîtriser) et une proposition
relative standard. De plus, les contraintes de la grammaire écrite
obligent la traductrice à respecter les deux accords au féminin (de
l’adjectif et du participe passé). Enfin, l’utilisation d’une
proposition subjonctive (jusqu’à ce qu’elle parte) détonne avec le
reste :
f) − J’peux t’fabriquer une barrique […] mais j’suis pas
enseignable […] Claybourne, c’est l’seul nom qu’i m’ont donné.
Mitchell, c’est l’nom que moi, j’me suis donné. […]
[Bertilde interrompt] « Tu lui donnes trop d’temps à ç’ui-là. Mon
nom à moi, quand c’est que tu vas l’écrire ? […] Ç’ui-là, i a une
gueule grande comme un pont-l’vis.
– Qui c’est qu’tu traites de pont-l’vis ? demanda Claybourne. – Tu
t’figures que c’t’Africaine est juste pour toi ? T’as pas écrit
combien i me paient. […] C’est bon. Pasque j’veux plus. Tu
l’écriras quand j’gagnerais un shilling par
jour. C’était c’que ma mère gagnait jusqu’à ce qu’elle parte pour
l’aut’ monde. […] Dis
pas que j’suis esclave. J’l’ai jamais été et j’le s’rai jamais. […]
− Elle, meilleure prof qu’j’ai eue, dit Claybourne. − T’en as
jamais eu avant, de prof, corrigea Bertilda. (Hill 2011/2014 :
308-310,
traduit par Carole Noël)
4. Conclusion
La traduction du vernaculaire demeure un obstacle insurmontable,
diront certains (par ex., Landers 2001 : 115-116). Cependant, il
reste des traducteurs et des traduc- trices qui se montrent prêts à
relever le défi et à prendre quelques risques. Rappelons que la
représentation littéraire du sociolecte dans l’œuvre originale
n’est autre qu’une approximation, une création de l’auteur fondée
sur sa connaissance des traits linguis- tiques de celui-ci.
Pourquoi le traducteur ne se permettrait-il pas d’être créatif à
son tour dans le texte d’arrivée ? Pour reprendre les mots de
Brodsky :
[l]’important, encore une fois, c’est de respecter les choix
stylistiques, esthétiques et éthiques de l’auteur. Cela fait, on se
retrouve totalement libre : au traducteur de créer une langue
cohérente, et qui, idéalement, communiquera au lecteur français ce
que ressent un lecteur anglais découvrant le livre. (Brodsky 1996 :
175)
Dans son étude sur la retraduction française de The Adventures of
Huckleberry Finn (publiée en 200824), Wecksteen (2011) félicite le
traducteur Hoepffner d’avoir si bien rendu le parler du jeune Huck.
(Soulignons que la voix de Jim reste à examiner.) En faisant preuve
d’inventivité, en ayant recours à des néologismes et en acceptant
de malmener la grammaire française, Hoeffner évoque ce vernaculaire
américain dans une traduction qui se lit comme « un texte en
français » et non comme « un texte français », une sorte d’ «
entre-deux » qui parvient à dépayser le lecteur (Wecksteen 2011 :
490).
Le présent article a décrit l’approche conservatrice, voire «
francisante » de Besse et a mis en évidence la volonté de Noël, et
de Saint-Martin et Gagné de reproduire l’oralité du Black English
dans leur TA. Or, dans les trois traductions, l’essence spé-
cifiquement noire se perd en route. Je propose qu’une stratégie
aussi simple que l’incorporation systématique dans le TA d’emprunts
directs tels Sister, Brother, Missus, Master, baby − tous
facilement compris par le lectorat francophone de nos jours −
permettrait d’évoquer plus facilement ces voix afro-américaines. De
façon
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générale, tout culturème (voir Cuciuc 2011) de la LS pourrait
s’intégrer tel quel dans le TA, accompagné d’un ajout explicatif au
besoin ; par exemple, l’appellation péjo- rative « crackers »
pourrait se traduire par les culs-blancs de crackers. C’est ainsi
que Philcox a su préserver des termes spécifiques à la société
guadeloupéenne dans sa traduction anglaise des œuvres de Maryse
Condé25 (voir Lappin-Fortin 2013). Pour des réalités communes à
l’ensemble des Antilles, Philcox a parfois recours à des termes
utilisés dans les îles anglophones comme la Jamaïque, tout en
évitant de « déplacer » géographiquement la Guadeloupe. Cependant,
il s’oppose à l’adoption du VNA pour décrire les réalités des
Antilles françaises qui n’ont rien à voir avec celles de la société
américaine (Kadish et Massardier-Kenney 1996 ; voir aussi Lappin-
Fortin 2013). Pour cette même raison, il semble peu désirable de
puiser dans le vocabulaire des îles françaises pour rendre le VNA
littéraire, à moins que ce soit de manière occasionnelle et
judicieuse.
Il est à souligner qu’aucun des traducteurs dans la présente étude
n’a choisi d’explorer « l’option créolisante » proposée par Lavoie
(2002 : 213) et d’autres. On pourrait envisager cette solution non
pour le VNA, mais pour le gullah. Par exemple, le passage paru dans
le roman de Hill ; le gullah étant lui-même un créole, parlé non
seulement en Caroline du Sud mais aussi dans les Bahamas, le
remplacer par une forme de créole antillais ne semble entraîner
aucune « exotisation ». Ou bien, afin d’éviter tout déplacement
géographique, pourquoi ne pas laisser intactes ces quelques phrases
en gullah, préservant ainsi toute leur « étrangeté » et toute leur
valeur idéo- logique ? C’est effectivement la solution préférée par
Philcox dans son traitement du créole guadeloupéen dans Victoire
(Condé 2006 ; voir Lappin-Fortin 2013 et 2014).
En guise de conclusion, il ressort de cette courte étude que c’est
seulement en acceptant de dévier des normes et des formes du
français que le traducteur pourra espérer rendre plus fidèlement
toute la charge culturelle et idéologique du Black English.
Néanmoins, face aux pertes inévitables dans le texte d’arrivée, il
faut savoir se dire : « C’est comme ça des fois. »
REMERCIEMENTS
Je tiens à remercier Marie-Madeleine Raoult, rédactrice en chef des
Éditions de la Pleine Lune, Montréal, Canada, pour m’avoir si
gracieusement fourni le texte de l’allocution de Carole Noël
(2011).
NOTES
1. Angelou, Maya (1969/2009) : I Know Why the Caged Bird Sings. New
York : Ballantyne Books Mass Market Edition ; Angelou, Maya (2008)
: Je sais pourquoi chante l’oiseau en cage (Traduit de l’anglais
par Christiane BESSE). Paris : Les éditions Les Allusifs.
2. Angelou, Maya (1981/2009) : The Heart of a Woman. New York :
Random House Trade Paperbacks ; Angelou, Maya (2008) : Tant que je
serai noire (Traduit de l’anglais par Lori Saint-Martin et Paul
Gagné). Paris : Les éditions Les Allusifs.
3. Hill, Lawrence (2007) : The Book of Negroes. Toronto : Harper
Collins ; Hill, Lawrence (2011/2014) : Aminata (Traduit de
l’anglais par Carole Noël). Lachine : Éditions de la Pleine
Lune
4. Il s’agit ici du « habitual be », trait caractéristique du BE
dont une variante possible est « bes » (Green 2002 : 47). Dans son
texte d’arrivée (2008 : 269), Besse traduit simplement par « C’est
comme ça des fois. »
5. Le terme « vernaculaire noir américain » (VNA) (Labov 1976 :
264) est la traduction française don- née au terme labovien « Black
American Vernacular » pour désigner le sociolecte parlé par une
couche de la population afro-américaine. Le terme Black English
(BE) s’utilise couramment pour
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désigner le dialecte, ou groupe de dialectes, parlé par la majorité
des locuteurs afro-américains « non-middle-class » (Fromkin, Rodman
et al. 1997 : 270) ; d’autres linguistes comme Green (2002)
préfèrent le terme African American English (AAE), ou encore
African American Vernacular English (AAVE) (Poplack 2000).
6. Green (2002 : 52) souligne la nuance qui distingue l’énoncé «
Some iMacs Ø tangerine » (effacement de la copule) de « Some iMacs
be tangerine » (habitual be). Seul le deuxième énoncé exprime le
sens de « usually ».
7. La critique entendue après la publication du roman The Help
était double : d’abord, que l’auteure ne pouvait légitimement
s’approprier la voix d’une communauté dont elle se considère
séparée (Lumumba 2014) ; ensuite, que la représentation des traits
vernaculaires manquait de cohérence et même d’exactitude (voir, par
ex., Analyzing ‘The Help’ dialogue. Consultés le 16 août 2015,
<https://
pagelady.wordpress.com/2011/08/29/analyzing-the-help-dialogue>.
Et Association of Black Women Historians on ‘The Help’. Consultés
le 16 août 2015, <http://www.newblackmaninexile.net/2011/08/
association-of-black-women-historians.html>).
8. Hurston, Zora Neale (1937/2013) : Their Eyes Were Watching God.
New York : Harper Perennial Modern Classics.
9. Hurston, Zora Neale (1993) : Une femme noire (Traduit de
l’anglais par Françoise Brodsky). Paris : Le Castor Astral.
10. Bernard Vidal est décédé en 1992 et son article est paru deux
ans plus tard. 11. Walker, Alice (1982) : The Color Purple. New
York : Harcourt Brace Jovanovich. 12. Walker, Alice (1985) : La
Couleur pourpre (Traduit de l’anglais par Mimi Perrin). 13. Lavoie
fait référence ici à la destruction et à l’exotisation qui figurent
dans la liste des « 13 tendances
déformantes » décrites par Berman (1996 : 92). 14. Twain, Mark
(1884/1886) : Les aventures de Huck Finn. L’ami de Tom Sawyer
(Traduit de l’anglais
par William Little Hughes). Paris : Les Arts et le livre. 15.
Twain, Mark (1884/1948) : Les Aventures d’Huckleberry Finn (Traduit
de l’anglais par Suzanne
Nétillard). Paris : Éditions Hier et Aujourd’hui. 16. Sapphire
(1996) : Push. New York : Random House. Sapphire (1997) : Push
(Traduit de l’anglais par
Jean-Pierre Carasso). Paris : Éditions de l’Olivier. 17. Dans son
texte d’arrivée, Besse (Angelou 2008 : 269) oppose « Ce n’est pas
inhabituel » à « C’est
comme ça des fois », ce qui aboutit clairement à une perte.
Toutefois, on peut difficilement conce- voir une meilleure
solution. L’ajout du morphème toujours pour rendre « le habitual be
» (tel que proposé par Fournier-Guillemette 2011) ne convient pas
dans cette instance.
18. À mi-chemin entre « nigger » et « negro », le terme « nigra »
est une création des Blancs du Sud des États-Unis
(Edwards 2003 : 35).
19. Mes remerciements à un évaluateur anonyme pour avoir suggéré
cette deuxième possibilité. 20. Le mot baby revient à plusieurs
reprises dans le texte source, mais à part une occurrence de
la
traduction littérale bébé (TA 79), il semble être traduit de façon
systématique par « ma jolie ». 21. Pour en apprendre plus sur les
défis linguistiques des esclaves africains en Amérique, voir
par
exemple Turner (1960 : 6-10) et les premiers chapitres du récit «
The Interesting Narrative of the Life of Olaudah Equino, or
Gustavus Vasso, the African (1814) » dans Gates (2002 :
46-98).
22. Noël, Carole (2011) : Présentation du 3 mars 2011, École de
traduction et d’interprétation, Université d’Ottawa, non publiée
(Ottawa, mars 2011).
23. Selon Mufwene (2000), l’importante population africaine dans
ces régions côtières et la ségrégation dans les plantations ont
favorisé l’évolution du créole, par opposition à la réalité des
esclaves africains envoyés ailleurs dans les colonies, où le
contact avec la langue dominante aurait été plus important.
24. Twain, Mark (1884/2008) : Aventures de Huckleberry Finn
(Traduit par Bernard Hoepffner). Auch : Tristram.
25. Notamment, Condé, Maryse (2010) : Victoire, My Mother’s Mother
(Traduit par Richard Philcox). New York : Atria.
RÉFÉRENCES
Berman, Antoine (1999) : La traduction et la lettre ou l’auberge
lointain.