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PAUL AUSTER Trilogie new-yorkaise CITÉ DE VERRE REVENANTS LA CHAMBRE DÉROBÉE romans traduits de l’américain par Pierre Furlan ACTES SUD

Trilogie New-Yorkaiseexcerpts.numilog.com/books/9782742737918.pdf · PAUL AUSTER Paul Auster, né dans le New Jersey, vit à Brooklyn. Son œuvre, aujourd'hui traduite dans le monde

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PAUL AUSTER

Trilogie new-yorkaise

CITÉ DE VERRE REVENANTS

LA CHAMBRE DÉROBÉE

romans traduits de l’américain par Pierre Furlan

ACTES SUD

LE POINT DE VUE DES ÉDITEURS

De toutes les qualités qui ont justifié le succès de

la Trilogie new-yorkaise, l'art de la narration est sans doute la plus déterminante. C'est qu'il suffit

de s'embarquer dans la première phrase d'un de ces

trois romans pour être emporté dans les péripéties

de l'action et étourdi jusqu'au vertige par les

tribulations des personnages. Très vite pourtant, le

thriller prend une allure de quête métaphysique et la

ville, illimitée, insaisissable, devient un gigantesque

échiquier où Auster dispose ses pions pour mieux

nous parler de dépossession.

PAUL AUSTER

Paul Auster, né dans le New Jersey, vit à Brooklyn. Son œuvre, aujourd'hui traduite dans le monde entier, est publiée en France par Actes Sud.

DU MÊME AUTEUR CHEZ ACTES SUD

Trilogie new-yorkaise : – vol. 1 : Cité de verre, 1987 ;

– vol. 2 . Revenants, 1988 ;

– vol. 3 : La Chambre dérobée, 1988 ; Babel n° 32.

L'Invention de la solitude, 1988 ; Babel n° 41.

Le Voyage d'Anna Blume, 1989 ; Babel n° 60.

La Musique du hasard, 1991 ; Babel n° 83.

Le Conte de Noël d'Auggie Wren, hors commerce, 1991. L'Art de la faim, 1992. Le Carnet rouge, 1993. Le Carnet rouge /L'Art de la faim, 2008 ; Babel n° 133.

Léviathan, 1993 ; Babel n° 106.

Disparitions, coédition Unes / Actes Sud, 1994 ; Babel n° 870.

Mr Vertigo, 1994 ; Babel n° 163.

Smoke /Brooklyn Boogie, 1995 ; Babel n° 255.

Le Diable par la queue, 1996 ; Babel n° 379.

La Solitude du labyrinthe (entretien avec Gérard de Cortanze), 1997 ; Babel n° 662, édition augmentée.

Lulu on the bridge, 1998 ; Babel n° 753.

Tombouctou, 1999 (coéd. Leméac) ; Babel n° 460.

Laurel et Hardy vont au paradis suivi de Black-Out et Cache-Cache, Actes Sud-Papiers, 2000. Le Livre des illusions (coéd. Leméac), 2002 ; Babel n° 591.

Constat d'accident (coéd. Leméac), 2003 ; Babel n° 630.

Histoire de ma machine à écrire (avec Sam Messer), 2003. La Nuit de l'oracle (coéd. Leméac), 2004 ; Babel n° 720.

Brooklyn Follies (coéd. Leméac), 2005 ; Babel n° 785.

Dans le scriptorium (coéd. Leméac), 2007 ; Babel n° 935.

La Vie intérieure de Martin Frost (coéd. Leméac), 2007 ; Babel

n° 935.

Seul dans le noir (coéd. Leméac), 2010 ; Babel n° 1063.

Invisible (coéd. Leméac), 2010 ; Babel n° 1114.

Sunset Park (coéd. Leméac), 2011 ; Babel n° 1177.

Chronique d'hiver (coéd. Leméac), 2013.

En collection Thesaurus :

Œuvre romanesque, t. I, 1996, Œuvre romanesque et autres textes, t. II, 1999,

Œuvre romanesque, t. III, 2010.

Illustration de couverture : Earl Horter,

The Chrysler Building under Construction, 1931,

Whitney Museum of American Art

Titre original :

City of Glass, Ghosts, The Locked Room (Sun & Moon Press, 1985 et 1986)

© Paul Auster, 1985 et 1986

©Actes Sud, 1987 et 1988

pour la traduction française

© ACTES SUD, 1991

pour la présentation

ISBN 978-2-330-05540-0 978-2-330-05540-0

PAULAUSTER

TRILOGIE NEW-YORKAISE

roman traduit de l'américain

par Pierre Furlan

CITÉ DE VERRE

REVENANTS

LA CHAMBRE DÉROBÉE

Préface de Jean Frémon

Lecture de Marc Chénetier

ACTES SUD

PRÉFACE

LE POIDS DU CORPS

Je me souviens d'un dessin humoristique paru dans un

journal italien, il montrait un personnage anonyme qui se

regarde dans la glace d'une armoire en se tenant le menton

dans une attitude de perplexité. Et la légende disait à peu

près cela : “Mon Dieu ! Mais ce n'est pas moi, j'ai dû me

perdre dans la foule !”

Ce sont des choses qui arrivent, nous ne nous reconnais-

sons plus, nous nous pinçons pour nous éveiller d'un rêve,

mais c'est en rêve que nous nous pinçons. A chaque ins-

tant, nous faisons des gestes qui ne sont pas les nôtres, nous

prononçons des mots qui appartiennent à d'autres, nous

imitons les intonations ou les expressions de ceux qu'in-

consciemment nous désirons être. Essayer d'être un autre

est une façon de devenir soi-même. Avec un peu de cons-

tance, il est possible d'y parvenir. Et se reconnaître dans un

autre est certainement aussi troublant que de ne pas se

reconnaître soi-même. “Une minute nous sommes une

chose et la suivante une autre chose”, dit Paul Auster, ou

encore : “Là où je ne suis pas est l'endroit où je suis moi-

même.” Quand Quinn quitte son observatoire (une poubelle

qui ne manque pas de connotations littéraires) il passe

devant la glace d'une boutique et croit y voir un autre que

lui. Le personnage d'un livre peut-il être le même au début

et à la fin du livre ? Y aurait-il un livre, y aurait-il une

histoire sans cette distance, cette subtile transformation

d'une identité ?...

Chaque jour nous prenons part à des histoires qui

semblent avoir été inventées par quelques fantaisistes qui se

disent écrivains, qui se travestissent sous des noms d'em-

prunt pour mieux nous abuser. Ces gens nous font croire

qu'ils inventent leurs histoires, qu'elles sont le fruit de leur

imagination, comme ils disent, mais ce n'est pas vrai. A côté des histoires qu'ils inventent, il y a aussi des his-

toires qu'ils ont vécues ou qui ont été vécues par d'autres,

des histoires dont ils ont été le témoin, des histoires qu'ils ont lues, qu'ils ont entendues, qu'on leur a racontées et dans

lesquelles nous sommes impliqués malgré nous. Et les his-

toires sont d'étranges miroirs déformants.

Comme ces profils perdus dans deux miroirs qui se font face, nous voyons notre image s'éloigner ou se rapprocher

sur le visage de nos parents, de nos enfants... J'ai vu un jour

l'une des choses les plus troublantes qui soient : un agran-

dissement photographique à échelle humaine d'un adulte de

soixante ans tenant par la main un agrandissement photo-

graphique de l'enfant qu'il était à six ans.

Qui est qui ? Who's who ? Où sont nos pères, où sont nos fils ? Dans tous les livres de Paul Auster, des fils

cherchent leur père, des pères cherchent leur fils, des

fils meurent ou disparaissent, des pères se suppriment ou

menacent la vie de leur fils, des fils sont rejetés, des fils sont

adoptés par des pères qui ne sont pas les leurs. Des person-

nages changent de vie, changent de tête, changent de nom,

prennent la place d'un autre. Des personnages renoncent,

abandonnent, disparaissent, larguent les amarres, un fan-

tasme de fuite, de dépossession, d'échec, que l'écriture tout

à la fois nourrit et combat.

New York est le lieu de cette errance, de ces filatures, de

ces enquêtes, la trame orthogonale des rues de la ville

semble le canevas sur lequel des itinéraires inédits viennent se broder comme le nouvel épisode d'une histoire sur la

page quadrillée d'un cahier d'écolier.

“Passer au crible le chaos, pour y trouver une lueur de

cohérence”, dit Quinn. New York est ce crible. La cohé-rence est-elle l'impalpable qui s'échappe, l'eau du fleuve,

ou les pépites que le tamis retient entre ses mailles ?

Fomenter des coïncidences, voilà la tâche du romancier, des pépites dans l'eau, des rencontres dans New York,

l'intersection des destinées.

Le fait du hasard est le croisement de séries indépen-

dantes et quand il se produit, il paraît inévitable, il a toutes

les allures de la nécessité ; quand il se répète il commence à dessiner du sens, à forger un destin et la trame sur laquelle il

se dessine risque de ressembler à la grille d'une prison.

Et l'on voit alors des personnages, comme enserrés par

une série logique qui se referme sur eux, tenter d'échapper,

disparaître au coin d'une rue comme le fil de la brodeuse repasse sous la toile avant de ressortir on ne sait où. L'arbi-

traire, l'aléatoire veulent reprendre l'avantage. “Tout est

donc possible”, lit-on à la fin de Revenants, le deuxième volet de, la Trilogie, par exemple quitter New York pour la Chine, emblème du bout du monde. “Disons donc que c'est

la Chine et tenons-nous-en là”, dit le narrateur. En Chine au

début du siècle, à l'apparition des premières voitures auto-

mobiles, on recommandait aux conducteurs la plus grande

prudence, les Chinois, superstitieux, étaient toujours persua-

dés d'être suivis par un fantôme, ils tentaient de se précipi-

ter sous les roues des voitures pour faire écraser le fantôme

qui les importunait. Plusieurs Chinois, dit-on, y perdirent la

vie, combien de fantômes on ne sait pas (entre un fantôme

mort et un fantôme vivant la différence est des plus subtiles,

tous des revenants), en revanche maint conducteur d'auto-

mobile s'est senti depuis lors mystérieusement suivi.

Ces trois livres ne sont pas une seule et même histoire qui

se poursuivrait sur trois volumes. Ils se suivent et cependant

ils sont autonomes, ils se ressemblent et ils diffèrent, ils sont

les reflets l'un de l'autre, les fantômes l'un de l'autre. C'est

comme si la même histoire était racontée trois fois mais par

une autre personne ou par la même personne parvenue à un

autre moment de sa propre destinée, de sa propre conscience.

Le premier volume oscille entre la comédie et le drame

psychologique, il joue sur les rebondissements et les masques,

il emprunte une part de sa tension au thriller, il entrecroise

par jeu des codes connus. Le second est une fable, plus dis-

tanciée, une parabole usant d'une langue plus composée.

Avec le troisième volume apparaît un narrateur qui s'exprime

à la première personne, il vient nous déclarer qu'il est l'au-

teur des deux premiers livres, les projetant ainsi au rang de

métaphores, de fiction dans la fiction tandis que ce que nous

sommes en train de lire devient de ce fait même réalité. Et du

coup le ton change complètement : assez joué, quelqu'un

vous parle, vous parle sans détour de choses qui existent : le

désir de se fixer et le désir de se perdre ; l'amour d'une femme

et d'un enfant... Et le narrateur nous dit implicitement que ce

n'est pas avec des jeux de miroir, des coïncidences, des cita-

tions, des clins d'œil, des allusions à d'autres livres qu'on

construit une œuvre mais avec sa chair, sa vie et ses désirs.

Portant les deux valises qui contiennent les écrits de Fan-

shawe, il remarque qu'elles pèsent le poids d'un homme. Un

livre pèse ce que pèse son auteur, voilà ce que nous dit le nar-

rateur, il admet que l'ambiguïté est l'air qu'il respire, il lève le

masque et met tout son poids dans la balance.

Poids du corps, disent les professeurs de danse pour rappeler qu'il doit mentalement et effectivement se porter

sur la pointe du pied afin de charger le pas de gravité sans

lui ôter rien de sa grâce.

JEAN FRÉMON

CITÉ DE VERRE

1

C'est un faux numéro qui a tout déclenché, le télé-phone sonnant trois fois au cœur de la nuit et la voix à

l'autre bout demandant quelqu'un qu'il n'était pas.

Bien plus tard, lorsqu'il pourrait réfléchir à ce qui lui était arrivé, il en conclurait que rien n'est réel sauf le

hasard. Mais ce serait bien plus tard. Au début, il y a simplement eu l'événement et ses conséquences. Quant

à savoir si l'affaire aurait pu tourner autrement ou si

elle avait été entièrement prédéterminée dès le premier

mot qui sortit de la bouche de l'étranger, ce n'est pas le

sujet. Le sujet, c'est l'histoire même, et ce n'est pas à

elle de dire si elle a un sens ou pas.

Pour ce qui est de Quinn, peu de choses nous retien-

dront. Qui il était, d'où il venait et ce qu'il faisait n'ont

pas grande importance. Nous savons, entre autres, qu'il

avait trente-cinq ans. Nous savons qu'il avait jadis été

marié, qu'il avait un jour été père et qu'à présent sa

femme et son fils étaient tous les deux morts. Nous

savons aussi qu'il écrivait des livres. Pour être précis,

nous savons qu'il écrivait des romans policiers. Ces

ouvrages étaient signés du nom de William Wilson, et

il les produisait au rythme d'environ un par an, ce qui

lui procurait assez d'argent pour vivre modestement

dans un petit appartement de New York. Comme chaque

roman ne lui prenait pas plus de cinq ou six mois, il

avait le loisir d'utiliser le restant de l'année à sa guise.

Il lisait un grand nombre d'ouvrages, il regardait des

tableaux, il allait au cinéma. L'été, il suivait le base-ball

à la télévision ; l'hiver, il fréquentait l'opéra. Mais ce

qu'il aimait par-dessus tout, c'était marcher. Presque

chaque jour, qu'il pleuve ou qu'il vente, qu'il fasse

chaud ou froid, il quittait son appartement pour déam-

buler dans la ville – sans savoir vraiment où il allait, se

déplaçant simplement dans la direction où ses jambes

le portaient.

New York était un espace inépuisable, un labyrinthe

de pas infinis, et, aussi loin qu'il allât et quelle que fût

la connaissance qu'il eût de ses quartiers et de ses rues,

elle lui donnait toujours la sensation qu'il était perdu.

Perdu non seulement dans la cité mais tout autant en

lui-même. Chaque fois qu'il sortait marcher il avait

l'impression de se quitter lui-même, et, en s'abandon-

nant au mouvement des rues, en se réduisant à n'être

qu'un œil qui voit, il pouvait échapper à l'obligation de

penser, ce qui, plus que toute autre chose, lui apportait

une part de paix, un vide intérieur salutaire. Autour de

lui, devant lui, hors de lui, il y avait le monde qui chan-

geait à une vitesse telle que Quinn était dans l'impossi-

bilité de s'attarder bien longtemps sur quoi que ce soit.

Le mouvement était l'essence des choses, l'acte de pla-

cer un pied devant l'autre et de se permettre de suivre

la dérive de son propre corps. En errant sans but, il ren-

dait tous les lieux égaux, et il ne lui importait plus

d'être ici ou là. Ses promenades les plus réussies étaient

celles où il pouvait sentir qu'il n'était nulle part. Et

c'était finalement tout ce qu'il avait jamais demandé

aux choses : être nulle part. New York était le nulle part

que Quinn avait construit autour de lui-même et il se

rendait compte qu'il n'avait nullement l'intention de le

quitter à nouveau.

Autrefois, Quinn avait été plus ambitieux. Lorsqu'il

était jeune homme, il avait publié plusieurs livres de

poèmes, écrit des pièces de théâtre, des essais de critique

littéraire, et il s'était astreint à plusieurs traductions de

longue haleine. Mais il avait brusquement tout abandon-

né. Une partie de lui-même était morte, disait-il à ses

amis, et il ne voulait pas qu'elle revînt le hanter. C'était

alors qu'il avait adopté le nom de William Wilson. Quinn

n'était plus cette partie de lui qui pouvait écrire des livres

et, même si à bien des égards Quinn restait encore en vie,

il n'existait plus pour personne sauf pour lui-même.

Il avait continué à écrire parce que c'était la seule chose qu'il se sentait capable de faire. Les romans poli-

ciers lui avaient paru une solution raisonnable. Il ne lui

était guère difficile d'inventer les intrigues compliquées

qu'il leur fallait, et il écrivait bien, souvent malgré lui,

comme sans effort. Puisqu'il ne se considérait pas l'au-

teur de ce qu'il rédigeait, il n'en éprouvait pas la res-

ponsabilité et n'était donc pas obligé d'en prendre la

défense en son for intérieur. William Wilson, après tout,

n'était qu'une invention, et même s'il était né de Quinn

il menait désormais une vie indépendante. Quinn le

traitait avec déférence, parfois même avec admiration,

mais il n'allait jamais jusqu'à croire que William Wilson

et lui-même fussent le même homme. C'est pour cela

qu'il restait caché derrière le masque de son pseudo-

nyme. Il avait un agent littéraire mais ne l'avait jamais

rencontré. Leurs contacts se limitaient à des lettres, et,

pour les besoins de la cause, Quinn avait loué une boîte

numérotée au bureau de poste. Il en allait de même

avec l'éditeur qui lui versait tous ses honoraires, dûs et

droits d'auteur par l'intermédiaire de l'agent. Aucun

des livres de William Wilson ne portait de photographie

de l'auteur ni de notice biographique. William Wilson

ne figurait dans aucun annuaire d'écrivains, n'accordait

pas d'interviews, et c'était la secrétaire de son agent

qui répondait à tout son courrier. Pour autant qu'il pût

en juger, personne n'avait percé son secret. Au début,

lorsque ses amis avaient appris qu'il avait abandonné

l'écriture, ils lui demandaient comment il comptait

vivre. Il leur racontait à tous la même chose : il avait

reçu de sa femme un legs à gérer. Mais la vérité c'était

que sa femme n'avait jamais eu d'argent. Et la vérité

c'était qu'il n'avait plus d'amis.

Tout cela remontait à plus de cinq ans, déjà. Il ne

pensait plus guère à son fils et, depuis peu, il avait

décroché du mur la photo de sa femme. Il lui arrivait

bien, de loin en loin, d'éprouver à nouveau subitement

la sensation qu'il avait connue en portant le petit garçon

de trois ans, mais il ne s'agissait pas vraiment d'une

pensée, et ce n'était même pas un souvenir. C'était une

sensation physique, une empreinte que le passé avait

laissée dans son corps et sur laquelle il n'avait aucune

prise. Ces moments survenaient moins souvent, à pré-

sent, et, au total, il lui semblait que pour lui les choses

avaient commencé à changer. Il ne souhaitait plus être

mort. En revanche, on ne pouvait pas dire qu'il était

content d'être vivant. Mais, au moins, il n'en éprouvait

pas de déplaisir. Il était vivant et ce que ce fait avait de

têtu s'était mis peu à peu à le fasciner – comme s'il

avait réussi à se survivre, comme s'il menait en quelque

sorte une vie posthume. Il ne dormait plus la lampe

allumée et, depuis plusieurs mois, maintenant, il ne se

souvenait plus d'aucun de ses rêves.

Il faisait nuit. Quinn était au lit, fumant une cigarette,

écoutant la pluie qui venait battre contre la fenêtre. Il se

demandait quand ça s'arrêterait et si le lendemain

matin il aurait envie d'entreprendre une grande ou une

petite promenade. Sur l'oreiller, près de lui, reposait un

exemplaire des Voyages de Marco Polo, ouvert, pages imprimées vers le bas. Depuis qu'il avait terminé le

dernier roman de William Wilson, deux semaines plus

tôt, il se languissait. Son narrateur, le détective privé

Max Work, avait élucidé une série compliquée de

crimes, reçu un bon nombre de raclées, plusieurs fois

échappé de justesse à la mort, et Quinn se sentait assez

épuisé par ses efforts. Au fil des ans, Work s'était beau-

coup rapproché de Quinn. Alors que William Wilson

restait pour lui un être abstrait, Work était devenu de

plus en plus vivant. Dans cette trinité que formait

désormais Quinn, Wilson avait un peu la fonction de

ventriloque, Quinn servait de marionnette et Work était

la voix pleine de vie qui donnait un but à l'entreprise.

Même si Wilson n'était qu'une illusion, il justifiait

l'existence des deux autres. Même s'il n'était pas réel,

il constituait le pont grâce auquel Quinn accédait de

lui-même à Work. Et, petit à petit, Work était devenu

une présence dans la vie de Quinn, son frère intérieur,

son camarade de solitude.

Quinn prit à nouveau le Marco Polo et se remit à lire

la première page. “Pour que notre livre soit droit et

véritable, sans nul mensonge, nous vous donnerons les

choses vues comme vues, et les entendues comme en-

tendues. Aussi, tous ceux qui liront ou écouteront ce

récit doivent le croire parce que ce sont toutes choses

véritables.” Au moment même où Quinn commençait

à réfléchir au sens de ces phrases et à retourner dans

sa tête les belles assurances qu'elles contenaient, le

téléphone retentit. Bien plus tard, lorsqu'il fut en mesure

de reconstituer les événements de cette nuit-là, il se

rappela avoir regardé le réveil, avoir vu qu'il était minuit passé et s'être demandé pourquoi on l'appelait à

cette heure. Très probablement, se dit-il, une mauvaise nouvelle. Il sortit du lit, alla tout nu jusqu'au téléphone

et souleva le combiné à la deuxième sonnerie.

– Oui ?

Il y eut une longue pause à l'autre bout et Quinn

pensa un moment qu'on avait raccroché. Puis, comme

de très loin, lui parvint le son d'une voix qui ne res-

semblait à aucune autre qu'il eût jamais entendue. Elle

était à la fois mécanique et remplie de sentiment, à peine plus forte qu'un chuchotement et pourtant par-

faitement audible, et si égale dans son ton qu'il ne

pouvait dire si elle appartenait à un homme ou à une

femme.

– Allô ? fit la voix.

– Qui est-ce ? demanda Quinn.

– Allô ? répéta la voix.

– J'écoute, dit Quinn. Qui est-ce ?

– Est-ce Paul Auster ? demanda la voix. Je vou-

drais parler à M. Paul Auster.

– Il n'y a personne ici qui s'appelle ainsi.

– Paul Auster. Le détective de l'agence Auster.

– Désolé, dit Quinn. Vous devez avoir un faux

numéro.

– C'est une affaire très urgente, dit la voix.

– Je ne peux rien faire pour vous, répondit Quinn.

Il n'y a pas de Paul Auster ici.

– Vous ne comprenez pas, reprit la voix. Il ne reste

plus de temps.

– Dans ce cas, je vous conseille de refaire votre

numéro. Ici, ce n'est pas un cabinet de détective.

Quinn raccrocha. Debout sur le plancher froid, il baissa les yeux vers ses pieds, ses genoux, son pénis flasque. Un court instant il regretta d'avoir été si

brusque avec son interlocuteur. Il aurait pu être intéres-sant, pensa-t-il, de se prendre un peu de jeu avec lui. Peut-être aurait-il découvert quelque chose de l'affaire

en question – qui sait s'il n'aurait même pas pu appor-ter quelque aide. “Je dois apprendre à penser plus vite

debout”, se dit-il.

Comme la plupart des gens, Quinn ne savait presque

rien du monde du crime. Il n'avait jamais assassiné personne, jamais rien volé et ne connaissait ni assassin

ni voleur. Il n'était jamais entré dans un commissariat,

n'avait jamais rencontré de détective privé, n'avait jamais parlé à un criminel. Tout ce qu'il en savait, il

l'avait appris dans des livres, des films et des journaux.

Il ne considérait pourtant pas cela comme un handicap.

Ce qui l'intéressait, dans les histoires qu'il écrivait, ce

n'était pas leur relation au monde mais leur relation à

d'autres histoires. Même avant de devenir William Wil-

son, Quinn avait été un lecteur assidu de romans poli-

ciers. Il savait que la plupart d'entre eux étaient mal

écrits et qu'en général ils ne résistaient pas au plus

faible des examens critiques, mais malgré tout il y avait

en eux une forme qui l'avait séduit. Il lui fallait vrai-

ment tomber sur un spécimen d'une rare médiocrité,

incroyablement mauvais, pour refuser de le lire. Alors

que ses goûts dans les autres domaines de lecture

étaient rigoureux au point de paraître bornés, il n'exer-

çait dans ce genre-là pratiquement aucune discrimina-

tion. Lorsqu'il était dans une disposition favorable, il

pouvait en lire dix ou douze d'affilée sans effort.

C'était une sorte de faim qui s'emparait de lui, l'envie

irrépressible d'un mets particulier, et il ne s'arrêtait pas

avant d'avoir mangé tout son soûl.

Ce qui lui plaisait, dans ces livres, c'était leur sens

de l'abondance et de l'économie. Dans un bon roman

policier rien n'est perdu, il n'y a pas de phrase ni de

mot qui ne soient pas significatifs. Et même s'ils ne le

sont pas en fait, ils le sont potentiellement, ce qui

revient à la même chose. Le monde du livre s'anime et

foisonne de possibilités, de secrets et de contradictions.

Comme toute chose vue ou dite, même la plus petite, la

plus banale, peut influer sur le dénouement de l'his-

toire, rien ne doit être négligé. Tout devient essentiel ;

le centre du livre se déplace avec chaque événement

qui le pousse en avant. Le centre en est donc partout et

on ne peut en dessiner la circonférence avant que le

livre n'ait pris fin.

Le détective est quelqu'un qui regarde, qui écoute,

qui se déplace dans ce bourbier de choses et d'événe-

ments à l'affût de la pensée, de l'idée qui leur donnera

une unité et un sens. En fait, l'écrivain et le détective

sont interchangeables. Le lecteur voit le monde à tra-

vers les yeux de l'enquêteur, percevant la profusion des

détails comme s'il les rencontrait pour la première fois.

Il s'est éveillé aux choses qui l'entourent comme si

elles pouvaient lui parler, comme si par l'attention qu'il

leur porte désormais elles pouvaient se charger d'une

signification qui dépasse le simple fait de leur existence.

Détective privé. En anglais private eye, ce qui s'enten-dait aussi private I et comportait donc trois sens pour Quinn. D'abord ce I était la lettre symbolisant l'Inves-tigateur. Mais c'était aussi le simple I signifiant “je”, le

petit bourgeon de vie dans un corps pourvu de souffle.

C'était aussi l'œil (eye) de l'écrivain, l'œil de l'homme

qui jette son regard sur le monde et exige que le monde

se révèle à lui. Il y avait désormais cinq ans que Quinn vivait sous l'emprise de ce jeu de mots.

Depuis déjà longtemps il avait évidemment cessé de

se penser comme réel. Pour autant qu'il vécût encore dans le monde c'était seulement de loin, à travers le

personnage imaginaire de Max Work. Il était nécessaire

que son détective fût réel. Le genre de ces livres l'exi-geait. Alors que Quinn s'était permis de disparaître, de se retirer dans les confins d'une vie bizarre et hermé-

tique, Work continuait à vivre dans le monde des autres. Et plus Quinn semblait s'évanouir, plus la présence de

Work dans ce monde s'affirmait. Tandis que Quinn était enclin à se sentir déplacé dans sa propre peau, Work était agressif, avait la repartie facile et se sentait chez

lui où qu'il pût se trouver. Les choses qui étaient pro-

blématiques pour Quinn étaient celles-là mêmes que

Work tenait pour négligeables et il traversait le tohu-bohu de ses aventures avec une facilité et une indiffé-

rence qui ne manquaient jamais d'impressionner son créateur. Ce n'était pas exactement que Quinn aurait

voulu être Work, ou même lui ressembler, mais il se

sentait rassuré de faire comme s'il était Work lorsqu'il

écrivait ses livres, de savoir qu'il avait la capacité d'être Work si un jour il le décidait, ne serait-ce que dans sa tête.

Cette nuit-là, lorsque enfin il glissa dans le sommeil,

Quinn voulut imaginer ce que Work aurait dit à l'étran-

ger au téléphone. Dans un rêve qu'il oublia plus tard, il

se retrouva seul dans une pièce, déchargeant un pistolet

contre un mur blanc et nu.

La nuit suivante, Quinn fut pris au dépourvu. Il avait

cru l'incident clos et ne s'attendait pas que l'étranger

rappelât. En fait, il était assis sur la cuvette des w.-c.,

en train de sortir un étron, lorsque le téléphone sonna.

Il était un peu plus tard que la nuit précédente, peut-

être une heure moins dix ou douze. Quinn était juste arrivé au chapitre qui relate le voyage de Marco Polo

de Pékin à Amoy et il tenait le livre ouvert sur ses genoux tout en faisant ses affaires dans la minuscule

salle de bains. La sonnerie du téléphone survint comme

un dérangement non équivoque. Pour répondre promp-

tement, il lui faudrait se lever sans s'essuyer et il répu-

gnait à traverser ainsi l'appartement. D'un autre côté,

s'il finissait à sa vitesse habituelle, il n'arriverait pas

assez tôt au téléphone. Pourtant, Quinn sentit qu'il n'était

pas disposé à bouger. Le téléphone n'était pas son objet préféré et il avait plus d'une fois envisagé de s'en débar-

rasser. Ce qui lui déplaisait le plus, c'était la tyrannie

de cet appareil. Car non seulement il avait le pouvoir

de l'interrompre contre son gré, mais Quinn finissait

inévitablement par céder à ses ordres. Il décida, cette fois,

de résister. Au troisième appel de la sonnerie son intes-

tin était vidé. Au quatrième il avait réussi à s'essuyer.

Au cinquième il avait remonté son pantalon, quitté la

salle de bains et il traversait calmement l'appartement.

Il répondit au sixième, mais il n'y avait personne à

l'autre bout. Celui qui appelait avait raccroché.

La nuit suivante il était prêt. Etalé sur son lit, exami-

nant les pages du Sporting News, il attendait que l'in-connu appelât une troisième fois. De temps à autre,

quand ses nerfs le lâchaient, il se levait et arpentait

l'appartement. Il mit un disque – l'opéra de Haydn, Le Monde de la lune – qu'il écouta du début à la fin.

Il attendit et attendit. A deux heures et demie, il finit

par abandonner et s'endormit.

Il attendit encore la nuit suivante et celle d'après.

Il était sur le point de laisser tomber son plan en voyant

qu'il s'était trompé dans toutes ses hypothèses, lorsque

le téléphone sonna à nouveau. C'était le 19 mai. Il se

souviendrait de cette date parce que c'était l'anniver-

saire de mariage de ses parents – ou aurait dû l'être, si

ses parents avaient été en vie – et parce que sa mère lui

avait dit un jour qu'il avait été conçu la nuit de ses

noces. C'était quelque chose qui lui avait toujours plu

– cette possibilité de préciser si exactement le premier

instant de son existence – et, au fil des ans, il en était

venu à célébrer confidentiellement, ce jour-là, son propre

anniversaire. Cette fois, le téléphone sonna un peu plus

tôt que les deux autres nuits – il n'était même pas onze

heures – et, en soulevant le combiné, Quinn supposa

qu'il s'agissait de quelqu'un d'autre.

– Allô ? dit-il.

A nouveau il y eut un silence à l'autre bout. Quinn

sut aussitôt que c'était l'inconnu.

– Allô ? dit-il à nouveau. Que puis-je pour vous ?

– Oui, répondit enfin la voix. Le même chuchote-

ment mécanique, le même ton désemparé. Oui, il le

faut maintenant sans délai.

– Que faut-il ?

– Parler. Tout de suite. Parler tout de suite. Oui.

– Et à qui voulez-vous parler ?

– Toujours à la même personne. Auster. A celui

qui s'appelle Paul Auster.

Cette fois Quinn n'hésita pas. Il savait ce qu'il allait

faire et, maintenant que le moment était venu, il le fit.

– C'est lui-même, dit-il. C'est Auster qui vous

parle.

– Enfin. Enfin je vous ai trouvé.

Il pouvait entendre le soulagement dans la voix, le

calme tangible qui semblait soudain s'en emparer.

– C'est vrai, dit Quinn. Enfin.

Il fit une courte pause pour laisser les mots pénétrer autant chez lui que chez l'autre. “Que puis-je pour vous ?”

– J'ai besoin d'aide, dit la voix. Il y a grand dan-ger. On dit que vous êtes le meilleur pour faire ce genre de choses.

– Ça dépend des choses que vous voulez dire. – Je veux dire la mort. Je veux dire la mort et le

meurtre. – Ce n'est pas vraiment ma partie, répondit Quinn.

Je ne m'occupe pas de tuer les gens. – Non, dit la voix avec irritation. Je veux dire

l'inverse. – Quelqu'un va vous tuer ? – Oui, me tuer. C'est ça. Je vais être assassiné. – Et vous voulez que je vous protège ? – Oui, que vous me protégiez. Et que vous trou-

viez celui qui va le faire. – Vous ne savez pas qui c'est ? – Si, je le sais. Bien sûr que je le sais. Mais je ne

sais pas où il est. – Pouvez-vous m'en parler ? – Pas maintenant. Pas au téléphone. Il y a grand

danger. Il faut que vous veniez ici. – Demain, ça vous va ? – Bien. Demain. De bonne heure, demain. Le matin. – Dix heures ? – Bien. Dix heures. La voix donna une adresse dans la 69e rue, côté est. – N'oubliez pas, monsieur Auster. Vous devez

venir ! – Ne vous inquiétez pas, répondit Quinn. J'y serai.