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Ministère de la culture Mission du Patrimoine ethnologique NOUVEAUX USAGES DE LA CAMPAGNE ET PATRIMOINE Trois cas de remploi du patrimoine rural chez des migrants anglais, italiens, portugais Rapport de fin de recherche par Jacques Barou Adelinda Miranda Patrick Prado Octobre 1997 2

Trois cas de remploi du patrimoine rural chez des migrants

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Ministère de la culture

Mission du Patrimoine ethnologique

NOUVEAUX USAGES DE LA CAMPAGNE ET PATRIMOINE

Trois cas de remploi du patrimoine rural chez des migrants anglais, italiens, portugais

Rapport de fin de recherche

par Jacques Barou

Adelinda Miranda Patrick Prado

Octobre 1997

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Ministère de la culture et de la communication/Direction de l'architecture et du patrimoine/Mission à l'ethnologie

Rapport n° 125. BAROU Jacques, MIRANDA Adelina, PRADO Patrick, Trois cas de remploi du patrimoine rural chez des migrants anglais, italiens, portugais, CNRS, 1997, 133 p.

Table des matières

INTRODUCTION p. 3

Néo-ruraux anglais en France et la « réinvention de la tradition » p. 7 à la campagne Patrick PRADO ANNEXES p.40

Les migrants de retour. La patrimonialisation du monde rural italien p.50 entre continuité et rupture Adelina MIRANDA

Un cas d'appropriation durable de l'espace rural par une population p.86 étrangère : les immigrés portugais dans les villages de la périphérie clermontoise. Jacques BAROU

CONCLUSION p.132

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INTRODUCTION

L'approche de notre équipe a été comparatiste et européenne. Ces trois rapports en un concernent trois groupes d'originaires : les Portugais et les Anglais installés en France et les Italiens retournant dans leur patrie, respectivement étudiés par Jacques Barou, Patrick Prado, Adelina Miranda. Ce qu'il y a de commun au bout du chemin de ces migrants dans leur usage du patrimoine rural existant, est le "changer pour rester soi-même", en trois versions qui sont, elles, contrastées. Par comparaison avec l'immersion portugaise dans le patrimoine du pays d'arrivée, et la relocalisation italienne avec remploi du patrimoine familial ou collectif préexistant mais en déshérence, la version anglaise peut se caractériser comme une « réinvention de la tradition » dont l'origine leur vient de leur longue histoire de la déconnexion violente de l'homme et de la terre en Angleterre, et par là, d'une aspiration indéfectible des migrants anglais en France à la paix des champs et à la paix sociale, ainsi qu'à un respect extrême, et parfois fétichiste de la nature. Et cela caractérise une des formes contemporaines de la patrimonialisation en milieu rural.

Les images de la terre et de la campagne sont sous-tendues par des idéologies particulières selon les histoires nationales. Les idéologies ne sont pas des simples effets des pratiques, mais souvent au contraire les rendent possible. Les rapports entre la religion - catholicisme, Réforme, Contre-Réforme - et la propriété de la terre ; entre la construction du sujet, de l'individu et le droit du sol et les complexes conceptions qui y sont liées ; entre l'éthique de la production des biens et leur distribution et répartition ; entre le pouvoir des uns sur la terre et la sujétion des autres, sont les matériaux de base des représentations, y compris contemporaines, de nos lieux et objets vie et des conditions de leur préservation. De plus, la relocalisation en France de migrants étrangers doit permettre de discerner plus précisément ce qui reste de l'idéologie quand l'acteur d'arrivée et le territoire d'origine sont dissociés et observable séparément.

Nous avons donc mis en parallèle ces figures de la campagne et les pratiques patrimoniales qui y sont liées, de la part de migrants venus de ces pays, les uns, de la civilisation des cités, l'Italie ; les autres, d'un des pays les

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plus ruraux d'Europe, le Portugal, mais en voie d'urbanisation très rapide et en passe d'entrer dans l'ère post-industrielle ; les troisièmes de la première société industrielle de l'histoire, mais qui est aussi la société du village, dream, l'Angleterre ; migrants donc qui s'installent dans un des pays à la fois le plus rural, le plus citadin, et en même temps le plus "patrimonialisant" d'Europe, la France.

Les "modèles de campagne" sont très différents dans ces quatre pays. En France, par exemple, la longue dynamique de l'appropriation familiale du sol et de la maison, la mémoire généalogique qui y est liée, la mise en oeuvre du paysage environnant s'oppose trait pour trait à la fluidité patrimoniale, résidentielle et humaine, à la fragilité de l'attache territoriale, à l'économisation du paysage et à sa mise en scène sur le mode paysager pour les classes aisées des XVIIIe et XIXe siècles et pour les classes moyennes sous leur mode touristique au XXe siècle, en Angleterre. Ou plutôt s'opposait : car si l'usage anglais surinvestit un espace rural moribond outre-Manche, et le joue comme un méta-langage en une sorte de revival de la nature, qui prend les formes de l'installation villageoise d'urbains recyclés dans le rural ou dans l'agriculture de plaisance, l'usage français se situera-t-il encore longtemps dans la rencontre entre un désir de territoire et de pérennité mémorielle autour de la ruralité généalogiquement localisée et d'une volonté d'entreprise de redéfinition économique de la ruralité moderne ? Cela n'est pas certain. Ce qui lie les deux idéologies est le thème identitaire. Mais, en revanche, ce qui diverge dans les pratiques sociétales et les représentations des campagnes d'Europe, est que, pour une partie du continent, la terre est progressivement propriété du plus grand nombre, en France par exemple et dans l'Italie depuis la dernière guerre, mais où les contadini, les paysans, même si longtemps ils ne s'appartiennent pas et demeurent « les gens du comte », sont métayers depuis des générations sur la même terre ; tandis que celle-ci devient progressivement la propriété du plus petit nombre dans d'autres pays : lords anglais hier, banques et assurances aujourd'hui.

L'étude intra-européenne des cultures du patrimoine nous a permis de redécouvrir le polycentrisme urbain et la symbiose ville/campagne de la civilisation rurale italienne où les contadini appartiennent en définitive à la ville, c'est-à-dire non seulement à la cité mais à la civilité. Le sens du lieu,

primordial en Italie, fait que les résidents, les émigrés, les retournants, font

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bénéficier leur ville de leurs libéralités1. Et cela éclaire l'enquête d'Adelina Miranda par contraste avec la société portugaise profondément rurale du Tras os Montes ou du Minho. Et de même, la prégnance dans la mentalité péninsulaire des 25.000 paroisses italiennes avec leurs 90.000 monuments liturgiques a autant de force, mais d'un ordre différent, que celle des 36.000 communes françaises avec leur indépendance chèrement acquise et jalousement défendue contre le seigneur2.

Il faudra enfin savoir si la présence de modèles étrangers, dans les campagnes de France, dans un contexte de globalisation des économies rurales, a pour effet de transformer la culture du patrimoine campagnard autochtone par emprunts, ou même par métissage, comme cela s'est en fin de compte toujours fait, ou au contraire de renforcer les phénomènes d'identification par différenciation ou par rejet, qui est la tendance "ethnique" à l'oeuvre dans les pires situations que nous connaissons aujourd'hui en Europe et ailleurs.

Le cas portugais donne en partie la réponse à cette question essentielle. La pratique des Portugais qui reconstruisent le village de la Roche-Blanche a ceci de particulier qu'elle n'est pas patrimoniale. Il ne s'agit ni de sauver un patrimoine en place ni de transplanter le patrimoine du pays d'origine en matière de bâtiment comme de conduites religieuses, mais de reconstituer un espace de vie avec les "matériaux" existants, matériels et symboliques, en bricolant les traditions des deux pays de façon tout aussi consciente que dans la démarche patrimoniale, mais sans insister ni sur le retour à de supposées vraies valeurs ni sur la conservation de type muséographique, caractéristiques actuellement plus anglaises et françaises. Il est certain que la sociologie des acteurs en cause joue un rôle déterminant : ouvriers d'origine rurale pour les Portugais, classe moyenne urbaine de petits fonctionnaires ou de

1. Voir à ce propos Andrea Emiliani Libéralités italiennes, "Débats" n° 70, mai-août 1992.

2. Cette mémoire populaire vivante peut paraître accablante à certains : Témiettement communal fait de la France un Etat archaïque et une curiosité en Europe" (M. Pierre Kukawka, Cerat-Institut d'Etudes politiques de Grenoble, in Le Monde 16-11-95). Cela n'est une pensée ni politique, ni ethnologique, ni sociologique, ni poétique, mais celle d'un certain type d'administration marchande de l'Etat : 36.000 communes, cela n'est pas rentable, et cela est difficile à gérer. Il n'est le seul dans ces dispositions : on peut entendre critiquer à la fois l'homogénéisation du monde et le particularisme des communes : "les communes sont devenues des archaïsmes que nous traversons sans même le savoir" ; "il faut les laisser aux commémorations et aux solidarités de proximité. Sinon nous ne résoudrons jamais la question des banlieues" D'ailleurs "les luttes sociales sont obsoletes" que remplacera "la régulation éthique et écologique du planétaire" (Jean Viard in "Libération", Rebonds, 30-6-94). "pour redécouvrir simultanément le local et le convivial" (même auteur, La société d'archipel ou les territoires du village global, Ed. de l'Aube (1994). Chassez le local, communal ou pas, il revient au galop.

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professionnels indépendants pour les Anglais, commerçants urbanisés pour les Italiens.

Nous avons centré les enquêtes de terrain par entretiens auprès de la famille, sur plusieurs thèmes : la maison, la terre, la nature ; les relations sociales de type villageois, de voisinage et associatif ; les relations avec le pays d'origine ; les rapports institutionnels avec le pays d'arrivée. Lorsqu'elle existait, -c'est le cas pour les Anglais- la littérature locale, à travers les journaux de la communauté, a permis d'enrichir l'exploration sur deux années des usages de ces résidents dans leur nouvelle "petite patrie".

Nous ne vivons pas la première redéfinition du rural dans l'histoire de notre pays, mais tout de même une des plus radicales. Un des effets entraînés par la mise en scène du monde est une aspiration pour la filiation identitaire vers le paysage, le village, la campagne, la nature, aspiration aux effets amplifiés par sa médiatisation déclinée à l'infini. La notion de "patrimoine" en est certainement la partie la plus noble, mais une partie tout de même. Le "retour au village" qui nous occupe ici dans sa dimension européenne prend des formes très contrastées selon les cultures nationales pour un résultat identique : l'établissement ou le rétablissement dans un territoire (qui peut être aussi urbain). Il ne s'agit certes pas que de l'Europe, le syndrome villageois couve dans toutes les parties du monde, jusqu'au Japon3, mais pour nous en tenir à notre horizon européen, y a-t-il, malgré leurs diversité, une proximité des cultures rurales et néo-rurales d'Europe et une communauté de l'approche patrimoniale?

Cette enquête nous aura enfin permis de tenter de définir la notion de patrimoine, comme remploi et revalorisation d'un "déjà-là" désenchanté, ou démonétisé, comme travail à la fois de deuil et de mémoire, en la dégageant de la longue histoire et des idéologies qui l'ont construite, et par comparaison aussi avec d'autres cultures non patrimoniale. Y a-t-il une spécificité de l'Europe en ce domaine ? Les notions de conservation et de patrimonialisation ne sont pas universelles, là où les questions du temps, de la mort, de la mémoire, de la filiation, sont centrales.

3 . Où les films "villageois" sont de plus en plus nombreux, de la Ballade de Narayama de Shohei Immamura à Dreams d'Akira Kurosawa et au Village de mes rêves de Yoichi Higashi.

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NÉO-RURAUX ANGLAIS EN FRANCE ET LA "REINVENTION DE LA TRADITION" À LA CAMPAGNE

Patrick Prado

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«Habiterions-nous encore notre mémoire, nous n'aurions pas besoin d'y consacrer des lieux. Il n'y aurait pas de lieux parce qu'il n'y aurait pas de mémoire emportée par l'histoire... Chaque geste serait une identification charnelle de l'acte et du sens. Dès qu'il y a trace, il y a histoire»

(Pierre Nora Les lieux de mémoire , Entre mémoire et histoire, p. 24-25)

De nouvelles migrations en Europe

La dimension européenne des phénomènes de mobilité et de délocalisation est appelée à prendre plus d'importance avec la relative aisance acquise par les habitants de la plupart des pays de la partie occidentale du continent, avec la disponibilité, la facilité et la diminution des coûts des moyens de transport modernes (par exemple, une famille entière peut traverser la Manche pour 600 FF, une famille italienne peut, de New York, rejoindre chaque année sa petite vallée abruzzéenne pour moins de 2.000 F. par personne), avec enfin la disparition de fait des frontières pour les citoyens de l'Union européenne, et la possibilité légale de s'établir où bon leur semble tout en continuant de profiter des ressources sociales acquises dans leur pays d'origine, ou auxquelles ils peuvent prétendre dans le pays d'accueil. Cette mobilité a des caractéristiques nouvelles dans la mesure où elle ne s'effectue plus seulement pour des raisons d'emploi, comme traditionnellement, mais de choix de résidence, permanente pour les retraités et pour certains actifs, ou secondaire pour les vacanciers. Les raisons principales en sont le retour au village d'origine, le choix d'un lieu de retraite, le désir de changer d'horizon ou de vie, d'avoir un bout de terre à soi, de relier les fils de la mémoire et de la généalogie, après le risque de rupture due à la migration. Jusque-là les migrations de ce type se faisaient rarement vers la campagne, mais la campagne est devenue rurbaine en ce qu'en une génération elle a acquis la plupart des biens de la ville.

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La mobilité intra-européenne dans les campagnes est un phénomène récent et qui commence à devenir important. On n'avait jamais vu tant d"'aubains" dans les campagnes de France : jusqu'à cinq ou six familles anglaises résidentes permanentes dans presque tous les villages d'un canton du Morbihan, par exemple, ou une vingtaine de nouveaux propriétaires en cinq années dans telle commune de la région de Baud. Un seul notaire a, en cinq ans, réalisé deux cents cinquante ventes à des Anglais dans le département cité. Le développement de ce mouvement en France, en Italie, en Espagne, et déjà au Portugal, peut en annoncer la généralisation. On en perçoit les signes, non pas dans tous les pays européens, mais dans les parties occidentale et méridionale de l'Europe, comme lieux d'installation, et dans les parties septentrionale et centrale de l'Europe comme lieux de départ, révélant de nouveaux mouvements migratoires, jusque-là plus rares, du nord vers le sud, induisant des comportements nouveaux vis-à-vis des arrivants : les modes qu'on peut leur emprunter dans le marché des biens matériels et des valeurs symboliques, et celles qui résistent au contraire à tout emprunt, parce qu'elles mettent en jeu de la cohésion sociale, qui sont donc vitales pour la survie du groupe.

Les processus d'installation en France des étrangers du nord de l'Europe (Angleterre, Hollande) dans les campagnes françaises mettent à jour des modes d'installation et d'usage de la campagne qui peuvent être utilement comparés à ceux des provinciaux hexagonaux vers Paris après la guerre ou des Africains vers les villes de France. Ce n'était pas des individus migrant isolément, mais qui s'inscrivaient dans des chaînes villageoises et qui instauraient par leur migration urbaine une économie inter-générationnelle de maintien et même du renforcement des structures rurales d'origine. L'arrivée de ces migrants ne bouleversait pas non plus la culture rurale du lieu d'arrivée, dans la mesure où ses éléments symboliques n'étaient pas touchés : la possession de la terre, la nomination des êtres et des choses par exemple.

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Les Anglais en Bretagne : changer de vie -plutôt que de changer la vie

Nous avons entamé cette enquête par une recherche historique établissant l'état des lieux contemporain dans le pays d'origine permettant d'assurer une approche comparative documentée. Sur le terrain, les méthodes classiques d'observation directe, les entretiens auprès des résidents, mais aussi des institutions qui gèrent les questions d'arrivée et de résidence d'étrangers dans les communes et cantons de Bretagne, auprès des acteurs d'"accueil", maires, curés, assistantes sociales, institutrices, artisans, nous ont fourni des matériaux d'analyse assez complets, et par comparaison, parfois, avec d'autres migrants : les Turcs, par exemple, arrivés dans le pays à la même période que les Anglais, après la "Grande Tempête" de 1987 qui nécessita de nouveaux bras pour le nettoyage des forêts abattues. Ainsi, le remploi par ces derniers du patrimoine naturel est beaucoup plus ancré dans une tradition rurale, et plus proches des modes portugais, en moins prospères, analysés par Jacques Barou.

En matière d'usages et de représentations patrimoniales, le comparatisme nous a paru essentiel et fait la substance principale de cette recherche, si bien que nous renverrons aussi souvent que possible aux deux cultures du patrimoine, à la fois parentes et opposées, que sont l'anglaise et la française. Cette analyse sera soutenue en filigrane par les éléments glanés sur le terrain, c'est-à-dire surtout en Bretagne, dans le département du Morbihan, et nous renverrons en annexes certains de ces éléments qui nous paraissent les plus significatifs. Nous avons volontairement centré ce texte sur l'appropriation et l'engagement des acteurs vis-à-vis du patrimoine symbolique plutôt que sur celui du patrimoine matériel, d'une part parce que ce travail fait suite à une étude où cet aspect est plus largement développé, étude réalisée avec Jacques Barou sur l'installation d'étrangers, principalement Anglais, mais aussi Hollandais, dans les campagnes bretonnes, normandes, ardéchoises et de Dordogne4, d'autre part, parce qu'il s'inscrit pour nous dans un contexte plus large d'anthropologie des idéologies, dont cette recherche n'est qu'un des premiers éléments.

Les Anglais représentent en France environ 50 000 résidents, dont 42% installés depuis plus de 10 ans. Ils viennent en dernière position du contingent d'immigrés européens en France, après les Portugais, les Italiens, les Belges et

4. Les Anglais dans nos campagnes, l'Harmattan, 1995.

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les Allemands, mais c'est le plus fort contingent de nouveaux résidents néo-ruraux. Il "descendent" vers le sud du continent là où y a de l'espace, où les maisons et le terrain sont peu coûteux, où les conditions de vie ne sont pas trop rudes : climat méridional ou tempéré, qualité de vie réputée conviviale, écoles gratuites et de bon niveau. Ils quittent leur pays pour des raisons inverses : espace mesuré dans la campagne anglaise, prix de la terre prohibitif, maisons trop coûteuses, qualité de vie dégradée par la violence sociale traditionnelle, amplifiée par la crise économique et le passage au pouvoir de Margaret Thatcher5, dans une moindre mesure de John Major, drogue très présente en milieu urbain, éducation en déroute.

Si la majorité des acheteurs anglais sont venus en France établir à moindre coût leur résidence secondaire qu'ils occupent sans guère de différences avec leurs équivalents français, une forte minorité des nouveaux résidents sont venus pour s'installer définitivement. Ce sont des couples de jeunes retraités sans enfants présents. Ils ont été professeurs, militaires, commerçants et artisans. Leurs revenus leur permettent d'aménager leur maison acquise sans crédit, le plus souvent grâce à la vente de leur propre maison en Angleterre. Les plus jeunes sont des actifs, anciens techniciens, ingénieurs, instituteurs, professeurs, maçons, électriciens, petits entrepreneurs, souvent anciens travailleurs sociaux, parfois diplômés dans ces métiers fort développés de l'aide sociale en Angleterre. Ils ont exercé plusieurs métiers dans leur pays où la mobilité professionnelle n'a rien à voir avec le nôtre, et sont prêts sans rechigner à en faire autant en France. Ils seront en France professeurs d'anglais, interprètes, traducteurs et, comme ils sont plus ou moins compétents dans tous les métiers du bâtiment, en même temps qu'ils restaurent leur propre maison, ils retaperont celles de leur compatriotes plus fortunés. Rares sont les arrivants très riches : ils sont plutôt installés en Dordogne, dans le Lubéron ou en Espagne ; certains autres, plus jeunes, sont pauvres ou très pauvres et, pour nourrir leurs enfants, se louent comme ouvriers à la journée. En Allemagne, les ouvriers anglais font concurrence aux Turcs moins payés qu'eux. Il y a parfois des images de Dickens qui reviennent à la mémoire quand la marmaille s'agglutine en plein hiver devant la cheminée d'une chaumière sans chauffage et sans gazinière pour faire bouillir la

5 Cf. le roman réaliste (mais la fin en est "gothique") de Jonathan Coe, Testament à l'anglaise, Gallimard, 1995 (titre anglais : «What a Carve Up ! *). Malgré l'échec d'imposer les community charges dites poll tax, qui rappellent les anciennes capitations médiévales, cette tentative est cependant révélatrice d'une situation sociale dégradée avant l'arrivée au pouvoir d'Antony Blair : selon les chiffres officiels, 25% de la population et 30% des enfants vivent au-dessous du seuil de pauvreté.

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marmite...6. Un petit groupe rêve des mai 68 qu'ils n'ont pas connus en Grande Bretagne, s'installent avec une vache, trois chèvres et toujours, le fameux cheval, signe de leur noblesse rêvée, de leur dignité retrouvée : le cheval de selle si longtemps interdit de monte aux classes inférieures (de même en France, sous l'ancien régime, aux paysans), qu'on oserait à peine aujourd'hui encore, si l'on n'est pas établi, s'y montrer en Angleterre en public sans faire persifler. Il se trouve que l'équitation est populaire et bon marché dans les campagnes bretonnes. Enfin, les protections sociale et médicale étaient devenues si précaires en Angleterre avant l'arrivée de M. Blair au gouvernement, que l'Europe, le "continent", est pour beaucoup la planche de salut, grâce au RMI dans certains cas, aux soins gratuits dans presque tous les cas, aux allocations maternité, familiales, et la protection maternelle et infantile dans tous les cas?. Il est important de remarquer encore que la nouvelle immigration anglaise sur le continent touche presque toutes les catégories des classes moyennes, après avoir précédemment concerné uniquement les classes supérieures, "inventrices" de Nice, Cannes ou Deauville, et plus tard du Lubéron.

La plupart de ces migrants sont soucieux, non de constituer une "communauté", mais de reconstituer la famille nucléaire et de se servir au mieux du village dream pour le faire. Enfin, ce sont tous des urbains, au contraire de la majorité des immigrants étrangers s'installant dans campagnes de France, comme les Portugais, qui sont d'origine rurale. Les plus aisés sont les principaux lecteurs et animateurs de Talking Point, un journal bimensuel puis mensuel ronéoté en anglais, édité depuis 1994 dans la région de Pontivy et reliant sous forme de réseau épistolaire environ une centaine d'abonnés et le double de lecteurs (cf. annexe 1).

Leurs activités sont celles d'un groupe d'ex-pats selon leur terminologie - expatriés - au moins durant leurs premières années de résidence. C'est en ce sens qu'ils diffèrent des retraités français de même CSP. Ces activités sont assez

6 . Une assistante sociale nous évoque ainsi une scène non inhabituelle : « Une dame anglaise entre dans mon bureau : -Mme X ! Mme X ! -Oui, c'est pour quoi ? -Help, help ! dit-elle en palpant ses doigts. Money ! Pas un mot de français. Les demandes d'aide se distribuent ainsi : 1* help, money. 2-aide à la traduction, factures d'eau etc, et à la législation. 3- prestations familiales, CAR 5- RMI (géré par la CAF), la loi est qu'on a droit au RMI en France avec revenus en Grande Bretagne 4- Allocations adulte handicapé sans droit à invalidité en France 5- Sécurité sociale et problèmes de santé »

7. Des femmes viennent accoucher en France, les règles d'hospitalisation et de gratuité ne faisant pas d'exception.

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diverses. Ils sont presque tous propriétaires de gîtes8 auprès de leur maison qu'ils louent du printemps à l'automne, ainsi que parfois leur propre maison. Se pratique aussi l'enseignement de l'anglais aux Français, et parfois du français aux Anglais, l'organisation de mini-marchés d'espèces jardinières, horticoles et animales, de biens divers de deuxième main (outillage, voitures, petit mobilier), de services (construction, aménagement, décor, aide pour les démarches administratives concernant la résidence, le logement, le véhicule, les crédits, transports de biens de et vers l'Angleterre), enfin de rencontres autour de la traditionnelle tasse de thé. Les Anglais ne sont en effet généralement pas assez fluent en français, ce qu'ils regrettent pour la plupart, pour parler dans cette langue des sujets qu'ils aiment par-dessus tout aborder : le jardin, la nature, et dans une moindre mesure la politique anglaise et européenne. Nous avons recensé les annonces de Talking Point qui tournent essentiellement autour de l'échange non lucratif de biens et de services, d'une économie de recyclage, de recettes de jardinage et de cuisine "bio", avec un souvenir nostalgique pour trois éléments anglais manquant dans le paysage domestique d'arrivée : le panais (parnsip) ombelliferacée considérée en France comme une alimentation de guerre, et cependant excellente - des plants sont régulièrement réclamés aux voyageurs se rendant au pays natal -, Marks & Spencer, le Cheddar cheese et la Devonshire cream. Ils retournent deux fois l'an visiter en Angleterre leur famille, et celle-ci vient les visiter une à deux fois l'an, et leurs amis de même.

Contrairement à celles des migrants portugais en France et des migrants du retour italiens en Italie, les installations anglaises se font le plus souvent en ordre dispersé, avec même plutôt le désir d'évitement des compatriotes, et la culture administrative des Britannique leur fait ignorer, autant que faire se peut, tout rapport non absolument indispensable avec les services d'Etat en France, centraux, départementaux ou municipaux, qu'ils considèrent, souvent avec raison, comme trop complexes et bureaucratiques. La mairie n'est pas toujours au courant de qui achète et qui vend. Elle l'est par les certificats d'urbanisme nécessités par l'obligation de déposer les demandes de permis de construire, quand il y a construction, rénovation ou restauration. En matière d'urbanisme réglementaire, le laxisme ou le désintérêt des premiers temps des installations, pour les questions de délimitation, bornage, ouvertures dans les

8. En 1991 en Bretagne, sur 116 opérations commerciales touristiques recensées (la plupart des anglaises ne l'étaient pas), 107 sont britanniques, et la grande majorité sont familiales (80%) : il s'agit généralement de gîtes ruraux, puis de campings, enfin d'hôtels-restaurants. Un canton sur trois est concerné par les créations touristiques anglaises, et une commune sur douze.

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toits et murs, travaux d'assainissement, etc., ont fait place peu à peu, les notaires et les secrétaires de mairie aidant, à une prise en compte plus attentive des règles et des coutumes locales. Les erreurs des premières vagues d'arrivants ont permis aux suivantes de rectifier le tir et aux accueillants de mieux les informer.

Les nouveaux migrants anglais ne sont que rarement, mais pas nullement, motivés par la recherche d'un emploi ou d'un outil de travail. Ces néo-résidents ne constituent pas non plus des filières allant du village jusqu'au quartier d'une ville ou d'un autre village, ni ne reconstituent les relations d'origine au point d'arrivée. Ils prétendent plutôt les éviter. Cependant, tant en Bretagne qu'en Normandie et parfois en Dordogne pour les Anglais, qu'en Ardèche, dans le Limousin pour les Hollandais, il existe aussi des système d'arrivée et de résidence. Ainsi, puisqu'il n'existe guère plus de terroir d'origine en Angleterre ni en Hollande, il ne s'agit pas, nous l'avons dit, de la reconstitution de réseaux villageois, ou familiaux (à quelques exceptions près, rares mais significatives), mais plutôt d'un système ouvert qui s'adresse à des compatriotes de même condition sociale mais d'origine géographique diverse. Ce système est fondé sur l'horizontalité des relations et la grande mobilité des gens. La propagation par nappes des nouveaux résidents à partir d'un noyau de premiers résidents est tout-à-fait visible sur les cartes de la Bretagne

Les facteurs principaux de réussites d'installation néo-rurale sont la permanence résidentielle (résidence principale), le projet professionnel, enfin le "projet de vie". L'installation domestique permanente, l'installation professionnelle dans les métiers du tourisme, le gîte, l'hôtel, signalent un projet de vie qui rompt souvent avec le fil professionnel précédent pour en constituer un nouveau et reconstituer celui de la sociabilité. Tandis que le résident secondaire français s'installe plus volontiers en renouant avec le fil de la parenté et en "relevant" la maison et parfois la maisonnée rurale, soit, pour des raisons citadines elles aussi légitimes, en utilisateur d'un espace de quiétude et en situation de retrait domestique. Dans le projet, les enfants prennent la part la plus importante. Hormis la réussite des entreprises d'ordre professionnel, ils sont le facteur le plus intégrateur. Les petits Anglais, comme les autres petits étrangers en France, réussissent bien à l'école.

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Être mobile pour se fixer

Les migrants anglais les plus démunis, exclus du système économique anglais, chez qui existe une intense "peur sociale" due à l'"horreur économique" dans le pays d'origine, radicalisent les traits d'installation néo­rurale des membres plus aisés de la catégorie précédente. Centration plus intense autour de la famille, et fabrique du nouveau territoire en rupture plus radicale avec l'origine en sont les traits principaux. La famille, ascendants, descendants et collatéraux, tend à se rassembler autour du premier noyau d'installation. La familialisation du projet de vie est encore plus explicite chez ces gens qui sont aussi plus jeunes9. Contrairement aux précédents migrants, ils sont extrêmement attentifs à la vie sociale et publique qui les entoure. Ils évitent presque tout contact avec leurs compatriotes, "d'une classe supérieure" selon eux, et ils entretiennent d'excellentes relations de voisinage et d'entr'aide avec leurs voisins. Ayant exercé souvent en Angleterre les métiers de travailleurs sociaux dans les institutions scolaires, judiciaires et autres, ils exercent principalement en Bretagne ceux du bâtiment ou du fermage minimal, et ne se sentent pas déclassés dans le contexte breton. Ils participent volontiers aux fêtes locales "modernes", et parlent français avec plus d'aisance. Mais la même philosophie de la nature, goldsmithienne ou rousseauiste, mâtinée de socialisme agraire, les projette selon eux, non vers le passé, mais vers l'avenir.

Ils renforcent enfin un autre trait des Anglais qui pourrait se traduire par la formule paradoxale suivante : Se déplacer pour s'enraciner. Être mobile pour se fixer . "Ils n'ont pas de culture, ils viennent chercher des racines", explique un des notaires de la région qui les a le plus fréquentés professionnellement. Ils déménagent aussi souvent que nécessaire jusqu'au lieu idéal et s'attachent alors profondément au lieu qu'ils ont adopté et qui les a adoptés. La notion d'exil est récurrente dans l'horizon mental anglais. Il renforce ce désir de réenracinement qu'évoque Bernard Kayser, faite dès 1988, à

y . Les romancières anglaises, si bonnes plumes et si mechantes langues, Jane Austen, Elizabeth Taylor, Barbara Pym, Molly Keane, décrivrent depuis un siècle la fin des familles anglaises. Ce sont toutes des Jouandeau, des Mauriac. Monde du ressassement, clos, plein de fureur et de malentendus. Violence étouffée d'un monde puritain d'où rien ne doit transpirer, et où chacun marine dans les verts paradis perdus de l'enfance (cf. Le Monde du 25-8-95). Le projet breton serait une des façons d'en réinstaurer la réalité.

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propos des nouveaux groupes sociaux en milieu rural qui construiraient leur projet de vie sur des valeurs "nettement plus localisantes qu'autrefois"10.

Pourtant les débuts avaient été difficiles" Ils ne font que passer. Ils achètent, retapent, revendent, ou bien : "comment peut-on laisser des vieux s'enterrer dans un pays qu'ils ne connaissent pas, ni la langue ?" ( cf. annexe 3) entendait-on, mais cela n'était vrai que pour la première vague des arrivants, celle de la fin des années quatre-vingt : soudaineté de la décision d'achat (les neuf-dixième d'entre eux pour l'ensemble de la Bretagne, ont pris leur décision moins d'un an avant l'achat) précarité du projet d'installation pour la moitié des acquéreurs, qui, au moment de l'achat, en prévoyaient déjà la revente. Aujourd'hui les populations résidentes principales et vacancières se sont stabilisées et les chiffres d'installation, toujours relativement important, ne prennent plus l'aspect du boom immobilier qu'ils ont connu il y a une demi-douzaine d'années.

Figures patrimoniales

Certains paramètres apparaissent d'ores et déjà dans les données ci-dessus décrites et dessinent des "figures patrimoniales". Leurs sources sont ancrées dans l'histoire de l'Angleterre, dans la précocité nationale du désenchantement de la nature. Au plan personnel, ce sont des histoires de vie marquées par une grande mobilité, sinon par le déracinement, des professions éloignées de la compétition sociale exacerbée, une culture urbaine, un écologisme bien tempéré, l'adoption des techniques "douces", une éthique de la tolérance plus ou moins empreinte de religiosité (voir annexe 2). Leur devise est "Good will, Peace, Happiness and Love" et ils se décrivent eux-mêmes avec humour comme "non frenetic, non competitive". L'idéologie est plus esthétique et morale que politique. Elle renvoie à la fois à cette génération des années soixante, soixante-dix à laquelle ils appartiennent sans avoir pour la plupart participé au mouvement, inexistant en Angleterre, et à cette "morale naturelle" qu'ils réinstaurent ici et que leurs ancêtres, relayés par le pouvoir Whig, ont profondément installé dans la philosophie et la sentimentalité anglaises au XVIIIe siècle, précédant Rousseau en France. Il y a là un côté "symphonie pastorale" liée à une profonde religiosité chez ces athées déclarés pour la plupart, que l'on retrouve souvent chez les Anglais. Nous avons ainsi

10. Campagnes de l'Europe, nouvelles donnes, nouvelles frontières, 14° colloque de l'ARF, Lyon, 1988.

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relevé dans le petit journal Talking Point nombres de qualificatifs édéniques caractérisant leur coin de Bretagne, tel que : "We are fortunate living in a part of the world where no one will take violent exception to our voicing our dreams" : quel bonheur de vivre dans un lieu où personne ne viendra contester nos rêves. Leur nouveau terroir est paré de toutes les vertus et, pour le peuple sans mémoire qu'ils savent risquer de devenir11, en particulier celle-ci : "La Bretagne est si stable, génération après génération, qu'elle possède une énorme réserve de famille, de temps de vivre, d'amis et de voisins". Se dessine ainsi le rêve d'une greffe sur la terre bretonne de la "village life" p e r d u e anglaise qui fait le fond du "I have a dream" anglais depuis des générations, et qu'ils accomplissent tant bien que mal dans leurs nouveaux horizons. Une analyse factorielle rassemblerait les corrélations entre les items de ces figures patrimoniales ordinaires qui ne sont peut-être pas les mêmes que celles d'autres acteurs : militants associatifs, politiques, élus, producteurs de labels, mais qui n'en est probablement pas non plus très éloignée

C'est que le village anglais est devenu quelque chose de très particulier, encore improbable de ce côté-ci de la Manche. Le village, la parish (paroisse) dans un pays sans communes, au sens français du terme, n'a aucune existence institutionnelle12. Ils sont regroupés par comtés et districts qui mêlent villes et campagnes, ne distinguant plus les ruraux des citadins. Il y a, au sens français, un aspect irréel, théâtral, du village, un côté "jeu de pistes, fantômes et donjons" dans le parcours anglais des villages. . Certains villages ont été créés de toutes pièces une fois les anciens rasés pour faire place aux enclosures ou aux parcs des manoirs lorsqu'ils troublaient la perspective du châtelain13. Des villages de comédie construits jusqu'à nos jours traduisent la fonction régalienne du possesseur du foncier, tel l'un des plus célèbres, Sir Clough

* '. Précisons : sans mémoire vivante personnelle, ce qui n'oblitère pas la mémoire d'Etat, en fin de compte plus développée, quoi qu'on en pense, en Angleterre que de ce côté-ci de la Manche.

12. C'est-à-dire sans compétence communale puisque sans maire ni conseil municipal. Les pouvoirs des paroisses sont rassemblés au niveau du comté, ce qui contredit une fois de plus l'idée reçue d'une Angleterre aux pouvoirs plus décencentralisés que la France.

1 3 . Tel Nuneham Courtenay, (Oxford), sur la route de Henley-on-Thames à Oxford, édifié sur un promontoire surplombant la Tamise. Exécuté par Launcelot Brown, pour Lord Harcourt Le premier Harcourt fait raser le village médiéval trop près du château, et le fait reconstruire un mile plus loin où il se trouve aujourd'hui. Le propriétaire conserve cependant l'église paroissiale et la transforme en un temple néo-classique orné de Staues de Flore, Cupidon, Psyché. Le parc a été remis au goût du jour en 1830 et racheté ensuite par l'université d'Oxford. Certains auteurs anglais soutiennent que Nuneham est le Deserted village chanté par Goldsmith dans son poème. Il ne faudrait pas croire que cela fût une exckusivité anglaise : en France au XVHIème siècle le seigneur du château de Grosbois (Seine et Marne) fait raser le village pendant la messe pour dégager la vue (in Denis Lambin, ibidem).

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William-Ellis, "qui avait depuis longtemps nourri l'idée de bâtir un jour son village idéal sur une côte romantique [...] à huit kilomètres de la demeure de ses ancêtres"1*, qui édifie Port Meirien, en Galles du nord (Snowdon), et qui doit sa célébrité nationale et internationale à deux atouts décisifs : construit de 1925 à 1973, selon l'exemple des riches landlords du XDCe siècle, il est composé de maisons de tous les styles de l'Europe, de Vienne à Venise, bleues, jaunes, vertes, roses et orange, et d'auberges de luxe, dans une desquelles fut écrite une célébrissime série culte télévisée "Le Prisonnier". Et c'est le second atout de ce village-décor : il y fut tournée la série en question de dizaines d'épisodes, et on y retrouve chaque année des adultes, membres des fan-clubs, costumés comme les acteurs et qui rejouent depuis trois décennies les scènes télévisées, selon les règles des "jeux de rôles" en vigueur dans les pays anglo-saxons.

Nombreux sont ceux parmi les migrants anglais qui viennent avec le projet implicite ou explicite de refonder une authenticité issue moins de la télévision que du culte d'une nature encore sauvage et toujours mythique. Les Anglais ont la plupart du temps cultivé un côté biblique dans leurs établissements hors de leur île, et particulièrement dans leur colonisation de l'Amérique du Nord par d'imaginaires pères pèlerins descendus du Mayflower et refondateurs de la nouvelle Terre Promise, de même que Thomas More arrimait un siècle plus tôt l'île d' Utopia, image à la fois de Jérusalem et d'Athènes, au milieu des flots, métaphore définitive de l'Angleterre élue. Les concepts de "naturel", d'écologie, de biologique, d'éco-diversité, y compris humaine, d'aménité sociale, les pratiques alimentaires de bonne mais de moindre consommation, de végétarianisme, voire de végétalisme, ont une dimension dans les pays anglo-saxons (et germaniques) insoupçonnée ici, et qui se veut une rupture avec les excès de la modernité. Il en naît parfois un rêve de Bretagne en sabots, substitut du Paradise lost miltonien.

Campagne & country

La campagne est un lieu privilégié de la production identitaire. Mais il a

fallu en oublier la misère d'hier pour que, par exemple, les Français y drainent

1 4 . Dépliant touristique (Snowdonia Press, Porthmadog, Wales). Il nous signale encore en nota bene : "Les chiens sont interdits dans le village. Le village n'est pas adapté aux chaises roulantes". De même, Coalbrookdale (Shropshire), berceau de la révolution industrielle, et heritage mondial de llJnesco, comprend un village ouvrier reconstitué d'époque victorienne. Cela n'est pas propre à l'Angleterre. Gouda, aux Pays-Bas, a été pionnière en ce domaine.

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aujourd'hui une bonne partie de leur imaginaire, de leur mémoire familiale et, sous cette forme particulière des "lieux de mémoire", de l'histoire collective de la nation. Et cela au même titre que les Anglais, mais très différemment : la campagne anglaise fut moins une campagne gagnée arpent après arpent par les paysans qu'une campagne enseignée15 par les pasteurs dans un contexte, au XVIIIe siècle, de forte émotivité anglicane pré-romantique (cf. The Vicar of Wakefield d'Oliver Goldsmith, par exemple, qui fut si célèbre durant le siècle). La lecture des ouvrages anglais du XVIIIe au XXe siècles concernant la campagne nous apprend que la campagne anglaise est d'abord une affaire de morale : les villes sont "souillées", les usines "sataniques", l'industrie est "obscène" fomentée par des "vandales", et tout cela n'est que "diableries".

La campagne européenne habitée, par opposition aux "déserts", forêts, montagnes et mers, est un des lieux les plus chargés idéologiquement que l'Occident ait fabriqués, certes pour des raisons d' "enchantement", comme c'est le cas pour la majorité des sociétés, mais principalement pour des raisons religieuses. Les enluminures et peintures du Moyen Age jusqu'à la Renaissance - c'est alors la fin de la colonisation des terres en Europe occidentale, qui est synchrone avec l'invention du "paysage"- puis purement esthétiques - la lumière des Impressionnistes - le prouvent suffisamment. C'est là, au départ, l'idéologie convergente qui fait sens quant aux campagnes d'Europe. Elle est fondatrice de la propriété collective, communale des terres (les pacages, les communaux sans haies) assurant en France comme en Angleterre la pérennité et l'identité du groupe villageois. La propriété familiale et la transmission patrimoniale de la terre ne viendront que plus tard.

l->. J'emprunte ce terme et ce développement à Denis Lambin, historien des jardin anglais. Dans cette tentative explicite de retrouver dans la nature anglaise l'innocence originelle et d'y recréer l'Arcadie moderne, l'influence des pasteurs a été déterminante. Ils lisent à leurs ouailles dans la Bible les passages consacrés au Paradis terrestre (Genèse n, 8), ainsi que Milton et son Paradise lost et on a lu Milton à l'école jusqu'en 1950. Ils diffusent la morale naturelle selon laquelle la nature protège l'homme sous le regard de Dieu. Pasteurs et poètes prédisent et décrivent la "catastrophe" industrielle qui provoque sous leurs yeux la séparation de l'homme et de la nature. "Les poètes sont à ce point obsédés par l'âge d'or qu'ils ont tendance à transformer la campagne anglaise en un vaste jardin qui évoque le Paradis terrestre (Michèle Plaisant, cf. infra), dont le premier modèle est le parc de Chiswick construit par William Kent pour Lord Burlington. LAMBIN Denis, in PARREAUX André et Michèle PLAISANT (s. la dir. àt)Jardins et paysages, le style anglais. Presse Univ Lille HI, Villeneuve d'Ascq 1977. Ce sentiment de religiosité lié à la nature, typiquement anglais, est tel qu'après la mode des ermites engagés par les landlords pour être visités dans leur grotte, les curés français chassés par la Révolution seront loués par des lords anglais, avec soutane et bréviaire inclus, pour faire point de vue dans le paysage et "pour passer à certaines heures sur le chemin devant le manoir lorsque le seigneur y recevaient ses invités". Lord Bridgewater trouvait cela très "pittoresque" ( in Sir John Carr, Les Anglais en France après la paix d'Amiens, impressions de voyage. Pion, 1898. L'auteur cite ici une évocation de Ma jeunesse, du Comte d'Haussonville).

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Pour pénétrer le rapport au patrimoine naturel de la part des Anglais dans les campagnes bretonnes, nous sommes partis des données historiques et contemporaines ayant traits aux commons anglais, espaces naturels en principe protégés et dont il n'est pas toujours facile pour le public de profiter en Angleterre.

Les commons ne sont pas des communaux

Les commons sont majoritairement d'anciens pacages, droits de pêche, de ramassage, de glanage, de landiers, encore en activité pour certains, et représentent des millions d'hectares de nature dans les campagnes anglaises. Ils sont issus du système des manors en usage depuis Guillaume le Conquérant, et sont aujourd'hui revendiqués par le public comme biens communs pour en réclamer la protection. Mais la plupart sont des propriétés privées collectives, appartenant par exemple à l'ensemble des habitants d'une ou plusieurs paroisses, qui y avaient jadis, et y ont jusqu'alors, des droits de pacage. Ils ne sont pas tous recensés. 8 000 commons sur 530 000 ha étaient déjà recensés en 1988, majoritairement dans les Highlands du nord, nord-ouest et Galles. Par exemple La Cumbrie, au nord-ouest du pays, en compte plus de 100 000 ha. Mais tous les comtés d'Angleterre et Galles en comprennent.

Le common, contrairement à la France, n'est pas revendiqué comme espace qui serait géré par des SAFER, les PNR ou la DATAR pour son exploitation rationnelle par des agriculteurs et des ruraux, mais, en Angleterre, comme espace de libre circulation pour le grand public à fin de sages divertissements pédestres {general public should be granted a legal right of access to all areas of common land for purposes of quiet enjoyment on foot) au travers d'associations dûment constituées (Rapport de la Royal Commission de 1958 et Common Land Forum de 1981). En 1988, rien n'était encore acquis et le bill toujours pas voté. Les commons ne font généralement pas partie du domaine public, sauf ceux acquis par le National Trust. Ils appartenaient aux landlords des manors houses et appartiennent aujourd'hui encore soit aux landlords soit, plus souvent, aux compagnies et institutions privées auxquelles ils les ont vendus, et furent dissociés progressivement du droit manorial (c'est-à-dire le domaine foncier, la demeure et leur mode de tenure) au tournant du siècle. Mais de nombreux landlords du nord de l'Angleterre et du Pays de Galles, ainsi que la Couronne possèdent d'immenses étendues de commons. Certains sont progressivement rachetés par les Parcs nationaux ou les autorités

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locales (donc par des impôts nationaux ou locaux). Les droits d'exploitation ou de chasse ne sont pas attachés à la terre, mais aux tenanciers (comme sous l'Ancien Régime en France) à qui ils sont accordés par les propriétaires, droits vitaux pour les communautés agricoles passées et pour lesquelles elles se sont battues durement contre les lords qui voulaient intégrer ces terres à leur domaine de tenure exclusive, jusqu'après la seconde moitié du XIXe siècle.

Aujourd'hui encore, le droit d'élevage est essentiel dans les fermes des hills du nord et de l'ouest du pays. En réalité, en 1995, la question des enclosures n'était toujours pas réglée. Si en 1865 était créée la Commons, Open Spaces and Footpaths Preservation Society, dans la perspective hygiéniste du siècle, toujours en activité, qui prit en charge les revendications d'espaces verts des suburbains, les propriétaires terriens de la région de Londres s'efforçaient logiquement de vendre leurs commons pour les rendre constructibles. En 1925, le Law of Property Act rendit libre d'accès les commons urbains et suburbains avec interdiction de construire et de clore sans autorisation. Cette clause n'a pas toujours été respectée, mais les espaces ont été ouverts au public. A la fin du XXe siècle, le public n'a encore libre accès de droit qu'à 20% des commons, même si des accès non réglementaires se pratiquent parfois malgré tout. Les propriétaires des commons opposent à l'ouverture au public la perturbation du bétail et des grouse, dérangées par le random access dans le nord du pays. Enfin, le prix de la terre est si élevé en Grande Bretagne que la spéculation foncière et immobilière rôde autour des commons à la périphérie des villes. Il suffit cependant aux propriétaires de changer le statut de ces commons pour les vendre au meilleur prix16.

Patrimoine & heritage

Il faut avoir en esprit l'idéologie patrimoniale anglaise pour comprendre les systèmes d'adaptation de ces néo-résidents ruraux dans les campagnes bretonnes, et qui nous permettra peut-être de mieux comprendre la nôtre. Remarquons tout d'abord que notre concept de "patrimoine" se traduit en anglais par "heritage", où l'accent est mis par le premier sur le père qui transmet et par le second sur l'héritier qui reçoit, et qui doit peut-être préserver pieusement ce qu'il a reçu. Dans la cinquantaine de brochures touristiques

16. J. Aitchison, "Campagnes de l'Europe, nouvelles donnes, nouvelles frontières". Actes du 14°colloque de l'ARF, Lyon. 1988.

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anglaises, destinées aux nationaux autant qu'aux touristes étrangers, que nous avons consultées, les mots récurrents décrivant les charmes de la campagne et des villages anglais sont dans l'ordre : "pittoresque", "authentique" et "typique". Les expressions "village de carte postale" dans le Middle England, "on ne fait pas plus anglais", "l'essence de l'Angleterre d'antan" dans le Yorkshire, Humberside, ne sont pas rares. Mêmes les premières usines sont "typiques" et reconstituées avec décors d'origine et mineurs et ouvriers en costumes pour accueillir le visiteur. Le train à vapeur, le tram, le moulin, la brasserie en activité, l'ouvrier, le paysan, le forgeron sont, eux aussi, typiques et authentiques.

Le village idéal dont nous parlions plus haut est situé près d'une rivière, sur les bords de la Severn vers Worcester, de l'Avon vers Stradford ou de la Cam vers Cambridge, son eau pure alimente la brasserie qui produit la bière locale traditionnelle, une sécherie à houblons, un moulin, une cidrerie si le pays s'y prête, voire une vigne, une fromagerie, une "ferme historique", ses modestes maisons à colombages, les mêmes qu'ils retrouveront en Normandie, "des cheminées à l'ancienne", une forge, deux auberges et un petit musée de l'artisanat et du costume17, complètent le panorama qui rend tout Anglais à la fois nostalgique du passé et fier de son pays.

Il est intéressant de noter que la ferme historique ressemble beaucoup à la ferme bretonne ou normande en activité non historique à côté de laquelle la famille migrante va s'installer. Le fétichisme patrimonial n'aura pas trop de mal à prendre son envol. Un château à l'horizon veille, comme à l'époque de Guillaume, devenu William, sur le village, un manor house habité de son baron issu, si possible, de lignée normande, et aux terres cadastrées dans le Domesday Book, protège les paroisses peuplées de paroissiens déférents18, des jardins Tudor construits à la place d'autre villages devenus invisibles parce que rasés pour y loger des moutons19, délimitent magnifiquement l'horizon

1 ' . L'Angleterre est le pays où, devançant la France, le plus grand nombre de musées locaux se sont créés durant la dernière décennie.

18. Selon le titre de l'ouvrage d'Howard Newby, The deferential worker, East Anglia, ("le travailleur déférent"), London, Allen Lane, 1977, par ailleurs auteur plein d'amertume de Green and pleasant land (1977)

1 9 . La clearance, ou expulsion des habitants de la campagne anglaise du XVIo au XTX° s. Ce furent, parfois, comme en Ecosse, de véritables expéditions militaires. Les troupes anglaises et les hommes des landlords razzièrent les campagnes, brûlant les maisons et parfois les habitants, tandis que les fuyards étaient chassés à courre. Dans la deuxième moitié du XXème siècle des habitants sont encore obligés de racheter leur village ou leur Hé au landlord, s'il veut bien la vendre (Ecosse: Assynt; ile d'Eigg).

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où se dessinent les silhouettes des chevaux de la meilleure race. Il n'est pas étonnant que nous ayons entendu l'épouse d'un très convivial couple de jeunes aubergistes anglais, perdus sur la route de Rostrenen en plein centre de la Bretagne désertée, à l'enseigne "Les Fous d'Anglais", rêver tout haut, en français par politesse pour le client, de devenir "la châtelaine du manoir en ruines d'à côté que les propriétaires vont enfin mettre en vente". Elle le dit en souriant, mais en sachant que ce rêve est tout-de-même à portée de bourse, avec beaucoup d'énergie dans l'auto-construction. La jeune mère avait choisi de venir en France, "pas en France, en Bretagne", corrige-t-elle, accoucher de son deuxième enfant "pour éviter que la petite ne connaisse la violence des écoles anglaises".

Arrivant en Bretagne, coupés de leur heritage, les nouveaux résidents anglais trouvent sur place un patrimoine fort complexe, plus complexe que celui qu'ils ont laissé. En effet, l'économie de la village life n'est pas encore instituée comme système par les villageois en France, mais elle existe déjà en partie, dans des villages touristiques et historiques20, dans les villages réoccupés par les résidents secondaires de la deuxième ou troisième génération. Simultanément, ils considéreront avec sympathie et émotion l'occupation rurale et paysanne traditionnelle, quoiqu'elle soit résiduelle, et tout-à-fait ante-muséale, ante-patrimoniale et ante-spectaculaire. Ils surprotégeront ce patrimoine sans héritiers, tout en déplorant parfois que "la Bretagne, (ce soit) l'Angleterre d'il y a cinquante ans", et d'être arrivés trente ans trop tard dans un terroir à l'agriculture déjà très dégradée par la modernité et la mécanisation des exploitations.

Le caractère écologique, paysager, "scenic" et à'"outstanding natural beauty" de la campagne anglaise, et en particulier des commons fait partie des représentations fondamentales que se font les Anglais de la nature, mais cette nature très patrimonialisée l'est à titre privé, voire associatif avec le fameux National Trust, qui est une manière de la rendre à nouveau au public. Ce qui fait que l'équivalent d'un National Trust n'aurait guère de sens en France en ce que les plus grosses institutions patrimoniales, parcs régionaux et nationaux, forêts domaniales etc., issues souvent des terres royales et seigneuriales d'avant

2 0 . En Bretagne, Poul Fétan, dans le Morbihan, village datant des XVIème et XVHème siècles, est en passe de devenir l'un des plus célèbres. Le personnel, en habit du milieu du XlXème siècle, présente les activités d'un hameau de cette époque. Les animaux proviennent de souches traditionnelles protégées : vache pie noire, cochon gras, etc. Le fait que les Anglais soient très présents dans le canton n'a pas influencé la renaissance de ce village, conçu une dizaine d'années avant leur arrivée.

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la Révolution, sont en principe ouvertes au public, même si le littoral, comme d'autres zones, a besoin d'être sauvegardé ou déprivatisé par le Conservatoire du même nom.

Par contraste, le patrimoine a, en France, tendance à être compris sous l'espèce de la transmission à la communauté, c'est-à-dire aujourd'hui au public, alors que cela n'est encore qu'une pieuse revendication en Angleterre. Dès la France de l'Ancien régime, la haie est interdite à cause du pacage commun sur les vaines pâtures en finage de champs ouverts. La coutume collective a force de loi sur l'affirmation de la propriété exclusivement privée. Que la haie privative apparaisse, et c'est une part immense de la vie de la communauté villageoise qui risque de disparaître, si bien que les autorités ont toujours été extrêmement prudentes pour la rendre obligatoire (et même en Angleterre au XIVo et XVo siècles), malgré les demandes pressantes, le plus souvent économiquement justifiées, des physiocrates, nos premiers économistes, chantres des vertus du rendement.

Les résistances identitaires, préservant la cohésion sociale et l'identité du groupe, ont été nombreuses et efficaces tout au long de notre histoire rurale jusqu'aujourd'hui, dans les nombreuses luttes rurales et agricoles que connaît notre pays, à la différence de la plupart des pays capitalistes de même niveau, et il semble bien que le concept de patrimoine en France intègre cette longue histoire des luttes populaires pour le constituer, du moins quand il s'agit du patrimoine dit rural et naturel. Le patrimoine à transmettre, par une sorte de volontarisme paysan séculaire qui fait le fond de la culture rurale française, ne se retrouve pas dans l'héritage anglais. Mais le volontarisme foncier de la paysannerie française a son pendant dans le volontarisme patrimonial du citadin anglais. Au XVIIIe siècle en France, partout les villageois arrachent les clôtures et, à l'opposé de l'Angleterre des XVIe juqu'au XIXe siècles, les tribunaux leur donnent généralement raison. En Alsace, en 1787, un Cahier de Doléances avertit qu' "un enclos de haie ne servirait à rien, puisqu'on ne manquerait point de l'arracher"21. Cette "impérieuse volonté du groupe" évoquée par Marc Bloch est encore ressentie aujourd'hui comme étant très prégnante dans les campagnes de France, et cela ne manque pas de les dessiner

21. Marc Bloch, Les caractères originauxde l'histoire rurale française, 1931, A. Colin, 1952.

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encore : champs, nature et paysages, et ce, jusqu'à Ouessant en cette fin du siècle22.

Un autre exemple nous montrera encore comment s'établit la relation entre les communaux et la "mémoire familiale longue" : pour la famille pyrénéenne2 3 . La communauté villageoise dont l'économie fonctionne essentiellement sur les communaux se protège des arrivées de nouvelles "maisons" de l'extérieur et des mariages avec des alliés qui auraient grevé la part de chacun : seules les "maisons" depuis longtemps établies ont droit à la continuité des communaux. Il fallait donc assurer son immémorialité (verticale). Dans l'Ouest la párentele (horizontale) dans un système de partage égalitaire "venu du fond des anciennes coutumes" et qui inspira les lois révolutionnaires, selon André Burguière, jouait le même rôle patrimonial au sens économique et successoral du terme, et mémorial.

L'apparition de la clôture, en Grande Bretagne comme en France, est un événement important dans la fin de l'attachement collectif à la terre et de la responsabilité collective liée à la terre, et par conséquent dans la construction de l'individu, né en grande partie de la constitution de la propriété individuelle, à partir du XVIe siècle, jusqu'à la fin du XVIIIe siècle, à l'apparition des premiers éléments du capitalisme foncier. Dans la mentalité collective anglaise, les commons font partie, avec les villages et les cottages des ouvriers agricoles mais aussi les manor houses de ces « lieux de mémoire » que les nouveaux historiens anglais analysent comme emblème de l'anglitude.

Fermiers et promeneurs, landlords et touristes, il est important d'avoir ces données dans l'esprit pour comprendre le rapport qu'entretiennent ces divers groupes de résidents ruraux et néo-ruraux vis-à-vis d'un bien commun, la nature, vécue, si l'on peut dire, par les uns comme moyen, par les autres comme fin. On retrouve, lors des premières années de résidence des Anglais en Bretagne, ce "désir de terre" inextinguible, ce désir d'"avoir un espace à soi pour pique-niquer"24, alors qu'en fait de terre, il semble y en avoir trop en

22. Un exemple de refus de suppression des parcours de pacage, communs à tous les ¡liens, lors même qu'il n'y aurait plus de troupeaux dans 111e : Gestin F., Quéré A., Simon J-R, Touzeau P., Ouessant, structures du parcellaire et évolution de la société insulaire, Société d'ethnologie bretonne, rapport à la Mission du Patrimoine ethnologique, 1982.

2 3 . Le Play, Anne Zink, André Burguière, "La généalogie", in Pierre Nora, Les lieux de mémoire, III-3, Gallimard 1992.

2 4 . Entretien (1996).

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France, quand les paysans doivent les abandonner, les laisser en friche, les vendre, s'ils le peuvent, au quart des prix pratiqués ailleurs en Europe de l'Ouest25.

Chaumière, cottage

On pourrait utilement comparer le 'domestic revival anglais de la fin du XIXe siècle et le retour à l'architecture traditionnelle néo-bretonne de la seconde moitié du XXe siècle. Les Anglais n'ont fait que renforcer la tendance à revaloriser les bâtiments ruraux anciens et "de caractère" recherchés par les urbains autochtones dès les années soixante et par les migrants retournant au lieu d'origine un peu plus tard, mais ils y ont ajouté les maisons "de village" délaissées généralement par les citadins français.

Le remploi patrimonial le plus visible est celui de la maison, avec les compromis britons-bretons où la chaumière et le cottage se mêlent plus ou moins harmonieusement. Les Anglais sont très conscients de la revalorisation - à quelques erreurs de style anglo-andalou près - apporté au patrimoine bâti de la région par leur travail, et ils en retirent une légitime fierté. C'est aussi le point sur lequel, ils ont fini par être le mieux adopté par les gens du cru. Il est vrai qu'il n'y a pas encore vraiment de concurrence entre les néo-résidents et les autochtones sur ce type d'habitation, les jeunes couples bretons recherchant plutôt le pavillon moderne avec tout le confort moderne. Dorénavant, les résidents britanniques semblent prendre la direction de mixité bien tempérée suivante : au dehors, la culture du dehors, au dedans, celle du dedans.

L'intérieur anglais est toujours une source de joie pour un Français, a fortiori pour celui qui entre dans une chaumière anglaise aux dehors bretons ou normands. La moquette rose, posée sur le sol de cette chaumière qui semblerait encore en terre battue, fait toujours beaucoup d'effet, ou celle-ci, rouge, posée sur les murs du bar d'un camping anglais, sur laquelle sont accrochées des images de chevaux, et surtout la cheminée ancienne, argument certain d'achat, centre de l'espace, brûlant enfin de vraies bûches de vrai bois produisant de vraies flammes. Or, en même temps, les résidents bretons, qui

25'. En 1990, les agriculteurs français achètent 140.000 ha de terre, les étrangers 20.000 (trois fois plus qu'en 1983). us sont à 70% originaires de la CEE, dont 50% sont desAnglais.

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avaient effacé toute trace de leurs cheminées à l'époque du "tout électrique", en ce qu'elles leur rappelaient de trop mauvais souvenirs, demandent à nouveau aux architectes et artisans de pratiquer une néo-cheminée dans leur séjour, améliorée de divers récupérateurs, aspirateurs et souffleries. Ce qui faisait pauvre, ancien, et inconfortable, est devenu l'image de l'aisance, de la modernité et du bien-être de "standing". Cette fois, les deux cultures d' "intérieur" se rejoignent, avec une étape d'avance pour les Anglais qui, entre temps, étaient passés par la phase, loin d'être inconnue en Bretagne, de la fausse bûche chauffante en plastique.

Nature & nature

Le "naturalisme" des résidents anglais les rend très sensibles à tout ce qui concerne l'occupation et l'exploitation du territoire naturel. Cela est consubstantiel à leur fabrique identitaire, et les rend très attentifs aux questions ¿'"organic " agriculture (bio), de droits de chasse, c'est-à-dire en France la libre circulation des chasseurs sur les terrains privés, des clôtures et autres "bergers électriques" qui rendent impossible tout random access dans les champs. Être soi pour un Anglais c'est être « ennaturé », dans une nature superbe, mais poétisée ou théâtralisée. Pour un Français, ce serait plutôt être « empaysagé », si l'on nous passe ce néologisme, où le terme « pays » a autant de poids que celui de « paysage », la fonction identitaire de pays/paysage ayant la même force pour un Français que celle de nature/village pour un Anglais.

L'enquête que nous avons menée à travers les lecteurs anglais de Talking Point26 nous confirme cette sensibilité en général à l'usage des terres27

et des paysages, à toute contrainte contre le libre parcours et au contraire à une certaine protection de son propre patrimoine. Cela explique des comportements qui sont parfois mal compris par les résidents autochtones. Ceux-ci, guère savants en matière d'histoire de ces nouveaux arrivants, voient dans ce rapport bucolique à la nature un luxe mental improbable pour eux-mêmes, tout en reconnaissant peu à peu ce qui se fait jour dans leur propre

26. The magazine is deliciously nostalgie of an English village in the 50's", nous écrit une abonnée de ce journal.

27. par exemple "1 deplore what the majority of fanners do to the land in Brittany...! would prefer to see the maintenance < où l'on retrouve les mots "tenure", "tenancier" d'origine normande > of small farms enabling more families to live of the land(...) in small communities. 90% of the land in the UK is owned by 10% of the population, thus depriving the people of Britain of their rights... "

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parcours : une nouvelle sensibilité au patrimoine naturel, qui remet en cause certains avatars très coûteux du développement de l'agriculture industrielle intensive, contre les conséquence de laquelle certains d'entre eux menèrent une longue lutte dans les années soixante-dix : remembrements abusifs, érosion et épuisement des sols, non potabilité des eaux de source, des fontaines et... du robinet, disparition des haies protectrices et de la variété arboricole, etc.. Un compromis s'installe peu à peu entre les deux cultures, par nécessité : les Anglais en Bretagne disent par leur simple présence qu'il n'y a plus, en Angleterre de campagne pour l'homme modeste et qu'ils n'imaginent pas que cela puisse survenir dans le nouveau pays où ils ont choisi de vivre et qu'ils aiment passionnément. Les ruraux bretons disent qu'il est encore possible de vivre sur une terre et d'une terre, quitte maintenant à la protéger des plus graves atteintes dues aux nécessités de la productivité et des rendements.

Cependant, tel jardin anglais aux plantes, aux fleurs, aux arbres entièrement bleus de cet ancien moulin à eau sur un ruisseau du côté de Kernascléden, donne des idées au voisinage d'origine dans une région où le jardin est une des politesses de la vie et où les concours floraux annuels de villages sont très répandus.

Une réciproque pédagogie d'usage de l'espace rural se met ainsi en place, à condition toutefois que la barrière linguistique soit franchie, ce qui ne laisse pas, de la part des résidents anglais, de poser, non pas d'insurmontables problèmes - nombres de jeunes couples ont appris le français en un temps raisonnable - , mais des problèmes psycho-sociologiques de "changement d'horizon' dans tous les sens de l'expression, de décentration du self (les Français ne sont pas moins compliqués en la matière) qui semble prendre beaucoup de temps et d'énergie, mais l'affaire n'est pas sans espoir.

L'étranger proche, réinventeur de la tradition

A travers le journal Talking Point, certains des abonnés réunis par les petites annonces du journal, ont organisé au cours de l'hiver 1996 des rencontres "ex-pats"-autochtones autour des Carols de Christmas qu'ils sont venus chanter dans les églises bretonnes déshabituées des cantiques depuis qu'on y chante plus en breton. Ils ont, de plus, lancé six mois plus tard une manifestation très particulière : la mise en scène dans le style cabaret-théâtre, en anglais, de leur propre arrivée et séjour en Bretagne, sous le mode de

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l'humour et de l'auto-dérison, avec chansons et sketches composés pour l'occasion. Cette exhibition d'été qui paraîtrait très étrange à des Français expatriés à l'étranger (cela viendrait-il à l'idée des Français résidant en Angleterre ?) rencontre un très vif succès auprès de leurs compatriotes, qui viennent parfois en famille d'Angleterre pour y assister, mais aussi auprès des autochtones qui, le plus souvent, n'entendent pas un traître mot de la langue d'Albion. Cela paraîtrait étrange, disions-nous aux Français non brittophones (ou non gallophones en pays gallo), mais semble-t-il pas aux Bretons.

C'est qu'en effet, selon notre hypothèse, les Anglais ont rejoint ici sans le savoir une ancienne tradition du terroir breton, et qui ne doit pas être propre à la Bretagne, qui était encore active dans les années soixante-dix : le théâtre populaire rural, écrit, réalisé et mis en scène en hiver, la saison de l'entre-soi, par des paysans et des ruraux, hommes et femmes, celles-ci n'étant pas les moins actives, qui jouaient leur propre rôle, et se moquaient d'eux-mêmes et de leurs voisins en recréant des figures locales, et dans une langue bretonne ultra localisée qui ne risquait pas d'être comprise à plus de trente kilomètres de là. Cette tradition avait disparu à la fin des années soixante-dix avec les derniers scrivener paysans bretons. Il y a là une piste à suivre quant à la restauration de la tradition locale d'arrivée de la part des arrivants.

Restauration tantôt involontaire, tantôt volontariste, tant du patrimoine matériel que du patrimoine culturel, festif, religieux et plus largement symbolique. Avec le risque, que nous évoquions précédemment, de la fétichisation du patrimoine, qui est plus souvent le fait de ceux du dehors que de ceux du dedans. On sait qu'à la campagne écologie a longtemps rimé avec citadins, même si les choses sont en train de changer, puisque le résident rural autochtone en a intégré le modèle. Il est déjà significatif de remarquer que le reproche, modéré, mais général, adressé par les institutionnels (employés des mairies, membres d'associations, services sociaux), aux Anglais de cette catégorie, est qu'on les voit beaucoup moins souvent dans les rencontres villageoises de foot ou les courses cyclistes, parmi les joueurs de boules ou même aux fêtes de battage à l'ancienne, qu'aux festou noz, festou deiz (fêtes de nuit, fêtes de jour) où l'on danse, boit du cidre et où ils (les Anglais) célèbrent leur celtitude (quoiqu'anglais donc non celtes), mais la "celtitude" fait maintenant partie de la nébuleuse écologique, bio, organic, ce qui était loin d'être le cas dans les années soixante-dix : les celtophiles étaient alors considérés soit comme de doux rêveurs soit comme de dangereux excités. Quand on rencontre les voisins anglais dans les réunions villageoises

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"modernes", cela est fort apprécié comme un gage notable d'intégration. Ce sont souvent les plus démunis de ces migrants anglais qui "patrimonialisent" le moins dans ces fêtes bretonnes, qui sont cependant en réalité très peu patrimonialisantes parce qu'encore vivantes et populaires hors de la période estivale.

Du théâtre populaire paysan breton à l'exhibition anglaise il y a une interruption de moins d'une trentaine d'années entre la dernière séance de celui-ci et la première de celle-là. Sans grande portée sociale, cette réinvention de la tradition montrerait que souvent l'étranger proche (dans l'espace ou dans le temps) est, parfois à son insu, parfois de façon volontariste, le moteur de la machine patrimoniale. D'où la difficulté d'enchaînement entre "ceux du dedans" et "ceux du dehors". Diwan, par exemple, regroupant les écoles maternelles en langue bretonne, a été créé et animé non par une majorité de bretonnants -il y en avait bien entendu- mais par des fils et petits-fils de paysans et de ruraux bretonnants, en phase d'ascension sociale, urbanisés, travailleurs du tertiaire, réinstallés en zone rurale péri-urbaine, entre la ville et les champs. Rejetés par la gauche communiste comme archaïques et réactionnaires et par la droite comme gauchistes dans les années soixante-dix, plus ou moins reconnus enfin par les politiques des deux bords dans les années quatre-vingt-dix, ils sont en passe de devenir les nouveaux notables de "pays" en particulier par leur emprise sur le culturel local. La langue bretonne est devenue patrimoine. La langue devient une métaphore. Diwan enseigne le breton, mais surtout parle de la langue. Mais en avait-elle le choix ?

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DU PATRIMOINE EN FRANCE ET EN ANGLETERRE

La question de l'usage et des représentations du patrimoine nous a occupés au long de cette recherche sur les différents terrains parcourus. L'investissement identitaire dans le patrimoine rural disponible concerne tous les aspects de la vie quotidienne. Le mouvement patrimonial est devenu général, du moins en Europe, et l'objet, en termes de pouvoir, de multiples manipulations28.

Le thème patrimonial peut être introduit par une notion "locale", en l'occurence bretonne, qui nous semble riche de sens pour notre propos et que nous avons découverte incidemment au cours de notre étude. Locale, et qui n'en parait pas moins universelle.

Vomeurez : une notion bretonne ?

Que peut ressentir un homme qui aurait "perdu le contact" avec le réel dans le sens où son univers quotidien aurait changé avec tant de soudaineté qu'il ne le reconnaîtrait plus ? Dans le sens peut-être aussi du célèbre vers de Baudelaire repris plus tard par Julien Gracq dans La Forme d'une ville : "La forme d'une ville change plus vite que le coeur d'un mortel"29. D'où vient ce sentiment d'être égaré sur place, dans les lieux où l'on a toujours vécu30 ? Dans le sens enfin de ce que ressentait ce paysan anglais d'Akenfield lors de la crise agricole d'avant-guerre quand il voyait les terres convulsées, envahies par la lande et les chasses privées, retournant parfois à l'état de nature : "Il semble que le temps se soit évanoui... La vie s'évanouit alors qu'elle vous appartient encore."31

2 ° . Cela est tout-à-fait comparable avec les conflits de territoire de chasse et de pêche au Québec, au Canada, aux USA, entre les communautés autochtones (indiennes et inuit) qui pratiquent depuis toujours leur ponction sur le stock naturel, et les résidents blancs, chasseurs, pêcheurs et défenseurs, eux, de la faune, de la flore, du patrimoine et de la nature, qui protestent contre les prélèvements indiens non réglementés.

29. José Corti, 1985 (p. 57).

30. Je fais ici un appel à témoignage... Cette notion est-elle spécifiquement bretonne ou bien la rencontre-t­on dans d'autres terroirs, ruraux et même urbains, et un vocabulaire spécifique la nomme-t-elle dans les parlers locaux ?

3!. Ronald Blythe, 1972, Mémoires d'un village anglais : Akenfield, Terre humaine, Pion (p.57).

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Ce mot vomeurez nous est cité pour la première fois par un ami du sud Finistère32 : "Dans un champ qu'il a toujours travaillé, un homme, après avoir fini sa tâche à la fin de sa journée, ne saura plus tout d'un coup où il se trouve. Il ne pourra en sortir et restera au milieu du champ ou sur un talus, accroupi, à se demander ce qu'il fait là, à crier". Un autre entretien auprès d'un homme de 81 ans, du Faouët, précise qu'il s'agit de "celui qui ne sait plus ce qu'il fait ni où il va. Celui qui a perdu la mémoire, il devient errant ; en français on dirait amnésique. Celui qui a le vomereuz n'est pas sain d'esprit, brutalement il est perdu, ça lui arrive comme ça". Enfin un homme de 88 ans, ancien garde forestier du domaine de Pont Calleck est plus précis : Vomereuz, c'est « on va et on ne sait même plus où on va » (voir en annexe 4 le texte de l'entretien).

L'enquête sur l'origine du mot nous amène d'abord à pourmen, vourmen : se promener. Mais les dictionnaires anciens et modernes breton33

donnent boemet, voemet, boemerez, vomereuz, tous mots créés à partir de la racine boem, qui, dans les deux langues, se retrouve dans "bohémien". Les sens proposés sont : 1- être pris sous un charme, un sortilège (mais pas une sorcellerie), perdre le sens du réel, de l'orientation, être perdu, égaré. 2- être surpris, étonné, stupéfait, fasciné.

Vomereuz est autant un rapport à l'espace qu'au temps : La conjonction dans l'espace de deux temporalités, celle qui fait et celle qui dit ce qui est en train de se faire ; celle qui utilise et celle qui montre ; celle qui vit et celle qui commente (tels les anthropologues) la vie, conjonction qui fait passer la charrue à deux socs directement de son usage dans le champ par un agriculteur célibataire de soixante ans à son exposition muséale dans le village historique voisin que nous citions plus haut (et qui est plutôt une réussite), où il est né et dont il deviendra le gardien quand il quittera définitivement la terre, tel Gerónimo vendant ses propres photos dédicacées à la sortie du musée indien de Washington.

Le vomereuz serait ce que brutalement on ne saurait plus nommer, champs, objets, gens parfois. Nommer pour les faire exister et rendre possible la transmission symbolique. La dénomination des champs est l'écriture du sol : un récit collectif. "J'imaginais mon père, écrit Jean Ropars, il devait se trouver

32. Patrick Gourlay, d'Arzano.

3 3 . Et grâce à la collaboration attentive (et à la bibliothèque) de Pierre Le Padellec (Bubry, Morbihan).

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encore dans ses champs. Dans lequel pouvait-il être? Park pen an ti IGwaremm ar vran ? Park ar maner ou Fennog ar hanada ? Je recomptais nos champs, nous en avions vingt-six"34. Palimpseste de la communauté contre l'émiettement de la personnalité et de l'identité collective.

Moins de patrimoine, plus de Patrimoine

Autrement dit : moins il y a de transmission patrimoniale de biens privés et d'héritage symbolique aux héritiers, plus il y a Patrimonialisation. Quand le patrimoine est rompu, le Patrimoine s'installe. Processus inquiétant pour ceux qui en sont au coeur et qui peuvent ressentir de brusques accès de vomereuz, mais processus probablement inéluctable (mais comment qualifier cette inéluctabilité ?)

Le patrimoine, comme la mémoire, est une négociation. Elle naît du partage entre ce que l'on essaie de retenir et ce que l'on voudrait oublier, pour que le présent ne soit pas qu'une réflexion sur le temps passé35. Or, l'économie patrimoniale a une certaine propension à arrêter le temps. Le second partage est entre ce qui est memorialise par les individus et ce qui l'est par l'État. Les héros, les grands événements le sont parfois par les deux, mais les souvenirs familiaux ne le sont pas. Il y a une mémoire des gens et une mémoire d'État. On le voit aujourd'hui à propos de l'occupation nazie, de la Résistance et de la collaboration. C'est que nous disait il y a déjà un certain temps le film de Marcel Ophüls, le Chagrin et la Pitié. Il y a un patrimoine individuel, familial,

3 4 . Jean Ropars Au Pays d'Yvonne, mémoire d'une paysanne léonarde, P.B. Payot, Documents, 1991. Les champs s'appellent ici : Le champ du bout de de la maison, la garenne du corbeau, le champ du manoir, le pré à foin. Citons encore la première partie de l'enquête sur la Creuse qui se nomme "les noms et les lieux" (FABRE-VASSAS Claudine, Tina JOLAS, Solange PINTÓN, Rapport d'enquête sur la Creuse, Paris, Ministère de la culture, Conseil du Patrimoine ethnologique, s.d.) ; le "Va mab /An douar zo re goz evit ober goap dioutañ " (mon fils, la terre est trop vieille pour qu'on se moque d'elle) in SIMON J-F. La structuration de l'espace plouzanéen. Mission du Patrimoine, Brest 1993 ; enfin dans l'étude sur le parcellaire ouessantin, la distribution des parcelles du village vers la périphérie : autour des villages entourés de murs de pierres sèches: lion, le courtil, plasennou , places non définies, parkou , la lande à four. Puis les champs ouverts : tachennou, parcelles en lanières, regroupées en mez, tal, dal ou dollar (front, flanc), douar (les meilleures terres), et regroupés en "quartiers" sous le nom de mezad (mezadou) et ailleurs en Bretagneme/ou. Les espaces non cultivés ensuite : radennou, en pente ou rocheux; lan krapou, non cultivés, valan, espace à genêt près des mezadou, qui servent toute l'année de pâtures aux animaux, prat, champs à foins coupés près des ruisseaux, palud près des grèves (naod), pour les mottes à feu , le goémon, et le pâturage toute l'année; stang , fond de vallée avec osier, joncs, lavoirs, poul al lin , le creux à lin. GESTIN F., QUERE A., SIMON J-F., TOUZEAU P., Ouessant. Structures du parcellaire et évolution de la société insulaire. Société d'ethnologie bretonne, Mission du patrimoine ethnologique-Ministère de la culture, 1982.

35. « Au musée de la mémoire on a oublié l'oubli », écrit Alain Gauthier, "Le regard muséal", Ethnologie français : le vestige des traces. Patrimoine en question, 1995-1, jan-mars.

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villageois, et un patrimoine d'État, officiel. Il est tout-à-fait légitime que l'État célèbre le patrimoine national et l'identité de la Nation, mais il n'est pas certain que cela ait toujours été le désir des gens. Pendant des millénaires les gens ne se préoccupaient guère de laisser des traces, sinon rituelles, de leur passage sur la terre.

Si les cultures ont des outils différents pour réduire une identique angoisse du temps qui passe, elles n'ont pas toutes, loin de là, créé l'outil patrimonial pour y remédier. La comparative des notions de patrimoine, de musée, de conservation est éclairante. Le Japon se place plutôt dans l'horizontalité de la mémoire en ce qu'elle procède de l'idée de l'impermanence des gens et des choses (le fameux mono no aware. : la mélancolie devant ce qui s'enfuit, devant la fragilité des choses). C'est-à-dire iqu'il ne sert à rien d'accumuler les choses, de les conserver, mais qu'il est plutôt préférable de les remplacer. Les Japonais reproduisent plutôt des formes que des objets. On conserve les formes des objets, pas l'objet dans sa matérialité36. L'Occident, lui, accumule, conserve les objets et les mots dans dans leur succession, fondant l'histoire, sous formes de strates de temps, d'objets, de concepts, qui se montent comme un mécano rationnel, orienté vers un progrès, une fin, une téléologie, religieuse technique ou humaniste37. Les Allemands insisteront dans leur Naturdenkmal ('site classé') sur la "pensée" de la nature, sur la méditation de la nature comme terre et relique. Dans le village que nous citions plus haut, Poul Fétan en Morbihan, on a, en une dizaine d'année, à mesure de leur abandon dans les villages voisins, investit du statut patrimonial, d'ailleurs plus que muséal, des objets de plus en plus modestes : le balai du four à pain - on reconnaît la trace de la science ethnographique - après la baratte, le rouet, la cheminée, la maison, en les mêlant avec des objets très éloignés de ce caractère mais qui "font" patrimoine

3i>. Depuis 20 siècles, selon le mythe, on démolit et on remplace tous les 20 ans par un temple jumeau, le temple d'Amaterasu, déesse du soleil, censée être l'ancêtre de l'Empereur actuel. Cela est au moins vrai depuis Meiji. Mais les Japonais n'en tirent pas toutes les conséquences. En plein accès, eux aussi, de village dream, s'ils refont le temple shinto d'Amaterasu avec de stricts produits de la ruralité (bois, paille, terre), ils laissent cependant les villes et villages traditionnels disparaîtrent sans regret, au point que l'auteur du Village de mes rêves (« E no naka no boku no mura »,1996), cité plus haut (note 3) dit combien il a été difficile de trouver des lieux où la nature n'était pas trop atteinte : "H a fallu deux ans de recherche pour trouver des lieux de tournage intacts. (...) J'ai voulu faire ce film a l'époque de l'attentat au gaz sarin dans le métro par la secte Aum, je voulais réfléchir sur ce qu'est devenue la sociétété japonaise au moment où le Japon change peut-être de cap"

37. Marx contre Fukuyama (La fin de l'histoire et le dernier homme, Champs, Flammarion, 1992) pour qui l'histoire est finie, mais il se trouve que cet auteur est nippo-américain !

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comme le tour du potier (mais le potier est tchèque et sa poterie

internationale).

A quel degré se joue l'investissement patrimonial comme réponse à la perte de repères, en particulier territoriaux ? Cet investissement qui se présente sous des modes éminemment contrastés selon que l'on est originaire du nord ou du sud de l'Europe. Ainsi, des Anglais mimant un certain passé idéalisé, le passé victorien d'une Albion aux vertes prairies émaillées de fleurs, et qui renverrait chez nous aux images des moutons enrubannés de la fermette de Marie-Antoinette, le passé du cottage devenu mythique après avoir été symbole de misère et d'asservissement des ouvriers agricoles et leur être finalement enlevé par leur exil vers l'usine et les colonies. La campagne génère dans l'espace mental anglais une continuité perçue plus facilement sous son aspect paysager, naturel et fonctionnel -ludique-, qu'humain. Il lui est parfois difficile d'imaginer que les demeures voisines de la campagne bretonne ont été habitées par la même famille depuis des générations, et que les frontons des modestes fermes datés du règne de Louis XTV signalent une réalité qui ne relève pas seulement du décor.

Il faut bien comprendre le décrochage de la culture anglo-saxonne vis-à-vis du temps, du temps généalogique, historique, du temps long, du long processus de continuité dans le temps. Et il se peut bien qu'au fond une bonne partie de la poésie anglaise de l'époque des enclosures et de l'éviction des paysans de leurs terres, au XVIIIe siècle, soit de l'ordre d'une sorte de vomereuz, celui qui décrit le premier décrochage dans l'histoire contemporaine entre l'homme et les lieux qu'il va quitter, après le mélancolique « linquimus arva » du Tityre desBucoliques virgiliennes qui décrivent l'appropriation des terres des paysans par les vétérans de l'armée d'Auguste. Mais il s'agissait là, au contraire, de repeupler la campagne et d'y réinstaurer les antiques vertus. Mais par des militaires.

C'est précisément en Angleterre qu'apparaît le concept de patrimonialisation de l'espace naturel comme heritage. Cette fois, la notion est lié aux privilèges d'une classe particulière, avant qu'elle ne devienne la philosophie de toute un peuple, de même que l'esprit de citoyenneté est progressivement devenu, avant d'être galvaudé, le noyau de l'ancrage identitaire républicain des Français. Il s'agissait en Angleterre de légitimer un morceau d'histoire, le vidage de l'homme de la nature, par l'amour de la nature sans hommes. L'Angleterre a un siècle d'avance sur la France en

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matière de patrimonialisation de l'espace pour la raison qu'il n'y avait plus personne pour vivre dans ce dernier.

Le patrimoine naît d'un creux, d'un vide, d'un vidage. Si en France, le concept de musée précède celui de patrimoine et est inventé par une jeune république qui doit ranger les cailloux des châteaux des ci-devants, en Angleterre c'est une récente aristocratie de nouveaux riches qui met en scène son propre patrimoine sur ses propres terres, dans ses propres demeures en les rentabilisant doublement : esthétiquement et économiquement par l'invention précieuse et d'une grande modernité du pleasure and profifi8, c'est-à-dire de 1'« utile » et de 1'« agréable », en l'occurrence la laine du mouton au milieu du paysage. On ne peut pas parler du paysage anglais contemporain ni du National Trust qui est là pour le conserver, sans évoquer cela. Que le patrimoine (comme le paysage) soit une construction historique et sociale est une évidence qu'on ose à peine répéter. La paysage a quelque chose à dire sur les hommes, ce ne sont pas seulement les hommes qui ont quelque chose à dire sur le paysage. La campagne, le paysage anglais ont quelque chose à dire sur leur genèse, sur le coût humain de leur production39. La disjontion corps social/territoire a été accompagné en Angleterre par la toute jeune religion anglicane qui, en abandonnant Rome, perd la nature "magique" de la catholique. L'anglicanisme vide la terre. Le romantisme la pleure. L'industrialisation l'instrumentalise. L'époque moderne (post-romantique, post-industrielle, etc.) la patrimonialise.

Il faut une certaine décentration pour "faire patrimoine", une certaine dose d'exil, dans le sens où l'art du jardin anglais est un art de l'exil. En effet, le modèle d'origine, revendiqué par ses concepteurs, du parc paysager anglais est italien : loggia de la villa d'Esté d'où le regard est dirigé sur un point précis du paysage, parc ensauvagé de la villa Lante jouxtant la terrasse au jardin "régulier", et combien d'autres modèles pour la demeure du maître, de la villa Aldobrandini à Frascati à la villa Rotunda de Palladio à Vicenza, et pour les

38. La formule date de 1732.

39. D peut cependant se trouver une revue, dans un numéro consacré à la campagne anglaise, qui parvient à chanter les marguerites et les boutons d'or au long de cent quatre-vingt pages sans aucune analyse des séquences humaines qui ont précédé les fleurs sur ces poétiques prairies. "Campagne anglaise, une symphonie pastorale". Autrement, "Monde" n° 44, mars 1990. On y trouvera en ouverture cette mignonnette chanson de Sylvia Plath : Il n'y a pas de vie plus haute que les cimes d'herbe / Ou les coeurs des moutons (p.20). Thomas More, trois siècles et demi plus tôt, avait pourtant déjà décrit les moutons anglais comme des "mangeurs d'hommes" : "le mouton a remplacé rhomme...ils n'ont gardé que l'église pour bergerie" (Utopia, 1516).

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fabriques, de Rome à la Chine40. Les grands jardiniers anglais tel William Kent, "le père du jardin anglais", ainsi que les poètes et les architectes sont tous revenus d'Italie et de France où ils ont fait le tour, et se sentent en exil en Angleterre, comme Poussin à Paris après son long séjour romain, lui-même le modèle, avec Claude Lorrain et Salvatore Rosa, des paysagistes anglais et donc du picturesque, du « bon à peindre »41. Un certain fétichisme patrimonial anglais d'aujourd'hui s'enracine dans une histoire d'exil. Plus les sociétés sont fluides et mobiles plus elles sont inventrices de traditions, pour reprendre le concept anglais de l'invention de la tradition,

Mais le débat sur cette réinvention, dont un des effets est la réintroduction des ours, des loups ou des bouquetins en concurrence avec les activités et la présence humaine ; sur la parrimonialisation des animaux42 ; sur la labellisation du loup et la fétichisation de la vache chez les Anglais après son accès de folie prionique, se retrouve des deux côtés des Alpes où le Parc du Grand Paradis italien se vide de ses habitants qui n'y peuvent entreprendre aucune opération, et de la Manche où les QUANGOs, Quasi Non Gouvernemental Organization, et la « Quangocracy » poursuivent à leur manière la querelle du pittoresque en gelant l'espace économique au profit de l'espace touristique. Ils provoquent un débat virulent dans lequel le Pays de Galles est un enjeu essentiel en tant que zone de repos anglaise très protégée par les Quangos. En France enfin, où on se demande s'il faut assurer la protection de l'espace au détriment de l'espèce et la protection des espèces

4 0 . II est très significatif de voir que le mot fiançaisfabrique signifie un petit bâtiment représenté sur une toile tandis que le mot anglais fabrick est un pavillon décoratif installé dans un vrai jardin : La notion, y compris contemporaine, de paysagisme n'a pas le même sens en français et en anglais. II n'y a pas de paysages en Angleterre au sens français du terme, il y a des jardins paysagers et des paysages jardines.

4 ' .La "querelle du pittoresque" (1760-1810) est suscitée par deux gentilhommes campagnards du Herefordshire : R.P. Knight et U. Price. L'une des raisons de cette querelle est la disparition de la campagne vivante et prospère au bénéfice de paysages improductifs, à la manière de ceux que Lancelot Brown créait en couvrant des régions entières de pelouses uniformes et de bouquets d'arbres (D. Lambin in A. Parreaux, op. cit.). Dans le rapport à l'espace naturel d'une part, à la sensibilité mémorielle d'autre part, la querelle du pittoresque dans la nouvelle fonction du paysage en Angleterre porte en germes toutes les différences entre la France et ce pays. Le paysage anglais est construit par la nouvelle gentry terrienne, pas par les paysans. Cette affaire "fait partie de l'histoire de la pensée européenne", écrit Michel Conan (in GILPIN William.Tro/j Essais sur le Beau Pittoresque, sur les voyages pittoresques et sur l'art d'esquisser les paysages, suivi d'un Poème sur la peinture de paysage, 1792. Traduit par le Baron de Blumenstein,1799. Réédition du Moniteur, Paris, 1982).

4 2 . Après avoir bouclée ce texte, nous lisons dans Le Monde du 21 octobre 1997, sous le titre Tombeau de Melba ("Melba" est le nom de l'ourse des Pyrénnées abattue par un jeune chasseur en difficulté), et sous la plume de Gilbert Simon, ancien directeur de la nature et des paysages au ministère de l'environement, les lignes suivantes, qui sont reprises en intertitre par le quotidien : "Je fais partie de ceux qui considèrent les ours comme du patrimoine, au même titre que les monuments historiques, les paysages et les grands vins..."

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plutôt que de gérer l'espace au profit de l'homme. Et finalement à l'échelle continentale, où Natura 2000 est une directive européenne de protection de la nature à propos de laquelle les "locaux" se posent la question de la codification des activités humaines en fonction de la protection des espaces et des espèces non humaines : il faut parler aux moutons avant de réintroduire le loup.

Ajoutons encore, pour preuve d'une forme d' « animalmania » ravageuse, ces lignes étonnantes du Time Literary Supplement (12 avril 1997) à propos de la vache folle (traduire ici : vache anglaise) : "Simon Schama écrit dans le New Yorker du 8 avril que la Grande Bretagne souffre d'un nouveau traumatisme identitaire : « L'identité nationale britannique moderne s'est formée au XVIIIe siècle autour d'icônes aussi sensibles (emotional) que le chêne et le taureau, et définie invariablement contre les Français. Que ce soit précisément la vache, symbole de la britonnité, qui soit répudiée par l'Europe, etc.. » On sait que les Anglais ont choisi le nom de John Bull pour désigner leur M. Dupont. Le fétichisme animal est une donnée cuturelle de l'Angleterre, bien que le coq gaulois soit lui aussi assez visible et audible. Pour une de nos correspondantes du Centre Bretagne, assistante sociale à Lannion puis Rostrenen, Marie-Hélène Mollard, et qui, de par son métier, a eu à traiter un certain nombre de cas de familles anglaises en difficulté, les Anglais sont venus en Bretagne en partie aussi parce que les normes d'environnement et de protection de la nature étaient trop strictes en Grande Bretagne : "Si une chouette habite une maison, écrit-elle, on ne touche pas à la maison"

Le signal qu'une société irait vraiment mal serait que "tout fasse patrimoine" comme la tendance s'avère que tout "fasse paysage" (voir l'ouvrage de la Mission du Patrimoine sur la question43), comme on a craint parfois en Italie que tout "fasse musée" et que le "syndrome de Stendhal"44

nous guette à chaque coin de rue. Quand un paysan dit "nous ne voulons pas devenir ouvrier sur notre terre", faut-il ouvrir un musée du terroir ?

4 3 . Paysage au pluriel. Pour une approche ethnologique des paysages, Collection Ethnologie de la France, cahier 9, éd. de la Maison des sciences de l'homme, Paris, 1995.

44. A Florence, devant la beauté de chaque pont, de chaque monument, de chaque pierre, de chaque tableau des Offices, cent fois vu en reproduction, certains visiteurs tombent en pâmoison devant l'original. Ce sucroit d'émotion devant tant de beautés les conduit à l'hôpital de la ville, qui soigne quelques dizaines de cas chaque année. Stendhal évoque cette "maladie de la beauté" (dans la Chartreuse, je crois). Une psychanalyste italienne (Maggherini, Le syndrome de Stendhal, 1990) en a décrit le syndrome il y a quelques années. Une vidéaste française, Dominique Belloir, en a fait un film (Le syndrome de Stendhal,, 1991). Déjà en 1796, Quatremère de Quincy disait du paysage italien qu'il est un art total.

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Cela ouvrirait en tout cas la réflexion sur cette proposition que l'ère du patrimoine, que nous vivons actuellement, intimement liée à l'âge de l'écologie, peut être envisagée comme une ère post-romantique. Le romantisme est un système qui privilégie la relation homme-nature-animaux (à la suite de la religion qui la faisait commencer par un quatrième terme, Dieu sous sa forme cosmique). L'écologisme est un système qui privilégie le terrain, l'environnement, en des unités séparés pour ces trois univers. Le patrimoine est un système qui privilégie l'objet, en rendant en quelque sorte objectifs ces trois mondes45. Un réenchantement du monde, dont la réquisition actuelle est tellement galvaudée, serait la réinstauration de la relation entre l'anthropologie, la zoologie et la physique, entre nature et culture.

Pour autant, "réinvention de la tradition" ne rime pas toujours avec renoncement à la modernité. Au contraire, il s'agit souvent d'un mixage des deux ordres vers une "néo-modernité" : Internet dans la fermette, c'est la réclame de l'an 2 000.

En réalité, le patrimoine nous parait un enjeu central dans ce qu'il faudra bien appeler la « crise de la reproduction » (sur laquelle nous entamons une recherche liée précisément à la question du patrimoine et de la transmission mémorielle). L'aventure de la patrimonialisation ne serait-elle pas un moyen de copier les mythes de nos civilisation au moment où eux aussi sont, pour le moins, en crise ? Ne serait-elle pas indice de réinstauration des Origines (et des originaux), de la Nature, de l'Animal, de l'Espèce et bientôt de l'Homme ? Ne serait-ce pas là un moyen de réintroniser l'homme dans son rôle de fabricant, d'artisan des mythes ? Ces majuscules fétichisent, mais y a-t-il d'autres solutions quand c'est l'authentique qui est en crise ? Et bien sûr : qu'est-ce qu'être authentique ?

45. Cf. le développement ci-dessus "Moins de patrimoine, plus de Patrimoine"

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Annexe 1

Talking Point

Journal ronéoté en anglais paraissant depuis novembre 1994 dans la région de Pontivy. D'abord bi-mensuel, puis mensuel. Une centaine d'abonnés en 1997, environ 200 lecteurs Créé par l'épouse d'un couple de retraités cinq ans après leur arrivée. Il est vendu par abonnement 120F. par an. "Talking Point, prévient l'éditrice, n'est pas une affaire commerciale" ("commercial venture") et volonté "to keep everything non commercial".

1-D'abord journal de services par petites annonces. -les rencontres (artisanat, crochet, couture, de chant, cours de français, lectures

de poésie) -la rénovation et l'équipement, décoration, outils à louer, matériel d'occasion -le jardin, légumes ( pamsnip : panais, et l'obsession de la taupe, le seul animal

ennemi qu'un Anglais se connaisse), la vie rurale, agricole -les animaux vivants à acheter (mouton, chèvre, cochon, truie, verrat, vache,

cheval) -les vêtements -les problèmes légaux : carte de séjour et papiers voiture, assurance, déclaration

de travaux, -les recettes de cuisine, "organic meat", -les restaurants pas chers: restaurants ouvriers

2- Un editorial de l'éditrice (signé "Ed" ou de son prénom) décrit avec humour les questions de famille, de morale et de vie quotidiennes, les souvenirs, les visites des amis, les jeunes, la mort, l'insécurité, et même la famille royale. Critique du profit, éloge de la solidarité. Critique de la technique ("Í am techno-phobie"). Sa machine à écrire a un nom ("Dora") et fait des fautes, mais "I'm quite content to be behind the times", et l'ordinateur est un mal non nécessaire. Anti-chauvinisme militant

3- Des textes et courriers de lecteur sur la vie bucolique, l'apprentissage du

réaménagement complet de l'espace et du temps. Le rêve de la famille réunie

sous le même toit rappelle les poésies pré-romantiques anglaises du XVIIIe s.

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Éloge de la sécurité retrouvée. Refaire son nid avec peu de moyens et sans épuiser l'environnement. Revenir à la vie saine. Réinsertion dans une certaine ruralité et dans la société rurale, et désir de reconstituer le tissu social en commençant par le voisinage, entraide, présence aux événements du village : "à l'occasion du décès d'un voisin et de notre présence aux funérailles, j'ai réalisé que nous faisions maintenant partie de cette petite communauté ("nous avons assisté à trois mariages, deux naissance et deux morts depuis notre arrivée ici"). Évocation de la "course de rats" dans un Royaume-Uni "bondé le samedi sur l'autoroute A 30 (entre Londres et Penzance en Comouailles) et sur la M 25 (périphérique péri-londonien)". Une économie du non gaspillage (on récupère tout), du remploi (les sacs en plastique vide),, du troc (décoration contre légumes ), du recyclage (les bouteilles en plastique) se met en place entre les correspondants. Les annonces sont gratuites pour l'entraide. Rareté de l'argent ("il semble que la majorité des immigrants anglais n'aient guère de liquide -short on cash- mais pas à court d'idées ni de compétences"), et importance de la "bonne vie" pas chère : restaurants ouvriers, ballades, voyages, vacances, visites, amis, le foot de village (comme jadis sur le placître du village anglais) avec bar et "troisième mi-temps". Les coutumes bretonnes : la "bise" 2, 3, ou 4 fois, étant la plus curieuse, Une "petite patrie" se constitue au cours des pages du journal. La Bretagne aimée est "the land of time", l'"île enchantée", "le contraire de Disneyland"46

4- Peu à peu apparaissent au cours des numéros des "creative writings" : poèmes, récits, pensées (le thème de la mort est relativement fréquent dans TP, la plupart parlent d'incinération, et cela sera corroborée dans notre enquête par entretiens. Concours d'épitaphes amusantes), commentaires parfois vifs (une longue controverse sur le sens du mot "chrétien"), et exposés de point de philosophie par un amusant correspondant qui écrit à "SHR le Prince Charles" pour devenir "son philosophe royal attitré". Apparition de la rubrique "I have a dream" et, par opposition (avant l'arrivée de T. Blair au pouvoir), une inquiétude profonde des rédacteurs sur le sentiment de "cassure (breakdown ) dans notre société"

46. Les qualificatifs, dans ce journal comme dans les entretiens, pour leur nouveau lieu de séjour sont en outre : heavenly, spacious, time-fiill, cheerful people, helpful, charming (pour les Français de même), mild weather, good food, good school, serene, nostalgic wander back, stable, the non-patronising atmosphere (absence de condescendance). C'est-à-dire à peu près le contraire de l'image que les tabloïds anglais se font et diffusent quotidiennement de la France. Cela dit, il est fort possible que nos Anglais en rajoutent dans le laudatif en présence d'un interlocuteur français. Cependant, cela est moins vrai d'un journal en anglais destiné à des Anglais.

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* * *

Une enquête par questionnaires écrits auprès des lecteurs de TP, centrés sur leur vie relationnelle plutôt que sur leurs attitudes patrimoniales, n 'a rassemblé qu'une douzaine de réponses, donc exploitables uniquement en qualitatif, regroupées avec les entretiens directs effectués à la même époque. Us sont cependant assez représentatifs -les résidents les plus démunis en moins-dès résidents permanents anglais arrivés durant cette période. L'âge moyen des répondants est de cinquante-cinq ans. Ils sont d'origine urbaine, ont déménagé souvent, y compris à l'étranger (la moyenne anglaise est d'un déménagement par cinq ans en Angleterre, par treize ans en France). Ils ont deux à trois enfants de vingt à trente ans, et sont arrivés entre 1989 et 1995 en Bretagne où ils demeurent dans leur première résidence. Une minorité des résidents a soit déjà de la famille sur place soit, plus souvent, le projet de faire venir une partie de leur famille d'Angleterre, parents ou enfants plutôt que collatéraux. La famille anglaise vient leur rendre visite deux à quatre fois par an. Ils ont rénové leur maison, moitié eux-mêmes, moitié avec l'aide d'un artisan local. Ils disent tous avoir d'excellentes relations de voisinage (helpful est le mot qui revient systématiquement), malgré le problème de la langue que, dans ce groupe, ils ne maîtrisent guère. La plus grande difficulté avouée est en effet celle-là avant les problèmes administratifs. La majorité de leurs relations est donc constituée par la famille et par les amis anglais rencontrés sur place. Ils resteront tous en Bretagne et désirent, après avoir terminé la maison, "construire" leur jardin et transmettre ensuite la propriété à leurs enfants. A la question concernant le type de sépulture qu'ils désireraient, s'ils y ont pensé, la réponse est généralement "pas concerné", donc pourquoi ne serait-elle pas en Bretagne ? Les meilleurs souvenirs de leur séjour ici concernent tous la nature, le paysage, le calme, la paix et la qualité de vie due en particulier à l'affabilité des autochtones. Les mauvais souvenirs bretons sont rares et pas différents de ceux des autres résidents (l'isolement l'hiver, les vols, le lisier du voisin, etc.), à une exception près : les chauffards. La qualité de la vie et la tolérance des gens sont les arguments principaux pour demeurer dans ce pays, par opposition à la "paranoïa xénophobe de la Grande Bretagne". Quant à l'Europe la réponse est unanime : "il faut l'Europe et garder chacune de ses cultures régionales. Mais une secrétaire de mairie nous avait par ailleurs confié : "ils avaient la possibilité de s'inscrire à la mairie pour les élections européennes. Aucun n'est venu s'inscrire, aucun n'a voté".

* * *

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Annexe 2

Entretien 1 : couple anglais, jeune, non lecteur de Talking Point

(Cet entretien est assez représentatif des jeunes couples anglais qui ont quitté leur pays en brûlant leurs vaisseaux, sans beaucoup de moyens, mais plein de vitalité et de projets pour l'avenir).

-Deux enfants, pas d'autre famille en France.

Elle, 35 ans, est originaire de Harryforshire. Enfant naturel. Père adoptif : mécanicien, garagiste. Mère adoptive : petits boulots. Elle est travailleuse sociale. Grand père maternel : mineur, grand père paternel : pasteur et jardinier. Enfant, elle a habité dans la banlieue d'une ville, pique-niques dans la campagne "pas sur des terres à nous, sur des terres communales. On habitait un vieux cottage avec ma grand mère paternelle malade. Mon grand père était pasteur le dimanche, jardinier la semaine.Le cottage a été vendu. On a repris mon mari et moi une autre maison plus grande à 15 km ,très vieille, on nous a donné deux chèvres et un acre. On y a mis deux chevaux etl2 moutons , sur un acre! Ici, on a un chien, cinq chats, des oies, canard et douze moutons. Puis j'ai travaillé chez un notaire, je gardais aussdes enfants, et enfin travailleuse sociale dans les maisons de retraite, ensuite j'ai eu deux handicapés à la maison et on touchait la pension payée par le gouvernement, mais il y avait de l'argent à la maison.

Lui, 38 ans est originaire du Yorkshire, d'un père jardinier puis apiculteur. Sa mère a été serveuse puis mère de famille. Les grands parents cordonnier puis hôtelier. Il étaifingénieur", cela payait le foin des bêtes. Ici, il est maçon à son compte mais sans travail. Nous vivons très bien avec les primes de Bruxelles pour les animaux

La maison. Au début on a acheté sans que le notaire nous dise qu'il y vivait encore une famille pour quelques mois. On l'a découvert en arrivant. C'était très tendu entre les deux couples, des vieilles gens, mais Joseph m'a appris le français, ensuite ce sont les enfants qui nous l'ont appris. Et Joseph vient chaque jour chez nous depuis le début.

Le Choix de la Bretagne. Personne ne se souvient pourquoi on a débarqué ici. Personne de la famille ne connaissait la Bretagne. On a hésité entre Y Ecosse, le Pays de Galles et la Bretagne, mais l'Ecosse est trop loin, et ce n'est pas facile d'être Anglais en Ecosse Le premier voyage ici, on l'a fait en 1989, un an avant de nous installer. On est revenu huit fois dans l'année entre Lorient et le Faouët, au hasard. On a contacté un notaire et voilà. On avait mis l'argent à l'Ile de Man pour le fisc. Peu importe de savoir où nous sommes. L'Australie... En Galles nous avions trouvé une maison à peu près au même prix. Une maison est une maison On vit ici ou là. Alors pourquoi ici ? On ne sait pas.

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Motifs du départ . Impossible de payer les emprunts d'achat de la maison, en Angleterre. Il fallait vendre, ou elle était saisie. Elle valait 30 ou 40 millions d'anciens francs. Le prix chutait chaque semaine, et le crédit ne bougeait pas. La terre et les maisons sont moins chères ici. Comme nous n'avions pas de famille proche ,on est parti. Et ici le paysage ressemble à celui de la campagne anglaise où nous vivions

La vie La semaine dernière, les chasseurs allaient venir sur mes terres avec neuf ans de droit de chasse. On a recherché ce droit alloué par l'ancien propriétaire : le droit continue avec le nouveau, nous !

Ici, on connaît beaucoup de monde, mais je crois que nous n'avons aucun ami. Oui, seulement pour prendre le café. Mes amis sont mes animaux Je veux voter ici, je ne votais pas en Grande B.retagne Je m'intéresse aux élections ici plus que là-bas. Dès que possible, je m'inscris, et plus tard je me présente, aux élections, même en queue de liste. Je me sens plus européenne qu'anglaise : Je fais partie d'une plus grande chose, le monde est plus grand, plus libre. Leur fille est une fan du champion breton de vélo, elle a sa photo dans Ouest France en train de demander un autographe au champion

Projet Nous n'avons plus rien en Angleterre, sauf les parents. On aimerait ouvrir un gîte à l'année.

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Annexe 3

Entretien 2 : couple français, agriculteur

voisin d'un couple de retraités anglais

(H ne s'agit d'un entretien significatif que d'une petite minorité d'Anglais, cependant, la présence de ceux-ci brusquement devenus les voisins de ruraux et d'agriculteurs bretons présents depuis des générations dans le même espace, a provoqué des questions sur les modes de vie nouveaux qui ne sont encore pas complètement éteintes).

Agriculteurs, environ quarante cinq ans. 85 ha. Céréales, bêtes. Hors village.

Lui : Ils attendaient un certain coup de main pour remonter leur maison.

Mais nous mêmes montions la nôtre avec très peu de temps et je m'occupe de mes 85 ha. Je lui ai prêté tous mes outils disponibles : tronçonneuses bois et fer, perceuse, échelles et je lui ai donné conseils. Petit à petit il a pris une certaine autonomie.

On sent parfois une petite pointe de jalousie. On sent le manque d'argent. Il croit que je suis très riche. Hier encore, j'installais quelque chose sur la chaîne de traite, ça me coûte 70 KF empruntés à la banque. Il me dit comme ça : -De toutes façons t'as du fric.

Il ne comprend pas. Il ne veut pas voir que je travaille 12 à 15 heures par jour. Mais on est en bons termes, il n'y a pas d'autres problèmes, mais on sent une petite défiance, un petit recul de sa part. Il croit que pour nous il suffit de claquer des doigts pour que ça tombe. Quand ils sont arrivés, j'ai eu une bonne impression, j'étais content d'avoir des voisins comme ça au lieu d'avoir une maison vide. Pour moi, il y a un problème d'insertion du fait qu'ils ne veulent pas parler français. Déjà, si j'allais vivre en Angleterre, je commencerai par apprendre la langue. Il respecte tout mais en ne cherchant pas à comprendre. Il a gardé ses coutumes anglaises. Ils se lèvent à dix heures du matin, ne déjeunent pas, attendent seize heures pour manger, comme en Angleterre.

Ils attendaient beaucoup du mode de vie français en Bretagne, mais dans ces conditions, c'est raté. Pourtant, les lois sociales sont meilleures en France qu'en Grande Bretagne, alors ils s'en sont servi, mais c'est tout. Il y a deux systèmes de retraite en Angleterre, la grande et la petite. Lui a la petite. Il pensait la compléter en venant en France. Moi, quand je mets de l'essence dans ma voiture il faut que je paie. Un commerçant de Guéméné m'a dit qu'il y avait des Anglais aux restos du coeur.

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Le meilleur pour moi, c'est de se dire bonjour le matin, on arrive à parler un peu, même si je n'ai pas un très bon anglais. Ce qui m'a surpris, c'est que j'ai rendu service, et je n'ai même pas eu un café. Le rotavator pendant un an, même pas merci, même pas une bière, rien. Je l'ai fait volontiers, je ne regrette rien. Mais ,c'est des petites choses comme ça... (silence) Je suis content quand même qu'il soit là, mais ...Ah! S'il faisait quelques efforts. Ils me parlent en anglais, mais je crois qu'ils comprennent le français. On avait fait un échange de terrain. Arrivé chez le notaire, il a réussi à écrire en français. C'est bizarre, cela me rend un peu méfiant.

Il lui arrive, comme il est bricoleur, de me dépanner sur le tracteur, mais de toutes petites choses, jamais plus, des petites soudures à l'étain, rebrancher deux fils, sans plus. Je me pose la question de savoir comment est leur monde. Ils ne vivent pas comme nous. D'abord ils vivent au jour le jour Il aura besoin d'un bout de bois pour se chauffer ce soir, il va aller couper un arbre ! Il n'est pas prévoyant. Par exemple, avec l'autorisation de la mairie, il a fait du bois, mais pour quinze jours. Il avait de beaux arbres sur son terrain, bon ! ceux-là ont été coupés en premier, mais comme il fait du feu tous les jours pour faire sa cuisine, parce qu'il n'a pas d'argent pour s'acheter une bouteille de gaz... Je ne peux pas dire comment ils mangent, il ne m'a jamais offert un repas. Quand je pense à ses beaux chênes, ils ont été brûlés tout verts, ça ne chauffe pas, il faut les faire sécher deux ans. Lui, il brûle tout ce qu'il trouve. Je crois que s'il arrive à vendre, huit jours après il sont partis. Il me disait qu'il voulait une maison plus petite.

Pour le toit aussi c'est triste. Trois, quatre ardoises sont parties. Il n'a pas réparé correctement et la charpente a pris l'eau. Voilà ! Les murs ont pris l'eau. Difficile de reprendre ça, il faudrait tout raser. C'est ce que je feraix si c'était à moi. Un jour, ça va s'écrouler, ce n'est pas de la négligence, c'est un problème financier. Il m'avait parlé de faire ces travaux. Mais bon, là, vous voyez l'échelle sur le toit, ça fait six mois qu'elle est là, il ne la rentrera pas.

Ils voulaient trouver le calme ici. Il a eu droit à son village, c'est vallonné, assez joli, Si on a fait un échange de terrain, c'est qu'il voulait un accès à la rivière, pour son propre plaisir. Là-dessus on s'est compris, malgré les petites choses qui me surprennent. Je ne sais pas ce qu'ils ont vécu en Angleterre, mais je crois qu'ils attendaient bceaucoup du système social français. Il a 53 ans, sa femme 60 ans, ils voulaient une meilleure retraite.

Elle: Ils ont été déçus quand ils ont vu qu'il n'y avait pas de meubles dans la

maison, ils croyaient que c'était compris dans le prix de vente. Au début ils nous disait "You are rich". Deux ans plus tard : "Good life but hard life".

On déracine les gens comme ça, et apparemment ils ne veulent pas s'insérer. On les déracine à cause de l'argent. En Afrique, c'est pareil, les gens ont trop misé sur l'argent. L'argent fait tout dans ce monde. Et à cause de

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l'argent, ils renient tout, ils renient leur identité, ils renient ce qu'ils sont. Ils feraient mieux de rester où ils sont, de se battre vraiment pour leur pays, leurs racines. Et là je pense que l'on pourrait construire quelque chose de bien. Parce que les gens déracinés comme ça, il ne faut pas me faire croire qu'il ne reste rien de leurs racines. Regardez les Bretons de Paris, quandils veulent revenir chez eux, pour la plupart ils reviennent.

Rien n'est juste. Il y a des gens que l'on pourrait aider qui resteront toujours dans les problèmes. Ils n'ont pas les moyens de gérer correctement leur vie. Il faut vivre des vies simples. Il y a des gens qui vont partout et qui ne voient rien, sinon ce qui les arrange. S'is ne s'insèrent pas plus qu'ils ne le font, ils ne seront jamais heureux, ils ne pourrront pas s'épanouir.

Ce qu'il y a de bien pour moi, c'est de ne pas avoir de ruines devant chez moi. Je n'aurais j amais cru que quelqu'un aurait acheté ça. On ne peut rien attendre d'eux ça j'en suis sûre. Ils sont là aujourd'hui, ils ne seront pas là demain.

Notre société ne sera plus la même, ce n'est pas nous qui décidons, on décide pour nous le chemin à suivre. Les Américains mèneront le monde, ils veulent casser l'Europe. A mon avis, ils l'ont déjà cassée.

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Annexe 4

A propos de Vomereuz

Homme, 88 ans, Ste Anne Pont Calleck, ancien garde forestier de la forêt de Font Calleck47 :

« Il est perdu » se dit « Hi nec'h so kalet » : il ne connaît plus son chemin. « En koaet » , ou « en kouaït » : il s'est oublié, laissé aller, il a décroché. Cela peut arriver à tout le monde, on s'égare dans un moment de la vie, un passage, il y a des hauts et des bas. Le trou ! Vomereuz, ça, c'est autre chose , c'est « on va et on ne sait même plus où on va » : s'oublier, être dans le noir, et avant que ça reprenne, il y a un trou, on s'oublie un certain temps. On marcherait comme cela jusque très loin. Combien de fois j'ai trouvé des gens dans la nature. Ça arrivait beaucoup à nos ancêtres. Ils n'avaient pas les mêmes soucis mais ils avaient des préoccupations. En pensant, comme ça, ils s'en allaient, ils marchaient jusqu'à ne plus savoir où ils étaient. Ça arrivait particulièrement aux dames. Je les trouvais dans la forêt, dans la nature, elles faisaient "Ohooh Oh!" et je trouvais quelqu'un en difficulté. J'allais les voir et je les remettais sur la bonne voie. Et dès que je leur disais où elles étaient, elles me disaient qu'elles sauraient rentrer seules. C'était fréquent dans le temps. Préoccupé, on s'en allait et on ne savait plus où on était, et on restait accroupi comme ça sans bouger. Je les trouvais dans la forêt? Elles perdaient le contact d'elles-mêmes. C'est s'oublier. En marchant. Ils allaient au Faouët au lieu de Kernascleden. Ça arrivait d'un seul coup. S'ils ne trouvaient personne, ils restaient perdus dans un coin. C'était l'ancien temps, désormais les gens sont devenus tellement remuants, ça n'arrive plus. Autrefois, on se suivait suivant l'ancien mod koh.

Ils allaient à contre chemin, leur mémoire était passée un cran dans les soucis. Ça devait tourner le cerveau. On les cherchait parfois, on les retrouvait assis au bord du chemin. Quelquefois ils faisaient "Ohooh Oh!", quelquefois ils étaient silencieux. C'était fréquent même après la guerre. Ça s'est arrêté il y a trente ou quarante ans. Je n'en entends plus parler. Je n'ai plus eu l'occasion d'en voir. Les gens sont plus motivés aujourd'hui, ils ne sont plus aussi abandonnés que c'était de ce temps là. Les gens sortent. On va dans toutes les directions. Ça fait qu'on est arrivé moins sensible à ces machins-là. Les vieux on discute, on voyage. Il y a toujours un éveil dans tous les coins. Moi-même j'ai formé une association de retraités.

Ça arrivait au temps chaud, au printemps, par beau temps. L'hiver les gens hésitaient à sortir, on les aurait retrouvés gelés. Une des dernières dans ces coins-là de la forêt, je la connaissais, une de Quenquis Cleden, en Kernascleden, une Madame Nicolas. Elle était allée voir une cousine de l'autre

47. Entretien réalisé par Ivan Régina, vacataire sur cette étude.

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côté de la forêt. Elle a cherché un raccourci, et puis elle a perdu le vimochen, ces chemins de traverse qui conduisaient à un marché, à un pont, une église, un pardon. Je passe par là. Je la recolle. Elle me dit : "J'étais pas perdue". Mais c'hwi oien chet c'hxvi on chen. Elle savait plus où elle allait. Elle m'a reconnu. Mais elle était kolet pas vomeurez.

Toul du, le trou noir, c'était dur pour nos anciens, ils prenaient les choses du bon côté, mais il n'y avait pas d'attractions. Aujourd'hui, on est bouleversé, on devient au niveau des bêtes.

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Les migrants de retour. La patrimonialisation du monde rural italien entre continuité et

rupture

Adelina MIRANDA

SO

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Introduction

Après un siècle d'émigration internationale, aujourd'hui le monde rural italien est relié par de longues chaînes migratoires à de grandes villes internationales ; et ces liens sont loin de se relâcher. Pour l'Italie, émigration et changement du monde rural continuent à constituer un binôme difficile à dissocier, dans lequel les migrants de retour occupent une place privilégiée.

Devenus souvent étrangers à ce monde qu'ils ont quitté ou dans lequel ils ne sont pas nés, les migrants de retour se retrouvent dans des campagnes qu'ils ont contribué à modifier de par leurs parcours. Agents d'innovation et de conservation en même temps, permettraient-ils la construction d'une nouvelle ruralité sans frontières, structurée par la mobilité ?

La vallée de Comino nous permettra d'analyser ce phénomène. Son histoire locale a été marquée par des flux migratoires séculaires qui ont pris fin au cours des années 70 quand la plupart des migrants a choisi de s'installer définitivement à l'étranger en adoptant le pays natal comme lieu des vacances [Miranda 1992] et organisant leur vie à travers une sorte de « pendularisme » [Miranda 1996]. Parallèlement, une fois clos le mouvement migratoire massif, sont apparues de nouvelles formes de retour, qui ont intéressé particulièrement les migrants européens.

Qui sont-ils et pourquoi ont-ils choisi de rentrer au pays natal ? Qu'est-ce qu'ils préservent et qu'est-ce qu'ils changent dans ces campagnes ? Ces questions nous permettrons de parcourir les récents changements du monde rural italien.

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Les campagnes italiennes

La coexistence des multiples formes de pactes agricoles (allant du métayage à la pure et simple exploitation du travail des ouvriers agricoles) [Candeloro G. 1986], la diversification des techniques de production et la différente relation ville/campagne1 ont créé de fortes disparités régionales dans le monde agricole italien. Cet héritage historique a traversé les siècles et actuellement - au-delà des micro-systèmes régionaux de la Sardaigne et de la Sicile - nous pouvons distinguer trois grandes aires rurales italiennes.

L'agriculture de la vallée du Pô, grâce au regroupement des terres et à la création de coopératives, a été rationalisée et modernisée. Par contre, à partir des années 60, la famille métayère de la « Terza Italia » a diversifié les apports de ses membres ; les femmes et les personnes âgées sont restées aux champs et les hommes actifs sont partis à la ville, où ils ont appris un nouveau métier qui à leur retour a permis la création de petites entreprises. Cette particulière forme d'industrialisation - rendue possible par la reconversion des capacités du groupe domestique [Bagnasco A. 1972] et une forte intégration de ville et de la campagne [Paci M. 1982] - a notamment revitalisé les centres situés tout au long de la côte adriatique, de Mestre à Taranto, et le long du tracé de YAutostrada del Sole, de Latina à Salerno. Les zones bien reliées aux moyens de transport ont été dynamisées, tandis que la plupart des régions du Sud, où l'agriculture reste un secteur marginal, ont été exclues de cette reprise économique.

Les diversités des campagnes italiennes se traduisent en trois typologies agricoles. Le nord du pays - notamment les régions de la Vénitie, de l'Emilie et de la Lombardie - avec un secteur primaire fort et dynamique ; l'Italie du centre où l'agriculture est devenue complémentaire de l'industrie, c'est-à-dire qu'il existe une forte interaction entre activités agricoles et une « industrialisation diffuse » ; la troisième typologie caractérise le Mezzogiorno, dont est absente toute vitalité [Fabiani G. 1990].

Néanmoins, au cours des années, nous avons assisté à un processus commun: la perte progressive de l'importance du secteur primaire. La réduction des bénéfices liés à cette activité est significative : actuellement 46% des producteurs gagnent à peine 5 millions de lires ; 24% entre 5 et 20 millions de lires et seulement 11% ont un revenu de plus de 20 millions de lires* [Martinelli F. 1990]. L'évolution démographique rend compte de cette grande transformation. Au recensement du 1951, les Italiens vivant dans les communes rurales étaient 27.310.121, c'est-à-dire 57,48% de la population ; en 1971, la croissance de la population italienne (6.621.010

1 Le processus d'urbanisation n'a pas été le même dans tout le pays. En I ta l i e du centre et du nord, on a assisté à l'édification de petits centres urbains et à la dispersion des habitants dans les campagnes, favorisée par le métayage. Au sud du pays, les paysans se sont regroupés dans de gros bourgs et le latifundium et la transhumance ont dominé le secteur agricole. L'agriculture dans le centre-nord fournissait les marchés citadins, tandis que dans le Sud du pays elle était basée sur l'exportation du blé et de la laine, commerce exercé surtout par des marchands de Florence, de Pise, de Gêne et de la Catalogne. 2. I l faut soulignerque la petite propriété est plus répandue dans les régions de la Ligurie, du Piémont, de la Campanie, des Abruzzes et du Mollse ; la grande propriété dans les réglons de la Toscane, du Latium, de l'Ombrie, de la Basilicate, de la Calabre et les Pouilles ; les autres régions présentent situations mélangées [Martinelli F. • i99o]

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habitants) s'est concentrée entièrement dans les communes urbaines, notamment dans les chefs-lieux des départements.

Parallèlement, le taux d'occupation dans le secteur primaire a baissé. De 1871 à 1901, l'occupation agricole est passée de 8,7 millions (57%) à 9,7 millions (59%) de la population active ; entre 1902 et 1921, elle s'est stabilisée autour de 10,3 millions (55,7% de la population active). Après la seconde guerre mondiale, il s'est produit une rapide diminution 4 en 1951, les actifs en agriculture étaient 42,3% de la population active ; en 1961,54% de la population rurale travaillait dans l'industrie et dans le tertiaire.

Dans ce processus, les années 70 ont marqué un changement décisif ; entre le recensement de 1971 et celui de 1981, 67% de l'augmentation de la population s'est concentrée dans les communes rurales, tendance onfirmée en 1991 (+ 1.219.482 habitants) [Istituto di sociología rurale 1994]. On a donc commencé à parler d'« exode urbain » : les Italiens, comme d'autres européens, se réfugieraient-ils vers la campagne, à la recherche des valeurs paysannes perdues et de la tranquillité champêtre ? [Barberis C.1981]

En effet, cette inversion de tendance est liée à la baisse de la natalité et à la fin de flux migratoires. Pendant les années 80, des zones marginales du Centre-Nord3 - comme la vallée de Comino - ont connu un solde migratoire positif et ont commencé à se repeupler grâce aux jeunes citadins qui ont choisi de faire l'aller-retour entre leur lieu d'habitation et leur lieu de travail et grâce aux émigrés qui sont rentrés au lieu d'origine [Battaglini N. 1994). Toutefois, cette croissance démographique cache un nouveau sens attribué à la ruralité : les personnes qui rentrent à la campagne ou qui n'émigrent plus vers la ville ne recherchent pas à préserver le monde agricole traditionnel, mais un niveau et des modes des vie assez proches du modèle urbain.

La situation actuelle apparaît tellement changée que l'Istituto di sociología rurale [1994] a récemment souligné la nécessité d'une révision des catégories utilisées lors des recensements4

qui classent les communes selon une idée de la ruralité dépassée: analphabètes ou presque, vivant dans une maison sans confort et dans un lieu peu peuplé, les ruraux n'auraient pas accès au même niveau de vie des citadins.

Les chercheurs, rompant avec la traditionnelle identification entre agriculture et campagne, ont donné une nouvelle définition de la ruralité, basée sur le pourcentage de la superficie de terrain qui n'est ni habitée ni cultivée, la densité de la population intervenant comme second critère5. Ds soulignent que le monde rural désormais doit « être considéré par le chercheur selon la perception commune : un milieu naturel spécifique, différent du milieu urbain, destiné à l'agriculture et aux bois,

3 . Par contre, les communes rurales du Sud enregistrent un solde négatif de 150.000 unités. Dans les campagnes du Sud, où l'on naît plus que dans les autres régions italiennes, l'on continue à émigrer. 4 A partir de 1951. les communes italiennes ont été classées en urbaines, de type urbain, semi-urbaines, semi-rurales, de type rurales et rurales. Les indicateurs utilisés étaient : population résidant au centre de la commune, nombre d'actifs en agriculture, nombre d'employés dans le secteur tertiaire, individus ayant leur brevet d'études du premier cycle, nombre d'habitations équipées d'eau potable et de toi let tes. 5 Dans tous les cas, les communes de plus de 70-000 habitants étaient classées comme urbaines et les communes avec moins de 1.000 habitants comme rurales.

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un paysage dominé par la végétation, un espace où le rapport avec la nature est possible » (Istituto sociología rurale 1994)*.

e . C'est ainsi que pour ces sociologues 25.075.997 d'italiens (soit 44.2% delà population) vivraient dans des communes rurales et 31.702-054 dans des communes urbaines. 4.890 communes italiennes, comptant une moyenne de 2.613 habitants, ont été classées comme étant fortement rurales : 87,25% de leur superficie est constituée de champs et de bois. Selon ce critère, I a plupart des communesde I a vallée de Comino entrent dans cette catégorie « rurallsslme »

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Migrations et retours des campagnes italiennes en Europe

Que l'émigration joue encore aujourd'hui un rôle important dans l'histoire italienne ne doit pas étonner. D ne faut pas oublier qu'entre 1861 (date de l'Unité du pays) et 1971 (date à laquelle on a commencé à enregistrer le solde migratoire positif) plus de 27 millions d'Italiens ont à un moment ou un autre quitté officiellement le pays7. Ce phénomène a été caractérisé par l'origine rurale des migrants1 et la prédominance d'une destination européenne.

Les mouvements de la population italienne ont eu toutes les caractéristiques d'un «exode rural», liés aux crises agraires9. L'émigration a historiquement représenté une fuite des paysans des zones où les résidus féodaux étaient les plus forts [Serení E. 1980] et a puisé ses forces d'abord chez les agriculteurs, puis chez les ouvriers agricoles et à la fin chez les maçons, les ouvriers et les artisans [Sori E. 1979 ; Ascoli U. 1979].

Le départ de ces masses paysannes a permis à une partie de la campagne italienne de survivre. Pendant des décennies, les envois d'argent des migrants ont été la principale ressource économique pour les femmes, les enfants et les vieillards qui restaient. L'émigration a été le moyen d'intégration d'une économie pauvre et marginale, à la limite de la subsistance, dans une économie internationale, un « mécanisme séculaire de transformation des agriculteurs en quelque chose de professionnellement différent » [Sori 1979:34].

L'histoire séculaire de rémigration italienne s'est conclue vers les années 70, quand le solde migratoire italien a commencé à devenir positif10. Comme l'analyse Reyneri E. [1979], la crise économique de 1973 a eu des effets sur les politiques migratoires en bloquant la rotation des migrants qui se sont stabilisés au lieu d'arrivée, notamment en Europe. La durée moyenne du séjour à l'étranger a augmenté et ceux qui rentrés définitivement - parce qu'ils avaient échoué ou parce que le cycle migratoire était clos - n'ont pas été relayés ; les retours temporaires se sont transformés en définitifs.

Au cours de cette décennie, les régions italiennes se sont vues confier la gestion du problème du retour des migrants et de lois spéciales ont été votées pour soutenir les Italiens de retour

1. Pour donner se rendre compte de l ' in tensi té du phénomène, i l s u f f i t de rappeler qu'en 1901 l'Italie comptait 33 millions d'habitants. B . A ses débuts, le phénomène migratoire a notamment concerné les régions du nord de l ' I t a l i e (Piémont, Lombardie, Ligurie et Véni t ie) qui émigraient de préférence vers les pays européens, tandis que les régions du Sud se dirigeaient vers les pays américains. Entre 1876 et -|889, sur 543.984 I t a l i ens qui sont par t is à l 'étranger 411-004 se sont dirigés vers un pays d'Europe. Après l a seconde guerre mondiale, I I y a eu une méridionalisation des f lux e t entre les années 50 et les années 6o, plus de 8o% des migrants sont part is depuis les régions du Sud en direction des pays d'Europe. Entre 1946 e t 1976, 5.109.860 I t a l i ens émigrent vers un pays européen tandis que 2.337.220 se rendent dans un pays extra-européen. La conjoncture économique positive de certains pays européens, I a création du CEE en 1957, les accords bilatéraux de l ' I t a l i e avec la Belgique e t l a France ont sûrement joué un rôle dans l 'or ientat ion des migrants.

* . 75% des I t a l i ens qui ont émigré à la f i n du siècle dernier provenaient du monde agricole et notamment des régions les plus pauvres et arriérées. 1 0 . Le taux migratoire passe de 7,2 pour mil le au recensement de 1961 , à 3 pour mi l le en 1971, tendance confirmée en 1974. Pour le cas de la France, l e solde migratoire était déjà devenu positif depuis 1968.

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(remboursement des frais de voyage, pour le déménagement, etc.). Les autorités ont alors souligné la difficulté d'établir une typologie de l'émigré : retraités, personnes rentrant après une période de chômage ou pour des motifs affectifs, mais également des migrants qui, parvenus à une stabilité économique au pays d'émigration, créent de nouvelles activités au pays d'origine.

Pendant les années 80, la tendance migratoire est définitivement confirmée : l'Italie enregistre un nombre de retours supérieur à celui de départs dans toutes les régions. L'attention de l'opinion publique et des politiques se déplace ; l'Italie se découvre pays d'immigration et il y a un détour dans les recherches. Comme le souligne Signorelli A. [1995], entre 1975 et 1990 peu d'études ont été menées sur les effets des grands mouvements de la population italienne au lieu d'arrivée et au lieu de départ. Et pourtant, en considérant l'émigration comme finie, on n'a pas saisi les nouveaux champs économiques, sociaux et culturels produits par les migrants contemporains.

En effet, solde positif ne signifie pas absence d'émigration. Par exemple, à la fin des années 60, on a assisté à une vague migratoire complètement différente des précédentes. Des jeunes, plus scolarisés et plus socialisés au monde urbain, sont partis vers l'étranger selon des modalités complètement différentes que leurs aïeux". D'ailleurs, pour se rendre compte de la place que l'émigration a continué à tenir dans la société italienne, il suffit de souligner l'importance des dépôts d'argent des migrants : entre 1978 et 1987 le total des « rimesse »" a été de trois mille milliards des lires par an" [Consiglio Nazionale dell'economia e del lavoro -1988].

Au cours de cette période, plus qu'à la fin du phénomène migratoire, nous avons donc assisté à sa réorganisation, concrétisée par le retour de certains et par la stabilisation définitive à l'étranger d'autres, qui ont en général changé leur place dans le système économique et social du lieu d'arrivée. Au cours des années 70, les sociologues et les économistes considéraient qu'au bout du chemin de la mobilité professionnelle des paysans émigrés, il n'y avait que la prolétarisation, au mieux, la spécialisation ouvrière. Or, l'évolution du phénomène a montré une forte complexité et le cas de la France est exemplaire.

A partir des années 70, les Italiens résidant en France se sont lancés dans la création de nombreuses petites et moyennes entreprises, notamment dans le secteur du bâtiment et de la restauration. Employés comme ouvriers non qualifiés à leur arrivée, ils ont appris sur le tas le travail et ensuite, grâce à un système de solidarités villageoises et familiales, ont commencé à créer leurs petites entreprises. Ce qui était apparu comme un « retard » socioculturel (la permanence des réseaux d'origine) s'est avéré fonctionnel dans la reconversion sociale et

11. La marque la plus évidente de ce changement a été l'accès au monde de I a consommation. L'on n'émigre plus pour épargner, mais pour consommer et cette nouvelle aptitude change complètement le rapport avec les autochtones, constituant une base de rencontre et donnant vie à des syncrétismes dont nous ignorons pour l'instant la complexité et les effets [Signorelli A. i99s] . 12. En i ta l ien , ce terme désigne les sommes d'argent, f ru i t de l'épargne, que les migrants envoient de l'étranger au pays d'origine, en direction notamment de leurs famille. 13. D'ailleurs, l'ampleur du phénomène a just i f ié des lois spéciales. En 1983 l 'Office du change italien a adopté des mesures pour l'exonération fiscale sur le taux des intérêts des devises des comptes ouverts par les Italiens non-résidents en Italie [Consiglio Nazionale dell'economia e del lavoro - 1988].

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économique de ces Italiens qui, pour la plupart, ont adopté la France comme lieu de l'installation définitive [Catani M. et Miranda A. 1986]".

Ces migrants en mobilité professionnelle ascendante ont produit et continuent de produire des effets aux lieux d'arrivée mais également aux lieux de départ, notamment à travers des formes d'investissement immobilier et foncier. Aux villages d'origine, l'édification d'une nouvelle maison - ou les travaux de réfection d'une vieille - et l'entretien du patrimoine immobilier au cours de l'année, ont déterminé de grands changements dans le marché local et ont permis l'émergence de nouveaux métiers, jusqu'alors méconnus ou mal intégrés à l'économie locale . Cette revitalisation des zones de départ marginales a rendu possible le retour de certains migrants car, comme le montre la symétrie des courbes, les départs et les retours sont liés - plus l'on part, plus l'on rentre - ; et ce lien est constant et historique [Consiglio nazionale deH'economia e del lavoro 1988].

Pour comprendre les formes actuelles du retour des migrants, il faut donc saisir l'évolution du rapport entretenu avec le départ, comme l'a bien mis en relief Piselli F. [1981] dans une étude sur Montenegro". Jusqu'aux années 70, l'émigration avait une fonction integrative: on émigrait pour que la société locale conserve son fonctionnement et le retour répondait à la même logique, c'était le signe que l'individu réintégrait l'ordre préexistant et persistant. Avec l'insertion de la communauté de Montenegro dans le circuit économique national et international, l'équilibre traditionnel est définitivement rompu. Les allers-retours des migrants ont entraîné la spéculation sur les terrains à bâtir et l'argent envoyé depuis l'étranger a fini par alimenter la consommation et l'importation de nouveaux biens.

Ce turn-cver que Piselli F. a identifié pour Montenegro est une caractéristique de l'émigration italienne et pose un problème statistique : les taux de départs officiels comptent celui qui émigré pour la première fois et celui qui émigré pour la énième fois. Le primo-migrant et le migrant qui continue à circuler à travers les nations et les continents ont la même place statistique.

Les recensements officiels rendent donc difficile la distinction entre retours définitifs et retours temporaires, retours à cause de la faillite du projet migratoire et retours qui accompagnent la réussite. En outre, les retours - comme les départs - s'insèrent souvent dans une logique familiale et ce simple indicateur ne rend pas compte de la complexité du choix. La circularité des hommes qui partaient seuls, rentraient au village pour ensuite repartir à nouveau s'expliquait par le cycle familial (mariage, assistance aux personnes âgées, naissance des enfants) outre que les motifs économiques.

14. Une étude réalisée à la f in des années 8o [Palidda i99o et 1992] souligne que presque 37.000 I ta l iens- dont lamoi t iéa gardé la nationalité d'origine -ont créé une entreprise en France où i I s représentent I a part I a plus importante d'artisans, de commerçants, de chefs d'entreprises d'origine étrangère. 1B. Maçons et artisans, mais également jardiniers, restaurateurs et assureurs ont ainsi f a i t leur apparition dans le monde rural . En outre, la transformation des espaces entourant la maison de potager en jardin a déterminé un marché de parasols, tables, chaises en plastique ou en bois. i e . I I s'agit d'une commune agricole calabraise qui en 1971 comptait 20.615 habitants et qui a été profondément transformée par l'émigration .

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Or, bien que cette forte mobilité ait toujours rendue difficile la possibilité d'établir le caractère et la valeur du retour des migrants, l'histoire de l'émigration a été analysée au travers de ce « mythe ». Nombreuses recherches ont souligné de quelle manière il a soutenu le séjour à l'étranger ; entretenu par le maintien des relations familiales et villageoises, le désir de rentrer au lieu d'origine aurait empêché l'élaboration d'une certaine « conscience de classe » nécessaire à l'intégration au lieu d'arrivée.

Au lieu de départ, on a souvent espéré que les migrants de retour deviennent des éléments dynamiques au niveau économique. L'arrivée de cette main-d'œuvre qualifiée aurait dû permettre l'innovation du tissu local et la reprise économique dans les zones marginales et pauvres. Par contre, la plupart des recherches des années 70 soulignaient que ce phénomène était dû à des motifs familiaux ou personnels - nostalgie ou santé - et qu'il n'était pas suivi d'une aptitude modernisante. Au pays d'origine, les femmes devenaient inactives et les hommes sortaient du marché du travail ou bien ils reprenaient la place dans le secteur qu'ils occupaient avant leur départ [Reyneri E. 1979]17.

L'entretien du « mythe » du retour était le produit d'un « retard culturel » ancré dans le passé qui ne rendait pas possible le changement local. L'émigration, vécue comme l'alternative à la précarité et au manque de travail, devenait la seule possibilité de faire fortune à travers une stratégie limitée dans ces objectifs. Le migrant épargnait au prix de durs sacrifices, réduisant sa consommation au pays d'émigration, pour édifier une maison au pays d'origine. L'habitation qui donne sécurité, indépendance et prestige était le projet principal de toute la famille migrante"

Toutefois, s'il est vrai que ces constructions n'ont pas modifié de manière décisive le monde rural, elles ont produit des effets durables sur le cadre social, agraire et géographique. Les investissements des migrants ont été un élan pour l'économie locale, ils ont rehaussé la valeur des terres agricoles, ont permis le renouvellement du patrimoine immobilier et ont parfois assuré une petite rente à ceux qui ont décidé de rentrer définitivement.

L'édification de la maison s'est révélée la première étape dans un processus qui est éclos à la fin des années 70, quand avec l'augmentation du niveau de vie et de la consommation dans le monde rural italien - en partie déterminée par les « rimesse » des Italiens résidant à l'étranger -les migrants de retour se sont transformés en agents actifs, capables de nouvelles activités économiques.

Mais comment identifier le profil du «migrant du retour» quand l'histoire familiale est souvent faite d'allers-retours et que les parcours personnels ont oscillé entre une, deux, voire plusieurs nations pendant des années ou des décennies ?

17 Comme le souligne Reyneri [1979] la mobilité professionnelle espérée ne se produisait pas car « le travail ouvrier mêmequaliflé ne constitue pas le principal projet des émigrés qui rentrent. Leur idéal est d'ouvrir un magasin, un café, une pompeà essence, c'est-à-dire, de se mettre à leur compte. Cela représente un choix pratiquement obligé puisque dans les régions d'exode plus déprimées au niveau économique les recettes journalières d'un bar ou d'un magasin constituent, parallèlement à un emploi public, la seule manière de se procurer un revenu sûr et régulier »[ib. : 220] . 1B. Les migrants italiens européens que Signorelli A. [1977] a analysé en 1977 étaient pour la plupart propriétaires de leur logement dans leur patrie (74,5% de l'échantillon), notamment en milieu rural dans le Sud.

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L'évolution récente du phénomène apporte une première réponse. Quand on parle de « migrant de retour » il s'agit surtout d'un Italien qui rentre d'un pays européen. L'émigration vers ces nations a représenté le trois quarts des expatriations et 94% des retours [Collectif 1975] : entre 1961 et 1976 sur 2.995.130 départs en Europe, l'on a décompté 2.405.820 retours. Ce turn-over a tissé un lien entre les campagnes italiennes et les principales villes européennes à la différence de ce qui s'est produit aux U.S.A." ou dans les villes italiennes".

L'émigration italienne à « rotation » a permis la constitution d'un champ européen, dans lequel les migrants - qu'ils soient de retour ou installés définitivement à l'étranger - ont été les principaux protagonistes d'une nouvelle manière de vivre cet espace supranational. Seule une lecture moins économiste permet de saisir la complexité du phénomène. La vallée de Comino en est un exemple.

1B. Entre 1946 et 1956 seulement 20% du total des émigrés aux U.S.A. sont rentrés en Italie. 20. Entre 1900 et i98o plus de 80 millions d'Italiens ont changé leur commune de résidence dans la péninsule même. Au cours des premières vingt années de ce siècle, le taux de la mobilité Interne a presque été égal à celui des expatriations à l'étranger [Barberis C. 1981]. Toutefois, ces migrations ont été caractérisées par une composition démographique différente que celle en direction d'autres nations et , surtout, cette mobilité s'est accompagnée d'un plus fort détachement du pays d'origine [Ascoli U. 1979].

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Une région aux limites perméables

La vallée de Comino21 se situe au sud de la région du Latium, entre Rome et Naples, à la limite des Abruzzes, du Molise et de la Campanie, autour du fleuve Melfa et de la rivière Mollarino.

Pour saisir l'organisation actuelle de cette région, il faut donner quelques repères historiques, car l'histoire locale a été fortement influencée par une présence ecclésiastique séculaire. Peuplée dans l'Antiquité par les Osques, les Volsques, les Etrusques et les Samnites, la zone est conquise par les Romains en 290 a.v. J.-C. Le processus de romanisation marque les débuts du peuplement et de l'urbanisation, comme en témoigne la construction d'un réseau de voies de communication (Sora-Arpino et Sora-Atina) qui relie encore aujourd'hui les villages entre eux.

A partir du V siècle, le christianisme se répand dans les campagnes. En 313, l'Edit de Constantine favorise la propagation des communautés chrétiennes et l'église romaine, instituée en véritable Etat, est de plus en plus prospère. Le Latium du sud devient la base principale du pouvoir temporel de la chrétienté et les petites villes d'Atina et de Sora jouent un rôle prépondérant dans ce processus.

Au milieu du VIT siècle, les moines bénédictins construisent l'abbaye de Montecassino qui déterminera l'organisation sociale et économique pendant des siècles. En 744, le duc de Benevento, Gisolfo II, dote le monastère de terres, constituant la "Terre de saint Benoît". Les vastes propriétés dispersées sur le territoire sont organisées sous forme de petits monastères, les caelîaes, dotés de leurs propres terres cultivées et d'un prieur soumis à l'autorité de l'abbé. Les paysans sont divisés en deux catégories : une minorité libre de quitter les terrains à la fin de la durée du contrat et une majorité de colons travaillant les terres des moines et leur reversant la septième partie de la récolte de blé, d'orge et de mil.

Pendant de longs siècles, la vallée est le théâtre des luttes entre les familles dominantes briguant le pouvoir sur les centres habités. Selon les époques, les villages ont été affectés à différents propriétaires et les terres ont été partagées entre la noblesse et le clergé. Au cours des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles, la plupart des bourgs surgissent sur les collines, organisés autour d'un centre habité, siège du propriétaire terrien.

Progressivement les pactes agricoles se diversifient L'examen du cadastre de Murât du début du XDC siècle, montre les premières traces d'une petite propriété paysanne à partir du XVIe

siècle. Il s'agissait d'artisans qui avaient acquis les terrains de l'abbaye de Montecassino et qui vivaient dans leurs fermes22. Toutefois, la logique féodale que l'on trouve dans tout le sud de l'Italie [Croce B. 1925] continue de structurer la plupart des rapports sociaux dans ces villages.

En 1799, les Français occupent Naples et en 1806 les lois napoléoniennes abolissent la propriété ecclésiastique. La vente des terrains appartenant à l'église est interrompue par la reprise temporaire du pouvoir par les Bourbons jusqu'à l'Unité de l'Italie, qui ne change pas la réalité 21. Les définitions de i a vallée sont nombreuses ; la plus répandue inclut quinze villages : Alvito, Atina, Belmonte Castello, Broccostella, Casalattico, Casalvieri, Fontechiari, Gallinaro, Picinlsco, Posta Fibreno, San Biagio Saracinesco, San Donato val di Comino, Settefrati , Vicalvi et V i l la Latina. C'est celle-ci que j ' a i décidé d'adopter car el le correspond également aux définitions pol it ico-administrât if s. 22. Ce processus est confirmé par les recherches de l'architecte Antonella Recchia.

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des paysans. La majorité des terres passe alors entre les mains de la bourgeoisie locale émergente - avocats, médecins, commerçants. Au début de notre siècle, 80 % des terres de la vallée de Comino appartiennent à des notables dont les intérêts économiques ne dépendent qu'en partie de la rente terrienne.

Tandis que dans la vallée du Pô l'agriculture se modernise, dans le Mezzogiorno les grands propriétaires exploitent les terres en rentiers [Del Monte A., Giannola A. 1978] et ils n'entreprennent aucun effort d'amélioration de la production. Dans la vallée de Comino, les seuls qui aient essayé de développer l'agriculture et l'industrie ont été les Visocchi, à Atina. A la fin du siècle dernier, Pasquale Visocchi ouvrit une usine de fabrication du papier, développa de nouvelles techniques de la culture des plantes et de l'irrigation des champs, introduit de nouvelles races de bovins et plantes des vignobles.

Mais, dans la plupart de cas, les notables louent leurs terres aux paysans et leurs rapports continuent d'être réglés par le droit coutumier qui remonte au Moyen Age*3. Le métayage se répand davantage et souvent le paysan, qui n'a aucune garantie écrite, doit partager la moitié de la récolte avec le propriétaire, tout en prenant en charge le travail des champs, les semences et les pertes de cheptel.

Après l'Unité de l'Italie, l'agriculture connaît une forte récession due à la crise du marché du blé. Dans des zones rurales pauvres comme la vallée de Comino, les effets sont particulièrement désastreux. L'émigration devient alors massive. Pour cette région l'exode n'est pas un fait nouveau ; déjà en 1541 les plus pauvres allaient en quête d'un travail saisonnier vers l'Etat pontifical, et en 1764, moitié de la population avait émigré. Ainsi, l'économie de cette vallée s'inscrit depuis plusieurs siècles dans des circuits économiques nationaux et internationaux, et les contacts socio-culturels avec l'extérieur font partie de son histoire.

Toutefois, à partir de 1880, l'émigration change de nature et d'importance. Les flux jusqu'alors dirigés vers les régions limitrophes plus fertiles se tournent vers des terres plus lointaines : l'Amérique du Nord (Settefrati et San Donato val di Comino), la France (Casalvieri et Gallinaro), l'Angleterre (Casalattico), la Belgique (Atina), le sud et le nord de l'Amérique.

Le fascisme essaye sans succès d'endiguer les flux migratoires. Les émigrés utilisent les renseignements provenant des chaînes familiales et villageoises désormais solidement installées en Europe et aux États-Unis ; ils détournent la loi sachant qu'à l'étranger quelqu'un peut les aider. A la fin de la seconde guerre mondiale, l'exode est favorisé par le gouvernement italien ; il ne s'arrêtera qu'au cours des années 70.

L'émergence d'une identité de la vallée

Comme le démontre l'histoire locale, définir les limites de cette région n'est pas tâche facile : elle a bâti son identité sur la perméabilité des frontières constamment remaniées au cours des siècles. Dans le passé, les villages qui constituent actuellement la vallée de Comino n'ont jamais été réunis sous l'autorité d'un seul seigneur et ils ont changé de princes, de ducs ou de barons

23. D'ailleurs, ce n'est qu'en i960, p a r l a l o i n e i o i 4 d u - | 6 septembre que I e système des prestations à la journées est supprimé.

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sous l'effet des alliances24. Et pourtant, malgré cette histoire particulière, on assiste aujourd'hui à l'émergence d'une identité élargie. La construction de ce sentiment d'appartenance est le produit d'une volonté politico-administrative qui s'est greffée sur une longue histoire migratoire et son évolution récente.

En 1926, les communes de la vallée de Comino sont réunies pour la première fois avec la création du département de Frosinone. Dans la recherche d'un équilibre économique, elles sont intégrées à la région du Latium. A partir de cette époque la définition de la vallée commence à être utilisée. Au début du siècle, la dénomination était géographique et incluait six villages25

correspondant au bassin du fleuve Melfa. En 1955, quatorze communes*4 sont regroupées par le Consiglio délia valle (Conseil de la vallée) qui avait comme finalité la constitution d'une unité politico-administrative afin de favoriser le développement du secteur primaire.

En 1971, cette institution est transformée en Comunità Montana17. Les territoires montagneux inclus dans ces institutions bénéficient d'aides de l'Etat et des régions pour développer l'agriculture et l'élevage". Des villages, qui ont connu des conflits séculaires pour le contrôle des zones les plus fertiles, sont ainsi réunis dans un même projet de développement économique

Au cours des années 70, le secteur primaire connaît un déclin définitif. Malgré les interventions d'assainissement, l'oeuvre de reboisement, la construction de rues et de canalisations pour l'irrigation, les conditions d'exploitation du sol ne s'améliorent pas. Entre 1961 et 1991 la population se stabilise [tableau 1] mais le nombre d'employés dans le secteur primaire diminue de manière drastique [tableau 2].

Tableau 1. Nombre d'habitants par commune

Alvito 1961 4.127

1971 3.086

1981 3.113

1991 3.151

24. Par exemple, du XIVe siècle au XVIIIe siècle, Fontechiari, Casalattico et Ca sal vie ri ont été annexés à Soraet Arpiño, le reste de la zone étant intégré au comté d'Alvito. Les premiers dépendaient de Rome et les seconds de Naples. 25. Atina, Casalvieri, Gallinaro, Picinisco, San Donato val di Comino, Settefrati . 28 . Alvito, Atina, Belmonte Castello, Casalattico, Casalvieri, Fontechiari, Gallinaro, Picinisco, Posta Fibreno, San Biagio Saracinesco, San Donato val d i Comino, Settefrati, Vicalvi, Villa Latina. 27. La XIVe Comunità Montana comprend : Alvito, Acquafondata, Atina, Belmonte Castello, Campoli Appennlno, Casalvieri, Casalattico, Fontechiari, Gallinaro, Péseosolido, Picinisco, Posta Fibreno, San Biagio Saracinesco, San Donato val d I Comino, Settefrati, Vallerotonda, Vicalvi, Villatina, Viticuso.

28. La lo i 991 du 25 Juillet 1952, modifiée en i9s7, définit les Comunità Montane d'une manière différente de celle de PISTAT dans ses statistiques. Cette définition intègre les conditions physiques (8rj % du terr i toire doivent être au-dessus de 600 mètres) et les conditions de vie (revenu et conditions économiques) aux formes de productions particulières pour la constitution de zones montagneuses dans un territoire géographiquement unitaire et homogène sous l'aspect hydrogéologique, économique et social. Avec les modifications de 1971 ont été incluses également des portions de commune.

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Atina Belmonte Castello Broccostella Casalattico Casal vieri Fontechiari Gallinaro Picinisco Posta Fibreno S. Biagio Saracinisco S. Donato Val Di Comino Settefrati Vicalvi Villa Latina

5.018 847

1.911 660

4.242 1.721 1.632 2.157 1.476 1.083 3.256 1.397 866

1.444

4.406 715

1.691 547

3.120 1.150 1.023 1.255 1.267 542

2.498 998 601

1.165

4.730 750

1.974 567

2.929 1.211 1.054 1.288 1.393 478

2.408 880 738

1.317

4.692 781

2.369 720

3.216 1.287 1.159 1.261 1.365 438

2.316 874 766

1.354 Source : ISTAT, 1991

Tableau 2. Population active dans le secteur primaire

1991 | Alvito Atina Belmonte Castello Broccostella Casalattico Casai vieri Fontechiari Gallinaro Picinisco Posta Fibreno S. Biagio Saracinisco S. Donato Val Di Comino Settefrati Vicalvi Villa Latina

1.221 1.816 256 998 252

1.011 453 427 388 455 167 806 312 287 491

Source : ISTAT, 1991 La superficie cultivée se réduit, comme le nombre d'exploitations agricoles ; dirigées par des personnes âgées ou dont le revenu ne dépend pas du travail des champs ; la plupart ont une superficie inférieure à cinq hectares et seulement cinq une superficie supérieure à cent hectares [tableau 3].

Tableau 3. Nombre d'exploitations agricoles et hectares cultives

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Alvito Atina Belmonte Castello Broccostella Casalattico Casal vieri Fontechiari Gallinaro Picinisco Posta Fibreno S. Biagio Saracinisco S. Donato Val Di Comino Settefrati Vicalvi Villa Latina

- 5 hectares

518 480 95 370 104 485 200 213 167 335 102 467 214 128 304

5-10 hectares

120 56 18 12 28 50 36 49 20 14 5

40 38 7 21

10-100 hectares

38 22 2 8 6 9 19 9 5 0 9 17 17 2 11

+ 100 hectares

3 2 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0

Source : ISTAT1991

Au cours de années 80, la Comunita Montana dresse un bilan : seuls 30 % du territoire, une zone située autour du Melfa et du Mollarino, permet une culture du blé et du maïs rentable. Toutefois, cet organisme dégage une donnée importante : les communes sont propriétaires de 90% de la superficie de ces montagnes qui peuvent atteindre jusqu'à 2.242 mètres d'altitude [tableau 4].

Tableau 4 Superficie des commune, altitude et densité de la population

Alvito Atina Belmonte Castello Broccostella Casalattico Casai vieri Fontechiari Gallinaro Picinisco Posta Fibreno S. Biagio Saracinisco S. Donato Val Di Comino Settefrati Vicalvi

Superficie en Km2 52,03 29,80 14,23 11,95 28,33 27,15 1 6 3 17,63 62,00 9,10

31,06 35,74 50,55 8,22

Altitude en mètre

340/1876 308/1365 115/1243 287/570 209/1466 285/696 285/624 325/617

300/2242 288/987 650/2075 370/2007 387/2061 310/987

Densité Hab/Km2

61 157 55

201 25 118 79 66 20 150 14 65 17 93

6*

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Villa Latina 17,01 400/1168 80 Zl Source : ISTAT1991

Cette constatation a permis de changer les projets politiques et la vocation touristique est avancée comme la seule solution possible aux problèmes locaux. Encore embryonnaire à Atina et Picinisco en 1965, le tourisme a été favorisé depuis les années 70 et, pendant les années 80, trois communes (Settefrati, San Donato val di Comino et Picinisco) font maintenant partie du Parc national des Abruzzes. Cette nouvelle utilisation de ces terres est marquée par l'émergence d'un parc immobilier destiné aux vacances [tableau 5].

Dans la vallée de Comino, la plupart des maisons ont été édifiées entre 1919 et 1986 ; l'argent des migrants a permis la constitution d'un parc immobilier auparavant destiné au retour, ensuite aux vacances. Entre 1961 et 1991 le nombre de maisons qui ne sont pas habitées se multiplie d'une manière exponentielle, S. Donato val di Comino - dont le nombre de maisons destinées aux vacances est passé de 123 à 728 - est emblématique d'une situation très répandue.

Tableau 5 Nombre d'habitations non occupées

Alvito Atina Belmonte Castello Broccostella Casalattico Casai vieri Fontechiari Gallinaro Picinisco Posta Fibreno S. Biagio Saracinisco S. Donato Val Di Comino Settefrati Vicalvi Villa Latina

1961 310 . 218 32 14 83

224 151 153 257 68 53 123 159 76 102

1971 392 282 83 78 177 339 164 196 274 37 158 259 163 100 132

1981 432 429 74 87 145 868 233 293 306 96

213 434 203 165 141

1991 713 706 98 139 216 706 249 302 792 303 209 728 205 250 157

Source : ISTAT, 1991

Alors que les communes ont souvent connu des relations conflictuelles, une identité élargie est crée par la Comunità Montana et VAzienda autónoma del turismo e del soggiorno della valle di Comino. Désormais, le syndicat d'initiatives propose chaque année un guide des manifestations, des festivals (du cinéma, du théâtre, du folklore et du jazz), des compétitions (de cyclisme et de hand-ball), des réunions pour les émigrés. Cette institution est à la base d'une nouvelle image de l'espace local rural qui est en train de se répandre, comme le montre la littérature locale produite par de nombreux enseignants, employés, médecins et prêtres. L'histoire et le

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mysticisme religieux - thèmes recourant dans ces livres - donnent sens à la beauté des lieux où la villégiature trouverait son paradis2*.

Les érudits locaux écrivent comme si ces villages avaient toujours été unis par une histoire commune centrée autour d'Atina30 ; on assiste à l'invention d'une tradition qui donne forme et couleur à la « civilité paysanne », disparue ou en voie de disparition. On organise des prix de littérature et de poésie dialectale, on recherche quel grand écrivain romain a décrit cette vallée. Bref, Ton donne un sens nouveau à une terre qui a toujours tenu une place marginale dans l'histoire et l'économie nationales. Cette région, exclue du processus de reprise économique industrielle dont a bénéficié une partie du département de Frosinone", se découvre de plus en plus une vocation touristique autour de laquelle une nouvelle identité se construit par rapport au monde extérieur.

Cette appropriation de la définition de la vallée de Comino de la part de ses habitants reflète le processus d'élargissement de l'identité villageoise et un changement économique important qui a rompu le traditionnel rapport de la paysannerie locale à la terre comme moyen de production.

Les migrants et leurs pratiques ont fortement contribué à développer ce regard. Aujourd'hui, cet espace rural est devenu lieu des vacances pour ceux qui, devenus citadins à travers des périples migratoires parfois remontant au XIXe siècle, vivent désormais une sorte de pendularisme entre la société d'origine et le pays d'accueil. La vie de ces communes est rythmée par leurs allers-retours ; dépeuplés pendant l'hiver, les bourgs et les hameaux de la vallée de Comino « se remplissent » l'été avec le retour des migrants dont le patrimoine immobilier a changé le visage de ces terres montagneuses [Miranda A. 1996]. Ceux qui sont rentrés vivre définitivement aux villages contribuent à ce processus en entretenant et en valorisant leur ancrage généalogique.

2 . Voici comment on décri t cette vallée : e l l e * a l'orgueil d'être qualifiée très agréable dans / * • Italia lllustrata ' de Flavio Blondi, qui peut être considérée comme le premier guide de notre Péninsule* ; e l l e est • un très grand amphithéâtre formé par un solennel rideau de montagnes, au pied desquelles sont disposés les centres habités comme une guirlande de balcons qui surplobent la plaine fertile. Personne ne peut oublier les panoramas de Vicalvl, d'AlvIto, de Costa Rosole, de Rocca Altiera et Montatticco, ni les couchers de soleil de Settefratl, Gallinaro, Piclnisco, ni l'air courroucé du mont Cavallo » [ lacobell i M. P. - 1971] . 3 0 . Cette pet i te v i l l e , qui compte 4.692 habitants, est devenue l i eu de rencontre avec ses cafés, ses centres commerciaux et ses magasins ; e l l e est également le siège des services médicaux et hospitaliers plus importants. En outre, y ont l i eu les manifestations culturel les les plus importantes de l a vallée : le festival de jazz, le festival du folklore, le concours hippique. 3 1 . Ce développement a Intéressé notammenttout au long de l 'axe Rieti-Frosinone grâce aux aides de la Cassa del Mezzogiorno [D i Cario P . , G r i l l o t t i M. G. e t Moretti M. 1983].

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Les migrants de retour

Comme j'ai déjà souligné, à partir des années 70, nous assistons à une évolution des modalités des migrations et de la durée du séjour à l'étranger, déterminées par la modification du marché international et des politiques restrictives qui ont suivi le choc pétrolier. Les migrants - limités dans leurs possibles allers-retours - se retrouvent ainsi à un carrefour : rentrer définitivement au village ou rester définitivement à l'étranger.

Au moment de ce choix, plusieurs facteurs interviennent et notamment les changements des lieux d'origine. Dans la vallée de Comino, l'ouverture de l'usine Fiat à Cassino, l'expansion du travail dans les services et la création de nombreuses petites entreprises - notamment dans la maçonnerie pour répondre à la demande de ceux qui choisissent de s'établir définitivement à l'étranger et d'édifier une maison au village - changent la perception de l'avenir de ceux qui rentrent ou n'émigrent plus.

Rester ou rentrer au village devient alors une alternative possible à l'émigration car ce choix n'implique pas nécessairement de continuer à être attaché au travail des champs. Au contraire, lorsqu'on a le choix entre être ouvrier dans une usine à l'étranger ou au village, l'on opte souvent pour la seconde solution, surtout quand on est déjà propriétaire d'une maison ou quand la famille est toujours restée au pays. Ceux qui continuent à partir espèrent plutôt pouvoir changer leur statut de salarié car la représentation du migrant italien comme entrepreneur est de plus en plus se répandue, étayée par la réussite de certains villageois en Ecosse et en Irlande dans les fish and àûps, en France dans le bâtiment et en Belgique dans la vente des glaces.

Les analyses qui suivent permettent de saisir de quelle manière les choix personnels de rentrer définitivement au lieu d'origine a été une alternative à celui de s'installer définitivement à l'étranger et de quelle manière les deux solutions participent d'une même évolution du phénomène migratoire.

Pour saisir cette articulation, nous suivrons les parcours biographiques de ceux qui sont rentrés et nous les mettrons en relation avec les changements du contexte local rural.

• Le retour des ouvriers

Le retour de migrants ouvriers a été souvent considéré comme l'expression d'une recherche du passé, marquée par le manque d'innovation et d'initiatives. L'analyse suivante nous permet de voir de quelle manière les personnes qui n'ont pas amené de capitaux au lieu d'origine ont participé aux changements locaux, liés à une nouvelle manière de vivre l'espace étranger et de l'englober dans la vie quotidienne villageoise.

M. Vacca

M. Vacca, né en 1931 à Casalvieri, est le cadet de quatre garçons ; son père était propriétaire de quelques hectares de terre et d'une maison. En 1952, M. Vacca se marie et décide d'émigrer vers la région parisienne. A la base de cette décision il y a la connaissance du marché de travail international grâce à la circulation des informations à travers les réseaux de párentele et des villageois. Les liens entre la France et le village d'origine sont tellement forts que dans l'entreprise, où il est embauché grâce à son frère, il rencontre le jour même un villageois.

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"Quand je suis arrivé en France, j'avais 21 ans. Et j'ai rencontré un vieux, un chef d'équipe qui était originaire d'ici. Je suis arrivé sur le chantier, je ne connaissais pas la langue et il me dit :«Tu es italien ? » J'ai dit : « Oui, je suis italien ». « Et tu es d'où ? » J'ai dit : « De Rome ». « Moi aussi, mais pas vraiment de Rome-Rome, de Frosinone », m'a dit-il Et moi : « Moi aussi ». « Moi de Sera », dit l'autre. « Moi aussi »,j'ai dit. « Mais alors comment s'appelle ton village ? » « Casalvieri ! » « Mais moi aussi » - dit-il - « mais pas Casalvieri-centre, c'est le hameau deC.» « Mais moi aussi », j'ai hurlé. Et alors à la place de me faire faire le manoeuvre, il m'a fait faire le ferrailleur et la paie était le double. Il m'a dit : « Commence par ça, ensuite si tu n'es pas con, j'y pense moi ». J'ai tout de suite appris et un an après c'était moi qui commandais. "

En 1953 naît la première fille de M. Vacca, en 1955 deux jumeaux, dont l'un meurt à trois mois et l'autre reste handicapé. La naissance des enfants enrichit son projet migratoire : le séjour à l'étranger devient pour lui la manière de leur assurer un avenir meilleur. M. Vacca envoie régulièrement l'argent gagné au pays pour entretenir sa famille et réduit ses dépenses.

"Quand je suis arrivé en France j'ai essayé d'épargner de toutes les manières. J'allais à pied de Porte d'Italie à Villejuif [région parisienne], pour épargner les tickets. De ces temps-là, la lire était en parité avec le franc. "

Cette logique du sacrifice et de l'épargne est le prolongement de l'idéologie paysanne et c'est la même que son épouse. Mme Vacca, comme toutes les femmes restées au village, gère l'argent envoyé par son époux et continue à travailler aux champs, tout en s'occupant des enfants et de son beau-père âgé (la belle-mère est morte en 1950) avec qui elle vit dans l'habitation familiale, construite en pierre et en bois, par le grand-père de M. Vacca.

L'épargne est utilisée pour la modification de cette habitation traditionnelle. En 1960, la maison commence à être modifiée grâce à l'argent étranger : l'étable est transformée en garage ; au premier étage on crée une cuisine avec la salle à manger ; le grenier est transformé en chambres à coucher. A la mort de son père, M. Vacca hérite l'habitation avec ces frères et il en rachète les parts. En effet, le reste de la fratrie est désormais complètement installé à l'étranger et M. Vacca est le seul à hésiter à franchir ce pas à cause du handicap de son fils.

En 1970, M. Vacca rentre définitivement au village : la « nostalgie » est forte. Il s'en rend compte lorsque son cousin - avec qui il partageait une chambre dans la banlieue parisienne - se marie et emmène son épouse en France, comme c'est désormais la coutume. M. Vacca réalise alors que sa vie de «célibataire» n'est plus possible. La séparation de la famille devient insupportable ; désormais, elle doit être réglée, le migrant doit choisir avec sa famille entre le retour ou l'installation.

Au village, M. Vacca continue de travailler comme maçon dans une entreprise gérée par un cousin. Les migrants installés définitivement à l'étranger font construire des maison et créent ainsi une demande qui dynamise le marché du travail local, permettant la création d'une vingtaine d'entreprises de maçonnerie. Cela favorisera le retour des migrants dont la décision était encore ouverte.

Dans la dispersion familiale déterminée par les forts flux migratoires, ce retour de M. Vacca n'a pas causé de ruptures avec le monde de l'émigration. En effet, son fils handicapé - qui travaille

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dans une banque de Frosinone - vit encore au village dans la maison paternelle2 ; par contre, en 1974 sa fille se marie avec un Casalvierano et ils émigrent au Canada, où ils vivent actuellement avec leurs deux garçons. L'émigration continue de marquer le destin de M. Vacca, de ses descendants et de ses collatéraux et ils maintient ces relations à travers des appels téléphoniques hebdomadaires, des voyages fréquents et des récits qui rappellent les personnes.

"Notre tête tourne de par le monde. Un soir on parle de celui-là, une autre soir d'un autre et puis d'un autre encore. On pense à ce qu'ils sont en train défaire. Est-ce qu'Us sont en train de manger ou de regarder la télévision ou est-ce que ma fille est en train de préparer la table. Parce que nous sommes allés chez elle l'année dernière à Noël et nous, le jour de Noël, on se rappelait comment elle faisait son Noël, l'arbre, les cadeaux. Parfois on parle de Paris. Moi, j'y ai fait une partie de ma vie ! Et la vie est en train de passer de cette manière. D'un côté, ce n'est pas beau, parce que la famille n'est jamais réunie, on est toujours dans la pensée. Quand c'est un jour de fête, tu ne sais même pas où tu dois penser. Tu penses à l'un, à l'autre, on se téléphone, qui d'un côté qui de l'autre. Tu ne sais même pas s'il faut penser à la France ou ailleurs, à la fin on oublie de penser à ici. "

Depuis 1990, M. Vacca est à la retraite, constituée par son travail en France et en Italie, et il continue à élever quelques animaux et à travailler les champs pour l'autoconsommation familiale. Mais, surtout il a un rôle fondamental dans la gestion du patrimoine local.

"En famille on avait partagé les biens et je les ai rachetés. Puis, il y avait une tante qui est morte et j'ai hérité de ses biens comme ceux de ma marraine. Je me suis occupé d'elle et elle m'a laissé ses propriétés. "

Après son retour, il avait été chargé de suivre les travaux pour la construction d'une grande villa où sa belle-soeur passe ses vacances avec ses enfants. Avec le temps, M. Vacca s'est transformé en gardien de biens de ses neveux et de tous les parents qui continuent à garder un rapport avec le village et il administre leur patrimoine : il paie leur téléphone, leur électricité et leurs impôts locaux ; il gère leurs livrets d'épargne à la banque sur lesquels il est cosignataire ; il fait rouler périodiquement leurs voitures ; il s'occupe de leurs jardins. Selon les saisons et leur date d'arrivée, il ouvre leurs maisons et sa femme les nettoie.

La gestion des résidences secondaires de ceux qui vivent à l'étranger s'organise autour de la famille. C'est le lien de parenté qui l'autorise : celui qui reste s'occupe des maisons parce qu'elles appartiennent à la famille.

"Moi, c'est comme si j'étais leur père. Ce queje dis pour eux, c'est sacré, ils respectent ce queje dis, ils m'ont toujours respecté comme si j'étais leur père. C 'est moi qui administre tout. Moi, je paie tout, tout ; même l'argent qu'ils ont à la banque, c'est moi qui le représente. Moi, je leur ai dit : je ne fais pas la comptabilité. J'ai quatre enveloppes, quand je paie, j'y mets les reçus. Quand l'argent liquide est terminé, je vais à la banque, je prends de l'argent et je le remets dans l'enveloppe. Mais eux ne veulent pas savoir, ils ne regardent même pas. 1b ne veulent pas savoir. J'aurais pu voler des millions, mais ils me respectent comme un père et moi je gère tout comme si c'était à moi. "

32 . Après son mariage avec une f i l l e du pays, le f i l s de M. V. occupe une chambre au premier étage de la maison où se trouvent également deux petites chambres pour ses deux fi I l es . Aujourd'hui, i ls envisagent la construction d'une nouvelle maison qui ne répond plus à une logique de nécessité comme autrefois, mais au plaisir d'avoir une maison plus grande, comme les migrants.

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Ses neveux ont confié la gestion de leur patrimoine immobilier à M. Vacca et il tient une sorte de comptabilité très élémentaire, basée sur la confiance. Il est conscient que sa mort laissera une place vide.

"Quand je ne serai plus là ? Il faut qu'ils trouvent quelqu'un d'autre, mais moi je pense qu'ils ne le trouveront pas. Pour moi, leur maison, c'est comme si c'était ma maison. "

* Le retour des entrepreneurs

Comme le montre le parcours de M. Vacca, le retour des migrants s'accompagnent d'une dilatation spatio-temporelle. Celle-ci est aujourd'hui de plus en plus visible et elle touche également les investissements économiques : les migrants désormais placent leur argent au village comme à l'étranger selon la même logique de profit.

Le rapport chronologique entre les trois histoires qui suivent permettra de saisir cette évolution.

M. Ruiti

M. Ruiti, né en 1940 à Casalattico, est fils d'un petit propriétaire terrien qui, après avoir essayé de partir pour les Etas-Unis, avait émigré d'abord au Venezuela et ensuite en France. M. Ruiti suit cette tradition familiale et il émigré en 1954 - à l'époque il a à peine 14 ans - pour la première fois en Irlande ; ensuite, il rentre au village pour partir en France en 1956, où il apprend le métier de maçon.

En 1966, il se marie avec une jeune femme, née en Irlande des parents originaires de son village. Il part alors en Irlande où il ouvre un fish and chips avec l'aide et le savoir-faire de la belle-famille. Il acquiert ensuite un restaurant au centre de Belfast, qu'il appelle « Montmartre », en souvenir de Paris. Mais le climat politique de l'île se détériore.

"C'était une période terrible, j'ai même eu la vitre du magasin cassée. On avait peur. Les Italiens étaient mal vus par les protestants. Ib nous considéraient comme des catholiques et pour ça contre eux. Mais nous on était neutres. "

La peur grandit et pour assurer un avenir sans guerre et sans sang à ses enfants il décide de venir vivre en Italie. En 1973, il rentre à Rome où il gère des immeubles appartenant à un oncle qui y avait investi l'argent de ses années d'émigration ; en 1974, il arrive au pays où il crée une entreprise de maçonnerie. Puis, il ouvre un restaurant avec un villageois émigré pendant très longtemps en France et permet à sa fille d'abord d'investir dans un magasin de vêtements et ensuite d'ouvrir une école de langue anglaise. Ces initiatives ont été rendues possibles par la circulation d'argent à travers la France, l'Irlande et l'Italie.

Mais, avec le retour, la mobilité n'est pas oubliée. Les parcours personnels et familiaux insèrent M. Ruiti dans un horizon européen. En effet, il est le seul de sa famille à être rentré définitivement au village ; tous ses frères vivent en France, la belle-famille en Irlande et ses enfants - tous nés en Irlande - vivent en Italie, mais possèdent la nationalité britannique.

M. Ruiti - qui parle couramment l'anglais, le français outre que l'italien - garde ses relations avec la France et l'Irlande, enrichies par les liens affectifs qu'il continue à entretenir à travers de fréquents voyages. L'émigration lui a permis la construction d'une une identité européenne.

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"Moi, je suis rentré parce que j'avais vraiment peur, mais, moi, avec ma mobilité personnelle, je pouvais rester en Angleterre ou en France, je n'ai pas souffert comme émigré. J'ai été toujours italien, bien sûr, mais je me sens européen. L'Europe c'est une très bonne chose quand on a fait l'émigré comme je l'ai fait moi."

M. Giglia

M. Giglia naît à Atina en 1953. Son père, ouvrier agricole analphabète, émigré en Belgique en 1957 où son épouse et son fils le rejoignent en 1958. Le parcours scolaire de M. Giglia n'est pas brillant : il redouble plusieurs fois la même classe et finit pour abandonner l'école. A l'âge de quatorze ans, il commence à vendre des glaces avec son père, qui a toujours travaillé pour un villageois. En 1970, M. Giglia est déjà à son compte.

En 1973, il rentre au village et se marie avec une fille connue pendant les vacances. Ce mariage endogamique enrichit son parcours professionnel ; en compagnie de sa jeune épouse, il gère l'entreprise selon une logique familiale. Aux mois d'été, M. Giglia va chercher les jeunes de son village qu'il héberge chez lui, tandis que sa femme s'occupe de leurs repas et leur Unge sale.

Cette connotation paternaliste ne doit pas cacher la rude réalité de ce travail. En Belgique, et notamment à Bruxelles, la vente des glaces est réglée par la municipalité qui lance des appels d'offres. Pendant l'hiver, il y a un marché qui se tient régulièrement à la mairie au cours duquel la possibilité de vendre dans certaines rues et certains quartiers va au plus offrant. Derrière ce marché officiel, se livre une lutte sans, merci entre les glaciers car les gains d'une année dépendent de cette attribution.

"Il y a des batailles entre les glaciers. Moi, je n'ai jamais eu de problèmes, mais c'était un métier très dur parce que quand il y avait des bons endroits et au moment de l'appel d'offre on venait même te brûler les voitures. "

Malgré toute cette violence, M. Giglia arrive à se faire une place et il construit un «petit empire » : avant d'arrêter son activité, une vingtaine de jeunes vendent les glaces pour lui, au centre de Bruxelles. Toutefois, il ne déclare pas tous ses bénéfices aux trésor public et ses fréquentations lui permettent d'occulter certains recettes.

"Moi, j'ai des amis italiens qui jouent aux courses de chevaux et quand j'avais besoin d'argent, disons blanchi, ils me disaient quand Us gagnaient et tout était régulier. En effet, ils gagnaient, ils m'appelaient et j'allais chercher leur coupon. Moi, j'allais à l'agence et je disais qui c'était moi qui avait gagné. Quand je sortais, je donnais un pourboire à celui qui m'avait passé le coupon. "

Avec l'argent gagné et déclaré en Belgique il achète plusieurs appartements à Bruxelles et avec les gains non déclarés il investit dans l'immobilier à Cassino, édifie une très grande villa dans son village d'origine et achète un grand terrain.

"A l'époque en Belgique on ne pouvait pas investir, le fisc m'aurait massacré, tout devait être déclaré. Moi, l'argent je l'ai amené ici et j'ai fait des investissements, maisons, terrains, etc. "

En 1990, il rentre définitivement au village, après avoir vendu son fond de commerce au plus offrant des glaciers italiens de Bruxelles. Il affirme que l'état de santé de son épouse nécessitait de ce changement de climat ; en effet, il doit essayer de sauver son « petit empire » car il commence à être inspecté par le fisc belge. En 1992, il est soumis à un contrôle fiscal de la part

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de la Belgique en Italie : on vérifie tous ces comptes personnels, la gestion de son activité et ses acquisitions en Belgique et en Italie.

Le cas de M. Giglia illustre la complexité de la catégorie de l'entrepreneur émigré de retour et permet de comprendre la place que le lieu d'origine a eue et continue à avoir dans un processus d'accumulation des capitaux, pas toujours déclarés au lieu d'émigration.

Depuis qu'il est rentré, M. Giglia vit d'une rente qu'il a réussi à construire entre le village et Bruxelles, où il est toujours propriétaire de quelques appartements. Par ailleurs, son attachement à cette ville et notamment au quartier où il a passé son enfance, est encore aujourd'hui très vif. M. Giglia - comme d'autres qui sont rentrés au village d'origine après avoir passé leur enfance à l'étranger - ne se sent pas intégré à la société locale dans laquelle il n'a pas grandi. Il parle italien, français, arabe et anglais, et s'identifie à de grands personnages d'origine italienne, par exemple Yves Montand ou Coluche33.

"Now, je n 'aime pas vivre ici, je connais des personnes, je les fréquente, mais je n 'ai pas grandi avec eux, donc, on ne se comprend pas. Le fait le plus grave est queje me sens perdu, désormais je me sens perdu ici - en Italie -et là-en Belgique. C'est comme un grand prix de Formule 1 et les voitures partent ; c'est comme si moi je m'étais arrêté au quatrième tour parce que ma voiture s'est cassée. Je suis hors circuit*. "

Les époux Martelli

Les parcours des époux Martelli sont .significatifs, à travers leurs histoires familiales et personnelles, de l'évolution récente du rôle des entrepreneurs dans la société locale d'origine.

M. Martelli est né en 1936 dans la région parisienne où ses parents avaient émigré aux cours des années vingt. Son père, né à Casalattico en 1898, avait été gendarme et, lors d'un séjour dans un village de la région de la Campanie, il avait rencontré et épousé la fille unique d'un couple de petits propriétaires terriens. Ne possédant rien, il décide d'aller chercher fortune à l'étranger.

En 1942, son père part au front et M. Martelli rentre au village avec sa mère et ses frères ; mais il ne trouve aucun travail stable dans une économie agricole de plus en plus précaire et dévastée par la guerre. En 1955, il décide d'émigrer en Irlande s'appuyant sur une longue tradition villageoise qui, depuis la fin du siècle dernier, relie Casalattico à cette île à travers le travail des fish and chips.

Quand il part, sa future femme est déjà installée en Irlande depuis deux ans. En effet, Mme Martelli - née à Casalattico en 1937 - est la fille de petits propriétaires terriens, qui n'ont jamais émigré et l'ont contrainte à le faire pour l'éloigner de M. Martelli à qui elle s'était liée contre leur volonté. Elle arrive à Dublin en compagnie d'une villageoise qu'elle ne connaissait même pas et s'installe comme domestique chez une tante éloignée qui gérait un fish and chips*. Dans

33. Coluche descend de la famille Colucci de Casalvieri, un village voisin de celui de M. Giglia. C'est la première chose qu' i l m'a dite au début de notre entretien. 34. Cette phrase a été prononcée en français au cours de l'entretien. 35. Le parcours de MmeMartelli s'insère dans une circulation très courante des femmes entre le village et les lieux d'émigration. Les migrants installés à l'étranger faisaient souvent appel aux jeunes célibataires du pays pour le travai l de la maison (garder les enfants, nettoyer la maison et les magasins).

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un premier temps, la jeune fille reste à la maison et, seulement quand elle apprend un peu d'anglais, elle commence à travailler dans \efish and chips, à la préparation et ensuite à la vente des produits.

M. Martelli arrive en Irlande grâce à l'aide d'un villageois. Celui-ci lui prête l'argent nécessaire pour le voyage et lui procure un travail chez un autre villageois, gérant d'un fish and chips. Mais les conditions de travail sont pénibles.

"C'était une espèce d'esclavage. Par exemple, si tu quittais un patron parce qu'il ne te payait pas lien, tu pouvais être sûr que personne ne te reprenais travailler. De plus, si tu étais pas mal en Italie, ils te traitaient mieux, mais si tu étais mal, ils en profitaient un peu plus, parce qu'on se disait : celui-ci où peut-il aller? Et effectivement tu ne pouvais pas partir, ça a été mon cas. "

En effet, M. Martelli se trouve lié par sa dette au patron qui, chaque semaine, prélève une somme sur son salaire pour le remboursement Toutefois, les choses commencent à s'améliorer et, avant le mariage, sa femme va travailler comme domestique chez le consul italien en Irlande, qui leur offre même la fête de mariage. A la naissance de son fils aîné, la vieille patronne de l'épouse propose une augmentation de salaire à Mme Martelli et la possibilité de louer un petit appartement à un prix modique. En échange, M. Martelli doit gérer le magasin que la vieille dame ouvre à sa fille.

Après avoir fait ses calculs, le couple décide d'accepter l'offre, mais des conflits familiaux entre mère et fille éclatent et \efish and chips est fermé. En 1963, M. Martelli se retrouve au chômage. Il décide alors de vendre sa motocyclette pour pouvoir payer le billet pour lui et sa famille, et rentrer au pays.

"Alors j'ai dit à ma femme : ça süßt, on s'en va en Italie ; je vends ma moto et on part, je te laisse chez ta mère et moi je vais en Trance. Oui, je voulais aller en Trance, j'avais étudié toutes les possibilités, je m'étais dit qu'avec l'excuse d'un pèlerinage à Lourdes et avec mon passeport pour aller en Irlande, j'aurais pu passer les frontières sans problèmes, j'avais pris la décision et alors, un matin, je suis allé au marché de poissons pour vendre ma moto. Parce qu'il y avait un marché où il y avait tous les Italiens qui allaient pour acheter les poissons pour le fish and chips. "

Toutefois, l'insertion de M. Martelli dans le réseau villageois en Irlande est faite et, quand il se rend au marché pour vendre sa moto, il trouve l'aide nécessaire pour rester. Grâce aux conseils d'un villageois et cousin par alliance, il utilise le peu d'argent qu'il avait épargné pour acheter un petit magasin.

Ainsi, M. Martelli peut exploiter le savoir faire qu'il a acquis depuis son arrivée. La vente des fish and chips - un quasi monopole italien - fait désormais partie de la culture irlandaise. Le travail en soi n'est pas difficile : il s'agit de nettoyer les poissons et les pommes de terre, de les frire et ensuite de les vendre. Toutefois, les horaires sont longs - souvent de 10 heures du matin jusqu'à 2 ou 3 heure de la nuit - et les capacités commerciales indispensables.

Dans le cas de Casalattico, le départ des femmes a été fac i l i té car l 'act ivité des fish and chips nécessitait certaines tâches (préparer et cuire les pommes de terre et les poissons, nettoyer les locaux et les machines) qui sont considérées comme typiquement féminines.

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Les poissons s'achètent aux enchères et seul l'oeil exercé du commerçant peut juger la qualité de la marchandise et imposer le prix. En outre, c'est un métier qui demande une adaptation constante. Quand M. Martelli acheté son premier magasin, le bar appartenait à une vieille irlandaise qui utilisait encore un poêle à charbon ; il achète à crédit de nouvelles machines et avec l'aide d'un cousin remet le local à neuf.

En 1962, le couple Martelli achète un deuxième magasin et donne en gestion le premier à son frère que M. Martelli a fait venir d'Italie. En 1967, M. Martelli décide de rentrer en Italie, il donne la gestion de son fish and chips à deux filles qui s'étaient rendues en Irlande pour « aider » sa femme à tenir la maison et à la vente. Il passe deux ans au pays et puis retourne en Irlande pour assurer l'avenir de ses dix enfants.

Avec ce deuxième départ, son projet s'élargit et petit à petit il accumule un gros capital. A partir des années 70, il modernise la vente des fish and chips en ajoutant les hamburgers, les frites, les poulets, etc. Aujourd'hui, M. Martelli est propriétaire d'une dizaine de fish and chips et, dernièrement, il a aidé l'un de ses fils à ouvrir un restaurant italien. Cette mobilité ascendante a été possible grâce à l'aide précieuse de sa femme et de ses enfants et à la forte insertion de M. Martelli dans le réseau villageois irlandais8*.

Le parcours socioprofessionnel de M. Martelli est un exemple classique de réussite liée à l'émigration, mais si l'on analyse les formes et les modalités d'investissement entre le village et Dublin, on note une évolution progressive du rapport dyadique retour définitive au pays -installation définitive à l'étranger.

M. Martelli, après son premier départ, rentre en Italie en 1961 pour les vacances et ensuite en 1966, afin de signer le contrat pour édifier une nouvelle maison sur le terrain hérité par son épouse de la part des parents. La construction, confiée à une entreprise d'une ville voisine car à l'époque dans les villages de la vallée de Comino les entreprises étaient rares, est achevée en 1967.

"Je voulais expérimenter le retour, parce queje n'avais jamais possédé quelque chose, terres, maison, rien. J'ai trop souffert, pour moi, c'était aussi montrer mon histoire, le fait que ma femme se trouvait en Irlande parce que ses parents ne voulaient pas qu'elle me mark parce que j'étais peut-être le plus pauvre du village. "

Avec son retour, M. Martelli veut montrer sa réussite et il espère pouvoir vivre avec un peu de terre et de l'élevage de quelques bêtes. Mais les choses se révèlent difficiles et il est obligé de partir une nouvelle fois en Irlande. Lors de son second retour en Irlande, il concentre ses efforts dans l'acquisition des baux et des magasins de fish and chips. En 1988, il décide à l'âge de quarante-huit ans, de rentrer au pays pour assurer une bonne scolarisation à ces trois derniers enfants. En même temps, deux de ses aînés le suivent et édifient deux villas identiques sur un terrain qu'ils ont acquis à côté de la maison paternelle. Ds se lancent dans une activité commerciale, mais les résultats ne sont pas jugés satisfaisants et ils repartent en Irlande. Entre­temps, M. Martelli achète d'autres terrains et d'autres maisons dans des villages voisins.

38. Par exemple, son f i l s aîné a épousé la f i l l e du gérant d'un café où les Italiens se réunissaient après ta vente des poissons au marché et sa deuxième fille s'est mariée avec le frère de sa belle-fille.

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Aujourd'hui, même les autres enfants - tous nés en Irlande - sont repartis à Dublin après leurs études. Mme Martelli s'occupe de sa mère très âgée et M. Martelli fait l'aller-retour entre Dublin et le pays d'origine. Avec le temps, l'attachement au pays est toujours fort, mais il a changé de forme. M. Martelli a en effet continué à investir également en Irlande où, par exemple, il a dernièrement acheté un appartement à la mer, pour ses vacances dans l'île.

La première phase d'émigration de M. Martelli a été marquée par la nostalgie, c'est-à-dire par une sorte de désir de garder le rapport avec le pays et de montrer sa réussite, concrétisé avec l'édification d'une nouvelle maison. Ensuite, cette relation a changé : le calcul économique et rationnel s'est imposé.

"En Italie je trouve que les gains ne sont -pas •proportionnels aux investissements. Moi, par expérience, je sais qu 'en Irlande il y a une différence. "

• Les retours des jeunes

Au cours des années 70, d'autres formes de migration ont fait leur apparition dans la vallée de Comino. En effet, les jeunes continuent - comme leurs aïeux - à explorer les possibilités offertes sur le marché du travail international. Et ceci en s'appuyant sur les réseaux migratoires traditionnels.

Certains vont à l'étranger pour éviter le service militaire37. Dans ce cas, le départ est une stratégie limitée dans le temps, insérée dans une conception du monde extrêmement mobile ; ils peuvent compter sur des amis ou sur des parents établis à l'étranger, entrepreneurs ou qui connaissent quelques entrepreneurs qui peuvent les embaucher pour une période limitée. Le séjour est alors une sorte de parenthèse dans le cycle de vie, en attendant le retour définitif au village. D'autres jeunes, vont travailler à l'étranger pour des périodes plus ou moins longues. Nombreux sont ceux qui passent en Belgique une ou plusieurs saisons pour vendre des glaces ou en Irlande pour travailler dans un fish and chips.

Ces migrations, qui s'insèrent dans une longue tradition d'allers-retours, ne sont plus marquées par la logique de l'épargne. Ces jeunes travaillent, vont en discothèques et voyagent ; à la fin de leurs séjour, certains s'établissent à l'étranger et d'autres rentrent. Pour ceux-ci, la période passée à l'étranger - même si elle a été limitée dans le temps - structure l'histoire personnelle, la conscience des autres modes de vie et de la qualité de vie dont bénéficient les villageois vivant à l'étranger.

A l'intérieur de ce mouvement, une place particulière est occupée par les jeunes qui sont rentrés au village, faisant suite à la décision des parents. Enfants ou adolescents, ils sont nés à l'étranger et presque toujours ils ont gardé cette nationalité. Souvent, ils ont subi le choix des parents et ils ont dû adapter leur vie à cette décision qu'ils n'ont pas prise et que personnellement ils ne voulaient pas prendre. Et, bien qu'ils parlent de retour, pour eux il s'agit de la découverte du lieu d'origine des parents, jusqu'alors connu à travers les récits et au cours des vacances familiales plus ou moins régulières du mois d'août. Ces jeunes ont une place spécifique dans le cadre local car ils deviennent des agents innovateurs qui, bien qu'ils ne constituent pas un groupe d'appartenance spécifique, uni par le même parcours, ont

37. L'Etat i ta l ien permet à ses citoyens résidant à l'étranger d'être exemptés du service militaire.

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individuellement structuré leur biographie entre l'intégration au lieu d'origine des parents et les souvenirs des lieux de l'enfance, à l'étranger.

Les histoires suivantes permettent de rendre compte des innovations dont les jeunes sont porteurs.

Mlle Iacoponi

Mlle Iacoponi est née à Casalattico en 1958. Fille d'un petit cultivateur qui n'a jamais émigré, en 1973 elle part à Dublin en avion en compagnie d'un oncle paternel, propriétaire d'un fish and chips.

"Moi, je sids partie parce queje ne voulais pas continuer les études, alors j'ai préféré aller en Irlande. Moi, je suis la seule à ne pas avoir étudié dans ma famille. "

Le choix de Mlle Iacoponi met en évidence une nouvelle logique migratoire qui s'est affirmée au cours des années 70 : elle est la seule de sa famille à ne pas avoir étudié et elle est la seule à avoir émigré. Le départ à l'étranger est vécu comme une alternative à la possibilité de continuer des études, au contraire de sa fratrie. Sa sœur aînée est enseignante à l'école primaire de Frosinone, où elle est mariée, sans enfants ; un frère, employé à la mairie de Casalattico, est marié et père de deux enfants ; un autre frère travaille dans un hôpital du nord de l'Italie.

Comme la plupart de jeunes nés après le boom économique italien, ils ont désormais la possibilité d'étudier et d'accéder à un travail dans la fonction publique. Mais dans ces villages, structurés par une longue tradition migratoire, l'éventualité de suivre les villageois vivant à l'étranger est également prise en compte. Ces zones rurales marginales sont ouvertures sur d'autres marchés nationaux et le mythe du monde étranger a tellement structuré les histoires locales et familiales que les parcours personnels en portent toujours les traces.

"Moi, je suis allée en Irlande très jeune, je voulais voir, j'entendais les personnes qui étaient parties en Irlande, en France et je pensais : va savoir comment c 'est là-bas, combien de jours il faut pour y arriver. "

De 1973 à 1992, elle vit chez son oncle et elle travaille dans son magasin, déclarée comme ouvrière. Elle a toujours été en compagnie d'autres filles irlandaises et, comme Mlle Iacoponi le reconnaît, à son arrivée l'émigration traditionnelle était finie. Le mythe du sacrifice commençait à faire partie du passé, un passé récent, mais désormais révolu.

"Quand je suis arrivée en Irlande, les autres Italiens avaient déjà fait des progrès, on ne devait plus faire de sacrifices. Moi j'ai travaillé toujours avec des filles irlandaises, elles étaient gentilles. "

A travers le travail, elle tisse un monde de relations intenses avec le lieu d'arrivée : elle devient la marraine d'une bébé irlandais, fils d'une collègue. Cette intégration, facilitée par la religion catholique commune, n'arrive pas à se concrétiser jusqu'au mariage.

"Les hommes irlandais ont une autre mentalité, ils ne sont pas comme les hommes italiens. Il y avait des garçons avec qui je sortais, mais moi je pensais toujours : est-ce que mes parents l'accepteront ? Moi, je ne peux pas me présenter avec un mari irlandais chez eux! "

Le choix du conjoint est vécu comme un prolongement des relations familiales. Malgré l'éloignement, le pays et les parents continuent à être un « centre » structurant la continuité

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généalogique et culturelle. Ce lien avec le passé devient évident quand en 1992 Mlle Iacoponi rentre au village où sa mère, devenue presque aveugle, a besoin d'assistance. Aujourd'hui, elle ne travaille plus et vit d'une petite rente qu'elle a constituée pendant son séjour à l'étranger.

Et pourtant ce retour de Mlle Iacoponi, dicté par le respect de la tradition, nous permet de saisir le changement en acte dans ce monde rural. L'émigration n'est jamais décrite par elle comme problématique ou malheureuse ; toutefois, c'est comme si le retour avait permis de jenouer un lien entre le présent et le passé et de retrouver ses racines.

"Quand je suis rentrée, j'ai remis mes racines comme les plantes que tu mets dans un nouveau pot, pour moi, c 'est comme ça. "

Mlle Iacoponi, en se ressourçant à ses racines, est en train de transformer son histoire généalogique, comme le démontre une nouvelle appropriation de la maison et de la nature. Mlle Iacoponi habite la maison familiale dans un hameau qui compte à peine vingt-six personnes, lesquelles ont presque toutes connu l'émigration et dont l'âge moyen est de 70 ans. Cette habitation, héritage du grand-père paternel, a été modifiée par son père vers les années 70 et a progressivement perdu toutes ses fonctions agricoles. De la maison traditionnelle avec l'étable et la grande cheminée, ne reste aujourd'hui aucune trace. Seule pratique qui rappelle à Mlle Iacoponi ses origines: le jardinage. Elle a transformé le terrain devant la maison -autrefois cultivé - en jardin agréable avec des pots de fleurs, des chaises et des tables pour l'été et les belles journées.

Mme Rezza

Mme Rezza est née dans la région parisienne en 1954. Son père, propriétaire d'une entreprise de production de ballons de plage, exproprié à cause de la construction d'un hôpital, décide de rentrer au village avec deux de ses trois filles. Il a presque l'âge de la retraite et la possibilité de subvenir aux besoins de sa famille sans travailler.

Toutefois, ce passage se révèle difficile ; pour ces jeunes, il ne s'agit pas de « retourner » mais de recommencer leur vie. L'impact est négatif. Au cours des premiers hivers, les filles sont obligées de tenir compte de la réalité locale qu'elles avaient connu au cours des vacances en été.

"Le premier hiver a été difficile. Je ne connaissais personne et je regrettais les commodités que j'avais en France. ]e dois dire la vérité : ça a été très très difficile de s'habituer ici, au point qu'avec les années je détestais cet endroit. Ça ne me plaisait pas et je voulais rentrer en France. "

L'adaptation à une nouvelle école, à une nouvelle mentalité, à un nouveau monde demande du temps.

"Quand nous sommes rentrés, ma sœur a commencé l'école primaire ¡moi, j'avais fini le premier cycle de l'école supérieure. Pour le programme je n'ai pas eu de difficultés, mais pour la langue, oui. Après, en faisant des efforts et avec l'aide des professeurs privés, ça s'est bien passé. "

En effet, c'est seulement aujourd'hui, après son mariage avec un entrepreneur du pays que Mme Rezza peut affirmer s'être intégrée au contexte local.

Nés dans le monde urbain, socialisés à la consommation, aux sorties et aux vacances, les jeunes comme elles restent ancrés à ces valeurs qu'ils se représentent comme urbaines et modernes.

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Avec leurs retours, ils ne sont pas à la recherche du monde calme et tranquille de la campagne ni du passé de leurs parents. Leur enfance les amène à devenir des agents de changement et ils introduisent une nouvelle modalité de vivre l'espace rural d'origine des parents.

"Il y a des personnes qui voient ces villages comme arriérés. Mais ce n'est plus vrai. Ce n'est plus vrai. Ici, habitent de personnes aisées, qui gagnent de l'argent. Parce queje peux dire queje ne suis pas riche, mai queje suis bien ".

M. et Mme Rota

Nés dans la région parisienne, M. et Mme Rota se sont mariés en 1979. En 1984, l'époux se retrouve au chômage et ils décident alors de réaliser le rêve qui avait accompagné leur rencontre : vivre au village d'origine de leurs parents. L'espace rural apparaît - notamment à Mme Rota - un mode de vie plus humain, une protection contre la violence urbaine.

"J'en pouvais plus de la France, j'en pouvais plus. J'en pouvais plus de rester là-bas. Là-bas, j'ai peur, j'ai peur de sortir l'après-midi. J'ai peur, je ne sais pas, toute cette délinquance qu 'il y a là-bas, je ne sais pas. Je ne sais pas. J'ai peur là-bas. J'ai toujours eu peur, toujours, toujours, toujours, tout le temps. J'ai toujours eu peur là-bas, moil Depuis toute petite, j'ai toujours eu peur là-bas! Parce que bon, ça te fait peur de toute façon. J'ai vu trop de choses" [Mme Rota].

Mme Rota démissionne de son travail de responsable de vente dans un grand magasin et M. Rota essaye le passage du salariat au travail indépendant en ouvrant un garage au pays. Après la première période d'enthousiasme, les problèmes surgissent. Es accumulent les dettes, M. Rota est obligé de fermer le garage et ils vivent une période difficile : ils n'ont même pas l'argent pour acheter les couches aux deux petits enfants nés en Italie. Jusqu'au jour où la sœur de M. Rota - elle aussi rentrée avec son époux français et ses deux filles pour reprendre un café du village qui était en train de fermer - déçue de l'expérience, rentre à Paris et lui cède son activité.

Depuis, M. et Mme Rota essayent de payer leurs dettes avec une très grande difficulté à s'adapter à la mentalité locale, trop éloignée de celle à laquelle ils ont été socialisée. La réalité ne correspond pas au village d'été dont ils avaient rêvé.

"J'adore ici. C'est ce panorama. Moi, le matin d'hiver ah! quand j'y vais au bar le matin, même à 6 heures le matin, à 7 heures du matin, moi, rien que voir ce panorama, ça te fait quelque chose. Même si tu n 'as pas envie d'aller travailler. Moi, ici, c'est le panorama qui me plait énormément " [Mme Rota],

Le lieu d'origine des parents, élaboré comme un refuge par rapport à la ville, est naturalisé : s'identifie au panorama, à l'air pur, à la nature.

"Comment pourrais-je dire. Moi je vois ce village comme une image sur une photo, une photo très très jolie. Ici, il ne manque que la mer ici. C'est vrai, moi je vois ce village comme une carte postale, mais une belle carte postale" [M. Rota].

Avec le retour, M. et Mme Rota voulaient prolonger leur rapport avec le village sur le même mode que pendant les vacances et la déception a été grande.

"Je m'étais basé beaucoup sur les vacances et j'avais une idée fausse, dans le sens qu 'on $ 'attendait à tout autre chose! Quand tu viens ici en vacances, les gens, on dirait qu'ils sont là, près de toi, ils parlent avec

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toi. Mais une fois que tu vis ici, c'est plus pareil! Les gens ils ont rien a foutre de toi, enfin de compte" [M. Rota].

"Tu sais, on n'a pas un ami ici. On n'arrive pas à se faire un ami id. On n'a pas un ami. Je n'ai jamais invité quelqu'un à manger ici, un Italien à manger ici ! Jamais. On a essayé, mais c'est toujours par intérêt qu 'ils sont amis avec toi. Si tu ne leur rapporte rien, ils sont pas amis avec toi. Us se font pas ami. On n 'arrive pas à avoir des amis! " [Mme Rota]

Ce couple connaît des grandes difficultés à tisser des rapports sociaux locaux, us jugent l'interconnaissance trop forte, une sorte de contrôle de tous sur tous et un obstacle à la liberté individuelle. En effet, avec leur retour, ils ne recherchaient pas à devenir comme les autres habitants du village et ils gardent toujours un regard éloigné qui instaure une forte étrangeté.

Comme le dit l'époux :

"Au début, quand on est arrivés on connaissait pas la mentalité d'ici. Ici, tout le monde veut savoir ce qui se passe dans la maison des autres" [M. Rota].

Notamment, la femme se sent jugée pour son comportement réputé trop libre et pour le non-respect des formes des circuit d'entraide entre commerçants.

"Et puis il y aun truc ici : si moi je viens chez toi, toi, tu viens chez moi. Si toi, tu viens pas chez moi, je viens pas chez toi! Dans le commerce je te parle. Si moi je vais faire les courses chez toi, toi tu viens chez moi" [Mme Rota].

Mme Avino

Mme Avino est née en France en 1961. Après un turn-cver classique qui avait fait circuler ses grands-parents paternels entre diverses nations européennes, son père arrive en France à l'âge de quinze ans et il s'y établit définitivement. Après avoir travaillé chez un villageois, il crée une petite entreprise de production de ballons de plage. La mère de Mme Avino est arrivée en France à l'âge de trois ans et lorsque éclate la seconde guerre mondiale - contrairement à d'autres villageois - ses parents décident de rester en France. Cette volonté d'intégration est confirmée par la suite : la grand-mère maternelle de Mme Avino n'est jamais plus rentrée en Italie.

"Nous ne venions pas souvent parce que mon grand-père [paternel] venait en France très souvent. En effet, il passait toujours Noël avec nous en France et ensuite il allait en Amérique chez les autres enfants. Nous venions ici de temps à autre. "

Au cours d'un des rares retours en famille au village d'origine du père, elle fait la connaissance de son futur époux. Cette rencontre amoureuse de Mme Avino - qui à l'époque n'avait que de quinze ans - re-oriente toute la vie familiale. Elle poursuit ses études, obtient un CAP en compatibilité et ensuite elle commence à travailler comme comptable chez Citroën. Parallèlement, elle continue cette relation avec ce villageois pendant onze ans : à Noël, c'est le fiancé qui vient en région parisienne et, en été, c'est elle avec sa famille qui descend au village. En 1986, le jeune termine ses études en médecine et ils se marient, sans que sa mère ne manifeste une grande joie. Elle lui téléphone tous les mercredis et l'a assistée en occasion de ses deux accouchements ; toutefois, elle n'a pas encore élaboré ce retour.

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"Ma mère n'est pas contente que je sois rentrée ici Elle me dit toujours qu'elle ne comprend pas comment j'ai pu quitter la France. Bien sûr, elle vient me voir, mais pour elle ça a été très très difficile. "

Mme Avino s'est désormais établie au lieu d'origine de ses parents à travers un lent et progressif processus d'adaptation qui s'est conclu avec l'ouverture d'un magasin de fruits et légumes, après la naissance de ses deux enfants, et des années d'inactivité. Étant donné que son retour n'est pas le fruit d'un parcours de réussite classique des migrants, elle n'a pas d'argent à investir. Elle fait alors un leasing pour l'ouverture de son magasin.

"J'étais habituée à travailler, je ne pouvais pas rester à la maison toute une journée sans rien faire. Je voulais faire quelque chose à moi.»

Toutefois, comme elle le souligne, l'adaptation n'est jamais complète, elle se sent toujours un petit peu étrangère à ce monde dans lequel elle n'a pas grandi et qui s'est désormais vidé de la présence affective des parents.

"Moi, j'ai personne ici, toute ma famille est en France. Je suis seule ici. Mais j'ai essayé de m'habituer, j'ai fait le maximum pour m'habituer, j'ai fait tout ce queje pouvais pour m'adapter. Bien sûr, les gens sont différents, en France c'est la ville. Ici, tu dois faire attention, les gens parlent, c'est le défaut du village."

Mme Rocca

Mme Rocca est née à Atina en 1955. Dès le premier âge, elle a été confiée aux grands-parents maternels, ses parents ayant émigré à plusieurs reprises entre 1952 et 1959 au Venezuela où ils ont géré une pompe à essence. Suite à des problèmes de santé de la mère, ils rentrent et le père re-émigre en Belgique en compagnie d'un villageois. En 1961, Mme Rocca le rejoint avec sa mère, elle réfait la classe du CP et ensuite poursuit ses études jusqu'à obtenir une formation de secrétaire de direction. En 1974, elle se marie à un italien maçon, ami du père, et elle commence à travailler comme secrétaire au Royal Automobile de Belgique.

En 1976, ses parents rentrent définitivement au village ; en 1979, naît sa fille et, en 1983, elle et son époux décident de rentrer en Italie, sous la pression de ses parents. Fille unique, elle se sent obligée à cause de l'état de santé de sa mère.

"Disons qu'une fille unique doit aller vers les parents. Ma mère étant toujours malade, il y avait toujours le problème qu'un jour ou l'autre j'aurais dû rentrer en Italie. Puis, mon mari ça lui plaisait ici, parce que lui est originaire d'un autre département, mais il est toujours italien. En fait, il fallait prendre une décision parce que maßle avait cinq ans et c'était le moment juste pour décider parce qu<'après elle aurait commencé ses études. "

Mme Rocca et son mari évaluent la situation et décident de rentrer. Comme dans d'autres cas, l'on commence à tenir de plus en plus compte la scolarisation des enfants. En effet, bien que Mme Rocca affirme ne pas avoir eu des problèmes à son arrivée à l'école belge, elle a préféré éviter cette expérience à sa propre fille.

Toutefois, le choix affectif, présenté comme si important, se base sur un calcul économique précis : les parents de Mme Rocca ont au cours des années d'émigration construit un discret capital immobilier et au moment du retour offrent à leur fille la possibilité d'ouvrir une activité

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commerciale. Le projet affectif des parents d'avoir leur propre fille à leurs côtés doit se concilier avec le projet de la fille et de son mari d'avoir une activité indépendante.

En 1984, Mme Rocca ouvre un café dans une rue importante où les parents ont construit un immeuble à quatre étages et dont les appartements sont loués. Elle a la possibilité d'utiliser le rez-de-chaussée et peut compter également sur la présence de sa mère au café.

L'objectif de Mme Rocca d'avoir une activité rentable qui permette de faire fructifier l'argent gagné avec l'émigration des parents va rencontre les transformations du monde rural. Au cours des années 80, de nouveaux magasins, des restaurants et même un supermarché ont ouvert.

"Ma mère disait qu'un café était la chose idéale. Moi, en vérité, ça me plaisait mais je ne l'ai pas fait pour ça. Avant, j'y ai bien réfléchi et je me suis dit : c'est effectivement la seule chose qui peut marcher. Parce qu'il faut voir. Par exemple, fleuriste c'était une bonne chose, mais à ce moment-là, il y avait plein de boutiques qui s'ouvraient. Alors, j'ai pensé au café. A l'époque, quand nous avons ouvert, il y avait un seul café qui avait ouvert depuis un an. Après les autres cafés ont ouvert. Moi, ça me plaisait parce queje voyais que ça pouvait rapporter, parce queje ne voulais pas ouvrir quelque chose qui ne marche pas. "

Aujourd'hui, Mme Rocca a quitté le pavillon édifié pour elle par ses parents et ils vivent ensemble dans un appartement au-dessus du café. Toutefois, malgré son insertion dans le tissu économique local, elle parle de la Belgique comme de « son » pays, elle compte, rêve et pense en français ; elle a une parabole et regarde TV5 pour s'informer du monde en français, qu'elle sent comme « sa » langue.

"Moi, je me sens plus étrangère qu'italienne. Ça peut paraître bizarre, mais moi je me sens belge, plus belge qu'italienne car les années les plus belles de ma vie je les ai passées dehors, oui aussi ici, mais surtout dehors. "

Cette nouvelle affirmation de l'identité nationale localement dénote un changement fort et montre la complexité de la catégorie de ces migrants qui retournent au pays d'origine. Au village, ils ne retournent pas au passé d'antan, mais ils envisagent son changement à travers leur passé.

"Moi, je n'aime pas la vie de campagne, je trouve que la ville c'est tout autre chose. Oui, c'est vrai, ici on est comme au paradis, mais moi, ça me plairait encore de vivre la vie de la ville. "

Avec le retour au village, Mme Rocca regrette surtout les possibilités offertes par une grande ville comme Bruxelles.

"Nous fermons le café le mardi. Des fois mon mari me propose de sortir. Mais où est-ce qu'on va? Il n'y a pas de cinéma, il n'y a rien. Alors, ou tu vas au restaurant ou dans un autre café. Oui, parfois on va au bowling, mais c'est tout. "

Mme Rocca exprime et revendique son choix d'une qualité de vie urbaine, elle ne recherche pas la tranquillité campagnarde, mais les mêmes choses qu'elle a connues en ville. Les personnes comme elle ont été à la base d'un processus d'innovation locale.

Demandeurs de nouveaux services, les jeunes migrants de retour contribuent à créer de nouvelles activités qui répondent à leurs exigences et, parallèlement, ils ont permis la

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préservation de ce monde rural qui paraissait condamné à la désertification complète après un siècle d'émigration.

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Les retours des migrants au monde rural d'origine

Les itinéraires des migrants qui sont rentrés aux villages d'origine de la vallée de Comino montrent l'étroite relation existant entre enracinements et mobilités et son évolution au cours de l'histoire migratoire dans le rapport avec le monde rural.

Au début du siècle, les périples des hommes avaient pour finalité de changer le statut de la famille dans l'organisation socio-économique locale. La grande crise agraire de la fin du XIXe

détermina l'augmentation des flux migratoires et amena les notables à parcelliser leurs grandes propriétés afin de les vendre aux migrants. Tandis que les intérêts des «seigneurs» se déplaçaient progressivement vers Rome et d'autres villes italiennes, les vieux ouvriers et les journaliers agricoles rachetaient des terres dont le rendement se révélait vite insuffisant pour arrêter leurs périples.

Quand le migrant s'est rendu compte qu'il ne pouvait vivre sur de si petites parcelles de terrain, il a reconverti son projet : quitter le travail agricole est devenu le but du départ. Au cours des années 70, ce changement devient clair. Le choc pétrolier et les nouvelles politiques en matière d'immigration bloquent le turn-over qui a accompagné l'émigration italienne. Certains migrants - dont le projet n'était pas encore « spatialement » défini - rentrent au village ; d'autres, restent à l'étranger. Dans l'un et dans l'autre cas, la décision est prise en relation avec la famille ; il faut mettre fin à la séparation de l'époux et l'épouse, du père et des enfants.

Cette évolution particulière du processus migratoire a transformé le retour saisonnier et annuel - manière périodique et régulière d'entretenir la relation avec le pays d'origine - soit en vacances (pour ceux qui se sont établis à l'étranger avec leur famille) soit en retour définitif (pour ceux qui avaient laissé leur famille au village). L'un ou l'autre choix participent d'un seul mouvement, lié à la valorisation de la famille nucléaire et à une nouvelle utilisation de l'espace rural, dissocié de la prédominance du secteur primaire. Que l'on parte, que l'on reste ou que l'on rentre au village d'origine, il faut se distancier de l'activité agricole ; alors on a réussi sa mobilité familiale et individuelle.

Ce projet a été à la base d'une urbanisation locale qui a modifié le rapport centre-campagne. La structure socio-économique de ces communes s'est historiquement organisée autour d'une opposition entre la partie entourée de murailles et la partie située hors des portes protectrices, entre le « dehors» et le « dedans», entre le centre où résidaient les notables locaux et la campagne, où résidaient les paysans et les bergers. Paysans et non-paysans étaient deux termes d'un unique système et entretenaient des relations subordonnées ; les premiers représentaient le terme de comparaison et d'appréciation négative, comme le marquent de nombreux sobriquet [Miranda A. 1997]. Or, l'émigration a changé le deuxième terme réduisant l'écart négatif car les migrants ont construit au lieu de naissance, aux hameaux, tout en quittant le travail des champs. La campagne s'est transformée en espace de résidences secondaires où l'investissement de l'argent étranger a permis une sorte de patrimonialisation ostentatoire familiale.

Avec le temps, les investissements économiques des migrants ont perdu la logique d'un probable profit lié au retour pour devenir un capital familial. L'édification d'une maison - ou les travaux de réfection d'une vieille - symbolise l'unité familiale et la valeur du bâti prime sur la nature-naturelle, comme le montre l'évolution des typologies architecturales.

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De la fin du XIXe jusqu'aux années 60, le migrant qui réussissait son projet migratoire édifiait une nouvelle maison. Ces habitations re-interprétaient la typologie de la maison rurale de la bourgeoise agraire; constituées d'un ou deux étages, la fonction agraire y était toujours présente, le rez-de-chaussée était destiné aux troupeaux, tandis que l'espace entourant la maison était cultivé par les femmes, qui y élevaient également des animaux de basse-cour.

A partir des années 60, on commence à importer des modèles étrangers: les migrants, notamment irlandais et français, tendent à imiter les typologies architecturales des pays d'émigration. Nous retrouvons ainsi des salles de bains séparées des toilettes - comme en France - et des maisons dont le style rappelle celles des banlieues irlandaises ou françaises. L'ostentation de la réussite est visible dans toute la structure et le décor de la maison : la séparation entre espace de nuit et espace de jour, les chambres toutes avec salles de bains et toilettes, les robinets dorés et de grands espaces de réception.

La transformation des jardins potagers entourant les maisons traduit l'abandon définitif de la maison agraire traditionnelle. Devenus des jardin avec la pelouse, ces espaces ont complètement perdu leur fonction agricole ou d'élevage d'animaux de basse-cour. Aujourd'hui, c'est là que l'on passe les belles soirées et que l'on fait le barbecue ; des plantes ornementales et des fleurs, comme les magnolias et les roses, valorisent ce nouvel usage. Même les arbres fruitiers ont une fonction décorative et souvent on n'en mange plus les fruits. La nature, devenue élément valorisant le bâti, n'est plus liée à la subsistance économique, elle devenue « un paysage, un cadre naturel, un environnement » [Barou J. et Prado P., 1995].

L'ostentation de la réussite familiale a permis la constitution d'un patrimoine immobilier qui inscrit la mobilité sociale et géographique vécue à travers les générations ; ce qui donne une place particulière à ceux qui sont rentrés au village. La nostalgie, que souvent ils évoquent pour expliquer leur retour, exprime une condition psychologique, le « mal du pays » comme l'on dit ; mais l'histoire migratoire montre qu'elle s'insère dans une organisation particulière des rapports familiaux. Expression du lien qui se prolonge entre le passé et le présent des générations, ce sentiment mélancolique est alimenté par la valeur centrale que l'on confère à la famille qui elle confère une place privilégiée aux migrants de retour dans la gestion du patrimoine généalogique.

Les migrants de retour souvent rassemblent les propriétés de ceux qui sont partis. Terres et maisons sans héritiers - ou dont les héritiers sont désintéressés - trouvent ainsi des repreneurs qui évitent la décadence à ce patrimoine géré selon la même logique qui les a conduits de par le monde : la famille. Dans la vallée de Comino, pour la plupart des cas c'est un membre de la parenté qui s'occupe des champs, des maisons, des jardins, des voitures de ceux qui vivent à l'étranger. Ces gardiens des biens des parents établis à l'étranger sont aussi les gardiens d'une histoire familiale, une histoire qu'ils connaissent, faite de sacrifices, surtout qu'ils l'ont vécue.

La valeur affective attribuée au patrimoine immobilier a permis la construction d'un marché économique. Comme les itinéraires de certains migrants l'ont souligné, les investissements au lieu d'origine ont parfois permis l'occultation des gains non déclarés au fisc du pays étranger. Au cours des années 70 et au début des années 80, de nombreux petits entrepreneurs qui ont

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fait fortune à l'étranger ont investi au pays et ils ont fait monter le prix des terrains créant une valeur de l'immobilier sans relation avec le contexte local".

Cette résolution est particulière mais elle met en évidence la constitution d'un champs économique élargi. Les migrants de retour gardent les propriétés qu'ils ont acquises à l'étranger car ils évaluent la capacité du rendement sur une échelle supranationale. Au village, investir de l'argent sans résultats était - et l'est encore - concevable pour édifier une maison, ensuite tout investissement doit rapporter de l'argent et affirmer ou confirmer le changement économique vécu.

Ceux qui reviennent s'imposent souvent comme des acteurs économiques innovateurs. Dans la vallée de Comino, l'ouverture de premiers hôtels, discothèques, restaurants ou cafés à été l'œuvre de migrants de retour qui ont prolongé leur activité à l'étranger ou tenté le passage du salariat à l'activité indépendante. La réussite des projets économique est liée au savoir-faire acquis pendant la période de l'émigration et à la reconversion du capital économique accumulé et les noms des magasins l'expriment bien.

Toutefois, l'entrée dans le monde du travail représente un moment critique dans le retour. Malgré la nostalgie ou le fort désir, tous les migrants au moment du retour vivent une forme de re-émigration et la déception est parfois grande. L'espace d'origine a été souvent idéalisé et cristallisé par rapport au monde de la ville et les longues années passées à l'étranger ont urbanisé ces personnes. Le migrant doit être capable de reconstruire et transformer le rapport entretenu par le souvenir, la mémoire et les

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" U« vrai Portugais n'a jamais été portugais. Il a toujours été tout..; Pour les autres peuples, se dénationalise r c'est se perdre. Pour nous

qui ne sommmes pas nationaux, se dénationaliser est se trouver... Devenir Européen pour un Portugais, c'est sortir de soi pour devenir soi : Un Portugais qui est seulement portugais, n'est pas un vrai Portugais. "

Fernando Pessoa

Un cas d'appropriaton durable de l'espace rural par une population étrangère : les immigrés portugais dans les villages de

la périphérie clermontoise.

Jacques Barou

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Un cas d'appropriation durable de l'espace rural par une population étrangère : les immigrés portugais dans les vi l lages de

la périphérie clermontoise

Appropriation collective et patrimoine

Parmi les nouveaux usages qui peuvent être faits du rural à des fins de patrimonialisation, le cas que nous présentons ici constitue un phénomène sans doute assez exceptionnel dans sa durée et dans son évolution. Ici l'espace n'est pas, comme dans le cas des Anglais installés en Bretagne, le lieu d'une quête nostalgique de représentations plus ou moins utopiques d'une campagne idéalisée à partir d'une idéologie du retour à l'authenticité. Il n'est pas non plus, comme dans le cas des migrants du Val de Comino en Italie, le point d'ancrage d'une population originelle aujourd'hui majoritairement dispersée dans le monde de la modernité urbaine et pour laquelle il joue le rôle d'un ultime recours pour conserver mémoire commune et sentiment d'appartenance collective.

Il est le lieu même d'un enracinement durable et la référence identitaire de plus en plus exclusive d'une population étrangère qui a commencé à l'investir il y a une quarantaine d'années sans y transférer réellement des pratiques importées de son pays d'origine et sans y projeter des représentations inspirées par le souvenir de l'autre campagne, celle quittée à la faveur de l'émigration. Cette population s'est tout simplement approprié cet espace rural sans le modifier en profondeur. Elle en a fait son nouveau chez-soi non pas parce qu'il correspondait à la représentation d'un idéal campagnard ou parce qu'il constituait un point de référence dans sa mémoire collective mais parce qu'elle y a retrouvé une réalité familière en train de décliner et qu'en faisant revivre cette réalité, elle se l'est appropriée.

Les tentatives d'implantation d'immigrés étrangers dans les campagnes françaises n'ont que très rarement abouti à un maintien durable et à une appropriation aussi complète que celle observée ici. Dans les années 1970-1980, l'installation de Hmongs du Laos en Lozère et dans le Bourbonnais s'est soldée par un relatif échec1 , la plupart des jeunes ayant quitté les villages pour s'installer dans les villes proches ou plus lointaines et les parents, restés à la campagne faute de mieux, n'ayant jamais réussi à s'y construire un chez-soi symbolique. Avant cette expérience, d'autres avaient été menées avec, à peu de

1 Voir à ce sujet Y.Ajchenbaum et et J.P Hassoun, 1980, Histoire d'insertion des groupes familiaux hmong réfugiés en France, Paris, ADRES/FAS, 204 p.(mult)

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choses près, les mêmes conséquences. En 1956, on installe à Sainte-Livrade, gros bourg situé sur les bords du Lot, plusieurs familles de "Français d'Indochine", militaires d'origine vietnamienne, veuves de soldats, de colons ou de fonctionnaires, au total 1160 personnes employées à l'agriculture saisonnière ou à de petites industries. Il reste aujourd'hui moins de 50 personnes, toutes âgées de plus de 65 ans2 . Si, dans le cas des familles musulmanes rapatriées d'Algérie après 1962 et installées en milieu rural par l'administration de tutelle, on observe jusqu'à aujourd'hui un relatif maintien dans les lieux, on ne peut pas parler pour autant d'intégration. Le régime de "camp" qui a été longtemps appliqué à ces installations en milieu rural, leur isolement du reste des lieux habités, la discrimination qu'ils continuent de subir font que la campagne est vécue comme un lieu de relégation où les enfants et petits-enfants des harkis ne continuent de vivre que parce qu'ils ont échoué dans toutes leurs tentatives de s'installer en ville.3

On peut voir à ces échecs plusieurs causes. Il y a, bien sûr d'abord l'implantation autoritaire de populations auxquelles leur situation de réfugiés ou de rapatriés ne laisse qu'une faible marge de choix face à la stratégie de l'administration. Celle-ci semble toujours être d'éviter les concentrations trop visibles de populations étrangères mal acceptées par les Français tout en essayant de lutter contre la désertification rurale en installant les étrangers là où il y a des vides humains. Il y a ensuite le fait que les activités proposées à ces populations n'offrent que peu de possibilités de promotion socioprofessionnelle ni d'opportunités d'intégration sociale au plan local. Elles vivent d'activités agricoles temporaires, comme la cueillette et le forestage et d'aides publiques. Enfin, même si les réfugiés et rapatriés sont en grande majorité d'origine rurale, les cultures paysannes d'Asie du sud-est ou d'Afrique du nord n'offrent pas les mêmes possibilités d'identification à la culture paysanne française que celles offertes par les diverses cultures paysannes européennes.

Ce dernier élément semble avoir joué pour les autres immigrations étrangères en milieu rural qui ont pu s'intégrer et s'assimiler sur une période relativement courte grâce, d'une part à un plus libre choix d'implantation et d'autre part à l'exercice d'une activité agricole bien insérée dans l'économie locale. Le cas des Italiens venus dans les campagnes du sud-ouest à partir de 1922 est emblématique de la capacité assimilationiste du milieu rural, quand s'y rencontrent des identités culturelles susceptibles de se reconnaître.

. Voir J.M Mariou, "Viet-Nam sur Lot, derniers souvenirs.", Libération, 13 mars 1988

. Voir M.Roux, 1991, Les harkis, Us oubliés de l'histoire, 1954-1991, Paris, La Découverte, p 258

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Même dans un département comme le Gers à la population autochtone si diminuée que, dans les années 1920, on compte près de 45% des terres cultivées par les Italiens, il y a eu assimilation de ceux-ci à la culture locale. Comme le note D.Saint-Jean : " La culture paysanne du sud-ouest a pu être un relais facilitant le passage à la culture française. Le parallèle possible entre les deux cultures paysannes a sans doute contribué à renforcer l'image rassurante des "cousins d'Italie"

qui, au fur et à mesure au 'elle se confirmait, éteignait les réactions xénophobes" 4-Si c'est la proximité des cultures paysannes en présence qui a facilité

l'assimilation, c'est plutôt avant tout la fonction économique remplie localement par les Italiens qui a permis l'intégration sociale qui s'est déroulée en parallèle. La majorité des immigrés italiens du sud-ouest sont au départ métayers ou ouvriers agricoles mais ils participent de manière déterminante à la production locale dans une région où les agriculteurs autochtones sont trop peu nombreux pour mettre en valeur l'essentiel des terres. De ce fait, ils sont perçus comme indispensables à l'économie locale. Ils vont progressivement acquérir des terres et devenir exploitants. La plupart des terres acquises sont souvent de petite surface et de moyenne qualité mais en devenant propriétaires fonciers, les Italiens se dotent d'un patrimoine qui légitime leur présence dans la société rurale du sud-ouest. L'acquisition de ce patrimoine, riche de sens dans un milieu local où la terre est encore la principale richesse, est un fort moyen d'intégration qui va lier le paysan italien à un terroir français où il va s'assimiler culturellement. 5

En agissant ainsi les immigrés italiens ont répondu à la question que pose Bernard Poche à propos de l'intégration locale : " Le véritable problème n'est pas de savoir si l'on est étranger : il est de savoir ce pourquoi on est là." 6

Pour eux, le fait d'exercer une activité agricole et le fait d'acquérir un patrimoine foncier ont permis de dépasser le statut d'étranger et de s'inscrire comme pleinement membres d'une société locale alors encore essentiellement imprégnée de culture paysanne et vivant principalement d'agriculture.

Dans le cas des Portugais étudiés dans ce chapitre, on retrouve le rôle intégrateur de l'acquisition du patrimoine et l'idée de la proximité entre les cultures paysannes comme élément facilitant l'identification au nouvel environnement. Cependant, on ne peut parler pour autant d'assimilation car le

4 D.Saint-Jean, 1994, L'intégration des Italiens dans le Sud-Ouest, Hommes et Migrations, n°1176, p22. ö Voir S.Fescia-Bordelais et P.Guillaume, 1988, Colons italiens en Aquitaine dans la première moitié du XXs siècle, M.S.H.A, Bordeaux, 139p. 6 B.Poche, 1985,M Lorsque l'étranger cesse de l'être ou le pouvoir naturalisateur du local ", Espaces et Sociétés, n°46, pp 127

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contexte historique est fondamentalement différent, la culture paysanne locale n'existant plus qu'à l'état résiduel.

La question du savoir pourquoi on vient là guide aussi l'évolution des familles portugaises venues s'installer à la fin des années 1950 dans des villages de la périphérie clermontoise où l'activité agricole et la population paysanne étaient en voie de disparition. Ces familles ne subissaient aucune contrainte directe en matière de localisation résidentielle. Grâce aux possibilités que lui offraient les entreprises qui employaient les chefs de ménage, elles auraient facilement pu opter, comme bien d'autres l'ont fait à l'époque, pour une installation en milieu urbain, dans le parc HLM réservé par les employeurs ou dans le parc locatif privé, aisément accessible alors, des centres villes anciens. L' implantation en milieu rural s'est donc faite en fonction d'un choix totalement libre et d'opportunités qui n'étaient pas plus importantes ici qu'ailleurs. Elle s'est faite également dans des villages situés assez près d'une grande agglomération, villages où l'activité agricole et particulièrement viticole, dominante jusqu'aux années 1950, commençait à régresser sérieusement. La fonction résidentielle commençait déjà, pour ces villages, à prendre le pas sur la fonction agricole. Pour une population immigrée d'origine rurale travaillant en milieu urbain, ces villages constituaient un lieu d'installation très intéressant. Enfin, les villages de la périphérie clermontoise présentaient beaucoup d'analogies avec les villages des régions du Minho d'où venait la majorité des Portugais : petite activité viticole et potagère, architecture domestique de "maison de vignerons", assez proche de celle existant dans le pays d'origine, sociabilité de type familial, vie religieuse comportant des aspects démonstratifs comme les processions mariales. Tout se prêtait assez bien à une appropriation individuelle et collective de caractère durable qui fait que ces villages, tant dans leur habitat, leur équipement, leur reliquat d'activité agricole et leurs manifestations symboliques sont devenus pour une bonne part, le patrimoine de la communauté portugaise locale.

Cette "patrimonialisation" s'est faite sans qu'il y ait de transferts particulièrement visibles d'éléments culturels portugais, que ce soit dans l'architecture domestique, dans les modes d'exploitation agricole, dans les manifestations de la vie sociale et religieuse. Si ces transferts ont existé à l'origine, ils ont toujours été relativement discrets et ont pratiquement disparu aujourd'hui. La patrimonialisation s'exprime en fin de compte par une ré-appropriation d'une culture rurale auvergnate en voie de disparition par des immigrés portugais, et ce aussi bien sur le plan architectural qu'agricole et symbolique. Ce caractère de patrimonialisation s'affirme par le maintien dans les villages de la plupart des jeunes portugais nés ou élevés en France. Ceux-ci,

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très souvent mariés à des conjoints français de la région, expriment leur attachement aux villages de la périphérie clermontoise en y faisant construire leurs maisons à proximité du noyau villageois occupé par les parents. Ils participent par ailleurs activement à la vie sociale locale. Progressivement, les investissements familiaux se détournent du Portugal pour se recentrer sur les villages auvergnats. Les liens avec le pays d'origine se distendent. Les séjours à l'occasion des vacances s'y font plus rares. Les retraités eux-mêmes se rendent de moins en moins au Portugal et on observe de plus en plus d'achats de concessions dans les cimetières locaux. Le choix de la dernière demeure s'oriente maintenant de façon très claire vers le lieu d'immigration, alors que beaucoup d'observations réalisées au sujet de la diaspora portugaise font plutôt ressortir une volonté des émigrés de se faire prioritairement inhumer dans leurs villages de naissance.7

Un tel recentrage de l'identité des immigrés sur le milieu local et une appropriation patrimoniale aussi complète de ce milieu reflètent-elles les caractéristiques de l'immigration portugaise en Auvergne ou est-ce l'implantation dans un milieu rural très proche de celui quitté au pays d'origine qui est la cause de l'enracinement observé ?

L'importance de la référence à la campagne comme élément central de l'identité nationale dans l'imaginaire de l'immigré portugais peut apporter un premier éclairage à la question.

7 Voir M.B Rocha-Trindade, 1987, As Micropatrias do Interior Portugués, Analise Social, n°98, pp 732-756

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La campagne, élément central de l'identité portugaise

Le Portugal est-il un des derniers pays ruraux d'Europe ? L'évolution de la répartition de la population entre zones urbaines et zones rurales, la déprise agricole dans le nord, la concentration des surfaces et l'industrialisation des modes de production dans le sud, phénomènes en oeuvre depuis déjà près de vingt ans, apporteraient plutôt une réponse négative à une telle question. La tendance récente est là, comme ailleurs en Europe occidentale, à une urbanisation du monde rural et à une préservation des sites à travers une politique de création de parcs naturels.

Toutefois, dans l'imaginaire portugais, la campagne, telle qu'elle existait jusqu'aux années 1960-1970, joue un rôle puissant de référence identitaire. Il y a à cela plusieurs raisons. Tout d'abord, on doit rappeler le rôle qu'a fait jouer à la campagne l'idéologie salazariste. En exaltant les valeurs traditionnelles paysannes et en désignant les campagnes comme le coeur même de l'authenticité portugaise, l'"Estado Novo" a tenté de légitimer sa politique de refus de la modernité et d'isolement du Portugal par rapport au reste de l'Europe. En cela, il s'est appuyé sur des représentations déjà nombreuses dans la littérature et dans le discours de l'église portugaise qui désignaient les campagnes comme le lieu du bien-être et de la pureté morale par opposition aux villes, lieu de turpitude et de malheur. Cette opposition est particulièrement riche dans le roman A cidade e as serras, écrit à la fin du XIXe siècle par Eça de Queiroz, auteur réaliste qui fut longtemps consul du Portugal à Paris. Cet ouvrage est fondé sur l'opposition constante entre les deux univers fréquenté par le personnage principal : son hôtel particulier parisien et son village d'origine au Portugal. Paris apparaît comme le lieu de l'accumulation capitaliste, de la vulgarité matérielle, de la superficialité des relations humaines et finalement de la maladie et de la mort. C'est le retour au village qui sauve le héros du malheur où il s'enfonçait. La campagne portugaise apparaît en contrepoint comme le lieu de la simplicité et du dépouillement, de la spiritualité et de l'authenticité et finalement de la renaissance et du bonheur.8

Il n'y a là rien d'exceptionnel par rapport au mouvement littéraire qui à l'époque existe dans plusieurs pays d'Europe pour prôner le retour à la nature. Toutefois, dans le cas portugais, on perçoit une dimension religieuse dans le

8 D.Henri-Pageaux, A cidade e as serras, réflexions autour de l'opposition ville-campagne, Les campagnes portugaises de 1870 à 1930, image et réalité, actes du colloque Aix-en-Provence, 2_4 décembre 1982, Fondation Calouste Gulbenkian, Paris, 1985, pp 291-304

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retour à la campagne. Le monde rural est perçu comme le lieu par excellence de la rédemption, le lieu où s'incarne le mieux la simplicité évangélique. L'église portugaise va longtemps exalter ce côté évangélique de la vie paysanne et organiser de grandes manifestations festives dans les campagnes pour affirmer la forte religiosité de la paysannerie portugaise, quitte à s'accommoder jusqu'à une date récente des nombreux éléments de paganisme contenus dans ces manifestations. Le régime fasciste reprendra à son compte ces manifestations religieuses et leur donnera une connotation de nationalisme, faisant entre autres du pèlerinage du 13 mai, commémorant l'apparition mariale de 1917 à Fatima, une véritable fête nationale. Pour beaucoup de Portugais nés à l'époque du fascisme, il semble difficile de dissocier identité paysanne, identité catholique et identité nationale.

L'émigration portugaise à l'étranger a renforcé la référence à la campagne comme lieu d'enracinement identitaire. Si les émigrés portugais sont dans leur immense majorité d'origine rurale, ils n'ont émigré que dans une très faible mesure vers des zones rurales et n'ont exercé que très rarement des métiers liés à l'agriculture dans leurs pays d'immigration. De ce fait, ils cultivent volontiers la nostalgie du village et réalisent toujours leurs premiers investissements dans la commune rurale où ils sont nés. Ces investissements ne se limitent pas à ce qui est le plus visible et le plus emblématique de la réussite économique de l'émigré, c'est-à-dire la belle maison de maître au style quelquefois discutable et chargées d'éléments rapportés de l'étranger. C.Callier-Boisvert a bien montré à propos d'une commune rurale du haut Minho que l'argent de l'émigration a pendant longtemps servi à augmenter le patrimoine foncier familial par l'acquisition auprès du conseil municipal de terres cultivables prises sur les baldíos, champs communaux, propriété collective de l'ensemble de la population villageoise.9 Cette logique d'agrandissement de la petite propriété privée au détriment de la propriété communale témoigne du souci des émigrés, souvent des cadets de famille mal pourvus en terres, de se re-positionner avantageusement dans la société locale en acquérant le principal élément qui puisse leur permettre d'atteindre un statut social de notable, la propriété agricole. En leur absence, celle-ci sera cultivée par des caseiros ( métayers ) ou des jornaleiros ( ouvriers agricoles ), ce qui renforcera encore leur prestige. La référence aux valeurs du monde paysan a continué pendant longtemps de conditionner les aspirations des émigrés portugais par rapport à l'avenir et leurs comportements pour ce qui est de l'usage de l'argent gagné à

9 GCallier-Boisvert, 1994, Une micro-société agro-pastorale dans ses limites : le communal et le privé, Ethnologie du Portugal : unité et diversité, actes du colloque, Paris 12-13 Mars 1992, Centre culturel Calouste Gulbenkian, Paris, pp 151-166

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l'étranger. La campagne portugaise est restée jusqu'à une date très récente, le lieu par rapport auquel les émigrés se déterminaient. Retracer brièvement l'histoire de cette campagne, c'est aussi tenter d'apporter un éclairage sur l'évolution de l'identité des immigrés.

La génération des chefs de famille venus en France dans les années 1960 et 1970 est en grande partie née dans une campagne figée qui n'avait pas connu de transformations significatives depuis le début du siècle, une campagne qui avait pleinement intégré l'émigration lointaine comme un facteur essentiel de sa survie et qui, au lieu d'être bouleversée par les apports de cette émigration, avait plutôt tendance à les utiliser afin de perpétuer son fonctionnement traditionnel. Dans les provinces du nord, fortement touchées par rémigration comme le Minho, le Tras-os-Montes, la Haute Beira, les villages les plus pauvres et les plus isolés comptaient tous des émigrés installés outre-mer ou dans d'autres pays d'Europe et perpétuaient leur mode de vie ancien grâce à l'argent envoyé par ceux-ci et à la redistribution dont il faisait l'objet à travers les achats de terres, les constructions de maisons et les créations d'activité dans le domaine du bâtiment, des services et du salariat agricole. Les pratiques successorales en vigueur ont largement contribué, à la fois à déclencher des flux migratoires extrêmement importants et à déterminer une volonté de retour orientant les investissements vers les villages d'origine des émigrés. Dans l'ensemble du pays, la règle de transmission a été longtemps le majorat, la transmission de la totalité de l'héritage foncier et immobilier à l'aîné des fils sur le modèle de ce qui se faisait dans la noblesse terrienne. En 1867, le code civil a aboli cette pratique qui avait été fortement lié à l'émigration des non-successeurs vers les colonies portugaises d'outre-mer où ils s'installaient définitivement et faisaient souche épousant au besoin des femmes indigènes.

La règle du partage égal en descendance légitime qui a succédé au majorat a fait l'objet de diverses adaptations. Dans le nord-ouest et en particulier dans le Minho, province où rémigration contemporaine a été la plus forte, on avait affaire à un régime foncier de petites exploitations, associant vigne, maïs, fruits et légumes et élevage bovin. Avec la réduction progressive de la mortalité infantile, la croissance du nombre d'héritiers légitimes a entraîné un morcellement extrême des terres, morcellement susceptible de remettre en cause la survie de l'exploitation. D en est résulté l'apparition d'une forme de préciput, avantageant l'un des héritiers sans léser totalement les autres. Dans les nombreuses zones du Minho où dominait le mariage uxori-local, cet avantage préciputaire attribuait assez fréquemment la maison et l'essentiel des terres cultivables à une fille aînée qui se voyait ainsi bien dotée et pouvait réaliser un mariage intéressant. Pour les parents transmetteurs, la contrepartie

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était de pouvoir demeurer chez eux et d'être pris en charge par le couple dans leur vieillesse. ( F.Médeiros, 1985 ). Les autres héritiers se voyaient attribuer des parcelles de petite taille, insuffisamment rentables pour leur permettre d'en vivre. Certains restaient à vivre en célibataires sous le toit de l'héritier principal et servaient de main-d'oeuvre domestique, la propriété transmise devenant "de facto" une indivision. D'autres négociaient avec l'héritier principal une soulte, somme en liquide constituant souvent un capital permettant de financer le départ en émigration. Les parcelles reçues en héritage constituaient un capital foncier de base appelant un agrandissement par acquisition auprès d'autres propriétaires privés ou auprès de la junta de freguesia, conseil municipal pouvant céder certaines parcelles des terres communales. Grâce à cela, l'émigré pouvait se positionner avantageusement sur le marché matrimonial villageois.

Cette transformation des pratiques successorales a contribué à modifier les formes de l'émigration. L'émigré, n'étant plus désormais dépourvu de tout bien foncier dans son village et n'étant plus exclu des circuits matrimoniaux locaux, pouvait désormais espérer vivre une émigration temporaire plutôt que de se voir condamné à l'émigration définitive. Celle-ci a pris d'abord l'aspect d'une émigration lointaine d'hommes seuls. Célibataires d'abord puis se mariant au village et y laissant leur épouse, les émigrés du Miriho partis surtout vers le Brésil au tournant du siècle ont contribué à assurer la reproduction de la société rurale tout en l'intégrant dans les circuits internationaux d'échange monétaire. Les épouses demeurées au village assuraient, souvent avec l'aide de cabaneiros, ouvriers agricoles issus du prolétariat rural, l'entretien d'un patrimoine en constante extension. Vêtues de noir, étroitement surveillées par la belle famille et objets de prédilection des commérages villageois, ces "veuves de vivants", ont payé très cher leur mission de perpétuation du système microfundiaire.

Dans les années 1960, la possibilité de développer une émigration familiale vers les pays voisins d'Europe a changé sensiblement la répartition des rôles masculin et féminin dans l'extension du patrimoine agricole mais n'a pas remis en cause l'orientation première des investissements vers les villages ni les projets de retour des migrants. Le pouvoir d'achat plus élevé des familles vivant à l'étranger grâce à l'activité des deux conjoints, la possibilité de revenir plusieurs fois dans l'année au village ont souvent maintenu des flux monétaires importants vers les campagnes. Les constructions de grandes maisons et les acquisitions de parcelles agricoles pour faire "sa" propre vigne ou "ses" propres oliviers, confiés aux parents restés sur place ou aux métayers et ouvriers agricoles encore disponibles, sont demeurées jusquà une date récente les signes les plus prisés de la réussite économique des émigrés.

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Il a fallu attendre que les populations locales vieillissent, que ceux qui étaient trop pauvres pour pouvoir émigrer s'en aillent à leur tour au lieu de rester à entretenir le patrimoine des absents et que les déprises agricoles se multiplient pour que les investissements des émigrés dans les villages d'origine commencent à se vider de leur sens. Les aspirations de la génération portugaise née en émigration ont également contribué à diriger ces investissements vers les stations du littoral ou vers les grandes villes. A partir de ce moment, les campagnes du nord ont commencé à ne plus être une référence incontournable pour les émigrés. Leur destin sera-t-il de se vider définitivement de cette humanité paysanne qui constitua longtemps un prodigieux réservoir d'hommes ou sera-t-il de se transformer, comme le val de Comino en Italie, en un parc naturel pour les touristes, les retraités et les émigrés de retour qui y développeront des activités de service adaptées aux attentes des nouveaux usagers ? Ce qui fut pendant des années un patrimoine vivant, objet de désir d'acquisition et de soin de transmission deviendra-t-il un patrimoine "muséifié" simple objet d'entretien et de mémoire ?

Mais le rapport des émigrés à la campagne portugaise n'est pas que d'ordre matériel. Il est aussi d'ordre symbolique et affectif. Les temps forts vécus par les immigrés portugais en France et ailleurs s'organisent souvent autour des périodes festives consacrées à tel ou tel saint populaire honoré en tel ou tel lieu. Pèlerinages et processions continuent de drainer ruraux et émigrés vers les lieux de dévotion. La période des vacances a souvent vu la concentration de la plupart des fêtes familiales à l'occasion du retour estival dans les villages : mariages, baptêmes, confirmations, communions etc....Il semble que ces manifestations représentent pour les immigrés quelquefois le dernier élément d'identité qui leur reste et qu'ils souhaitent le transmettre à leurs enfants.

Un de nos informateurs de Volvic précise :

" Je ne retourne au village l'été que pour que mes enfants puissent participer aux fêtes qui ont lieu à cette période car ce sont les fêtes des émigrés. Je veux qu'ils connaissent cela. C'est ce qui compte pour nous. Après, ils peuvent aller sur la côte si ils veulent. J'ai acheté un appartement à Viana pour eux. "

Lorsque la campagne portugaise est trop loin, on la transpose à proximité de la ville où l'on a émigré pour en faire le cadre des manifestations festives. C'est ce que faisaient, dans les années 1970, les immigrés portugais du bidonville des Francs-Moisins à Saint-Denis qui avaient acquis une ferme en Seine-et-Marne et s'y rendaient les week-ends pour y jouer la fête paysanne, tuant le cochon, faisant griller des sardines et mettant en perce des tonneaux de

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vinho verde. C'est cette improvisation d'une campagne portugaise dans la banlieue parisienne que raconte Week-end en Tosmanie , le beau film de José Vieira sorti sur les écrans en 1980.

M.C Volovitch-Tavarès évoque un phénomène semblable dans ses travaux historiques sur le bidonville de Champigny. Après la démolition des cabanes et le relogement des habitants en 1972, les terrains devinrent, l'espace de quelques années, un lieu de recréation de la vie campagnarde du Portugal :

" La prise de possession de ce territoire sous une forme nouvelle connut son apogée dans les années 80. Le Plateau était devenu un lieu de jardinage, de détente en famille, de rencontre et de fêtes dominicales entre amis. Les Portugais en France étaient devenus des Portugais de France, et ils avaient transplanté avec eux, depuis leurs villages jusqu'à leurs jardins de la banlieue parisienne, leurs fameux choux, mais aussi des pieds de vigne, des cognassiers...."10

La fête paysanne, même si elle comporte beaucoup d'éléments profanes ne se conçoit pas cependant sans l'expression d'une certaine religiosité, comme le note J.da Silva Lima.

" Pour l'adulte, vers les 40 ans,la fête revient au point dont elle a émergé ; née du religieux, la fête n'est pas sans religion, sans ces éléments qui lui donnent du sens et qui la structurent. Pour lui,"il n'y a pas de fête sans messe", bien que après avoir arrangé l'autel, on aille faire un tour au bal musette. S'il manque la partie religieuse, il manque tout car dans l'imaginaire de cette génération, le sacré et le profane, le religieux et le ludique se sont toujours donné la main. " u

Un tel point de vue est largement partagé par la plupart des immigrés venus en France dans les années 1960 et 1970. Les fêtes associatives portugaises organisées par cette génération comportent toujours ripaille et folklore mais ne sauraient commencer avant qu'on ait assisté à la messe. Pour l'immigré portugais, l'identité d'origine fait corps avec les racines paysannes et l'appartenance catholique. La référence à la campagne et à la vie traditionnelle qui s'y déroulait de manière presque immuable demeure une constante, tout au moins pour la génération arrivée en France au cours des années 1960 et au début des années 1970, génération âgée aujourd'hui d'au moins 45 ans mais qui garde encore actuellement un poids déterminant quant à l'organisation de la vie communautaire et au devenir de l'ensemble de la population.

1 0 M.C Volovitch-Tavarès, 1995, Portugais à Champigny, le temps des barraques, Autrement, coL Français d'ailleurs, peuple d'ici, Paris, p 149. 11 J.da Silva Lima, 1992, Fêtes dans le Minho, réalité et culture, Ethnologie du Portugal : unité et diversité, op rit, p46.

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Toutefois, les campagnes portugaises se sont beaucoup transformées au cours des dix dernières années, en particulier les campagnes du Minho restées longtemps dans une logique de perpétuation de leur fonctionnement socio-économique et culturel grâce à l'émigration.

Aujourd'hui, l'agro-système minifundiaire qui déterminait l'ensemble des comportements sociaux et générait l'attachement des émigrés à leur petite patrie d'origine semble en voie d'extinction. Il ne se maintient que grâce au travail d'une population vieillissante et résiduelle. La transformation d'une partie importante du Haut-Minho en parc naturel national draine vers les campagnes des flux touristiques venus des villes. La population locale qui refuse de jouer le rôle d'indiens de réserve prend conscience des opportunités économiques que peut lui offrir ce nouveau phénomène et développe de nouvelles activités qui, à leur tour génèrent de nouveaux comportements sociaux. Le nord-ouest du Portugal suit le mouvement de l'ensemble des campagnes européennes qui est de s'ouvrir de plus en plus à des populations urbaines et à des usages de type urbain. Dans un pays comme le Portugal où l'on trouvait plutôt jusque là des usages ruraux de l'espace urbain, avec, dans les quartiers populaires des grandes villes tout au moins, une sociabilité fondée sur les relations familiales et des manifestations collectives de type paysan, comme les processions, les marchés, les fêtes votives et communautaires, ce renversement des usages entre le rural et l'urbain apparaît comme une révolution.

Chez les émigrés apparaît progressivement une prise de conscience que la campagne d'origine, objet d'une nostalgie longtemps cultivée systématiquement au cours de l'exil, n'est plus ce qu'elle était.

L'attitude de la population immigrée portugaise d'Auvergne décrite dans cet ouvrage, qui est de réinvestir de plus en plus dans un espace rural français ce qu'ils investissaient jusque là dans leur campagne d'origine préfigure sans doute un mouvement plus général de la transformation de la vision et de l'usage de la petite patrie villageoise au sein de l'ensemble de la population immigrée.

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L'immigration portugaise en Auvergne, une population atypique ?

L'immigration portugaise occupe en Auvergne une place proportionnellement beaucoup plus importante que celle qu'elle occupe au niveau national. Selon les chiffres du recensement de 1990, les Portugais représentaient encore plus de la moitié des étrangers de la région ( 26585 personnes sur un total de 53010 étrangers ), alors qu'au niveau de la France entière ils ne représentaient qu'un peu plus d'un cinquième de la population étrangère résidente ( 798837 personnes sur 3 582164 ).

Cette sur-représentation des portugais au sein de l'immigration étrangère en Auvergne annonce-t-elle un caractère atypique par rapport à l'ensemble de la population portugaise en France ?

Pour répondre à cette question, il convient d'abord de rappeler les grandes caractéristiques de rimmigration portugaise en France, en particulier en ce qui concerne les modes d'entrée et les premiers modes d'installation qui ont souvent été déterminants pour comprendre les comportements communautaires qui se sont développés par la suite.

Les immigrés portugais sont très peu nombreux en France au début du siècle. Alors qu'existe déjà en France une immigration de voisinage dépassant le million de personnes avec des Belges, des Italiens, des Allemands et des Espagnols, l'absence des Portugais s'explique par la très forte attraction du Brésil sur les candidats à l'immigration à cette époque là. C'est la première guerre mondiale qui sera à l'origine d'un premier mouvement migratoire portugais vers la France, mouvement encore très limité et qui culminera à un maximum de cinquante mille personnes à la fin des années 1920. La crise de 1929 amène le retour au Portugal d'une partie d'entre eux tout comme elle ferme la porte de l'émigration vers les Amériques. Commence alors une période très difficile pour les campagnes du nord-ouest qui ne survivaient que grâce à rémigration. Le régime salazariste qui se met en place à partir de cette époque aura vis-à-vis de rémigration une position ambiguë, s'efforçant de la limiter tout en ne pouvant totalement se passer de ses apports. Même avec des départs réduits, les liens se maintinrent avec les expatriés jusqu'à la reprise des flux dans les années 1950. A partir de cette période, les émigrés se dirigent en majorité vers les pays industrialisés d'Europe et en particulier vers la France, les migrations transocéaniques tendant à se réduire. Mais les départs ne deviennent importants qu'à partir de 1960. En France, l'essentiel des entrées de

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Portugais, soit 500000 personnes environ, se fait entre 1968 et 1973, avec une forte proportion de regroupements familiaux.

Plusieurs facteurs vont donner à ces flux migratoires une grande autonomie. Il existe tout d'abord au Portugal des réseaux d'entraide facilitant les départs, procurant le capital nécessaire au voyage, mettant en contact avec des groupes d'appui dans les pays de destination et ouvrant l'accès aux filières d'embauché. Ces réseaux, constitués depuis la fin du XIXe siècle, ont eu un rôle d'autant plus déterminant à partir des années 1960 que, aussi bien du côté de l'administration portugaise que du côté de l'administration française, il n'y avait à l'époque aucune politique d'organisation des flux.

Le régime sa lazariste était officiellement hostile à une émigration qui privait le pays d'une population jeune et dynamique nécessaire aussi bien pour les tentatives de développement industriel que pour la constitution de troupes réprimant les mouvements indépendantistes dans les colonies. Il ne menait pas pour autant une action cohérente pour réduire drastiquement les départs, voyant trop d'intérêts à un mouvement migratoire qui soulageait la pression démographique dans les zones sensibles et se traduisait rapidement par des envois de devises. En fait, il" a multiplié les décisions contradictoires-tantôt libérales, tantôt protectionistes-et l'émigration s'est déroulée hors de son contrôle. " n

En France, à la même époque, la procédure d'introduction des travailleurs étrangers gérée par l'Office National d'Immigration, apparaît trop lourde pour satisfaire les besoins en main-d'oeuvre d'une économie en pleine expansion. Elle ne sera utilisée que par un petit nombre d'employeurs. Les autres se contentant d'embaucher les nombreux immigrés portugais venus en France illégalement. L'administration va tolérer les entrées clandestines et pratiquer les régularisations de séjour ultérieurement. Cette situation fera que les immigrés devront avant tout compter sur eux-mêmes pour organiser le passage clandestin des frontières, la première installation en France, l'accès à l'emploi et au logement. C'est par la solidarité interne qu'ils parviendront à répondre à l'essentiel de leurs besoins à ce niveau. Ceci a déterminé pour longtemps un comportement de type communautaire qui pour être discret n'en est pas moins profondément enraciné chez les individus et induit une sociabilité orientée essentiellement vers les groupes de compatriotes de même origine locale et entrés en France par les mêmes filières. Les travaux de Michel Marié13 sur les bidonvilles de la région parisienne dans les années 1960 ont montré que quelques leaders "naturels" bien implantés dans la société d'accueil

1 2 M.A Hily et MPoinard, 1993, Les Portugais, parcours migratoire et diaspora, in J.Barou et Le Huu Khoa ( dir ) L'immigration entre loi et vie quotidienne, L'harmattan, Paris, p 133. 1 3 M.Marié et alli, 1977, La fonction miroir, Maspérot, Paris.

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contrôlaient à la fois les réseaux de passage clandestin de la frontière, l'accès aux baraques ou aux autres formes d'habitat précaire et l'entrée sur le marché du travail. Les immigrés récemment arrivés étaient pour longtemps redevables à ces personnages et devaient ainsi entrer dans une dynamique communautaire très autonome par rapport à la société d'accueil.

Dans le cas de l'immigration portugaise en Auvergne, on ne retrouve pas ce poids déterminant de l'organisation communautaire. Cette particularité semble due à des facteurs divers parmi lesquels la politique de recrutement des employeurs auvergnats au cours des années 1960 et 1970. Toutefois une approche ethnologique de cette immigration met à jour d'autres facteurs susceptibles de préciser les raisons des différences observées par rapport à l'ensemble de l'immigration portugaise en France. Elle révèle entre autres des hasards historiques qui ont eu un impact déterminant sur les origines du mouvement migratoire portugais en Auvergne. Comme au niveau national, les vagues migratoires portugaises deviennent importantes en Auvergne à partir du début des années 1960. Mais, pour qu'il y ait fixation d'une population immigrée importante en un lieu, il faut qu'au préalable celle-ci puisse compter sur un réseau d'accueil déjà installé de plus longue date. Ce réseau s'est constitué en Auvergne dès les années 1920 mais a du inclure très tôt beaucoup d'éléments de la société locale.

La première guerre mondiale a créé des circonstances de rencontre. Le Portugal, allié de la France contre l'Allemagne, s'est engagé militairement dans le conflit à partir de 1916. Des divisions portugaises, organisées et équipées en France ont combattu sur le front de l'est de 1916 à 1918, aux côtés des troupes françaises. Des rencontres ont ainsi pu se faire entre soldats français et portugais. Lors d'une enquête monographique menée en 1986 14 , nous avons rencontré aux Ancizes un octogénaire portugais qui avait combattu à Verdun. A l'occasion d'un séjour dans une infirmerie de campagne, il s'était lié d'amitié avec un soldat français, fils d'un entrepreneur en métallurgie aux Ancizes. Après la guerre, celui-ci l'aurait fait venir pour travailler dans l'aciérie familiale. Ce Portugais était originaire d'un village des environs de Guimaraes, petite ville historique et industrielle du centre du Minho où existent des activités de coutellerie, de faïence et d'orfèvrerie.

Ayant été le seul Portugais à travailler aux Ancizes pendant rentre-deux-guerres et, selon ses dires, le seul Portugais de toute l'Auvergne à cette époque là, il fut sollicité par des employeurs locaux dés la fin des années 1940 pour

14 J.Barou, 1987, L'habitat des étrangers dans le département du Puy-de-Dôme, rapport d'étude, D.D.E Puy-de-Dôme, Clermont-Ferrand, 176 p.

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faire venir des compatriotes connaissant des métiers susceptibles de correspondre aux besoins régionaux. C'est ainsi que, très tôt arrivèrent aux Ancizes d'autres ouvriers spécialisés dans le travail de l'acier, quelques ouvriers en coutellerie à Thiers et dans ses environs et quelques carriers à Volvic. Ainsi avant que ne commence, au début des années 1960 la grande émigration économique portugaise vers la France et les autres pays industriels d'Europe, s'était déjà constituée en Auvergne une petite communauté aux origines régionales bien définies. Celle-ci, bien insérée dans le milieu du travail local, va jouer un rôle de réseau d'accueil pour les nombreux immigrés qui arriveront par la suite et contribuer à favoriser leur fixation rapide et durable en Auvergne. Les enquêtes que nous avons menées en 1995 auprès des Portugais vivant dans la périphérie clermontoise révèlent que la grande majorité d'entre eux est venue avec un contrat de travail en bonne et due forme qui leur avait été envoyé directement de France. Ce phénomène contraste avec les observations faites à propos de l'ensemble de la population immigrée portugaise de France qui est venue la plupart du temps sans contrat de travail et en situation irrégulière. Le rôle des "pionniers", arrivés par l'entremise de l'octogénaire des Ancizes, en général ouvriers appréciés de leurs employeurs auvergnats, a été déterminant pour inciter ceux-ci à envoyer au Portugal des contrats de travail à partir du début des années 1960 quand commença la période de "surchauffe" de l'économie française, marquée par le brutal accroissement des besoins en main d'oeuvre. Beaucoup de nos enquêtes disent même avoir été accueilli à la gare de Clermont-Ferrand directement par leur employeur, accompagné d'un compatriote, chargé de l'interprétariat. L'un d'entre eux précise même que le patron venu l'attendre à la gare l'emmena le soir dîner dans un restaurant local de spécialités espagnoles pour lui éviter de se sentir trop dépaysé ! Beaucoup soulignent le rôle positif des employeurs dans l'accueil qu'ils ont reçu et leur souci à procurer très vite un logement au nouvel embauché.

Ces employeurs sont au départ plutôt de "petits patrons" appartenant au secteur du bâtiment, ce qui explique l'aspect très direct des relations qu'ils développent avec leurs employés et le rôle déterminant que jouent les "anciens" ouvriers portugais dans l'accueil des nouveaux. C'est nettement plus tard que les usines Michelin de Clermont-Ferrand commencent à embaucher des Portugais. Elles en compteront jusqu'à 2500 dans leurs effectifs en 1972. La plupart du temps, Michelin n'aura même pas à procéder à des recrutements directs au Portugal. Il lui suffira d'attirer les ouvriers portugais des petites entreprises locales intéressés par un salaire plus élevé et par les avantages sociaux que peut offrir une très grande entreprise. Il est probable que ces

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ouvriers issus de la petite paysannerie du nord du Portugal, aux options politiques en général très conservatrices, présentaient, en matière de "mentalité", toutes les garanties susceptibles d'intéresser une entreprise comme Michelin, plutôt hostile à l'idéologie progressiste alors majoritaire au sein du syndicalisme ouvrier en France.

Tous, cependant, n'auront pas à profiter des avantages du considérable patrimoine immobilier de Michelin pour pouvoir se loger. Aujourd'hui encore, on trouve de nombreux ouvriers portugais de Michelin qui vivent dans des maisons de villages situées dans les bourgs ruraux de la périphérie clermontoise. En effet, lors des arrivées les plus nombreuses, au cours des années 1960, s'est produit un phénomène d'installation massive des familles portugaises dans les vieux centres villageois des communes viticoles du nord de l'agglomération : Blanzat, Cébazat, Châteaugay, Gerzat.Xe mouvement s'est poursuivi jusqu'à Volvic où le vieux centre ville a vu aussi l'arrivée de Portugais travaillant dans les carrières de lave ou à la société des eaux minérales mais aussi assez souvent à Clermont-Ferrand même ou dans d'autres villes de la région.

Au sud de l'agglomération, le même phénomène a pu être observé dans les bourgs du plateau de Gergovie : Romagnat, Orcet et surtout la Roche-Blanche, villages associant traditionnellement des activités de polyculture et d'extraction de chaux.

Ces implantations ont été durables puisqu'aujourd'hui, on trouve encore une importante population d'origine portugaise dans ces communes. Souvent cette population représente la quasi-totalité des occupants du bourg ancien et une part considérable de la population de l'ensemble de la commune. Ces villages sont actuellement rattrapés par l'extension de Clermont-Ferrand et tendent à en devenir la banlieue verte. Ils attirent des ménages français des classes moyennes qui y font construire des maisons individuelles. Cet attrait qui a d'inévitables incidences sur le prix du foncier n'a pas contribué pour autant à faire partir les Portugais. Au bout de plus de trente ans, leur présence, pour être moins visible que par le passé, n'a fait que s'affirmer. Ils se sont profondément enracinés dans ces lieux qui n'auraient pu être pour eux qu'un point d'accueil temporaire. Us se les sont appropriés affectivement plus encore que patrimonialement. Ils y ont recentré progressivement l'essentiel de leur identité. En analysant sur une longue période l'évolution du mode d'expression de celle-ci, nous pouvons saisir dans toute sa dimension concrète et contrastée la réalité complexe d'un phénomène d'intégration d'étrangers à un fragment localisé de la société française, phénomène assez atypique par rapport au comportement général d'une population immigrée qui, au niveau national, est

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restée très attachée à la vie communautaire et entretient un lien intense avec le

pays d'origine.

Le sauvetage d'un patrimoine

Les raisons de l'installation massive des Portugais dans les vieux centres des villages de la périphérie clermontoise sont avant tout liées à la disponibilité dans ces lieux de nombreuses maisons financièrement très accessibles, que ce soit en location ou en acquisition. Cette disponibilité est due elle-même à un important mouvement de départ des exploitants agricoles qui habitaient les centres des bourgs jusqu'aux années de l'après seconde guerre mondiale. Les viticulteurs qui produisaient des vins de pays ne disposant pas de l'appellation "Côtes d'Auvergne" ont été nombreux à abandonner des exploitations devenues trop peu rentables devant la concurrence d'autres crus de meilleure qualité. Beaucoup ont préféré vendre les terrains occupés par les vignobles à des promoteurs privés qui les ont fréquemment lotis pour les transformer en zones pavillonnaires. Les maisons des bourgs, équipées pour l'activité viticole, n'ayant désormais plus d'intérêt pour eux, ils ont cherché à les louer, plus rarement à les vendre. L'activité des promoteurs de maisons individuelles dans ces villages avait amené de nombreux ouvriers portugais à travailler sur les chantiers. Ils découvrirent ainsi très vite les possibilités que pouvait leur offrir cette offre de logements à bon marché.

L'information circula de l'un à l'autre et progressivement la majorité des maisons de ces bourgs viticoles fut louée à des Portugais. La disposition de ces vastes maisons leur permit de faire venir leur famille depuis le Portugal. A la fin des années 1960, ils représentaient l'essentiel de la population des centres anciens de ces villages, qu'ils contribuaient à faire revivre et à rajeunir considérablement. La plupart des familles installées à cette époque comptait de nombreux enfants. Ceux de nos enquêtes arrivés au cours des années 1960 ont eu en moyenne six enfants. Grâce à cette présence, plusieurs écoles primaires, sur le point de fermer, virent leurs effectifs augmenter considérablement et durent doubler le nombre de leurs classes. Des lignes de bus furent remises en activité et des commerces se réimplantèrent dans les villages.

Au delà des possibilités de se loger ici à bon marché, les Portugais semblent surtout avoir apprécié un environnement rural qui leur rappelait celui qu'ils avaient quitté. Beaucoup de nos enquêtes disent avoir été séduits d'emblée par la possibilité de vivre à la campagne, de pouvoir disposer d'un jardin pour cultiver quelques légumes et d'une cave pour faire eux-mêmes leur vin. Originaires en majorité de la province du Minho, région de petites

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propriétés agricoles où l'on fait de la polyculture associant fréquemment vigne, maïs, légumes et petit élevage à des fins de consommation domestique, ils retrouvaient dans les villages viticoles auvergnats un paysage et des activités qui leur étaient familières. Les maisons de vignerons que l'on trouve dans ces villages avec leur grande cave en rez-de-chaussée et leur escalier extérieur donnant accès aux pièces de séjour ne sont pas sans rappeler fortement la structure de la "quinta", la grande maison rurale traditionnelle du Minho. La cave joue, dans ces maisons, un rôle important. Elle est le lieu de sociabilité masculine par excellence. Les hommes du village s'y retrouvent pour faire leur vin, le goûter, en parler et passer là de longs moments de discussion et de convivialité. Les caves des maisons des villages viticoles auvergnats ont été rapidement réinvesties de la même façon par les hommes portugais.

Les jardins situés à la périphérie des bourgs ont aussi été remis en exploitation, tant pour la consommation personnelle des familles que pour le retour à une activité considérée comme une forme de détente. Les familles enquêtées en 1995 et 1996 dans l'ensemble de ces villages exploitaient toutes un potager et quelques arbres fruitiers et plus d'une sur deux exploitait quelques pieds de vigne et faisait son propre vin. Nombreuses également étaient celles qui élevaient quelques poules et lapins. Ces possibilités de retrouver dans le cadre de l'immigration de petites activités agricoles qui renvoyaient à l'identité paysanne d'origine ont été un facteur d'attachement incontestable des familles portugaises aux villages de la périphérie clermontoise. Progressivement beaucoup sont passées du statut de locataire au statut de propriétaire et ont investi beaucoup d'énergie et de savoir-faire pour restaurer les vieilles maisons qu'ils avaient acquises.

L'histoire récente de La Roche Blanche représente un cas extrême de "sauvetage" de tout un centre de village par le travail de restauration des Portugais. En 1960, la commune ne comptait plus que 300 habitants. Le centre du village était complètement abandonné. La plupart des maisons menaçaient ruine. Plusieurs rues étaient encombrées des gravats des constructions qui s'étaient effondrées. Le premier portugais arrivé là en 1960 dit avoir d'abord acheté une grange vide à un agriculteur qui avait abandonné son activité. Avec l'aide de sa famille et de quelques amis, il l'a restaurée de fond en comble, ne gardant que les murs et refaisant la charpente, la toiture, les menuiseries extérieures et intérieures, les installations électriques et sanitaires. Après y avoir vécu quelques années, il la louait à un compatriote et se lançait dans l'acquisition d'une véritable maison dont il assurait aussi l'entière restauration, grâce au même système d'entraide familiale. Son exemple a été suivi

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rapidement par de nombreux compatriotes qui trouvèrent là une abondance de biens immobiliers accessibles à très bas prix.

La moyenne du coût d'acquisition semble s'être situé à l'époque, d'après les familles interrogées, autour d'une somme de 4000 F, ce qui représente environ 60000 F d'aujourd'hui. Si l'on se réfère au prix de l'immobilier dans ce secteur il y a trente ans, il s'agissait d'une somme très modique qui pouvait être rassemblée sans passer par un emprunt bancaire. La plupart des familles n'ont pas eu à s'endetter pour acquérir mais elles ont accompli un énorme travail de remise en état. Le maire qui présidait à l'époque aux destinées de la commune a très vite compris l'intérêt que pouvait trouver le village à l'arrivée d'une telle population. Face à un électorat qui voyait plutôt cette arrivée comme une invasion, il a encouragé le mouvement d'installation et a tenté d'accompagner les familles portugaises dans leur entreprise de restauration immobilière, leur expliquant les contraintes des règles d'urbanisme et les amenant à respecter l'architecture locale.

Il a voulu aussi valoriser l'action des Portugais et la donner en exemple dans toute la région. A son initiative, FR. 3 Auvergne réalisa, en 1973, un reportage sur le village qui reprenait vie, montrant des femmes portugaises qui se rendaient en file impressionnante au lavoir communal et soulignant le travail considérable accompli par les hommes au niveau de la restauration des maisons traditionnelles.

Celles-ci, construites en lave de Volvic ont vu leurs façades recrépies avec des tons ocres, les pourtours de fenêtres et les linteaux de portes restant dans la couleur originelle, selon des normes de réhabilitation qui se sont imposées dans toute la région.

Les signes extérieurs rappelant l'identité portugaise des occupants sont relativement rares et discrets. De temps à autre, on trouve scellé en façade un "azulejo", petit carreau de faïence bleue représentant souvent une scène religieuse, qui est typique de l'art de la décoration murale au Portugal. Plus souvent, on trouve un escalier extérieur carrelé protégé par une rampe en fer forgé et surchargé de plantations florales. Ceci permet d'introduire une note de couleur dans un paysage architectural où dominent les couleurs sombres et ne semble pas être considéré par l'ensemble des habitants comme une injure à l'authenticité du style local.

L'arrivée des familles portugaises dans ce village a donc permis de sauver un patrimoine traditionnel qui serait sans doute tombé en ruines. Pour les Portugais qui vivent maintenant ici depuis trente ans, la conscience d'être les principaux responsables de ce sauvetage est très vive et se transmet d'une

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génération à l'autre déterminant une forte appropriation psychologique des lieux.

" Sans nous, il n'y aurait plus de Roche Blanche !" " Les maisons étaient abandonnées. Les Français ne s'en occupaient plus. Si on n'était pas arrivés, il ne resterait plus rien !"

Tels sont les propos qu'aiment à répéter les Portugais de tous âges enquêtes dans ce village en 1995. Les jeunes adultes d'aujourd'hui qui étaient enfants à l'époque du travail de restauration se souviennent d'y avoir participé en convoyant des seaux d'eau ou en apportant le panier du repas aux adultes qui travaillaient sur les maisons. Tous ont vécu cette période comme un moment difficile, marqué par un travail harassant mais en même temps comme une véritable épopée de conquête qui a définitivement légitimé leur présence ici.

Les familles des premiers arrivants sont demeurées dans les maisons anciennes des bourgs, maisons qu'elles ont acquises puis restaurées. Beaucoup d'enfants mariés vivent dans leur proximité. Certains vivent dans une maison ancienne, occupée à un moment donné par les parents qui la leur ont ensuite transmise, après l'avoir louée quelques années à des compatriotes. Les transmissions immobilières entre Portugais étant restées pratiquement la règle. D'autres ont fait construire des maisons neuves à la périphérie du bourg. Les comportements par rapport à l'acquisition immobilière ont changé d'une génération à l'autre. Alors que les parents mettaient un point d'honneur à ne pas s'endetter quitte à faire tous les travaux eux-mêmes, les enfants n'hésitent pas à recourir au crédit et, même s'ils sont professionnels du bâtiment, ils font appel à des entreprises de construction, ne réalisant eux-mêmes que les travaux de finition. Néanmoins l'attachement des jeunes à La Roche Blanche ne se dément pas. Ils préfèrent investir plus pour rester dans le village qu'acquérir des pavillons à meilleur marché dans des lotissements plus proches de Clermont-Ferrand.

" Par mon patron, j'aurai pu avoir une maison pas chère, plus proche du travail. J'aime mieux faire construire ici. J'ai passé toute mon enfance là. J'ai mes parents qui habitent là. Mon oncle habite le bourg. Ma soeur a fait construire il y a deux ans. J'en prends pour quinze ans de crédit mais je reste près de ma famille. La Roche-Blanche, c'est vraiment chez nous !"

Progressivement la Roche-Blanche apparaît comme le berceau familial

pour plusieurs générations de Portugais à venir. Les maisons construites par les

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jeunes comportent moins de signes de "portuglaité" que celles restaurées par les parents, tout au moins au niveau des façades mais elles ne sont pas pour autant totalement dépourvues de signes extérieurs de reconnaissance. Le plus évident est la présence quasi-permanente du potager devant la maison avec les inévitables rangées de choux galiciens, couve galega. Ce modeste légume est le seul produit importé du Portugal et réintroduit dans les campagnes locales. De ce fait, il est le signe d'identification privilégié de la présence des familles portugaises dans les maisons du village. La poursuite des pratiques potagères d'une génération à l'autre est également un signe d'identité portugaise. Les Français s'installant en pavillons à La Roche Blanche s'orientent seulement vers la création de jardins d'agrément et bannissent les légumes. Les Portugais assurent par contre la continuité du caractère rural du village par leurs activités agrestes. En dehors du choux toutefois, les productions maraîchères auxquels ils se livrent empruntent toutes à la tradition locale : pommes de terre, haricots verts, petits pois, carottes etc.... Ils poursuivent, comme leurs parents, une petite activité viticole à partir des plants existant dans la région, en général des vignes appartenant à des viticulteurs auvergnats qu'ils ont rachetées ou louées et dont ils n'ont pas modifié la composition en cépages ni le mode d'entretien et de taille. Toutefois, ils n'utilisent pas les mêmes procédés de vinification que ceux des vignerons locaux. Ils s'inspirent de la vinification du vinho verde en usage dans le Minho et qui consiste à provoquer, par l'adjonction de levures naturelles, une fermentation malo-lactique intense donnant à leur vin un léger pétillement.

D'autres signes d'appropriation à long terme et d'attachement au patrimoine local sont perceptibles de la part de la population portugaise du village.

Un homme d'une soixantaine d'années qui n'a pratiquement jamais été à l'école et qui a travaillé toute sa vie sur des chantiers de travaux publics se montre d'une érudition étonnante sur les découvertes archéologiques réalisées dans le secteur. Il nous annoncera avec fierté avoir appris que l'on avait trouvé dans les anciennes carrières à chaux qui dominent le village des restes de fossiles humains parmi les plus anciens de la région. Il citera même les datations précises effectuées au carbone 14 sur ces fossiles et les caractéristiques anthropologiques déduites à leur sujet. Le passé lointain du village ne laisse pas indifférent les nouveaux résidents portugais.

Ce personnage qui se targue par ailleurs d'être un des plus anciens portugais installé dans le bourg a adopté au fil du temps un comportement de "notable" local. Il a placé sur la porte de sa maison une grande plaque de cuivre affichant en grosses lettres en dessous de son patronyme le seul titre dont ils

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puisse se prévaloir, celui de "chef de chantier". Décidé à se faire inhumer à La Roche-Blanche après sa mort, il nous montrera le titre d'achat d'une concession dans le cimetière communal précisant qu'elle est située juste à côté de la tombe de M.Petit, l'ancien maire du village qui avait accueilli les Portugais en 1960.

Si, à La Roche Blanche, le sentiment d'attachement au village et l'intérêt pour son patrimoine sont particulièrement affirmés chez les habitants portugais, on retrouve aussi cela chez tous ceux qui vivent depuis plusieurs années dans les villages viticoles du nord de Clermont-Ferrand, comme chez ceux qui se sont installés à Volvic, dans le vieux bourg central d'abord puis ensuite à la périphérie.

" Ce serait normal qu'on veuille s'occuper des affaires de la ville,..Les Portugais ont repris les vieilles maisons d'ici et ils les ont remises à neuf. Sans nous, Volvic n'existerait peut-être plus ! "

Le travail de remise en état du patrimoine semble avoir fourni aux Portugais un sentiment légitime d'être pleinement chez eux dans tous les villages où ils se sont établis. Un sentiment aussi fort d'appropriation des lieux a déterminé chez eux un mode de sociabilité originale qui contraste avec ce que l'on observe au niveau de la plupart des communautés portugaises de la diaspora. Ce mode de sociabilité semble aussi bien refléter l'histoire particulière de cette immigration que le résultat des influences du milieu local.

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Amour de la famille, distance de la communauté

La plupart des travaux réalisés sur l'immigration portugaise en France révèlent une sociabilité de type communautaire qui s'exprime avec discrétion mais avec constance et détermination ( Poinard et Hily, 1994 ). Les approches monographiques de la population immigrée portugaise remettent en cause l'impression première de "bonne intégration" qui lui est souvent accolée par l'opinion publique ( Cordeiro, 1989). Cette bonne intégration semble être en fait plutôt une bonne insertion dans la société d'accueil et une bonne adaptation à son fonctionnement plutôt qu'une participation en profondeur à sa vie interne. Même si les Portugais vivent plus rarement que d'autres immigrés dans des situations de concentration résidentielle, leurs réseaux de sociabilité fonctionnent en général essentiellement entre compatriotes et offrent peu de possibilités d'interaction avec les Français ou d'autres populations étrangères. L'attachement au pays d'origine demeure très fort et la vie associative entre compatriotes s'affirme comme le principal vecteur de formalisation de la sociabilité. Au niveau de la seconde génération, on observe une certaine tendance à l'ouverture. Les associations fondées par les jeunes Portugais intègrent souvent quelques jeunes d'autres origines, en particulier dans les villes de province. Toutefois, le lien entre les générations restant fort, on observe que, même si les enfants prennent de plus en plus de distance par rapport au projet de retour des parents obligeant souvent ceux-ci à s'installer définitivement en France, leur vie sociale reste, en grande partie tournée vers leurs pairs de même origine. La vie associative demeure un des principaux lieux de la vie sociale.

On recense plus de mille associations portugaises en France dont près de 200 dans la seule agglomération parisienne. ( Cunha, 1983 ). La plupart d'entre elles se réfèrent explicitement à l'origine nationale de leurs fondateurs dans leur intitulé. En dehors des associations créées autour de la musique et de la danse folklorique, les activités n'ont rien de spécifiquement portugais : football, musique moderne, sorties..Elles sont le prétexte de se retrouver essentiellement entre compatriotes. De tels fonctionnements renvoient plutôt à une sociabilité de type nettement communautaire. Celle-ci est encore renforcée par le fait que l'on retrouve fréquemment des regroupements d'originaires des mêmes villages du Portugal dans les mêmes communes des agglomérations françaises.

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Il n'y a rien de tel dans les villages de la périphérie clermontoise dont nous parlons ici. Certes la très grande majorité des Portugais installés ici vient de la province du Minho et plus précisément des environs de Guimaraes et l'on trouve quelques villages fortement représentés comme Povoa do Lanhoso ou Sao Joao da Ponte. Pour autant, on n'observe pas de regroupement significatif des originaires de l'un ou l'autre de ces villages dans le même bourg auvergnat, comme on a pu trouver des villages portugais pratiquement transplantés dans certaines communes de la banlieue parisienne ( Rocha Trindade, 1973 ). Les mêmes origines villageoises se retrouvent aussi bien à Volvic qu'à Chateaugay ou à La Roche Blanche. Les Portugais sont arrivés ici massivement et à la même période, mais en ordre dispersé et guidés par des réseaux familiaux différents n'entretenant pas de relations étroites les uns avec les autres. Certains de nos enquêtes se souviennent de l'impression de solitude qu'ils ont ressentie en arrivant dans ces bourgs pourtant peuplés essentiellement par des familles de compatriotes :

" Toutes les familles venaient du Minho,, comme nous. Mais je ne connaissais personne. Fendant longtemps, je me suis sentie très seule."

Le réseau familial qui était au départ le biais par lequel circulaient les informations permettant l'accès aux maisons disponibles est resté par la suite le principal milieu de sociabilité. Plusieurs années après leur installation, la majorité des familles dit avoir très peu de contacts avec les voisins portugais n'appartenant pas à leur párentele.

Personne ne se souvient que ces villages aient jamais connu une vie sociale centrée sur la communauté portugaise. Le Puy-de-Dôme ne compte actuellement que douze associations portugaises15, ce qui est très peu, eu égard à l'importance de cette population dans le département et comparativement à ce que l'on trouve dans les autres régions de France concernées par l'immigration portugaise. La majorité de ces associations se trouve d'ailleurs localisée à Clermont-Ferrand même ou dans les communes de la proche périphérie. Il s'agit pour certaines d'associations folkloriques assez actives se produisant souvent dans les fêtes locales. Les autres sont des associations ayant des buts variés et font référence dans leur intitulé à leur nationalité d'origine, ou à leur région de provenance ainsi qu'à leur ville de résidence, instituant par ce biais là un mode de représentativité locale. La présence associative portugaise à Clermont-Ferrand et dans les villes voisines se traduit par d'importantes manifestations communautaires dans certaines occasions. La

15 Informations communiquées par la revue Presença potuguesa.

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Saint-Jean est célébrée chaque année Place du Mazet, dans un vieux quartier populaire de Clermont avec la présence de plusieurs groupes folkloriques portugais et avec une assistance essentiellement portugaise. Cette fête, très populaire au Portugal, reprend ici une bonne partie des caractéristiques qu'elle affiche dans le pays d'origine. D'autres manifestations collectives d'identité portugaise sont observables en ville. L'église romane Notre Dame du Port qui fait office de paroisse portugaise et accueille un office dominical célébré dans la langue de Camoès connaît à l'occasion de la célébration de l'apparition de Fatima de grandes manifestations professionnelles marquées par des signes ostentatoires de mortification comme la traversée de la nef sur les genoux par de nombreux fidèles. La présence d'associations portugaises semble donc, dans la ville et sa proche banlieue, le signe le plus manifeste d'une vie communautaire portugaise intense et l'indication d'une sociabilité qui passe avant tout par la collectivité des compatriotes.

Les choses sont différentes dans les villages de la campagne environnante. Bien que la population portugaise y soit proportionnellement beaucoup plus nombreuse et beaucoup plus concentrée qu'en ville, les manifestations d'identité collective portugaise y sont aujourd'hui inexistantes. Aucune association portugaise n'y a jamais été domiciliée. Les personnes interrogées disent cependant se souvenir d'une époque où l'on trouvait encore des manifestations de sociabilité portugaise d'ordre informel et occasionnel. Les femmes se retrouvaient au lavoir communal, les hommes au marché hebdomadaire et l'ensemble des familles sur la place de l'église à la sortie de la messe dominicale. A la Roche Blanche et à Volvic, il y a eu pendant un temps assez bref des équipes de football portugaises qui n'ont pour autant pas débouché sur la création de "clubs ethniques ", comme cela existe dans d'autres villes de France. Le fait que ces équipes aient été essentiellement composées de Portugais provenait plutôt de l'extrême faiblesse du nombre d'habitants français de ces villages en âge de pratiquer ce sport. Pour les Portugais qui s'investissaient bénévolement dans ces équipes de football, il s'agissait avant tout d'aider une équipe locale te non pas une équipe portugaise. M. D.N, habitant de la Roche Blanche qui à l'époque servait de chauffeur à l'équipe et s'occupait de l'entretien des vestiaires et du terrain précise qu'il faisait tout cela bénévolement pour faire plaisir au maire de la commune qui voulait le rémunérer pour cette activité.

S'il existe toujours à Volvic un café tenu par un Portugais où l'on se retrouve fréquemment entre compatriotes et s'il a existé, il y a quelques années, à La Roche Blanche, une supérette gérée par une famille portugaise, on ne peut pas parler pour autant de la présence de "commerces ethniques" dans ces

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villages. La demande en produits alimentaires portugais est plutôt faible dans les familles rencontrées. Beaucoup consomment leurs propres produits : les choux de leurs jardins, leur vin, leurs volailles et leurs lapins. Ils se rendent dans les grandes surfaces de Clermont-Ferrand pour leurs autres besoins. Là, comme dans d'autres établissements du même type, il est devenu banal de trouver des produits alimentaires très prisés par les Portugais comme la morue séchée, le chorizo et autres charcuteries pimentées, les sardines fraîches,

etc Si l'on vit "à la portugaise" pour ce qui est de l'alimentation et des loisirs,

c'est de façon individuelle et sans passer par des lieux, des personnalités, des institutions symboliques d'une identité collective. Les personnes interrogées disent n'avoir ressenti leur appartenance à la communauté portugaise des différents villages qu'à l'époque où se déroulaient les travaux de restauration des maisons. Il semble que, dans ces circonstances, la solidarité ait dépassé le cadre du réseau familial et que l'entraide se soit située à un niveau plus large, en particulier pour ce qui concernait les gros travaux de déblaiement des gravats qui encombraient les rues du village. A La Roche Blanche, les habitants portugais avaient entrepris, dans la foulée de leurs activités de réhabilitation immobilière, la restauration de l'église du village. C'est la seule oeuvre communautaire qu'ils aient jamais accomplie dans ces villages et encore n'ont-ils pas restauré cette église pour se l'approprier et en faire leur paroisse mais, selon leurs dires, pour témoigner de leur gratitude envers une commune qui les avait bien accueillis. Cette époque de grands travaux était aussi une période de grande solidarité et de grande convivialité entre compatriotes.

Ceci n'est aujourd'hui plus qu'un lointain souvenir car dès la fin de cette période, les attitudes de méfiance entre compatriotes semblent être devenues la norme. Beaucoup d'enquêtes disent se tenir à distance de leurs compatriotes par crainte des ragots et des jalousies. Selon eux, l'amélioration de la situation et la réussite de plusieurs familles devenues propriétaires de maisons auraient contribué à attiser les envies et à stimuler les dénigrements réciproques.

" Au début, on était plus proches les uns des autres. Avec le temps, il y a eu de la jalousie. Si une famille achète une maison, le voisin veut aussi en acheter une ! " " C'est vrai qu'à Volvic, au début les Portugais étaient proches. Us s'aidaient quand il y avait besoin.. Et après, les familles ont acheté et on s'est renfermé. Chacun vit renfermé. Les gens sont plus méchants maintenant et ils font des histoires quand on est trop ensemble Les Portugais sont jaloux entre eux....."

L'accession à la propriété, l'enrichissement relatif des familles portugaises sont les facteurs mis systématiquement en avant pour situer la période au cours de laquelle les choses ont basculé et où l'on est passé d'une

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dynamique de solidarité communautaire à une logique de repli individuel autour des biens matériels sur un fonds de conflits et de jalousies internes.

Le portrait des autres familles portugaises par les personnes interrogées dans les différents villages est à dominante plutôt négative. Elles sont régulièrement accusées d'avoir une propension à se mêler des affaires des autres et à se jalouser fortement. S'il y a le sentiment qu'il existe une communauté portugaise dans ces villages, celle-ci n'est perçue que sous ses aspects contraignants et l'attitude dominante est de vouloir la fuir ou tout au moins l'éviter.

" Le problème, vous savez, c'est la jalousie. Les Portugais ne supportent pas qu'un voisin réussisse mieux dans la vie; .C'est bien dommage ! ça cause des problèmes, c'est sûr. " " On se voit au moment de la procession, mais maintenant, j'évite d'inviter d'autres

familles à la maison. Dans le temps, je le faisais et ça m'a posé beaucoup de problèmes, de disputes. Alors, avec ma femme, on a décidé d'arrêter de s'inviter. " " Je n'aime pas sortir. Je dis juste bonjour et c'est tout. Avant, j'allais au marché. Plus maintenant, ça me fatigue de voir les mêmes têtes....ça fait trop longtemps queje suis ici. J'aimerais mieux habiter à Clermont-Ferrand, comme ça, il y aurait moins de ragots."

Cette récurrence du thème du voisin portugais envieux et porté sur les commérages se rencontre dans tous les entretiens réalisés dans les villages. C'est aussi ce trait de caractère que l'on évoque pour expliquer la faiblesse de la vie communautaire portugaise au niveau local.

" NOMS aimons retrouver des amis, passer des moments ensemble, voir des spectacles, des danses folkloriques. A Volvic, il n'y a rien de tout ça. C'est peut-être mieux comme ça. Les gens ici se critiquent trop pour passer des moments ensemble ! "

La personne qui s'exprime ainsi dit que, par ailleurs, elle et son mari fréquentent une association portugaise installée dans une ville à trente kilomètres de là. Cela tendrait à indiquer que c'est la dimension villageoise qui s'oppose à l'organisation de la vie communautaire. L'espace villageois induit-il une trop grande densité de relations pour permettre une gestion efficace des tensions qui naissent des rivalités pour le leadership de la vie communautaire ? Beaucoup de personnes interrogées mentionnent que, du fait que les villages sont trop petits, les Portugais se connaissent trop bien et depuis trop longtemps pour pouvoir faire des choses ensemble. Cependant, les mêmes personnes affirment par ailleurs leur attachement à l'espace villageois, disant apprécier son intimité par rapport à l'anonymat de la grande ville. Est-ce plutôt la course

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à la propriété immobilière qui stimule les rivalités, recréant l'ambiance des villages d'origine où la compétition pour l'accroissement de la propriété foncière est souvent à l'origine des conflits et des violences entre familles et des agressions en sorcellerie 16 ? n semble plutôt qu'on retrouve là une des caractéristiques de la population immigrée portugaise des villages auvergnats par rapport à la population immigrée portugaise dans son ensemble. H s'agit d'une population qui est venue s'installer là, guidée par des réseaux familiaux et des opportunités individuelles et qui n'a jamais constitué un groupe communautaire avec pour base une origine villageoise homogène et des leaders reconnus. Certes les jalousies et les rivalités existent aussi dans les groupes qui ont cette dimension communautaire mais il y existe des instances de régulation efficaces, des possibilités d'arbitrage acceptées. Chez les populations que nous avons étudiées ici, l'absence de telles instances freine les initiatives collectives par la crainte que celles-ci suscitent des rivalités ingérables. Cela disqualifie même toute possibilité d'émergence d'un pouvoir acceptable par les Portugais.

"Ici, si le maire était portugais, les Portugais d'ici se trireraient dans les pattes. Les gens n'accepteraient pas; il y aurait de la bagarre, de la jalousie, parce que certaines personnes essayeraient d'obtenir de là mairie des avantages pour des terres et autres.."

La forte présence des Portugais dans les communes étudiées ne débouche pas sur la prise de conscience qu'une telle situation pourrait créer un phénomène de pouvoir "ethnique". Si une telle perspective pouvait apparaître, elle serait perçue comme porteuse d'effets exclusivement négatifs. Dans l'ensemble des communes viticoles de la périphérie, une seule personne d'origine portugaise a aujourd'hui un mandat de conseiller municipal. La grande majorité de ses compatriotes ne le connaissent même pas et lui-même n'a jamais mis en avant ses origines pour obtenir une audience plus large auprès de ceux, nombreux aujourd'hui, qui disposent de la nationalité française et du droit de vote.

En contre point de ce dénigrement systématique de la population portugaise par la plupart des familles enquêtées, la population française est perçue très positivement. Plusieurs personnes disent se rappeler de gestes de sympathie qui leur auraient été témoignés par les habitants français des villages lors de leur arrivée : don de vêtements pour les enfants, aide pour remplir des documents etc..

16 Voir à ce sujet C.Frédérikson, 1991, " L'écartèlement des corps", Bulletin du Groupe Anthropologie du Portugal, n°3, CEP-EHESS, 51-71.

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" Il y avait des Français racistes et envieux, mais, dans l'ensemble, ils étaient plus généreux que les Portugais. En arrivant, des familles françaises m'ont donné des vêtements pour mes enfants, quand je suis allée accoucher pour la première fois dans une maternité française, des voisines françaises m'ont donné des couches et des layettes que je n'aurai pas eu les moyens d'acheter. " " Avec les Français,, ça se passe mieux qu'avec les Portugais. Les années passent et on se dit bonjour, on prend des nouvelles des enfants, alors qu'avec les Portugais, on finit toujours par se critiquer. "

Les qualités prêtées aux Français sont à l'antipode des défauts prêtés aux compatriotes : polis, respectueux de la vie privée d'autrui, généreux...

Pour autant, les relations entre familles françaises et portugaises des mêmes villages sont peu développées. Les anciens habitants français, agriculteurs retraités pour la plupart, sont restés dans une attitude de méfiance polie vis-à-vis d'une population dont l'arrivée massive a coïncidé avec la fin de leurs activités traditionnelles et de leur position dominante dans les villages. Les nouveaux, appartenant plutôt aux classes moyennes clermontoises en quête d'une résidence dans la banlieue verte, ont trop de distance sociale par rapport aux familles portugaises, essentiellement ouvrières, pour pouvoir entretenir avec elles des relations d'intimité.

L'image positive des Français reflète plutôt l'attitude fréquente des immigrés portugais à vouloir rester les plus "invisibles" possible. Les relations courtoises mais distantes qu'ils entretiennent avec la population française des leurs communes de résidence leur garantissent à la fois le respect de leur intimité familiale et une bonne image externe. Au cours des nombreuses années de séjour dans les villages, les Portugais ont tout mis en oeuvre pour ne jamais apparaître comme une population trop visible qui pourrait éventuellement susciter chez les Français un sentiment d'être envahis. Une jeune femme d'origine portugaise se souvient que lorsqu'elle était collégienne à Volvic, de jeunes immigrés s'étaient amusés à débaptiser la commune en écrivant sur le panneau placé à l'entrée du bourg "Portosville". Ceci avait fait scandale au sein de la population portugaise, non pas parce qu'ils voyaient là une marque de discrimination xénophobe envers eux mais parce que cela pouvait apparaître comme une revendication d'appropriation de la commune qui aurait pu choquer les Français. En fait, le graffiti instituant la nouvelle dénomination resta pratiquement inaperçu de la population française. Les auteurs de la farce en fait n'avaient voulu qu'exprimer le malaise qu'ils ressentaient à se retrouver presque uniquement entre élèves portugais dans un collège français. Us furent toutefois vertement tancés par leurs parents et sévèrement jugés par l'ensemble

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des adultes pour avoir cherché à singulariser leurs compatriotes en soulignant leur présence dans la commune. On a, à travers cette anecdote symbolique, tout le paradoxe du comportement collectif portugais dans les villages étudiés ici : être ensemble sans vouloir manifester que l'on est ensemble, former un groupe dense sans vouloir que ce groupe affiche son identité d'origine, s'approprier un espace de résidence sans vouloir que cette appropriation prenne une dimension communautaire.

En fait, la dimension collective de la présence des Portugais dans les communes étudiées ici résulte plutôt du rassemblement d'un agrégat de familles plus ou moins alliées entre elles mais soucieuses de conserver une grande autonomie par rapport au groupe d'origine et une grande discrétion par rapport à la population française, souvent encore minoritaire dans les bourgs mais toujours perçue comme dominante. La sociabilité de la population étudiée ici est essentiellement limitée au groupe familial et le choix des alliances relève de la liberté des individus sans être surdéterminé par l'appartenance à un groupe collectivement identifiable. On note la présence de ménages collatéraux appartenant à la première génération d'immigrés dans plusieurs villages étudiés. Celle-ci n'est toutefois pas systématique. Par contre, on trouve régulièrement et partout la présence de ménages fondés par les enfants de la seconde génération, ménages qui vivent à proximité de la résidence des parents et entretiennent avec eux des relations très denses. Cette proximité intergénérationnelle semble résulter souvent d'une stratégie parentale de maintien des liens. Les enfants transmettent souvent à leurs enfants une maison qu'ils ont occupée dans le passé après l'avoir restaurée. Dans certains cas, ils ont prévu à l'avance un lieu de résidence pour leurs enfants à proximité du leur.

" Il y a quelques années, j'ai acheté une grange que j'ai retapée, je l'ai achetée parce qu'il y avait un terrain libre à côté. J'ai pensé que comme ça, mon fils pourrait y faire construire plus tard. "

Les familles de la première génération avaient en moyenne cinq ou six enfants. Cela fait qu'aujourd'hui, il y a plusieurs ménages de même famille dans les mêmes villages. Monsieur R. qui a eu huit enfants constate qu'aujourd'hui cinq d'entre eux sont installés à La Roche Blanche. Quatre ont construit du neuf avec l'aide de la famille. Le dernier a hérité de la première maison occupée par le ménage des parents, maison qui a été restaurée dans les premières années où ils venaient d'arriver au village. Les trois autres enfants habitent la région.

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Cette proximité spatiale entre le ménage des parents et les ménages des enfants entraîne une forte densité relationnelle. Les entraides sont nombreuses et presque quotidiennes. Les réunions de toute la famille sont assez fréquentes.

" Ici, j'ai tous mes enfants. Je les vois quand je veux, c'est tout ce qui compte. " " Ma fille vit juste en bas de la rue. Elle est pas loin de moi, ça aide, vous savez ! Elle

fait les courses pour moi et moi, je l'aide un peu aussi. Je lui garde ses enfants quand elle a des courses à faire."

Le repas du dimanche qui réunit chez les parents les enfants mariés et leurs familles apparaît comme un rite essentiel pour les personnes interrogées. Aucune n'imagine de pouvoir s'en passer un jour.

Cette sociabilité centrée sur la famille de "trois générations" n'entraîne pas cependant une endogamie entre familles portugaises. Les mariages mixtes sont très nombreux, au point de constituer presque une norme. Monsieur D.B qui a cinq fils précise que quatre ont épousé des françaises et le cinquième une française d'origine italienne. Tous sont installés dans les environs. M et Mme D.S, sur six enfants en comptent trois mariés avec des conjoints français, deux avec des Portugais et une avec un français d'origine espagnole. Souvent les personnes interrogées précisent l'origine du conjoint quand il est de nationalité française, comme si cela lui conférait une valeur moindre que s'il était "français de souche". On peut voir, à travers cet étalage de la mixité nationale des' ménages de la seconde génération, une volonté d'affirmer son désir d'intégration. En fait, il s'agit plus d'une intégration locale que nationale. Les conjoints rencontrés sont tous originaires de la région. Les enfants mariés à des Français ont pour une partie importante d'entre eux gardé leur nationalité d'origine. Cette importance des mariages mixtes réalisés dans la région traduit aussi une sociabilité très ouverte de la part de la seconde génération malgré la faible présence des jeunes français qu'ils ont pu rencontrer au cours de leur enfance dans les villages. On peut faire l'hypothèse que le fait qu'il n'y ait pas eu, dans les villages, d'encadrement des jeunes Portugais par une mouvance associative contrôlée par les adultes leur a laissé de plus larges opportunités de rencontre et de fait un choix plus large en matière de conjoint.

La mixité paraît bien acceptée dans l'ensemble par les parents quand elle n'est pas tout simplement revendiquée comme un signe de réussite et d'intégration. Certaines réflexions cependant font ressortir que des préjugés persistent. M et Mme R. expliquent la moindre réussite de leur dernier fils qui n'a pu, comme ses aînés, faire construire une maison neuve, par la faute de sa femme,"une française qui jette l'argent par les fenêtres". Dans ce cas là, une certaine idée de la femme française, frivole et dépensière est invoquée comme

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s'opposant aux valeurs portugaises d'économie et de sérieux. Dans ce cas là, le projet portugais d'installation stable qui symbolise l'essentiel de la réussite matérielle est contrarié par un malheureux choix matrimonial. Ce cas n'est toutefois pas généralisé. La systématisation des stéréotypes dont font preuve nos enquêtes portugais pour décrire leurs compatriotes : jaloux, mesquins, sans égards pour la vie privée des autres, n'a pas son équivalent quand ils parlent des Français. L'approche est à ce niveau beaucoup plus nuancée et à dominante positive. On peut y voir une différence de perception entre les groupes minoritaires : Portugais mais aussi Turcs et Arabes apparaissant toujours comme des communautés aux traits homogènes tandis que la population française majoritaire est perçue comme un ensemble d'individus aux traits diversifiés et au caractère plus ou moins singulier.

La stratégie nettement plus individuelle que communautaire dont font preuve les Portugais des villages étudiés ici pour construire leur avenir dans la société locale se prête à l'établissement de liens d'alliance avec la population dominante perçue comme indépendante d'allégeances communautaires étroites. La vie de famille qui constitue la base de la sociabilité portugaise peut donc, sans problèmes, intégrer, des éléments extérieurs à la communauté d'origine pourvu que ces éléments là soient indépendants d'un groupe à caractère communautaire identifiable. De ce fait, il n'y a pas ici de mariage entre Portugais et Turcs ou Maghrébins mais pas non plus entre Portugais et Français appartenant à la population villageoise de souche. Les unions se sont faites avec des conjoints français rencontrés ailleurs ou appartenant à des familles nouvellement arrivées. Ces conjoints sont ainsi intégrés facilement aux réseaux familiaux portugais.

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L'appropriation du patrimoine symbolique

Malgré l'affirmation de la plupart des familles portugaises rencontrées de se tenir à distance de leurs compatriotes, on observe pourtant des manifestations collectives où se retrouve l'ensemble de la population portugaise des villages considérés. Mais ces manifestations ne sont pas liées à des traditions importées du Portugal. Il s'agit de traditions locales dans lesquelles les Portugais se sont fortement investis au point de paraître quelquefois se les approprier en totalité. Il s'agit essentiellement de manifestations religieuses ou festives. A Volvic, la procession qui se déroule le dernier dimanche de mai depuis la place de l'église jusqu'à la statue monumentale de Notre Dame de la Garde qui surplombe la Limagne est animée principalement par la communauté portugaise de la ville. Ce sont les Portugais de Volvic et des villages alentour qui ont financé la réfection de la statue du saint qui est portée en procession jusqu'à Notre-Dame de la Garde. Le sens de cette procession est à la fois lié au culte des saints populaires et au culte mariai. Il s'agit d'attirer la bénédiction mariale sur la commune à travers le saint qui en assure habituellement la protection. Les sens premier de cette procession ne semble pas avoir été altéré par le fait que les Portugais représentent l'essentiel des participants.

L'interprétation des origines de leur intérêt pour cette manifestation pose plusieurs questions. Le culte des saints populaires est très répandu au Portugal, en particulier Saint-Jean et Saint-Martin. Leurs fêtes donnent toujours lieu à de grandes manifestations populaires, en particulier des processions avec port de statues et de reliques. Le culte mariai est devenu également une quasi-affaire nationale depuis l'apparition de la vierge à Fatima en 1917. On peut penser que les Portugais ont trouvé là une occasion d'associer deux types de culte très répandus dans leur pays et que la procession de Volvic est un substitut aux cultes qu'ils auraient suivis chez eux s'ils y étaient restés, donc un moyen d'exprimer, à travers cette manifestation, un attachement à la partie religieuse de leur identité. De nombreux arguments peuvent être invoqués pour renforcer cette hypothèse. Les pèlerinages et les processions organisés par les immigrés portugais en France sont particulièrement nombreux. En particulier, les communautés portugaises de France participent à de nombreuses manifestations de caractère mariai qui se situent à proximité de la date du 13 mai, jour de l'apparition de Fatima. A travers la France, plusieurs pèlerinages tombés en désuétude revivent grâce à la participation des Portugais. Mais leur sens est en général assez altéré. L'intérêt des Portugais pour ces pèlerinages

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tient plutôt dans une coïncidence de dates ou d'objet de culte. Ainsi au Mont-Roland dans le Jura, il existait traditionnellement le 13 mai un pèlerinage, en l'honneur de Sainte Rolande à l'honneur ce jour là. La coïncidence de date avec l'apparition de Fatima a transformé ce pèlerinage de rayonnement très local en plus grand pèlerinage de la communauté portugaise de France. Chaque année près de 12000 personnes appartenant aux différentes communautés portugaises de France s'y retrouvent dans une ambiance typique des grandes manifestations religieuses du Portugal.

Il ne semble pas que l'on soit dans le même cas de figure avec la procession de Volvic. Certes, la date du dernier dimanche de mai à laquelle a lieu cette procession n'est pas très éloignée de la date de Fatima. Mais il se trouve qu'une autre manifestation régionale a déjà servi de substitut à la commémoration de Fatima. Il s'agit du pèlerinage à la vierge noire de la basilique Notre-Dame-du-Port de Clermont-Ferrand qui se tient le dimanche suivant le 14 mai. Cette vierge noire, reproduction d'une icône byzantine connue en cette basilique depuis le XlIIe siècle attirait jusqu'aux années 1960 une foule nombreuse. La désaffection ultérieure des pèlerins français pour cette manifestation a laissé la place aux Portugais qui célèbrent là leur version auvergnate de la fête de Fatima. On y observe en particulier des manifestations dolorosistes avec des marches sur les genoux et d'autres mortifications qui se rencontrent régulièrement au Portugal lors du pèlerinage à Notre-Dame de Fatima.

On ne trouve rien de tel à Volvic. La procession à Notre-Dame de la Garde se déroule dans une ambiance qui n'évoque rien de ce genre de manifestation. On y trouve pas non plus l'association sacré/profane qui caractérise les fêtes des saints populaires au Portugal. La procession ne se termine pas par des réjouissances et des ripailles. Cette procession qui ressort de la tradition religieuse locale n'a pas été modifiée ni dans le fond ni dans la forme par le fait que les participants sont aujourd'hui presque exclusivement des Portugais. Ils ont trouvé là une occasion d'exprimer à la fois leur religiosité et leur volonté d'intégration locale. Ils s'approprient ainsi un élément du patrimoine symbolique local sans en détourner le sens pour l'adapter à leur culture. Ils jouent là la version religieuse de leur sauvetage du patrimoine architectural des bourgs anciens.

Demeurés dans l'ensemble très attachés à la pratique catholique, les Portugais des villages étudiés ici se retrouvent souvent presque seuls dans les manifestations religieuses. Ils ne semblent cependant pas utiliser ce quasi-monopole des célébrations catholiques pour faire de celles-ci une occasion d'expression de leur identité nationale, comme cela a pu être observé ailleurs (

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Barou, 1994 ). Malgré le poids considérable qu'ils représentent dans les manifestations cultuelles locales, leur dévotion semble être plus d'ordre individuel que communautaire. Un femme de La Roche Blanche dit s'astreindre à se rendre régulièrement à la messe dans sa paroisse de résidence alors que, parlant toujours très mal français elle ne comprend presque rien de ce qui est dit. Il y a, dans certaines églises de Clermont-Ferrand des offices célébrés en portugais. Les Portugais des villages étudiés ici disent préférer fréquenter leur église locale parce qu'ils s'y trouvent plus "chez eux". Leur identité catholique leur sert moins à cultiver un particularisme national qu'à renforcer la légitimité de leur présence au niveau local. Cela apparaît clairement quand ils parlent des immigrés non-catholiques. A Volvic, une population turque relativement importante est venue progressivement se substituer aux Portugais dans le vieux quartier de la rue du Bas. Si les Portugais n'entretiennent pas de mauvaises relations avec les Turcs et leur reconnaissent même des qualités qu'ils disent avoir eux-mêmes perdues, comme l'entraide et la solidarité, ils tiennent à s'en distinguer en mettant en avant leur appartenance religieuse.

" Les Turcs, c'est pas pareil, ils sont gentils mais ils sont différents de nous. Oui, c'est vrai, ils ont pas la même religion, alors ça les éloigne." " Avec les Français, ça se passe bien. On se connaît, mais, avec les Turcs, ils sont plus distants. Ils ne se mélangent pas. C'est peut-être leur religion qui veut ça? " " Avec les Turcs, on les retrouve au boulot mais c'est difficile de communiquer avec eux. A cause de leur religion, ils s'intègrent pas."

Cette appartenance religieuse catholique, mise en avant par les Portugais pour se différencier des Turcs, tend à renforcer leur appropriation affective de l'univers villageois. Elle leur fournit l'occasion de s'inscrire dans la continuité d'une tradition qui existait avant eux et indépendamment d'eux. Par certains actes, ils font un peu plus leurs les symboles identitaires locaux.

Us reprennent ainsi des traditions locales profanes également tombées en désuétude comme les vendanges qui sont pour eux l'occasion de nombreux échanges de services et de rassemblements festifs dans les villages viticoles. A Chateaugay, la fête traditionnelle de la fin des vendanges, pratiquement disparue au début des années I960, a pu reprendre vie grâce aux Portugais. Cette fête, de caractère assez spontané, était traditionnellement animée par les petits viticulteurs locaux qui, à la fin des vendanges, défilaient dans les rues avec les tonneaux contenant le "vin nouveau" et proposaient à la ronde des dégustations. Cette manifestation a disparu depuis longtemps et les petits viticulteurs qui l'organisaient ont disparu de même. Les vignes sont maintenant

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la propriété de groupes de professionnels du vin pour qui les fêtes ne représentent aucun intérêt publicitaire.

Par contre, les Portugais ont presque tous quelques pieds de vigne dans les environs du village. A la fin des vendanges, ils promènent dans les rues du village les hottes de raisins posées sur des remorques tirées par de petits tracteurs ou par des voitures et s'invitent ensuite d'une cave à l'autre pour goûter le vin issu de la première presse. Ils ont ainsi conscience de maintenir une tradition villageoise qui sans eux aurait totalement disparue.

"La fête des vendanges, elle existe grâce à nous. H n'y a plus que nous qui faisons le vin

comme autrefois. Les vignerons français, il n'y en a plus beaucoup. Ceux qui restent

font ça pour l'argent. Ils vendangent de leur côté et on ne les voit plus dans les rue du

village! "

Là aussi, il y a une relative coïncidence entre cette fête des vendanges, reprise d'une tradition presque disparue et la fête portugaise de la Saint-Martin qui se tient à la même époque et connaît une grande popularité. Toutefois, on ne retrouve pas à Chateaugay l'élément religieux qui accompagne toutes les fêtes des saints populaires au Portugal. On a donc plutôt, là aussi, la reprise d'une tradition locale par les immigrés portugais sans qu'on puisse observer de détournement de sens qui en ferait une manifestation identitaire d'une communauté immigrée désireuse de garder conscience de son originalité. En fait, si les Portugais reprennent si spontanément les manifestations symboliques locales, c'est parce qu'ils s'y trouvent à l'aise. Par bien des aspects, leur mode de vie actuel les rapproche de ceux des villageois français qui, une génération avant eux, animaient ces manifestations. Malgré leur statut d'ouvriers immigrés et leur participation intense au monde industriel, les Portugais des villages étudiés ici restent des gens de la terre, très proches par la mentalité de la petite paysannerie du Minho dont ils sont issus et à travers elle de toutes les petites paysanneries européennes. Les terroirs auvergnats où les hasards de leur migration les a conduits sont encore imprégnés des marques de la paysannerie, marques auxquelles les Portugais sont plus attentifs que d'autres parce qu'ils sont venus d'un monde où cette couche sociale était encore vivante. De ce fait, ils ont reconnu dans ces terroirs quelque-chose de familier et ils s'y sont identifiés de plus en plus au fil du temps.

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Un recentrage de l'identité

Quelle est l'identité de cette population, encore profondément marquée par la culture du pays d'origine et qui fait preuve par ailleurs d'une aussi forte volonté de "s'enraciner" dans les terroirs auvergnats où leur migration les a conduits à s'installer ? Quelle représentation se font-ils de leur identité en tant qu'immigrés en France et quels souhaits formulent-ils par rapport à la France ? Malgré le temps passé en France et la distance qui s'est creusée avec le pays d'origine, aucun ne dit se sentir français ou vouloir le devenir. On n'observe aucune demande de naturalisation de la part des adultes de la première génération. Quelques-uns disent avoir très mal vécu les pressions de certaines administrations qui leur conseillaient d'opter pour la nationalité française pour disposer de plus d'ouvertures sur la monde du travail ou de faire naturaliser leurs enfants nés au Portugal pour leur donner de meilleurs chances dans la vie.

" L'aîné qui était né au Portugal n'avait pas la nationalité française. A l'école, les instituteurs disaient qu'il était très bon élève et que s'il devenait français, il aurait de meilleures chances. Ils nous reprochaient de ne pas vouloir lui demander la nationalité française. "

Pratiquement aucune personne de la première génération n'a demandé la nationalité française ni ne dit avoir songé à le faire. La question leur paraît sans intérêt. Une telle attitude ne signifie en rien un refus de l'intégration en France pour eux et leurs enfants, ni un attachement indéfectible au Portugal. L'accès automatique à la nationalité française des enfants nés en France n'est contesté par personne. C'est la démarche volontaire qui semble gênante. Cela semble du en partie à la complexité administrative nécessitée par ce genre de démarche, complexité peu engageante pour une population encore en partie analphabète et peu à l'aise devant les formulaires et maîtrisant mal le langage des institutions. Au delà de cette gène par rapport à la démarche elle-même, personne toutefois dit se sentir français. Plusieurs personnes précisent qu'elles se considèrent toujours comme portugaise, même si elles n'envisagent plus de retourner dans leur pays d'origine. Toutefois cette affirmation du primat de l'identité portugaise est souvent nuancée par des déclarations d'attachement, sinon à la France, tout au moins au village d'installation.

* Je suis d'abord portugaise mais je me sens mieux à Volvic qu 'au Portugal "

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" Je suis portugaise. Mais j'aime mieux Volvic, C'est chez moi maintenant, ça fait si longtemps, vous comprenez ! "

Ce type d'affirmation est beaucoup plus souvent le fait des femmes. Dans un certain nombre de cas, c'est l'attachement à la "petite patrie" auvergnate qui légitimerait la démarche d'acquisition de la nationalité française.

" Au bout de toutes ces années, j'ai demandé la nationalité française parce que je compte vieillir ici. ]e suis très attachée à Volvic. "

Cet attrait des femmes pour la nationalité française, guidée par un désir de participer plus intensément à la vie de leur petite patrie d'adoption, rencontre parfois l'hostilité des maris.

•".J'aime beaucoup cette région et je voudrais voter,-participer au déroulement des élections. Je voudrais me naturaliser mais mon mari est contre. "

Chez les hommes, en effet, l'affirmation identitaire est beaucoup plus nettement portugaise.

" Je suis Portugais, mon pays, c'est d'abord le Portugal. " " Je suis Portugais et ma patrie, c'est le Portugal. On n'y peut rien, c'est comme ça ! Je ne dis pas que la France ne m'a pas apporté des choses. Mais ici, c'est pas chez moi ! Je peux pas m'exprimer comme je le voudrais, C'est pas mon pays, vous comprenez ! " " Je suis Portugais,. Je ne renie pas ma patrie. Je ne me suis jamais naturalisé. J'aime beaucoup Volvic, mais je choisis d'abord le Portugal. C'est le pays où je suis né. C'est important. On ne l'oublie jamais."

L'attachement à l'identité portugaise est exprimé par tous les hommes nés au Portugal et y ayant passé une partie de leur jeunesse. Il semble toutefois plus nettement affirmé chez les hommes arrivés plus récemment, ceux qui ont aujourd'hui autour de la quarantaine. Ceux là n'ont pourtant passé que leur enfance au Portugal.

Un homme d'une quarantaine d'années qui dit avoir quitté le Portugal à l'âge de 14 ans et qui s'est, depuis lors, bien intégré en France précise que, bien qu'il se soit habitué à la région, il se sent d'abord portugais et qu'il n'a pas de plus grand joie que d'aller en vacances au Portugal. Il ajoute que son projet est de s'installer définitivement là-bas.

" J'ai l'intention de vivre définitivement au Portugal au moment de la retraite. Les gens là-bas sont très accueillants. J'aime le style de vie portugais. Quand j'arrive en France, les premiers temps sont durs parce queje me sens triste. J'ai la nostalgie de ma terre. "

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L'idée de chaleur humaine, de convivialité masculine apparaît de manière récurrente dans le discours sur la nostalgie du pays d'origine. Plus qu'aux paysages, à la quiétude de la campagne, aux souvenirs d'enfance, celle-ci semble surtout associée au regret d'un type de sociabilité virile qui confère aux hommes de classe d'âge encore relativement jeune, célibataires ou mariés, à la fois un certain prestige et un certain bien-être.

Par contrecoup, on conçoit que les femmes soient moins attachées à une société rurale d'origine où elles ne jouent qu'un rôle social mineur et où elles subissent l'essentiel des inconvénients en matière de travail, d'inconfort, de surveillance et de commérages. Toutes insistent sur ces aspects dans leur discours à propos des projets de retour et des liens avec le pays d'origine.

" Ona une tnaison au Portugal Tous les deux ans, j'y vais. Mais je me lasse vite du Portugal C'est dur là-bas pour une femme. Je suis toujours pressée de rentrer. "

Quant aux hommes plus âgés, en l'occurrence ceux qui ont atteint la soixantaine ou qui s'en approchent, s'ils gardent aussi un certain désir de retourner au Portugal, ils sont assez sensibles aux réticences de leurs épouses. Ils se montrent plutôt en quête d'une logique de compromis, permettant de partager leur temps de retraite entre la France et le Portugal.

" Moi, j'aimerai bien aller passer ma retraite là-bas, mais ma femme veut rester pour les enfants....Je voudrais bien profiter de la maison; Mais, sans ma femme, ça ne m'intéresse pas. " " Moi, j'aimerais bien passer la retraite là-bas. mais ma femme, ça l'inquiète un peu. Vous savez, les enfants sont ici....Et puis, là-bas c'est pas pareil pour se faire soigner, c'est beaucoup d e tracas. Je sais pas bien ...." " Les enfants sont ici. J'ai plus de famille là-bas....Ici, la vie est meilleure mais j'aime beaucoup mon pays. Je pense qu'à la retraite, on ira vivre quelques mois là-bas et puis on reviendra ici. Avec ma femme, on s'est mis d'accord pour faire le va-et-vient mais, à notre rythme. "

Cette division entre homme et femme à propos du lien identitaire avec le pays d'origine se retrouve dans de nombreuses populations immigrées et s'explique par les différences d'intérêts masculins et féminins à rester ou à partir. L'évolution des hommes portugais s'approchant de la retraite est tout de même significative ici d'une tendance dominante au relâchement des liens avec le pays d'origine et au recentrage de l'identité sur le pays d'immigration ou plutôt sur la "petite patrie" que l'on s'est progressivement choisie.

L'analyse de la réalité des liens maintenus avec le Portugal confirmerait cette tendance au recentrage de l'identité sur la terre d'immigration.

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Presque toutes les familles possèdent au moins une maison dans leur village d'origine au Portugal. Dans un cas sur deux, il s'agit toutefois d'une maison reçue en héritage. La tendance n'est pas, comme dans de nombreuses autres communautés portugaises immigrées en France, de faire construire systématiquement une maison neuve dans le village d'origine. Pour plusieurs familles enquêtées, il n'y a pas beaucoup d'intérêt à investir dans les villages. La tendance est plutôt d'acheter des appartements dans les stations balnéaires du littoral comme Viana do Castelo. Ces appartements sont moins fréquemment cambriolés que les maisons isolées dans des villages presque dépeuplés. L'obtention d'un permis de construire pour une maison est par ailleurs une formalité de longue haleine qui demande facilement deux ans d'attente. En outre, la loi impose de plus en plus le respect du style local. Le temps où les immigrés se faisaient construire dans les villages de l'intérieur de grandes maisons de style Ile-de-France ou pavillon de banlieue parisienne est maintenant révolu. Construire grand et "style étranger" pour manifester sa réussite en émigration est maintenant une mode dépassée. On conserve par contre les biens reçus. On restaure les maisons léguées par les parents. Plusieurs familles mentionnent des terres agricoles transmises ou acquises et qui, en leur absence, sont entretenues par un parent resté au village. Il s'agit en général de vignes et de potagers situés à proximité de la maison. Les maisons du Portugal sont peu utilisées. La majorité des familles va encore passer un mois de vacances l'été dans le village d'origine. On trouve toutefois de plus en plus de familles qui disent n'y aller qu'un an sur deux ou à un rythme encore plus espacé. Une famille précise même qu'elle a vendu sa maison ne voyant plus l'utilité de la garder pour des séjours de plus en plus occasionnels. Les hommes plus âgés qui pourraient passer leur retraite au Portugal disent y trouver moins de confort et de possibilités de soins médicaux qu'en France. Progressivement, ils abandonnent l'idée de s'y réinstaller et se contentent de faire des va-et-vient entre l'Auvergne et le Minho. La plupart des retraités se rendent deux fois par an dans leur maison du Portugal.

Les femmes, quel que soit leur âge, disent se sentir de plus en plus mal au Portugal. Sans nier leur pays d'origine, elles disent se sentir plus à l'aise dans leur village auvergnat que dans leur village portugais.

" Quand je dis "ma maison", c'est à ma maison de La Roche Blanche queje pense et non pas à ma maison de Guimaraes. C'est ici queje me sens vraiment chez moi. Je ne peux pas imaginer de partir d'ici un jour. "

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Les habitants des villages auvergnats rencontrés au Portugal durant l'été 1995 semblent avoir à coeur de conserver le souvenir de leur petite patrie d'adoption. L'un d'entre eux, ouvrier chez Michelin, a affiché un bibendum sur la façade de sa maison du Portugal. Dans les maisons visitées à cette occasion, on trouve une décoration mixte qui, sur les étagères des meubles, mêle vierges de Fatima et poupées auvergnates. Un émigré d'Auvergne a même tenu à se faire construire une maison en grosses pierres de taille grises qui rappellent la lave de Volvic.

En fait, plus que d'une transposition de style français au Portugal, les maisons construites par les immigrés d'Auvergne relèvent plutôt d'un mélange des genres. Mme B, à Sao Joao da Ponte, a agrandi et restauré une maison ancienne, de style "minhoto" transmise par sa famille. Elle a fait poser à l'extérieur des fenêtres des volets en bois qui rappellent ceux que l'on voit en Auvergne. Par contre, elle a maintenu le carrelage en façade dans le plus pur style traditionnel local. A l'intérieur, elle a fait poser des papiers peints sur les murs, ce qui est rarissime au Portugal. Elle a acheté les meubles du salon en France et ceux de la cuisine au Portugal.

Certaines maisons respectent intégralement le style local. Très peu apparaissent comme de pures transpositions d'un style français. La majorité relève plutôt d'un mélange des styles et des éléments reflétant la multiplicité des appartenances identitaires des occupants.

La vie sociale des immigrés réinstallés dans leur village laisse en général apparaître des références à leur ancienne condition. Tous sont très attachés aux fêtes de l'immigration que les villages organisent régulièrement et pour lesquelles ils demandent une participation financière à leurs émigrés. Une ex­immigrée de Chateaugay se plaint de ce que cette fête ait été supprimée et remplacée par une fête plus banalisée organisée à l'intention de tous les villageois :

" Vous comprenez que j'ai refusé de financer cette fête parce que ce n'était pas la nôtre. Moi, j'aimais bien nos fêtes, c'était l'occasion pour moi de montrer aux amis de mes enfants ce qu'est une fêle d'émigrants. Maintenant, ce n'est plus pareil. Elle n'est pas faite pour nous. Et puis, je connais d'autres personnes du village qui vivent en Trance et qui ne sont pas contents qu'on ait supprimé cette fête. "

Beaucoup d'émigrés de retour connaissent, en dehors de ces périodes de fête un certain sentiment de solitude.

" Depuis la mort de mon mari, je me sens très seule dans cette maison. Je pense queje vais payer une dame du village pour qu 'elle vienne me tenir compagnie. "

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Même ceux qui se sentent bien dans leur village d'origine et disent apprécier la mentalité des gens se reconnaissent tout de même sensiblement différent.

* Je préfère le style de vie ici au Portugal car je retrouve une ambiance que j'ai connue dans ma jeunesse, mais je me sens quand même un immigré dans mon propre pays. "

Des personnes qui avaient entrepris de se réinstaller définitivement au village après leur retraite ont renoncé au bout de quelques années. Les raisons qu'ils évoquent pour expliquer cet échec tiennent à la fois à la vie pratique et à un sentiment d'étrangeté par rapport à leurs compatriotes. D'une part, il y a trop de démarches administratives qu'ils ont du mal à faire, ne connaissant plus le fonctionnement des institutions portugaises. Les services de santé en particulier ne leur paraissent pas assez performants par rapport à ce qu'ils connaissent en France. D'autre part, ils ont du mal à se situer dans les communautés villageoises portugaises et ils prennent conscience qu'ils sont finalement plus chez eux en Auvergne que dans le Minho.

L'identité portugaise s'éloigne donc malgré l'attachement dont beaucoup d'hommes adultes font encore preuve envers le pays d'origine. Fait significatif, l'enseignement du Portugais a été abandonné au collège de Volvic, faute de candidats. La majorité des enfants des familles portugaises fait aujourd'hui le choix d'apprendre plutôt l'espagnol, considéré comme plus utile au niveau européen que le Portugais. Certains parents s'en inquiètent, rappelant l'époque où il y avait des cours de Portugais organisés par la Préfecture dès le primaire, ce qui permettait aux enfants de parler correctement la langue de leur pays d'origine. Dans l'ensemble, toutefois, cette question de la langue d'origine ne préoccupe plus beaucoup de monde parmi les habitants des villages où se sont déroulées les enquêtes. Les personnes interrogées se montrent plus intéressées par ce qui se passe dans leurs communes d'adoption que par le devenir de leur culture d'origine. Une dame approchant la soixantaine qui imaginait encore il y a dix ans de retourner vivre au Portugal se déclare désormais essentiellement intéressée par la vie locale.

" C'est les élections municipales en ce moment et nous, on ne peut pas voter. On devrait avoir le droit de le faire. On a fait beaucoup pour ces villages abandonnés par les Français. On devrait avoir notre mot à dire sur ce qui se passe ici. Moi, je voudrais pouvoir dire ce queje pense des projets du maire. Si les immigrés n'ont pas le droit de vote, je me naturaliserai. " " Nous avons reconstruit ces villages. Nos parents étaient déjà là. Nos enfants y seront après nous. On a des droits ici. On doit pouvoir s'occuper de ce qui se passe ici. "

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Cette volonté, fréquemment affirmée, de participer à la vie politique locale témoigne d'une réelle conscience de citoyenneté et d'une volonté certaine de s'ancrer dans la région de résidence. Faut-il en conclure que les immigrés portugais enquêtes ont adopté une identité auvergnate ? Ce serait, bien sûr excessif et eux-mêmes ne se considèrent pas comme auvergnats. Leur nouvelle patrie s'arrête aux frontières du village où leur émigration les a conduits et où ils se sont installés probablement pour plusieurs générations. Plus que de France, d'Auvergne ou du Portugal, ils se sentent de Volvic, de la Roche Blanche, de Gerzat, de Blanzat ou de Chateaugay. Ils ont fait revivre ces villages qui étaient entrain de perdre la population susceptible d'assurer la continuité de leurs traditions. Ils se sont situés dans la continuité de ces traditions, finalement très proches de celles des villages qu'ils avaient quittés au Portugal. Cette proximité entre deux cultures rurales a largement facilité leur intégration locale.

Mais la modernité tend à les rattraper à leur tour. Avec l'extension urbaine de Clermont-Ferrand, les bourgs viticoles tendent à se transformer en villages pavillonnaires pour ménages des classes moyennes. Les Portugais sont nombreux à déplorer ce phénomène et à s'inquiéter de la perte du caractère de ruralité de ces lieux dans lesquels ils avaient presque instantanément reconnu leur nouvelle patrie lors de leur arrivée dans la région. Bien que se disant peu concernés par la vie politique en France, beaucoup souhaiteraient pouvoir voter afin d'exprimer leur volonté de défense de l'environnement qu'ils ont choisi.

Si l'intégration des étrangers à la société française, processus abstrait et incertain s'il en est, peut recevoir parfois une illustration concrète, c'est bien à travers cet exemple d'attachement des immigrés portugais à leur lieu d'installation et à leur désir d'y exprimer une citoyenneté. En même temps, les immigrés étudiés ici ont fait preuve, au cours de leur installation en Auvergne d'une extrême "portugalité" au sens que lui donne Fernando Pessoa dans la citation placée en exergue à ce texte, puisqu'ils ont montré que tout en restant portugais, ils étaient devenus aussi autre chose : des néo-ruraux auvergnats participant à la transformation des usages de l'espace campagnard tout en contribuant à maintenir son patrimoine matériel et symbolique mais aussi des citoyens européens pionniers capables de faire pleinement leur un terroir situé loin de celui qui les a vu naître.

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N.B.: Les enquêtes dont il est question ici ont été menées en 1995 et 1996 auprès des familles portugaises de La Roche Blanche, de Volvic, de Châteaugay et de Blanzat par Paulette Duarte, maître de conférence à l'Université de Grenoble II et Alexandrina Coutinho, diplômée de l'EPSI de Clermont-Ferrand. Des entretiens ont aussi été menées au Portugal en août 1995 auprès d'immigrés de retour chez eux dans le village de Sao Joao da Ponte, province du Minho.

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CONCLUSION

Errance anglaise en Bretagne, pendularisme italien entre le Latium et le reste du monde, enracinement portugais en Auvergne, voici trois modes d'usage de l'espace rural par des migrants en quête ou en affirmation d'identité que cette recherche aura permis d'analyser. En quoi sont-ils proches les uns des autres et en quoi ces usages ont-ils des incidences sur la question du patrimoine et de la patrimonialisation du rural ?

Si cette recherche permet de faire ressortir une signification commune à la diversité des comportements observés, ce serait sans doute que la notion de patrimoine revêt de plus en plus un caractère dynamique. Dans la réalité, les usages qui sont fait du patrimoine matériel et symbolique des espaces ruraux considérés sont tout sauf figés. Paradoxalement, même si c'est surtout vrai dans le cadre des Anglais en Bretagne, cet usage dynamique s'accompagne d'une représentation du patrimoine rural comme devant rester immobile. Dans les trois cas, le mobile de la migration est plus ou moins de retrouver quelque-chose que l'on présuppose immuable : le village de sa jeunesse chez les migrants du Val Comino, la campagne disparue ou inaccessible de l'Angleterre post-industrielle, un environnement qui ressemble à celui que l'on a quitté chez les Portugais des villages viticoles du Minho venus s'installer dans d'autres villages viticoles en Auvergne.

Mais, du fait de ces installations ou réinstallations liées au désir de retrouver un monde inchangé enfoui dans la mémoire ou dans l'imaginaire, les objets de la quête vont sortir de leur immobilité. Us ne vont pas revivre, comme dans une mise en scène passéiste mais ils vont vivre autrement, prendre un sens différent de celui qu'ils avaient auparavant, se charger de significations nouvelles. A travers cette mutation dont ils sont les acteurs inconscients, les migrants participent à l'intégration du monde rural européen dans la modernité trans-nationale. Les espaces où ils s'installent ne sont plus le lieu d'expression de sociétés à tendance plus ou moins autarcique et organisées autour de la seule production agricole. Ils deviennent des lieux de circulation intense des flux monétaires et des flux humains. Les commerçants italiens qui développent des activités hôtelières et touristiques dans leur vallée d'origine, les bricoleurs anglais qui transforment chaumières et fermettes en "bead and breakfast", les maçons portugais dont la présence a permis de transformer des villages de vignerons en lointaines banlieues résidentielles, tous contribuent à

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dormer un nouveau sens à l'espace rural, un sens parfaitement contemporain où l'économie du loisir, l'étalement résidentiel, les flux de capitaux et de touristes représentent les éléments dominants.

Et le patrimoine dans tout cela ? On peut dire, après analyse qu'il se transforme sans s'altérer. Les nouveaux usages dont il est l'objet lui donnent certes un nouveau sens mais le patrimoine muséifié, conservé dans sa présumée authenticité a-t-il encore le même sens que le patrimoine vivant ? En quoi l'atelier du sabotier, transformé en musée avec ses objets figés destinés à l'édification des nouvelles générations qui n'ont pas connu le "bon vieux temps" et aux touristes qui en gardent une imprécise nostalgie signifie-t-il la même chose que l'atelier vivant, bruissant des coups de marteau et des discussions avec les clients ? Qu'est-ce qu'un sabot pouvait avoir de pittoresque et d'ethnographique pour un paysan qui le voyait à la fois comme un objet utilitaire et comme la marque de l'infériorité de son statut social ?

Les maisons, les vignes, les jardins utilisés par les migrants néo-ruraux ne sont en rien défigurés par le changement d'usage dont ils font l'objet. Dans le cas de la France tout au moins, la législation protectrice qui vise à les préserver du risque d'altération profonde, semble se révéler doublement efficace puisqu'elle contribue à leur conserver leur aspect dominant sans interdire pour autant la modification de leur usage et de leur forme.

Ces migrants européens qui présentent en outre l'intérêt de se retrouver chez eux dans des terroirs éloignés de celui où ils sont nés auraient-ils réalisé, avec les fragments du patrimoine rural qu'ils utilisent la vieille utopie du changement dans la continuité ?

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