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HISTOIRE DE L’ART NO 84-85 2019/2020 219

Emmanuel PERNOUD

Revoir Degas, revoir le Louvre

Dans les années 1879-1880, Degas réalisa un ensemble d’œuvres sur le thème de la visite au Louvre. Ces variations mettent en scène deux femmes, le modèle principal étant Mary Cassatt, que Degas avait connue quelques années auparavant et invitée à exposer avec les impressionnistes1. Soulignée par la critique, l’affinité entre les deux artistes se distinguait par leur goût commun pour l’expérimentation technique et les procédés mixtes. Mary Cassatt, dans ces œuvres, prête-t-elle sa silhouette à une visiteuse quelconque ou bien est-ce l’artiste que Degas cherche à représenter dans ce séjour du travail artistique, le musée du Louvre ? Que ces pièces dépassent la scène de genre pour exprimer une connivence entre artistes est une hypothèse d’autant plus crédible que leur réalisation s’insère dans un projet qui les mobilisait tous les deux, à la même époque, l’aventure du Jour et la Nuit. Tandis que Cassatt gravait deux estampes pour ce projet de revue, Degas faisait de même en consacrant une gravure à l’image de Cassatt en visiteuse du Louvre. La publication ne vit pas le jour mais les estampes prévues pour l’illustrer furent présentées à la cinquième exposition impressionniste, en 1880. Degas

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Fig. 1. Edgar Degas, Mary Cassatt au Louvre, Musée des Antiques, 1879-1880, vernis mou, pointe sèche, aquatinte et eau-forte, quatrième état, 26,7 × 23,2 cm, Paris, Bibliothèque de l’INHA, collections Jacques Doucet, R. et S. 52-IV. © Bibliothèque de l’INHA, collections Jacques Doucet.

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présenta la gravure qui nous est connue actuellement sous le titre Mary Cassatt au Louvre, Musée des Antiques (fig. 1), et une autre que l’on a coutume d’intituler Au Louvre, la peinture, Mary Cassatt (fig. 2). Par l’entremise de ces images, les visiteurs de la jeune peinture se voyaient représentés sous les traits de contemporaines visitant l’art ancien, un sarcophage étrusque dans le premier cas, les tableaux de la Grande Galerie, dans le second. Mais ces estampes se signalaient surtout, dans l’exposition impressionniste, par une présentation sérielle qui juxtaposait certains tirages des étapes successives de chacune d’elles. Degas avait en effet choisi d’accrocher le processus d’élaboration de ces gravures sous le titre « essais et états de planches ». Il levait ainsi une part du voile sur son travail de recherche qui le conduisait à multiplier les reprises de sa gravure, l’une des deux œuvres ne comptant pas moins de vingt états. Mais cette série ne se contentait pas de documenter pour le spectateur un processus technique, les stades d’une gravure vers son achèvement : elle récapitulait aussi l’historique du regard sur la scène représentée, les phases de la perception par Degas de deux visiteuses au Louvre. Si l’on veut en pousser l’interprétation encore plus loin, pourquoi ne pas voir dans cet ensemble l’évolution chez ces deux visiteuses de leur sentiment du musée tel que l’aurait imaginé Degas en se projetant dans ses modèles ? C’est du moins l’hypothèse qui me guidera dans une exégèse de ces deux planches – tout à fait libre, cela va sans dire.

Deux visiteuses du « plus grand musée du monde », deux Américaines comme on en verrait de nos jours, descendant dans un Airbnb. Seuls les vêtements nous font immé-diatement savoir que leur époque n’est pas la nôtre : car le cadre est sensiblement identique et les œuvres, elles, sont toujours là, les peintures de la Grande Galerie et le sarcophage (plus vraisemblablement une grande urne funéraire) étrusque, actuellement visible au rez-de-chaussée de l’aile Denon, salle 420.

Mais arrêtons-nous aux attitudes, puisque Degas leur donne la valeur d’un portrait. Elles aussi nous sont familières. L’une des deux visiteuses est de celles qui vont voir les œuvres de près, cherchant leur confrontation directe et sans intermédiaire. L’autre fait partie de ces visiteurs qui diffèrent cette approche directe et s’en remettent à l’écrit – le guide, le catalogue, le cartel – avant de s’enhardir à regarder les œuvres. Avec un humour qui doit beaucoup à Honoré Daumier et à ses croquis parisiens (qui eurent souvent pour cadre les lieux de l’art, en particulier le Salon), Degas met en contraste ces deux types, la posture flegmatique et déhanchée de Mary Cassatt, qui s’appuie sur son parapluie à la façon d’un dandy sur sa canne2, et la silhouette effacée de sa sœur Lydia, assise en retrait et cramponnée à son guide, comme une élève studieuse. Contraste mais pas fracture : dans l’autre planche, Au Louvre, la peinture, Mary Cassatt, les deux corps s’emboîtent pour n’en former qu’un seul, débutant par la posture livresque et se terminant par l’aplomb d’un regard frontal. De la station assise à la verticalité, du corps blotti au corps élancé, un mouvement d’émancipation paraît traverser la figure composite.

Dans Mary Cassatt au Louvre, galerie des Antiques, on aperçoit clairement l’œuvre regar-dée par la femme au parapluie, le célèbre sarcophage des époux. On voit cette grande pièce telle qu’elle se présente aux visiteurs du musée, dans sa vitrine en verre. C’est de près que Mary Cassatt contemple ce couple venu du fond des âges, à la fois très éloigné dans le temps et à portée de main, la transparence du verre symbolisant l’illusion de proximité de ce groupe en terre cuite polychrome réputé pour procurer au spectateur un troublant sentiment de présence et de vie. En choisissant de confronter la hardiesse de Mary Cassatt à la timidité de sa sœur qui reste assise sur la banquette et lève des yeux timides sur les Étrusques, Degas compare deux réactions à la « magie » de l’œuvre : celle qui demeure dans un quant-à-soi hésitant et celle qui en scrute les ressorts. Se retran-cher dans le savoir permet de contrecarrer l’inquiétude superstitieuse que suscitent les effigies artistiques lorsqu’elles paraissent « trop réelles » et semblent ressusciter les morts : l’appareil culturel joue ce rôle défensif en enfermant les œuvres dans ses vitrines de texte. La figure de la sœur de Cassatt, malicieusement enfantine avec son museau et

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Fig. 2. Edgar Degas, Au Louvre, la peinture, Mary Cassatt, 1879-1880, eau-forte, vernis mou, aquatinte et pointe sèche, vingtième état, 30, 5 × 12,6 cm, Washington, Library of Congress, Pennell Fund, 1943, R. et S. 52-XX. © Library of Congress.

son chapeau sur les yeux, incarne cette forme de plaisir qui se partage entre la jouissance régressive de croire au simulacre et l’effort pour surmonter cette dernière par l’acqui-sition du savoir. La prestance assurée de l’autre figure représente une tout autre forme d’expérience du musée – une familiarité, le sentiment d’être chez soi.

Il est évident, selon moi, que le graveur s’identifie à l’attitude offensive de sa consœur Mary Cassatt face aux chefs-d’œuvre du Louvre. Il se reconnaît dans le regard qu’elle pose sur les Étrusques. Lydia, la sœur, symbolise l’approche ordinaire des œuvres, partagée entre voir et savoir ; Mary, elle, incarne le regard artiste, celui qui délivre la perception de ses routines pour la transformer en exploration passionnée, comme en témoignent les pastels de Cassatt devant les mères (ou les nourrices) avec enfant, toujours attentifs à ces gestes infimes et psychologiquement significatifs qui échappaient à la plupart des maternités antérieures, comme l’a bien vu Griselda Pollock3. Sans pour autant dénigrer la liseuse, en jetant sur elle un regard plus amusé que condescendant, Degas semble nous inviter à nous lever, à poser le guide ou l’audioguide, à nous affranchir de la dévotion culturelle et de la sacralisation du passé pour tenter de pénétrer la fabrication de la magie étrusque en allant l’examiner de près et par tous les côtés.

Sans que l’on en prenne forcément conscience, le travail même du graveur nous informe sur ce regard artiste : ni peinture, ni dessin, la gravure sur cuivre n’est pas un art de surface mais de creux, où les formes sont grattées dans le métal par l’acide ou par

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l’entaille directe de la pointe sèche. Reproduire la silhouette de Mary Cassatt, comme Degas le fait ici, c’est la mettre en relief. L’image qui en résulte, après impression du cuivre, est elle-même tactile : chaque ligne ou chaque point est sensible au toucher qui l’effleure. Cette éminente tactilité de la gravure rend d’autant plus tangible l’interdit de contact (le « ne pas toucher » muséal) matérialisé par la vitrine : l’attitude de Mary Cassatt – elle-même grande praticienne de la gravure –, telle qu’elle nous est rendue par Degas, évoque cette sensation particulière de l’artiste au musée où ce dernier contemple sur les murs ou dans les vitrines ce qu’il connaît par ses propres mains, contrairement au visiteur lambda. Le regard du graveur sur le cuivre et celui de Cassatt sur les Étrusques entrent en résonance, dans la communauté d’une perception au travail.

Cette perception est en mouvement, elle est animée par la recherche. Le regard artiste recrée l’œuvre en la découvrant, il ne la prend pas d’un bloc et toute faite – comme l’image d’un catalogue – mais la repeint ou la remodèle par ses parcours visuels. Cette attention, avec ce qu’elle exige de proximité, est guettée par Degas qui la surprend incognito en la personne de Cassatt. Il suit du regard Cassatt et lui donne les apparences d’une figure de Watteau embarquée pour une Cythère étrusque. D’état en état, il est lui-même entraîné dans ce voyage : la temporalité des étapes de la gravure est en prise directe avec celle de l’artiste en train de détailler une œuvre et peut-être de s’en inspirer pour des œuvres futures, au cours d’une opération où l’acte artistique est déjà en marche. Juxtaposer ces états, comme le fait Degas dans l’exposition impressionniste, c’est livrer au visiteur un document sur la maturation de l’œuvre et lui permettre de suivre l’opération mentale qui part d’une plaque vierge pour aboutir à une feuille saturée de vision.

Ce que nous disent les gravures de Degas, visiteur assidu du Louvre, c’est que l’obser-vation active est déjà création. Le graveur et son modèle sont unis dans une prospection qui, dans un cas, découvre les détails et tourne autour du sarcophage, dans l’autre,

Fig. 3. Edgar Degas, Au Louvre : le sarcophage étrusque, 1879-1880, graphite et lavis gris sur papier, 10,8 × 16,3 cm, Williamstown, The Clark Art Institute, inv. 1971.36, R. et S. 51b. © The Clark Art Institute.

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reprend sa plaque et la transforme, progressant dans la découverte d’une œuvre à venir. La jouissance propre de ce regard artiste – dont rien ne nous dit, au demeurant, qu’il soit l’apanage des artistes –, c’est sa disposition au mouvement et à la transformation. Voir une œuvre sous toutes les faces, c’est en multiplier les états. Cela exige de quit-ter sa position assise et le rapport figé avec les œuvres d’art auquel nous condamne le respect scolaire et l’idolâtrie culturelle. Je me plais à imaginer que Degas iden-tifiait ce désir de voir, chez Mary Cassatt, à sa propre soif d’aller toujours plus loin dans les études d’un motif4.

Parmi les esquisses pour Mary Cassatt au Louvre, galerie des Antiques, on trouve un des-sin du sarcophage dans sa vitrine, à l’exclusion de tout autre motif : nous voyons donc ce que voient les sœurs Cassatt, nous sommes à leur place avec l’objet de leur regard sous nos yeux (fig. 3). Le premier état de la gravure fait l’inverse : sur le fond blanc

Fig. 4. Edgar Degas, Mary Cassatt au Louvre, Musée des Antiques, 1879-1880, vernis mou et pointe sèche, premier état, 26,7 × 23,2 cm, Washington, National Gallery of Art, Collection of Mr. and Mrs. Paul Mellon, inv. 1995.47.73, R. et S. 52-I.© National Gallery of Art.

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du papier se détachent les figures des regardeuses, tout le reste ayant disparu (fig. 4). L’objet du regard est absent, seul est montré l’exercice du regard. Par opposition à la silhouette évanescente de Lydia, la densité que confère Degas à celle de sa sœur Mary paraît symboliser la concentration de cette der-nière dans son travail d’observation, une attention si soutenue qu’elle ferait le vide autour d’elle.

Le sujet de ces planches, c’est la perception à l’œuvre. Impossible, pour moi, de ne pas faire le lien entre la transformation de la gravure, d’état en état, et les états de la perception chez les deux regardeuses, entre la subjectivité du graveur et celle de ses modèles.

Par la suite, le fond prend corps, comme si le lieu se rappelait progressivement au souvenir des deux visiteuses absorbées dans la contemplation des Étrusques dans leur cage de verre : le parquet, une fenêtre dans le fond, une vitrine remplie d’objets sur la gauche et le sarcophage devenu l’un des élé-ments de cet ensemble. Le musée devient à la fois un tout et une myriade de détails qui, dans une version retouchée de l’autre gravure (fig. 5), Au Louvre, la peinture, Mary Cassatt, mobilisent les efforts de Degas : « pilastre marbré, parque de chêne à che-vrons, lambris en faux-marbre et dorure des cadres, sans parler des soieries, satins, dentelles et plumes des toilettes des dames – des effets multiples que le pastel vient rehausser5 ». Progressivement, d’état en état, le musée lui-même attire l’attention sur lui : cadre d’activités humaines qui s’est doté d’un certain décor, comme l’opéra, la bourse, le bordel, et les autres terrains d’enquêtes menées par Degas dans la société parisienne.

Dans le neuvième et dernier état de Mary Cassatt au Louvre, Musée des Antiques, l’ensemble prend le

dessus sur les parties, le grain de l’aquatinte tend à dissoudre les objets cernés par les traits d’eau-forte et de pointe sèche, semis unifiant la composition dans un poudroiement bord à bord : parvenu à ce point, le musée s’est transformé en une autre forme d’expérience ne se restreignant ni aux objets conservés, ni au décor qui les rassemble, mais qui s’élargit à une certaine qualité de lumière baignant l’espace muséal (fig. 6).

Le plaisir s’est déplacé : ce que nous apprennent ou que nous rappellent les deux gra-vures de Degas, c’est que l’expérience du musée n’est jamais pure, que tout y contribue. Proust prétendait que le musée, en isolant l’œuvre, permettait de soustraire la rencontre avec l’art aux interférences du quotidien6. Ce point de vue, déjà passablement théorique en lui-même, a perdu toute validité de nos jours, tant le musée moderne s’est employé – au nom d’une accessibilité maximum – à routiniser son expérience en accueillant toutes les formes envisageables de pratiques ordinaires, sur le modèle du grand magasin. Mais à l’époque où les musées ressemblaient encore à des temples, au temps de Proust, ne venait-on pas y chercher ce plaisir du lieu, indépendamment de celui procuré par les œuvres ? Y-a-t-il jamais eu expérience « pure », au sens fonctionnel que lui donnent les détracteurs du musée contemporain, qui reprochent à ce dernier de dévoyer sa mission en prenant trop de place au détriment des œuvres ? En réalité, les tenants

Fig. 5. Edgar Degas, Au Louvre, la peinture, Mary Cassatt, 1879-1880, pastel sur eau-forte, vernis mou, aquatinte et pointe sèche, état intermédiaire entre le douzième et le treizième état, 30,5 × 12,6 cm, Chicago, The Art Institute of Chicago, Bequest of Kate L. Brewster, inv. 1949.515, R. et S. 52 XII/XIIIa. © The Art Institute of Chicago.

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de ce discours ne sont pas nostalgiques d’un lieu qui s’effaçait au profit des œuvres et de leur contemplation exclusive, mais d’une autre expérience du lieu qu’ils jugent davantage conforme au sentiment esthétique. Une ambiance d’aéroport serait fondamentalement anti-esthétique, donc incompatible avec ce que l’on attend d’un musée. Pourquoi pas, mais il est possible aussi que pour nombre de visiteurs, le Louvre ne serait plus lui-même s’il ne réservait pas ce genre d’atmosphère. Peut-être se sentiraient-ils moins chez eux sans les commerces, les multiples restaurants, le bruit de foule et les annonces au haut-parleur. Comme en bien d’autres lieux – stades, plages, fêtes foraines, etc. –, on ne s’y rend pas en dépit de la cohue mais pour elle, même si l’idée peut choquer7. Les musées eux-mêmes, sans l’admettre ouvertement, ne l’ont-ils pas compris, qui font du nombre de visiteurs un argument promotionnel de leurs expositions, alignant des chiffres à plusieurs zéros qui résument l’affluence dans le langage des signes ?

Il est certain, selon moi, que Degas, de nos jours, aurait consacré une enquête à ce nouveau musée et que, prenant la modernité pour ce qu’elle est, il n’aurait pas manqué de suivre le plaisir au musée dans les déambulations des deux sœurs Cassatt en train de faire du shopping sous la pyramide du Louvre.

Emmanuel Pernoud est professeur d’histoire de l’art contemporain à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et ancien responsable des collections d’estampes contem-poraines à la Bibliothèque nationale de France. Parallè-lement à des travaux sur les arts graphiques, il a étudié la place de l’enfance dans l’art des xixe et xxe siècles.

Fig. 6. Edgar Degas, Mary Cassatt au Louvre, Musée des Antiques, 1879-1880, vernis mou, pointe sèche, aquatinte et eau-forte, neuvième état, 26,7 × 23,2 cm, Washington, National Gallery of Art, inv. 1943.3.3366, R et S. 52-IX. © National Gallery of Art.

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NOTES

1. Je renvoie le lecteur aux ouvrages suivants : S. Welsh Reed et B. Stern Shapiro, Edgar Degas: The Painter as Printmaker, cat. expo. (Philadelphie, Philadelphia Museum of Art ; Boston, Museum of Fine Arts, 1985), Boston, Little, Brown and Company, 1985 ; H. Loyrette et A. Roquebert (dir.), Degas, cat. expo. (Paris, Grand Palais, 1988), Paris, RMN, 1988 ; H. Loyrette, Degas, Paris, Fayard, 1991 ; M. Melot, L’Estampe impressionniste, Paris, Flammarion, 1994 ; K. A. Jones (dir.), Degas, Cassatt, cat. expo. (Washington, National Gallery of Art), Munich/Londres/New York, DelMonico/Prestel, 2014 ; J. Beyer, Entre dessin et estampe, Edgar Degas et la redécouverte du monotype au xixe siècle, Dijon, Les presses du réel, 2017.

2. Comme le remarque Kimberly A. Jones dans « “A Much Finer Curve”: Identity and Representation in Degas’s Depictions of Cassatt », dans Jones, Degas, Cassatt, p. 88.

3. G. Pollock, Mary Cassatt: Painter of Modern Women, Londres, Thames & Husdon, 1998.

4. Faisant une entorse exceptionnelle à sa misogynie proverbiale, Degas pouvait-il accorder cette liberté de regard à une femme, fût-elle Mary Cassatt ? À propos de La Visite au musée, tableau réalisé vers 1885 (Washington, National Gallery of Art, coll. M. et Mme Paul Mellon), Degas aurait confié à Walter Sickert avoir voulu « exprimer l’ennui, l’accablement plein de respect et d’admiration, l’absence totale de sensations que les femmes éprouvent devant des tableaux. » Loyrette et Roquebert, Degas, 1988, p. 440.

5. Ibid.

6. « […] le chef-d’œuvre qu’on regarde tout en dînant ne nous donne pas la même enivrante joie qu’on ne doit lui demander que dans une salle de musée, laquelle symbolise bien mieux par sa nudité et son dépouillement de toutes particularités, les espaces intérieurs où l’artiste s’est abstrait pour créer. » M. Proust, À l’ombre des jeunes filles en fleurs, éd. P.-L. Rey, Paris, Gallimard, « Folio », 1988, p. 214.

7. Pourtant abondamment documentée par la littérature sur les foules depuis Gabriel Tarde, Gustave Le Bon et Elias Canetti. Cf. C. Baudelaire, « Fusées », dans Œuvres posthumes, Paris, Mercure de France, 1908, p. 76 : « Le plaisir d’être dans les foules est une expression mystérieuse de la jouissance de la multiplication du nombre. »