Turcan Robert - l'Oeuf orphique et les 4 éléments

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    Robert Turcan

    L'uf orphique et les quatre lments (Martianus Capella, De

    Nuptiis, II, 140)In: Revue de l'histoire des religions, tome 160 n1, 1961. pp. 11-23.

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    Turcan Robert. L'uf orphique et les quatre lments (Martianus Capella, De Nuptiis, II, 140). In: Revue de l'histoire desreligions, tome 160 n1, 1961. pp. 11-23.

    doi : 10.3406/rhr.1961.7662

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rhr_0035-1423_1961_num_160_1_7662

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/author/auteur_rhr_3567http://dx.doi.org/10.3406/rhr.1961.7662http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rhr_0035-1423_1961_num_160_1_7662http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rhr_0035-1423_1961_num_160_1_7662http://dx.doi.org/10.3406/rhr.1961.7662http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/author/auteur_rhr_3567
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    L'uf orphiqueet les quatre lments

    (MARTIANUS CAPELLA, DE NUPTIIS, II, 140).

    On sait la place que tient l'uf dans les cosmogonies quiont prolifr sous le nom d'Orphe ou des philosophes quis'en rclamaient1. On sait qu'il ne s'agit pas d'une inventiontardive de pieux faussaires noplatonisants, puisque, sansremonter au pome (?) perdu du lgendaire pimnide, laparabase des Oiseaux ridiculise dj en 414 av. J.-C. l'cbov(, une expression qui n'aurait rien de plaisant, si leDe Anima d'Aristote n'en dmontrait la signification et l'origine orphique2. Mais on oublie trop souvent l'importancerituelle du symbole dont le sens, lorsqu'il fait l'objet d'unemention, n'est pas toujours interprt avec justesse. Dans unarticle3, auquel vingt-cinq ans de recherches n'ont rien tde sa valeur et de sa nouveaut, P. Boyanc a montr, enversant au dbat un texte peu connu, tout l'intrt proprement ultuel de cette reprsentation religieuse commune mainte peuplade primitive, depuis la Polynsie jusqu'enAfrique occidentale4.Les historiens comparatistes ne retiennent que l'interdit

    1) M. P. Nilsson, Early Orphism and kindred religious movements, HarvardTheol. Rev., XXVIII (1935)^ p. 199-200 = Opuscula Selecta, Lund, 1951, II, p. G49 ;K. Kerenyi, Pythagoras un d Orpheus, Albae Vigiliae, N. F. , IX, Zurich, 1950,p. 59 sqq. ; M. P. Nilsson, Gesch. der griech. Religion, I2, Munich, 1955, p. 68 5 ;\V. K. ('.. Guthrie, Orphe et la religion grecque, trad, fr., Paris, Payot, 1950,p. 109 sqq.2) Cf. R.H.R., CLV (1959), p. 35 . Les doutes de L. Moulinier, Orphe el Vor-phisme Vpoque classique, Paris, 1955, p. 94-97, ne nous paraissent pas dcisifs.3) Une allusion l'uf orphique, M.E.F.R., LU (1935), p. 95-112.4) M. Eliade, Trail d'histoire des religions, Paris, Payot, 1949, p. 353, 157.

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    12 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONSjet par les Orphiques1 sur la consommation de l'uf, et unrapprochement mal ordonn avec les cosmogonies les conduit supposer que pour des croyants soucieux d'chapper aucycle douloureux des rincarnations successives, c'est--diredes recrations du monde anim, cette abstinence quivalaitau rejet de l'acte primordial que reprsentait l'uf originel, autrement dit, crit M. Eliade2, l'abolition du retour priodique l'existence . Les reprsentations funraires oDionysos, dieu des morts, tient l'uf, signe de retour lavie , n'expliqueraient l'interdiction orphique d'en mangerque dans les perspectives anti-dmiurgiques de la secte .Avec un sens aigu des ralits permanentes de la psychologie eligieuse, P. Boyanc affirmait plus exactement quele caractre sacr de l'uf explique prcisment qu'il ait putre tout la fois refus un usage vulgaire et rserv aumoment exceptionnel de l'initiation3. Ce que confirment aumoins quelques tmoignages d'poque romaine. On connatle texte de Plutarque4, utilis mais non point servilementdmarqu par Macrobe5, o il est dit que l'uf est consacrpar les rites orgiaques de Dionysos , c'est--dire honor,vnr, par les communauts bacchiques en tant que symbole({xi[X7]jjLa) de l'tre qui engendre et contient l'univers. C'estainsi que l'a compris Macrobe qui parle d'un culte (hac vene-ralione ovum colilur), fond essentiellement sur un symbolismecosmique (ul... mundi simulacrum vocetur). A prendre cestmoignages la lettre, on est tent de croire que l'uf joue,certes, un rle cultuel dans la religion dionysiaque et singulirement dans la liturgie initiatique (consule iniiiatos sacrisLiberi patris, crit Macrobe), mais surtout comme reprsentationu dieu crateur. L'indication rfute, pour commencer,

    1) Et dans certains mystres dionysiaques : M. P. Nilsson, New Evidence forthe Dionysiac Mysteries, Eranos, LUI (1955'., p. 30 ; Id., Th e Dionysiac mysteriesof Ihe Hellenistic and Roman age, Lund, 1957, p. 136.2) Ibid., p. 354.3) Art. cit., p. 112.4) Quaesl. Conv., II, 3, 2, p. 63 6 e. Cf. M. P. Nilsson, Th e Dionysiac, mysteriesof the Hellenistic and Iloman age, p. 140.5} .Sai., VII, 16, s. Cf. . Bruhi., Liber Paler, Paris, 1953, p. 259.

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    l'uf orphique et les quatre lments 13les affirmations de ceux qui imaginent des sectes orphico-dionysiaques hostiles au dmiurge. Les textes sont formels :le dieu cosmique est l'objet d'un culte sous la forme de l'ufou, du moins, d'une reprsentation que les fidles interprtaient omme l'uf primordial. On pourrait multiplier lescitations de noplatoniciens tardifs qui confirment indirectementes allgations de Plutarque, et P. Boyanc tudiant lesrites de conscration dans la thurgie orphico-pythagoriciennea retrouv dans la Vita Pylhagorica de Jamblique une allusionprcise cette forme arrondie embrassant toutes choses qui caractrisait l'uf comme idole cosmogonique1.Mais Plutarque et surtout Macrobe crivent en des tempso les spculations philosophiques, stociennes en particulier,tendaient fonder en raison les formes les plus diverses ou lesplus bizarres de la religion traditionnelle. Ces justificationsallgoriques ont profondment affect la signification du rite,ce qui nous rend aujourd'hui si difficile l'interprtation des donnes littraires ou des monuments figurs. Plutarque et Macrobelgitiment le rite au lieu de le dcrire, et la signification cosmique qu'ils lui attachent risque fort d'tre surajoute ou,du moins, de nous en drober la vertu primitive et relle.Aussi le texte de Martianus Capella, que P. Boyancjoignait en 1935 la srie fort courte de nos fontes.claire-t-il d'un jour singulirement rvlateur notre connaissance es pratiques lies au culte de l'uf. On connat lasrie des preuves subies par Philologie avant le hieros gamosqui doit l'unir Mercure. Aprs la purge qui l'a dbarrassedu fatras des sciences humaines et de l'rudition livresque,elle se sent tellement puise qu'elle implore d'Athanasia unrconfort. C'est alors2 qu'on lui apporte l'uf merveilleux :l'auguste gardienne des dieux et du monde prend sa mreApotheosis pour le donner la fiance de Mercure un corpsrond, globuleux et anim . Philologie, dessche par la soif.

    1} ThunriH et tlestique noplatoniciennes, ..., OXLVII J'JiV., p. '203 mj.2) De Nupliis..., II, 140, p. &), 18 sqq. de l'd. Dick.

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    14 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONSabsorbe d'un seul trait cette coupe, d'immortalit et, sur-le-champ, ses membres sont raffermis par une vigueur nouvelle ; sa faiblesse et sa maigreur disparaissent ; l'essenceterrestre s'vanouit et l'ternit de l'ther la remplace, quin'est pas soumise aux lois de la mort . Le problme qui sepose est double : s'agit-il d'un rite effectivement observ danscertaines initiations ou d'une fantaisie de romancier rudit ?Le rite est-il authentiquement orphico-dionysiaque ?Sur le premier point, outre que Martianus Gapella nesemble pas avoir invent les preuves dont le second livre desNoces dtaille la suite sotrique, l'tude comparative desreligions confre l'hypothse d'une absorption initiatiquede l'uf une vraisemblance trs proche de la certitude. Danile monde grco-italique, on attribue l'uf comme objeld'offrande aux morts, c'est--dire comme aliment posthume,une vertu de rgnration qui explique trs normalement saprsence dans certaines reprsentations funraires de lapeinture trusque et de la cramique italiote1. On sait aussique, chez diffrents peuples, il figure au nombre des emblmesde la rnovation vgtale et que, par exemple, dans tellesftes indoues du cycle agraire, il est cens promouvoir larsurrection du monde2. Or, dans le rcit de Martianus Capella,il s^agit expressment d'une preuve rgnratrice, comme leprouvent les trois vers dont on a cit plus haut la traduction3.D'une faon gnrale, les liturgies initiatiques sont lies aussitroitement aux pratiques de la religion agraire qu'au cultedes morts, et les textes qui nous prsentent les mystres commeune prparation la mort montrent que cette relation avaitdj frapp les anciens4.

    1) M. P. Nilsson, Das Ei im Totenkult, Archiv fur Allerlu.mswisse.nsc.hajl,XI (1908), p. 53 0 sqq. (en part. p. 53 5 sqq.) ~ Opuscula Selecla, I, p. 1 sqq. ;P. Boyanc, Une allusion uf orphique, p. 109-112.2) M. Eliade, op. cit., p. 354.3) Cf. P. Boyanc, Mystres et cultes mystiques dans Antiquit grecque, Association.-Bud, Actes du Congrs de Strasbourg, Paris, 1939, p. 200.4) II semble que les rites funraires destins primitivement prolonger matriellement la vie du mort dans le tombeau aient t censs par la suite assurer saflicit morale dans l'au-del, conformment un processus normal de spirituali-

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    l'uf orphique et les quatre lments 15Reste savoir si le rite d'absorption de l'uf est d'origine orphique ou si, du moins, la description qu'en donne

    Martianus Capella implique un rapport quelconque avec lesallgations de Plutarque et de Macrobe. Le texte de l'auteuralambiqu des Noces renferme, croyons-nous, l'exclusionmme du symbolisme cosmique qu'voque la forme globulairede la coupe d'immortalit , une confirmation expresse laquelle on n'a pas pris garde. Relisons le passage du 140o l'uf est trs prcisment dcrit avec cette complicationlgante qu'affectionnent les crivains du Bas-Empire : L'apparence de l'uf, qui tait l'intrieur enduit de safran,tait rouge au dehors. Puis venaient un vide transparent etun liquide blanchtre ; au milieu, il avait, en revanche, plusde consistance1. Reprenons les termes latins dans l'ordremme o le grammairien carthaginois les a savamment combinst rpartis : on s'aperoit que l'uf absorb par Philologiecontient en fait les quatre lments, rangs ooneentriquementet conformment la classification traditionnelle dont Platonavait fourni dans le Time une justification mathmatique.Le tableau suivant rendra plus claire notre interprtation :Exterius rutilabat Feu (littralement : elle tin-celait)Ac dehinc perlucida inanitale Air (vide transparent)Albidoque humore Eau (liquide blanchtre)Interiore tamen medio soli-dior apparebat Terre (consistance du noyau

    central)En une seule et mme proposition, Martianus Capella

    n'voque pas seulement la doctrine fameuse des quatre lments. La description rigoureuse qu'il nous donne en styleartiste de l'uf rgnrateur se rfre trs exactement sation dont les relierions orientales offrent tant d'exemples l'poque romaineimpriale. Certains banquets initiatiques n'ont pas d'autre origine que les banquetsfunraires.1) Traduction de F. Boyanck, Une. allusion Vn'-nf

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    16 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONSdes croyances dont on trouve la trace chez les alchimistesgrecs et dans les Rhapsodies. Il s'agit bien d'une image rduitedu Kosmos, mais l'image elle-mme constitue elle seule unmonde anim (animalam rotundilalem, crivait un peu plushaut Martianus), une sorte de microcosme dont chaque partiecorrespond prcisment aux lments du grand Tout : onretrouve la terre au centre ; ensuite l'eau que les alchimistesqualifient de divine et comparent l'Ocan ; puis l'air ; enfinle feu cleste qui enveloppe le monde d'un cercle tincelant(ndilabal).Il est question frquemment chez les alchimistes grecs de l'uf philosophique . Que recouvre exactement cette expression Dans ce curieux mlange de cuisine magique et demystique sublime que prsente au lecteur tonn le recueildit jadis par Berthelot et Ruelle1, on a du mal dmlerla signification concrte de formules o physique et mtaphysique sont inextricablement confondues. Trs souvent,une recette commence par ces mots : Prends un uf... Faut-il comprendre littralement ou allgoriquement ? S'agit-il d'un uf rel, naturel ou fabriqu ? On peut hsiter, card'autres textes identifient l'uf avec la matire primordiale : J'ai dit que le plomb est l'uf compos des quatre lments ,affirme Olympiodore. Or le tout aboutit au plomb2. Leplomb est considr, en effet, comme l'ingrdient fondamentalde tout alliage ; sorte de matire premire par excellence, ilreprsente l'tre indtermin (uXy)). D'o son identificationavec l'uf, origine du monde et matire mme du monde,puisqu'il passait pour contenir les quatre lments. Dans lelangage chiffr des alchimistes, wv signifie donc matireindiffrencie3, tout comme -qXto ou cjsXjvt] reprsententrespectivement l'or et l'argent. Mais cette acception sotrique

    1) Collection des anciens alchimistes grecs, 3 vol., Paris, 1887.2) Sur Va sacr, 44 , p. 96 , 2 sqq. Berthelot-Ruelle : Tv yp [xXu6SoveIttov o>v ex tov Tsacpwv co^xcov, co tzo\ p^aiv Zktilloc.li) On connat le jeu

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    l'uf orphique et les quatre lments 17du terme n'avait de sens et de raison que parce qu'on enseignait dans les cercles dont les alchimistes nous ont transmisles lucubrations tranges que l'oeuf, au sens courant duterme, est effectivement compos des quatre lments. Dansun trait sur La musique et la chimie, le Philosophe Anonyme1aifirme, sans s'expliquer, que l'uf comprend quatre parties(TSTpajAsp). Mais les Indications gnrales2 prcisent queces quatre parties sont les quatre lments : On a dit quel'uf est compos de quatre lments3, parce qu'il est l'imagedu monde et qu'il renferme en lui-mme les quatre lments. Aprs ces explications d'une insistance significative, l'auteuridentifie successivement chacune des quatre parties : Lacoquille est semblable la terre. Le blanc est l'eau divine.Le jaune est la couperose. La partie huileuse est le feu. Puisil cite d'autres interprtations : On a nomm l'uf la semence ;sa coquille, sa peau ; son blanc et son jaune, sa chair ; sapartie huileuse, son me; sa partie aqueuse, le souffle ou l'air. La disparit mme des lucubrations qui ont prolifrautour du symbole interdit de reconnatre une relation prciseentre Martianus Capella et les alchimistes. L'assimilation desparties de l'uf aux lments donne lieu, dans la Nomenclaturede V(euf, une exgse directement oppose celle des Noces,puisque c'est la coquille qui s'y trouve identifie la terreet le centre au feu. Mais tous les alchimistes ne semblent pasavoir invers de la sorte l'ordre des lments, puisque l'auteurcite une interprtation analogue celle que connaissait Martianus Capella : On a nomm son blanc et son jaune, sachair. L'ide fondamentale et constante n'en reste pas

    1) Commentateurs, VI, 15, p. 433, 12. Berthelot-Ruelle : T (bv TSTpausp-dTiv ociv ex tuv p7j[xvtov auyxeiuevov izopcov.2; Nomenclature de Vitf, I, 4, 2-3, p. 20 , 16 sqq. Berthelot-Ruelle : Twv xXeaav TSTpcTor/ov o4 elvoa aT xgzou [ULtrjaiv, r.z^uyov Tsaaapa gtov/zol Iv ... xal [izv otTTpaxov ot aroi/sovfxotov ttjc fj, '^uxpov xal rjpov, xXcaav yjxkxhv, aS^pov xal xacaTspov/.al [xXu6Sov Xeuxv uScop Oeov ' tov xpxov -/XxavOov * XaiovaJTOu 7Jp Se tbv xXeoav C7rpov * xal (xv ocrrpaxov xaXeaavopv cpxa Se Xsuxov xal ^avv ' 'u^^v Xaiov ' -vo7;v ^youv lpa "j )cop.3) ("f. Olympiodore, Sur l'arl sacr, 44 , p. 90 , 2 sqq.

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    18 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONSmoins que l'uf est un condens des quatre lments : ilsemble qu'on soit parti d'un principe gnral pour gloser tort et travers.Or cette chimie thosophique plonge des racines lointainesdans certaines croyances beaucoup plus anciennes, et l'afir-mation prcite d'Olympiodore, en particulier, se rfreimplicitement une doctrine du mlange indiffrenci deslments dans le chaos primordial. C'est l une reprsentationqu'on trouve dveloppe dans la littrature cosmogoniqueque les anciens mettaient sous le nom d'Orphe.Dans la sixime homlie du Pseudo-Clment1, une longuecitation d'Apion, le polmiste alexandrin du temps de Tibre,nous apprend qu'Orphe identifiait le Chaos avec l'uf ose trouvaient confondus les premiers lments de toutes choses.Suit le rcit circonstanci de la cration ou plutt de la formation u monde dans un jargon volutionniste avant la lettreet dont la marque stocienne est vidente. Une sorte dematire anime qui runissait en elle quatre espces (-yavou)2 autrement dit les quatre lments s'coulait auhasard, formant mille combinaisons mouvantes et indtermines, jusqu'au moment o le magna se mit tourbillonnersur lui-mme au point d'affecter l'aspect d'une bulle (uo^Xuc;).Ce corps sphrique et vivant ressemblait, dit Apion, unuf et avait la rapidit de l'oiseau. Apion, qui commenteau fur et mesure les tapes du dveloppement cosmique,prcise alors que Rha reprsente la substance fluide (pov) emporte par Chronos, c'est--dire par le temps : elles'identifie avec la matire indiffrencie qui donne naissance l'uf dont la coquille constitue le ciel. Or Apion dsignele ciel comme celui qui contient tout (tov ,

    1) B. Rehm-J. Irmscuer, Die Pseudoklemenlinen, I, flornilien, Berlin, 1953,VI, 3-12, p. 107, 7 sqq. - fr . 55-56 Kern.2} Ou'on a voulu corriger on ne sait trop pourquoi en TTSTpayevoGc (?),voire en 77pcuToyvou. La version syriaque de Thodore Bar Khni confirme entout cas la tradition manuscrite des Pseado-fJlmentines, si l'on en croit flu moinsla traduction latine de Th. Noldeke, Bar Khoni iiber Homer, Hesiod un d Orpheus,Zeilschr.

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    l'uf orphique et les quatre lments 19suivant l'expression mme dont se serviront plus tard Plu-tarque et Jamblique. La substance que renfermait l'uf,vritable moelle gnratrice , portait en puissance touteespce d'lment et de couleur1. Aussi, aprs le dveloppementet le surgissement de Phans qui fait clater l'uf, procderontsuccessivement de la moelle interne l'lment terrestre assimil Pluton, puis l'eau ou Poseidon, enfin Zeus ou le feuthr d'o sortira liera ou l'air.Les Recogniliones2 reproduisent dans ses grandes lignesla mme cosmogonie. Sur le point qui nous intresse, la traduction de Ru fin rsume trs clairement l'origine des quatrelments d'abord mls dans l'uf, puis rpartis dans l'univers et hoc (scil. ovum) esse principium omnium, quad primmex maleria puriore processerit quodque precedens diserelionem([iinluor elemcnlorum dederil...Dans ce dveloppement, que Kern rattachait la thogonie d'Hironyme et d'Hellanicos, l'exgse du Portiquerecouvre et dfigure trop souvent les donnes potiques pourqu'on doive tout mettre au compte d'Orphe. Zeus est dsigncomme le feu artiste ( ocGspto Tzyyizri)3 et comme lepneuma stocien il parcourt toutes les rgions du Kosmos (touiyjxovTo Aio)4 : c'est ainsi qu'en pntrant jusqu'aux plushumbles parties de l'tre, il donne naissance l'air. La notionmme de ay/unic applique au mlange des quatre lmentsdans l'uf originel appartient au vocabulaire technique desdisciples de Zenon5. On sait, au vrai, qu'aucune littraturen'a t plus abondamment exploite par le Portique que lesOrphicn.On peut nanmoins s'inquiter de l'authenticit de la citation du Pseudo-Clment et s'interroger sur la date approximativee l'ouvrage utilis par l'auteur des Homlies. Or il est

    1) ., VI, 5 : orsp ''scil. wvi '^ yovaou uusXo Trf(v tb v CTOV/ecc xt, /^ tzxvzoSxtx sxtsxsv Suvaevov.2) X, 30 = P.G., I, col. 1437.3) ., VI, s.4) Ibid., p. 109, 23 , Rehm-Irmscher ; cf. p. 110, 13.; . Brhier. Chnjsippe et Vaurien slarisme, Paris 151, p. 1-5.

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    20 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONSdmontr depuis longtemps1 que les Pseudo-Clmentinesreprennent une apologie juive dont le responsable tait fortbien inform des systmes philosophiques et de la littraturepaenne de son temps2 : il s'agit d'un compilateur qui a puis de bonnes sources et qui travaillait de premire main.L'exgse physico-allgorique prte au grammairien Apionn'a rien que de vraisemblable, si l'on songe que, dans sesAegypliaca, ce dfenseur du paganisme justifiait, comme leprouve une citation de Pline l'Ancien3, les aspects les plusbizarres de la zooltrie gyptienne. Ce prcurseur de Porphyreet de Jamblique reprsentait aux yeux des Juifs cultivsd'Alexandrie le type du paen qui repensait la traditionhellne en termes philosophiques. Quant l'apologte, quirfutait des personnalits bien connues des milieux grco-gyptiens, il n'a gure pu crire aprs 1354, et le commentairede la cosmogonie dont il dmarque les principaux dveloppements remonte pour le moins au Ier sicle apr. J.-C, sinon Apion lui-mme5. Mme si le pome allgu par le porte-parole alexandrin du paganisme stocien ne se confond pasavec la thogonie dite d'Hironyme et d'Hellanicos, un tmoignage postrieur recoupe et confirme l'authenticit orphique du canevas. La comparaison de l'enveloppe extrieured; l'uf avec la vote cleste et des lments qui le composentavec ceux de l'univers se retrouve en effet dans un textepeu cit de Ylsagg in Arali Phaenomena. Achille Tatios s'il s'agit bien du romancier de Leucippe cl Clilophon yrappelle l'analogie tablie par les Orphiques entre la sphricitdu monde et la forme de l'uf : de fait, crit le glossateur, laraison d'tre de la coquille dans le cas de l'uf est exactementcelle du ciel dans l'univers, et, de mme que l'ther est suspendu

    1) O. Cullmann, Le problme Hllraire et historique du roman pseudo-clmenlin,Paris, 1930, p. 121 sqq.2) Ibid., p. 129. L'auteur de cette apologie parat connatre les ouvragesiTApion (., V, 2, cf. Cullmann, op. cit., p. 130).3) N.H., XXX, 99 ( propos du scarabe;.4} Cullmann, op. cit., p. 131.) . Rehm, dans Renllexikon f. Anlike u. Chrislenlum, III, Stuttgart, 1957,col. 202,

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    l'uf orphique et les quatre lments 21coneentriquement au ciel, la membrane de l'uf l'est lacoquille1. Or, plus loin, le mme exgte rptera que loKosmos a l'aspect d'un uf, en ajoutant que c'est l l'opinionde ceux qui clbrent les mystres orphiques 2.Ce passage fait cho, tout ensemble, la citation de laPseudo-Clmenline et aux tmoignages de Plutarque et deMacrobe. Plutarque identifie l'uf avec la matire primordiale3 uelques lignes avant l'allusion aux orgies de Bacchus.Il parat avoir connu les exgses et les comparaisons dont faittat Apion : c'est ainsi que l'allusion4 au plumage bigarr del'oiseau sorti d'un uf simple et indiffrenci rappelle trangement l'argumentation de l'Alexandrin dmontrant quela varit d'ornements du paon est en puissance dans l'ufunicolore, comme la multiplicit des tres, des formes et desespces dans le magma hylique originel5. Notons surtout queMacrobe assimile expressment l'uf aux lments, commeApion et les alchimistes : Nee importune (dementis de quibusmnt omnia ovum comparaverim*. Plus loin, il en fait l'lmentpar excellence, affirmation qui implique peut-tre la thoriecosmogonique de la matire fondamentale, antrieure ladissociation des /swc. Macrobe ne s'est pas contentd'adapter le dveloppement de Plutarque : il l'interprte etl'toffe en s'inspirant de doctrines que Martianus Capella n'apas ignores.Il reste que la chronologie, ds qu'on parle de thmes orphiques, est de premire importance : les commentateurs debasse poque risquent de n'avoir class comme tels que des

    1) Achill., Isag. in Arali Phaenorn., 4, p. .'J.'i, 17 s

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    22 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONSides ou des images offrant une trs vague analogie avec lesairs connus de la littrature sacre. Le thme de l'uf renfermant les quatre lments peut cependant remonter unehaute poque. Dans le Sphairos d'Empdocle1 taient djmles les racines de l'tre ; comme dans la cosmogonieorphique, c'est de ce globe gal en tous sens lui-mme , otous les lments taient fondus harmonieusement que laHaine a dtach successivement le feu, la terre, la mer houleuse et l'air humide 2. La conception de l'uf cosmogoniquen'avait de sens, au reste, que dans ces perspectives.Si le rite des Noces a t rellement pratiqu, on peuts'interroger sur la nature exacte de cet uf : n'tait-il pasartificiel ? Le rouge rutilant de l'uf absorb par Philologiefait penser aux ufs peints, naturels ou fabriqus, trouvsen Grce et en Italie3. Nous savons aussi que le cinabre entraitdans la composition de ce que les alchimistes appellent l'ufphilosophique, produit heureux et stable d'une combinaisonchimique4. Aussi le sulfure rouge est-il not prcismentpar un cercle point autrement dit par l'image simplifiede l'uf dans tous les manuscrits alchimiques grecs. Ontrouve couramment les quations : -KINNABAPIG ct de0 5. Des pratiques magiques repltres de thosophie noplatonicienne ont d agrmenter les initiations romances parMartianus Capella. Mais le texte des Noces semble bien dsignerun uf rel, peut-tre consacr par une coloration carlate.En avalant ce condens des quatre lments, Philologierecouvre les forces et les vertus de l'tre total. D'aprs unetradition rapporte par l'apologiste chrtien Athnagore6,

    1) Fr. 26 , 5 (Diels7, Berlin, 1954, I, p. 323), 27-27 a (Diels, p. 324), et passim.Cf. W. Staudacher, Die Trennung von Himmel und Erde, Diss. Tubingen, 1942,p. 103 sqq. ; K. Kern yi, op. cil., p. 59 .2) Fr. 38 (Diels, p. 329).3) M. P. Nilsson, Das Ei im Totenkult, Archiv fur Allertumswissenschafl, XI(1908-, p. 532-534 Opuscula Srtecta, I, p. 6-8.4) . Collection des anciens alchimistes grecs, p. 81 .5) Ibid., Introduction, p. 108, 13 et 26 ; 122, n. 1.6) Pro (Ihrisl., 20 - fr . 58, Kern, qui rattache l'allusion la thogonie d'Hi-ronyme et d'Hellanicos mais Athnagore songe peut-tre aux vers des Rhapsodiesque cite Proclus.

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    l'uf orphique et les quatre lments 23Zeus aurait aval Phans, issu de l'uf afin d'tre sanslimites (dc/cop-yjTo), et un passage des Rhapsodies cit parProclus1 prouve l'exactitude de cette indication : il y est ditque Zeus contenant la force d'Erikpaios, le premier-n,avait dsormais dans ses entrailles le prototype de touteschoses (ce que les noplatoniciens interprtaient comme lacration du monde intelligible), et fit pntrer dans sesmembres la puissance et la vigueur du dieu 2. L'universexiste alors virtuellement en lui. Mme si le rite d'absorptionobserv par Philologie ne reprsente pas une preuve quiaurait rpt le geste du dieu souverain, les tmoignagescompars de l'auteur des Noces, d'une part, de Plutarque,de Macrobe et des alchimistes, d'autre part, nous autorisent supposer que les mystres orphico-dionysiaques attribuaient l'uf comme rceptacle originel des lments la valeurrgnrante d'une nourriture essentielle. L'uf n'tait passeulement l'objet d'un culte vaguement idoltrique ou symboliqueil gardait aux yeux des fidles de Dionysos quelque chosede son efficacit primitive et de la richesse lmentaire quiavait confr Zeus le pouvoir d'tre infini.

    Robert Turcan.1) In Tim., I, p. 324, 4 sqq. Diehl = fr. 167 Kern.2) Cf. P. Boyanc, Mystres et cultes mystiques..., p. 200, n. 2.