Tzvetan Todorov-L 39 Esprit Des Lumi Res-Robert La

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    DU MÊME AUTEUR

    Aux Éditions Robert Laffont

    ina Tsvetaeva. Vivre dans le feu, 2005Nouveau Désordre mondial. Réflexions d’un Européen, 2003moire du mal, tentation du bien, 2000

    Aux Éditions du Seuil

    omme dépaysé, 1996Vie commune, 1995

    tragédie française, 1994à l’extrême, 1991

    s et les autres. La réflexion française sur la diversité humaine, 1989que de la critique, 1984

    Conquête de l’Amérique, 1982haïl Bakhtine. Le principe dialogique, 1981bolisme et interprétation, 1978Genres du discours, 1978

    ories du symbole, 1977ique, 1973ionnaire encyclopédique des sciences du langage (avec Oswald Ducrot), 1972ique de la prose, 1971duction à la littérature fantastique, 1970

    Aux Éditions Grasset

    ardin imparfait. La pensée humaniste en France, 1998Morales de l’histoire, 1991

    Aux Éditions Hachette

    amin Constant, la passion démocratique, 1997e bonheur, essai sur Rousseau, 1985

    Aux Éditions Adam Biro

    e de l’individu, 2000e du quotidien, 1993

    Aux Éditions Actes Sud

    maine Tillion, une ethnologue dans le siècle (avec Christian Bromberger), 2002

    Aux Éditions Arléa

    Abus de la mémoire, 1995

    Aux Éditions Moutonmmaire du « Décaméron », 1969

    Aux Éditions Larousse

    rature et signification, 1967

    Direction d’ouvrages

    ragilité du bien. Le Sauvetage des Juifs bulgares, Albin Michel, 1999rre et paix sous l’Occupation (avec Annick Jacquet), Arléa, 1996anges sur l’œuvre de Paul Bénichou (avec Marc Fumaroli), Gallimard, 1995om du peuple. Témoignages sur les camps communistes, Éditions de l’Aube, 1992ts aztèques de la conquête (avec Georges Baudot), Le Seuil, 1983

    nseignement de la littérature (avec Serge Doubrovsky ), Plon, 1971orie de la littérature. Textes des formalistes russes, Le Seuil, 1965

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    TZVETAN TODOROV

    L’ESPRIT DES LUMIÈRES

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    ditions Robert Laffont, S.A., Susanna Lea Associates, Paris, 2006

    N 978-2-221-12165-8

    ocument numérique a été réalisé par Nord Compo

    http://www.nordcompo.fr/

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    Après la mort de Dieu, après l’effondrement des utopies, sur quel socle intellectuel et mus bâtir notre vie commune ? Pour nous comporter en êtres responsables, nous avons besnceptuel qui puisse fonder non seulement nos discours, cela est facile, mais nos actcherche de ce cadre, j’ai été conduit vers un courant de pensée et de sensibilité, le verss Lumières. Durant les trois quarts de siècle qui précèdent 1789 s’est produit le grand baus que tout autre, est responsable de notre identité présente. Pour la première fois de es humains décident de prendre en main leur destinée et de poser le bien-être de l’humanime de leurs actes. Ce mouvement émane de l’Europe tout entière et non d’un seul pays,vers la philosophie et la politique, les sciences et les arts, le roman et l’autobiographie.Bien sûr, un simple retour au passé n’est ni possible ni souhaitable. Les auteurs du XVe siè

    uraient résoudre les problèmes surgis depuis qui, chaque jour, déchirent le monde. Pomprendre cette mutation radicale peut nous aider à mieux vivre aujourd’hui. J’ai dontacher le regard de notre époque, dégager les grandes lignes de la pensée des Lumières, ent constant entre passé et présent.

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    1Le projet

    Il n’est pas aisé de dire en quoi consiste exactement le projet des Lumières, et cela poson. D’abord, les Lumières sont une époque d’aboutissement, de récapitulation, de synnnovation radicale. Les grandes idées des Lumières ne trouvent pas leur origine au Xe siand elles ne viennent pas de l’Antiquité, elles portent les traces du haut Moyen Âge, de lde l’époque classique. Les Lumières absorbent et articulent des opinions qui, dans le panflit. C’est pourquoi, les historiens l’ont souvent remarqué, il faut dissiper certaines imags Lumières sont à la fois rationalistes et empiristes, héritières de Descartes comme decueillent les Anciens et les Modernes, les universalistes et les particularistes, elleshistoire et d’éternité, de détails et d’abstractions, de nature et d’art, de liberté et dgrédients sont anciens, pourtant leur combinaison est neuve : non seulement ils ont étéx, mais, et cela est essentiel, c’est au moment des Lumières que ces idées sortent des livrns le monde réel.

    Le second obstacle consiste en ce que la pensée des Lumières est portée par de trdividus qui, loin de se sentir d’accord entre eux, sont constamment engagés en d’âpres dys à pays comme à l’intérieur de chaque pays. Le temps qui s’est écoulé depuis nous aidest vrai, mais jusqu’à un certain point seulement : les désaccords d’antan ont donné naoles de pensée qui s’affrontent encore de nos jours. Les Lumières ont été une époque de de consensus. Multiplicité redoutable, donc – et pourtant, cela est également connaissons sans trop de mal l’existence de ce qu’on peut appeler un projet des Lumières

    Trois idées se trouvent à la base de ce projet, que nourrissent aussi leurs inséquences : l’autonomie, la finalité humaine de nos actes et enfin l’universalité. Que f

    r là ?Le premier trait constitutif de la pensée des Lumières consiste à privilégier ce qu’on ch-même, au détriment de ce qui nous est imposé par une autorité extérieure. Cette préférenc deux facettes, l’une critique, l’autre constructive : il faut se soustraire à toute tutellemmes de l’extérieur et se laisser guider par les lois, normes et règles voulues par ceux-làes s’adressent. Émancipation et autonomie sont les mots qui désignent les deux temps, dispensables, d’un même processus. Pour pouvoir s’y engager, il faut disposer d’une examiner, de questionner, de critiquer, de mettre en doute : plus aucun dogme ni aucune incré. Une conséquence indirecte mais décisive de ce choix est la restriction portant sur l

    ute autorité : celle-ci doit être homogène avec les hommes, c’est-à-dire naturelle et noest en ce sens que les Lumières produisent un monde « désenchanté », obéissant de pa

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    êmes lois physiques, ou, pour ce qui concerne les sociétés humaines, révélant les mêmes mmportement.

    La tutelle sous laquelle vivaient les hommes avant les Lumières était, en tout premier ligieuse ; son origine était donc à la fois antérieure à la société présente (on parle« hétéronomie ») et surnaturelle. C’est à la religion que s’adresseront les critiques les pluant à rendre possible la prise en main par l’humanité de son propre destin. Il s’agit totique ciblée : ce qu’on rejette, c’est la soumission de la société ou de l’individu à des pseule légitimité vient de ce qu’une tradition les attribue aux dieux ou aux ancêtres ;

    utorité du passé qui doit orienter la vie des hommes, mais leur projet d’avenir. Rienvanche, de l’expérience religieuse elle-même, ni de l’idée de transcendance, ni de telle drtée par une religion particulière ; la critique vise la structure de la société, non sur l

    oyances. La religion sort de l’État sans pour autant quitter l’individu. Le grand courant declame non de l’athéisme, mais de la religion naturelle, du déisme, ou d’une de leurriantes. L’observation et la description des croyances du monde entier, auxquelles mmes des Lumières, n’ont pas pour but de récuser les religions, mais de conduire à uérance et à la défense de la liberté de conscience.Ayant rejeté le joug ancien, les hommes fixeront leurs nouvelles lois et normes à l’aid

    rement humains – plus de place, ici, pour la magie ni pour la révélation. À la certitude scendue d’en haut viendra se substituer la pluralité des lumières qui se répandent drsonne. La première autonomie conquise est celle de la connaissance. Celle-ci par’aucune autorité, aussi bien établie et prestigieuse soit-elle, ne se trouve à l’abri de lnnaissance n’a que deux sources, la raison et l’expérience, et toutes deux sont accessibleson est mise en valeur comme outil de connaissance, non comme mobile des conduites

    oppose à la foi, non aux passions. Celles-ci, au contraire, sont à leur tour émancipées dnues d’ailleurs.

    La libération de la connaissance ouvre la voie royale à l’épanouissement de la sudraient alors se mettre sous la protection d’un personnage qui n’est pas un philosophe mwton joue pour le siècle des Lumières un rôle comparable à celui de Darwin pour les siphysique fait des progrès spectaculaires, suivie par les autres sciences, chimie, biol

    ciologie ou psychologie. Les promoteurs de cette nouvelle pensée voudraient apporter us, car ils sont persuadés qu’elles serviront au bien de tous : la connaissance est libératstulat. Ils favoriseront donc l’éducation sous toutes ses formes, depuis l’école jusqu’avantes, et la diffusion du savoir, par des publications spécialisées ou par des encydressent au grand public.Le principe d’autonomie bouleverse tant la vie de l’individu que celle des sociétés. Le

    liberté de conscience, qui laisse à chacun le choix de sa religion, n’est pas nouveau, mrpétuellement recommencé ; il se prolonge en une demande de liberté d’opinion, d’eblication. Accepter que l’être humain soit la source de sa loi, c’est aussi l’accepter dans’il est, et non tel qu’il devrait être. Or il est corps et esprit, passions et raison, sensualité ur peu qu’on observe les hommes réels plutôt que de s’en tenir à une image abstraite eperçoit qu’ils sont, aussi, infiniment divers, ce que l’on constate si l’on passe de pays alement de personne à personne. C’est ce que sauront dire, mieux que toute littératurnres nouveaux qui mettent l’individu au centre de leur attention : roman d’une part, auto

    utre. Genres qui n’aspirent plus à révéler les lois éternelles des conduites humaines, nemplaire de chaque geste, mais qui montrent des hommes et des femmes singuliers, eng

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    uations particulières. C’est ce que dit aussi la peinture, qui se détourne des grands sujets mreligieux pour montrer des êtres humains nullement exceptionnels, saisis dans le

    mmunes, dans leurs gestes les plus quotidiens.L’autonomie de l’individu se prolonge dans celle de son cadre de vie comme dans

    uvres. Elle entraîne la découverte du milieu naturel, fait de forêts et de torrents, de clllines qui n’ont pas été soumis à des exigences géométriques ou pratiques. Parallèlemene place nouvelle aux artistes et à leurs pratiques. Peintres et musiciens, acteurs et écrivainsimples amuseurs ou décorateurs, ni seulement les serviteurs de Dieu, du roi ou d’un ma

    venus l’incarnation exemplaire d’une activité appréciée : l’artiste créateur est celui qême de ses propres compositions et les destine à une jouissance purement humaine. Ces leur témoignent en même temps de la dignité nouvelle accordée au monde sensible.

    L’exigence d’autonomie transforme plus profondément encore les sociétés politiques ;accomplit la séparation du temporel et du spirituel. Au Siècle des lumières, elle produitme d’action : les auteurs de recherches librement conduites s’efforcent de communiquerx souverains bienveillants, pour que ceux-ci infléchissent leur politique : c’est ce quédéric II à Berlin, de Catherine II à Saint-Pétersbourg ou de Joseph II à Vienne. Aspotisme éclairé, qui cultive l’autonomie de la raison chez le monarque mais préserve la uple, cette exigence conduit à deux principes. Le premier est celui de la souveraineté,cien qui reçoit ici un contenu nouveau : la source de tout pouvoir est dans le peuplepérieur à la volonté générale. Le second est celui de la liberté de l’individu vis-à-vis detique, légitime ou illégitime, dans les limites d’une sphère qui lui est propre ; pour erté, on veille au pluralisme et à l’équilibre des différents pouvoirs. Dans tous les nsommée la séparation du théologique et du politique : celui-ci s’organise désormais en fopres critères.

    Tous les secteurs de la société ont tendance à devenir laïques, alors même que les indoyants. Ce programme concerne non seulement le pouvoir politique mais aussi la justiceusé à la société, est le seul à être réprimé, et il doit être distingué du péché, faute morune tradition. Et aussi l’école, destinée à être soustraite au pouvoir ecclésiastique pour dpropagation des lumières, ouverte à tous, donc gratuite, et en même temps obligatoire

    ssi la presse périodique, où peut trouver place le débat public. Et aussi l’économie, ranchie des contraintes arbitraires et permettre la libre circulation des biens ; qui doit seleur du travail et de l’effort individuel, plutôt que de s’encombrer de privilèges et de hiépassé. Le lieu le plus approprié à l’ensemble de ces mutations est la grande ville, q

    erté des individus et leur donne en même temps l’occasion de se rencontrer et de débattreLa volonté de l’individu, comme celle des communautés, s’est émancipée des ancienne

    à dire qu’elle est maintenant entièrement libre, qu’elle ne connaît plus aucune limite ? s Lumières ne se réduit pas à la seule exigence d’autonomie, mais apporte aussi ses propgulation. Le premier d’entre eux concerne la finalité des actions humaines libérées. À soscend sur terre : elle ne vise plus Dieu mais les hommes. En ce sens, la pensée des Lumanisme ou, si l’on préfère, un anthropocentrisme. Il n’est plus nécessaire, comme le deméologiens, d’être toujours prêt à sacrifier l’amour des créatures à celui du Créateur ntenter d’aimer d’autres êtres humains. Quoi qu’il en soit de la vie dans l’au-delà, l’hommsens à son existence terrestre. La quête du bonheur remplace celle du salut. L’État lui-m

    s au service d’un dessein divin, il a pour objectif le bien-être de ses citoyens. Ceux-ci nt pas preuve d’un coupable égoïsme lorsqu’ils aspirent au bonheur dans le domaine qui

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    lonté, ils ont raison de choyer leur vie privée, de rechercher l’intensité des sentiments cultiver affection et amitié.La seconde restriction apportée à la libre action des individus comme des communau

    irmer que tous les êtres humains possèdent, de par leur nature même d’humainaliénables. Les Lumières absorbent ici l’héritage de la pensée du droit naturel, telle qu’eXVIIe et au XVIIIe siècle : à côté des droits dont les citoyens jouissent dans le cadre de en détiennent d’autres, communs à tous les habitants du globe et donc à chacun, droits nn moins impérieux pour autant. Tout être humain a droit à la vie ; donc la peine de mortême lorsqu’elle frappe un criminel qui a tué : si l’assassinat privé est un crime, commeblic ne le serait-il pas ? Tout être humain a droit à l’intégrité de son corps ; donc égitime, même lorsqu’elle est pratiquée au nom de la raison d’État. L’appartenance au geumanité universelle est plus fondamentale encore que l’appartenance à telle ou telle socila liberté se trouve donc contenu par l’exigence d’universalité et le sacré, qui a quitté les doreliques, s’incarne désormais dans ces « droits de l’homme » nouvellement reconnus.Si tous les êtres humains possèdent un ensemble de droits identiques, il s’ensuit qu’ils

    oit : la demande d’égalité découle de l’universalité. Elle permet d’engager des coursuivent de nos jours : les femmes doivent être les égales des hommes devant la loioli, l’aliénation de la liberté d’un être humain ne pouvant jamais être légitime ; les pauade, les marginaux, reconnus dans leur dignité, et les enfants, perçus en tant qu’individus.

    Cette affirmation de l’universalité humaine provoque l’intérêt pour des sociétés autresn est né. Les voyageurs et les savants ne peuvent, du jour au lendemain, cesser de jugntains avec des critères provenant de leur propre culture ; pourtant, leur curiosité esviennent conscients de la multiplicité de formes que peut prendre la civilisation et ccumuler des informations et des analyses, qui avec le temps transformeront leur idée de lême pour la pluralité dans le temps : le passé cesse d’être l’incarnation d’un idéal éternepertoire d’exemples, pour devenir une succession d’époques historiques dont chacune a ss valeurs propres. La connaissance de sociétés différentes de celle de l’observateur lême temps de tourner vers soi un regard moins naïf : il ne confond plus sa tradition avec

    monde. C’est ainsi que le Français Montesquieu peut critiquer les Persans, mais aussirsans critiquant judicieusement les Français.Tel est, en ses très grandes lignes, le généreux programme qui se formule au siècle d

    mment devons-nous le juger aujourd’hui, deux cent cinquante ans après son apparitionnstat semble s’imposer. D’une part, en Europe et dans les parties du monde qu’elle sprit des Lumières a, incontestablement, remporté une victoire sur l’adversaire qu’il c

    nnaissance de l’univers progresse librement, sans trop se soucier d’interdits idéoldividus ne craignent plus autant l’autorité de la tradition et tentent de gérer eux-mêmevé, jouissant en même temps d’une grande liberté d’expression. La démocratie, où lapulaire s’exerce dans le respect des libertés individuelles, est devenue un modèle chrtout. Les droits universels de l’homme sont considérés comme un idéal commun ; l’égest la règle dans tout État légitime. Se soucier de son bonheur personnel ou du bien-êtrchoix de vie qui ne choque personne. Ce n’est pas, évidemment, que les objectifs ainsi

    eints ; mais l’idéal a été accepté et, aujourd’hui encore, on critique l’ordre existant en sprit des Lumières. Cependant, d’autre part, les bienfaits escomptés ne sont pas tous là,

    mulées jadis n’ont pas été tenues. Le XXe siècle, en particulier, qui a connu le carnage de de

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    ondiales, les régimes totalitaires établis en Europe et ailleurs, les conséquences meventions techniques, a semblé apporter un démenti définitif à tous les espoirs formulés ’on avait cessé de se réclamer des Lumières, et que les idées portées par des mots comm

    mancipation, progrès, raison, libre volonté étaient tombées en discrédit.La distance persistante entre ce qui pouvait être lu comme une promesse et les réalit

    aujourd’hui nous oblige à tirer une première conclusion : toute lecture rigidement Histoire relève de l’illusion. Or il est vrai qu’une telle foi dans le progrès linéaire et illimain a pu tenter certains penseurs des Lumières. L’un de leurs importants précurseurs, le

    lton, regrette que l’humanité, se pliant aux diktats de la tradition, reste délibérément danécolier qui n’ose pas avancer sans les instructions de son maître. Il formule l’espoir re exercice de la raison, elle accède enfin à l’âge adulte. En France, Turgot, dans son dibleau philosophique des progrès successifs de l’esprit humain (1750), déclare : « Les doucissent, l’esprit humain s’éclaire, les nations isolées se rapprochent les unes des a

    asse totale du genre humain […] marche toujours, quoique à pas lents, à une perfection pest vrai qu’au moment où il écrit cette phrase son auteur est âgé de vingt-trois ansltaire, d’Alembert, s’engageront, avec plus ou moins de précautions, dans cette même hérera à l’idée du progrès dans son Éducation du genre humain (1780). Condorcet, écrivtament spirituel au fond de sa cachette, pendant les persécutions engendrées par la Terrnnera pour titre Esquisse d’un tableau des progrès de l’esprit humain. Tous ces auteurs croialgré les retards et les lenteurs, l’humanité pourra accéder à sa majorité grâce à la dilture et du savoir. Cette vision de l’Histoire comme accomplissement d’un dessein snforcée par Hegel, puis Marx et passera grâce à ce dernier dans la doctrine communiste.

    On aurait tort cependant d’attribuer cette croyance à l’esprit des Lumières lui-même. oix de Turgot ou de Lessing se trouve mis en question au moment même où il est formulétres auteurs, tels Hume ou Mendelssohn, ne partagent pas la foi dans une marche mécrfection, qui n’est du reste qu’une transposition dans l’espace profane de la doctrincernant les voies de la Providence ; ils refusent de lire l’Histoire comme l’accomplssein. C’est le plus profond penseur de langue française au temps des Lumières, usseau, qui s’opposera à cette conception de manière frontale. Pour lui, le trait distincmaine n’est pas la marche vers le progrès, mais la seule perfectibilité, c’est-à-dire une capacindre meilleur, comme d’améliorer le monde, mais dont les effets ne sont ni garantis nitte qualité justifie tous les efforts, elle n’assure aucun succès.De plus, Rousseau croit que chaque progrès est immanquablement payé par une régre

    tre domaine. Son Discours sur l’origine de l’inégalité (1755) abonde en formules de ce gsards « ont pu perfectionner la raison humaine en détériorant l’espèce, rendre un être mndant sociable ». « Les progrès ultérieurs ont été en apparence autant de pas vers la ndividu, et en effet vers la décrépitude de l’espèce. » Le besoin de se distinguer est rece qu’il y a de meilleur et de pire parmi les hommes, nos vertus et nos vices ». Rousseauur autant que la dégradation est la seule direction dans laquelle marche l’humanité, ni nemme on le croit parfois, un retour en arrière. Ce sur quoi il attire l’attention est pidarité des effets positifs et négatifs. La raison de ce double mouvement réside dansmaine elle-même. Le propre de l’homme est d’être doué d’une certaine liberté qui luianger et de changer le monde, et c’est cette liberté qui l’amène à accomplir le bien comm

    perfectibilité même, responsable de ses plus grandes réussites, qui est la source de ses me qui fait éclore « ses lumières et ses erreurs, ses vices et ses vertus ». Le propre de l’h

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    er du regard des autres le sentiment de son existence, dont il ne peut se passer ; or ce bessi bien en amour qu’en violence : les garçons qui arrosent d’essence et brûlent les filleurs avances n’agissent pas pour une autre raison. « Le bien et le mal coulent de même sou2 », cusseau.Il s’ensuit que tout espoir en un progrès linéaire est vain. Les problèmes dits sociaux

    s des difficultés provisoires, qu’un parti politique ou un gouvernement pourrait, grâce àgénieuses, régler à tout jamais, mais des conséquences de notre condition humaine. Nnstater aujourd’hui que Rousseau avait vu juste et que l’aspiration à la perfectibilité n’im

    dans le progrès. Non seulement les avancées technologiques et scientifiques n’ecessairement une amélioration morale et politique, mais de plus ces avancées mêmes éaire et peuvent soudain se révéler nocives. En entreprenant de transformer le monde afus conforme à ses besoins et ses désirs, notre espèce évoque souvent le personnagercier. Les agents de ces transformations peuvent prévoir leurs effets immédiats, manséquences ultimes, survenant des décennies, voire des siècles plus tard. L’exemple detome est connu de tous, mais presque trop simple : les savants qui sont parvenus à cette uvaient imaginer l’horreur d’Hiroshima et de Nagasaki, mais ils avaient d’emblénquiétude sur l’usage qu’on ferait de leurs travaux. Pour autant, le biologiste établinétique humain doit-il cesser sa recherche parce qu’on risque demain d’abuser de ses rétour de nous, les moteurs perfectionnés de nos voitures produisent des gaz toxiques quirturber le climat de la planète, les machines sur lesquelles nous nous déchargeons des tnsomment de plus en plus d’énergie, tout en fabriquant du chômage… Toute conquête a un

    L’esprit des Lumières fait l’éloge de la connaissance qui libère les êtres humainstérieures oppressantes. Mais il ne consiste pas à dire que, tout étant déterminé et donc comains apprendront à contrôler intégralement le monde et à le façonner selon leurs désirs. la matière est telle que les hypothèses scientifiques même les plus ambitieuses ne devra

    partir d’une certaine humilité. « La plupart des effets arrivent par des voies si singulièresraisons si imperceptibles ou si éloignées qu’on ne peut les prévoir », écrit Montesqu

    aité des devoirs. Cela est encore plus vrai de l’étude de la société, pour une raison parest autre que cette liberté même des êtres humains : ils peuvent s’opposer à leur propre ir de manière imprévisible. « L’homme comme être physique est, ainsi que les autres cor des lois invariables. Comme être intelligent, il viole sans cesse les lois que Dieu a étables qu’il établit lui-même3. » La connaissance des sociétés humaines se heurte à l’impo

    évoir et de contrôler toutes les volontés ; la volonté de l’individu, à son tour, se heurte à connaître les raisons de ses propres actes. Quoi de plus important dans la vie d’un être

    oix de son objet d’amour ? Or ni la volonté ni la science ne parviennent à percer jusqu’auce choix. Voilà pourquoi tout utopisme, qu’il soit politique ou technique, est voué à l’échSi nous voulons aujourd’hui trouver un appui dans la pensée des Lumières pour

    ficultés présentes, nous ne pouvons accueillir telles quelles toutes les propositions VIIIe siècle – non seulement parce que le monde a changé, mais aussi parce que cetultiple, non une. C’est plutôt d’une refondation des Lumières que nous avons besoin,éritage du passé mais en le soumettant à un examen critique, en le confrontant lucinséquences désirables et indésirables. Ce faisant, nous ne risquons pas de trahir les Lême le contraire qui est vrai : c’est en les critiquant que nous leur restons fidèles, et met

    ur enseignement.

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    I- Les notes sont regroupées en fin d’ouvrage.

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    2Rejets et détournements

    Depuis l’époque où elle s’est formulée, au XVIIIe siècle, la pensée des Lumières a déjà été mbreuses critiques ; elle a aussi parfois été refusée dans son principe. Au moment mêmses partisans sont rendues publiques, elles suscitent la condamnation prévisible de

    mbattent, à savoir les autorités ecclésiastiques et civiles. Cette réaction redouble de focle, à la suite des événements politiques survenus entre-temps. Une double équation se mières égale Révolution, Révolution égale Terreur ; elle conduit à une condamnation smières. « La révolution a commencé par la déclaration des droits de l’homme », affinald4, l’un de ses adversaires les plus acharnés, c’est bien pourquoi elle s’est terminée faute des Lumières, c’est d’avoir mis l’homme à la place de Dieu en tant que source de

    son dont chaque individu voudrait se servir librement à la place des traditions collectivplace de la hiérarchie, le culte de la diversité à la place de celui de l’unité.L’image que donnent des Lumières Bonald ou d’autres conservateurs du temps de la Re

    ns ses grandes lignes, exacte : c’est un fait que cette pensée met en valeur l’hommegalité. Nous avons donc affaire ici à un conflit frontal, à un désaccord fondamental sur lidéaux de la société ; il est légitime de parler dans ce cas d’unrejet des Lumières. Mais so

    uation est différente. Les critiques qui leur sont adressées semblent alors passer à côté mières ; ou, plus précisément, s’adresser à l’une de leurs caricatures. Or ces caricatendre un terme plus neutre, cesdétournements (au XVIIIe siècle on disait plutôt « corrupistent réellement. Là aussi, on peut remonter au moment même des premières formmières sont accusées par certains d’en faire trop, par d’autres trop peu. Un Montesqunscient que les principes mêmes pour lesquels il se battait pouvaient devenir néfastesrde contre l’excès de la raison et les nuisances de la liberté. Il se comparait par cobitants du deuxième étage d’une maison, qui, disait-il, « sont incommodés par le bruit dfumée d’en bas ». Rousseau, de son côté, savait bien que, à peine arrêté son débat avecfaudrait engager celui contre « le moderne matérialisme5 ». Ce sont ces détournements, e

    mières elles-mêmes, qui deviennent bien souvent l’objet d’un rejet. Nous venons d’observer un tel cas : il est dans l’esprit des Lumières d’affirmer la permmes et de leurs sociétés. Cette idée est rejetée par ceux qui pensent, au contraire, quché originel l’être humain est devenu irrémédiablement corrompu. Mais l’idée petournée de son sens, ainsi dans l’affirmation d’un progrès mécanique propre à l’histoire st simplifiée, rigidifiée et, simultanément, poussée à l’extrême. Lorsque, dans un deuxiè

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    ette à son tour la doctrine du progrès, en accumulant des exemples prouvant le conteter les Lumières elles-mêmes ; en réalité, on a réfuté l’un de leurs adversaires. Lmières est un chemin de crête ; ou, si l’on préfère, une pièce qui s’est toujours jouée à troL’un des reproches habituels qu’on adresse aux Lumières est qu’elles ont fourni les

    éologiques du colonialisme européen du XIXe et de la première moitié du XXe siècle. Le raisonle suivant : les Lumières affirment l’unité du genre humain, donc l’universalité des vale

    ropéens, convaincus d’être porteurs de valeurs supérieures, se sont cru autorisés à vilisation aux moins favorisés qu’eux ; pour s’assurer de la réussite de leur entrepricuper les territoires où habitaient ces populations…

    Un regard un peu superficiel sur l’histoire des idées pourrait en effet nous faire croire s Lumières a préparé les futures invasions. Condorcet est convaincu qu’une mission tions civilisées, celle d’apporter la lumière à tous. « La population européenne […] neviliser ou faire disparaître, même sans conquête, les nations sauvages qui y occupent enntrées6 ? » Condorcet rêve à l’instauration d’un État universel homogène, et l’interopéens pourra y conduire. Il est vrai aussi qu’une centaine d’années plus tard les idélonisation française auront recours à ce genre d’arguments pour la légitimer : tout commeélever ses enfants, on a celui d’aider les peuples encore peu développés. « La colonis74 l’un de ses partisans, Paul Leroy-Beaulieu, économiste et sociologue, professeur aance, c’est dans l’ordre social ce qu’est, dans l’ordre de la famille, je ne dis pas ulement, mais l’éducation. » C’est la réponse à une demande pressante, ajoute-t-il quelqud (en 1891) : « On commençait à s’aviser que la moitié du globe environ, à l’état sauvalicitait l’action méthodique et persévérante des peuples civilisés7. » Ce n’est pas un hasardrry, partisan de l’éducation gratuite et obligatoire en France, devient, en ces mêmes anomoteur des conquêtes coloniales, en Indochine ou en Afrique du Nord. Les races supérançais ou les Anglais, ont, dit-il, un devoir d’ingérence envers les autres : « Elles onviliser les races inférieures8. »

    Il n’est pourtant pas sûr qu’il faille prendre ces propos pour de l’argent comptant. Ce qque les idéaux des Lumières jouissent alors d’un grand prestige et que, lorsqu’on se l

    treprise périlleuse, on tient à les avoir de son côté. Les colons espagnols et portugais de agissaient pas autrement quand, pour justifier leurs conquêtes, ils invoquaient le besoin igion chrétienne. Mais, lorsque les colonisateurs se trouvent obligés de défendre leurss, ils laissent rapidement tomber les arguments humanitaires. Le maréchal Bugeaud,

    Algérie au milieu du XIXe siècle, ne cherche pas à faire le beau quand il se voit obligéambre des députés française, d’assumer les massacres d’Algériens. « Je préférerai toujonçais à une absurde philanthropie pour les étrangers qui coupent la tête de nos soldats

    essés9. » Dans une intervention devant la même Chambre, Tocqueville, alors député, lus : je ne pense pas, dit-il, que « le mérite dominant de M. le maréchal Bugeaud soit précphilanthrope : non, je ne crois pas cela ; mais ce que je crois, c’est que M. le maréch

    ndu sur la terre d’Afrique un grand service à son pays10 ».Lorsque Jules Ferry, à son tour, se trouve acculé par les objections de ses contra

    ambre l’accusant de trahir les principes des Lumières, il bat en retraite : de tels argumentce n’est pas de la politique, cela, ni de l’histoire : c’est de la métaphysique politique11 ». La pocolonisation se camoufle derrière les idéaux des Lumières, mais elle est en réalité condu

    mple intérêt national. Or le nationalisme n’est pas un produit des Lumières, il en est, da

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    s cas, un détournement : celui qui ne reconnaît aucune limite imposée à la souveraineté ouvements anticolonialistes sont, à cet égard, bien plus directement inspirés des mières, en particulier quand ils se réclament de l’universalité humaine, de l’égalité entrela liberté des individus. La colonisation européenne du XIXe et du XXe siècle a donc

    ractéristique surprenante et potentiellement autodestructrice : elle amène dans son sillagmières qui inspireront ses ennemis.Un autre reproche particulièrement grave adressé à l’esprit des Lumières est d’avoir pro

    volontairement, les totalitarismes du XXe siècle, avec leur cortège d’extermemprisonnements, de souffrances infligées à des millions de personnes. L’argument se forès en ces termes : ayant rejeté Dieu, les hommes choisissent eux-mêmes les critères du bivrés par leur capacité de comprendre le monde, ils cherchent à le remodeler pour le reneur idéal ; ce faisant, ils n’hésitent pas à éliminer ou à réduire en esclavage des portionla population du globe. Cette critique des Lumières à travers les méfaits des totalit

    nduite notamment par certains auteurs chrétiens, qui appartiennent pourtant à des Églisn la trouve tant chez un anglican comme le poète T. S. Eliot, auteur en 1939 d’un essai i Lune société chrétienne, que chez un orthodoxe russe comme le dissident Alexandre Soljé

    xpose dans son discours de Harvard en 1978, ou encore dans les ouvrages du pape Jean-son dernier livre, terminé peu avant sa mort : Mémoire et Identité).Eliot, qui écrit au moment où éclate la Seconde Guerre mondiale, et plus spécifiquem

    Allemagne et la Grande-Bretagne, cherche à montrer que la seule véritable opposition aendrait d’une société authentiquement chrétienne : il n’y a pas de tierce solution. « Si vs avoir un Dieu (et Lui est un Dieu jaloux), il faudra vous soumettre à Hitler ou à Staline12. » Or lDieu est l’œuvre des Lumières, qui ont permis de fonder les États modernes sur des b

    maines. Le reproche se fait plus insistant chez Soljénitsyne : à l’origine du totalitarisme, uve « la conception du monde qui domine en Occident, née lors de la Renaissance, co

    oules politiques à partir de l’ère des Lumières, fondement de toutes les sciences de lciété : on pourrait l’appeler “humanisme rationaliste”, qui proclame et réalise l’autonomipport à toute force placée au-dessus de lui. Ou bien encore – et autrement – “anthropdée de l’homme comme centre de ce qui existe ». Mais si l’un conduit automatiquement àpas temps de changer d’idéal ? « S’accrocher aujourd’hui aux formules figées de l’ère nclut Soljénitsyne, c’est se montrer rétrograde13. »

    La généalogie esquissée par Jean-Paul II n’est pas très différente. Les « idéologiesœuvre dans les totalitarismes proviennent de l’histoire de la pensée européenne : de la Rrtésianisme, des Lumières. Le tort de cette pensée est d’avoir mis la quête du bonheur

    le du salut. « L’homme était resté seul : seul comme créateur de sa propre histoire etvilisation ; seul comme celui qui décide de ce qui est bon et de ce qui est mauvais.ambres à gaz il n’y a qu’un pas : « Si l’homme peut décider par lui-même, sans Dieu, dede ce qui est mauvais, il peut aussi disposer qu’un groupe d’hommes soit anéanti. » Lmières européennes » est qu’elles ont rejeté le Christ ; par là « s’est ouverte la vpériences dévastatrices du mal qui devaient venir plus tard14 ».

    Dans cette vision de l’Histoire, la différence entre États totalitaires et États démocratiqur ils trouvent leur origine commune dans la pensée des Lumières. Pour Eliot, cette différportance secondaire, les uns et les autres participant du même athéisme, du même indiv

    ême engouement pour les seuls biens matériels. Selon Soljénitsyne, ce sont des variant

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    odèle : « A l’Est, c’est la foire du Parti qui foule aux pieds notre vie intérieure, à l’Ouemmerce : ce qui est effrayant, ce n’est même pas le fait du monde éclaté, c’est que lorceaux en soient atteints d’une maladie analogue15. » La permissivité morale, caractéristciétés occidentales, apparaît à Jean-Paul II comme « une autre forme de totalitarisme, ché sous les apparences de la démocratie ». Le marxisme totalitaire et le libéralisme os variantes à peine distinctes de la même idéologie, produit de l’aspiration à la satérielle. Et lorsqu’« un parlement autorise l’interruption de grossesse, admettant la snfant à naître16 », il n’agit pas très différemment de cet autre parlement qui a donné les ple

    Hitler et a ouvert par là la voie à la « solution finale ».Il faut ici faire le tri entre les différentes accusations adressées aux Lumières. On mme pour le colonialisme, relever qu’une idéologie prestigieuse peut servir de cammunisme, à la différence du nazisme, s’est effectivement réclamé de ce glorieux hériserver la pratique des sociétés communistes plutôt que leurs programmes grandiloquentsuver les traces. L’autonomie des individus y est réduite à néant, le principe d’égalité emniprésence de hiérarchies immuables au sein du pouvoir, la recherche de connaissanc

    des dogmes idéologiques (la génétique et la théorie de la relativité sont des doctrines bprimer), et l’« humanisme » des manifestes est un mirage : plutôt que de se consacrer à lur bonheur personnel, les individus sont obligés de se sacrifier à l’autel d’un lointain ss valeurs matérielles sont loin de triompher : le communisme a le plus grand mal à produabondance. Au vrai, il est plutôt une religion politique, ce qui est bien différent demières et de la démocratie.À côté de cet usage purement décoratif des Lumières, le communisme en a introduit

    pparentent plutôt à des détournements ; les condamner est, cette fois-ci, bien légitgement n’est pas vraiment dirigé contre les Lumières. L’exigence d’autonomie permettaiconnaissance à la tutelle de la morale, la recherche du vrai aux impératifs du biextrême, cette exigence accroît démesurément son appétit : c’est maintenant la connaissan

    cter les valeurs d’une société. Un tel scientisme sera effectivement utilisé par les régimesXe siècle pour justifier leur violence. Sous prétexte que les lois de l’histoire, révélées pnoncent l’extinction de la bourgeoisie, le communisme n’hésitera pas à exterminer les messe. Sous prétexte que les lois de la biologie, révélées par la science, démontrent l’

    rtaines « races », les nazis mettront à mort ceux qu’ils identifient comme leurs membres. mocratiques, de telles violences sont inconcevables ; mais on n’invoque pas moins l’ence pour légitimer tel ou tel choix, comme si les valeurs d’une société pouvaitomatiquement de la connaissance. Le scientisme est dangereux, certes ; cependant on ne

    l’esprit des Lumières puisque celles-ci, on vient de le voir, refusent de croire à la transmonde devant le regard du savant et, en même temps, de voir l’idéal découler de la simpmonde (ce qui doit être, de ce qui est). Détournement des Lumières, le scientisme est leu

    ur avatar.Il est enfin certaines caractéristiques de l’esprit des Lumières relevées par Eliot, Soljé

    ul II ou d’autres critiques, qui correspondent effectivement à son identité :thropocentrisme, fondement purement humain de la politique et de la morale, la préféguments de raison au détriment des arguments d’autorité. Cette fois, l’objet du rejet est b

    rejet est-il pour autant fondé ? Jean-Paul II accuse la morale issue des Lumières d’

    bjective, de dépendre donc de la seule volonté, et d’être susceptible de se plier aux tenteurs du pouvoir, à la différence de la morale chrétienne, immuable car fondée object

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    role de Dieu. On peut se demander toutefois si cette dernière objectivité est bien rérsonne ne peut se prévaloir d’un contact direct avec Dieu et que les hommes sont obmettre à des intermédiaires, accrédités par des instances purement humaines, prophètes i prétendent connaître le dessein divin. L’orthodoxie d’une religion dépend d’un groupe us a légué une tradition. La morale des Lumières, elle, est non subjective maisintersubjectivncipes du bien et du mal font l’objet d’un consensus, qui est potentiellement celui de toque l’on établit en échangeant des arguments rationnels, fondés donc également sur une maine universelle. La morale des Lumières découle non de l’amour égoïste de soi, m

    ur l’humanité.Qu’on le regrette ou non, la conception de la justice propre aux Lumières est moins rée ne le suggèrent leurs critiques. La loi est, certes, l’expression de la volonté autonomais cette volonté se trouve contenue par des limites. Fidèle à la pensée des Anciens,clare que la justice est antérieure et supérieure aux lois. « La justice n’est pas dépendmaines, écrit-il dans leTraité des devoirs, elle est fondée sur l’existence et la sociabilitésonnables, et non sur des dispositions ou volontés particulières de ces êtres. » Et dans De l’esps : « Dire qu’il n’y a rien de juste ni d’injuste que ce qu’ordonnent ou défendent les l

    est dire qu’avant qu’on eût tracé de cercle, tous les rayons n’étaient pas égaux17. » Les lois persbourgeois ou les koulaks, en Russie, les juifs ou les Tsiganes, en Allemagne, contr

    ncipes de justice. Ces principes non seulement font l’objet d’un large consensus (tout unadmettre qu’il faut exterminer une partie de la population pour en favoriser une autre), ils us inscrits, dans la plupart des pays démocratiques, dans la Constitution ou dans ses plonté du peuple est autonome, elle n’est pas arbitraire.Rejets et détournements des Lumières ne se confondent donc pas entre eux, et on ne c

    ur les combattre, les mêmes arguments. Ce qui évolue, c’est leur importance relative : l’ppuie sur les acquis des Lumières était hier moins menaçant que celui qui les attaquait d

    est le contraire qui est vrai aujourd’hui. Pourtant, les deux dangers restent toujours préses un hasard si ceux qui, de nos jours, se réclament de l’esprit des Lumières, se voientfendre sur deux fronts. C’est ainsi qu’une association de défense des femmes a choisi dee double négation, « Ni putes ni soumises » : soumettre les femmes est un rejet des duire à la prostitution est un détournement de la liberté qu’elles demandent. Il n’est pas vligé d’embrasser l’une des voies si l’on refuse l’autre : reste ouverte aussi celle de l’aumanisme, de l’universalité.Reprenons maintenant quelques-uns de ces débats pour les observer d’un peu plus près.

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    3Autonomie

    Au point de départ du bouleversement accompli par la pensée des Lumières se trououvement, négatif et positif, de libération par rapport aux normes imposées du dehors et dnormes nouvelles, choisies par nous-mêmes. Le bon citoyen, écrit Rousseau, est celui qui on les maximes de son propre jugement ». Dans un article contemporain de l’ Encyclopédie, D

    quisse ainsi le portrait de son héros idéal : c’est « un philosophe qui, foulant aux piedsdition, l’ancienneté,le consentement universel, l’autorité, en un mot tout ce qui subjugue prits, ose penser de lui-même18 ». Ce philosophe ne veut se soumettre sans discussion à aucuéfère toujours se fonder sur ce qui est accessible à chacun : le témoignage des sens, lsonner. À la fin du siècle, Kant confirmera que le principe premier des Lumières résihésion à l’autonomie. « Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Voilà la demières. » « La maxime de penser par soi-même est les lumières19. »

    Tous les faits, ajoute Diderot, « sont également sujets à la critique ». En matière de sciepolitiques, insiste Condorcet, « il faut oser tout examiner, tout discuter, tout enseigner mnclut : « Notre siècle est proprement le siècle de la critique, à laquelle tout doit se soum20. »signifie pas que l’être humain pourrait se passer de toute tradition, c’est-à-dire de

    nsmis par ses aînés : vivre dans une culture est son état naturel, or la culture, à commngue, est transmise à chacun par ceux qui le précèdent. Imaginer qu’on puisse raisonner

    le pire des préjugés. La tradition est constitutive de l’être humain, simplement elle ne sndre un principe légitime ou une proposition vraie.

    Un tel choix a d’évidentes conséquences politiques : un peuple est fait d’individummencent à penser par eux-mêmes, le peuple tout entier voudra prendre en main son proestion de l’origine et de la légitimité du pouvoir politique n’est pas nouvelle ; derprétations s’affrontent au XVIIIe siècle. Selon les uns, le roi a reçu sa couronne de Dieut le nombre d’intermédiaires qu’il faille imaginer entre cette source et le destinataire findroit divin, il n’a de comptes à rendre à personne sur terre. Selon les autres, qui font appa nature ou à un contrat originel, la source du pouvoir est dans le peuple, dans le droit contérêt général : Dieu a créé les hommes libres et les a pourvus de raison. « Tout hommeoir une âme libre doit être gouverné par lui-même21 », écrit Montesquieu. Cela ne veut pas lle renverser les rois : l’opinion prédominante à l’époque veut que le peuple, em

    ultiplicité même de se diriger, ait remis ce pouvoir à un prince. Celui-ci gouverne souvera

    n’est pas irresponsable pour autant : il faut que son règne serve l’intérêt de son pays.C’est dans ce contexte qu’interviendra Rousseau, dont les idées radicales se trouvent

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    u contrat social . Non seulement il opte résolument pour l’origine humaine et non divuvoir ; il déclare que ce pouvoir ne peut être transmis mais seulement confié, comme à u, comme dira Rousseau, inaliénable. Ce que le peuple a prêté pendant un moment à un gout toujours le reprendre. L’intérêt commun, seule source de légitimité, s’exprime dans cepelle la volonté générale. Celle-ci, à son tour, se traduit en lois. « La puissance législatpeuple, et ne peut appartenir qu’à lui. » Si l’on appelle « république » un État régi par out gouvernement légitime est républicain22 ». À en croire Rousseau, le peuple a oublié que lême exercé par le roi, lui appartient en propre, et qu’il peut le reprendre à tout instant. Qu

    us tard, dans une colonie britannique, un groupe d’hommes tirera de ces raisonséquences qui s’imposent et déclarera leur droit de choisir librement et par euxuvernement : ainsi naîtra la première république moderne, au sens de Rousseau, et elle s

    nis d’Amérique. Encore quelques années plus tard, les mêmes idées seront revendiquées la Révolution française.Parallèlement à la libération du peuple, l’individu acquiert aussi son autonomie. Il s’e

    nnaissance du monde sans s’incliner devant les autorités antérieures, il choisit libremente droit d’exprimer sa pensée dans l’espace public et d’organiser sa vie privée comme ilut pas croire qu’en accordant à l’expérience et à la raison un rôle privilégié par rapport

    penseurs des Lumières prolongent cette exigence en hypothèse sur la nature des hommen que notre espèce n’est pas raisonnable. « La raison est, et doit seulement être, ssions », affirme Hume, avant de constater que cette raison n’est pas toujours utilisée àl n’est pas contraire à la raison de préférer la destruction du monde entier à une égratiigt23. » C’est que la raison est un instrument qui peut servir indifféremment le bien et mmettre un grand crime, le malfaiteur doit déployer de grandes capacités de raisonner nt conduits par leur volonté et leurs désirs, par leurs affections et leur conscience, et ces sur lesquelles ils n’ont aucune prise ; néanmoins, la raison peut les éclairer quand ns la recherche du vrai et du juste.

    L’autonomie est souhaitable, mais autonomie ne signifie pas autosuffisance. Les homvent et meurent en société ; sans elle, ils ne seraient pas humains. C’est le regard posé su

    à l’origine de sa conscience, c’est l’appel des autres qui le réveille au langage. Le senexister, dont personne ne peut se passer, provient de l’interaction avec les autres. Tout êtppé d’une insuffisance congénitale, d’une incomplétude qu’il cherche à combler en ses qui l’entourent et en sollicitant leur attachement. C’est encore Rousseau qui a extement ce besoin. Son témoignage est particulièrement précieux car, en tant qu’individise avec les autres et préfère les fuir. Mais la solitude est encore une forme de cette vie cest ni possible ni souhaitable de quitter. « Notre plus douce existence est relative et colleai moi n’est pas tout entier en nous. Enfin telle est la constitution de l’homme en cette vrvient jamais à bien jouir de soi sans le concours d’autrui24. » Cela ne signifie pas que touciété est bonne ; Rousseau ne cesse de nous mettre en garde contre une aliénation dession de la mode, de l’opinion commune, du qu’en-dira-t-on. Ne vivant que dans le re

    hommes, en délaissant l’être, se soucient du seul paraître, ils font de l’exposition aique objectif. Le « désir de réputation », l’« ardeur de faire parler de soi », la « tinguer 25 » sont devenus les principaux mobiles de leurs actes, qui ont gagné en conformi

    ns.

    Un détournement de cette pensée commence au moment même où elle se formule. On œuvre de Sade, qui proclame que la solitude dit la vérité de l’être humain. « Ne naissons

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    lés ? je dis plus, tous ennemis les uns des autres, tous dans un état de guerre pciproque26 ?» De cet état initial Sade conclut à la nécessité d’ériger l’autosuffisance en rut ce qui compte, c’est mon plaisir, je n’ai pas à tenir compte des autres, si ce n’est pour murs intrusions. Comment ne pas voir que ces formules sadiennes sont contraires non seules Lumières, mais aussi au simple sens commun ? Où a-t-on vu un enfant naître isolé (sartout, survivre seul dans le monde ? Les humains sont même l’espèce animale dont le pnt à acquérir une indépendance minimale : l’enfant abandonné meurt faute de soins, non pguerre perpétuelle et réciproque ». Cette longue vulnérabilité pourrait, au contraire,rigine du sentiment de compassion, familier à tous les êtres humains.Malgré leur totale invraisemblance, ces proclamations de Sade ont rencontré un gra

    urs des siècles suivants, chez des auteurs qui affirment en chœur que l’être ndamentalement, essentiellement seul (mais ont-ils jamais vu naître et grandir des enfanendre qu’un exemple, Maurice Blanchot, dans Lautréamont et Sade, Georges BatailleÉrotisme, ont vu dans ces propos le grand mérite de Sade. Tout chez lui est fondé, à en crosur le fait premier de la solitude absolue. Sade l’a dit et l’a répété sous toutes les formus fait naître seuls, il n’y a aucune sorte de rapports d’un homme à un autre. […] L’ho’il est seul, et il accepte de l’être ». Bataille, qui cite ces pages de Blanchot, acquiesceitaire dont Sade est le porte-parole ne tient compte en aucune mesure de ses semblableson, ajoute Bataille, il faudrait être reconnaissant à cet auteur : « Une image fidèle nousomme devant lequel autrui cesserait de compter 27. »La souveraineté de l’individu, selon Sade interprété par Bataille, s’exprimerait précis

    gation de tout sujet autre que soi. « La solidarité par rapport à tous les autres empêcavoir une attitude souveraine. » Se soucier des autres ne peut résulter que d’une peur einement soi-même. Selon Blanchot, « tout ce qui en lui [l’homme vrai], héritage de dix-heté, se rapporte à d’autres que lui, il le nie ». L’autonomie de l’individu est conduite icielle se détruit elle-même, se confondant avec la négation des autres êtres autour de soi

    e autonégation.Au moment où se formulent les deux revendications d’autonomie, collective et indiv

    teurs n’imaginent pas qu’un conflit puisse surgir entre elles : la souveraineté du peuple esodèle de la liberté individuelle, le rapport est donc de continuité. C’est Condorcet qunale le danger. Il faut dire que, élu à l’Assemblée législative, il est bien placé p

    éventuelles dérives du pouvoir dont il est un représentant. C’est en se penchant sur lesducation publique qu’il formule ses mises en garde contre un empiètement abusifllective sur la liberté individuelle. L’école, selon Condorcet, doit s’abstenir de tout en

    éologique. « La liberté de ces opinions ne serait plus qu’illusoire si la société s’nérations naissantes pour leur dicter ce qu’elles doivent croire. » Un tel enseignemenait incapable d’évaluer par lui-même ni de contester, lui inculquerait des « préjugé

    ovenir de la volonté populaire, ne seraient pas moins tyranniques ; il représenterait donntre une des parties les plus précieuses de la liberté naturelle ». C’est pourquoi il est ustraire à l’action de la puissance publique un territoire, et de préserver ainsi la capacitdividus. « Le but de l’instruction n’est pas de faire admirer aux hommes une législation toles rendre capables de l’apprécier et de la corriger 28. » Nous sommes aujourd’hui en état de rendre justice à la lucidité de Condorcet, puisqu’i

    s lignes la manière dont les pouvoirs totalitaires ont pu opprimer leur population

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    Xe siècle (j’y reviendrai). Depuis la chute de ces régimes, nous nous sommes aptournement des Lumières en sens inverse était également possible, et que ses effets étaiquiétants. Ce n’est pas seulement l’État qui peut priver les habitants du pays de leur libalement certains individus particulièrement puissants qui sont capables de restreindre lpulaire. Le danger vient ici, non des dictateurs, mais de quelques personnes aux moyportants.Prenons deux exemples de ce dépérissement de la souveraineté populaire liés a

    ernationales. Le premier provient de la globalisation économique. Aujourd’hui, les fendre leurs frontières par les armes, si besoin est, mais ils ne sont plus capablesculation des capitaux. De ce fait, un individu ou un groupe d’individus, qui ne bénéfiaucune légitimité politique, sont capables, en cliquant sur leur ordinateur, de garder leurace ou de les transférer ailleurs, et, par là, de plonger un pays dans le chômage ou bien astrophe immédiate. Ils peuvent provoquer des troubles sociaux ou aider à les uvernements successifs d’un pays comme la France auraient été bien contents d’yômage ; il n’est pas sûr qu’ils en aient encore les moyens. Le contrôle de l’économie nesouveraineté populaire : qu’on s’en réjouisse ou qu’on le déplore, il faut bien constaposées à l’autonomie politique.Le second exemple vient d’un tout autre domaine : celui du terrorisme international.

    rpétrés récemment ici ou là ne sont pas le fait d’États conduisant une politique agndividus ou de groupes d’individus. Avant, seul un État, et encore parmi les plus puis

    ganiser une action aussi complexe que les explosions de New York ou d’Istanbul, de ndres ; cette fois-ci, elle a été l’œuvre de quelques dizaines de personnes. Aujourd’huhnologiques rendent la fabrication d’armes dangereuses accessible aux groupes de pa

    mes coûtent en même temps de moins en moins cher ; et la miniaturisation permet de les trcilement. Un téléphone portable suffit pour déclencher une explosion – voici que lmmun devient une arme redoutable ! Les malfaiteurs peuvent donc se cacher sans trohapper à toute riposte militaire : un individu n’a pas de territoire. Ils proviennent de pais ne s’identifient à aucun d’entre eux ; ce sont des apatrides. Les États modernes semés contre cette autre forme de globalisation, également destructrice de leur souveraineté

    Les habitants de ces États subissent également une érosion de l’autonomie venue de lurce n’est plus le pouvoir étatique, mais d’autres forces diffuses, sur lesquelles il est plettre une étiquette. Passons sur l’oppression exercée par la machine économique qui ppersonnelle de la fatalité et qui empêche l’individu d’user de sa volonté (comment poul, freiner le chômage ?). D’autres forces sont non moins paralysantes. Nous croyons pre

    s décisions ; mais si tous les grands médias, du matin au soir et jour après jour, nous martessage, nous disposons de peu de liberté pour former nos opinions. Les médias dmniprésents : presse, radio et, surtout, télévision ; or nos décisions sont fondées sur lesnt nous disposons. Ces informations, à supposer même qu’elles ne soient pas fauectionnées, triées, regroupées pour nous conduire vers telle conclusion plutôt que veurtant, les organes d’information n’expriment pas la volonté collective, et on ne peutndividu doit pouvoir juger par lui-même, et non sous la pression de décisions provenalheureusement, rien ne garantit l’impartialité de ces informations.Dans certains pays, il est possible aujourd’hui – si l’on a beaucoup d’argent ! – de

    aîne de télévision, ou cinq, ou dix, plus des stations de radio, plus des journaux, et de leue l’on souhaite, pour que leurs consommateurs, lecteurs, auditeurs et spectateurs, pensen

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    e l’on souhaite. Dans ce cas, ce n’est plus d’une démocratie qu’il s’agit, mais outocratie : ce n’est pas le peuple qui a le pouvoir, c’est tout simplement l’argent.

    Ailleurs, c’est une affaire, non d’argent, mais d’une pression de la mode, de l’esprit duu : les journalistes ne sont ni soumis à l’État ni achetés par le capital, pourtant ils abondeême sens, imitant le plus prestigieux parmi eux, craignant de paraître hors du coup, se sune mission identique. Le phénomène n’est pas nouveau mais dans notre monde soumis

    continu, sa force a été multipliée par dix. Le spectateur, ou auditeur, ou lecteur quirement ses opinions est forcément conditionné par ce qu’il reçoit. L’espoir suscité par l’

    ormation émise par des individus non contrôlés et accessible à tous, risque également dn’est pas seulement l’information qui échappe au contrôle, c’est aussi la manipulatiormet à l’internaute moyen de distinguer l’une de l’autre.Si elle est très puissante, l’opinion publique restreint la liberté de l’individu, qui

    umettre. Rousseau était très sensible à cette dimension des sociétés modernes et recomtte raison d’élever les enfants dans une relative solitude, loin des pressions de la modçues ; pour la même raison, il préférait fuir les grandes villes. En son temps déjà, cette soraître utopique. Or le monde est allé depuis dans la direction opposée : les médias derticulier la télévision, se sont introduits dans l’espace individuel, à la ville comme à la cfants, plus spécifiquement, passent de nombreuses heures chaque jour devant le peévision n’est pas soumise à la tutelle de l’État mais elle a besoin d’argent pour fonctionuve dans la publicité, autrement dit chez les vendeurs de biens consommables. Par la pssi par les modes de vie qu’elle montre dans ses reportages ou dans ses fictions, la ténne un modèle à imiter, sans pourtant jamais le formuler de manière explicite – ce qui oins permis de le mettre en question.

    La pensée des Lumières conduit à cultiver l’esprit critique. Ce principe est toujourtamment contre ceux qui réagissent à telle ou telle critique qui leur déplaît en portant imffaire devant les tribunaux. La liberté d’opinion, y compris des opinions qui nous déranotégée. Cela ne signifie pas que toute posture critique est, en elle-même, admirable. Si, liberté d’expression qui a cours dans l’espace public démocratique, on adopte un

    nigrement généralisé, la critique devient un jeu gratuit qui ne produit rien, sauf la subvopre point de départ. Trop de critique tue la critique. Dans la tradition des Lumiprésentait le premier temps seulement d’un mouvement double, de critique et de reconss Mémoires, Raymond Aron raconte un épisode formateur de sa jeunesse. Effrayé par lzisme dans les années 1930 en Allemagne, il tient des discours fort critiques sur uvernement français. Un ministre, en France, l’écoute attentivement et se propose deopos au président du Conseil. Mais il demande à Aron de franchir un pas de plus, eabord à cette question : « Que feriez-vous si vous étiez à sa place29 ?» Parce qu’il a retenu cetton est devenu un intellectuel à part. Sans sa contrepartie positive, le discours critique

    de. Le scepticisme généralisé et la dérision systématique n’ont que l’apparence de latournant l’esprit des Lumières, ils créent un solide obstacle à son action.

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    4Laïcité

    Ce n’est pas seulement le pouvoir royal établi de droit divin qui menace l’autonomie lle-ci représente un ensemble complexe où s’affrontent plusieurs forces. Depuis listoire européenne, on a pris l’habitude de distinguer entre pouvoir temporel et poursque chacun d’eux dispose de l’autonomie dans son domaine et se trouve protégé contrel’autre, on parle d’une sociétélaïque ou, comme on dit aussi, séculière.On aurait pu croire que, dans la partie du monde marquée par la tradition chrétienne

    ait réglée d’emblée, puisque le Christ a annoncé que son royaume n’était pas de ce mumission à Dieu n’interférait en rien avec celle à César. Cependant, à partir du moment nstantin a imposé le christianisme comme religion d’État, au IVe siècle, la tentation de s’em

    us les pouvoirs à la fois s’est réveillée. La raison de ce mouvement est facile à compremporel, dira-t-on, règne sur les corps, l’ordre spirituel sur les âmes. Mais âme et corps ntités simplement juxtaposées, à l’intérieur de chaque être ils forment inévitablement u

    ur la religion chrétienne, l’âme doit commander au corps ; il s’ensuit qu’il revient auigieuses, c’est-à-dire à l’Église, non seulement de dominer directement les âmes,directement, de contrôler les corps, et donc l’ordre temporel. À son tour, le pouvoir tempdéfendre ses prérogatives et exigera de maintenir le contrôle sur toutes les affaires terrestr une institution comme l’Église. Pour protéger son autonomie, chacun des deux adversnc tenté d’envahir le territoire de l’autre.Afin de justifier leurs ambitions, les partisans du pouvoir spirituel illimité fabriquent

    ux, destiné à jouer un rôle de premier plan dans ce conflit : c’est la Donation de Constaneudo-document selon lequel le premier empereur chrétien aurait confié au pape non seu

    s âmes des fidèles, mais aussi la souveraineté sur les territoires de toute l’Europe occideconde moitié du XIIe siècle, sous le pape Alexandre III, ces prétentions seront codifictrine dite de plenitudo potestatis, plénitude de puissance. Selon cette doctrine, le pape daives symboliques, le spirituel et le temporel, alors que l’empereur ne détient que ce de

    donc son supérieur hiérarchique.On peut parler ici du projet d’unethéocratie, première forme de la plénitude de puiss

    uvoir temporel est simplement mis au service du projet religieux. Par opposition à lui seême temps une tout autre forme, celle qui tend à faire de l’Église un instrument parmvice du pouvoir temporel. Les empereurs les plus vigoureux incarnent cette attitude le de Constantin lui-même) ; on l’appelle parfois lecésaropapisme. Ses diverses variantes s’o

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    a théocratie, mais non à l’aspiration à une plénitude de puissance : que l’État soit mis Église, ou l’inverse, chacun voudrait posséder le pouvoir dans son intégralité. Seule l’immporter une victoire décisive introduit la limitation d’une force par sa rivale. Pouvoir ciclésiastique coexistent tout au long de cette période que nous appelons le Moyen Âge,nt simplement la ligne sur laquelle s’est arrêtée la dernière bataille. À l’intérieur de acun règne sans partage ; les individus, quant à eux, ne disposent d’aucune liberté de choi

    Les termes du débat seront modifiés à partir de la Réforme, grâce à la place que cellndividu. Un simple paysan, s’il a su parler à Dieu, peut avoir raison contre le pape – lequ

    est pas à l’abri de l’hérésie. Le souverain temporel, pense Luther dans un premier temppect du domaine inviolable de ce que les théologiens appellent les « actes immanents », ation à Dieu, la vie intérieure, la conscience. Le prince n’a pas de rival dans l’exercicurtant celui-ci rencontre une limite : non le pouvoir de l’Église, mais la conscience de l’

    quelle ce dernier ne rend des comptes qu’à Dieu. Une troisième force fait ici son aouillant l’opposition antérieure entre pouvoir temporel et pouvoir spirituel : c’est cellei contrôle seul sa communication avec Dieu – et qui pourrait, dans un deuxième tempsntrôle d’autres territoires, soustraits à l’emprise des anciens pouvoirs. Au point de ndividu » n’est que le nom du cadre permettant de sauvegarder l’expérience religieuse pouvoir politique. Cependant, ce cadre individuel peut s’enrichir ; il sera alors à défen

    ntre l’État que contre les pouvoirs ecclésiastiques. Tel est le sens de la laïcité moderne.L’histoire européenne moderne, de la Renaissance jusqu’aux Lumières, d’Erasme à

    le d’un raffermissement de la séparation entre institutions publiques et traditions religicroissement de la liberté individuelle. En effet, le pouvoir temporel de l’Église est ébroli, comme en témoignent les nombreuses démarches entreprises en faveur de la toléran témoignage parmi tant d’autres : « Je suis indigné, comme vous, écrit Rousseau à Vole la foi de chacun ne soit pas dans la plus parfaite liberté, et que l’homme ose contrôler nsciences où il ne saurait pénétrer 30. »

    L’un après l’autre, des segments entiers de la société réclament le retrait de la tutelle reoit à l’autonomie. L’une des revendications les plus significatives est celle de Cesare Betraité Des délits et des peines (publié alors qu’il est âgé de vingt-six ans), dans lequel il fo

    tteté la distinction entre péché et délit, laquelle permet de soustraire l’action des tribuigieux. Les lois n’ont affaire qu’aux relations des humains dans la cité ; leurs transgressi

    voir avec la doctrine religieuse. Les péchés, de leur côté, ne tombent pas sous le coup de éologie cessent de se confondre.

    Beccaria relève aussi une autre menace pour la liberté de l’individu, venant non plus ddoit pas détenir de pouvoir temporel), ni de l’État (qui ne doit pas se mêler du spiritue

    mille. Dans celle-ci, le chef peut exercer une tyrannie sur ses autres membres et doncndépendance acquise par rapport aux structures sociales. Tout comme chaque individuge de raison a le droit de s’adresser directement à Dieu, il peut aussi en appeler dirpublique dont il est membre, pour bénéficier des droits que celle-ci garantit. Alors,erté soufflera non seulement sur les places publiques et dans les assemblées de la nationntérieur des maisons, où réside pour une bonne part le bonheur ou le malheur des individ31 ».

    Dans une démocratie libérale moderne, la conduite de l’individu se répartit donc, pdre temporel et ordre spirituel, entre trois sphères. À l’un des pôles se situe la sph

    rsonnelle que l’individu est seul à gérer, sans que personne y trouve rien à redire : depuliberté de conscience s’est élargie en liberté de toutes les conduites privées. Au pôle opp

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    hère légale, où l’individu se voit imposer des normes strictes, garanties par l’État, nsgresser sans devenir un criminel. Entre les deux se trouve une vaste troisième zoneciale, imprégnée de normes et de valeurs, mais qui ne possèdent pas un caractère contre les lois formulent des ordres et imposent des peines, ici on se contente de donner dexprimer des réprobations, dans le cadre d’un débat public : ainsi des règles morales, ercées par la mode ou l’esprit du temps, comme aussi des prescriptions religieuses (c’el’ancien pouvoir spirituel).La carte de ces trois zones varie de pays en pays et d’un moment historique à l’a

    cessité de les distinguer et de fixer leurs limites est reconnue par tous. Pour nos contcité consiste dans le fait que chacun reste maître chez soi sans empiéter sur la liberté desntrôle la sphère légale, mais ne peut dicter sa volonté à la société civile ; celle-ci occblique, mais son action s’arrête devant une frontière protégeant la liberté de l’individu. rantit la liberté et la protection de l’individu par rapport à la société civile. Cet équilibrefragile (comme le montre par exemple le débat sur le droit à l’avortement), mais indisp

    nctionnement de la communauté ; son maintien fait partie des devoirs de l’État.Il faut revenir maintenant sur un point déjà évoqué : la découverte que fait Condorcet,

    Révolution française, d’un danger nouveau pour l’autonomie de l’individu, et donc aussila société. Ce danger consiste en ce que les détenteurs du pouvoir temporel aspirent, no

    ns le césaropapisme à s’asservir une religion existante, mais à fonder un culte nouveajet l’État lui-même, ses institutions ou ses représentants. Si Condorcet le découvre à ce ’il n’avait pas existé dans les temps passés : la présence d’une religion officielle empêch

    mporel d’en devenir une. C’est la mise à l’écart de l’Église chrétienne qui a rendu uvelle religion. Ceux-là mêmes qui ont voulu libérer les hommes du joug de la religiovenir les serviteurs d’un culte non moins oppressant. À partir du moment où c’est le pouuple ce qu’il faut croire, on a affaire à « une espèce de religion politique », guère pécédente. Condorcet ajoute : « Robespierre est un prêtre, et il ne sera que cela32. » On trouvemière occurrence connue de cette expression, « religion politique », très différente devile » de Rousseau, laquelle n’impliquait qu’une reconnaissance des principes d’une vie c

    Le contenu spécifique du nouveau dogme importe finalement peu. Il peut s’agir d’uvique, comme dans les rêves de certains révolutionnaires de reconstruire l’ancienne ntraire de l’éloge de l’esprit mercantile, de la pure recherche du profit, qui rend par exemmerce et l’exploitation des esclaves ou la soumission des populations étrangères. L’essuvelle « plénitude de puissance » puisque le pouvoir temporel impose aussi les croynviennent. Contrôlant l’école, il transforme l’instruction, censée apporter la libération, us complète soumission ; il présente comme des dogmes immuables ou, pis, des vérités scrnières décisions politiques. Contrôlant l’information, il fait en sorte que « les citoyensmais rien qui ne soit propre à les confirmer dans les opinions que leurs maîtres veulent lensi manipulés, les individus, tout en croyant agir par eux-mêmes, exécutent le programmtenteurs du pouvoir.

    Condorcet déroule devant les yeux du lecteur un véritable scénario catastrophe. Ima’« une troupe d’audacieux hypocrites » s’empare du pouvoir central et qu’elle s’assure dns l’ensemble du pays. Ils pourraient mettre la main sur les principales sources d’infnséquence, ils seraient crus par « un peuple que le défaut d’instruction livre sans défense

    la crainte ». Alternant alors séduction et menaces, ce groupe au pouvoir « exercera, sousliberté34 », une tyrannie qui ne le cède en efficacité à aucune de celles qui l’ont précédée.

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    Une telle plénitude de pouvoirs serait même pire que ses prédécesseurs, car le champ igion politique se confond avec toute l’existence terrestre des hommes. La religion ulait contrôler la conscience de l’individu, soit en exerçant elle-même le pouvoir temléguant à ce dernier la tâche de contrainte. La religion politique, elle, pourra surveilectement tout. Par conséquent, la liberté pour laquelle plaide maintenant Condorc

    ulement une liberté de conscience ; c’est, comme le dira quinze ans plus tard Benjamteur attentif des Mémoires de Condorcet, toute la liberté des Modernes. Les Anciens, ensent pas la liberté en ces termes, ils n’imaginent pas que l’individu doive être défen

    opres représentants. Le territoire de la nouvelle religion dépasse de loin celui de l’nséquence s’accroît aussi celui que l’individu aura à défendre.La terreur jacobine incarne déjà une première « religion politique ». Mais c’est cent tr

    d, au début du XXe siècle, que les pires appréhensions de Condorcet se réaliseront. Auemière Guerre mondiale naîtront en Europe plusieurs régimes politiques d’un genre nourrespondent bien à cette image prémonitoire : ils s’appelleront communisme, fascisme,mules de Condorcet sont probablement oubliées à cette époque, mais, dès les annservateurs attentifs relèvent les caractéristiques de ce qu’ils appellent à leur tour litique. Parmi ces témoins, qui vont des journalistes catholiques italiens et allemandouvrages de fond comme Eric Voegelin ou d’articles brillants comme Raymond Aronrticulière doit être faite de Waldemar Gurian, juif russe converti au catholicisme

    Allemagne avant d’émigrer en Suisse, et plus tard aux États-Unis, et qui écrit, dès les annudes comparatives des totalitarismes européens.

    Comme ces autres observateurs, Gurian relève le paradoxe qu’il y a à appeler « rectrine qui se distingue clairement des confessions traditionnelles et qui, dans le cas du

    y oppose avec virulence ; il suggère, pour cette raison, d’emprunter au mouvement conrasiens, Russes émigrés animés d’un esprit antieuropéen, le terme d’« idéocratie » pmme deux sous-espèces les religions traditionnelles et les nouvelles religions poltinction ne l’empêche pas pour autant de voir que les doctrines totalitaires partag

    ractéristiques des cultes religieux et, ce qui nous importe ici, qu’elles exigent une abolitiontement conquise au cours des siècles précédents. Cette nouvelle attaque, comme ndorcet, est différente tant de la théocratie que du césaropapisme, en ce que ces denfusion entre spirituel et temporel maintenaient en même temps la distinction des digeaient seulement la soumission de l’un à l’autre ; alors que les nouvelles religiominent la distinction et imposent une sacralisation du pouvoir politique lui-même, soutat, du Peuple ou du Parti, ou encore du régime qu’il impose, fascisme, nazisme ou com

    igion traditionnelle est ou bien combattue et éliminée (dans le communisme), ou biearginalisée (dans le fascisme et le nazisme) ; dans aucun cas elle n’est restée le médiateucré, rôle dévolu désormais au pouvoir politique.

    S’il avait pu éviter une élimination définitive, le pouvoir spirituel vaincu aurait pu exerodératrice, fût-elle bien modeste. Rien de tel n’est plus possible ici, puisqu’il ne s’aumission mais d’un remplacement. Comme le remarque Gurian, « les énergies et luvaient autrefois leur exutoire et leur expression dans la religion et qui limitaient le pouuverain despotique constituent désormais des forces motrices à l’œuvre derrière etuveaux régimes despotiques du XXe siècle. Les idéologies totalitaires remplacent et suppigion35 ». Les régimes totalitaires, pouvons-nous ajouter avec la lucidité que nous donne

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    mps, passent d’une première phase « théocratique », au cours de laquelle le Parti contrôlconde phase, « césaropapiste », le Parti se mettant au service de l’État. Dans les deux c

    craintes de Condorcet, ce nouveau type de fusion entre pouvoir temporel et pouvoir spus radicalement que jamais la liberté individuelle assurée par la laïcité, en raison préci

    mprise totalitaire.Les ennemis de la société séculière sont nombreux. À l’époque des Lumières,

    présentants de l’Église institutionnelle qui s’inspirent de la phrase emblématique de Bosoit de vous persécuter parce que j’ai raison et que vous avez tort », phrase qui étab

    ntinuité entre le monde spirituel (où pourraient éventuellement se trouver les raisons et onde temporel (où peuvent être engagées des persécutions). La tolérance ne convient différentes, plaide aussi Bonald au lendemain de la Révolution ; pour tout ce qui amportance, il faut se soumettre à la vérité du dogme. Dans les régimes totalitaires, alement rejetée : la société est entièrement soumise à l’État.

    Toutes les sociétés occidentales contemporaines pratiquent diverses formes de laïcitérnière s’est trouvée mise en question à partir des années 1990 du XXe siècle, à la suite de la mslamisme. La propagation d’une version fondamentaliste de la religion musulmane a eumbreux pays deux conséquences majeures, étroitement liées entre elles : les actes terrent pas spécifiquement la laïcité, et la soumission des femmes, qui le fait. Cette dernières exclusivement islamique, puisqu’elle se retrouve sur un vaste territoire incluant la Médoyen-Orient, où sont pratiquées diverses religions. Il ne reste pas moins que, dntemporaine, l’inégalité des femmes est revendiquée principalement par certains repslam. Dans leur cas, une interprétation littéraliste des textes sacrés conduit à justifier la dmmes – père, frère ou mari – sur des femmes majeures, et prive celles-ci des libertésnt jouissent toutes les autres femmes, citoyennes du même pays. La menace dénoncéedevient ici une réalité.

    Une telle interprétation a pour effet d’ériger un culte de la virginité et de la fidélité, et djeunes filles du contrôle de leur propre corps, comme d’interdire aux femmes mariées

    xtérieur ou même simplement de sortir de leur maison et de subir le regard des inavement, les femmes sont battues pour chaque transgression de ces règles, en accescriptions religieuses, comme le revendiquent publiquement certains représentants égriste. On se souvient des déclarations de Hani Ramadan, alors directeur du Centrenève, qui expliquait que la loi religieuse était en réalité bien clémente : « La lapidation

    adultère n’est envisageable que si quatre personnes ont été des témoins oculaires du déli36. » Coautres en pensent autant sans oser le dire en public ?

    Plusieurs voix de femmes musulmanes se sont élevées pour dénoncer cette situationssociation « Ni putes ni soumises » s’est engagée dans ce combat spécifique ; elle aarche nationale et publié, en 2002, un manifeste dans lequel on peut lire : « Ni putesmplement des femmes qui veulent vivre leur liberté pour apporter leur désir de justice37. » Ce somilles, non les imams, qui veulent soumettre les femmes, mais c’est dans les textes suvent la légitimation de leurs interdits. Le résultat est que la liberté de ces femmes se trodonc finalement l’égalité de tous les membres de la même société. Ayaan Hirsi Aliputée néerlandaise et athée, mais d’origine somalienne et d’éducation musulmane, mipuis plusieurs années pour protéger et aider les femmes battues, violées et mutilée

    ncipes tirés de l’islam. Le film qu’elle a écrit,Submission, a provoqué, en 2004, l’assassinalisateur Theo Van Gogh. À son tour, Hirsi Ali refuse la soumission de l’individu aux

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    un groupe comme celui des musulmans fondamentalistes, et revendique au contraire la us les citoyens aux mêmes lois. Comme elle l’affirme, « la liberté individuelle et l’égalitéfemme » ne sont pas des choix facultatifs mais « des valeurs universelles », inscrites dys38. Dans une démocratie libérale, soumettre de force les femmes aux hommes et les emleur propre chef ne relèvent pas du champ du tolérable.À côté de ces rejets de la laïcité, on peut aussi observer son détournement par sim

    stématisation abusives. Tel serait le cas si la société séculière devenait un synonyme d’untrouve banni tout sacré. Dans la société traditionnelle, le sacré est défini par le dogme

    ut s’étendre aux institutions comme aux objets. La Révolution française a tenté de sacralmour de la patrie était censé jouer le rôle attribué auparavant à l’amour de Dieu. alitaires ont à leur tour voulu sacraliser des substituts terrestres du divin, tels le peuplesse ouvrière. Les démocraties libérales contemporaines ne suppriment pas tous lesoyens, mais elles ne les sacralisent pas non plus. Elles n’empêchent pas les individuscré à l’intérieur de leur sphère privée : pour l’un, c’est son travail qui est sacré, poucances, pour le troisième, ses enfants, pour tel autre, sa religion… Mais aucune institutioest sacré : tout peut être critiqué. Même les événements qui suscitent dans la sociétégement de valeur unanime, comme le génocide des juifs ou la Résistance, ne possèdenhère publique, un caractère sacré : pour que la connaissance progresse, elle ne doit pas snes interdites, or le sacré est ce à quoi on n’a pas le droit de toucher.

    Il n’est pas vrai cependant que nos sociétés séculières soient entièrement dépourvuulement, celui-ci se trouve non plus dans les dogmes ni dans les reliques, mais dans les dmains. Est sacrée pour nous une certaine liberté de l’individu : son droit de pratiqueigion de son choix, de critiquer les institutions, de chercher par lui-même la vérité. Esmaine, c’est pourquoi les États se sont dessaisis de leur droit d’y porter atteinte par la pt sacrée l’intégrité du corps humain, c’est pourquoi est bannie la torture, même lorsque lrecommande, ou est interdite l’excision, pratiquée sur des fillettes qui ne disposent putonomie de leur volonté.Le sacré n’est donc absent ni de la sphère personnelle d’une société séculière, ni de sa

    uant à la sphère publique, elle n’est ni dominée par un sacré, ni condamnée au chaosntradictoires ; elle peut être régulée par des maximes qui relèvent du consensus générivait : « Ce qui, à chaque époque, marque le véritable terme des lumières, n’est rticulière de tel homme de génie, mais la raison commune des hommes éclairés39. » Toutes les opse valent pas, et il ne faut pas confondre l’éloquence d’une parole avec la justesse d’u

    cède aux lumières, non en se fiant à l’illumination d’un seul, mais en réunissant deuxabord choisir des « hommes éclairés », c’est-à-dire des individus bien informés etsonner ; ensuite les conduire à chercher « la raison commune », en les mettant donc e

    alogue argumenté. Il se peut toutefois qu’à cet égard l’idéal des Lumières soit encore loin

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    5Vérité

    Pour mieux circonscrire la place de l’autonomie, il peut être commode de partir d’utre deux types d’action, et donc aussi de discours, celui dont le but est de promouvoir le bi aspire à établir le vrai. Les penseurs des Lumières éprouvent le besoin de cette diustraire à l’emprise de la religion la connaissance de l’homme et du monde. C’est lquelle Voltaire attire notre attention sur ce fait : les religions sont multiples (lui parle dors que la science est une. Personne, en effet, n’a entendu parler de sectes d’algébférence facile à observer a des implications multiples ; elle signifie notamment que lesuvoir, que son origine soit divine ou humaine, ne doivent avoir aucune prise sur le discou

    connaître le vrai : les deux n’appartiennent pas au même espace. Hume écrit en 1742 : nre humain tout entier concluait de manière définitive que le Soleil se meut et que la Terpos, en dépit de ces raisonnements le Soleil ne bougerait pas d’un pouce de sa place et cteraient fausses et erronées à jamais40. » La vérité ne relève pas d’un vote.C’est Condorcet qui explorera les conséquences de ce choix au cours des dernièr

    VIIIe siècle, dans ses réflexions sur l’enseignement. Il s’était approché de ce thèmeannées avant de s’atteler à ses Mémoires, lorsqu’il défendait la tolérance religieuserticulièrement les droits des protestants d’instruire leurs élèves au même titre que leholiques. Sur quoi pouvait-il fonder cette revendication ? Sur le fait que la religion de l’

    différente lorsque la matière enseignée relève, non de la foi, mais de la science. « pectable de chercher à ne confier qu’à des hommes d’une orthodoxie irréprochabl

    clésiastique, autant il serait ridicule de s’occuper de l’orthodoxie d’un professeur dan