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TOME I

Année academique 2004-2005

UFR DES LETTRES ET SCIENCES HUMAINES

THESE DE DOCTORAT DES UNIVERSITES DE

CERGY-PONTOISE et D’ABIDJAN –COCODY

LITTERATURE GENERALE ET COMPAREE

Presentée et soutenue publiquement

par DAVID KOFFI N’GORAN

Le 20 avril 2005

SUJET : LITTERATURES ET « CHAMP SYMBOLIQUE » ESSAI POUR UNE THEORIE DE L’ECRITURE ACTUELLE

EN AFRIQUE FRANCOPHONE

MEMBRES DU JURY Co-Directeurs: Barthélémy KOTCHY, Professeur émérite, Université d’Abidjan-Cocody

Bernard MOURALIS, Professeur émérite, Université de Cergy-Pontoise Membres : Blaise -Romuald FONKOUA, Professeur, Université de Strasbourg. Jean DERIVE, Professeur, Université de Savoie ;

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1

SOMMAIRE

INTRODUCTION 6

PREMIERE PARTIE : :l’INVENTION D’UN MONDE LITTERAIRE EN AFRIQUE FRANCOPHONE 19-125 CHAPITRE I / SES MANIFESTATIONS 22 I – L A PARTURITION 23 II –LE RENVERSEMENT OU L’APPROPRIATION 29 CHAPITRE II/ SON FONCTIONNEMENT OU L’AMORCE DE L’ AUTONOMISATION 35

I-LE MYTHICIDE ET LE PARRICIDE 35 A- la réécriture du texte 36

B- coïncidence écriture-critique-idéologie 45 II-DU DESENCHANTEMENT AU DESAPARENTEMENT : LE PARADOXE- l’INSUBORDINATION- L’ECART 54

CHAPITREIII/ BREVE REFLEXION SUR LA CONSTITUTION D’UN CHAMP LITTERAIRE AFRICAIN 61

I-LES PROPRIETES GENERALES DU CHAMP 62

A- une annexion du champ oral et traditionnel 62

B- quelques avartars de l’écriture actuelle 90 II- LES PROPRIETES SPECIFIQUES 101

A- une institution inversée 102 B- une pratique paradoxale 111

C- problèmes de l’autonomie du champ 119

CONCLUSION 123

DEUXIEME PARTIE:EFFET DU REEL, REALITE DU CHAMP :TENSIONS AUTOUR DES FORMES ORALES ET TRADITIONNELLES 126-361

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2

CHAPITREI/ QUELQUES LECTURES COMPAREES OU PERIODISATION DES FORMES POETIQUES :LES PREMIERES FORMES, DE SENGHOR/CESAIRE A ZADI/PACERE 129

I- L’ART DU TEXTE POETIQUE : L’ECRITURE OU LA FORME DU DIRE 135 A- phénomènes réitératifs 137 B- parallélisme et rythme 156 C- symbolisme et images 185

II- REPRESENTATION DU MONDE OU UNE CERTAINE IDEE DE L’AFRIQUE 207 A- de JOAL à FORT DE France 212 B- d’ABIDJAN à MANEGA (Ouagadougou) 225

CHAPITREII/ LES DEUXIEMES FORMES : AUTRES ITEMS DE LA CULTURE ORALE ET TRADITIONNELLE 251

I- LES ARTS DE LA PAROLE : 251

Contes, mythes et genres de la scène

II -LA FIGURE DU MAÎTRE DE LA PAROLE 275 le griot, le chasseur, l’initié:

III -LES INSTRUMENTS DE MUSIQUE TRADITIONNELS 282 A- cora et balafong senghoriens/tam-tam césairien 284 B- ″bendrè″ ou tambour du griot chez Pacéré/″dôdô″ou l’arc

(musical) du chasseur chez Zadi 295

CHAPITREIII / TROISIEMES FORMES :AUTOUR DES VARIANTES , JEU DE L’ECRITURE / ENJEU DU DISCOURS 303

I- JEU DE L’ECRITURE : 303

A- contestation, inversion, déformation ? 303

B- les lamantins vont boire à la source du simal 320

II- ENJEU DU DISCOURS 338

A- « libido dominandi » :la gérontocratie ou le pouvoir des anciens/la subversion ou la prétention des prétendants 339 B le temps des classiques ou le règne à vie 354 CONCLUSION 361

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3

TROISIEME PARTIE / l ‘ESTHETIQUE DE L’ORALITE ET DE LA TRADITION, UNE EXPERIENCE STRATEGIQUE 362- 478

CHAPITRE I/ L ‘ILLUSION D ‘UNE ECRITURE IDE N TITAIRE 367

I –l’EXALTATION DE LA DIFFERENCE 373 A- la langue 373 B- la nation 386 II- L’USAGE DU PEUPLE 400

CHAPITRE II/ LA MANIPULATION DE LA RACINE ET DE L PURETE 413

I- UNE PENSEE DE LA TERRE :LIEU- TERRITOIRE 414 II- LA RACINE / LE RIZOME 424

CHAPITREIII/ l’ARGUMENT DU SACRE :LITTERATURE DES DIEUX OU LA STRATEGIE D’UNE LITTERATURE CULTUELLE 438

I- UNE PENSEE DU CIEL : LA RECHERCHE DU SACRE ET DU SECRET 439 II- SCRIBE , PRETRE OU PROPHETE ? LA LITTERATURE COMME UN CULTE PROFANE 454

CONCLUSION 473 CONCLUSION GENERALE 474

ANNEXE : ENTRETIEN AVEC DEUX PRETENDANTS 479 REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES 504-534

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4

REMERCIEMENTS

Nous tenons à exprimer notre profonde gratitude à tous ceux qui ont

contribué à la réalisation de ce travail.

Nous pensons en priorité aux professeurs émérites Kotchy Barthélémy

N’guessan et Bernard Mouralis : Le premier pour avoir su avec la patience du

maître, avec les vertus de l’humilité et de la confiance placée en nous,

conduire jusqu’à présent nos pas de jeune chercheur. Le second pour sa

présence et sa disponibilité de tous les instants, mais surtout pour avoir

accepté à la faveur de ce travail, de peaufiner notre démarche scientifique et

notre personnalité intellectuelle

Dans cette même perspective nous faisons un clin d’œil spécial au professeur

Romuald Fonkoua, son soutien, sa rigueur et même ses colères nous ont été

d’un apport inestimable. Nous pensons egalement à tous les membres du jury,

pour l’attention et le temps qu’ils consacreront à ce travail.

A toutes les personnes qui ont contribué directement ou non à la mise

en forme de notre projet.

Nous pensons à Madame Sylvie Brodziak et à Nadine Poison à

l’Université de Cergy-Pontoise, ainsi qu’à Monsieur Abel Gnoan et son

adorable petite famille pour leur soutiens pratiques. nous n’oublierons pas

Madame Bouteilloux à Limoges, Severine Rouget, Magdalena Paczskewisch

pour leur concours ; Gwladys et Juliette N’cho pour leurs corrections

Qu’il nous soit permis d’adresser une palme particulière à Ghizlen Sabar à qui

nous exprimons notre profonde gratitude pour sa précieuse amitié.

Egalement à ceux qui ont su dire de belles prières pour nous : notre petite

sœur Marina N’goran, nos jeunes frères Say Ahibo et Harding Franck En

espérant que ce travail les aidera à atteindre le large.

Enfin à nos compagnons de toujours, nos Amis et frères : Docteur

Parfait Diandue-Bi Kacou pour avoir su tracer notre sentier commun. Serges

Yavo Stéphane Luku et Pierre Kouakou Epiphane, pour votre fidelité, Merci !

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5

Au beau pays-mien la Côte d’Ivoire

écrivant son Histoire dans le sang et la douleur .

De tes cuisses ensanglantées d’une femme en gésine

sortira la nouvelle histoire de l’homme, de l’Afrique et du monde,

couleurs, belles et inouïes de l’arc-en-ciel

aux lendemains des mélasses du déluge !

A mon père

Docteur Alain N’Goran

A mon Ami

Frère Yvon Blais

Shalom !

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6

INTRODUCTION GENERALE

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7

Cette étude se propose d’élaborer un essai de théorie en vue de mieux

saisir l’écriture littéraire actuelle en Afrique francophone .Il s’agit en clair, à

partir d’une nette appréhension du rapport pouvant exister entre la pratique

littéraire et la réalité sociale qui la sous-tend, c’est-à-dire cet espace

spécifique que la sociologie bourdieusienne a choisi de nommer « champ

symbolique » d’esquisser une autre approche des littératures africaines.

En effet une des caractéristiques majeures des discours tenus par la critique

sur la production littéraire africaine depuis son apparition dans les années

1930 jusqu’à nos jours est celle qui tend à interpréter la forte présence dans

les textes écrits de certains items culturels traditionnels, la recherche de

nouvelles ″ langues littéraires ″, la représentation de la tradition orale et

l’usage de l’oralité par certains écrivains comme un trait ″essentialisant″,

pouvant alors autoriser la manipulation des catégories comme « communauté

– identité - pensée africaine - âme nègre - vision du monde etc. »

L’on sait par exemple que l’écriture pratiquée chez Sony Labou Tan’si ( la vie

et demie, 1979) n’est pas du tout celle de Mongo Beti ( mission terminée,

1957 ). En outre c’est connu : l’art poétique chez Césaire ou David Diop diffère

en plusieurs points de celui de Pacéré Titinga ou Bottey Zadi Zaourou.

Cependant les décalages esthétiques relevés de part et d’autre et portant

spécialement sur l’appropriation par les textes écrits de certaines données de

l’art oral et traditionnel apparaissent en général comme une focalisation

presque instinctive sur ce que nous nommons « le syndrome de la

communauté »,1 entendu comme cette inclination à désigner un texte littéraire

comme une production absolument communautaire dont la fonction principale

serait de dire le groupe d’appartenance, de le proclamer et de le servir.

Cette mise en forme du mythe de la collectivité comme « conscience

commençante »2 de l’œuvre littéraire perceptible en terme de conscience

identitaire est largement reprise et perpétuée de façon outrancière par la

1 Nous le soulignons 2 Nous empruntons l’expression à Glissant chez qui il nous semble d’ailleurs que c’est au contraire le cri poétique comme « conscience commençante » qui est au fondement de toute communauté ( atavique) et non l’inverse .voir Glissant ( Edouard), Introduction à une poétique du divers, Paris Gallimard, 1996, p.35

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8

critique avec des conséquences souvent insoupçonnées : on pourrait rappeler

à ce propos tout un ensemble de lectures naïves dont les paradigmes sont

visibles dans les expressions du genre « un grand poète noir »3 utilisées par

André Breton pour désigner Aimé Césaire et son œuvre poétique. On pourrait

également rappeler des dénominations abusives telles que « griots »4 servant

à identifier certains auteurs comme Birago Diop, Djibril Tamsir Niane, ou

Ahmadou Kourouma.

Mais alors comment échapper à ces présupposés discursifs produits sur les

arts oraux et traditionnels quand on ambitionne justement de procéder à une

poétique de ces arts ?

En termes différents, comment répondre efficacement à la question à notre

avis fondamentale du « comment » et du « pourquoi » d’une forme textuelle

particulière à un moment historique donné ?

Mieux, quelles peuvent être les lois qui autorisent cette affluence des écrivains

vers les arts oraux et traditionnels ? ou encore, comment l’oralité et la tradition

orale en viennent-elles à s’ériger en éléments identifiants de la littérature

écrite africaine d’aujourd’hui au point d’en apparaître comme la forme

dominante ?

Cet ensemble de questionnements permet une nette délimitation des

contours de notre problématique dont le principe sera de prendre en compte le

sujet-écrivain, d’analyser ses conditions et positions de productions,

d’interroger le sens et les enjeux de son écriture et/ou de son discours afin de 3 Breton (André), préface au Cahier d’un retour au pays natal d’Aime Césaire, nouvelle édition, présence africaine, 1983, p.77 on peut aussi évoquer le contexte polémique ayant présidé au texte bien connu de Delas (Daniel) : « L. S.Senghor :lecture blanche d’un poète noir » in temps actuels, paris, messidor, 1982 4 Les griots, propres à la société traditionnelle malinké sont un corps social et professionnel bien déterminé. On les trouve en Guinée, au Sénégal (sud), au Mali (sud-ouest) et en Côte d’Ivoire (nord).Ils sont de par leur naissance et leur fonction sociale, des spécialistes de la parole, dépositaires de l’histoire et de la tradition, et praticiens inégalés d’arts musicaux.( voir Camara (Sory), Gens de la parole, essai sur la condition et le rôle des griots dans la société traditionnelle malinké, Paris, Mouton, 1975) Or Birago Diop, auteur de Les contes d’Amadou koumba, Paris, présence africaine,1947 et de les nouveaux contes d’Amadou Koumba, Paris, présence africaine, 1958 est médecins vétérinaire, Djibril Tamsir Niane, auteur de Soundjata ou l’épopée mandingue, Paris, présence africaine, 1960 est universitaire et historien. Quant à Ahmadou Kourouma, auteur de les soleils des indépendances, Paris, Seuil, 1970, il est actuaire. Tous sont pétris d’une culture

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procéder à une description de ce qu’il est convenu d’appeler « le champ

littéraire africain » actuel en tant qu’espace social et symbolique dont les

tensions, les rivalités et les enjeux constitutifs semblent s’articuler autour du

joyau oral et traditionnel.

En effet en observant les différentes formes d’appropriation, voire d’annexions

successives par la littérature écrite francophone en générale et africaine en

particulier des ressources du « champ oral traditionnel »5 seraient érigées en

objets de lutte par / entre les acteurs de l’espace littéraire africain : il s’agit

d’une part des écrivains connus et reconnus et d’autres part de ceux

prétendant à ″l’exercice du pouvoir littéraire″ ou à l’acquisition de tout autre

« capital symbolique »6, traduisible en termes de croyance en un certain

nombre de valeurs conférées par la position occupées dans un champ

symbolique (ici le champ littéraire).

Aussi la description d’un tel champ ne pourra-t-elle se faire sous les auspices

d’un réalisme logique et politique, souvent superficiel dans ses lectures et

analyses. Il nous faudra au contraire tenir compte de la spécificité des règles

de vie et de fonctionnement de l’espace littéraire lui-même.

Cette option revient donc à montrer à travers cette étude que la forte

évocation de l’oralité et de la tradition orale dans la littérature africaine écrite

actuelle ne saurait être décodée absolument en tant que éléments

d’identification, ou en termes d’identité, mais surtout en tant que

représentation, c’est-à-dire construction d’un imaginaire prenant alors en

compte la notion de « stratégie de création ».

autre que la culture orale traditionnelle et n’ont absolument rien d’un griot (voir Ricard (Alain), Littératures d’Afriques noire, des langues aux livres, Paris, Karthala, 1995, p.41) 5 Malgré les différentes ″faiblesses″ de l’oralité et son espace de production et de consommation, nous convenons avec Jean Derive qu’elle peut se percevoir sous la forme d’un champ littéraire. Voir Derive (Jean) « champ littéraire et oralité africaine », in Les champ littéraires africains, Paris, Karthala 2001 p. 87-111 6 Le capital symbolique serait selon Bourdieu n’importe quelle propriété ( physique, économique, culturelle, sociale) qui lorsqu’elle est perçue par les agents sociaux dont les catégories de perception sont telles qu’ils sont à mesure de connaître ( de l’apercevoir) et de la reconnaître, de lui accorder valeur. Exemple : l’honneur dans la société méditerranéenne, la reconnaissance par la consécration littéraire. voir Bourdieu ( Pierre), Raisons pratiques sur la théorie de l’action, Paris, Seuil, 1994 p.116-117

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Or qui dit ″stratégie″ suppose un environnement concurrentiel ou, une réalité

fonctionnement « à la violence » pour employer la terminologie gramscienne.7

Comme l’écrit Casanova à propos de la littérature″ mondiale″ :

La littérature ( mondiale) fonctionne à la violence et à la concurrence, c’est l’histoire

des rivalités ayant la littérature pour enjeu et ayant fait à coups de force, de

révolutions spécifiques, la littérature institutionnalisée 8

A notre avis, cette structure concurrentielle est le propre de toutes littératures,

quoique fonctionnant sur des modes évidemment différents selon la spécificité

de chaque champ littéraire.

D’où notre intention à vouloir décrire les structures propres aux littératures

d’Afrique francophones actuelles.

Cette réflexion sera menée à partir d’un corpus relevant de deux groupes

différents d’écrivains : le premier, vu sa position dans le champ littéraire

africain est considéré comme « classique ». Ses deux dignes représentants

sont à nos yeux Aime Césaire et Léopold Sedar Senghor.

Quant au deuxième groupe, non encore parvenu au stade d’hégémonie, mais

participant tout de même efficacement ″ au jeu littéraire″ en Afrique

francophone, deux de ses figures les plus pertinentes nous semblent être

Frédéric Pacéré Titinga et Bottey Zadi Zaourou9. L’un est grand prix littéraire

d’Afrique noire avec poèmes pour l’Angola (1982), La poésie des griots

(1982), et l’autre est poète – dramaturge. Il est notamment auteur de fer de

lance (1975), Césarienne (1984), les sofas, suivi de l’œil (1975, 1979), la

guerre des femmes, suivi de la termitière (2001 ).

A présent, il nous apparaît nécessaire de présenter sous un jour plus

net, l’intitulé de notre sujet : « littérature et champ symboliques , essai pour

une théorie de l’écriture actuelle en Afrique francophone ». Procédons alors à

7 Gramsci ( Antonio) repris par Jean Pierre Cot et Jean Pierre Mounier in Pour une sociologie politique, tome II, Paris, Seuil, 1974, p.57-65 8 Casanova (Pascale) , La république mondiale des lettres, Paris, Seuil, 1999, p. 9 9 Un entretien situé en annexe de ce travail permettra une meilleure présentation de ces deux écrivains.( voir en annexe , « entretien avec deux prétendants ») .

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11

une élucidation des concepts clés qu’il renferme. Il s’agira de «littérature » -

«champ symboliques » - « théorie de l’écriture ».

Ainsi, pour ce qui est du premier terme « littératures », notons dès le départ

que l’entreprise de définition d’une telle notion a l’air d’une gageure, car

comment dépouiller de ses oripeaux sémantiques une entité si complexe, si

insaisissable, voire énigmatique et pour laquelle une définition exhaustive a

toujours paru problématique ? 10

Aussi retiendrons-nous dans un premier temps son aspect objectivement

reconnu, en tant que discipline à la fois artistique et scientifique ; c’est-à-dire

sur une aire géographique donnée, le lien existent entre d’une part l’ensemble

des productions des écrivains jugées historiquement, institutionnellement, et

esthétiquement recevables et d’autre part la réflexion scientifique élaborée à

propos de ces productions, faisant d’elles un espace de savoir et de rencontre

des savoirs .

Dans un second temps nous proposons en additif la notion de « valeur » au

sens de Goethe 11et plus tard de Valery12, c’est-à-dire une instance régie par

des lois spécifiques, déterminée par une nomenclature analogue à celle

de « l’économique et/ou du commerciale »13. Mais par sa spécificité ou par la

différence qui la distingue de la logique marchande stricto sensu, « la

littérature » relève de ce que Valery nomme avant Bourdieu « un bien

symbolique »14, voire un objet d’enjeu, un lieu de tensions pour lequel sont

menées des luttes invisibles et insoupçonnées.

10 C’est ainsi que les organisateurs du colloque « littératures et sciences humaines » tenu à l’université de Cergy-Pontoise les 17-18-19 novembre 2001 rappelons ce qui paraît comme une troublante évidence : « nous ne savons guère ce qu’est la littérature » ( Actes du colloque, 2001, p.11) 11 Goethe en proposant le concept de « weltliteratur » voit la littérature comme un lieu où les nations pourraient se rencontrer pour échanger leurs ″biens″ (J. W. Von. Goethe, Lettre à Carlyle, 1827) 12 Paul Valery dans cette même perpective esquisse l’idée d’un univers où circulerait et s’échangerait une valeur nommée « littérature » tout comme des valeurs nommées « blé- pétrole - or » ( Valery (Paul), La liberté de l’esprit sur le regard du monde actuel, 1939) 13 Cette économie selon Valery n’est pas matérielle, il s’agirait d’une économie de l’esprit (Valery, Op.cit, ibid.) 14 Valery, Op.cit., ibid.

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12

C’est dans cette perspective qu’elle apparaît comme une entité intimement

liée à la notion de « champ symboliques » dont il nous faut maintenant

préciser les contours sémantiques.

Le concept de « champ symbolique » a été élaboré par Pierre

Bourdieu16 à partir des années 1960 pour semble-t-il opérer une synthèse de

Marx, Durkheim et Weber en vue de contribuer à un renouvellement de la

critique sociologique.

On sait en effet que cette critique s’était enfermée dans des carcans

réducteurs et générateurs d’illusions à travers son discours produit sur les

œuvres culturelles, notamment sur les œuvres littéraires ; avec la sociologie

marxiste par exemple, ayant postulé pendant longtemps le caractère « trans-

individuel » 17 du sujet-écrivain médiateur ″d’une vision du monde″ collective,

médium de sa classe ou de son groupe d’appartenance ( Goldmann -Escarpit

- Jauss).

On sait également que face à cette proposition matérialiste se trouve

inversement l’illusion idéaliste du sujet-écrivain comme conscience

individuelle libre, laquelle illusion mystificatrice a contribué par ailleurs à

confiner « le symbolique » dans les voiles du transcendantalisme

conformément au vœu de Kant.18

Aussi, s’agira-t-il d’une part de concevoir la notion de « champ » comme un

espace social à la fois extérieur et intérieur au sujet social , structuré de

positions dont dépend en règle générale tout regard sur cet espace porté

par le sujet et régi par des rapports de force.

D’autre part, il s’agit d’élaborer le concept « d’habitus » vu comme « le

principe qui règle l’acte »,19 c’est-à-dire les catégories d’appréhension et de

16 L’illustration pratique des théories bourdieusiennes du champ symbolique se trouve dans Les règles de l’art, genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, 1992. 17 Le concept de « quotient trans-individuel » comme représentant de la collectivité est le fait de Lucien Goldmann « structuralisme génétique et création littéraire » in Sciences humaines et philosophie, Paris, ed Gonthier, 1966, p.151-156. 18 Le philosophe allemand a été à l’origine d’une explication du goût et du jugement à partir d’un point de vue transcendantal (voir Critique du jugement , aussi à cette conception kantienne faisant du jugement du « goût » un « don », Bourdieu oppose-t-il une autre conception faisant plutôt état de l’origine sociale du goût et du jugement ( voir La distinction, Paris, Minuit, 1979) 19 Pascal Durand emprunte cette expression à la scolastique ( voir « introduction à une sociologie des champ symboliques » in Les champ littéraires africains, déjà cité, p.24

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13

perception du monde gouvernant « le sens pratique »20 du sujet et orienté par

le capital d’expérience, voire les atouts, les valeurs, les représentations de la

classe d’origine.

Dès lors la notion de « champ symbolique » servira à désigner un espace

social particulier, régi par des caractéristiques, des règles, des modes de

fonctionnement spécifiques, essentiellement producteur d’un patrimoine, des

ressources, voire d’un capital dont la valeur et les critères de légitimité

relèvent de l’autonomie du champ. Elle sert à désigner tout un ensemble

d’espaces de production culturelles dont la littérature fait partie intégrante.

Bourdieu écrit encore à cet effet :

Le champ de production culturelle- champ artistique- champ littéraire –champ

scientifique tout en permettant de rompre avec les vagues références au

monde social (…) permet de traduire ce monde social particulier dont faisait

état la vieille notion de république mondiale des lettres 21

Mais quelles sont les caractéristiques de ce monde social particulier dans son

fonctionnement ?

Evoquons toujours Bourdieu :

Le microcosme social dans lequel se produisent les œuvres culturelles,

champ littéraire, champ artistique, champ scientifique, etc. est un espace de

relations objectives entre les positions (…) et on ne peut comprendre ce qui

s’y passe que si l’on situe chaque agent ou chaque institution dans ses

relations objectives avec tous les autres. C’est dans l’horizon particulier de

ces rapports de force spécifiques et des luttes visant à les transformer que

s’engendrent les stratégies des producteurs, la forme d’art qu’ils

défendent…au travers des intérêts spécifiques qui s’y déterminent 22

Visiblement un rapport commutatif pourrait s’établir entre « champ

symbolique » et « champ littéraire ». Les deux termes se désignant

mutuellement, il apparaît clairement que considérer les littératures africaines 20 Durand (Pascal), Op. cit. ibid. 21 Bourdieu ( Pierre) Choses dites, Paris, Minuit, 1987, p.171

Page 15: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

14

dans leur ensemble comme un « champ symbolique et/ou littéraire », revient à

lire ces productions comme un « microcosme », voire un monde social

miniaturisé et particulier dont les caractéristiques, indépendamment des

autres champ (politiques et économiques), ressortissent aux entités comme :

rapport de force - jeu et enjeux - stratégie - capital - autonomie, etc.

Dans ce sens, elles pourraient être justiciables d’une autre théorie

d’approche. D’où le syntagme « théorie de l’écriture » qu’il nous faut élucider

maintenant.

Ainsi, le premier substantif « théorie » nous apparaît-il tout simplement

comme un ensemble de règles, de lois systématiques organisées et servant

de fondement à une science. Restituée à la méthodologie, la théorie devient

un appareil conceptuel à visée universaliste applicable à un corps vaste de

texte.

Quant à l’écriture on sait qu’elle a été soumise très tôt à ce que Guy

Spielmann a appelé « un vice épistémique »23, c’est-à-dire une démarche

scientifique entachée de préjugés, engluée dans une structure discursive

opposant l’écrit à l’oral, les hiérarchisant, tout en les érigeant en des

spécificités fondatrices d’histoires exclusives.

Nous choisissons pour notre part, tout en nous tenant à l’écart de ces

points de vue infructueux pour notre étude de poser ″l’écriture″ comme

intimement liée à la notion de « texte », elle-même affranchie des contraintes

de la substance de l’expression, donc pouvant être présentées par divers

codes conventionnels et se manifester en interaction avec plusieurs signes ou

systèmes de signes codifiés.

François Rastier dira alors que ″l’écriture″ et/ou ″le texte″ est « une suite

linguistique empirique attestée produite dans une pratique sociale déterminée

et fixée sur un support quelconque » 24.

De ce point de vue, ″écriture ″ et ″texte″ semblent consubstantielles à une

troisième donnée : celle ″d’œuvre″ en tant que ″texte″ abordé culturellement

22 Bourdieu (Pierre) , Raisons pratiques, p.68 23 Spielmann ( Guy), préface à Battestini, Ecriture et texte, contribution africaine, Presse de l’université de Laval, Présence Africaine, 1997 24 Rastier (François), Art et Science du texte, Paris, PUF, 2001, p. 20

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sous l’angle de ses rapports avec l’individu qui l’a produit ou qui l’a transcrit et

que la culture considère comme source ou garant de croyance et des histoires

auxquelles elle adhère 25

Cela voudra dire que dans notre contexte écriture / texte / œuvre sont des

manifestations matérielles et symboliques relevant alors du domaine de la

création, précisément du littéraire.

Dans cette perspective, tenter une « théorie de l’écriture » actuelle en

Afrique francophone, c’est procéder « à une science des œuvres »26 africaine

telles que peuvent le supposer l’actualisation et l’expérimentation d’un

« champ littéraire africain ». Autrement dit, c’est proposer « une autre

manière possible » d’analyser les œuvres et /ou les textes et /ou les écritures

dont les caractéristiques ( génériques, stylistiques, thématiques ou éthiques)

s’imposent dans l’état actuel du champ comme des normes recevables ou

dominantes ou en lutte pour parvenir à la position d’hégémonie selon les

instances spécifiques de légitimation et les réalités particulières du champ.

Mais qu’en est-il des questions d’ordre méthodologique ?

Nous avons posé par anticipation dès les premières lignes de cette

étude que notre réflexion relèverait de la sociologie des champ symboliques

de Bourdieu, perçue comme une critique sociologique ″renouvelée″27.

Posons-en les principes.

En effet l’histoire des décryptages du texte, des actes de lectures tels qu’ils

naissent et se perpétuent sous divers paradigmes méthodologiques et

traditions herméneutiques propose des différentes approches du texte, une

grande distinction d’ensemble opposant les « explications externes et les

interprétations internes »28

25 Leclerc (Gérard), Le sceau de l’œuvre, Paris, Seuil, 1998 , p.302-303 26 Bourdieu (Pierre) Op.cit., p.60 27 Sans être une forme de radicalisation, cette sociologie possède sa méthode et son objet propres : à savoir les conditions sociales de production et de réception des œuvres et l’histoire sociale du phénomène littéraire . 28 Cette dichotomie « expliquer- interpréter » prend sa source chez l’allemand Wilhem Dilthey « origine et développement de l’herméneutique » in Le monde de l’esprit I , 1900 .Voir aussi Ricoeur ( Paul), Du texte à l’action , herméneutique II , Paris, Seuil, 1986.

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16

Ainsi, selon l’analyse qu’en à fait Eagleton,29 la lecture « interne » serait le fait

d’une tradition formaliste concevant les œuvres comme des significations

intemporelles, des formes ″pures″ et anhistorique, excluant toute référence à

des déterminations historique ou sociales.

Les tenants de cette approche, issus d’une part du contexte de la révolution

bolchevique de 1917 et d’autre part du new criticism ( illustré en Angleterre

par T.S. Eliot et en France par Paul Valery), choisiront essentiellement de ne

s’intéresser qu’à la matérialité du texte littéraire, ainsi qu’à la façon dont elle

est articulée.

Le texte littéraire, diront-ils, n’étant pas un moyen de véhiculer des idées ou

« le reflet » de la vie sociale, l’œuvre doit en conséquence être définie

comme « un fait matériel dont le fonctionnement peut être analysé comme

celui d’une machine »30 ou encore en termes bourdieusiens comme « des

structures structurées sans sujet structurant ».31

La forme la plus parfaite de cette approche textuelle se trouvera plus tard

illustrée et traduite par le structuralisme à travers un certain nombre de

postulats privilégiant par exemple : une analyse immanente mise en relief par

le syntagme ( le texte tout seul, rien que le texte), puis une analyse

structurelle impliquant que les éléments du texte ne peuvent porter sens que

par le jeu des relations qu’ils entretiennent entre eux.

La seconde lecture serait quant à elle une démarche « externaliste »

pour penser le rapport entre le monde social et les œuvres culturelles.

Comme nous l’avons déjà dit, elle semble trouver ses expérimentations les

plus typiques chez les critiques d’expérimentations marxistes tels que Lukacs,

Goldmann, et Adorno qui partent du principe que la littérature est une pratique

sociale supposée traduire une dualité de rapport entre texte et société. Aussi,

une lecture ″externe″ ou sociologique d’une œuvre littéraire reviendra-t-elle

pour eux à concevoir un acte de lecture dite ″réaliste″ et centrée sur la

catégorie hégélienne de la totalité. Qu’est ce à dire ?

29 Eagleton ( Terry), Critique et théorie littéraire, PUF, 1983 30 Eagleton , Op.cit. , p.5 31 Bourdieu, Op cit. p.63

Page 18: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

17

Cela signifie que le texte littéraire doit nécessairement rendre compte du réel,

ou de la totalité des rapports sociaux ou encore traduire la société et ses

problématiques : les structures économiques, juridiques, politiques ou

idéologiques qui la fondent. En termes différents, c’est rapporter les œuvres

aux intérêts d’une classe et faire de l’artiste ″le porte-parole″ d’un groupe.

Comme on peut le constater, ces deux principales approches du texte se

posent dans un rapport antithétique. Cette opposition presque radicale servira

justement de fondement à la critique sociologique bourdieusienne des

œuvres littéraires.

En effet cette option critique se pose dans son principe comme un point de

vue conciliateur transcendant les barrières étanches dressées par la

philosophie platonicienne entre ″matière″ et ″ esprit ″. Elle postule donc un

renversement à partir duquel une interrogation pourra prendre forme et porter

sur « le champ » en tant que réalité sociale dont la nature ne réside ni dans le

seul monde des idées, ni uniquement dans le monde réel, encore moins dans

l’antinomie entre ces deux mondes ; d’où la proclamation de deux modes

d’existence sociale tels que les décrit encore Pascal Durand :

l’idée force de Bourdieu est qu’il y a deux modes d’existence du social : un mode

d’existence extérieur, lié à l’inégale distribution des ressources et des capacités

d’accès à ces ressources(sociales, scolaires, économiques, culturelles) et d’autre part

un mode d’existence intérieur, lié à l’incorporation par le sujet social sous la forme de

schèmes mentaux et corporels, de ses conditions d’existence objectives 32

Autrement dit, « le champ » inséparable de la notion « d’habitus » est à la fois

un lieu matériel (conditions sociales, ensemble de structures, de hiérarchies,

de classes) et un lieu d’idées ( notre vision du monde liée à notre position

dans la société).

Dans ce sens, le texte littéraire produit dans le champ littéraire africain dans

son état actuel, ne saurait être rien d’autre que l’expression du champ dans

sa totalité. Adopter alors ce point de vue revient principalement pour nous à

32 Durand (Pascal) Op.cit. p.21

Page 19: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

18

demeurer dans une perspective comparatiste pour saisir la véritable nature du

rapport ″ littérature″ et ″ société″.

Pour ce faire nous postulons une adéquation entre l’œuvre dans la singularité

de sa textualité et l’appréhension de l’auteur ( correspondant à ses

dispositions et prises de positions dans l’espace de production, dans les

relations de concurrence qu’il entretient avec d’autres auteurs et l’ensemble

des stratégies susceptibles de procurer le capital escompté) .C’est dire que

les textes constituant notre corpus seront abordés dans l’optique de

l’intertextualité en tant que type de rapport par lequel ils définissent leurs

différentes propriétés formelles ou esthétiques et se situent dans le champ.

Par ailleurs, cette étude sera menée en trois grandes étapes :

La première intitulée « l’invention d’un monde littéraire en Afrique

francophone » se veut une brève historicisation de la pratique littéraire telle

qu’elle naît en Afrique en tan que fait de discours, telle qu’elle prend forme

dans ses manifestations et ses fonctionnements par étapes successives

d’autonomisation jusqu’à sa constitution en un « champ » dont les propriétés

portent principalement sur les items de l’art oral et traditionnel comme forme

dominante.

La deuxième partie : « tensions autour des formes orales et traditionnelles »

permettra de décrire le champ africain dans son état actuel comme arène de

l’ensemble des écrivains : les classiques et les prétendants avec au centre de

tous les procédés de création l’oralité et la tradition orale devenues objets de

luttes et de tensions .

En dernière étape, il s’agira de montrer comment cette esthétique de l’oralité

et de la tradition orale, loin d’être un élément identifiant ou d’identification

s’inscrit plutôt dans une perspective stratégique, exactement comme l’écrit

Alain Viala : « l’imaginaire d’un écrivain, c’est aussi la construction d’une

image de lui au sein de l’espace littéraire, et son esthétique la forme qu’il

donne à cette image33 ».

33 Viala (Alain), Naissance de l’écrivain, Paris, Minuit, 1985

Page 20: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

19

Ce qui revient à dire que comme toutes littératures, celles constituant le

champ littéraire africain actuel possèdent un statut symbolique et remplissent

une fonction de représentation, située certainement aux antipodes d’artifices

identitaires arbitraires et meurtriers.

Page 21: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

20

PREMIERE PARTIE : l’INVENTION D’UN MONDE LITTERAIRE EN AFRIQUE FRANCOPHONE

Page 22: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

21

Il ne s’agit pas ici de reprendre l’exégèse chère à certains chercheurs1

consistant à concevoir une approche ″évolutionniste ″, voire de maturation

progressive de la littérature africaine afin de la hisser le moment venu au rang

de celles de l’occident, ou encore à adopter la démarche de ″la différence″

raciale et culturelle comme fondement d’une histoire et d’une esthétique

littéraires africaines.

De ce fait, il nous faudra bien entendu éviter de fixer cette analyse de la

formation et de l’affirmation effective de l’espace littéraire africain aux seuls

faits socio-politiques bien connus de l’esclavage et de la colonisation .

Ce chapitre servira donc à procéder à une histoire de la pratique littéraire

africaine, selon qu’elle naît par le fait d’un discours parturient ou d’un « effet

d’altérité »2 qu’elle va s’approprier ; suivant des modalités qui lui permettent

de fonctionner par autonomisations successives jusqu’à sa constitution en un

monde spécifique, c’est-à-dire un « champ » dont les règles de vie semblent

porter sur l’oralité et la tradition orale.

1 Malgré la richesse incontestable de ses travaux , L. Kesteloot succombe biens souvent à la tentation d’une démarche évolutionniste en concevant l’histoire de la littérature africaine à partir d’un processus de maturation, de classification, de périodisation voire de consécration des œuvres africaines selon le critère de la distance culturelle et ″raciale ″ instaurée entre les écrivains Africains et leurs ″maîtres″ Occidentaux. Aussi s’émerveille-t- elle sans le savoir du ″ noir qui écrit″, tout en reprenant à son compte le schéma eux / nous . Elle écrit par exemple : « leurs idées nous attirent autant que leur façon de plier notre langue à une sensibilité qui nous est étrangère…ces écrivains ont d’autres caractères que nous » - Voir Kesteloot (Lilyan), Les écrivains noirs de langue française, naissance d’une littérature, université libre de Bruxelles, 1963, p.127 2 Nous le soulignons ainsi pour signifier comment l’altérité ou l’invention de « l’autre » constitue le « cogito » c’est-à-dire le rapport à l’autre comme conscience de soi au sens de Descartes) des science humaines, à savoir l’ethnologie, l’anthropologie, la littérature ainsi que la sociologie et la philosophie dans une certaine mesure. Voir Duchet, (Michèle) , Anthropologie et histoire au siècle des lumières, Montaigne Voltaire , Rousseau,, Helvetius Diderot , Paris , Maspero, 1971. Egalement V. Y. Mudimbe, « le miroir des sciences humaines » in L’autre face du royaume, Lausanne, Paris , l’âge d’homme, 1973)

Page 23: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

22

CHAPITREI/ SES MANIFESTATIONS

Que dire de la genèse de la littérature de l’Afrique francophone dans

son ensemble ?

L. kesteloot3 fait remonter bien loin ″l’ancêtre″ de la littérature africaine

actuelle. En effet selon elle, cette littérature part de la tradition orale en tant

que fondement et véhicule de la civilisation du continent et de ses différentes

cultures. Elle s’accompagne dans un premier temps de la tradition écrite en

arabe remontant au XVIème siècle ( avec le Tarik-el Fettach et le Tarik-el-

Sudan, , ainsi que les manuscrits de Tombouctou au Mali) puis au XVIIème

siècle dans l’Est africain ( c’est-à-dire au Kenya et en Tanzanie avec l’épopée

de Lyongo Fumo, en Swahili) sans oublier l’Ethiopie Chrétienne écrivant en

guèze et en amharique.

Dans un second temps ce mouvement oral s’accentue au XIXème siècle

d’abord avec certains écrits religieux, poétiques ou historiques réalisés en

langues africaines ( peulh et wolof en Afrique occidentale, xhosa, Zoulou et

souto en Afrique du sud) ; ensuite et essentiellement avec l’entreprise de

collecte des missionnaires, ethnologues et administrateurs ayant porté sur les

contes, les fables, les mythes les proverbes etc.

Point n’est besoin d’évoquer la totalité de cette longue exégèse pour

comprendre que ce mouvement oral initial vient en prélude à la littérature

coloniale qui engendrera à son tour la littérature écrite moderne et ses avatars

actuels. Le plus important ici n’est donc pas de porter son attention sur ces

mouvements historiques soumis à la chronologie ordinaire, à des séries

juxtaposées d’œuvres ou à des successions nationales.

Il nous faut plutôt analyser selon notre objectif les ondes de choc, c’est-à-dire

les périodes de contradiction et de grandes ruptures ayant favorisé réellement

3 Kesteloot ( lilyan), Histoire de la littérature négro-africaine, Paris, karthala-AUF, 2001, p.13 Cet ouvrage constitue une critique par elle –même de ses critiques antérieures. Ce réajustement lui aura permis de revenir sur ses errements passés afin de les corriger :il s’agit notamment de l’exclusion de la littérature orale de l’histoire littéraire africaine, ainsi que de ses arguments racio-culturalistes érigés en critères de consécration.

Page 24: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

23

l’apparition d’un espace littéraire africain ou la constitution de la littérature

africaine en univers social répondant à une logique pouvant lui être spécifique.

En effet l’on peut se demander pourquoi malgré cet historique si clairement

établi par l’histoire littéraire, les spécialistes n’ont de cesse à considérer la

littérature occidentale en général comme mère de la littérature africaine et en

particulier avec tout le paradoxe4 que cela suppose Batouala5 de Rene Maran

comme ″premier roman nègre″ ou explicitement précurseur du discours

littéraire africain .

A notre avis , le premier point de vue pouvant servir de justificatif à cette

approche est liée à ce que nous nommons le discours parturient ou l’effet

d’altérité.

I- LA PARTURITION

Si l’on tente d’élaborer une histoire sociale de toutes les littératures,

qu’elles soient européennes ou africaines ou même mondiales selon le point

de vue de P.Casanova6, il apparaît nettement qu’un des principes de toutes

littératures est de prendre forme par / contre une altérité c’est-à-dire de

s’ériger en une instance de prise de la parole pouvant favoriser une auto-

désignation à travers une invention de « l’autre », comme ce fut justement le

cas au XVème siècle et jusqu’à la fin duXVIème siècle où les renaissances

italienne et française entrèrent en rivalité en s’inventant mutuellement, ainsi

qu’à la fin du XVIII ème et durant tout le XIXème où la littérature anglaise

s’affirma et s’identifia en opposition avec celle de la France. On assistera

également au cours de cette période à la naissance de la littérature

4 Le cas Rene Maran apparaît comme un paradoxe parce qu’il est difficile de placer son œuvre dans la littérature africaine qui le considère pourtant comme un précurseur, quand en revanche ce citoyen français est rejeté par la France après la jugée scandaleuse consécration de l’académie Goncourt 5 Maran (Rene), Batouala, véritable roman nègre, Paris, Albin Michel, paraît en 1921, alors que déjà en 1906 et 1910, Thomas Mofolo écrivait le pèlerin de l’orient et pitseng, la vallée heureuse. Aussi Jahn le considère-t-il comme « le premier grand auteur africain moderne ». Voir Janheinz (jahn), Muntu, l’homme africain et la culture néo-africaine traduit par Brian de martinoir, Seuil , 1958 , p.226) 6 Casanova (Pascale), La république mondiale des lettres, déjà cité, p.70-106

Page 25: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

24

allemande dressée contre la philosophie voltairienne et sa croyance explicite

en « la supériorité de la littérature française classique »7 ; à son tour cette

littérature allemande s’affirma et se consolida contre celle de la Russie et de la

plupart des pays de l’Est …

C’est dans cette même perpective que le champ littéraire français tel qu’il s’est

amorcé au XVIIème siècle et accompli au milieu du XIXème siècle8 aura

recours à un modèle discursif proposé par l’ethnologie et consistant à

procéder à une manipulation de certaines dichotomies établies :eux / nous,

ethnos / polis, écriture/ oralité 9pour reprendre et développer au sujet de

l’africain et de son espace la problématique de « l’autre » ou de « l’âme

nègre ».

Ainsi que le montrera Michèle Duchet dans son anthropologie et histoire au

siècle des lumières10, l’influence de cette problématique développée au départ

par les écrits de voyages fut très sensible sur l’esprit philosophique du

XVIIIème , sur l’éclosion de certaines idéologies politiques , sur la formation

de divers institutions, ainsi que sur la fonctionnement de quelques

administrations11 dont les histoires coïncident avec celles d’entreprises de

conquête et de domination.

Cette influence paraît à notre avis plus nette dans le domaine littéraire en

général, et dans

7 Goulemot (J. M.), Le règne de l’histoire, discours historiques et révolutions, XVIIèmè et XVIIIème siècle, Paris, Albin Michel, 1996, p.164 8 La littérature française se construit à cette époque comme ″systèmes″ et ″institution″ c’est-à-dire en univers clos. Voir Viala, (Alain), Naissance de l’écrivain , p.7 Egalement Bourdieu (Pierre) Les règles de l’art, dejà cité. 9 Cette coupure permet de noter la pertinence de la fonction de l’écriture comme essentielle dans l’épistemê occidentale ( voir Baudrillard, Fétichisme et idéologie, 1972 .Ainsi que Gusdorf, La parole, Paris , PUF, 1988) Mais inversement pour Platon « l’écrit tend à tuer l’esprit, à instaurer le mensonge social et politique, il fausse le jeu des institutions démocratiques, détourne les pouvoirs légitimes, ossifie et perpétue les totalitarismes, les dogmes et la profusion des théories contradictoires.- Platon, Phèdre, 257 sq et son commentaire dans Derrida (jacques), La dissémination, Paris, Seuil, 1972, p.71-197 10 Duchet (Michèle) , Op cit. chap I -V 11 Il s’agit de ses différentes influences sur les philosophes comme Montaigne, Voltaire, Rousseau, Helvetius, Diderot, ainsi que sur les idéologies comme le socialisme utopique, sans oublier celles exercées sur la constitution de certaines bibliothèques et plus tard sur les mémoires d’administration et sur l’idéologie coloniale. Voir Atkinson, (Geoffroy) : les relations de voyages au XVIIèmè et l’évolution des idées, Paris , 1927. Egalement Chinard, (Gilbert), l’Amérique et le rêve exotique, cités par Michèle Duchet, Op cit, p.65.

Page 26: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

25

« le champ afro-francophone »12 en particulier dont les contours systémiques

et les fondements institutionnels relèvent absolument de cette problématique

de « l’autre ».

L’histoire littéraire établit clairement à cet effet toute une typologie textes

ayant préexisté aux textes ″africains″ à proprement parler et qui semblent

marqués essentiellement par cette coloration du rapport à « l’autre » : Il y a

d’abord le texte exotique13 à caractère ethnographique, caractérisé par une

volonté manifeste de découvrir « l’autre » et son espace comme objets d’un

décor curieux. Ce genre de texte développait ainsi une stratégie d’écriture

tendant à instituer tout un ensemble de stéréotypes, portant à la fois sur le

paysage et les hommes.

Dans le premier cas c’est une représentation du cadre géographique en

terme spatio-temporel avec l’imposition par exemple des paysages dits

″tropicaux″ et toutes les charges connotées qui leur sont associées. On peut

à cet effet se souvenir d’une œuvre comme le roman d’un spahi 14de Pierre

Loti et tout le traitement presque pervers de la thématique d’une Afrique

« terre de feu et de soleil » (pour reprendre Fanoudh Sieffer) qui s’y trouve,

ainsi que la représentation dominée par l’imaginaire médiévale d’une Afrique

désignée comme un réceptacle d’opprobre et de malédiction auxquelles ne

pouvait échapper le voyageur. Le personnage de Jean Peyral se trouvera à

juste titre englué dans un étrange processus dit de ″décivilisation″ jusqu’à sa

mort dans le désert .

Cette représentation de « l’autre » perçue un peu comme une mise en garde

de ″déshumanisation″ porte un autre versant : c’est celui qui consiste à

12 Selon le point de vue de Katarina Städtler, il s’agit d’un champ littéraire africain encore lié entre 1940 et 1950 aux instances de légitimation et aux agents du champ français. Ce champ afro-francophone serait alors voisin du champ littéraire français et dominé par le pouvoir colonial. voir Städtler, (Katarina) « à propos d’un champ littéraire colonisé en exil » in Les champ littéraires africains , p.199-207. Pour nous ce champ prend en compte la période1930-1960. 13 La notion d’exotisme porte chez Mouralis une acception plus large, elle constitue entre autre un mode de subversion porté contre le champ littéraire français lui-même .Voir Mouralis (Bernard), Les contre-littératures, Paris, PUF, 1975, p.65-104. Dans notre cadre, nous sommes intéressé pas son aspect discursif à partir duquel l’africain et son espace deviennent objets littéraires, et surtout à partir duquel le texte exotique assure avec plusieurs autres textes le statut de littérature dominante . 14 Loti (Pierre) Le roman d’un spahi, Paris, Gallimard , 1992

Page 27: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

26

opposer au stéréotype de la rudesse du climat et de la létalité du paysage

celui d’une nature″ vierge″ à un état encore pur, d’une nature accueillante,

voire édénique suivant le modèle initié depuis le XIXème siècle par des

auteurs comme Chateaubriand 15par exemple chez qui cette nature dite des

″origines″ loin de porter la mort devient au contraire un lieu par excellence de

religiosité, non seulement propice à accueillir les sites religieux, mais aussi à

sauver l’homme dit ″civilisé″ en le rapprochant de l’état de pureté originelle.

Chez Baudelaire également C’est le même traitement consistant à faire du

paysage de ″l’autre″ un espace « superbe et singulier pour ses savantes et

délicates végétations où se prélasse l’éternelle chaleur et resplendit l’infini de

l’azur tropical » 16

Dans le second cas, cette stratégie d’écriture portera sur les hommes

eux-mêmes dont l’évocation pouvait ainsi déboucher sur une différenciation

négative17 d’une société dominante dont le discours et la pratique se justifient

par une opposition radicale à « l’autre » défini comme ″barbare″et rejeté dans

l’infra-humain , ou tourné en dérision.

Il y a également un troisième genre de texte se présentant sous une

forme philanthropique et que Mouralis nomme « texte négrophile »18 avec

toute l’ambiguïté qui le caractérise, à savoir décrire et condamner l’esclavage

au nom d’une certaine ″raison universelle ″ tout en occultant la culture

africaine elle-même et développant la thèse paradoxale et aberrante du ″ bon

maître″ .

Le dernier genre de texte qui nous semble très important est le texte

colonial, en ce sens qu’il constitue par sa position institutionnelle un point de

départ immédiat à l’écriture littéraire africaine et au discours qui le motive.

15 Chateaubriand (François René), Le génie du christianisme, Tome II, livre V, Paris, Flammarion, 1966, p.33-50 16 Baudelaire (Charles), « hémisphère dans une chevelure », « invitation au voyage » in Oeuvres complètes, Paris, Seuil, 1968 17 Mouralis pense également que cette écriture débouche sur une interrogation de soi ou sur un relativisme d’un point de vue philosophique (Op.cit, idem, ibid.) 18 Mouralis ( Bernard), Op.cit, pp.79-87-187

Page 28: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

27

En effet c’est à partir des années 1920 que le champ littéraire français,

reprenant et perpétuant le discours proposé initialement par les récits de

voyage19 ( déjà évoqués) poussa ses frontières jusque dans les colonies où

les colons, des missionnaires, des administrateurs et des ethnologues, faisant

figures de premiers agents de ce qu’on appellera « la littérature coloniale » se

proposeront de traduire au public européen l’image ″véritable″ des

populations noires d’Afrique. Ce fut alors le temps d’une « littérature de

témoignage » constituée essentiellement de collectes de certains genres

traditionnels et de pratiques culturelles africaines,20 sous-tendues par un

discours littéraire dont le sens était perceptible par la barrière rendue étanche

de ″l’européen″ et du ″non européen″, permutable avec celle d’une ″âme

blanche″ et d’une″ âme nègre″, largement diffusée par des magazines comme

l’illustration, le magazine pittoresque, le tour du monde, la quinzaine

coloniale…

Cette littérature coloniale perçue comme un sous-ensemble du champ

littéraire français ne s’affirmera véritablement qu’avec l’institution scolaire.

Roland Lebel la définit alors comme

Une littérature devant être produite par un français né aux colonies ou y ayant vécu

assez longtemps là –bas pour s’assimiler l’âme du pays, soit enfin par nos sujets

indigènes s’exprimant en français bien entendu21

La production littéraire de cette époque coloniale, c’est-à-dire de 1925 à1940

avait tout comme les autres types de textes déjà soulignés pour

caractéristique principale de proposer un discours dominé par « l’esprit

d’empire »22.En d’autres termes, Force-bonté (1926) de Bakary Diallo,

19 Les récits de voyage d’explorateurs comme ceux de René Caillé par exemple Journal d’un voyage à Tombouctou et à Djenné, 1830 20 voir par exemple l’Abbé Pierre Bouche « les noirs peints par eux-mêmes, recueils de proverbes Nago accompagnés de leur traduction » in , Maurice Delafosse, L’âme nègre, Paris, Payot, 1992 21 Lebel (Roland), Histoire de la littérature coloniale, Paris, larose, 1931 22 Nous pensons par ailleurs qu’une relecture par la critique des œuvres de cette époque s’impose .En effet cette production n’était pas seulement qu’une pérennisation du discours

Page 29: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

28

l’esclave (1929) de Felix Couchoro, les trois volontés de Malick de Mapaté

Diagne , comme toutes les œuvres produites par les élèves de l’école

normale de William Ponty ou de l’école primaire supérieure de Bingerville

étaient essentiellement la marque d’une entreprise de construction d’une

« âme nègre » à laquelle il fallait impérieusement appliquer la théorie

coloniale de l’assimilation et du progrès. Autrement dit, ces œuvres à l’instar

de celles élaborées par les colons, missionnaires et ethnologues23 ( l’abbé

Grégoire , Le père Trilles, Charles Monteil, Mgr Raponda-walker, Maurice

Delafosse, l’abbé Boilat…) donnaient dans la caricature d’une personnalité

africaine en vue d’une meilleure approbation de l’action coloniale désignée

comme un humanisme.

D’autre part cette production se caractérise par l’apparentement existant entre

les auteurs ″ indigènes ″ et les autorités coloniales. En observant en effet la

plupart des textes parus aucours de cette période, l’on remarque que les

paratextes ( avertissements, préface, post faces) sont pour la plupart le fait

de hauts fonctionnaires de l’administration coloniale ou d’éminentes

personnalités du pouvoir colonial .Comme le note chevrier :

colonial. Elle avait sa part ″d’africanité″ c’est-à-dire de résistance à la culture dominante. force-bonté de Bakary Diallo par exemple fait état de l’ingratitude de la métropole à l’égard du narrateur, démobilisé après de loyaux services aux lendemains de la guerre de 1914-1918.On pourrait établir un lien entre cette attitude des pouvoirs coloniaux et les événements de Thiaroye en 1944 au Sénégal que Yves Benot mentionne parmi les massacres coloniaux- Voir Benot (Yves) , Massacres coloniaux 1944-1950 , la Ivème république et la mise au pas des colonies françaises, Paris , la découverte, 1994, p.178-187. De même, Paul Hazoumé même s’il a pris part à l’œuvre de caricature n’a pas moins contribué à la reconnaissance des civilisations africaines. D’ailleurs il ne manquait pas de porter un regard critique sur les dérives de l’administration coloniale ( Doguicimi, 1938). Il y a également Fili Dabo Cissoko, Coups de sagaie, controverses sur l’union français, 1957, dans lequel l’auteur soudanais pose un certains nombres de questions gênantes pour le pouvoir colonial. Il y a enfin Bernard Dadie, jouant avec Assemian Deylé, le jeu de l’institution coloniale pour exposer une esthétique différente allant de paire avec une image équilibrée du passé Africain.Voir Vincileoni (Nicole) L’œuvre de Bernard Dadie, classique africain, 1987) 23 Mais cet aspect reste un peu complexe dans la mesure où certains ethnologues désireux d’obtenir une consécration venant des institutions scientifiques plutôt que celles accordées par les instances politico-coloniales porteront un coups à ce type de discours ethnographique et / ou littéraire par le fait de l’africanisme devenu comme « un contre-champ » aux champ discursifs scientifique et littéraire existants. C’est dans ce sens que Delafosse, Frobenius, Levi Strauss, Michel Leiris, Geneviève et Marcel Griaule bénéficieront chez Kesteloot de l’appellation « les ethnologues amis » ( Voir Kesteloot, Op.cit. p.92)

Page 30: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

29

Georges Hardy, directeur de l’école coloniale patronne les trois volontés de Malick,

Jean Richard Bloch préface force-bonté, l’esclave est publié grâce aux soins du

directeur de la dépêche coloniale, le gouverneur Arnaud préface l’ouvrage de Dim

Dolobson, l’empire du Mogho Naba, Karim enfin est placé sous la double tutelle de

Théodore Monod et de Robert Delavignette… 24

Si cet apparentement pour certains25 apparaît comme des cautions et des

précautions à forte connotation paternaliste et pour les autres au contraire

comme une invitation explicite à briser le monopole discursif européocentriste,

il est à notre sens au moins objectivement, l’origine d’un objet littéraire

nouveau :la littérature du colonisé ou la littérature « indigène »26 en

émergence, laquelle ne tardera pas à amorcer son autonomisation et plus tard

à l’affirmer.

Dans ce sens, les filiations postulées entre la littérature africaine francophone

et la littérature française sont des propositions fondées à juste titre et

presqu’invariables pour ″la science littéraire.″

Mais il convient à notre sens de les situer davantage dans un cadre discursif

plutôt que dans des contextes uniquement socio-politiques.

Il est en outre intéressant de les restituer également au mouvement

dialectique par lequel l’africain posé comme objet littéraire devient à son tour

sujet et producteur d’un autre discours, c’est-à-dire qu’il fait son entrée dans le

champ de la prise de la parole littéraire.

II- LE RENVERSEMENT OU L’APPROPRIATION

24 Chevrier ( Jacques), Littérature d’Afrique noire de langue française , Nathan université, Paris, 1999 , p.9 25 Chevrier (Jacques), Op.cit, p.9-10, voir aussi Kane (Mohamadou), Roman africain et tradition, Dakar, NEA, 1983 26 Chevrier ( Jacques), Op.cit, p.6-7

Page 31: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

30

Le deuxième point de vue justificatif de cette approche historique

particulière de la Littérature africaine dans son ensemble est lié à ce que nous

appelons l’appropriation discursive ou le renversement avec ″le cas René

Maran.″

Rappelons-le brièvement à partir de l’historiographie établie par

Kesteloot.

René Maran fut pendant treize ans administrateur en Oubangui-chari , ancien

territoire équatorial français aujourd’hui république Centrafricaine, Guyanais

d’origine, il vécut en France et en Afrique où il fut comme ″un étranger ″aux

habitudes africaines. Comme l’écrit Kesteloot : « Il assimila sans effort la

culture française, plus trace chez lui d’un tempérament nègre, ni de

survivance ancestrale, sa manière de penser et de sentir est française » 27

Mais pourquoi cet écrivain fut si profondément adopté par l’Afrique et les

africains ?

Jahn pense qu’il est

le premier exemple d’écrivain non africain ayant écrit consciemment à la manière

africaine…il lui arrive par exemple dans la description de la chasse d’utiliser les mots

pour leur pouvoir magique propre, à la manière africaine 28

En fait, René Maran a appris la langue du pays de l’Oubangui-chari où il était

en fonction et c’est à partir d’une écoute discrète des causeries des

populations qu’il conçut son Batouala.29

En effet un soir d’ivresse, Batouala, personnage éponyme, chef d’une tribu

″indigène″ raconte sous forme de jérémiades les souffrances jusque-là

endurées en silence par les masses paysannes ; ainsi de leur contact avec les

Blancs, il affirme :

27 Kesteloot, Op. cit, p.57 28 Janheinz (Jahn), Muntu, Op. cit, p. 237 Roland Lebel pense cependant que l’œuvre de Maran est aussi dominée par « l’esprit d’empire » et que d’ailleurs son discours a été tenu pour l’honneur de la France. Par conséquent, il n’y avait aucune rupture. (Voir Histoire de la littérature coloniale, ibid.) 29 Maran ( Réné) Batouala, ibid.

Page 32: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

31

Que ne nous ont-ils pas promis ! Vous reconnaîtriez plus tard disent-ils que c’est en

vue de votre bonheur que nous vous forçons à travailler. L’argent que nous vous

obligeons à gagner , nous ne vous en prenons qu’une infirme partie. Nous nous en

servirons pour construire des villages, des routes, des ponts ( …) Il y a une trentaine

de lunes, notre caoutchouc, on l’achetait encore à raison de trois franc le kilo. Sans

ombre d’explications, du jour au lendemain, la même quantité de″ banga″ ne nous

été payé que quinze sous…et le gouverneur a juste choisi ce moment pour élever

notre impôt de cinq à sept et dix franc !

Nous ne sommes que des chairs à impôts, nous ne sommes que des bêtes de

portage. Des bêtes ?Même pas. Un chien ? ils le nourrissent et soignent leur cheval

.Nous sommes moins que ces animaux…Ils nous tuent lentement 30

Ces paroles de Batouala n’étaient pas le fait d’un état d’ébriété immaîtrisé.

Son peuple tout entier approuve ce discours virulent

Batouala avait mille fois raisons, jadis avant la venue des blancs, on vivait

heureux. ...A présent ils n’étaient que des esclaves, commente le narrateur, il n’y

avait rien à espérer d’un race sans cœur car ils n’avaient pas de cœur, ils

abandonnent les enfants qu’ils avaient des femmes noires. 31

Et plus loin, pour mieux traduire l’état d’esprit de cette masse paysanne et par

delà elle, celui de tout le peuple de Batouala, les Bandas, l’auteur expose leur

philosophie de l’au-delà : « Là, il n’est plus de moustiques, ni de brune, ni de

froid plus d’impôts à payer ni de sandoukous ( caisses) à porter, les sévices,

les prestations, les chicotes, une tranquillité absolue, une paix illimitée » 32

Mais déjà, dans les pages d’introduction, la préface notamment, l’auteur

reprenait à son compte les reproches et les ressentiments de ses

personnages. Il insistait alors sur la vie quotidienne des habitants des

30 Batouala , P.76-77 31 Batouala , p.77-78 32 Batouala, p.99

Page 33: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

32

colonies, spécialement celle des africains et évaluait en tant qu’administrateur

la colonisation :

Cette région était très riche en caoutchouc et très peuplée. Des plantations de

toutes sortes couvraient son étendue. Elle regorgeait de poules et cabris. Sept ans

ont suffi pour la ruiner de fond en comble. les villages se sont disséminés , les

plantations ont disparu, cabris et poules ont été anéantis. Quant aux indigènes

débilités par les travaux incessants, excessifs, et non rétribués, on les a mis dans

l’impossibilité de se consacrer à leurs semailles même le temps nécessaire. Ils ont

vu la maladie s’installer chez eux, la famine les envahir et leur nombre diminuer 33

La suite de cet épisode est connue : le prix Goncourt fut attribué à l’auteur de

Batouala et cela suscita immédiatement de violents tollés dans certains

milieux ; on pouvait lire en effet dans la dépêche coloniale d’alors : « Une

œuvre de haine, Batouala ou la calomnie ; en couronnant ce pamphlet,

l’académie Goncourt a commis une mauvaise action » 34

De même, selon le poète guyanais Léon G. Damas :

Le lendemain même du vote des Goncourts, Paul Souday ( critique littéraire au

journal Le temps) tout miel tout fiel, observait que le réquisitoire de René Maran

contre les administrateurs coloniaux est à ce point formidable qu’il fera rougir tout

français et même tout européen… 35

C’est dire qu’une véritable campagne de presse fut orchestrée qui devait avoir

de cruelles répercussions sur la carrière de l’écrivain, puisqu’il fut isolé et

qu’on lui ferma toutes les portes36…

33 Batouala, p.16 34 Dépêche coloniale du 26 décembre 1921 35 Damas (Léon Gontran) « pour saluer René Maran » , in Lettres françaises n°825, Mai 1960. 36 Mais il nous faut relativiser ce point de vue car René Maran avait aussi eu des ennuis judiciaires en Oubangui pour dit-on avoir très violemment brutalisé un africain, cet incident a certainement influé aussi négativement sur sa carrière (voir Abanda N’dengue (Jean-Marie), René Maran et l’Afrique, colonisateur et humaniste, thèse de doctorat d’Etat soutenue à Lille III, sous la direction de Roger Mercier, 1985)

Page 34: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

33

On remarquera après ce bref récit que l’œuvre de Maran produit un tel effet

parce qu’elle portait en elle la vérité comme enjeu : « j’ai montré les noirs tels

qu’ils étaient et n’ai point voulu faire de polémique » 37

affirme-t-il dans un entretien avec Kesteloot.

En outre son statut civil et sa position sociale faisait peser sur lui une

incontestable présomption de vérité. Aussi use-t-il de son droit à la parole pour

livrer un tel témoignage, mais aussi pour insister sur la négligence, l’immoralité

et le cynisme de ses collègues : « ce sont eux qui assument la responsabilité

des mots dont souffrent à l’heure actuelle certaines parties du pays des

noirs. » 38

D’ailleurs comme le relève encore Kesteloot confirmant la part ″ vraie ″ du

discours de l’écrivain :

On savait cela depuis Savorgnan de Brazza qui fit en Oubangui son dernier voyage

et fut profondément outré des ravages causés par les grandes compagnies

pratiquant le travail forcé. Il en mourut dit-on sur le bateau qui le ramenait en

France 39

Visiblement, l’épisode Maran vient comme une véritable ″anomie ″ dans

l’espace littéraire africain tel que conçu par l’occident. En effet, il se pose

comme un acte contraire aux normes, en contournant « la volonté de vérité »

jusque là établie, en bousculant l’ordre naturel du discours, pour prétendre

poser une autre vérité, celle qui ne s’inscrivait guère dans la ″police discursive

″ du moment.

A notre avis, René Maran pourrait prendre ici le statut que Pierre Bourdieu

conférait à Flaubert et Baudelaire au XIXème siècle, c’est-à-dire le

« nomothète » parce que fondateur d’un ″nomos ″ spécifique. En termes

différents Maran vient comme un personnage ou un héros fondateur d’un acte

primordial : celui de donner le droit à la parole aux africains afin qu’ils

développent un autre type de discours dont la légitimité n’est plus absolument

37 Entretien avec Kesteloot, au congrès de Rome, mars 1959, Kesteloot, Op.cit, p 59 38 Batouala, .p 14 39 Kestelloot, Op.cit, ibid

Page 35: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

34

conférée par l’occident mais dont la validité sera liée à cet espace littéraire

spécifique en constitution.

Les effets de cet acte de fondation s’affirment réellement à partir des années

1930 comme nous le montrerons ultérieurement, le milieu des étudiants noirs

s’exprimant à Paris dans l’effervescence intellectuelle de l’entre deux guerres.

On pourrait conclure brièvement à partir de ce qui précède que la

littérature d’un point de vue générale fonctionne comme toute les disciplines

des sciences humaines, qu’elle adopte particulièrement à certains égards le

modèle discontinuiste consistant à se déployer sous la forme de paradigmes

différenciants et différencialistes servant comme la montre Amselle « à

distribuer toute un série de populations dans des catégories distinctes »40

Ce faisant, la littérature en général, ses champs français et « afro-

francophone » en particulier dans la construction de leurs objets finissent par

se poser comme ″science de l’autre ″ c’est-à-dire fondée sur le rapport à

l’altérité. Leur discours fonctionne comme un système de prise de la parole

régi par un processus de dénomination et d’auto-désignation remplissant une

fonction de contrôle et de domination.

Autrement dit le champ français et son appendice la littérature coloniale et/ou

indigène en se posant au départ sous le prisme du « même » et de

« l’autre », par une constitution de l’africain et son espace en objet littéraire,

œuvreront à l’avènement d’un mouvement de contestation qui comme nous

l’avons déjà souligné transforme ″l’objet ″ en ″sujet ″ soumis à l’enjeu de la

″vérité ″.

Dès lors, la littérature africaine francophone pourra être lue à un moment

donné de son histoire à travers les schèmes oppositionnels du ″discours ″ et

du ″contre-discours ″ ou selon le mot de Mouralis comme une « contre-

littérature »41

40 Amselle ( Jean-Loup), Logiques métisses, anthropologie de l’identité en Afrique et ailleurs, Paris, Payot, 1990, p.38. 41 Nous convenons avec B Mouralis que ce caractère de contre-littérature est un moment constitutif du processus d’autonomisation de la littérature africaine jusqu’à l’âge de « l’indifférence » c’est-à-dire d’une certaine autonomie proclamée.Voir Mouralis ( Bernard) Les contre-littératures, ibid.

Page 36: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

35

Par ailleurs, comme on peut le remarquer, ce bref historique de la pratique

littéraire africaine tel qu’il est conçu ne repose ni sur des chronologies ou des

séries juxtaposées d’œuvres, ni sur des successions nationales. Il est plutôt

bâti sur un ensemble de ″révoltes ″ ou de ″révolutions″ voire d’émancipations.

C’est dire que cette littérature avant de se constituer à proprement parler

comme un lieu de « croyance qui la soutient ou d’un jeu de croyance qui s’y

joue, des intérêts et des enjeux matériels ou symboliques qui s’y

engendrent » 42 est d’abord soumise à une série d’autonomisations

successives, parmi lesquelles les étapes du mythicide et du parricide.

CHAPITRE II SON FONCTIONNEMENT OU L’AMORCE DE

L’AUTONOMISATION

I/ LE MYTHICIDE ET LE PARRICIDE

Les notions de ″mythicide″ et de ″parricide″ serviront à désigner tour à

tour le bouleversement systématique d’un mythe constitué et toute atteinte à

l’intégrité d’un ascendant légitime, c’est-à-dire l’occident en tant que principe

de production d’un certain discours, voire origine et foyer de signification

d’une pratique institutionnalisée.

Dans ce sens , les étapes du mythicide et du parricide sont une situation

générale de refus catégorique traduite par une réécriture du texte littéraire,

ainsi que par l’avènement d’un discours autre que celui tenu et admis jusque

là.

42 Bourdieu, Les règles de l’art , p. 93-97

Page 37: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

36

B. Mouralis définit ce moment comme étant : « le renversement nécessaire au

terme duquel le texte négro-africain, cessant d’être subordonné à l’initiative

européenne devient une production littéraire proprement africaine » 43

En se refusant ainsi à accepter une instance discursive unique, cet espace

littéraire en constitution en vue de posséder sa propre structure,

principalement ses propres stratégies de création, se fondera sur une

première modalité : le texte littéraire dans sa matérialité concrète ( sa forme et

son contenu), inséparable des institutions et instances de légitimation, des

agents du champ français ( politiques , intellectuels, auteurs, lecteurs).

1- LA REECRITURE DU TEXTE

Il est ainsi possible de noter que dans le premier cas , le texte littéraire

se perçoit dans son aspect formel sous l’allure d’une homogénéité

significative. En clair, malgré la répartition géographique diversifiée, ainsi que

les variations internes44 qui fondent cette production littéraire, elle est marquée

par une unité manifeste tendant à l ‘opposer au monde européen, et justifiant

le présupposé d’une littérature nationale45 ou dans un autre sens ″d’une nation

littéraire africaine″ traduisant une culture homogène aux quatre coins du

continent. Ainsi que l’écrit encore Mouralis :

Il s’agit de prendre conscience à grande échelle de la diversité des milieux culturels

dans lesquels s’est élaborée la production littéraire négro-africaine, mais il importe

également de tenir compte de l’unité qui caractérise ses milieux et qui se fonde à la

fois sur une histoire commune à toutes les collectivités noires marquées

profondément par l’expérience de la traite, de l’esclavage, du colonialisme, du racisme

et des ghettos46

43 Mouralis (Bernard), Op cit, p.168 44 Nous le soulignons comme une hétérogénéité dans son homogénéité. 45 Mais cette littérature nationale selon le vœu de Fanon et David Diop n’est pas régionaliste, elle peut donc être trans-nationale ,dans la perpective du débat organisé par Présence africaine entre 1955 et 1956 ( voir Présence africaine n°IV-V-VI , octobre, novembre, décembre1955 et janvier, février, mars 1956) 46 Mouralis (Bernard), Op cit, p.171-172

Page 38: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

37

Autrement dit, la principale forme textuelle ayant sens pour les nouveaux

énonciateurs (auteur- critique) aucours de cette période était en grande partie

relative aux heures cruciales de l’histoire socio-politique négro-africaine

d’alors, en partant de l’esclavage à

L’implantation du système colonial dans les dernières années du XIXème siècle,

l’institution en 1945 de l’union française qui reconnaît le principe de l’égalité civile et

politique, la création du RDA , le soulèvement malgache de 1947, les luttes des

années 1950, l’éclatement du RDA, la mise en place de la loi-cadre dans les

années 1960 consacrant la balkanisation de toute une partie une partie de l’Afrique,

le référendum de 1958, le non de la Guinnée, l’assassinat de Sylvanius Olympio,

l’arrestation de Mamadou Dia, la chute de Modibo Keita etc 47

C’est sans doute pourquoi l’on constatera une fois de plus avec Mouralis que

les auteurs et les critiques de cette période jusqu’à celle des indépendances

qui déchantent, reviendront sans cesse dans leur pratique de l’écriture et dans

l’énonciation de leur discours sur :

L’irruption brutale des premiers colonisateurs et les bouleversements qu’entraînent

celle-ci pour la société africaine ( Jean Ikelle Matiba cette Afrique là ; Nazi Boni

crépuscule des temps anciens ; C. A.Kane l’aventure ambiguë etc)

La mise en place du système colonial et le caractère répressif de celui-ci, sous sa forme

administrative et politique (F.Oyono, une vie de boy, le vieux nègre et la médaille,

Mongo Beti mission terminée,) sous sa forme policière et carcérale ( prisons, travaux

forcés, indigénat : J.I. Matiba, Oyono, Jean Malonga, O.B.Quenum), sous sa forme

économique ( Eza Boto, ville cruelle, Benjamin Matip, Afrique, nous t’ignorons) sous sa

forme idéologique et culturelle (Mongo Beti, le pauvre christ de bomba,, Bernard Dadie,

climbié)

Le milieu urbain, nouveau cadre de la vie africaine opposé à l’espace traditionnel

représenté par le village.

Les luttes sociales et politiques (la révolte Mau Mau chez N’gugi- grain of weat- les

événements de 1950 en Côte d’Ivoire chez Dadie-climbie- la grève Dakar-Niger en

47 Mouralis (Bernard) , Op.cit , p. 175

Page 39: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

38

1946-1947 avec Sembène Ousmane- les bouts de bois de Dieu – le référendum de

1958 –Sembène Ousmane, l’harmattan) 48

A l’instar de la forme textuelle, le contenu des textes traduit également

une volonté manifeste de refuser, de détruire ou de reconstruire les textes

exotiques et / ou ethnographiques, négrophiles et coloniaux que nous avons

présentés comme dominants parce que chers au pouvoir colonial et assurant

l’équilibre institutionnelle de l’espace littéraire d’alors.

Dès lors une autre typologie de texte fera son apparition, en ramant à contre-

courant de ″l’ordre littéraire″institutionnalisé et apparaissant comme

« différente » par le référent spacio-temporel, thématique, diégétique, socio-

culturel, poilitico-idéologique qui en constitue sa nouvelle ossature.

On peut ainsi imparfaitement désigner ces textes comme ceux de la

« négation d’une négation », c’est-à-dire les production considérées comme

le fait d’une écriture du « non » marquées principalement par la contestation,

la dénonciation et la réhabilitation.

Contestation , dénonciation et réhabilitation constituant par exemple l’étymon

spirituel des œuvres de Césaire dont le cahier49 fut considéré à juste titre

comme « un événement littéraire et un facteur de révolution »50. Patrick

Chamoiseau raconte à cet effet dans écrire en pays dominé, le choc violent

par lui ressenti en découvrant que l’un des détenus du centre pénitentiaire de

Fleury Mérogis où il était éducateur, un jeune antillais avait reçu le cahier ; il

expliqua alors au surveillant chef qu’il s‘agissait d’un « acte fondateur ».51

C’est également la verve dénonciatrice et contestataire, ainsi que

l’intention de réhabilitation qui motivent la production des autres écrivains de

cette génération comme par exemple Damas célébrant la nostalgie d’une

Afrique perdue à travers pigments (1937), Senghor « déchirant les rire

bananias sur tous les murs de France »52 pour restaurer une autre image de

48 Mouralis (Bernard), Op.cit p.175-176 49 Césaire ( Aimé) , Cahier d’un retour au pays natal, Paris, Présence Africaine , 1956 50 Hountondji ( Victor M. ) , Le cahier d’Aime Césaire, événement littéraire et facteur de révolution, L’hamattan , 1993 51 Chamoiseau (Patrick), Ecrire en pays dominé, Paris, Gallimard, 1997, p.87 52 Senghor ( Leopold Sédar) , « poème liminaire » in hosties noires, Paris, Seuil, 1948.

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39

l’Afrique, Mongo Beti se révoltant contre les injustices sociales nées du fait

colonial à travers ville cruelle (1953), ou Fanon pour ne citer que ces

quelques noms, fustigeant les exactions coloniales et écrivant pour proposer

un renouveau aux ″ damnées de la terre″(1961).

Simultanément, c’est la publication des récits épiques en vue de

valoriser le patrimoine culturel africain. C’est donc tout en cherchant ses

fondements heuristiques dans des travaux comme ceux de Frobenius histoire

de la civilisation africaine (1933) ou encore dans la nouvelle histoire africaine

énoncée par Cheik Anta Diop, postulant dans nations nègres et cultures

(1955) l’origine nilotique des peuples noirs, le tout sous-tendu par une

idéologie antithétique à la théorie pernicieuse de la table rase, privant le

monde noir d’une histoire, que la création littéraire fera surgir l’image

prestigieuse, souvent idéalisée à outrance des empires du Mali, du Ghana, du

Songhaï, le royaume Dahomey, celui du Congo et leur ″grandes″ civilisations

urbaines, les Etats Mossés et leur ″solides ″structures sociales et

politiques.(Doguicimi (1938) de Paul Hazoumé, Soundjata ou l’épopée

Mandingue de(1960) de D.T.Niane s’inscrivent dans un tel cadre.

De même, les conquérants ou personnages illustres de l’histoire de la

résistance africaine sont récupérés et célébrés par la littérature au point

d’incarner pour certains auteurs des valeurs d’identification aux fonctions

sotériologiques. Avec Ethiopiques (1956) par exemple Senghor fait siens la

force et l’invulnérabilité de Chaka, le conquérant Zoulou déjà célébré par

Thomas Mofolo (1939) et plus tard Seydou Badian (sous l’orage suivi de la

mort de Chaka,1963) .Tout comme ces derniers, Nazi Boni avec crépuscule

des temps anciens (1962), Jean Malonga avec la légende M’pfoumou ma

Mazono (1959) ont besoin de se reconnaître dans les héros du passé .

Outre ce passé idéalisé, cette valorisation des cultures bafouées se conçoit

également selon les modalités d’une description à la fois réaliste et mythique.

Aussi les œuvres reprennent-elles les conceptions africaines de la vie de tous

les jours, le cadre pacifique du village, décrit comme un lieu spécifique et

propice à la sociabilité ( Bernard Dadie, Afrique débout suivi de La ronde des

jours, 1956), l’éducation de l’enfant, l’intégration de l’individu à la communauté

Page 41: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

40

et aux sociétés ésotériques ( classes d’âge, initiation),veillées passées autour

du conteur , ainsi que toute la fonction didactique et les visions

cosmogoniques qui les sous-tendent.( Camara Laye, l’enfant noir, 1953,

Birago Diop, les contes d’Amadou Koumba 1947 , leurre lueurs,1958).

On peut mentionner enfin le traitement hypocoristique53 de la femme

africaine , dénominateur commun de certains créateurs comme Senghor

chantant « la femme noire », Camara laye célébrant ″sa mère″, métaphore

généralisante de la femme africaine et du continent africain . Dadie décrit

dans un autre registre, la figure de la femme africaine dépositaire des vertus

de la résistance, de la maternité et de la dignité. D’ailleurs l’historien Baba

Kake n’hésite pas à assimiler à cet effet l’héroïne de Béatrice Congo (…)au

personnage légendaire de Jeanne d’Arc, tout comme est récupéré le mythe

sabéen de la femme autorité et guide à l’exemple de la grande royale de C.

A.Kane dans l’aventure ambiguë (1961).

Comme on le constate, la réécriture du texte littéraire est un volonté manifeste

pour les nouveaux locuteurs et sujets regardants de procéder à un effacement

de la parole littéraire ancienne ou occidentale en vue de s’imposer dans le

champ du discours comme tenant d’une parole nouvelle et légitime. Mais loin

de fonctionner comme une symétrie, ce renversement de situation ne sera

qu’une modification de positions. En termes différents, cette autre articulation

discursive prenant la forme d’une hérésie contre une orthodoxie ne fonctionne

pas de manière à viser la société supposée opposée, bien au contraire, l’objet

référentiel, c’est-à-dire la problématique de « l’âme nègre » demeure

inchangée .

C’est pourquoi cette génération d’écrivains54 ou considérés comme tels,

jusqu’aux lendemains des indépendances des années 1960 n’adoptera que

cette démarche qu’Amselle désigne comme « une auto-ethnologie »55, c’est -

à- dire une entreprise ethnologique à usage interne, consistant pour l’africain à 53 Cette célébration de la femme existait déjà avec Ronsard chantant au XVIème siècle Marie et Cassandre, tout comme Beaudelaire s’adressait au XIXème à « une passante », à madame de Sabatier et à Jeanne Duval, et puis au cours du xxème siècle ce fut tour à tour Appolinaire invoquant Marie-Laurencin, Eluard rendant hommage à Nush et Aragon contemplant « les yeux d’Elsa ». 54 Voir Senghor ( L. S.), Anthologie de la poésie nègre et malgache, Paris , PUF, 1948

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41

s’auto-définir pour la première fois par opposition à « l’autre » : l’européen,

son histoire et sa culture.

Mais la réécriture du texte ne saurait prendre en compte la seule pratique

fictionnelle et esthétique, elle concerne également les stratégies adoptées en

vue de modifier « l’espace des possibles » littéraire à travers une remise en

cause des positions dans cet espace. Aussi les institutions , les instances de

légitimation et les agents du champ français participent-ils de cette réécriture.

En effet l’on ne saurait apprécier et situer efficacement le corpus

littéraire (poèmes, contes, pièces de théâtre, essais politiques et

philosophiques…) de la décennie 1940-1950 par exemple sans prendre en

compte d’une part « les complicités et anathèmes »56 ayant contribué chez les

coloniaux et les colonisés à œuvrer pour ″la résistance″ ou la survie du champ

symbolique français ( champ politique, champ culturel) alors en crise du fait de

l’occupation allemande, et d’autre part sans considérer les apports de certains

écrivains et intellectuels français ,ainsi que ceux de certains mouvements

politiques de la même stature, pour une intégration dans le champ culturel

français et une amorce par ricochet d’une certaine autonomisation à la fois

relative et significative du champ littéraire afro-francophone.

Ainsi que le montre l’histoire sociale de Katarina Städtler,57 le corpus

littéraire de cette époque, ainsi que les stratégies pour sa reconnaissance et

son intégration peuvent être liés à la situation politique et sociale d’avant,

pendant et après la guerre 1939-194558 à laquelle étaient soumis les écrivains

55 Amselle ( J. L.), Op.cit, p.31-32 56 Voir Sapiro ( Gisèle) , Complicités et anathèmes en temps de crise : modes de survie du champ littéraire et ses institutions1940-1953 (Académie française, Académie Goncourt, comité national des écrivains), Doctorat nouveau régime, EHESS, 1994. En outre l’histoire coloniale établit que lors de la première guerre mondiale, les colonies fournirentde 535000à 607000 soldats, et de l’offensive allemande en juin 1940 à la libération 500000 hommes ( voir Thobie (J.), Histoire de la France coloniale 1914-1990 Paris A. Colin, 1990.) (Voir aussi Loiseaux (Gerard), La littérature de la défaite et de la collaboration, Paris, publication de la sorbonne , 1984 57 Städtler (Katarina) in Les champ littéraires africains , ibid. 58 Nous choisissons la guerre comme repère parce que la période de l’entre deux-guerre coïncide avec une forte émergence de voix politiques et littéraires africaines, elle traduit également des rapports spéciaux de collaborration, de résistance et de participation entre la France et ses colonies. Voir Benot (yves), Les parlementaires africains à Paris 1914-1958, Paris, ed Chaka, 1989.

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42

à l’instar de tous les autres acteurs sociaux. C’est-à-dire de la déclaration de

la guerre par la France et la Grande Bretagne à l’Allemagne hitlérienne le 3

septembre1939 à la libération de la France entre juin et août 1944 et le retour

au pouvoir du Général De Gaulle en passant par l’occupation allemande de

Paris le 14 juin 1939 et la naisance du mouvement de la résistance en

novembre 1942.

Avant la guerre, c’est l’élite coloniale africaine, représentée par les

étudiants qui se retrouve en métropole, surtout à Paris considérée alors

comme « une ville littéraire ou une capitale littéraire »59

On sait à cet effet que Paris apparaissait comme un lieu littéraire par

excellence, parcequ’elle fournissait les éléments d’une littérarité mythifiante :

représentation littéraire de Paris, description romanesques et poétiques ,

particularité mythique et historique conférée par le poids de l’histoire dont le

caractère exceptionnel de la révolution française, les titres métaphoriquement

élogieux foisonnent : « le ventre de Paris, le spleen de Paris, les mystères de

paris, notre dame de Paris »60 et confirment la puissance littéraire de la

France dont la capitale bénéficie sans cesse des désignations comme

« abrégé de l’univers ,l’humanité faite ville, forum cosmopolite, cité

encyclopédique et universelle… »61.Paradigmes proposés pour traduire le

prestigieux capital symbolique de la capitale française, perceptible à travers le

rayonnement intellectuel, artistique et politique par le fait de l’aura littéraire de

l’espace parisien.

C’est donc ce phénoménal capital symbolique que décideront de mettre à

profit les étudiants africains à Paris.

D’où l’éclosion à cette période d’une série de revues comme légitime défense

( 1932), la revue du monde noir (1931-1932), présence africaine (1947), ainsi

que l’avènement des mouvements politico-culturels comme le mouvement Sur le plan littéraire on note également le déplacement de certaines institutions du centre vers la péripherie sous pouvoir colonial. Césaire et son épouse créent ainsi la revue tropiques à la Martinique. De 1941à 1945. 59 Casanova (Pascale), Op.cit, p.41 60 voir notamment Hugo, Baudelaire, Zola, Balzac surtout Walter Benjamin pour son ouvrage, Paris ,capitale du XIXème siècle, ed du Cerf, 1989.

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43

indigéniste haïtien ,la negro-renaissance de Harlem, des associations

syndicales comme la FEANF (fédération des étudiants de l’Afrique noir en

France), sans oublier les effets de la négritude s’exerçant à la fois comme

force idéologique anti-colonialiste et mouvement littéraire, avant le temps de

sa désuétude62.

Ces étudiants bénéficiant pour la plupart du statut de″ classique″ dans la

littérature africaine d’aujourd’hui du fait de leur ancienneté et des ressources

par eux accumulées sont bien entendu ceux de la génération des Senghor,

Césaire, Damas, Fily Dabo Cissoko, Rabemanajara, B. Dadie et bien d’autres.

Aucours des années de guerre ,l’activité littéraire loin de s’estomper se

poursuivit par d’autres stratégies à cause des conditions et des moyens de

productions du moment.

Damas par exemple, mobilisé à Paris en septembre 1939 dans l’infanterie

coloniale, puis démobilisé en Août 1940 travailla à radio Vichy, ensuite dans

la presse comme contrôleur dans la censure où il rencontre Birago Diop en

1942. Après la suppression de la ligne de démarcation, il s’engage à Paris

dans des groupes anti-racistes jusqu’à la libération.

Quant à Senghor, selon le compte-rendu que Chevrier63 donne de sa″ vie

militaire″, il fut fait prisonnier de guerre et vécu « en communauté de

61 Daniel Oster citant Edmond Textier in « Paris -guide, d’Edmond Textier à Charles Vimaître » Ecrire Paris, ed seesam fondation, singer polignac, 1990, p.108 62 Déjà Sartre posait ce concept à ses débuts comme antithèse devant servir à « préparer la synthèse d’une humanité sans race ». Le philosophe projetait ainsi ″la mort naturelle″ inévitable de ce concept. Voir Sartre (J.P.) in « orphée noire » préface à Senghor, Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache, ibid. On peut donc dire que c’est sans surprise qu’un certains nombre d’intellectuels, notammant Stanislas Adotevi, Marcien Towa, Paulin Hountondji et Valentin Yves Mudimbe dénonceront plus tard l’usage senghorien du concept de négritude qui finit par en faire un trait spécifique de la présence au monde de l’Homme noir. Il y a avait aussi « la négritude totalitaire » de Doc Duvalier qui de 1957 à 1986 devait pervertir la notion par un usage inquiétant en y adjoignant l’déologie raciale du « noirisme » en vue de consolider son pouvoir dictatorial. Pour Depestre, il s’agissait d’un désastre aussi flagrant que l’hitlérisme .Voir Depestre (René), Bonjour et adieu la négritude, Paris, laffont, 1980. Egalement entretien avec Lise Cauvin, in L’écrivain francophone à la croisée des langues, Karthala, 1997, p.78. Cependant, il nous est impossible de nier la légitimité historique et la valeur esthétique de ce concept Glissant pense qu’il se trouve encore opératoire dans certaines régions comme le Brésil, le Panama, la Colombie où les noirs à cause de leur conditions de vie procèdent par afrocentrisme tout comme les africain-américains le font aux USA. Voir Glissant (Edouard) , Introduction à une poétique du divers,déjà cité, p.105. 63 Chevrier (J.), Littérature nègre, paris, A. Colin, 1984.

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44

souffrance avec des paysans et des ouvriers français traqués par la peur, le

froid et le découragement »64

En outre, dans son camp de prisonnier″ le frontstalag 230″à Poitiers, Senghor

en compagnie des prisonniers africains , tirailleurs venus directement de

l’Afrique pour combattre, apprit la tradition orale des différents pays des ces

derniers et participa « aux veillées de contes ». Ses textes parus entre 1939 et

1942 portent les traces de cette période carcérale ,marquées notamment par

les relations politiques et littéraires65 tissées dans les tranchées et les prisons.

Enfin, vers la fin de la guerre et surtout après 1945,ces étudiants

devenus professeurs de lycée ou préparant des troisièmes cycles

universitaires pour la plupart inscrivent leur stratégie dans le contexte mondial

d’une avant garde du XXème siècle marquée par le mouvement surréaliste

d’André Breton et la lutte contre le fascisme et le nazisme. Ils se rapprochent

alors davantage de certaines figures intellectuelles comme Emmanuel

Mounier et J. P.Sartre.

Le premier entreprend un voyage en Afrique noire en 1947 en vue de mieux

connaître les conditions de vie des africains, comme, il le raconte dans l’éveil

de l’Afrique noire ( 1948).

Le second écrit « Orphée noir » en guise de préface à l’anthologie 66de

Senghor, créant ainsi les conditions d’une réception particulière de cette

œuvre. En outre, il ouvre les colonnes de sa revue les temps modernes (

1945) aux écrivains africains. Les communistes soutenant la lutte pour la

décolonisation en font de même, avec la revue Europe et son numéro spécial 64 Chevrier ( J.), Op.cit, p.76. voir aussi Vaillant ( Janet G.), black, french and african. A life of Léopold Sédar Senghor, Cambridge, London, Havard university press, 1990 p.166-167.l’auteur dans cet ouvrage rend compte de la collaboration de tous les prisonniers de guerre, notamment lorsque ceux-ci, parmi lesquels Senghor devaient être fusillés par les Allemands et poussèrent des cris « vive la France, vive l’Afrique noire ». La collaboration se faisait aussi par les foyers et les centres culturels créés par le gouvernement de Vichy pour permettre aux étudiants d’outre-mer de se retrouver en ces temps de guerre. 65 Ethiopie, par exemple porte certaines de ces traces à travers la mention « au gouverneur Eboué » dedié à « Henri Eboué », fils du gouverneur Felix Eboué rencontré pendant sa captivité.Il y a aussi le texte portant la mention « Stalag 230 », riche en indices renvoyant à la réalité quotidienne d’un écrivain en guerre. Voir œuvres poétiques, Paris, Seuil, nouvelle édition, 1990, p.173-174)

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45

sur l’Afrique en 1949 .Il y a aussi les lettres françaises et surtout la revue

esprit indépendante , catholique et libérale ayant participé à cette entreprise

pour la reconnaissance et l’intégration du texte africain, et par delà le texte à

une libération des peuples sous domination coloniale.

Par ailleurs cette stratégie se manifeste à travers l’inféodation du champ

politique au champ littéraire, précisement quand certains écrivains

appartenant à cette génération se retrouveront au parlement ou au sénat

français, appelés à exercer des responsabilités politiques. Autrement dit entre

1940-1950, le député Sénégalais Senghor, les antillais Césaire et Damas , le

député Malgache J. Rabemanajara, le sénateur Alioune Diop du fait de leur

double position dans les champ littéraire et politique , travaillent à l’assemblée

et au sénat pour la suppression de l’indigénat et l’assimilation juridique des

habitants des colonies , et d’autre part pour une affirmation et une

reconnaissance d’un champ littéraire africain, c’est-à-dire en fin de compte

l’intégration dans le grand champ de la culture de la culture africaine.

Comme on peut le voir, le mythicide et le parricide, c’est cette prise en

compte du renversement du discours littéraire par le fait d’une modification de

la matière textuelle, ainsi que des stratégies pour sa reconnaissance. Mais

cette entreprise de construction du texte comme action prend également en

compte la pratique de la critique en tant que ″double nécessaire″67 de

l’écriture selon l’expression de Todorov.

2 / COINCIDENCE- ECRITURE- -CRITIQUE ET

IDEOLOGIE

Il ne s’agira pas pour nous d’engager une histoire de la littérature

africaine et de sa critique telle qu’elle a déjà été menée par certains

historiens de la littérature comme Locha Mateso .68

66 Senghor (L.S .) , Op.cit, ibid. 67 Todorov ( Tzvetan), Critique de la critique, Paris, Seuil,1984 , p.7 68Mateso ( Locha), La littérature africaine et sa critique, Paris , ACCT-Karthala, 1986

Page 47: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

46

Nous tenterons simplement de rendre compte de sa pratique en tant

qu’exercice spécifique, vu comme discours et métadiscours, ou comme prise

de la parole à l’instar du texte littéraire au sens fictionnel, afin d’évaluer ses

conséquences sur le processus d’autonomisation du champ littéraire africain.

On peut alors poser la question : en quoi cette étape particulière de la

littérature africaine a-t-elle contribué à la reconnaissance du texte africain et à

sa prise en compte par les institutions compétentes ?

L’histoire littéraire postule qu’une des particularités du texte africain

réside dans le caractère exigeant et injonctif du discours critique qui

l’accompagnait à un moment donné de son histoire, précisément de la période

1925-1935 à la décennie 1960-1970.

Au cours de ces périodes, ce discours qualifié par Mateso de « plus social que

littéraire »69 devait influencer le texte selon des canevas préétablis. En

d’autres termes, il se fondait sur l’argument relatif aux problèmes dits urgents

du moment pour affirmer la nécessité d’une littérature exclusivement engagée.

Il s’agissait alors d’infléchir dans un sens , à partir de critères bien déterminés,

dans une perspective idéologique précise, la création littéraire. Ce discours

critique relevant essentiellement de l’idéologie amène Kesteloot à écrire à ce

sujet

( …) et l’idéologie des hommes de culture était dominée depuis près de vingt ans

par le panafricanisme d’un côté, et par le marxisme de l’autre. Les deux ayant

réalisé un compromis historique au profit du nationalisme…Ces deux tendances

idéologiques se conjuguaient pour former le discours critique sur la littérature et

définir ce qu’on en attendait. ainsi chaque œuvre publiée était évaluée en fonction

de ces paramètres clairement précisés… 70

Rappelons à cet effet la longue mais pertinente répartition établie par

Kesteloot des critiques de la décennie 1960-1970 et leurs classes

idéologiques, vues comme condition sine qua non pour ″accepter″ ou

″refuser″ une œuvre : 69 Mateso ( Locha) , Op.cit, p.104

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47

(…) car les premières œuvres critiques, à commencer par celles de Senghor ou

Bakary Traoré, puis la notre (entendre kesteloot), celle de Janheinz Jahn et

Mouralis, vont obéir soit à la critique socio-historique, soit à la critique culturaliste,

induite consciemment ou non des a priori du panafricanisme…Les tenants de la

tendance marxiste, étaient en ces temps-là représentés par Césaire, Fanon, David

Diop, Charles Nokan, et un peu plus tard des professeurs comme Mongo Beti ,

Marcien Towa , Bathélemy Kotchy, B. Zadi Zaourou, Babakar Sine, Memel Fôte ou

encore des politiques comme Abdoulaye Ly, Mamadou Dia, Amilcar Cabral, Julius

Nyerere…Les travaux de Thomas Melone, ou Bernard Fonlon, Lyai Kimoni,

Okeshukwu Mezu, Georges N’gal, Sunday Anozie, Mohamadou Kane…se

concentrèrent sur la signification des œuvres et leur rapport avec le contexte social

et culturel …

A l’université d’Abidjan, les professeurs Kotchy B., Dailly Ch. Zadi B. qui faisaient

équipe avec Mouralis,71 J. P. Richard et nous-même ( entendre Kesteloot)

pratiquaient le discours de manière analogue ; une œuvre africaine était jugée sur

des critères sociopolitiques ou d’identité culturelle, cette dernière dimension étant

du reste estimée comme prioritaire . .. 72

Cette distribution n’est peut-être pas exhaustive, mais elle permet de saisir le

cadre exigeant et dogmatique du ″ littérairement et / ou politiquement correct″

ayant gouverné la pratique littéraire. C’est sans doute fort de ces

présupposés, de ses carcans imposés dans une perspective militantiste que

survinrent les querelles entre Césaire et Depestre,73 Mongo béti et Camara

Laye,74 David Diop et Mongo Beti.75

70 kesteloot ( Lylian) , Histoire de la littérature négro-africaine , déjà cité, p. 244- 245 71 O n note cependant que Mouralis dans littérature et développement ed silex, 1984 développera tout le contraire de cette attitude en affirmant le caractère non unanimiste du travail de l’écrivain qui entretient souvent quelques distances vis à vis du discours critique. 72 Kesteloot ( L.), Op. cit, p.245-246 73 On sait que Depestre à la suite de Louis Aragon ( poète communiste français) avait prôné le retour aux formes de la poésie classique ( alexandrin, sonnet etc) et que Césaire alors en réponse écrivit un poème en vers libre sous forme ″d’épitre à Depestre″ pour l’inviter à cultiver l’inspiration nègre, c’est-à-dire à ″ battre le bon tam-tam″ 74 Mongo beti s’en prit à Camara laye qui dans l’enfant noir ( Paris, Plon, 1953) évoque son enfance alors que la Guinée était au plus fort de l’exploitation coloniale 75 Mongo Beti dû subir à son tour les reproches de David Diop pour le ton pas assez engagé de mission terminée, Paris, buchet-chastel, 1957.

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48

Il convient à notre avis, afin de mieux apprécier cette étape littéraire et lui

restituer scientifiquement sa véritable fonction, de dépasser le cadre

inutilement polémique que crée Kesteloot en attribuant « un rôle terroriste »76

à ces faits évoqués.

Pour ce faire referons-nous aux conditions historiques et aux différents

contextes ayant présidé et participé à l’émergence de cette pratique

particulière de l’activité critique.

On sait à cet effet que le discours critique africain tel qu’il a été décrit ne

naît pas ex-nihilo. Selon l’histoire qu’en a établit Mateso, cette critique serait

fille et héritière de la critique coloniale, laquelle est venue transformer à

travers ses modalités de fonctionnement et son discours, les instituions

littéraires existantes, notamment l’activité critique telle qu’elle était pratiquée

dans l’Afrique traditionnelle.77

La critique coloniale est alors perçue par l’historien comme « un (autre) droit à

la parole » 78dont les effets s’exercent et agissent par le biais de l’institution

scolaire coloniale et le statut conféré à la langue française.

Dans les deux cas l’institution scolaire comme nous l’avons dit bouleverse

profondément l’organisation socio-politique et principalement la pratique

littéraire à travers précisément des rôles modifiés : les autorités traditionnelles

( le roi, le prince le noble ou le chef de clan) ainsi que la collectivité (public,

auditoire) sont soumises à de nouveaux rapports de production et à une

redistribution des fonctions ; elles sont pour la plupart exclues des

dynamiques économiques. Les différents pouvoirs politiques et les

compétences de consécration littéraire qui leur furent conférés et reconnus

naguère subissent une remise en cause dans le nouveau contexte.

76 Kesteloot ( L.), Op.cit, p.245 77 Kotchy ( Barthélémy N’guessan) et Fotê ( Harris Memel) montrent que la critique existait bel et bien dans la société traditionnelle , avant son bouleversement par la littérature coloniale et sa critique.( voir « la critique dans l’Afrique traditionnelle » in Le critique africain et son peuple comme producteur de civilisation , Société africaine de culture, Paris, Presence Africaine, 1977 p.154-165) 78 Kotchy et Memel montrent surtout que la critique concernait prioritairement l’organisation sociale des communautés africaines et qu’elle pouvait être considéree à ce titre comme un instrument majeur d’exercice et de contrôle du pouvoir. (Kotchy et Memel , Op.cit.,ibid) A notre avis ce caractère politique de l’activité critique demeure le point commun de la critique traditionnelle et de la critique coloniale.

Page 50: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

49

En effet l’école coloniale ,vu les fonctions de reproduction et de légitimation

qu’elle s’est octroyée a intégré dès son implantation le registre de ce que la

théorie politique marxiste a nommé les « appareils répressifs » et que Louis

Althusser érigera en « appareils idéologiques »,79 c’est-à-dire un ensemble

d’instruments coercitifs destinés à « conformer les masses au type de

production du moment et à assurer légalement la discipline des groupes à la

production et au maintien de l’idéologie dominante ».80

C’est dire qu’après avoir affecté presque tous les aspects de la vie de la

société colonisée, l’institution scolaire devrait s’attacher à implanter par le fait

de la littérature et de la critique une culture spécialement minoritaire et élitiste,

sur la base d’une sélection et d’une fabrication des producteurs et des

consommateurs.

Cette nouvelle culture, parce qu’elle discrimine , voire méprise la culture

traditionnelle existante semble ainsi se déployer sous la forme d’une culture

spécifique « violente et répressive » aux sens de Gramsci et Hebert marcuse,

arbitrairement proclamée ″supérieure″ à un autre dite″ inférieure″.

C’est dans le cadre apparent de cette violence symbolique que

l’enseignement de la littérature prend toute sa portée) à travers notamment la

valeur conférée à la langue française.

Mateso écrit à ce propos :

(…) C’est elle ( l’école) qui va désormais assurer la légitimité littéraire et sa

reproduction à travers des produits et agents culturels nés de son propre système

éducatif. Dans ce nouveau système, « le producteur d’écriture » se substitue au

conteur…Mais la culture qui sert de modèle au travail reproducteur est très

largement étrangère au milieu où vivent les adeptes de l’école. Cette culture, les

jeunes africains y ont accès par le biais de l’école et notamment par la « leçon de

79 Dans la théorie marxiste traditionnelle il existe des appareils répressifs d’Etat (ARE) fonctionnant à ″la violence″ auxquels Althusser ajoutera les appareils idéologiques d’Etat (AIE) fonctionnant à ″ l’idéologie″ ; il s’agit de l’eglise , l’organisation scolaire, et les organisations de la presse ( voir Althusser, « idéologie et appareils idéologiques d’Etat » in la pensée n°251, P3-38.) Voir aussi Portelli, Gramsci et le bloc historique, Paris, PUF, 1972 80 Althusser repris par J.P. Mounier et J.P.Cot, in pour une sociologie politique, déjà cité

Page 51: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

50

français » , ici on apprend à lire et à écrire, à acquérir « le bon usage » de la langue

et, par là à intérioriser les valeurs culturelles spécifiques 81

Autrement dit, l’école exerce une fonction critique et se définit comme une

instance de distinction, de reconnaissance et de consécration. Elle se charge

alors d’énoncer les critères d’esthétique littéraire renfermés dans le seule

usage de la langue française dont les mythes de précellence savamment

intériorisés par les nouveaux producteurs de littérature devaient faire d’eux

des laudateurs « du génie du peuple français »82, c’est-à-dire des créateurs

dont le rôle principal est de célébrer « la gentillesse et l’honnêteté » de la

culture française selon le vœu de Jean Guéhenno 83. Cette critique pratiquée

à travers un certain nombre de supports : préfaces, journaux et périodiques,

servait en somme à orienter « la réceptivité » du public occidental, après avoir

guidé et déterminé l’œuvre elle-même selon les normes en vigueur.

Mateso postule encore que cette critique :

attire l’attention des occidentaux sur l’ouverture du colonisé à la modernité. Elle

présente l’œuvre que l’on va lire comme un symbole de victoire de la civilisation sur

la barbarie, comme un hommage rendu au génie français. Elle minimise les

éléments de signification qui situent l’œuvre en porte -à-faux par rapport à l’idéologie

officielle … 84

D’ailleurs en nous référant à quelques extraits de critiques d’alors , on

constate par exemple qu’en guise de préface à l’œuvre de P. Hazoumé,

Georges hardy :

81 Mateso (Locha) , Op cit, p .66 82 L’anthropologie établit un lien entre la notion de « culture » et celle de « génie d’un peuple ». Le mot ″kultur″ chez les allemands où il prend sa source a un sens universaliste et transmissible chez kant et un autre sens ethnique et essentialiste chez Herder. Pour ce dernier en effet, l’esprit humain s’incarne dans les formes nationales et ethniques de sorte que la spécificité des valeurs promues par chaque société traduit une singularité hierarchisante. Pour Amselle il y a donc une équivalence entre les catégories culture- race- ethnie- peuple et nation ( Amselle, Op.cit, p.38-52) 83 Guehenno ( Jean), La France et les noirs, Paris , Gallimard , 1954 , p.139 84 Mateso (L.) , Op. cit, p.85

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51

Si son teint ne trahissait son origine, vous le prendriez pour un français de

France ; tout dans sa façon libre et gaie de s’exprimer, dans son allure courtoise,

dans ses gestes aisés et mesurés, dans l’aimable ardeur qui émane de sa

personne est d’un homme de chez nous 85

Quand à Robert Randau , il affirme ceci dans la préface à l’empire du Mogho

Naba de Dim Delobsom :

Qu’on songe aux efforts que doit multiplier pour s’instruire en français un noir. Sa

langue native est essentiellement différente de la nôtre ; il a vécu dans un milieu

social étroit, sectaire, voué à des mœurs farouches et cruelles. Tout de nous lui est

d’abord in compréhensible, de notre mode de vie à nos idées les plus simples. Alors,

auprès de ces maîtres, il apprend sans oublier…il adopte en partie nos façons de

penser.. . 86

Enfin , Pierre Mille n’échappe pas à la règle, il s’émerveille :

Admirez avec moi ce miracle, messieurs (…) c’est en français, avec des rimes

françaises qu’un malgache exprime aujourd’hui ses élans, ses aspirations ses

rêves 87

C’est dans ce cadre colonial que la première critique africaine moderne a vu

le jour. Pratiquée sous les auspices d’un ″colonialisme littéraire″88, voire

culturel, elle est rapidement rejointe par une autre critique, précisément

africaine que l’éveil de la conscience raciale va contribuer à définir comme

activité scientifique et culturelle intimement liée au combat politique. Cette

85 Hardy (Georges), préface à Paul Hazoumé, Doguicimi, dejà cité, p.10 86 Randau ( Robert) , Préface à L’empire du Mogho Naba de Dim Delobsom, Paris, ed Domat Montchrestein, 1932, p.1-11. 87 Mille ( pierre), « La littérature coloniale » in Académie des sciences coloniales, compte rendu de séances, tomeV, 1926, p.48 88 Signalons toutefois, afin d’échapper à toute impression de caricature que ce colonialisme culturel n’est pas forcement mené dans un cadre absolument unanimiste. Certains préfaciers et critique comme Robert Delavignette ou Gaston Perier tentent de s’écarter dans l’appréciation des œuvres de l’ethnocentrisme colonial.(Voir par exemple Robert Delavignette , préface à Karim de Ousman Soce, Paris, Nouvelles éditions latines, 1948, p.8 ou encore Gaston Perier, préface à N’gando de Lomami Tshibamba, Bruxelle , Georges A .Deny 1948 , p.11.

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52

critique à l’instar de la précédente est prospective et conforme à des visées

doctrinales déterminant en dernier ressort les canons esthétiques. Elle est

bien sûr le fait d’un certain nombre de catégories littéraires : les préfaces et

leurs nouveaux contenus discursifs, les revues anticolonialistes , les

anthologies et les maisons d’éditions que vous avons déjà évoqués et sur

lesquels il n’est pas utile de revenir. Notons cependant que c’est vers les

années des indépendances que ces procédés furent renforcés. Ils sont tout

naturellement le fait de deux types d’agents littéraires : les artistes

(praticiens du texte, de l’écriture) et les critiques ( censeurs, idéologues,

universitaires et chercheurs) .

C’est particulièrement au cours de grandes rencontres que les premiers

précisent leur conception de la littérature africaine et s’assignent des rôles en

conséquence. On peut rappeler à cet effet les moments capitaux du premier

congrès international et artistes noirs à Paris en 1956, du deuxième congrès

de la même nature à Rome en 1959, du festival des arts nègres à Dakar en

1966, mais surtout du festival panafricain à Alger en 1969 dont le manifeste

mentionne le principe suivant :

(…) apprécier les œuvres africaines selon les impératifs de la lutte de libération et

de l’unité. Créer à cette fin en Afrique des institutions culturelles appropriées ;

Encourager les créateurs africains dans leur mission de refléter les préoccupations

du peuple… 89

Viennent ensuite, comme déjà mentionné , les critiques ( intellectuels et

universitaires) qui amplifieront cette pratique de la critique en lui donnant des

allures scientifiques mais tout en enfermant par la même occasion la pratique

textuelle dans les a priori de leurs disciplines scientifiques, inféodées à leurs

idéologies d’appartenance, se voulant pour la plupart progressiste.

Ces universitaires sont surtout habités par la volonté de se définir comme

membres ou agents d’une institution critique dont le rôle et la fonction sont

objectivement définis. Ainsi, à travers des actes scientifiques comme des

colloques dont celui de Yaoundé, organisé conjointement par la société 89 « manifeste culturel panafricains » in Présence Africaine n°71, 1979

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53

africaine de culture (S.A.C.) et l’université fédérale du Cameroun en 1973 sur

le thème déjà évoqué : « le critique africain et son peuple comme producteur

de civilisation », des chercheurs et enseignants entendaient-ils expliciter la

notion de « critique » et réfléchir aux possibilités de pratique « d’une critique

africaine ». Le volume collectif présentera cette activité comme « l’expression

critique du peuple placé dans ses conditions de communication qui lui

permettent de saisir le sens, le contenu et la forme des œuvres pour pouvoir

les juger »90

En termes différents, la critique devait apparaître à l’issue des débats comme

expression de la vision propre au peuple africain et son esthétique.

C’est ainsi que pour marquer la volonté de ces derniers d’édifier leur propre

voie en opposition à la critique précédente, le campus universitaire de

Lubumbashi ( ex-zaïre) approuvera en son congrès de mars 1975 un corps de

critique africains. En lui conférant pour ambition « la création d’une esthétique

qui appartienne au peuple, une conscience critique collective, source de

dynamisme et de la croissance nationale » 91

Quelles sont alors les conséquences de cette pratique de la critique sur la

création littéraire africaine et ses institutions ?

L’institution littéraire permet de prendre la mesure du changement

escompté : En 1972, des ministres de l’éducation nationale de certains Etats

africains francophones se retrouvent en conclave et proclament explicitement

la nécessité d’enseigner « la littérature africaine » dans les écoles.

Les maisons d’éditions comme Istra-hachette, Bordas, Nathan- Afrique, les

Nouvelles éditions africaines réalisent alors ce qu’on pourrait appeler une

″africanisation ″ des manuels scolaires. En effet un effort considérable pour

intégrer des textes d’auteurs africains dans des manuels au programme

permet à certains auteurs africains d’avoir accès à ″un corps de lecteurs″

numériquement faible, certes mais significatif. Ces manuels portent pour la

plupart la mention « littérature africaine » et viennent non seulement modifier

l’image de la littérature elle-même, mais surtout le mode de figuration de 90 Société africaine de culture, Le critique africain et son peuple…Op.cit. , p.538-539

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54

l’univers africain et de sa culture à travers un contenu qui tendra à prendre le

dessus sur celui d’un″ classique″ comme Mamadou et Bineta.

Les méthodologies d’enseignement de cette littérature subissent aussi

quelques changements en prenant en compte le fait que ″l’apprenant″ africain

est un sujet problématique désormais situé au confluent de deux espaces

culturels et linguistiques.

Les auteurs francophones et particulièrement africains deviendront selon les

mots de Mouralis 92 plus « créateurs » qu’ « utilisateurs » d’un outil linguistique

et d’un patrimoine culturel imposé. Ils élargissent alors leur lectorat et entrent

pour certains dans l’univers des consécrations continentales ( grand prix

littéraire d’Afrique noire ) et internationale ( le Renaudot, le prix de l’académie

française Le prix Nobel de littérature93 – nous y reviendrons-)

Enfin les échanges inter-universitaires94 , les regards africains et européens

au delà des contradictions ont ensemble contribué à une meilleure

reconnaissance des littératures africaines.

Mais cette harmonie constructive du champ littéraire africain quoique

nécessaire à un moment donné, connut à son tour une autre onde de choc

avec l’avènement des indépendances politiques, sources de désillusion.

Examinons les apports littéraires de cette période politique, au cours de

laquelle l’écrivain s’éloigne du discours de la critique.

II- DU DESENCHANTEMENT AU DESAPARENTEMENT :

LE PARADOXE – L’INSUBORDINATION – L’ECART

91 Op.cit, idem, p.536 92 B.Mouralis critiquant l’enseignement colonial dans son rapport avec la littérature trouve qu’ « il forme des utilisateurs et non des créateurs » ( voir Littérature et développement, déjà cité, p.109) 93 Après plus d’un siècle d’existence, c‘est-à-dire de 1901-2003 seulement trois africains ont obtenu ce prix :ils’agit de Wole Soyinka (Nigeria, 1986), Naguib Mahafouz ( Egypte, 1988) et Nadine Gordimer ( Afrique du sud, 1991) 94 C’est bien la preuve que malgré le caractère dogmatique de cette critique africaine moderne, elle a su bien vite se démarquer du discours politique pour se consacrer au travail d’élaboration des outils conceptuels et méthodologiques. Mateso pense que l’université servira ainsi de cadre aux savants d’origine africaine et européenne pour une meilleure approche des textes littéraires. (Mateso (L.) Op.cit, p.80)

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55

L’étape précédente de cette étude nous a permis de rendre compte de

la première phase d’autonomisation du champ à travers notamment le

phénomène du mythicide et du parricide que nous avons décrit comme une

réécriture du texte littéraire et la production d’un discours nouveau rendu

pertinent par la coïncidence écriture critique et idéologie.

Cette étape- ci sera pour nous l’occasion de rappeler une seconde phase de

cette autonomisation. Elle concerne le décalage noté entre le travail de

l’écrivain et le discours de la critique, ou du moins une insubordination et une

distance observées face à la situation paradoxale suscitée par la période

socio-politique post-indépendance et par conséquent un écart entre champ

littéraire et champ politique.

Il s’agit là à notre avis d’un point de départ spécialement marquant du champ

littéraire africain dans son état actuel.

Rendons-en compte par une analyse des positions sociales des écrivains de

cette époque 1960-1980, et de l’état du texte littéraire à cette même période

que Chevier a nommé « le désenchantement »95

Le rapprochement entre champ littéraire et champ politique amorcé

entre 1930 et 1950, traduit par un début d’exercice de responsabilités

politiques par un certain nombre d’écrivains ( nous avons déjà cité Senghor,

Cesaire et Rabemanajara comme parlementaires et Alioune Diop comme

sénateur entre 1930 et 1947) atteint son point fort à partir des années 1960

avec la mise en place des nouveaux pouvoirs africains. Il eut alors une plus

large intersection entre ces deux champ, avec notamment des écrivains

nommés ou élus à des postes politiques de premiers plans. Senghor par

exemple était désigné par le qualificatif « poète-président » et le demeura de

1960 à 1980. Césaire fut et reste actuellement Maire de Fort de France, Réné

Depestre, fonctionnaire à l’UNESCO , Bernard Dadie était ministre de la

culture d’Houphouët-Boigny, Ide Oumarou, ambassadeur de son pays et

secrétaire général de l’OUA, et Cheik Amidou Kane pour ne citer que ces

exemples, fut diplomate de son pays.

95 Chevrier ( J.), littérature nègre, ibid.

Page 57: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

56

Mais la profonde dégradation des régimes africains et les déceptions qu’ils

suscitent modifient les données d’abord du point de vue des positions

sociales des écrivains et ensuite au niveau de la matière textuelle.

Déjà à partir des années 1960, le Congo-Zaïre connut de grands désordres :

l’armée se mutine, et c’est la sécession au Katanga où Mobutu entre en scène

par un coup d’Etat le 05 septembre 1960, le 13 janvier 1961, Patrice Emery

Lumumba assassiné devient le premier martyr de l’indépendance96.

Quelques années plus tard, les coups d’Etat militaires s’abattirent en série sur

l’Afrique avec la complicité des anciennes métropoles comme la France et

son armée. C’est ainsi que le 13 janvier 1963, avec le feu vert de Paris,

Etienne Gnassingbé Eyadéma assassina le président Sylvanius Olimpio du

Togo97.

A partir de 1967, ce fut le tour du Nigeria avec la terrible guerre du Biaffra ; un

véritable réseau ″françafricain″98 se met en place en fonction des enjeux et

des intérêts matériels portant essentiellement sur le petrole. En 1970, le

president Gowon et ses partisans triomphèrent quand le Général rebelle

Ojukwu partit pour l’exil, laissant au pays un lourd bilan : désastre

économique, famine, plus d’un million de morts…

Vinrent ensuite tour à tour le Congo-Brazzaville, la Haute-Volta (aujourd’hui

Burkina Faso), la Centrafrique, le Niger et même le Ghana où « le prophète

du panafricanisme »99, Francis Kofie Kwameh N’krumah fut renversé peu

avant en février 1966.

Vinrent également les tyrans grotesques, cyniques et sinistres chefs d’Etats

de la trame de Jean Bedel Bokassa et Idi Amin Dada, pour en ajouter à

l’atmosphère déjà délétère des répressions, des corruptions et des

détournements des deniers publics .

A ce triste décor s’ajouteront les calamités naturelles au Sahel en 1972 où le

paysage se désole, les puits sont sans eaux et les troupeaux meurent, les

96 Ziegler (Jean), Main basse sur l’Afrique, la recolonisation , Paris, Seuil, 1980, p.102-112 97 Verschaves ( François-Xavier), La françafrique, Paris, Stock, 1998, p.102-126 98 Verschaves ( François-Xavier), Op.cit. 99 Ziegler ( Jean), « N’krumah : la prophétie panafricaine » Op. cit, p.76-101

Page 58: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

57

hommes fuient et les guerres qui n’en finissent pas et la sécheresse

impitoyable en Somalie, en Ouganda , etc.

Enfin la crise économique avec les termes de l’échange qui sans cesse se

détériorent à partir des années 1980 multipliant le chômage et accentuant la

dépendance économique et/ ou politique. Les conséquences sont nettes : les

mythes de l’Afrique glorieuse subissent la fissuration.

Au niveau des écrivains, c’est un rapport de méfiance et de suspicion

qui s’instaure entre eux et les pouvoirs politiques.

La plupart d’entre eux contrairement à la génération précédente, vit de métiers

n’ayant pas grand lien avec le politique. Ils sont soit enseignants,

universitaires, médecins, journalistes, ou même simplement ″homme de

culture″. Exception faite de deux écrivains comme Henri Lopès et Ferdinand

Oyono qui semblent conserver à l’heure actuelle leurs prérogatives

politiques.100

Inévitablement leur rapport avec le pouvoir politique se détériore, ils subissent

en conséquence la répression , ou alors partent en exil afin d’éviter l’univers

carcéral. On peut citer pêle-mêle des exemples comme René Depestre,

écrivain haïtien ( Haïti en tant que « première République noire » in

dépendante, depuis 1804 ) qui pratiqua comme une sorte d’errance les trajets

Haïti-France-Tchécoslovaquie-Cuba-Italie entre 1957 et 1963. Edouard

Glissant fut expulsé de la Guadeloupe en 1959 et assigné en résidence

surveillée en France. Fanon dut quitter l’Algérie. Pour le Mali où il fut nommé

ambassadeur.

Quant aux écrivains ressortissants des territoires nouvellement indépendants

de l’Afrique noire, c’est l’exil prolongé par exemple de Wolé Soyinka pour

échapper aux dictatures militaires de son pays, quant à Mongo Béti, il se

faisiait censurer par la France en 1972 avec Main basse sur le Cameroun,

Camara Laye redoutant le régime de Sékou Touré partit en exil au Sénégal.

100 Henri Lopès est represantant permanent de son pays le Congo auprès de l’Unesco et virtuel candidat au poste de Secrétaire général de la francophonie. Quant à Ferdinand Oyono il fut diplomate et demeure à présent ministre d’Etat de son pays le Cameroun. On pourrait sans doute établir un lien entre leurs prérogatives politiques et leurs activités littéraires ou même leurs écritures selon le modèle proposé par Sapiro ( Gisèle ), La guerre des écrivains, 1940-1953, Paris, Fayard, 1999.

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58

Tierno Monemembou en fit de même en se réfugiant en Côte-d’Ivoire avant

de gagner la France. Enfin plus près de nous en 1995, Ken Saro-Wiwa et huit

de ses camarades furent pendus par le régime de Sani Abacha.

Mais c’est au niveau des textes littéraires et leurs contenus discursifs que « le

paradoxe, l’insubordination et l’écart » apparaît le plus nettement.

En effet, la consécration littéraire à partir de cette époque ne se

cherchera plus dans les cercles du pouvoir, mais plutôt dans la seule pratique

littéraire devenu comme « autonome » au sens où son champ se distingue

des champ économique et politique. Aussi, le discours thématique s’inscrira-t-

il d’abord en porte à faut avec les propositions des idéologies racio-

culturalistes devenues inopérantes.

C’est Yambo Ouloguem qui le premier opéra ce changement de cap à travers

son esthétique romanesque qu’il construisit comme une satire politique

introvertie, c’est-à-dire adressée aux pouvoirs africains eux-mêmes, nouveaux

victimaires et bourreaux de leurs peuples.

Présentons la très brièvement avec son œuvre Le devoir de violence101 paru

chez Seuil en 1968 et primé par le Renaudot.

En effet dans cette œuvre Ouloguem eut l’audace de tenter un

bouleversement de ″ l’ordre du discours littéraire″ ou du moins de ramer à

contre-courant d’une pratique instituée incontournable par la critique africaine :

Raymond Spartacus Kassoumi le personnage central de l’œuvre de Yambo

est tout le contraire des autres personnages connus, porte-flambeaux des

valeurs africaines. Anti-héros, cynique, il est le portrait du politique africain,

arriviste qui se fraie un chemin dans la société à travers les embûches d’un

espace social plein de mépris pour la morale. Représentation toute crachée

d’un « Etat-honteux »102, le royaume du Nakem ( toponyme renvoyant au

Kanem Bornou ) est le lieu privilégié de toutes les licences, les saturnales de

tous genres et autres perversions inouïes aussi bien morales, économiques

que politiques. En clair, contrairement à l’Afrique idyllique chantée par

Senghor, exaltée par Césaire, Tamsir Niane et bien d’autres, celle de

Ouloguem était esclavagiste, immorale et inhumaine ; ses juges, rois, et 101 Ouloguem ( Yambo ), Le devoir de violence, Paris, Seuil, 1968.

Page 60: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

59

notables étaient des corrompus, alliés des colons pour l’exploitation des

masses et le pillage des ressources. Ouloguem s’attaquait ainsi ouvertement

à l’Afrique idéale, mythe intouchable patiemment construit par ses

devanciers : écrivains, idéologues, hommes politiques et de cultures. Cette

audace, ce ton surtout provocateur, ridiculisant avec tant d’insolence ″la

splendeur de la civilisation nègre″, fut jugée impardonnable par ses confrères

,le discours critique le condamna très sévèrement pour « agression contre

l’Afrique-mère, dénigrement de ses ancêtres et de ses institutions, mensonges

et malveillance contre ses princes et ses prêtres, insultes à la dignité de

l’homme noir » 103

Interprétée comme preuve de sa trahison, la consécration de Renaudot

contribua davantage à vouer l’auteur aux gémonies, ses tentatives

d’explication restèrent lettre morte104. Quand quelques mois plus tard, la

presse française fit état d’un plagiat orchestré chez Maupassant, Ouloguem

fut ″tué ″ littérairement et perdit la raison.

On pourrait multiplier les exemples où des écrivains iconoclastes ont subi les

pires mésaventures pour avoir osé ramer à contre-courant de l’ordre discursif

établi , essentiellement dominé par les a priori idéologiques marxiste,

panafricaniste et culturaliste accompagnant et orientant sans cesse la critique

qui à son tour en imposait à la création littéraire.

Les conséquences de cette ″révolte″, même si elles furent malheureuses pour

la carrière de l’artiste aujourd’hui oublié105, apparaissent comme une influence

positive sur le champ littéraire lui-même ; puisqu’à sa suite, un certain nombre

de nouveaux écrivains comme Emmanuel Dongala ( un fusil dans la main , un

poème dans la poche :1973) Alioune Fantoure ( le cercle des tropiques,1972),

V. Y. Mudimbe (entre les eaux ,1973, le bel immonde,1976), William Sassine

wirriyamu,,1976 appliqueront la même esthétique. Tous entreprirent une

production nouvelle sur le même modèle avec notamment un héros nouveau

102 En référence à l’œuvre de Sony Labou Tansi , l’Etat-honteux, Paris , Seuil , 1981 103 Kesteloot, Op cit, p.247 104 Ouloguem ( Yambo), Lettre à la France nègre, Paris, le serpent à plumes, 1990 105 voir par exemple l’article de Francis Kpatinde « qui se souvient de Yambo Ouloguem » ? in jeune Afrique l’intelligent n°2172 du 26 août au 1er septembre 2002

Page 61: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

60

dont la dégradation ou l’échec était presqu’ en correspondance avec la

déliquescence de la société réelle.

La même esthétique trouva écho au théâtre où déjà aucours de la même

année1968, Monsieur Thogo-gnini de Bernard Dadie fut mis en scène à

Abidjan et publié chez présence africaine en 1970. Ce ton satirique, parfois

caricatural fut porté à son paroxysme avec les voix dans le vent et île de

tempête (1970),l’œil de B. Zadi et bien d’autres auteurs qui optèrent pour la

représentation réaliste et le témoignage sincère.

Une autre thématique fit son apparition qui portait sur les mœurs de la société

en mutation. On se souvient sans doute de ce que quelques années

auparavant, il était pratiquement impossible au nom de la négritude marxiste,

panafricaniste et culturaliste de porter un regard critique hétéroclite, voire

inhabituel, donc non admis sur la société traditionnelle ; pourtant à la faveur

de cette période ″libertaire″ l’écriture littéraire posa le problème des conflits

des valeurs, surtout des valeurs traditionnelles en faveur des droits de la

femme (Henri Lopès, sur l’autre rive) Seydou Badian ( sang de masques)

Mongo Beti, Perpetue ou l’habitude du malheur 1974), Francis Bebey ( le fils

d’Aghata Moudio) Guy Menga, (la palabre stérile),Massan Makan Diabate et

″la trilogie de kouta.″106 D’ailleurs cette nouvelle orientation favorisera une

explosion et un développement prodigieux du roman féminin que Mohamadou

Kane a nommé « le féminisme littéraire ».107

On peut évoquer quelques noms comme Mariama Bâ,Tanella Boni ,

Veronique Tadjo, Monique Ilboudo, Awa Thiam, Fatou Keita, Calixte Beyala,

Marie N’diaye et bien d’autres.

Enfin la poésie poursuivit cette écriture du chaos africain avec Charles Nokan,

Paul Dakeyo, Noël Ebony , Pacéré Titinga, B. Zadi, Adiaffi J.M. Edouard

Maunick et toute une génération de poètes africains ayant choisi de vitupérer

les tares et blessures de l’histoire africaine post-indépendance.

Mais l’écriture poétique nous intéressera particulièrement à une étape

ultérieure de notre travail.

106 entendre le boucher de Kouta, le Coiffeur de Kouta et le lieutenant de Kouta , réediteés chez Hatier en 2002 107 Kane (Mohamadou) , Roman et tradition, ibid.

Page 62: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

61

Nous pouvons donc conclure que les illusions et désillusions nées des

indépendances ont profité au champ littéraire dans la perspective de son

autonomisation. C ‘est par insubordination par rapport à l’ordre ancien, écart

adopté vis à vis des exigences de la critique et mise en exergue des

paradoxes suscités par les idéologies devenues inopérantes que le discours

littéraire changea d’orientation. Le fonctionnement du champ sous son angle

nouveau autorisera ainsi les écrivains à choisir eux-mêmes leur stratégie

d’écriture en conformité avec les nouvelles règles du champ.

La littérature africaine issue d’une parturition occidentale est allée par

″révoltes″ successives :elle fut d’abord dans sa première phase

d’autonomisation « un champ afro-francophone » sous domination coloniale.

Elle est ensuite « un champ africain » ayant proclamé son autonomie et

définissant lui- même ses modes de fonctionnement.

On peut alors décrire cette littérature africaine de manière similaire au mon d

social particulier que Bourdieu révélé concernant la littérature française du

XIXème siècle.

Aussi ce champ nécessite-t-il qu’on en expose à présent ″les règles du jeu″ et

les enjeux . posons-en la réflexion.

CHAPITREIII/ BREVE REFLEXION SUR LA CONSTITUTION D’UN CHAMP

LITTERAIRE AFRICAIN

Poser les prémices d’une réflexion sur « un champ littéraire africain »,

c’est postuler d’emblée la possibilité d’une description du monde social

particulier qu’est la littérature à l’échelle continentale. Aussi, l’expérimentation

de cette entreprise, fut-elle limitée dans le cas présent à l’Afrique francophone

pourra être observée avec la même pertinence dans l’Afrique anglophone.

D’ailleurs, un projet de cette nature, prenant en compte toute l’Afrique

francophone, anglophone et lusophone pourra être actualisée plus tard.

Page 63: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

62

De plus, ériger la littérature africaine actuelle en « un champ » suppose qu’il

faut pouvoir en justifier les fondements sociologiques, à travers notamment les

mécanismes de construction et de fonctionnement esthétique, ainsi que les

instances sociales et symboliques qui le fondent.

C’est dans cette perspective que se situe l’historicisation précédemment

menée, ayant porté sur les acteurs de ce champ et leurs différentes positions

à certains moments de l’histoire de la littérature africaine, ainsi que sur des

corpus d’œuvre littéraires comme témoignages des luttes pour l’autonomie du

champ ou la reconnaissance et la distinction des acteurs.

Il convient à présent d’en analyser les conditions de production dans un

contexte où les canons esthétiques et les critères de crédibilité semblent

relever essentiellement du degré « d’oralité » et « tradition » reconnu à

l’œuvre.

En d’autres termes, saisir le véritable rapport entre littérature africaine

moderne et «champ oral et traditionnel », c’est prendre la mesure exacte de

l’enjeu majeur qui motive la création littéraire actuelle ; revenant en d’autres

termes à engager une définition des limites du champ, c’est-à-dire la

participation légitime “au jeu littéraire africain “.

I- LES PROPRIETES GENERALES DU CHAMP

A- une annexion du champ oral et traditionnel

Une des constances observées aujourd’hui en matière de production

littéraire africaine est celle qui consiste à percevoir le texte africain comme une

superposition de textes, c’est-à -dire selon la poétique comme une trace

palimpsestueuse 108 constituée d’un «hypotexte » et d’un « hypertexte ».

108 En référence au titre de Genette qui permettra de jeter les fondements théoriques de ces terminologies ( voir Genette (Gerard) , Palimpseste, la littérature au second degré, Paris, Seuil 1982

Page 64: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

63

C’est en réfléchissant au problème des catégories générales ou

transcendantes (types de discours, modes d’énonciation, genres littéraires)

supposées participer de “la littérarité de la littérature“ que Genette en est

venu à concevoir le terme de «transtextualité » pour désigner » tout ce qui

met un texte en relation manifeste ou discrète avec d’autres textes »109. Il

conçoit alors cinq types de relations transtextuelles : l’intertextualité

(empruntée à Kristeva , plus tard à Bakhtine et définie comme forme de

coprésence entre deux ou plusieurs textes) ; la paratextualité ( la relation

qu’un texte entretient avec ses signaux accessoires, titres, préfaces, avant-

propos etc), la métatextualité (concernant le texte et son commentaire) ;

l’architextualité ( la relation muette existant entre le texte et le titre sur la

couverture :la mention générique par exemple) ; il y a enfin l’hypertextualité

qui nous intéressera ici et que Genette définit comme « toute relation unissant

un texte B ( hypertexte) et un texte A ( hypotexte) »110 Cette relation est

précisément de l’ordre du « nécessaire » conformément au sens que

Benveniste accordait au signe linguistique ; elle est surtout celle de la

transformation, ou encore de la dérivation qui fait dire à Genette que (B) ne

peut exister sans (A), au même titre que l’eneide et ulysse qu’il considère

comme « hypertextes » d’un même hypotexte : l’odyssée.

Ramenés à la production textuelle africaine, ces deux concepts « hypotexte »

et « hypertexte » désignent d’une part les paramètres culturels fondant la

“socialité“ du texte, c’est-à-dire la forme isolable du texte en correspondance

avec les canons en vigueur dans l’univers culturel traditionnel considéré

comme une matrice et d’autre part l’aspect esthétique dominé par le poids de

l’écriture selon le modèle occidental et colonial. En somme, ces deux concepts

équivaudraient à deux discours : l’un de la « culture » orale, traditionnelle et

donc africaine et l’autre de « l’écriture » occidentale.

C’est dans cette perspective que se situent les travaux de Mohamadou Kane

ayant choisi comme objet de recherche « les formes originales » du roman

africain.

109 Genette, op cit, p.7 110 Genette, op cit, p.13

Page 65: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

64

Son modèle théorique est conçu à partir de « la tradition » et de « l’oralité »,

considérées avec surprises comme des entités paradigmatiques.

En tant que modèles du discours romanesque, ces deux données serviraient à

ériger en code littéraire les manières de penser et de vivre propre à l’Afrique

traditionnelle. Dans ce sens, l’oralité et la tradition constituent un corpus

culturel vivant que l’écrivain moderne aurait pour rôle de perpétuer. Dès lors,

pour Kane, réfléchir sur la particularité de la littérature africaine moderne,

revient à examiner les traces indélébiles de la tradition sur le romancier

moderne afin de mieux apprécier « la survie de la tradition dans un contexte

de modernisation ».111

D’où l’énumération d’un ensemble de formes romanesques perçues comme

preuve d’une continuité culturelle ; il s’agit d’une demi-douzaine de

caractéristiques du roman africain qui sont : « la structure linéaire portant sur

l’histoire racontée, la mobilité temporelle et spatiale subissant un traitement

particulier, le voyage initiatique et sa portée didactique, le caractère

autobiographique inexistant, car le «moi » de l’ auteur s’efface pour se mettre

au service de la communauté, la structure dialogique suggérant la relation

auteur / narrateur / lecteur et correspondant à celle conteur / auditoire, enfin

l’imbrication des genres abolissant les frontières étanches établies

traditionnellement entre les genres ».112

Mais le nombre d’auteurs et de corpus concernés par cette étude de Kane ne

se limite qu’à la période coloniale.

C’est pourquoi M.à.M N’gal poursuivra cette réflexion afin de l’étendre aux

écrivains désignés comme ceux de «la deuxième génération »113, appartenant

111 Nous rappelons en substance le point de vue de Kane sous forme de résumé personnel. Kane (Mohamadou), Op.cit. P.1 112 Kane ( Mohamadou), ibid, p.553 113 Une des limites des études sur les littératures africaines consiste à procéder à une répartition des “générations“ d’écrivains sans fondements objectifs clairement définis ; car quelle différence peut-être perçue entre les écrivains post-coloniaux et ceux de la période contemporaine par exemple ? s’agit-il de l’âge biologique des différents acteurs ? de leur esthétique selon les idéologies d’appartenance ? ou alors de la simple période de participation au “jeu littéraire“. Samba Diarra par exemple , né en 1931 et qui écrit sa première œuvre Les faux complots d’Houphouet-Boigny, fracture dans le destin d’une nation, Paris, Karthala , en 1997 appartient-il à l’ancienne ou à la nouvelle génération ? A travers cette étude nous postulons que la génération se caractérise objectivement par l’ensemble des acteurs partageant presque les mêmes stratégies en vue de modifier l’espace des possibles littéraires contre les acteurs suivants ou précédents.

Page 66: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

65

précisément à la période post-coloniale et pratiquant spécialement le genre

romanesque.

N’gal comme son prédécesseur considère l’œuvre africaine moderne

comme « intertexte » du corpus constitué par la tradition. L’intertextualité étant

comme nous l’avons déjà défini «les rapports entre une œuvre et d’autres qui

l’ont précédée ou suivie »114, N’gal perçoit le roman africain post-colonial

comme «un vaste texte virtuel et objectif de la tradition »115.Il en donne une

actualisation à travers l’allégorie romanesque qu’il élabore dans Giambatista

Viko ou le viol du discours africain116. Faisons- en également un bref rappel.

L’histoire est celle de Giambatista Viko, un intellectuel africain, professeur

dans un institut de recherche, poète et essayiste tiraillé entre deux sortes de

discours à un moment donné de ses productions littéraires.

En effet, formé à l’école occidentale, son œuvre romanesque est

naturellement marquée par un discours occidental qu’il finira par ressentir

comme source de malaise. Aussi cherchera-t-il remède à état dans la tradition

orale. Le discours de l’oralité, propre aux “sociétés primitives“ est selon lui le

seul capable de le“ guérir“ de son aliénation en le rétablissant dans sa

véritable personnalité. Mais dompter le discours “magique“ de l’oralité ne

semble pas être une sinécure : Giambatista et son disciple Niaiseux sont

accusés par «les sages africains » d’avoir dépouillé l’Afrique de ses richesses

spirituelles et surtout d’en avoir profané le discours sacré. Ils sont alors

condamnés à une immersion dans la nature, à une errance purificatrice sous

la forme d’une initiation à la culture africaine. C’est par ce châtiment considéré

comme expiatoire du délit culturel du « viol du discours africain » que les

suppliciés parviennent à dompter les arcanes de la tradition africaine et de son

discours, surtout à se réconcilier avec eux-mêmes. Dans le second récit titré

l’errance117, le narrateur affirme :

114 Voir par exemple Riffaterre (M.) « la trace de l’intertexte » in La pensée n°215, octobre 1980, p.4. 115 N’gal (M.à M.) in Le critique africain et son peuple, déjà cité, p. 57 116 N’gal ( M.à M ;) Giambatista viko, ou le viol du discours africain , récit, Lumumbashi , ed Alpha-Omega, 1975, p.114 117 N’gal (M.à M.) , L’errance, roman Yaounde, CLE, 1979

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66

c’est ainsi que Giambatista se livre à trouver dans les récits des griots, les contes, les

légendes, les épopées, les proverbes, les rites d’initiations, l’ésotérisme des

nombres et dans toutes les pratiques animistes en Afrique, les structures

symboliques de l’expérience fondamentale de l’agir… 118

Ils parviennent surtout à opérer une transmutation du roman à partir d’un

certain nombre de catégories esthétiques jamais expérimentées auparavant.

Le narrateur dans Giambatista viko formule par exemple ce vœu :

je rêve d’un roman sur le modèle du conte (…) d’un univers cinétique qui engendre

un ordre et s’engendre de lui. Cette fécondation du roman par l’oralité que depuis

deux ans je m’efforce de réaliser 119

De même on aperçoit un autre pan de cette nouvelle esthétique saluée part la

presse et la critique : « Nous refusons de puiser dans le vécu individuel. Nous

nous réfugions dans le rêve et le délire collectif, dans la fête de l’imaginaire

millénaire africain » 120

A travers les personnages de Giambatista viko et Niaiseux, N’gal comme son

prédécesseur Kane examine et défend l’idée d’une création littéraire ″à

l’africaine″. C’est-à-dire un travail intertextuel perçu comme «le code de l’art

africain ».

Cette création est alors supposée renfermer spécialement les ressources de

l’oralité, perceptibles à travers un traitement spécifique de l’espace et du

temps romanesques, du narrateur, du héros et du récit. Giambatista viko et

Niaiseux définissent ce récit particulier et propre à l’auteur africain suivant ces

critères :

Le réel intégré dans l’imaginaire, l’imaginaire dans le réel, le romanesque dans la

culture. Par le jeu de l’écriture, le je du héros, et le je du romancier se confondent

et transfigurent le réel 121

118 N’gal (M.à M) Op.cit, p.94 119 N’gal, Giambatista viko, Op. cit, p.10 120 N’gal, L’errance, Op.cit, P.9 121 Giambatista Viko, Op. cit, ibid.

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67

En somme, malgré quelques différences 122 de points de vue, Kane et

N’gal s’accordent sur la nécessité et la pertinence d’une pratique littéraire

particulièrement africaine, ainsi que sur une interprétation largement partagée

du texte africain comme un intertexte devant servir principalement à

«réhabiliter » dans sa personnalité culturelle, l’écrivain, le critique ou le lecteur

africain. Cette création littéraire postule donc «une esthétique de l’harmonie,

une psychologie de la réconciliation et une culture et / ou une politique de

l’authenticité » 123

Mais le roman seul ne peut servir à mieux saisir ce rapport que nous

considérons comme fondamental du corpus africain moderne et des

catégories de l’espace culturel traditionnel et oral. Un rappel des théorie

négro-africaines de la parole poétique, énoncées par B. Zadi Zaourou pourra

combler le vide redouté.

Il faut noter dès le départ que le projet théorique de Bernard Zadi tient

à la fois de l’épistémologie (il relève de la science linguistique ) et du

politique ( il semble postuler une radicalisation de la pensée en opposant “une

conception africaine“ de la parole poétique apparemment maîtrisable par les

seuls africains124 et une autre“ européenne“. Il se justifie en ces termes :

En Afrique noire, aucune recherche marquante n’a encore été entreprise dans le

domaine de la stylistique. Pour cette raison, nous ne pouvions nous adresser qu’aux

seuls théoriciens européens. Or les théories et les méthodes de ces savants, même si

elles comportent un aspect universel, n’ont été conçues avant tout que pour une société

déterminée dont la pratique de la parole n’est pas forcement celle des autres peuples. Il

122 Mateso pense que Kane réduit l’oralité au “littéraire“ tandis que N’gal l’englobe au “littéraire“ et à “l’existence“, et que Kane conçoit le rôle du critique comme basé sur une connaissance innée du monde traditionnel. Quand N’gal pencherait pour des connaissances anthropologiques approfondies. Enfin N’gal concevrait les traits de l’oralité comme ouverts tandis que Kane en fait une invention définitive ( Mateso, Op.cit, p.359) 123 Nous le soulignons. 124 Il ne s’agit pas non plus de nier des traits universels et scientifiquement recevables des théories de Zadi. D ‘ailleurs leurs caractères politique peut se situer à juste titre dans un contexte“ d’ethnocentrisme scientifique“ tendant à tout justifier à travers la seule Europe et par ce fait à confondre subjectivisme et objectvisme.

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68

nous fallait donc nous défier du suivisme, nous écarter quelque peu des sentiers battus

et oser nous tromper dans la rechercher de notre spécificité 125

C’est précisément à la faveur d’une analyse des cahiers126 d’Aime Césaire

que B .Zadi se proposera de rendre compte des particularités stylistiques de

la poésie africaine, par lesquelles sont supposées s’exprimer les valeurs

culturelles propres à l’Afrique.

Sa démarche consiste à partir des propositions linguistiques énoncées par

l’école de Prague pour relever la substance des jugements portés sur le

langage poétique et que Jakobson a résumé dans son essai de linguistique

générale127 sous la forme des «six fonctions du langage » :

Ils insistent sur l’autonomie du mot, dans le mot tous privilégient sans la moindre

ambiguïté le signifiant par rapport au sens ; dans ces conditions, ils accordent tout

naturellement le primat, dans leur analyse de la parole poétique aux formes

expressives au détriment du contenu sémantique ; par ces différents rapports qu’ils

établissent à l’intérieur du discours poétique vers lui-même, et proposent comme objet

au discours poétique le discours poétique 128

En rappelant cette autonomie et cette prééminence proclamées du mot et du

signifiant sur le signifié, Zadi entend proposer une autre conception

typiquement africaine « du mot » et de « la parole ». C’est-à-dire « ce que

signifient et recouvrent chez le négro-africain, les notions de « mot » et de

« parole » et quel rôle elles jouent dans la vie, dans les arts et plus

particulièrement dans la poésie »129

125 Zadi Zaourou , Césaire entre deux cultures, problèmes théoriques de la littérature négro-africaine d’aujourd’hui, Abidjan-Dakar, NEA, 1978, p.10 126 Entendre le Cahier d’un retour au pays natal, déjà cité. 127 Jakobson ( Roman) Essai de linguistique générale , Paris, 1963 128 Zadi Zaourou ( B.) Césaire entre deux cultures, Op.cit, p.132 129 Zadi Zaourou (B.) , ibid, p.26

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69

Pour ce faire, il prendra appui sur certaines thèses ethnologiques130 ayant

déjà tenté une systématisation des phénomènes de la parole et de la création

poétique en Afrique. Ses réflexions portent les relents des travaux de Jahn

J.131 et surtout Calame Griaule dont les récits ont longtemps rendu compte de

l’Afrique d’Ogotemmeli132 où le mot et la parole sont dotés d’un pouvoir

magique et d’une valeur sacrée.

C’est sans doute dans cette perspective que le critique décidera de “corriger“

et d’adapter les théories linguistiques européennes à l’Afrique suivant la

pratique de la parole et la production du mot telles qu’elles y sont régies par la

philosophie du langage. En conséquence, les fonctions jakobsoniennes du

langage seront modifiées dans le sens où la fonction poétique semble avoir

été renforcée par une nouvelle fonction que Zadi nomme « la fonction

symbolique » :

La fonction symbolique confère au mot négro-africain un véritable réseau de

significations et une autonomie suffisante qui l’émancipe relativement par rapport à

l’axe des contiguïtés, c’est d’ailleurs cette autonomie qui permet aux poètes négro-

africains d'ériger l’énumération et l’accumulation en fait stylistique signifiant… quelque

soit le domaine auquel elle s’applique, la fonction symbolique est parole. C’est

pourquoi nous pouvons dire que le mot négro-africain est une parole comprimée qui

apparaît sur la chaîne parlée. gros de toute son histoire et riche de sa multivalance 133

130 Signalons cependant que dans sa thèse d’Etat : La parole poétique dans la poésie africaine, domaine de l’Afrique de l’Ouest francophone, Université de Strabourg II , lettres et sciences humaines, 1982, inédit) Le théoricien procède à un revirement en tournant le dos aux points de vues ethnologiques dont il mettra en doute la crédibilité. 131 Jahn Jahneinz, Muntu, déjà cité. 132 Genève Calame-Griaule rapporte dans la droite ligne de «l’entretient avec le vieil Ogotemmeli » de Marcel Griaule, les conditions de la révélation de la parole aux premiers hommes dans l’imaginaire des Dogons du Mali. Selon la description qu’elle en a fait, l’on peut relever la dimension démiurgique conférée à la parole, ainsi que toute la mystique qui l’entoure aussi bien au niveau de sa structure que de sa signification, c’est- à-dire son déploiement. En effet la parole semble emprunter dans sa circulation un circuit triadique, voire un parcours à triple relais : Binou Serou, le premier le prêtre totémique représente l’encodeur ayant en face de lui les sept autres ancêtres jouant le rôle de décodeur. Mais la circulation de la parole n’est possible que par ce que B. Zadi nomme « un agent rythmique », dont le rôle tenu ici par le tambour originel est d’assurer la transmission de « la parole » ou « du mot » tout en les contrôlant afin d’en conjurer les effets…( voir Marcel Griaule, Dieu d’eau , entretient avec Ogotêmeli, Paris, 1948. Également, Calame-Griaule (Geneviève) La parole chez les dogons , Paris, 1965 133 Zadi Zaourou (B.) « l’expérience africaine de la parole, problèmes théoriques de l’application de la linguistique à la l littérature » in Annales de l’Université d’Abidjan , série D, 1974 , p.61

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70

Cette fonction consiste à procéder à un traitement spécifique du signifié dont

le rapport avec le signifiant nécessite une autre opération contenue dans « la

fonction rythmique ». Zadi explique cette autre fonction et en donne quelques

traits d’identification :

Au cours d’un tribunal populaire dans nos villages, l’agent rythmique est débout ou

assis au milieu de l’assemblée et tout locuteur s’adresse à lui. Dans le cercle du

conte, il est près du conteur (encodeur principal) ou le suit comme son ombre lorsque

le conte est joué. C’est lui qui règle les rapports entre conteur et l’assemblée des

auditeurs 134

Tout ce processus de symbolisation, consistant à un traitement inhabituel du

signifiant et du signifié afin d’en surmonter la barrière instaurée par la

linguistique européenne et privilégiant un mode de pensée tendant à unifier le

contenu et la forme du « mot », permet à Zadi d’ajouter au schéma

traditionnel jakobsonien de la communication, un troisième axe : celui des

« paradigmes symboliques », considéré alors comme étant les

caractéristiques de la parole et de la création littéraire africaine.

Dans ce sens, la parole poétique apparaît à deux niveaux :

Au niveau que Barthes nomme »le degré zéros » de l’expressivité, parole

ordinaire traduisant les rapports objectifs des éléments du monde extérieur,

par le sens premier du mot.

Le second niveau dont la perception semble réservée au seul initié fait

intervenir « la parole profonde ou grave et lourde de conséquence » que Sory

Camara désigne comme « une éthique de l’intimité des choses »135.C’est-à-

dire une parole dont la signification est inséparable de « la face cachée de

l’univers, des rapports insoupçonnés que tissent entre eux les phénomènes,

les choses et les forces de la nature dont l’homme »136

134 Zadi Zaourou, Op.cit, p.64 135 Camara (Sory), Gens de la parole , déjà cité, cet aspect est développé de la page 247à 257 136 Zadi Zaourou, Cesaire entre deux cultures, Op.cit, p.191

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71

Tout comme ses collègues Kane et N’gal, Zadi pense que la création littéraire

africaine ne peut prétendre à une esthétique originale que dans l’affirmation

du double héritage traditionnel et moderne de ses écrivains.

Il pense aussi que le critique africain, élevé dans la conception “religieuse“137

de la parole africaine est le seul habilité à mettre à jour les préoccupations

ancestrales contenues dans la parole du conteur ou du griot.

Nous analyserons ultérieurement ce rapprochement mené à dessein entre

métaphysique africaine, science linguistique et littérature.

Pour l’heure, peut-on s’arrêter à l’explication superficielle selon laquelle cette

annexion du champ oral traditionnel serait la marque de la survivance ou

même de la continuité de la culture africaine ; ainsi que la preuve de son

prétendu usage monopolistique de l’oralité et de la tradition ?

Les réflexions menées à propos du rapport entre littérature écrite moderne

et oralité / tradition telles que nous les avons évoquées sont entachées de

plusieurs irrégularités :

En effet il nous semble avoir affaire à une confusion savamment orchestrée et

entretenue entre les entités “orale“ et“ tradition“, car l’oralité est-elle

absolument la tradition ? et la tradition est –elle toujours orale ? L’oralité

contemporaine peut- elle se lire comme un paradigme évident de la tradition

orale ? Laquelle de ces deux ressources prélève-t-on dans les œuvres

africaines actuelles ? Enfin s’agit-il d’une forme savante ou populaire ?

Laquelle a-t-elle disparu au profit de l’autre ?

En fait nous pensons comme Alain Ricard que « le problème de l ‘art oral est

inséparable du discours sur l’oralité, tout comme la logique de la rationalité

paraît inséparable de l’écriture alphabétique »138

Afin d’échapper à ce discours, il nous faut avoir recours à une interprétation

sociologique du rapport logique existant entre création littéraire moderne et

tradition (littéraire ) orale. Pour ce faire, il est utile de procéder à :

137 Cette approche n’est pas le fait d’une épistémologie de la religion, elle nous semble être une démarche mythifiante et mystificatrice motivée. On pourrait y déceler des résidus des thèses senghoriennes ayant fait de l’émotivité ou de la mystique, des catégories substantialistes et identificatrices de l’Homme africain. Elle constitue à notre avis, une des limites du point de vue de Zadi. 138 Ricard (Alain), Op.cit, ibid.

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72

- une interrogation des articulations et de la portée du discours sur l’oralité et

la tradition.

- une analyse des effets de «l’entropie » engendrée par le cadre colonial.

Ainsi, dans le premier cas, comment peut-on saisir le concept de «tradition

orale » ? Est-ce en l’opposant à «tradition écrite » au point de ne lui accorder

sa validité qu’à la seule condition qu’il traduise »absence complète d’écriture »

comme l’entend Goody ? 139

En fait le discours produit sur l’oralité et inversement sur l’écrit donne lieu à

deux tendances opposées :

Il y a celle qui pose ces catégories comme des artefacts limités à une culture,

à une épistemê ou à une idéologie. Cette école procède au détriment de la

substance même de l’expression à une manipulation des modalités de

l’espace et du temps, en associant l ‘orale et l’écrit à l’apparition de la ville, de

l’État, des populations et leur savoir –faire du point de vue technologique.

Aussi, les approches proposées établiront-elles une combinaison entre

développement des modes d’expression ou des moyens de communication et

évolution, du cerveau.

On peut rappeler à cet effet les points de vue de deux spécialistes des

sciences humaines : Goody (1977) et Donald (1991) inspirés sans doute par

les thèses de l’Allemand Klemm Gustave Friedrich140.

Le premier, anthropologue s’est intéressé particulièrement à l’alphabétisation

et a établi dans sa raison graphique141 que l’homme moderne, celui de la

technologie et de la société complexe émerge avec la création et l’usage de

l’écriture.

Ainsi pour Goody, la culture, la civilisation et son rayonnement seraient

étroitement liées aux actes de communication supposés déterminer la pensée.

139 Goody (Jack) Entre l ‘oralité et l’écriture, Paris, PUF, 1994, p.91 140 Klemm Gustave Friedrich,Allgemeine cultur-geschiste der manscheit, (histoire culturelle universelle de l’humanité) 1843. Il est à l’origine d’une des traditions intellectuelles renvoyant l’invention de l’écriture aux sémites. ( voir aussi Laborit H, L’homme imaginant, essai de biologie politique, Paris , Union générale d’édition 10/18, 1970) 141 Goody ( Jack), the domestication of the savage mind, Cambridge university press, 1977. Traduit par Jean Bazin et Alban Bensa, sous le titre la raison graphique, la domestication de la pensée sauvage, Paris, Minuit, 1979

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73

En conséquence, l’acte de communication écrit ou «la raison graphique »142

serait mère de la pensée scientifique et du progrès de la connaissance.

En effet c’est en choisissant de critiquer la démarche évolutionniste de Levi

Strauss143, ainsi que l’anti-ethnocentrisme généreux qui prône «le relativisme

culturel » que Goody entreprend de montrer les conditions effectives pouvant

déterminer les modes de pensée. Il part donc de l’hypothèse que chaque

individu quelle que soit sa société d’origine dispose de capacités mentales

capables a priori de d’appréhender le monde. Selon lui, ce n’est qu’à

posteriori que les différences entre sujets sociaux ou types de sociétés

surgissent avec l’adoption du type de communication écrit.

Dans cette perspective, il soumettra l’évolution technique à la pratique de

l’écrit, activité dite supérieure dont l’efficacité semble se limiter non à

l’enregistrement de la parole, mais plutôt à une aptitude à procéder à des

découpages, des classifications, des établissements de liste et de tableaux,

c’est-à-dire une manière spécifiquement «graphique » de raisonner et de

produire la connaissance. Ces propriétés déniées d’une part aux sociétés

dites orales et déterminant d’autre part l’intellect dont la pertinence dans les

sociétés jugées “sans écriture“ paraît presqu’insignifiante permettent en

dernier ressort de soumettre « les modes de pensée » aux « moyens de

pensée ».

C’est dire qu’en conséquence, toute absence d’écriture devient une preuve

formelle et incontestable d’histoire, de maturité intellectuelle, de progrès de la

connaissance, ou disons-le : de civilisation.

142 Goody , Op.cit. 143 Goody affiche ainsi la noble intention de dévoiler les tares de la critique ethnographique dont les jugements établis sur les sociétés dites orales ne semblent être qu’ une suite d’erreurs et de thèses invalides. Cependant, malgré ses efforts, les combinaisons écriture – histoire - progrès de la connaissance, confinent l’auteur dans les carcans des dichotomies traditionnelles âmes primitives/ rationalité, pensée sauvage/pensée domestiquée, remplacées subtilement par le couple « raison graphique »/ « raison orale ».Il s’agit pourtant là d’une technologie comparée de l’intellect élaborée sous le prisme de l’ethnocentrisme et d’un déterminisme étroit n’ayant malheureusement pas le cran nécessaire pour se définir comme tels.

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74

Le second M.Donald, psychiatre et biologiste propose trois étapes pour

l’évolution de la culture et de la cognition de l’espèce humaine dans lesquelles

l’écriture tiendrait une place de choix144

Selon lui, le stade de l’écriture ou du « symbole » comme stade achevé serait

précédé par les stades mimétique ( l’homo érectus imitant la nature ) et

mythique ( homo sapien doté du langage constituant les sociétés complexes

mais inachevées ). Ces sociétés humaines ne s’achèvent qu’avec l’avènement

de l’écriture malheureusement inconnue de tous les groupements sociaux.

Dans ce sens, les espèces humaines ne peuvent se percevoir qu’à travers les

schèmes d’une hiérarchisation de celles qui écrivent et de celles qui ne le

feraient pas.

Dévoilant cette nouvelle division sociale ou hiérarchisation des populations

Molino écrit à propos du "paysan-païen" perçu comme un anti-modèle parce

que ne possédant pas la maîtrise de la pratique de l’écriture :

Ils ( les paysans ) n’ont pas droit à l’écriture, technique intellectuelle qui transforme

les capacités cognitives de l’espèce, mais en même temps creuse un fossé

infranchissable entre ceux qui savent et ceux qui ne savent pas ( … ) A cette société

divisée correspond une culture aussi divisée : les gens d’en bas, esclaves, paysans,

artisans, ouvriers sont des sauvages. Ils sont en dehors de la civilisation qui se

confond avec la ville et avec l’élite. (…) Ainsi se creuse et s’approfondit l’opposition entre la culture des gens d’en bas, culture orale… et la culture des gens d’en haut,

culture écrite145

Visiblement, l’approche proposée de la notion d’écriture et subrepticement de

celle d’oralité fut et demeure encore le fait d’un évolutionnisme consacrant les

désignations bien connues de « sociétés à écriture » et « sociétés sans

écriture ». Cette dernière est facilement rattachée à « sociétés orales »

laquelle semble servir à nommer en particulier les peuples d’Afrique. Battestini

le confesse et affirme à cette effet :

144 Donald ( M ), Origins of the modern mind, Cambrigde, MA, Havard University press, 1991 145 Molino ( J ) , L’art d’aujourd’hui, Esprit ( Juillet-Aout ), 1991, p. 86-87

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75

L’expression "sans écriture" communément qualifiante des peuples africains confirme

la pertinence d’une relation plusieurs fois séculaire Europe-Afrique fondée sur le

mensonge… l’occident se construit des lieux de mémoire à partir de références et

d’images mythiques.146

Bien sûr, ces erreurs de vues au fil du temps semble avoir été revues et

corrigées par l’anthropologie et l’histoire.

Répétons tout de même qu’effectivement la nature du lien de dépendance

entre modes ou moyens de communication et processus cognitif n’a jamais

été clairement définie. C’est-à-dire que la question : « l’écriture et l’oralité

peuvent- elles servir à expliquer en termes de "cause" ou "conséquence" le

développement ou le progrès de l’espèce humaine » reste sans réponse nette

ou satisfaisante.147

Ensuite, nulle part , il n’eut de génération spontanée de l’écriture. De toute

évidence, cette pratique ayant reposé de tous temps et dans toutes les

cultures où elle a été exercée sur une fonction première de conservation de la

mémoire collective et de communication à distance fut fondamentalement

objet d’héritages successifs, c’est-à-dire une actualisation d’emprunts,

d’échanges, et de mutations les plus diverses et complexes.

Jackson ( 1981 )148 rapporte par exemple que les grecs dont les occidentaux

ont hérités d’un alphabet latin accordent la paternité de l’écriture à Prométhée,

146 Battestini ( Simon ), Ecriture et texte, contribution africaine, p. 70 147 Certaines thèses postulent que la fonction primaire de l’écriture serait de faciliter l’asservissement ( Lévis Strauss et l’écriture comme moyen de contrôle de l’Etat - voir Tristes tropiques, Plon, 1955) Platon et l’écriture comme source de corruption des institutions et de la morale publique - voir phèdre, Op.cit . Derrida et l’écriture comme moyen de domination - Voir l’Ecriture et la différence, Paris , Seuil , 1979. Mais inversement la littérature récupère, rapporte et consacre quelques fois le fétichisme de l’écrit conduisant au mythe de la connaissance. Dans Le roman des lettrés de Wou King-Tseu, on assiste à la présence d’une sorte de société d’élite dans laquelle nulle n’entre que s’il est bachelier, c’est-à-dire s’il a la maîtrise de l’écrit et/ou du savoir. D’ailleurs face à cette espèce de joyau qu’ait la chose écrite, Monsieur Tcheou-Tseu ne manque pas d’être extrêmement ému voir illuminé au point de perdre connaissance. ( Wou King Tseu, Le roman des lettrés traduit sous le titre Chronique indiscrète des mandarins, Paris, Gallimard, 1976, T1, p.30 ) Dans un autre sens, Mongo Béti tourne en dérision les prétendus pouvoirs de l’écrit. Telle est la situation presque ridicule de Jean-Marie Medza, recalé au baccalauréat, pourtant roitelet adulé et vénéré dans un village de paysans illettrés ( Mission terminée, déjà cité) . 148 Jackson ( D ) The story of writing, New York, Taplinger Publushing co.1981.

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et que pour Eschyle cependant, les dieux se rendraient régulièrement en

Egypte pour se ressourcer ; quant à Platon il raconterait et discuterait

l’invention et l’utilisation de l’écriture en Egypte par Thot149. Hérodote verrait

plutôt du côté des phéniciens le foyer d’origine de cette activité.

Ces différentes propositions d’antériorité qu’il faut bien sûr démêler ont tout au

moins le mérite de prouver que les discours actuels portant sur l’écriture et

l’oralité sont de simples lieux d’origine artificiels relevant plus d’une certaine

idéologie qu’ils ne sauraient être définitoires de ces différents concepts et de

leur pratique.

D’ailleurs Florence Dupont montre clairement que dans la culture gréco-latine

où l’occident semble puiser et légitimer ses mythologies,l’écriture n’a pas

toujours occupé la place qu’on voudrait lui accorder aujourd’hui.

Elle explique longuement :

L’oralité grecque est au cœur du « miracle grec ». La philosophie était un

enseignement oral. Pythagore refusait toute sorte d’écriture, Socrate parlait et

n’écrivait pas… certes l’enseignement d’Aristote est double, exotérique et écrit pour

les profanes et ésotérique et oral pour les initiés… la démocratie grecque elle même

fut fondée sur un parole politique essentiellement orale… D’une façon générale la

Grèce classique se méfie de l’écriture quand elle prétend transcrire et conserver la parole des vivants, et de la lecture qui asservit le lecteur à la volonté du scripteur car,

la fonction la plus ancienne de l‘écriture grecque n’était pas d’enregistrer des paroles

des hommes, mais de faire parler les choses muettes, coupes ou stèles funéraires

grâce à une oralisation de l’inscription par le lecteur…150

Elle ajoute concernant le rapport occident- écriture-oralité :

L’origine de notre culture européenne est une double tradition : une tradition

d’écriture plus récente et limitée, et une tradition orale, une poésie rituelle s’inscrivant

dans la relation que les hommes entretiennent avec les dieux et qui le sacrifice définit

leur identité d’hommes civilisés… au sein de cette double tradition, la priorité

symbolique a toujours été accordée à l’oral, l’écrit apparaissant souvent comme

149 Theut ou Thot est un animal ( hamadryas ) symbolisant la divinité de l’écriture en Egypte. Il trouve son équivalent chez l’Ibis sacrée ou calao chez les sénoufo de Côte-d’Ivoire. Il est également considéré comme l’inventeur de l’écriture n’sibidi au Nigéria ( Battestini , Op. cit, p.28-29 )

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77

auxiliaire. Cette culture orale n’est pas seulement technique, elle sollicite tout le

corps… mobilise les sens et crée un lien entre tous les participants…151

Quant à la deuxième tendance, elle récupère l’équation " Afrique égale

tradition orale, Europe égale écriture, égale modernité" en reformulant à son

avantage le contenu des concepts « d’oralité » et de « tradition » Cette

approche prend en compte un certain nombre de thèses africanistes selon

lesquelles une des caractéristiques de la tradition orale serait la pédagogie

spécifique de la transmission informée par le rite, le sacré et le secret.

C’est ainsi qu’Hampâté Bâ en donne la définition suivante : « La tradition orale

africaine est un héritage de connaissance de tous ordres patiemment transmis

de bouche à oreille et de maître à disciple à travers les âges. »152

Autrement dit, pour cet auteur la tradition serait une connaissance totale

servant non seulement à instruire l’homme africain, à le transformer et à

l’accomplir, mais surtout elle serait un ensemble de savoirs dont l’acquisition

exige la patience de l’initiation et de l’initié.

H. Diabaté ne dit pas autre chose quand elle affirme pour sa part que « Les

traditions sont (…) constituées par la sélection des valeurs fondamentales,

des éléments les plus vitaux et les plus vitalisant de la collectivité »153.

On voit ainsi poindre en filigrane un aspect des idées préconçues concernant

"la richesse incommensurable" de la tradition orale africaine, réceptacle de "la

sagesse millénaire" que Sory Camara a encore nommée « la parole très

ancienne »154 projetée comme déterminante dans l’accomplissement de

l’homme africain.

150 Dupont ( Florence ), L’invention de la littérature, de l’ivresse grecque au texte latin, Paris, La découverte, 1998, p .12-13 151 Dupont ( Florence ) Op.cit. Ibid. 152 Bâ Hampâté ( Amadou ), « La tradition vivante » in Histoire générale de l’Afrique,Tome 1 : méthodologie et préhistoire africaine, Paris, Ed Jeune Afrique/stock, UNESCO, 1980, p.191 153 Diabaté ( H ) Le sanwi, sources orales et histoire, essai de méthodologie, Abidjan, NEA, 1986, p.68 154 Camara ( Sory ) , Parole très ancienne ou le mythe de l’accomplissement de l’Homme ,Grenoble, La pensée sauvage, 1982

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Quoique scientifiquement non infondées pour certaines, ces propositions

semblent conforter des présupposés reprenant à bon compte sous l’effet de

miroitements de "supériorité illusoire", le discours d’une irréductibilité naturelle

et culturelle entre africains considérés comme des « gens de la parole » et

européens définis comme « praticiens ( naturels ) de l’écriture ». Ces

africanistes privilégient alors les lieux et les sujets en insistant implicitement

sur "le don inégalé" de l’africain en matière « de parole, d’oralité et/ou de

tradition ».

Or en se referant aux travaux de Vansina et Loucou, la notion de tradition

orale affiche pour nous éclairer davantage et ses typologies et ses

caractéristiques : le second dans son ouvrage intitulé La tradition orale

africaine155 complète et achève l’étude du premier : de la tradition orale156.

Ainsi, cette notion pourra-t-elle être présentée sous trois formes : les traditions

littéraires, les traditions ordinaires et les traditions ésotériques.

Les traditions littéraires sont toutes les productions ( genres narratifs,

genres hiératiques, genres poétiques, genres épiques ) relevant d’un usage

esthétique de langage. La spécificité de ces traditions concerne leur

formalisation esthétique par l’emploi des figures, procédés rhétoriques et

némotechniques, ainsi que par le rythme de la parole usitée.

Les traditions ordinaires se transmettent dans le langage de tous les

jours et n’obéissent à aucune règle formelle. Cet aspect est plus utilitaire

qu’esthétique. Il s’agit précisément des récits généraux, locaux, familiaux, les

histoires de vie… Ces connaissances ( commentaires juridiques, auxiliaires,

occasionnels, cultures historiques etc. ) sont vulgarisées et accessibles à tous.

Pour ce qui est de la tradition ésotérique, elle renfermerait un savoir

plus complexe, plus authentique, se transmettant sous le sceau du secret,

parfois dans une langue restreinte à un groupe (caste, société sécrète,

corporation) ou dans le cadre d’une initiation. Ici le décodage des messages et

la perception de leur signification symbolique dépend essentiellement des

155 Loucou ( Jean Noël ), La tradition orale africaine, Ed Neter, Abidjan, 1994 156 Vansina ( Jan ), De la tradition orale, Tervuren, Musée royale d’Afrique centrale, « sciences humaines » n°36, 1961.

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degrés initiatiques de la connaissance. Cette tradition qui varie selon les

sociétés, les groupes et les pratiques, peut aussi obéir à des règles

"littéraires". Dans ce sens elle prend en compte les mythes ( génésiaques,

cosmogoniques, étiologiques, eschatologiques etc. ) Les "textes" des

tambours, les traditions de métiers ( forgerons, chasseurs, sculpteurs etc. ).

Les rites relatifs à la divination ou à l’histoire sécrète.

Concernant les traits distinctifs de la tradition orale, Loucou en distingue

les caractéristiques externes ( forme et fonction ) et internes ( contenu

)157.

Arrêtons nous aux caractéristiques externes qui nous semblent plus

pertinentes.

Il s’agit de la forme de transmission fondée essentiellement sur la forme

verbale et la forme instrumentale.

Sous sa première forme, elle se dit, se profère, se chante, s’accompagne d’un

langage gestuel et d’un rituel selon les circonstances, ordinaires ou

solennelles.

Sous sa seconde forme, elle est traduite en sons instrumentaux ( tambours,

cors, sifflets etc. )

Il y a également les règles de transmissions, dépendant du type de

tradition158, notamment les traditions littéraires, et ésotériques nécessairement

transmises par des spécialistes et des traditions plus "libres" ou "ouvertes"

157 Loucou ( Jean Noël ) Op cit, p.16 158 Loucou ne partage pas tout à fait l’idée que les sociétés lignagères auraient des spécialistes reconnus ( griots ou djéli chez les mandés, des porte-cannes ou kyame chez les akans, des spécialistes rituels royaux ( abiiru du Rwanda ) ) dont la tâche était de transmettre les traditions tandis que les sociétés étatiques n’auraient pas de spécialistes attitrés ( Loucou , Op.cit, p.17-18 )

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donc vulgarisées et accessibles à tous, transmises par toutes personnes

averties de l’histoire.

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Typologie de la tradition orale africaine selon Loucou

1- Traditions littéraires

2- Traditions ordinaires

3- Traditions ésotériques

-Genres narratifs

contes, fable, récits, chroniques

- Genres hiératiques

Devinettes, proverbes, adages, énigmes, formules

-Genres poétiques

poèmes, chansons

-Genres épiques

épopées et genres assimilés

- Les récits

Récits généraux, locaux, familiaux

-Les commentaires explicatifs, juridiques, occasionnels, spéculatifs, linguistiques.

- Les histoires de vie - Les souvenirs collectifs

-Les mythes

( comme système de symboles)

- Les « textes tambourinés » - Les traditions des sociétés sécrètes

( confréries de masques, associations de sorciers, sociétés initiatiques.)

- La traditions des métiers ( forgerons, chasseurs, pêcheurs sculpteurs, maçons, potiers etc.)

- Les traditions religieuses Hymnes religieux, formules rituelles, magie, divination

- Les traditions sécrètes Des familles, des clans, des dynasties

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Ce qui précède laisse apparaître que si l’écriture et l’oralité sont réelles, les

discours qui les caractérisent semblent être des constructions arbitraires

non fondées à contenir objectivement des traits "naturels" d’une race, d’un

groupe ou l’ipséité culturelle de populations géographiquement

déterminées.

En conséquence, ces catégories ne sauraient suffire à traduire ni l’identité

d’un écrivain, ni le "génie" ou "l’âme" de son peuple.

Autrement dit, l’oralité et par extension la tradition orale ne sauraient être

des ressources ouvertes à certaines populations et fermées à d’autres159.

D’ailleurs Loucou note encore le caractère "flottant"160 de cette notion de

« tradition orale » quand il affirme qu’elle a partie liée avec celle

d’ « histoire orale » employée dès 1942 aux USA pour : « décrire et éclairer

le contexte d’une évolution, présenter des groupes sociaux, des noirs, des

indiens, des chicanos aux USA et des mineurs, des travailleurs de la ville

et de la campagne en Europe. »161.

Ces signifiants et leurs différents signifiés ne sont donc pas objectivement

fixés et achevés.

Ils sont en outre perceptibles comme des entités mutables.

On peut rappeler à cet effet que le vaste mouvement d’annexion du champ

oral et traditionnel a parcouru presque tous les espaces littéraires :

L’antiquité gréco-latine en donne le premier exemple en faisant des œuvres

homériques (L’Illiade et L’Odyssée) en tant que des productions

fondamentalement orales, des patrimoines littéraires ou des objets de

croyances et de rivalités pour la littérature écrite.

159 Il ne s’agit pas de signifier que toutes les sociétés possèdent à la fois une traditions écrite et orale. Il s’agit plutôt d’insister sur le fait qu’aucune ne peut prétendre à proprement parler à une tradition de l’écriture comme aucune n’a le monopole de la tradition orale. 160 Le caractère flottant de l’ethnonyme et son usage performatif sont également soulignés par Benveniste ( Emile ), Voir Vocabulaire des institutions indo-européennes, 1-économie, parenté, société, 2-pouvoir, droit, religion. , Paris, Minuit, 1969. Amselle et M’Bokolo conviennent également que ces modes d’identification prennent leur sens selon les lieux et les époques, et donc ne peuvent être considérés comme des significations achevées .Voir Amselle ( Jean-Loup ) et M’Bokolo ( Elikia ) au cœur de l’ethnie, ethnie, tribalisme et Etat en Afrique, Ed. la Découverte, 1985 . Voir aussi Fotê ( Harris Memel ) « Essai sur le contour théorique de l’ethnie » in Les cahiers du nouvel esprit n°7, juin-juillet 1999, Abidjan, p. 4-8. 161 Loucou Op. cit. P. 8

Page 85: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

84

Le Moyen-âge français à connu le même modèle, d’abord à travers le

moment historique que B. Anderson a désigné comme une période de

« révolution vernaculaire »162. Cette époque assurée successivement par

Du Bellay163, Malherbe, Vaugelas et Rivarol164 a servi à modeler le

caractère orale de la langue française pour en faire une langue littéraire

écrite, précisément en la codifiant, la standardisant, et la renforçant par une

attention particulière à son bon usage afin de lui garantir son hégémonie

littéraire et politique sur le latin.

Ensuite au XVIIème siècle toute la littérature française ne concevait ces

critères de reconnaissance littéraire qu’ au tour de l’ imitation des anciens,

notamment à travers la tragédie qui n’était rien d’autre qu’un genre relevant

de la tradition orale.

La littérature Allemande et celles des pays de l’Est ont suivi

le même modèle. Motivées par les théories de Herder telles qu’énoncées

dans son Autre philosophie de l’histoire pour contribuer à l’éducation de

l’humanité165, ces littératures auront un mode de création fondé sur le retour

aux langues populaires et sur une sollicitation des récits et genres

traditionnels oraux, expressions souvent ritualisées des coutumes et des

traditions lointaines ou étrangères à la littérature écrite.

Le cas de ce qu’on appelle communément « le miracle irlandais » survenu

entre 1890 et 1930 repose sans doute sur le même mécanisme 162 Anderson ( Bénédict ) , L’imaginaire national, réflexion sur l’origine et l’essor du nationalisme, Paris, La Découverte, 1996, p .77-91. 163 Du Bellay ( Joachim ) Defence et illustration de la langue francoyse, Henri Chamard, Paris, Librairie Marcel Didier, 1970 ( la première publication date de 1549 ). 164 Malherbe et Vaugelas se sont intéressés particulièrement au savoir vivre linguistique, c’est-à-dire un usage oral codifié de la langue. Quant à Rivarol, il élabore son discours sur l’universalité de la langue française suivi des pensées , maximes, réflexion, s anecdotes et bons mots, ed présentée par Hubert Juin, Paris, Belfond, 1966. 165 Johann Gottfried Herder, Une autre philosophie de l’histoire pour contribuer à l’éducation de l’humanité, Paris , Aubier, Ed. Montaigne ( traduit par Max Rouhier ) 1962 ( les premiers textes datent de 1774 ). Cet auteur se positionne parmi les origines du nationalisme allemand. Il postule en opposition à la prétendue « supériorité du génie culturel français » une autonomie et une relativité des valeurs culturelles accordant à chaque peuple le principe d’une existence et d’une dignité dont la légitimité est à priori indépendante des autres. Ces théories reçurent un immense retentissement en Hongrie, en Pologne, en Serbie, en Croatie et obtinrent même en Afrique une influence non négligeable ( voir pour le cas de l’Afrique noire Goethe et la période goethéenne en Afrique noire francophone, thèse d’Etat, Kokora Michel Gneba

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85

d’accumulation et de valorisation littéraire des ressources de l’oralité et de

la tradition pour le compte du champ de la production écrite.

En Afrique c’est particulièrement le cas de la variabilité, c’est-à-dire des

modalités différentes selon lesquelles chaque créateur à recours au

patrimoine orale et traditionnel : par exemple de Birago Diop et D.T Niane

au poète musicien akan J. N’Kétia166, le malgache J.J Rabéarivelo167, le

malien Hampaté Bâ168, en passant par l’algérien Kateb Yacine169, les

nigérians Daniel Olorunfemi170 ( et ses contes yorouba traduit par Soyinka ),

Amos Tutola171 ( dont la langue littéraire populaire sera revendiqué par

Soyinka ), Ben Okri172 et le kenyan N’Gugi Wa Thiongo173 ( et son écriture

romanesque gikuyu ), on notera que la tradition orale est évoquée et

transformée littérairement selon des procédés propres à chaque artistes.

Cette catégorie ne semble donc pas être le fait d’une spécificité

substantialiste et différentialiste, elle est encore moins une fixité close,

immuable et invariable. Elle a servi aussi bien les anciens espaces

repris par Leo Kreutzer, « le concept de weltliteratur chez goethe et le discours d’une autre modernité » in , littératures et sociétés africaines, Bayreuth, 2001. 166 N’Kétia ( J ) poète et musicien conçoit l’esthétique du « thrène » ( chant funèbre ) ( Alain Ricard, Op cit, p. 36-45 ) 167 Rabéarivelo ( Jean Joseph ), poète malgache traduit et transcrit les hains-tenys ( Alain Ricard , Idem, Ibid. ) 168 Bâ Hampaté ( Amadou ) est une des figures importantes des réflexions sur l’oralité, il privilégie particulièrement les textes initiatiques ( voir par exemple Kaïdara, récit initiatique peul ) 169 Yacine ( Kateb ) ( 1829-1989 ) écrivain algérien avec son roman Nedjima ( 1956) fut consacré à Paris, puis au moment de l’ indépendance à partir de 1962 milite pour une langue populaire algérienne ( voir Casanova, Op cit, p. 314 ) 170 Olorunfemi ( Daniel ) ( 1903-1963 ) fut le premier à avoir transcrit en yorouba la tradition orale de son peuple, traduit par Soyinka il demeure un des classiques de la littérature nigériane , ( Casanova, Idem, p. 311 ) 171 Tutola ( Amos ) vient rompre les normes narratives occidentales auxquelles restaient accrochés ses devanciers. Son style est celui d’un pidgin english fort remarqué par les critiques européens ( Casanova , Idem, Ibid. ) 172 Idem pour Ben Okri, auteur d’un roman remarqué à Londres, The famished Road ( 1991 ) 173 Wa Thiongo commence sa carrière d’écrivain sous le nom de James N’Gugi et à publié ses premiers textes en anglais. Après l’indépendance du Kenya en 1963, il reprend son nom africain N’Gugi Wa Thiongo et travaille dans la perspective de l’identité et de l’histoire nationale. Il écrira ses œuvres en gikuyu ( voir Bardolphe ( Jacqueline ), N’Gugi Wa Thiongo, l’homme et l’œuvre, Paris, Présence Africaine, 1991 )

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86

littéraires (la Grèce et l’Europe) que les nouveaux : de l’Afrique à l’Amérique

Latine174 en passant par les Antilles.175

Mais pour échapper davantage au discours que nous venons de dévoiler et

pour mieux comprendre le cas de ces « pays dominés »176, précisément

ceux de l’Afrique noire, il nous faut avoir recours au problème de

« l’entropie » né du cadre colonial.

« L’entropie » désignant au sens de Lénine l’état de contradiction

interne d’une société a été évoqué par la sociologie de Balandier pour

proposer une autre description des sociétés traditionnelles africaines. Selon

lui : « Ces sociétés ne peuvent plus être vues comme des sociétés

unanimistes à consensus obtenu mécaniquement et comme des systèmes

équilibrés, peu affectés par les effets de ″l ’entropie″ »177.

En appliquant ce point de vue à l’espace culturel en général et littéraire en

particulier, on constate comme nous l’avons déjà noté que la rencontre

entre système colonial et sociétés culturelles traditionnelles a donné lieu à

un pertinent bouleversement, on pourrait dire une profonde redéfinition des

termes dans lesquels les agents ( producteurs et consommateurs ) culturels

se définissaient. Dès lors, on assistera à l’avènement d’un nouvelle espace

culturel avec de nouvelles "règles du jeu".

S’il est vrai que les écrivains produisent une sociologie spontanée178, alors

le personnage de Fama Doumbouya, representé dans Les soleils des

indépendances 179 de Kourouma peut servir à justifier nos propos.

174 Au Brésil, Mario De Andrade publie en 1928 Macounaïma qu’il considère comme « une anthologie du folklore brésilien ( voir Michel Riaudel « toupi or not toupi .une aporie de l’être national in, Macounaima , ed critique, Paris , Stock, 1996, p300 ») De même, Octavio Paz, Prix Nobel de littérature ( 1990 ) a été collecteur de ressources littéraires populaires avant de connaître la consécration internationale. Il affirme dans son discours de réception du Prix Nobel « mes classiques sont ceux de ma langue » (Octavio Paz, La quête du présent, discours de Stockholm , Paris, Gallimard, 1991 p. 11 ). 175 La littérature antillaise actuelle se lit comme une écriture de « la parole de nuit », entendre le recours à la parole du conteur créole. ( voir par exemple Ecrire la parole de nuit, la nouvelle littérature antillaise, textes rassemblés par Ralph Ludwig, Paris, Gallimard, 1994 ). 176 Ces pays ont en effet la caractéristique d’être aujourd’hui sous domination politique, économique et culturelle ( littéraire ) 177 Balandier ( Georges ) Antropo-logique, Paris, PUF , 1974 , p. 221. Voir aussi Sens et puissance, Paris , PUF, 1971. 178 Thumerel ( Fabrice ) Le champ littéraire français au XX ème siècle, éléments pour un sociologie de la littérature, Paris, A. Colin, 2002, p. 25

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87

On sait en effet que ce personnage, membre incontestable de l’aristocratie

traditionnelle malinké, pour n’avoir pas pris conscience du nouveau contrat

social imposé par les indépendances, se trouve à errer comme un aliéné à

la recherche de ses repères. Ainsi, contrairement à la société ancienne où

son statut de prince du Worodougou lui conférait de facto les privilèges

politiques et économiques dus à son "haut rang", Fama dans la nouvelle

société des indépendances, se trouve-t-il à « faire le vautour » c’est-à-dire à

vivre de mendicité, avec pour seuls patrimoines ses cartes d’identité et du

Parti, et sa femme Salimata qui se débat tant bien que mal pour le nourrir.

Et comble de frustration : Fama se fera injurier et humilier au cours d’une

partie de mendicité en pleine cérémonie funéraire par un obscur griot

apparemment plus conscient que lui des nouvelles donnes sociales…

A notre avis c’est à une telle situation que des critiques tentent de réduire

les écrivains africains en faisant d’eux les personnes ignorantes180 des

nouvelles "règles du jeu" littéraire et qui par conséquent insisterait pour

retrouver le passé et son champ de production culturelle, ou à tout le moins

lui assurer sa survie.

Il s’agirait alors à travers cette survie de retrouver et restaurer des

personnalités individuelles et collectives altérées.

Face à cette option erronée, nous postulons que l’espace de création

littéraire africain actuel n’est plus à proprement parler celui de l’oralité ou

de la tradition dont la performance ne peut être rendue par la littérature

écrite que sous une forme travestie ; car les productions d’aujourd’hui sont

bien destinées à des consommateurs appartenant avec les producteurs

(créateurs ) à un même espace littéraire soumis à des règles nouvelles.

Ce monde social particulier a certes partie liée avec les exigences de

« l ’habitus » mais n’est point déterminé par celui-ci.

179 Kourouma ( Ahmadou ), Les soleils des indépendances, Paris, Seuil, 1970 180 Bien sûr, certains écrivains à l’instar du Douanier Rousseau ou Brisset peuvent « ne pas savoir ce qu’ils font » mais sans être absolument imposteurs ou cyniques, tous peuvent ne pas être ignorants des règles du jeu littéraire.

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88

C’est pourquoi de notre point de vue, ressasser la biographie de Kama

Kamanda181 en faisant de lui « un griot-poète » n’a pas grand sens, tout

comme relèvent de l’absurde les efforts pour rappeler qu’il est : « Initié aux

rites magiques de l’animisme dès son plus jeune âge, (qu’ ) il gardera

longtemps la flamme d’une foi en ses ancêtres que les lecteurs retrouveront

dans certains de ses écrits. »182.

Certains comme Jean Laugier disent même que son secret tient à

l’existence en Afrique de : « L’arbre à palabre, arbre du bien, de la sagesse

et du bonheur…que Kamanda a retrouvé et ( que ) ses Contes du griot

transcrivent tout ce que les génies de la brousse lui ont confié »183.

De même, remuer l’arbre généalogique de Massa Makan Diabaté pour dire

de lui qu’il est un « griot » dans le contexte de la littérature actuelle parce

que fils d’un grand conteur épique184, griot de son état ( Kèlè Monson

Diabaté ) n’apprend pas grand chose sur la structure et le sens réel des

œuvres et/ou de l’écriture de l’écrivain Malien.

Enfin soumettre sans cesse Ahmadou Kourouma au faux mythe de la

« malinkitude »185 selon le mot d’Amselle, pour faire de cet écrivain le sujet

constructeur d’une identité malinké ou l’aède d’une culture malinke définie

en opposition à la culture des autres communautés, c’est-à-dire en

définitive poser le groupe malinké comme origine et foyer de signification

des œuvres de cet auteur,c’est non seulement refuser de comprendre et

l’enjeu du discours de Kourouma et le jeu des écritures ou des créations

dans lesquelles s’inscrit sa production. Mais c’est également perpétuer les

égarements d’un discours critique ayant toujours privilégié l’idée

politiquement logique d’une « guerre des cultures » au détriment de celle

sociologiquement heuristique de « cultures en mouvement ». 181 Kama Kamanda est spécialiste de la transcription des contes traditionnels africains. Il est notamment auteur de Les contes des veillées africaines, Lausanne, J.M. Bouchain, 1985 , Paris, l’Harmattan, 1989 ; également auteur de Les contes du griot, Préface de L.S. Senghor, Présence Africaine, 1988. 182 De Coninck ( Marie-Claire ), Kama Kamanda au pays du conte, Paris, l’Harmattan , 1993, p.191 183 Jean-Laugier in Kama Kamanda au pays du conte. p. 193. 184 Kéita ( Chérif M. Chérif ), Massa Makan Diabaté, un griot mandingue à la rencontre de l’écriture, Paris, L’ Harmattan, 1995.

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89

Une saisie totale des productions culturelles ( littéraires ) des écrivains

francophones en général et africains en particulier nécessite qu’on tourne le

dos aux postulats de la différence et au traitement habituel de celle-ci.

Fonkoua ( R ) le dit si bien quand il affirme dans un autre cadre que la

différence ne peut plus suffire à prendre et à comprendre « la mesure du

monde » il écrit :

la notion de différence, ne correspond ni aux sociétés antillaises particulières, ni

aux sociétés forgées par la colonisation et l’esclavage de façon générale, ni même

quelque autre société d’ailleurs.186

Il en va de même des littératures francophones et africaines qui demeurent

tout de même des produits de l’histoire particulière ( esclavage et

colonisation ) évoquée plus haut. On peut dire en conséquence que

l’espace littéraire africain possède son propre mode de fonctionnement, à

savoir le recours prononcé au items littéraires oraux et traditionnels faisant

de cet espace « un champ » dont la définition des limites n’ai assurée que

par cette annexion répétée et concurrentielle du champ oral et traditionnel.

En outre, cet espace particulier ne peut être considéré indépendamment

des autres champ participants au réseau "mondial" des littératures ou de la

« République mondiale des Lettres ».

En terme bourdieusien, on dirait que les auteurs africains et le champ

littéraire africain lui-même ne peuvent « exister et subsister sans une

tradition internationale d’internationalisme artistique »187 c’est-à-dire le

microcosme de production, de critiques, de consommateurs et d’institutions

nécessaires à la reconnaissance au delà de la seule région. Dès lors

l’oralité et la tradition orale, ne peuvent être perçues autrement que comme

des objets d’enjeu, de rivalité entre les écrivains. Mieux elles doivent être 185 Amselle (Jean Loup), Branchements, anthropologie de l’universalité des cultures, Paris, Flammarion 2001. p.210 186 Fonkoua ( Romuald Blaise ), Essai sur une mesure du monde au XX ème siècle, Edouard Glissant, Paris, Honoré Champion, 2002, p. 13-14

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90

décodées en termes de lieu de croyance permettant alors de prendre la

mesure de la création littéraire africaine.

En tant qu’objet de lutte et de concurrence, la tradition orale n’est pas

uniforme, encore moins fixe ou inviolable.

Donnons alors quelques exemples où les écrivains en ont fait usage selon

des modèles différents suivant la libre initiative de leur propre stratégie de

création.

B –Quelques avartars de l’ecriture actuelle

Ces quelques observations sur les avatars de l’écriture s’inscrivent

dans une perspective générale, valable pour tous les genres littéraires.

Mais l’écriture poétique constituant « la conscience focale » de ce travail tel

que nous le verrons particulièrement dans les étapes suivantes, nous nous

en tiendrons ici à des observations portant sur l’écriture romanesque,

applicables bien sûr ( insistons-y ) à toute écriture littéraire africaine

actuelle.

Aussi, pouvons-nous affirmer dès de départ que suite aux effets du

« désenchantement » précédemment analysés, un des traits remarquable

du texte littéraire africain actuel est sans nul doute cette impression

d’écriture nouvelle, libérée et presque libertine.

Cette écriture de « l’insubordination, de l’écart et du paradoxe »188,

affranchie de toutes sortes de contraintes et de conventions établies et

apparaissant chez Pierre N’Da par exemple comme « un dévergondage

textuel ou une écriture de la rupture »189 fonctionne à notre avis sur

plusieurs modalités .Nous choisissons arbitrairement de n’en retenir que

trois :

1 - La transgression de l’ordre moral-social ou éthico-religieux 187 Bourdieu ( P ), « La culture en danger » in Contre- feux 2, Paris, Seuil, 2001, p.84 188 Nous l’avons souligné

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91

2 - Une écriture carnavalesque

3 - La subversion contre les codes linguistico-textuels

1 – Ainsi pour ce qui est de la première modalité, notons qu’elle porte

d’abord sur une certaine désinvolture exprimée contre les institutions

millénaires, traduites en majeure partie sous la forme d’un refus de la

domination gérontocratique c’est-à-dire les valeurs anciennes tant exaltées

et qui apparaissent obsolètes. C’est ainsi que dans les œuvres de ces

dernières décennies en particulier, de jeunes adolescents affrontent dans la

perspective d’un conflit idéologique leurs propres pères souvent dignitaires

ou partisans de régimes dominants.

Déjà Eza Boto donnait le ton avec Ville cruelle190 ( 1954 ) où le jeune

Banda ne supportant plus la vie du village s’en prenait violemment aux

vieux, notamment son oncle Tonga qu’il méprisait et injuriait en le traitant

d’ « infect vieillard ».

De même dans Mission terminée191 (1957 ) de Mongo Beti, Jean-Marie

Medza, jeune lycéen choisit dans la conquête de sa liberté, de provoquer

son père puis de le ridiculiser publiquement dans un affrontement déloyal.

Toujours avec Mongo Béti dans Perpétue ou l’habitude du malheur ( 1974 )

le jeune professeur Essola, indigné par le cupidité de sa mère désireuse de

marier sa fille au plus offrant tout en la retirant de l’école « la frappa avec

une férocité quasi homicide.»192

De même avec Le jeune homme de sable (1979 ) de William Sassine, Les

chauves-souris ( 1980 ) de Bernard Nanga, Le dernier des gargonautes

(1984) de Sylvain Bemba, Sahel ! Sanglante sécheresse (1981) de Mandé-

Alpha Diarra, s’inscrivant dans le même cadre, les jeunes contestataires,

héros révolutionnaires, poussent la transgression jusqu’à prendre quelques

fois les armes.

189 N’Da ( Pierre ) « Transgression de l’interdit et liberté textuelle dans le roman négro-africain » in Sociétés africaines et diasporas n° 6, juin, 1997, p.108. 190 Eza Boto, Ville cruelle , p. 29 191 Mongo Béti, Mission terminée, p. 249. 192 Mongo Béti, Perpétue ou l’habitude du malheur, p. 45

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92

Cette modalité concerne également la profanation du sacré, le viol de

l’interdit et la transgression sexuelle marquée par le viol, l’inceste,

l’homosexualité, c’est-à-dire toutes sortes de pratiques antisociales et

déviationnistes, doublées d’un langage débridé obscène et inquiétant.

A ce propos, Cannibale ( 1986 ) de Bolya se présente comme un exemple

typique et grotesque de l’entreprise profanatrice du sacré, de la banalisation

effrontée des valeurs humaines. Dans cette œuvre, le père Moussa par

exemple est une parodie honteuse de la figure du religieux : il blasphème

sans cesse, en même temps qu’il est injurié « crétin, couillon, animal, sale

prêtre », violenté et sauvagement violé. Il est présenté par ailleurs tout au

long du récit comme un homme en quête d’extases lubriques, souillant lui-

même l’église en se masturbant très souvent devant l’autel de Dieu.

Dieu lui-même subit cette démesure du blasphème et du sacrilège puisqu’il

est injurié et traité de tous les noms : « crétin, sadique, ordure, voyeur,

pervers, dément… »193

On voit même la Bible jetée et brûlée dans un brasier194, la statut de la

vierge Marie recevoir des crachats, le crucifix de l’autel, le tabernacle et

tous les autres objets de piétés sont saccagés et jetés au feu. Enfin les

hostiles profanées sont utilisées par le « treizième apôtre », le féticheur du

préfet Makwa195 pour un sacrifice rituel auquel est contraint de participer le

père Moussa.

Outre l’église d’autres lieux sacrés sont aussi à la merci des profanateurs ;

il s’agit des forêts sacrées, des lieux d’initiation et de cultes bafoués par des

jeunes désorientés.

Quant à la transgression sexuelle, elle prend une allure tout aussi

déroutante ; elle porte aussi bien sur les pratiques incestueuses que sur les

formes insoutenables du viol, de la sodomie ; la première forme

apparemment supportable, quoique contraire aux valeurs éthico-sociales

est donnée par Tchicaya Utam’si dans Les fruits si doux de l’arbre à pain

193 Bolya ( Baenga ), Cannibale, p 13 194 Bolya, Op.Cit. P. 14 195 Bolya, Op.cit p. 99-101

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93

( 1987 ) où Gaston couche avec sa sœur Marie-Thérèse. Egalement dans

Le jeune homme de sable, Oumarou, pour s’affranchir de la tutelle

paternelle couche avec la dernière épouse de son père.

Avec Gisèle Aka, Les haillons de l’amour (1994 ), Johanne, une jeune

étudiante est habitée par une passion forte pour son père : « Je l’aime à

crever… mon père et moi nous étions faits l’un pour l’autre »196

qu’elle finit par tuer à cause des reculades de ce dernier que la jeune "folle"

met au compte de la lâcheté.

La forme la plus démesurée est perceptible chez Sony Labou Tansi, La vie

et demie ( 1979 ) où Martial en colère contre sa fille, dans une de ses

apparitions la bat sauvagement et couche avec elle pour dire le

narrateur « lui donner une gifle intérieure » ; la même Chaïdana dû subir

plus loin le viol collectif de toute une armée durant trois nuits successives et

finit par s’évanouir. Dès son rétablissement, c’était pour « prendre la ville

avec son sexe ».

Dans la perspective de cette même abjection sexuelle, toujours dans

l’œuvre de Sony Labou Tansi, les guides providentiels rivalisent de

prouesses sexuelles au point d’organiser des séances de procréation

radiodiffusées et télévisées en direct, "déviergeant" et fécondant en

quelques heures une cinquantaine de jeunes filles contre le gré de la

communauté internationale.

Bolya avec Cannibale pousse au même degré le débridement des instincts

sexuels avec des scènes décrites dans un art presque jovial et surprenant.

Par exemple, Malata, une servante de la reine des kuyu raconte comment

cette femme l’avait prise, déshabillée et lui avait fait l’amour comme un

homme, tout en jurant de faire des hommes « des esclaves de son sexe, de

ses cuisses et de ses fesses.»197

De même, le prêtre de l’église, le père Moussa fut violé, torturé, c’est-à-dire

sodomisé par le préfet lui-même, aidé de ses sadiques soldats, qui tour à

tour venaient uriner dans la bouche de la victime immobilisée et

ensanglantée. 196 Aka ( Marie-gisèle), Les haillons de l’amour, p.51

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94

C’est avec un réalisme saisissant que le narrateur de Cannibale raconte

toujours comment ayant accédé au pouvoir, le préfet Makwa fait arrêter la

reine des kuyu, la fait violer et sodomiser par toute une garnison, à la fin de

l’orgie, il lui tranche le cou et fait piler la tête dans un mortier…

A cette démesure, on peut ajouter l’homicide consistant à procéder à des

sacrifices humains, sur proposition des marabouts, pour disent-ils

conserver ou acquérir la puissance politique et économique. On trouve cet

état de fait ignoble et crapuleux dans Le jeune homme de sable où le

député Abdou immola pour les besoins de son pouvoir, de façon odieuse,

son loyal serviteur le vieux Bandia ; tout comme d’ailleurs les chefs d’Etat

sanguinaires immolèrent tous les opposants à leurs régimes par le fait de

traitements inhumains institués dans des maisons d’arrêts et de corrections

devenues de véritables "antres", c’est-à-dire des espaces d’où on ne peut

sortir que comme fantôme. C’est ce qu’évoque encore Sassine dans Le

Zéhéros n’est pas n’importe qui ( 1985 ) avec la représentation du

tristement célèbre Camp Boiro du guinéen Sékou Touré.

C’est dans le même cadre qu’on peut situer les "ouvrages-témoignages"

comme Prisonnier de Tombalbaye d’Antoine Bangui, La vérité du ministre

d’Abdoulaye Diallo, et plus récemment Les faux complots d’Houphouët

Boigny198 de Samba Diarra, que le préfacier désigna comme « un voyage

dans notre enfer tropical » ( entendre la prison d’Assabou )199

2- La deuxième modalité repose sur une écriture carnavalesque, c’est-à-

dire une stratégie du grotesque.

L ‘idée de « carnaval » renvoie à la société occidentale du Moyen-

âge. Elle correspond a ce qui y était nommé « la fête des fous ou des

innocents »200. Une tel jeu repose en effet sur le principe de l’inversion

197 Bolya, Op.cit p.34-35 198 Diarra ( Samba ), Les faux complots d’Houphouët Boigny, Fracture dans le destin d’une nation, préface de B. Dadié Paris, Karthala, 1997. 199 Assabou est à quelques lieux de Yamoussoukro ( capitale politique de la Côte-d’Ivoire ), on y trouve les plantations d’Houphouët Boigny, mais il était également un lieu d’incarcération politique, Samba Diarra Op Cit, p. 145-199. 200 Bakhtine ( Mikhaïl ), L’œuvre de Rabelais et la culture populaire au Moyen-âge et sous la Renaissance, Paris, Gallimard, 1970.

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95

systématique dans un temps donné de l’ordre évident des choses ; ainsi,

dans ce monde inversé, le désordre régnait et la déraison triomphait ; les

fous et les gueux pourraient par exemple à la faveur de ce défoulement

devenir des personnages ou des personnalités de façon temporaire de

premier plan.

Tel que pratiqué dans l’Europe médiévale, le carnaval trouve son équivalent

dans les sociétés africaines dont certaines pratiques culturelles reposent

sur le même principe : chez les bambaras du Mali, avec leurs

manifestations culturelles dénommées "kotéba", on encore chez les n’zima

du Ghana et de la Côte-d’Ivoire, avec leur fête rituelle appelée "abissa", les

conventions, les règles , les distances sociales sont momentanément

supprimées, une euphorie générale instaurée et une liberté voire une

licence verbale pratiquée sous une forme ludique quels que soient l’âge et

le rang social sans crainte de représailles…

C’est ainsi que de Yambo Ouologuem à Bolya en passant par Sony Labou

Tansi et William Sassine, on notera l’irruption dans l’art de la création

littéraire d’une fiction dont les limites sont rendues par le jeu festif du

défoulement, de la démesure, de la bouffonnerie ou comme le dit encore

Bakhtine « du rire sur la place publique »201, abolissant la frontière entre

l’ordre et le désordre, le raisonnable et l’irrationnel, le permis et l’interdit ; en

plus des larmes, des souffrances, des atrocités, voire des "cris" qui

semblent traverser les œuvres, il y a la forte présence d’un long registre de

propos injurieux et abjects comme « putes,salopes, putain, imbécile, bâtard,

chien, canaille, racaille, vermine, pourriture etc. »202 ou encore l’usage

surprenant de mots grossiers et d’expressions ordurières comme « con,

connerie, merde, caca, anus, chier, péter, cul, enculer, pisser, sperme,

baiser, vagin, clitoris »203. On y observe également une autre représentation

de l’univers traditionnel africain où la sorcellerie, les fétiches, les sacrifices

rituels, les rites initiatiques, les mânes des ancêtres et les génies tutélaires

Voir également Verdeguer ( Pierre ) « Fêtes et jeux de massacre dans Louis Ferdinand Céline » in Etudes littéraires, Vol 18, n° 2, 1985 201 Bakhtine, Op.cit. Idem 202 Bolya , Op.cit. Idem 203 Bolya , Op.cit. Idem

Page 97: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

96

subissent le traitement d’une écriture débridée, une création de la

tératologie où l’insolite et le monstrueux le disputent au fantastique ou

encore à l’immonde.

Depuis Bakhtine, cette pratique à la fois ludique et comique est perçue

comme remplissant une fonction cathartique en ce qu’elle instaure un

dialogisme entre des paradigmes oppositionnels et aboutit à un

rapprochement, voire une superposition des contraires pour une liquidation

des tensions sociales.

Mais alors pourquoi l’écrivain africain a-t-il subitement recours à un tel

procédé ?

Cette transposition du jeu carnavalesque dans la littérature que Bakhtine a

nommée « carnavalisation »204 serait selon lui une stratégie romanesque

« de contrôle d’une violence sociale latente et de récréation d’une cohésion

menacée »205.Pour d’autres comme Pierre N’Da, ce procédé serait surtout

une stratégie de « dissimulation face aux censures gouvernementales »206.

Notre point de vue c’est que cette manière de créer remplit une fonction

disruptive émancipatrice, en ce qu’elle affirme et confirme le temps d’un

désaparentement entre espace littéraire constitué et les autres univers

sociaux (politiques et économiques ) ; mieux, c’est l’expression d’une liberté

d’expression littéraire qui achève de nous conforter dans notre position que

la littérature africaine a opéré un glissement significatif pour se constituer

en un « champ » en tant qu’espace symbolique ayant ses propres "règles

du jeu" contenues comme nous l’avons montré en une littéralisation des

ressources orales et traditionnelles.

3 – Enfin pour la troisième modalité signalons quelques subversions

observables au niveau des codes linguistico-textuels.

Ainsi peut-on rappeler au niveau des textes des remises en causes

bien connues de certaines structures traditionnelles du genre romanesque.

204 Bakhtine Op.cit. Idem 205 Comme Bakhtine, Roger Caillois ( L’homme et le sacré , Paris, Gallimard, 1950 ) René Girard ( La violence et le sacré , Paris, Hachette, 1987 ) soutiennent cette thèse relative au sociodrame et à la catharsis. 206 N’Da ( Pierre ) article déjà cité, in Sociétés africaines et diasporas, Idem, p.116

Page 98: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

97

Dans ce cas précis, on note la transposition des modes de « penser » en

tant que manières de raconter, de rapporter des récits selon les modalités

des arts de la parole ( contes, mythes, proverbes ) dans les sociétés

traditionnelles ou encore selon les moyens empruntés aux instruments

traditionnels de communication et de conservation de l’information (

tambour, kora, arc musical sur lesquels nous reviendrons longuement dans

les étapes suivantes ).

Cette transgression manifeste du code textuel s’observe chez Sony Labou

Tansi par un flou narrationnel, les incohérences de la diégèse et la

polyphonie des instances narratives s’opposent à la « doxa » esthétique

marquée par des récits unifiés, clairement conçus et rationnellement

racontés.

Les repères spatio-temporels par exemple sont brouillés, l’espace est

insaisissable : la Katamalaisie est mutante et multiforme, le temps et la

chronologie des évènements sont immémoriaux et imprécis : « c’était au

temps où la terre était encore ronde, où la mer était la mer, où la

forêt… » 207.

Ce désordre spatio-temporel, cette achronologie et cette transgression du

genre romanesque par la pratique d’une intergénérécité fondée sur les

genres traditionnels et oraux se trouve également chez Adiaffi Jean-Marie

et Maurice Bandama.

Pour ce dernier écrivain par exemple, le récit dans Le fils-de-la femme-mâle

commence dans un village avec une partie de chasse et transpose

brusquement le lecteur dans « le ventre de la terre », un espace surnaturel

impossible à saisir. De même avec La Bible et le fusil, le récit se déroule

dans un espace innommé à une époque X du quatrième millénaire :

tout cela se passait à l’an trois mille moins X au pays des soleils et des

abysses, des étoiles et des ténèbres, des fleuves et des purgatoires… un

jour où le ciel et la terre s’accouplaient.208

207 Sony Labou Tansi, La vie et demie Paris, Seuil, 1999, p. 11

Page 99: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

98

En outre, les personnages sont identifiables à certaines figures de la

mythologie populaire. C’est ainsi que les trois Awlimba et Bla yassoua dans

Le fils de-la femme-mâle engagent un itinéraire assimilable soit à celui de

Mami Watta209 ou à celui que proposent B. Dadié et l’historien Loucou à

propos de la reine fondatrice du royaume baoulé210, à savoir une

anamorphose du voyage initiatique dont les intrigues et le sens contribuent

à élaborer le mythe fondateur d’un peuple.

Il est également possible de noter que la licence créatrice telle que

nous venons de la décrire se perçoit aussi avec pertinence au niveau de la

langue d’usage, notamment à travers les infractions langagières, portants

tour à tour sur l’expression verbale qu’on dit « défrancisée » ou

« africanisée », le mélange des régistres, l’usage excessif de l’antiphrase

ou des images oxymoriques, les hyperboles, la caricature etc.

Il s’agit alors d’observer une transgression des codes linguistiques et

académiques en vigueur, comme c’est fréquemment le cas dans les rues

de certaines capitales africaines où le parler quotidien contribue à fouler

aux pieds les normes de la langue officielle ( le "français de Moussa" pour

la langue française à Abidjan et le "pidgin english" pour l’anglais à Lagos ).

Cet "abâtardissement" de la langue officielle ( le français dans notre cas )

qui tend à la libérer des contraintes normatives pour les besoins de la

création littéraire s’observe avec la même constance et pertinence chez la

quasi totalité des écrivains actuels : Kourouma à qui on a longuement

attribué la virtuosité de cette pratique211 propose des constructions lexicales

comme les syntagmes verbaux « courber la prière », « cogner sur la

plaie », les syntagmes nominaux « la cérémonie du dèguè », « le

208 Bandama ( Maurice ), La Bible et le fusil , Abidjan, CEDA, 1997, p. 5-6. Voir également le fils de-la femme-mâle, Paris, L‘Harmattan , 1993 209 Dans la mythologie populaire africaine, Mami Watta est un génie de la mer, à la fois capable de bien et de mal mais plus connue pour sa beauté éblouissante. Elle peut être l’équivalent des sirènes de la mythologie grecque que Guillaume Appolinaire nomme « les fées aux cheveux verts » in Alcools (1913) 210 Voire B. Dadié, « La légende baoulé » in Légendes africaines, Paris, Presse Pocket, 1982, p. 35-37. Egalement Loucou ( Jean Noël ) en collaboration avec F. Ligier, La reine Pokou, fondatrice du royaume baoulé, Paris, ABC, 1978. 211 Voir notamment Gassama ( Makhily ), La langue d’Ahmadou Kourouma ou le français sous le soleil d’Afrique , Paris, ACCT-Karthala, 1995.

Page 100: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

99

donsomana », les phrases comme « Ibrahima a fini dans la capitale…il n’a

pas supporté un petit rhume »212 ou « Fama l’unique ! le grand ! le fort ! le

viril ! le seul possédant du rigide entre les jambes »213. Ou encore les

appositions étranges et incompatibles comme « monnê, outrages et défis »

( substantif malinké + substantif français ) en tant que forme de cohabitation

dans l’univers de la locution de deux ou plusieurs structures linguistiques

notamment celle du terroir et celle de la langue coloniale dominante.

Chez Sony Labou Tansi, le recours aux néologismes le dispute à un

usage souvent familier et trivial de langue : « Il a vomit le couillon…C’est

un cochon, c’est le père de tous les cochons du monde…Il a "merdé" sur

ma belle veste, flanquez lui une belle "coudoyade" »’214.

On a encore des constructions imagées comme :

J’ai dansé avec lui au retrait de deuil du citoyen commissaire. J’ai tellement bien frotté qu’il s’est réveillé. J ‘ai encaissé une belle intensité. Une belle chaleur locale. Ça pesait bien à travers ma robe, ça me dilatait.215

Anatole relève à juste titre les constructions suivantes dans certaines

œuvres de Sony Labou Tan’si:

o Des nuages de ballons jaunes, rouges, bleus, gravissait le ciel…

o Un véritable ouragan de mots…

o Un orage de signes de croix…

o Un rayon de charme fou…

o Un flot de femmes…216

On pourrait multiplier les exemples où les écrivains africains actuels

proposent l’avènement d’une pratique littéraire nouvelle : la langue qui la

sous-tend est agrammatique, c’est-à-dire qu’elle échappe aux exigences

212 Kourouma ( Ahmadou ), Les soleils des indépendances, p. 7 213 Kourouma Op.cit. p.203-204 214 Sony Labou Tansi, L’anté-peuple, 1983, p.40-41 215 Sony Labou Tansi, La vie et demie, p. 39 216 M’Banga ( Anatole ), Les procédés de créations dans l’œuvre de Sony Labou Tansi, système d’interaction dans l’écriture, Paris, L’Harmattan, 1996, P.197

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100

d’un usage correct de la langue, le discours de ces écrivains est souvent

charnel et grossier, il inculque ses marques à une manière atypique de

créer et donne ainsi le jour à une littérature qui semble éclabousser la

tradition textuelle, visant même à porter un coup aux canons génériques et

à détruire l’édifice artistique tel qu’ imposé par les institutions compétentes.

Cette manière de produire de la littérature est iconoclaste.

Si pour certains, elle est en correspondance avec l’image de la société

réelle, pour nous c’est la preuve que la littérature africaine est un espace

social particulier. D’un point de vue global, ou si on veut "international",

c’est peut-être la manifestation d’une « révolution » de cette littérature

minorée contre celles dominantes par analogie au point de vue développé

par Deleuze et Guattari217 à propos du modèle adopté par Franz Kafka

dans son rapport avec la langue allemande, en tant que langue politique

dominante et le yiddish comme langue de ”révolution littéraire” ou au

principe d’un « mouvement de déterritorialisation »218

Pour nous cette stratégie textuelle et discursive qui a permis à la littérature

africaine de se défaire de « l’odeur du père » (Mudimbe) est

essentiellement l’effet d’un champ autonome qui se pose et se définit selon

ses modalités spécifiques d’existence et de fonctionnement. L’oralité et la

tradition orale en constituent des lieux de croyance, ses objets d’enjeu et de

rivalité.

217 Voir Deleuze et Guattari, Kafka, pour une littérature mineure, Paris, Minuit, 1975.

Page 102: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

101

II LES PROPRIETES SPECIFIQUES

Les modalités justificatives de la pertinence d’un « champ

littéraire africain» ne sauraient se limiter à la seule histoire de sa

constitution ou de son processus d’autonomisation ; elles ne peuvent

s’arrêter non plus à la description du jeu et des enjeux du champ ; ou

encore à la mise en exergue des stratégies de distinction déployées par les

différents acteurs comme nous le verrons plus loin.

Les traits visibles et distinctifs du « champ africain » nous semblent être

aussi affaire « d’institution » en tant que « structure sociale

durable remplissant une fonction de régulation des pratiques »219.

Dans ce sens, postuler la présence et la pertinence d’un « champ littéraire

africain », revient à rendre compte des étapes de production de la littérature

africaine, de la diffusion, puis de la consommation de cette littérature.

Bien sûr, en prenant prétexte des faiblesses structurelles nées des réalités

conjoncturelles ( crises économiques chroniques, illettrisme accentué et

habitude littéraire immaitrisée du fait de l’intrusion de l’écrit dans le champ

oral et traditionnel ), des études antérieures220 soumises à une trop grande

comparaison avec les champs dominants ( français notamment ) ont vite

fait de conclure pour certaines à l’absence ou au caractère inopérant de

l’institution littéraire en Afrique et pour d’autres à récuser l’idée même d’un

« champ littéraire » appliqué à l’espace africain221.

218 Deleuze et Guattari op cit ibid 219 Voir Aristote, La politique, I, 2, 1253a, traduit par J.Tricot, Paris, vrin, 1962 Voir également Durkheim ( E ), les règles de la méthode sociologique, Paris, Flammarion, ed.1998. Ou encore Deleuze ( G ), Introduction à instincts et institutions, Hachette, 1954 , P.8-11 220 Voir Fandio ( Pierre ), L’institution littéraire en Afrique Noire : le cas du Cameroun, Thèse de doctorat, Grenoble III, 2002. 221 Pierre Halen éprouve la même difficulté face à la littérature francophone dans son ensemble, aussi en vient-il à séparer les notions de « champ littéraire » et de « système littéraire » qu’il trouve appropriée pour rendre compte de la spécificité francophone ( voir Halen ( Pierre ) , « notes pour une topologie institutionnelle du système littéraire francophone », in Littératures et sociétés africaines, Bayreuth, 2001, P.55-67. Il va de soit que cette distinction très artificielle permet de contourner le problème sans le resoudre car quelle différence de nature établir entre « champ » , « système » et « institution » ? de toute évidence même si la réciprocité n’est pas garantie, le premier concept implique absolument les deux derniers. Nous pouvons donc aisement parler de

Page 103: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

102

Notre objectif ici consiste justement à faire de certaines propriétés

spécifiques du champ littéraire africain non plus la preuve de son

impertinence mais plutôt un élément empirique de son existence ou de sa

fonctionnalité.

Vu donc sous un angle typiquement institutionnel, le « champ littéraire

africain » est d’une part une institution inversée ( un champ aux frontières

mouvantes, une économie particulière) et d’autre part une pratique

paradoxale (problèmes d’un ″corps de lecteurs″, des instances de

légitimation expatriées ). Le champ littéraire africain engage également le

crucial problème de son « autonomie » qu’il convient d’élucider.

A- Une institution inversée

Un champ aux frontières mouvantes

Quelles sont les frontières exactes du « champ littéraire africain » ?

En d’autres termes où commence-t-il et où s’arrête-t-il ?

Deux modes antagonistes, obéissants à des logiques inverses peuvent

constituer une unité de mesure du champ africain : il s’agit de ce que l’on

peut appeler imparfaitement « une géographie littéraire »222 que l’on oppose

à la géographie physique ou humaine, fille de la raison politique. Les deux

types de géographie se distinguent223 par le contenu varié qu’ils confèrent à

la notion de « frontière ». « institution littéraire africaine » comme une modalité du « champ littéraire africain ». Voir Mouralis ( B ), Les contre-littératures, P.17-26. L’ouvrage publié par P. Halen et Romuald Fonkoua, Les champ littéraires africains ( déjà cité ) semble relever de la même impasse théorique. Les pluriel ici ayant pour fonction de protéger les auteurs contre certaines apories. Pourtant le singulier est bel et bien envisageable comme Mouralis en donne quelques exquisses d’expérimentation dans Les contre-littératures et Littérature et developpement ( déjà cité ) 222 Nous le soulignons 223 Toutefois, le lieu tracé par la géographie littéraire peut revêtir la même caractéristique que celui de la géographie physique ou humaine, c’est-à-dire le lieu réel dont parle Marc Augé dans son Anthropologie des mondes contemporains : ce lieu peut alors se definir comme « identitaire (en ce sens qu’un certain nombre d’individus peuvent s’y reconnaître et se definir à travers lui ), relationnel ( en ce sens qu’un certain nombre d’individus peuvent y lire la relation qui les unit aux autres) et historique (en ce sens que les

Page 104: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

103

En effet si pour le premier type de géographie la frontière est aisément

modifiable, c’est-à-dire malléable, fluctuante et en perpétuelle mobilité, le

second type de géographie pose « la frontière » en terme de « clôture » :

on ne peut traverser ses espaces ou ses lieux ou encore relier ses

territoires sans se soumettre aux exigences des « barrières douanières ».

En outre, si cette spécificité de la littérature africaine dans sa délimitation

des lieux ou dans son tracé des frontières peut s’expliquer par son pouvoir

d’ « insubordination» dont nous avons fait cas dans les pages précédentes,

elle peut aussi et surtout se comprendre par une raison historique.

En effet il apparaît qu’historiquement les premiers instigateurs de la

littérature africaine actuelle ont dû, dans le cadre de l’importation de cette

pratique, enjamber les « frontières africaines » avant de les fixer. De la

sorte les premières créations littéraires produites par les auteurs africains

n’étaient reconnues et légitimées comme telles que par les « pères

fondateurs », entendre les colons « passeurs de frontières ».

Il apparaît également qu’historiquement, l’histoire du champ littéraire

africain tel qu’il est constitué aujourd’hui est initié par des acteurs africains

ou non africains « passeurs de frontières » en sens inverse, c’est-à-dire

allant vers le « centre parisien » pour quêter et obtenir un droit d’entrer

dans l’espace littéraire légitime. D’où la constitution d’un champ littéraire

africain hors des « frontières africaines » que Katharina Städtler a qualifié

de « champ littéraire colonisé en exil ».224

Autrement dit, il peut bien exister un ″corps d’écrivains africains″ ou se

réclamant comme tel situé hors de l’espace africain, mettant en place un

processus de production, de diffusion et de consommation du texte africain,

profitant de réseaux, de systèmes et d’institutions littéraires non africains

mais au bénéfice d’un capital africain.

Il apparaît enfin qu’historiquement, les mouvements des peuples,

dans le cadre bien circonscrit des expériences de l’esclavage (la

occupants du lieu peuvent y retrouver les traces d’une implantation ancienne, le signe d’une filiation ) ». Voir Augé (Marc), Pour une anthropologie des mondes contemporains, Paris, Aubier, 1994, p.156 224 Städtler (Katharina), loc.cit, ibid.

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104

déportation) et de la colonisation peuvent fonder des espaces situés hors

des frontières africaines (Antilles, Amériques du Sud, Europe et une partie

de l’Australie) à revendiquer une appartenance au champ africain.

Cet aspect sera largement développé dans les chapitres suivants.

Notons pour être bref que le caractère inversé de l’institution littéraire

africaine tient essentiellement à son aptitude à prendre le contre- pied des

institutions voisines (politique, économique, religieuse).

L’institution littéraire africaine comme toute institution culturelle d’ailleurs

demeure donc principalement une instance où s’engendre un imaginaire

spécifique de la relation : à la pratique réelle des frontières instituée par la

géographie politique, « la géographie littéraire » oppose l’expérimentation

de nouvelles frontières ou en propose une « autre » conception.

Hors du champ africain, les exemples de cette pratique à l’envers sont

donnés par les figures littéraires comme Henri Michaux et Frantz Kafka. On

sait que le premier a pu franchir le sens normatif de la frontière franco-belge

pour se définir « poète français » avant de devenir l’apologiste attitré de

« l’expatriation »225 ou de « l’anti- origine ». Quant au second, il est toujours

parvenu à relier les espaces Tchèques, Allemands, Français et juifs,

donnant ainsi un contour très élargi ou une limite presque infinie à sa

littérature, située au confluent de plusieurs frontières. Pascale Casanova

écrit longuement à ce propos :

Kafka occupe une position très complexe. Comme Pragois, il est au cœur

des débats du nationalisme tchèque ; comme Juif, il est confronté à la

question du sionisme, mais aussi à l’apparition du bundisme en Europe ; et

comme intellectuel il est affronté à la problématique de l’engagement

national par opposition à celle de l’esthétisme tel que le pratiquent ses

amis du cercle de Prague (…) Il est à l’intersection de tous ces espaces

(…). Prague, certes capitale à la fois nationale et culturelle du nationalisme

tchèque, mais aussi ville où s’affirment encore les intellectuels Juifs

germanisés, Berlin, capitale littéraire et intellectuelle de toute l’Europe

centrale ; et puis l’espace politique et intellectuel de l’Europe orientale,

225 Voir par exemple Martin (Jean- pierre), Henri Michaux, écrtiture de soi, expatriation, Paris, José Corti, 1994.

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105

univers où emergent des mouvements et des partis nationalistes et

ouvriers juifs (…) sans oublier New York, nouvelle ville de l’immigration

juive, foyer politique, littéraire, théatral et poétique des populations Juives

immigrés de Russie et de Pologne226

Au sein de l’espace africain ou à l’intersection de celui-ci, plusieurs

écrivains constituent des exemples de cette pratique inversée : ainsi, du fait

de la culture malinké considérée comme « l’étymon » de ses œuvres,

Kourouma, écrivain Ivoirien établit-il une heureuse connexion entre les

espaces culturels ivoiriens, guinéens, maliens et sénégalais227.

Félix Couchoro en fait de même pour les espaces culturels du Benin (ex

Dahomey) et du Togo, sans oublier dans une certaine mesure une figure de

l’écriture comme Marie N’diaye228 autour de laquelle s’était engagé un

débat surprenant pour savoir si elle devait appartenir à la France ou à

L’Afrique littéraire ; pourtant comme le reconnaît Mouralis, il y a une

modification de l’espace littéraire dans lequel se meuvent les écrivains

africains Les frontières de celui-ci ne coïncident plus avec celle de l’espace géo

politique africain. A cet égard, la situation de la littérature est devenue

comparable à celle de la musique : à un espace essentiellement africain

s’est substitué un espace littéraire largement Euro-africain (…)229

Une économie particulière

En décrivant l’histoire du champ littéraire français posé comme « un

monde économique à l’envers », Bourdieu détermine les frontières

226 Casanova (P), Op.cit., p.366-367 227 Il est par exemple possible de considerer le motif du « griot » comme un élément « passeur de frontière » reliant l’espace culturel guinéen, celui du Sud de Sénégal, du Sud-Ouest du Mali et du Nord de la Côte d’Ivoire.(Nous le soulignons). 228 De Mère Française et de père Sénégalais, Marie N’diaye publie son premier ouvrage Quant au riche avenir à l’âge de dix-sept ans. Elle connut la consécration avec En famille. Elle est l’auteur de sept romans dont Rosie carpe, Paris, Minuit, 2001, ayant obtenu le prix Femina en 2001. Ses œuvres sont classées dans la catégorie « littérature française du xxème siècle ». 229 Mouralis (B.), L’Europe, l’Afrique et la folie, Paris, Présence Africaine, 1993, p.220

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106

de ce champ à partir de deux modes de production et de circulation

obéissant à des logiques inverses.

A un pole, l’économie anti-économique de l’art pur qui, fondé sur

la reconnaissance obligée des valeurs de désintéressement et sur

la dénégation de l’ « économie » ( du « commercial » ) et du profit

« économique » ( à court terme ), privilégie la production et ses

exigences spécifiques, issues d’une histoire autonome. Cette

production qui ne peut reconnaître d’autre demande que celle

qu’elle peut produire elle-même est orientée vers l’accumulation du

capital symbolique, comme capital « économique » denié, reconnu

donc comme légitime (…). A l’autre pôle, la logique

« économique » des industries littéraires et artistiques qui faisant

du commerce des biens culturels un commerce comme les autres,

confèrent la priorité à la diffusion, au succès immédiat… 230

Il semble que cette opposition entre ″économie littéraire″ ( économie non

économique) et ″économie économique″ constitue une autre des propriétés

spécifiques du champ africain.

Quel est en effet le rapport entre le champ littéraire africain et le champ

économique voisin ?

La définition de ce rapport procède du désapparentement observé dans les

pages précédentes en champ littéraire et champ politique. On peut en

déduire que le paradoxe l’insubordination et l’écart exprimés par les

écrivains vis à vis des politiques se prolongent en une insubordination et un

écart vis à vis de l’économie ou des prébendes économiques dont ces

écrivains bénéficiaient naguère. En cherchant la consécration non plus

dans les cercles des pouvoirs politiques, les écrivains, acteurs du champ

littéraire en constitution entendent consciemment ou non construire « une

économie littéraire » différente de « l’économie économique » par laquelle

ils étaient assujettis aux politiques. Cette « économie littéraire » en

imposant un lien spécifique entre l’œuvre littéraire et « l’argent » propose

230 Bourdieu ( Pierre ) Les règles de l’art, P.202

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107

une logique inversée à la notion et à la pratique de l’économie. Flaubert

définissait ainsi le principe de cette nouvelle économie :

Plus on met de conscience dans son travail moins on en tire de

profit. Je maintiens cet axiome la tête sous la guillotine. Nous

sommes des ouvriers de luxe ; or personne n’est assez riche pour

nous payer. Quand on veut faire de l’argent avec sa plume il faut

faire du journalisme, du feuilleton ou du théâtre.231

Dans sa lettre à Georges Sand, il renchérit :

(…) Je maintiens qu’une œuvre d’art digne de ce nom et faite avec

conscience est inappréciable, n’a pas de valeur commerciale, ne

peut pas se payer.

Conclusion : si l’artiste n’a pas de rentes, il doit crever de faim ! on

trouve que l’écrivain, parce qu’il ne reçoit plus de pensions des

grands est bien plus libre, plus noble. Toute sa noblesse sociale

maintenant consiste à être l’égal d’un épicier. Quel progrès !232

Il apparaît dès lors que le principe et les effets de « l’économie littéraire »

consistent de part et d’autre en une dénégation de la logique de

l’« économie marchande » ou « économie économique » et en la

proclamation d’une économie telle que l’entendent spécifiquement les

créateurs, acteurs du champ littéraire. De façon pratique, la dénégation de l’

« économie marchande » et la proclamation inverse d’une « économie

littéraire » prennent leur sens d’une part à travers la figure du « décadent »

attribuée à un certain nombre d’écrivains du XIX ème siècle.233

En effet si le « décadent » ou « le poète maudit » se situe toujours en

marge de l’ordre social, moral ou politique dominant , il se caractérise

également par son refus de se conformer à une certaine vision dominante 231 Flaubert ( Gustave ), Lettre au Comte René de Maricourt, 4 janvier 1867, T.V, P.264 232 Flaubert ( Gustave ), Lettre à Georges Sand, 12 décembre 1872, T VI, P.458

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108

de l’économisme. Les effets de cet anticonformisme se manifestent à

travers ce que Bourdieu appelle « la bohème ou l’invention d’un art de

vivre »234

Avec le rassemblement d’une population très nombreuse de jeunes

gens aspirant à vivre de l’art, et séparés de toutes les autres

catégories sociales par l’art de vivre qu’ils sont en train d’inventer,

c’est une véritable société dans la société qui fait son apparition

(…) Le style de vie bohème, qui à sans doute apporté une

contribution importante à l’invention du style de vie artiste, avec la

fantaisie, le calembour, la blague, les chansons, la boisson et

l’amour sous toutes ses formes, s’est élaboré aussi bien contre

l’existence rangée des peintres et des sculpteurs officiels que

contre les routines de la vie bourgeoise (…) Mais l’invention du

personnage littéraire de la bohème n’est pas un simple fait de

littérature : De Murget et Champfleury à Balzac et au Flaubert de

l’éducation sentimentale les romanciers contribuent grandement à

la reconnaissance publique de la nouvelle entité sociale,

notamment en inventant et en diffusant la notion même de

bohème, et à la construction de son identité, de ses valeurs, de ses

normes et de ses mythes.235

Autrement dit « la bohème » en s’opposant aux conventions et aux

convenances bourgeoises, partage en partie la misère sociale et construit

un art de vivre en en faisant un art littéraire ayant par dessus tout son

propre ″marché″ de reconnaissance et de consécration, c’est-à-dire son

« économie » dont la logique prend son sens dans/par son opposition à

l’économie instituée par les champs politiques et économiques.

233 Parmis les « bohémiens » ou les « poètes maudits » on peut citer pèle mèle Stéphane Mallarmé, Arthur Rimbaud, Charles Baudelaire, Paul Verlaine auxquels on peut ajouter Flaubert, Balzac et Zola. 234 En le definissant, Balzac écrit : « c’est l’homme qui ne fait rien, son oisiveté est un travail, un repos, il est élégant et négligé tour à tour, il revêt à son gré la blouse du laboureur, et décide du frac porté par l’homme à la mode ; il ne suit pas la loi, il en impose… » Balzac ( Honoré de ) Traité de la vie élégante, Paris, Delmas, 1952, P.16 235 Bourdieu ( P ), Les règles de l’art, P.86-87

Page 110: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

109

Le champ littéraire africain ne se construit pas tout à fait suivant des

modalités identiques. Il n’y a pas existé par exemple de « bohème »

similaire à l’art de vivre baudelairien ou balzacien.

D’abord parce que d’un point de vue anthropologique on a assisté à partir

de la période coloniale, c’est-à-dire à partir des premières « années

littéraires africaines »236 à une mutation même des pratiques économiques,

passant ainsi d’une économie pré-capitaliste ( M. Mauss ) ou d’une

économie des biens symboliques ( P. Bourdieu ) à une économie telle que

la conçoivent les classiques des sciences économiques ( A. Smith, Pareto,

J.M. Keynes …).

Ensuite parce que d’un point de vue sociologique, la publication d’une

œuvre littéraire tout comme l’apparition sur un écran de télévision, était

perçu comme un signe de visibilité ou de réussite sociale. De ce fait,

l’écrivain est supposé faire partie de l’élite sociale et/ou économique (

membre d’une bourgeoisie de classe ), toutes choses qui constituent un

obstacle infranchissable à la vie de bohème en Afrique tel que nous avons

pu l’observer chez les écrivains du champ français.

Pour autant les écrivains africains ne renient pas moins la logique

économique de l’économisme. Ils imposent une économie littéraire

conforme au champ littéraire. Leur procédé consistera pour l’essentiel non

pas à résister à l’ « économie économique » en optant pour « la bohème »,

mais plutôt à contourner la misère sociale qui impose cette résistance à

travers l’exercice de professions parallèles et dont l’avantage comme nous

l’avons déjà souligné est de leur permettre de s’affranchir des idéologies

politiques ou des impératifs économiques imposés par les instances de

consécrations d’alors. L’autonomisation et l’autonomie du champ littéraire

africain tiennent donc en partie à ce désapparentement entre littérature et

politique et/ou économie, mais elles tiennent surtout à cette stratégie ayant

servi à proposer une « économie littéraire » faite d’échanges, de

mouvements, de placements et de déplacements, dont l’utilité, le prix et la

portée ressortissent principalement à la logique du champ littéraire. ( valeur

Page 111: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

110

éthique du désintéressement ≠ valeur matérielle de l’intéressement

mobilisant les mondes politiques et économiques ).

La dénégation de l’ « économie marchande » et la proclamation

d’une « économie littéraire » se perçoivent d’autre part à la fois en ce que

Bourdieu a nommé une « économie des biens symboliques » ( économie

domestique, économie de l’offrande ou tout autre économie de valeur non

matérielle ) sur lesquelles nous reviendrons plus loin ; et un autre aspect de

l’ « économie littéraire » dominée plus tard par l’industrie éditoriale sous le

modèle marchand comme l’a bien montré Robert Darnton à travers les

fortunes et les infortunes des gens de lettres ( ou marchands du livre ) au

XVIIIème siècle237. Quoiqu’il en soit l’histoire de tout champ littéraire c’est

non seulement l’histoire des formes textuelles, des idées, des tensions,

mais aussi l’histoire de son « aventure économique »238 avec ses éditeurs,

ses libraires, ses lieux de diffusion, ses auteurs avec leurs profits et leurs

pertes. Darnton écrit par exemple à propos des ouvrages de l’Ancien

régime :

Les hommes et les femmes qui ont fabriqué et vendu des livres

sont des créateurs de chair et de sang. Ils ont marchandé, bluffé,

espionné, menti. Ils ont été ruinés et ils ont fait fortune en donnant

libre cours à toute la gamme des émotions humaines.239

On voit ainsi qu’à l’origine de la structure de tout champ littéraire

réside sa contradiction avec les champs voisins. Le champ littéraire africain

en particulier est passé par le stade d’une « économie à l’envers » régit

par une logique particulière de la croyance située loin de la logique

marchande. En même temps la bipolarité décrite par l’auteur des règles de

236 Voir N’Kashama ( Pius N’Gandu ), Les années littéraires en Afrique T.I et II, ( 1912-1985 ) et ( 1985-1992 ) Paris L’Harmattan, 1993 237 On pourrait nous objecter ici une contradiction apparente. Mais qu’on ne s’y mepprenne pas : malgré le caractère marchand de cette économie littéraire, elle reste du seule ressort de la raison artistique. Voir Darnton ( Robert ), Gens des lettres, gens du livre, Paris, Odile Jacob, 1990, 1991. Voir aussi Darnton ( Robert ), Bohème littéraire et revolution, le monde des livres au XVIII ème siècle, Paris Gallimard, Seuil, 1983. 238 Darnton ( R ), Gens de lettres, gens du livre, P.7 239 Darnton ( R ) Op.cit. Ibid.

Page 112: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

111

l’art confirme que dans le champ littéraire parvenu à un certain degré de

son « autonomie », la logique marchande n’est pas pour autant absente,

elle y est plutôt spécifique.

B – Une pratique paradoxale

La spécificité du champ littéraire africain semble également avoir trait

aux paradoxes que lui confèrent certaines de ses institutions : Il y a par

exemple la question des instances de légitimation expatriées ( peut-on

légitimement postuler un champ africain avec une réalité éditoriale si

extravertie, voir si faible à l’intérieur des territoires africains, si dépendantes

des grandes instances occidentales ? ), Il y a ensuite l’habitude et l’histoire

d’une pratique de la lecture en Afrique soulevant le problème d’un « corps

de lecteurs » ( Pour qui écrire quand le lecteur semble introuvable ? ).

Des instances de légitimation expatriées

L’état des instances de légitimation de la littérature africaine que nous

qualifions d’ « expatriées » participe au même titre que la problématique du

lectorat aux paradoxes ou à la spécificité des propriétés du champ africain.

En effet en observant l’histoire de ce qu’il est convenu d’appeler avec P.

N’Kashama « l’intention littéraire africaine et la production matérielle qui la

porte et la supporte »240, il apparaît deux types de constat :

Il y a d’abord les conditions matérielles toujours pénibles dans lesquelles

s’exprime, se diffuse et se consomme le livre africain, c’est-à-dire l’évidence

d’une déficience de l’édition africaine et il y a ensuite l’omniprésence ou

l’interventionnisme presque permanent des structures éditoriales

occidentales.

Page 113: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

112

A l’origine des ces deux situations se trouvent également plusieurs

arguments historiques : dans un premier temps l’histoire de l’édition

africaine est avant tout celle de l’édition coloniale ( entre 1920-1930 ) et des

structures de diffusion appartenant aux missions chrétiennes.

De toute évidence, le contexte culturel dominé par l’idéologie et la politique

du gouvernement français de l’époque ne pouvait favoriser une politique

africaine du livre ou une politique efficience du livre africain241. De la sorte

jusqu’à la veille des indépendances des années 1960 et malgré le taux

d’alphabétisation en croissance dans les pays africains « les Etats africains

se sont retrouvés les uns après les autres sans maisons d’éditions et sans

système de distribution. Il n’existait sur place que quelques imprimeries

pour la production des documents officiels »242.

Dans un second temps l’histoire de l’édition africaine est bien sûr celle de

Présence Africaine dans le centre parisien mais aussi celle de l’époque

post-indépendance avec des premières maisons d’éditions endogènes

soutenues par des gouvernements nationaux comme ceux de la Côte-

d’Ivoire, du Togo ou du Sénégal pour le cas Ouest Africain. N’Kashama243

en donne quelques repères généraux significatifs :

1962 : Présence Africaine publie ses meilleurs classiques dans le domaine

du roman. Des noms qui s’imposeront désormais dans les manuels d’école.

1970-1971 : Les éditions Clé ( centre de littérature évangélique ) créées à

Yaoundé en 1963 éditent plusieurs textes à l’intention d’un large public de

scolarisés. Les élèves des lycées et des collèges constituent les premiers

destinataires. Le succès en est immédiat : par le format et le prix, par

l’écriture et la référence aux cultures des cercles urbains. En même temps,

apparaît une autre génération d’auteurs, de penseurs et de philosophes qui

240 N’Kashama ( Pius N’Gandu ), Les années littéraires en Afrique ( 1987-1992 ), volume II, p.16 241 Voir Schulz ( Claudia ), « Construire le paysage de l’édition dans l’Afrique francophone de l’Ouest durant l’époque post coloniale » in Michon ( Jacques ) et Mollier ( J.Y ), Les mutations du livre et de l’édition dans le monde du XVIIIème à l’An 2000, Presse de l’université de Laval, L’Harmatthan, 2001, p.241-250 242 Schulz ( Claudia), Op.cit, p.243 243 N’Kashama ( P.N. ), Op.cit, p.21-23

Page 114: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

113

reprennent les thèmes majeurs du ″discours africain″, et sont publiés dans

des collections célèbres.

1971 : des écrits présentés à des concours littéraires sont régulièrement

publiés. Le prétexte de l’édition est invoqué pour encourager les jeunes

talents qui montent, et susciter des nouvelles vocations. Ce sont ces écrits

qui forment l’essentiel des collections de certaines maisons comme monde

noir poche chez Hatier à Paris et le centre d’édition et de diffusion africaine

( CEDA ) crée en 1971 à Abidjan.

1972 : les éditions Pierre Jean Oswald, à Tunis d’abord, à Paris ensuite

publient un nombre important de textes africains ( Tchicaya U Tam’si,

Boubou Hama, zadi Zaourou, Makouta-M’Boukou, Tati-Loutard, Massa

Makan Diabaté, Charles Nokan, Maxime N’Debeka … )

1977 : Les nouvelles éditions africaines ( NEA ) à Dakar, créées en 1972 et

soutenues en grande part par les gouvernements ivoiriens, sénégalais et

togolais, s’imposent incontestablement sur le continent. Elles sont

également soutenues par un groupe de maisons parisiennes qui y

détiennent des actions et qui font sentir une participation financière

conséquente244 influençant à un moment donné l’activité éditoriale.

1988 : suite à des difficultés financières, les NEA ferment, les

gouvernements des trois pays africains concernés fonderont alors des

éditions nationales. Le Bureau ivoirien de NEA par exemple voit le jour avec

une présence des éditeurs français ayant une part de 20%.

Il faut ajouter à cette litanie d’évènements éditoriaux, et malgré les

conditions de diffusion et d’accueil différentes selon que les éditeurs sont

244 Selon « l’histoire de l’édition en Afrique subsaharienne » établit par Claudia Schulz, Hatier, Didier et Mame detenaient 75% des actions de CEDA contre 25% pour le gouvernement ivoirien, puis 15% de part supplémentaire plus tard. Pour ce qui est de NEA, les gouvernements des trois pays africains detenaient chacun 20% contre 40% pour les éditeurs français Hachette, A.Colin, Fernand Nathan, Seuil. ( Voir Schulz Claudia, Op.cit, p.244 )

Page 115: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

114

occidentaux ou nationaux africains, les moments de distinction tels que les

festivals, les colloques des revues et magazines spécialisés, et surtout les

prix littéraires : Le grand prix littéraire d’Afrique noire ainsi que les

nombreux autres institués par les gouvernements locaux, accompagnant

l’acte ou la politique éditoriale africaine.

Ce qui précède appelle quelques remarques :

D’abord l’état ″extraverti″ depuis ses origines, de l’édition africaine

apparaissant ainsi comme fille de l’édition occidentale ( ou française

précisément pour ne retenir que le cas des pays francophones ouest

africains ).

Ensuite la place prépondérante du centre parisien dans le support matériel

du livre africain ( impression, distribution ) n’a jamais été un phénomène

permanent ; contrairement aux apparences, un grand nombre de textes

dans les littératures africaines de langue française a été publié dans des

éditions ″périphériques″, soutenus dans leur publication et leur diffusion par

les maisons privées, ( celles des « Amis des noirs » ) ou alors par les

maisons locales suscitées par des gouvernements africains. Il apparaît en

conséquence que depuis les années 1980, plusieurs changements

deviennent perceptibles. Le marché éditorial africain parut particulièrement

lucratif, la capacité de production et de consommation du livre en Afrique

subit une nette amélioration due en partie à l’augmentation du taux de

scolarisation.

Enfin, ( en guise de dernière remarque ) les crises économiques des

dernières décennies arrêteront la marche de l’édition africaine pour

accentuer ses faiblesses. Ambroise Kom245 explique cette situation par le

faible pouvoir d’achat des africains, l’absence d’une main d’œuvre qualifiée

et d’un système de diffusion convenable, une infrastructure de transport et

de communication insuffisante, la sous capitalisation des maisons d’édition

245 Kom ( Ambroise ), la malédiction francophone. Défie culturel et condition post coloniale en Afrique. Hamburg lit. et Yaoundé, Clé, 2000.

Page 116: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

115

et le quasi monopole des gouvernements africains dans le domaine du livre

scolaire.

Quant à Fabrice Piault246, il insiste sur la mauvaise alliance faite de « tous

les coups tordus et de multiples formes de corruption : passe-droits,

cadeaux en nature, services divers, bakchichs » passée entre éditeurs

occidentaux et dirigeants africains.

Toujours est-il que quelles qu’en soient les causes, que la situation

éditoriale africaine reste presque entièrement aux mains des grandes

maisons occidentales. Ce qui accentue non seulement la dépendance247

des Etats africains en matière de consommation de l’objet-livre, mais

ramène surtout les écrivains africains d’aujourd’hui à la posture de leurs

devanciers de l’époque post coloniale condamnés à être des écrivains

africains « nés en France » c’est-à-dire soumis à une obligation de confier

leurs œuvres à Gallimard, à Grasset ou au Seuil pour espérer être connus

et reconnus.

Mais cette situation peut-elle suffire à nier l’existence d’un champ littéraire

africain ?

Si l’on adopte comme le préconise Claudia Schulz248, une nouvelle

approche de la matérialité de la littérature en Afrique, on répondra à cette

question par la négative en tournant le dos à deux raisonnements

improductifs : le premier raisonnement qui considère l’oralité des sociétés

africaines comme l’obstacle majeur à une politique efficiente du livre (

politique éditoriale ) en Afrique et le second raisonnement conséquence du

premier qui tend à produire sur le problème éditorial un discours indistinct

du discours sur « l’Autre ».

246 Piault ( Fabrice ), « les pistes sinueuses du livre scolaire » in Livre hebdo n° 357, 12 novembre 1999, p.59. 247 En effet l’Afrique reste fortement dépendante de l’importation du livre. En 1977 les pays occidentaux avaient publié en moyenne 450 titres par million d’habitants alors que les pays africains en publiaient 26 pour le même nombre d’habitants. De 1963 à 1987 l’importation di livre a augmenté de 1300 tonnes métriques à 3900 tonnes métriques. Le Burkina Fasa par exemple à importé en 1989, 99,9% des livres destiné à sa jeunesse, le Sénégal 98,8% et la Côte-d’Ivoire 94%. ( ( Voir Schulz ( Claudia ), Op.cit, ibid. ) 248 Schulz ( Claudia ), Op.cit, p.274-249

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116

De la sorte il est possible de comprendre que les faiblesses de l’édition

africaine relèvent d’un ensemble de problématiques qu’il faut historiciser et

non naturaliser. Autrement dit, il s’agit d’une construction continue du

paysage de l’édition africaine participant de l’histoire du champ et non d’une

réalité achevée ou irréversible qui empêcherait définitivement la réalisation

de cette histoire spécifique c’est-à-dire celle du champ littéraire africain dont

le rapport historique avec le champ français par exemple diffère à bien des

égards, mais coïncide par endroits : La situation éditoriale française au

XVIIème249 et au XIXème250 siècle n’était certes pas « expatriée » ou

« extravertie », mais les écrivains du champ français d’alors n’étaient pas

moins dans une posture de dépendance symbolique liée aux difficultés

d’être connus et reconnus par les instances dominantes de consécration

d’alors.

Au demeurant les conditions sociologiques, matérielles, historiques et

symboliques faisant de la littérature africaine un « champ » sont d’une

pertinence incontestable. Le caractère inversé de ces institutions : ses

frontières sans cesse en mouvement et sa logique économique particulière

loin d’en constituer une négation en sont plutôt une spécificité qu’il convient

d’analyser comme tel.

A la recherche d’un « corps de lecteurs »

Il faudra se garder d’entendre le terme « corps de lecteurs » dans un

sens absolument weberien puis bourdieusien qui pourrait supposer « un

esprit de corps »251 c’est-à-dire un savoir-faire mué en un corporatisme

249 Vialla ( Alain ), Op.cit. Rappellons que l’auteur situe l’origine du champ littéraire français à cette époque. 250 Bourdieu ( Pierre ) situe plutôt l’origine de cette même histoire au XIXème. Voir Les règles de l’art, déjà cité. 251 L’ayant emprunté à Max weber, Bourdieu conçoit le terme « esprit de corps » comme « corps constitué, institué par l’imposition d’un titre et d’une identité commune à des individus rassemblés par de très fortes ressemblances sociales (…) dispositions sociales incorporées ( adhésion enchantée aux valeurs d’un groupe » dans les dispositions corporelles, inclinant à des rapprochements ou des évitements de corps (… ) correspondant à la relation entre les positions dont les membres du groupe sont l’

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117

institué de la profession de lecteurs. Il faudra plutôt l’accepter à la fois

comme acte de « réception » et d’ « interprétation » chers à Hans Robert

Jauss et Umberto Eco. En termes différents il s’agit de restituer à la lecture

ou au lecteur son rôle dans le fait littéraire africain, car comme l’écrivent E.

Fraisse et Bernard Mouralis « lire est sans aucun doute la pratique la plus

immédiate, la plus fréquente et la plus partagée de la littérature ». A ce titre,

l’acte de lecture est bien l’un des fondements de toute « science littéraire »,

à même temps que le lecteur reste une des instances majeures du

processus d’interprétation des textes et même de la constitution de tout

champ littéraire.

Mais peut-on parler de « lecteur africain » pour ce qui est de la littérature

africaine ? Et cette interrogation même n’entache t-elle pas la pertinence

d’un « champ littéraire africain » ?

Répondre à ces questions nécessite un retour aux années ( 1920-

1930) au cours desquelles le « champ littéraire africain » entama son

processus historique de constitution, de fonctionnement et

d’autonomisation. A cette époque, l’existence ou la personnalité du

« lecteur africain » semblait dérisoire : la production d’un texte littéraire, sa

diffusion et sa consommation ( sa lecture, c’est-à-dire sa réception et son

interprétation ) ne trouvèrent leur réalisation efficiente qu’en métropole.

Dans les colonies, il n’y avait pas d’élite constituée en dehors des

administrateurs coloniaux ou des anciens instituteurs formés dans les

écoles primaires supérieures.

Dans les ex colonies, président à partir des années 1960, la présence d’une

élite locale pouvant véritablement se prévaloir d’un savoir-faire en matière

de lecture ( réception et interprétation ) d’une œuvre littéraire restait

toujours problématique. Il en fut de même des institutions traditionnelles du

savoir ( la famille, l’école, l’édition, les bibliothèques ) dont la fonction de

lecture restait faiblement opératoire.

C’est pourquoi, à la question : « pour qui écrivez-vous ? » La quasi-totalité

des écrivains d’alors ayant conscience des paradoxes de la littérature qu’ils incorporation » ( Voir La noblesse d’Etat, grandes écoles et esprit de corps, Paris, Minuit,

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118

pratiquaient ou de la spécificité de la réalité sociale qu’est cette littérature

propose des réponses qui ne manquent pas de nuancer la problématique

du lectorat.

En effet, il semble selon les points de vue exprimés sur la question252 qu’il

existe une différence entre « lectorat » et « visée de l’écrivain » : le premier

terme prend en compte ce qu’on peut appeler imparfaitement « le calvaire

éditorial et lectoral » c’est-à-dire la difficulté d’être édité puis d’être lu, vécue

par la plupart des écrivains africains ou francophones et dont Kourouma et

Chamoiseau livrent leur part d’expérience dans des entretiens avec Lise

Gauvin253. Dans ce cas ci, le lecteur est d’abord celui du centre parisien

avant d’être l’Africain vivant en Afrique.

On peut cependant souligner avec G. O. Midiohouan qu’aujourd’hui

Malgré tout, progressivement le public des lecteurs potentiels s’est accru et

les écrivains africains des années 1980 disposent incontestablement d’un

lectorat africain plus large que leurs prédécesseurs des années 1930. on

peut même noter qu’aujourd’hui, la majorité des écrivains africains

s’adressent d’abord à leurs compatriotes africains contrairement à la

situation qui prévalait pendant la période coloniale où le premier

destinataire de l’œuvre était le public européen (… )254

Effectivement, avec les efforts pour une meilleure scolarisation, avec la

mise en place des universités et le renforcement des centres de

recherches, avec également une politique de la culture et de l’écriture

initiée et soutenue par les ministères de la culture, avec enfin l’avènement

d’une presse située elle aussi dans un processus d’autonomisation assez

satisfaisant, le lectorat africain à bel et bien amorcé l’affirmation et le

renforcement de sa fonction dans la vie littéraire africaine.

Le second terme transcende le simple acte de lecture pour engager

les conséquences escomptées de l’œuvre publiée, ainsi qu’une définition 1989, p.257-258 ) 252 Voir Gauvin ( Lise ), L’écrivain francophone à la croisée des langues,entretiens, Paris, Khartala, 1997. 253 Gauvin ( Lise ), Op.cit, p.35-49 et p.39-162

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119

de la fonction de l’écrivain. « La visée de l’écrivain » permet alors d’aborder

le problème de la lecture loin des seuls aspects purement matériels (

édition, diffusion ) précédemment analysés. Elle permet surtout de savoir

que l’écrivain africain vise spécialement sa société d’origine dont il dresse

une représentation et une fiction, proposant ainsi une société parallèle

fonctionnant en concurrence avec la société réelle. Dans ce dernier cas, le

« lectorat » ( visé ) est africain avant d’être occidental, tout comme ce

lectorat peut être à la fois de tout lieu et de nulle part. Ce qui signifie qu’il

faut donc valider l’existence d’un « lectorat africain » en s’arrêtant d’une

part au caractère historique de ce lectorat non encore achevé dans son

histoire et d’autre part en reconnaissant le caractère également symbolique

de l’acte de lecture ou de l’institution de lecture. L’idée et la notion de

lectorat peuvent alors être conçues comme une donnée sociale prenant en

compte des éléments relevant à la fois des normes littéraires et matérielles

disponibles et la manière dont l’expérience littéraire particulière retentit

dans la vie quotidienne au point d’élargir insidieusement la praxis historique

ou d’influencer subrepticement les limites du comportement social.

C- PROBLEMES DE L’ « AUTONOMIE » DU CHAMP

Postuler l’existence d’ « un champ social » selon l’entendement de la

sociologie des champs symboliques, c’est affirmer l’effectivité de son

« autonomie ». Mais pour ce qui est du « champ littéraire africain », il

semble que sa pertinence est mise à mal justement parce que son

« autonomie » est jugée problématique.

Que doit-on entendre alors par « champ littéraire africain autonome » ?

Si l’on prend le contre-pied de la démarche de Paul Aron, lequel met

en doute l’autonomie du champ francophone en s’arrêtant aux difficultés

254 Midihouan ( Guy Ossito ), L’idéologie dans la littérature négro-africaine d’expression française, Paris, L’Harmatthan, 1986, p.149.

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120

liées d’une part au statut de la langue française usitée dans ces

littératures et d’autre part aux subventions matérielles par lesquelles ce

champ semble lié et soumis aux structures franco-parisiennes255, alors on

pourra élucider le concept d’ « autonomie » appliqué au champ africain en

le relativisant.

Dans un premier temps, l ‘« autonomie », même si elle devait

signifier « indépendance » n’est en réalité qu’un autre nom de la

dépendance, c’est-à-dire que l’autonomie en elle-même n’est jamais un fait

linéaire, total ou définitivement acquis. En intégrant la dialectique,

toute « autonomie » se réalise sur le modèle d’une courbe variationniste.

Aussi peut-on légitimement parler de la littérature de la négritude comme

d’un « champ autonome » pour le simple fait qu’elle est produite

pour l’essentiel par des écrivains qui, en raison du système colonial, ne

participent pas aux structures du pouvoir, et la défense et illustration de la

civilisation africaine s’opère de ce point de vue, chez Senghor, Damas ,

Césaire, dans un espace largement autonome, du moins jusqu’au moment

où ils sont amenés à exercer des responsabilités comme parlementaires

dans un premier temps. Et à cet égard, il y a probablement une corrélation

à établir entre participation au pouvoir et thématique assimilationniste,

expression d’un réalisme politique qui n’avait pas de raison d’être dans la

période 1930-1950256

On peut également postuler une « autonomie » affirmée du champ littéraire

africain dans son rapport structurel au champ français et une « autonomie »

affaiblie de ce même champ dans son rapport aux champs politiques et

économiques africains à partir de la décolonisation et la mise en place des

pouvoirs africains ayant conduit comme nous l’avons déjà montré, à une

255 Voir Aron ( Paul ), « sur le concept d’autonomie » in Discours social/Social discourse, Montréal, Vol VII, n°3-4, 1995. Ou encore « le fait littéraire francophone » in Les champs littéraires africains, p.39-50 256 Mouralis ( Bernard ), « pertinence de la notion de champ littéraire en littérature africaine » in Les champs littéraires africains, p.67

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121

large intersection entre champ littéraire et champ politique dans la période

1960-1970.

De même, il y a une « autonomie » indiscutable, voire décisive, (dont les

effets sont encore pertinents aujourd’hui) du champ littéraire africain dans

son rapport au champ politique et économique d’une part et dans son

rapport au champ français d’autre part à partir des effets jugés décevants

des indépendances africaines des années 1960-1970.

Dans un deuxième temps, l’ « autonomie », sans de limiter au seul

rapport structurel se pose également comme une histoire du

développement du champ, c’est-à-dire la mise en place de ses propriétés

(règles, raisons, lois et croyances) générales et spécifiques. Il ne s’agit

donc pas de confiner cette « autonomie » en une absence totale de contact

des différentes structures sociales dont les antagonismes, les oppositions

et les connections ou les conformités constituent l’histoire de l’état ou du

développement de touts champs.

Il va donc de soi que le littéraire ne peut fonctionner sans un contact

minimum avec les institutions ( politiques, économiques ou religieuses

voisines ). Proclamer alors l’ « autonomie du champ littéraire africain »,

c’est reconnaître simplement l’existence de son « nomos spécifique », au

sens de loi fondamentale distincte ou indépendante de toute autre loi,

constituant les limites objectives du champ et dont la parfaite maîtrise est

nécessaire à la participation au jeu instauré dans le champ. Mouralis

précise à cet effet que :

Cette autonomie du champ littéraire revendiquée par les écrivains

et repérable dans les textes ne signifie cependant pas pour autant que

celui-ci soit une sorte de lieu idéel qui se situerait en dehors du jeu social.

En effet dans sa configuration actuelle ce champ n’est que la

conséquence d’une évolution historique qui a conduit, progressivement,

depuis une trentaine d’années, les écrivains à occuper au sein de leur

société une autre place que celle à laquelle pouvaient prétendre leurs

devanciers…L’écrivain qui entend faire œuvre littéraire ne peut plus

assumer ce rôle d’intellectuel total dont Sartre, Fanon ou Cabral

semblaient avoir fourni le paradigme et encore moins même si certains

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122

continuent de l’accepter, celui de conseiller du pouvoir ou de « théoricien »

du régime (… ) contrainte par la force des choses de faire nécessité vertu,

ces derniers développent une conception plus spécialisée et plus

autonome de la littérature qui devient ainsi leur affaire (… )257

Enfin, dans un troisième temps, il convient de noter que les propriétés

spécifiques que nous venons de relever dans les champs précédents sont

la marque visible de « l’autonomisation » du champ africain dont les

conséquences touchent à la conception portée généralement à la

littérature. En la qualifiant d’institution inversée ou de pratique paradoxale

nous postulons encore à la suite de Mouralis une nécessaire modification

du regard critiques porté sur les textes africains

dans la mesure où ce qui mérite de retenir l’attention n’est plus

seulement l’appartenance de l’écrivain à un ensemble africain,

mais les relations et intersections que l’on peut établir entre les

écrivains de ce nouvel espace littéraire.258

Ce nouvel espace littéraire que nous nommons « champ autonome » peut

ainsi, suivant les lois de sa propre logique établir par exemple des rapports

inattendus entre des écrivains éloignés géographiquement ou appartenant

à des époques ou à des cultures différentes ( Rimbaud et Césaire /Senghor

autour du paradigme de la négritude, Mudimbé et Althusser259 autour de

l’anthropologie d’un côté puis du marxisme et du partie communiste de

l’autre ).

Il peut également instituer des lieux d’édition, l’attribution de prix littéraires,

la ″naissance″ d’une œuvre et d’un écrivain, la circulation et la

consommation du produit littéraire indépendamment de la logique ordinaire

ou des logiques voisines de celles de la littérature.

257 Mouralis ( B ), L’Europe, L’Afrique et la folie, ibid. 258 Mouralis ( B ), Op.cit, ibid

Page 124: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

123

CONCLUSION

La brève histoire sociale de la littérature africaine et par de là elle

francophone que nous venons d’esquisser aura servi à dessiner quelques

traits symboliques de cet espace artistique que nous érigeons en

« champ ». La description de ces manifestations et de son fonctionnement

dévoile que le champ littéraire africain se construit par modifications

successives de son « espace des possibles ». L’invention d’une « âme

nègre » comme lieu de croyance littéraire, le renversement et la

récupération de cette croyance par le "meurtre du père" et l’anéantissement

des mythes de ce dernier, la sollicitation sous différentes formes des

ressources orales et traditionnelles ne constituent peut-être pas des

repères de classification ou de périodisation précis et distincts.

Mais cette description aura au moins permis de comprendre le principe du

jeu littéraire actuel : son fondement s’exprime dans la concurrence, la

rivalité entre les auteurs et leurs différentes stratégies pour se faire

accepter ou reconnaître dans l’espace littéraire ou pour définir et détenir le

monopole de la littérature légitime.

Par ailleurs cette autre approche du fait littéraire aura permis de tirer les

conséquences suivantes :

1 – le dogme de l’homogénéité de la production littéraire africaine

devient inopérant. Cette littérature échappe en outre au statique dans

lequel certains discours voudraient le maintenir pour devenir dynamique.

2 – l’écrivain cesse d’être une personnalité "automatisée" ne faisant

qu’exprimer une expérience. Sa création passe de la fonction politico-

idéologique de « vision du monde » à celle symbolique de « fiction du

monde » pour emprunter encore un mot de Fonkoua.260

259 Mouralis ( B ), Op.cit, p.221 260 Fonkoua ( Romuald Blaise) Op.cit., p.303

Page 125: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

124

Autrement dit, s’il peut exprimer une vision collective, il rend aussi une

vision de lui-même, ainsi qu’une représentation symbolique validée et

légitimée par le seul champ littéraire en tant qu’entité autonome.

3 – il est ainsi devenu sujet de l’écriture dont le travail s’inscrit dans un

processus inter-relationnel c’est-à-dire de prolongement, de contestation,

d’inversion, de déformation, de discours et/ou d’écritures appartenant au

même faisceau de relations.

4 – l’ apparition d’instances de légitimation situées en dehors des autres

champs sociaux, c’est-à-dire produites par le champ littéraire lui-même.

5 – En fin il est à présent possible de comprendre que saisir le sens d’une

production littéraire c’est fondamentalement admettre d’une part qu’il y a

une distance entre les discours des critiques ou ceux des écrivains eux-

mêmes et la présomption de « vérité » attribuée à ces différents discours.

D’autre part c’est reconstruire la structure du champ des productions

littéraires c’est-à-dire mettre à jour le système ou le réseau complet des

relations dont l’œuvre tient sa raison d’être.

Tableau descriptif des différentes modifications de L’espace des possibles

littéraire africain de la période coloniale à aujourd’hui.

Page 126: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

125

QUELQUES AGENTS DU

CHAMP

PERIODES

Auteurs et

acteurs

Revues

Journaux

Edition

Prix littéraires

OBJET DE

LUTTE OU

DE

CROYANCE

ONDES DE

CHOC ET

ETAT DU

CHAMP

Coloniales

1920-1930

1930-1950

Colons,

missionnaires,

Ethnologues

Élèves de l’EPS261,

instituteurs africains

Étudiants africains et

antillais expatriés

Intellectuels

occidentaux

Syndicats (FEANF)

Partis politiques,

églises d’idéologies

anti-colonialistes

L’illustration

Le tour du monde

La quinzaine

coloniale

Légitimes défenses

La revue du monde

noir, Europe-esprit

Les temps modernes

Présence africaine

Discours et/ou

écriture sur l’âme

nègre

Contre

discours/écriture

sur l’äme nègre

Littérature engagée

Idéologie racio-

culturaliste

Épisode Rene

Maran, champ afro-

francophone sous

domination

coloniale

Champ afro-

francophone en

”exil ”sous

domination du

champ français

Post-coloniales et

indépendance

1950-1960

Parlementaires

Sénateurs africains

Présidents, ministres,

députés, hautes

autorités politiques

Le temps

Lettres françaises

Présence africaine

Discours/écriture

politique libertaire

(espérance des

indépendances)

Célébrations des

indépendances

Intersection champ

afro-francophone

littéraire et champ

politique

Post-independance

1960-1970

1970-2000

Ecrivains

Journalistes

Medecinc

Enseignants

Universitaires ou

Simples hommes de

culture…

Instauration du grand

prixlittéraire

d’Afrique Noire

Le Renaudot (à

Yambo Ouloguem)

Seuil, Hachette,

Bordas, Nathan,

NEA,…

Le prix Nobel de

Littérature à Soyinka.

Le Renaudot à

Kourouma

Le mirage

La désillusion

Nouvelle forme

d’écriture

Littérarisation des

ressources orales et

traditionnelles

(croyance- garant

d’originalité, lieu

de distinction)

Episode Yambo

Ouologuem

Affirmation d’un

champ africain.

Autonomie du

champ

261 Eps : ecole primaire supérieure

Page 127: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

126

DEUXIEME PARTIE : EFFET DU REEL, REALITE DU CHAMP :

TENSIONS AUTOUR DES FORMES ORALES ET TRADITIONNELLES

Page 128: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

127

Cette « autre lecture » des littératures francophones et africaines

particulières amorcée tout au long de l’étape précédente de notre réflexion

devra se poursuivre ici sous une forme pratique : il s’agira alors de maintenir la

frontière entre la réalité du champ et le réel lui-même dont l’objet n’est pas à

proprement parler affaire de littérature, pour ne réfléchir qu’à cette réalité du

champ qui n’est qu’un effet du réel, traduite par la tension, c’est-à-dire les

concurrences, les rivalités et les stratégies insoupçonnées pour produire la

« meilleure » littérature écrite moderne (au sens de légitime ou de plus

recevable) proclamée comme fille de l’oralité et de la tradition.

Dès lors, cette lecture inhabituelle, participant du projet épistémologique de

modification des méthodes d’approche des œuvres africaines et de

renouvellement des fonctions attribuées aux littératures des pays dominés,

pour être efficace doit tenir compte d’un écueil principal à éviter : c’est celui que

nous avons récusé jusqu’ici et qui consiste à établir un lien direct entre le

produit littéraire et la position de classe, le groupe d’appartenance ou le

caractère racial de son producteur.

Dans cette perspective, nous reprenons plus que jamais à notre compte le

reproche que Bourdieu formulait à cet effet à Adorno dont la négligence de

« l’effet » du champ philosophique le conduit à méconnaître les lois de

médiations déterminantes constitutives du système philosophique et à

rapporter directement des traits de la philosophie de Heidegger1 à des

caractéristiques de la fraction de classe à laquelle il appartient ; entendre un

groupe d’intellectuels dépassés par la société industrielle, dépourvus de

pouvoir économique et objectivant leurs propres angoisses, voire le déclin de

leur position dans la structure de la classe dominante en terme idéologique de

conservatisme réactionnaire ou de « révolution conservatrice » …

Considérées comme acquises, ces précautions nous permettront de mieux

saisir le principe, le fonctionnement et le sens de toutes mises en forme

littéraire depuis les auteurs post-coloniaux (Senghor et Césaire) jusqu’à ceux

d’aujourd’hui (Zadi, Pacéré).

Cette étape de notre travail consistera donc dans un premier temps à procéder

à une lecture comparée sous l’angle d’une périodisation des formes poétiques

1 Bourdieu (P), L’ontologie politique de Martin Heidegger, Paris, Minuit, 1988, p .10-11

Page 129: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

128

soumises à un ensemble de « mouvements » et de « relations » : recours à des

modèles oraux et traditionnels pour les pionniers, continuum, prolongement ou

contestation et déformation pour les prétendants.

Elle consistera dans un second temps à postuler la séparation souvent

méconnue entre la forme proclamée de l’écriture et celle du discours qui

l’accompagne afin d’en interroger d’une part le jeu et les enjeux constitutifs de

tout système littéraire, et d’autre part d’éclairer la pratique actuelle de la

littérature en Afrique francophone à partir des positions et des prises de

position dont les différents acteurs tiennent ou construisent leurs légitimités

littéraires, car comme l’écrit encore Fonkoua réfléchissant aux stratégies

senghoriennes du discours dans le champ littéraire francophone à partir du

passage de ce dernier en Khâgne à Louis-le-Grand :

La pratique de la littérature – et surtout en Afrique noire – ne consiste pas

seulement à créer des œuvres. Elle consiste aussi à occuper tel un militaire

des positions à partir desquelles les œuvres lues acquièrent une valeur ou

esthétique ou sociologique ou même épistémologique 2

2 Fonkoua (Romuald), « L’Afrique en Khâgne, contribution à une étude des stratégies senghoriennes du discours dans le champ littéraire francophone » in Présence africaine n°54, 1996, p.174

Page 130: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

129

CHAP. I : QUELQUES LECTURES COMPAREES OU

PERIODISATION DES FORMES POETIQUES :

LES PREMIERES FORMES DE SENGHOR /

CESAIRE A ZADI / PACERE

Quelle est la part orale et traditionnelle de la littérature écrite africaine

d’aujourd’hui ? Ou si l’on veut, en quoi cette littérature peut-elle légitimement se

réclamer de l’oralité et de la tradition ?

Autrement dit, quel rapport existe-t-il entre les univers oraux, traditionnels et la

littérature écrite africaine ? S’agit-il d’une pratique pouvant véritablement se lire

en terme de superpositions de textes (hypotexte et hypertexte) ou encore de

domination de l’un sur l’autre ?

Par ailleurs, quelle périodisation peut-on proposer des différentes formes

textuelles selon les générations d’écrivains et les époques littéraires ? Existe-t-il

des périodes littéraires plus « orales » et plus « traditionnelles » que d’autres ?

Il s’agira ici pour nous d’analyser des textes, de les expliquer en nous focalisant

spécialement sur les formes linguistiques et stylistiques qui les constituent et

qui apparaîtront comme preuves d’une annexion par l’écriture du champ oral et

traditionnel.

En confirmant ainsi qu’il y a un franchissement des frontières entre tradition,

oralité et écritures, ces formes textuelles se donneront à être lues comme la

traduction d’un rapport bi-directionnel, c’est-à-dire une « oralisation » et une

« traditionnalisation » de la littérature puis inversement une « littéralisation » de

l’oralité et de la tradition.

En outre, nous partons du principe que la forme textuelle n’est pas une

propriété accessoire du produit littéraire, qu’elle n’est pas non plus la fin

dernière de toute création littéraire, mais qu’elle est ce que Bourdieu nomme

encore « le discours en forme »3 ; c’est-à-dire la forme (discursive ou textuelle)

hiérarchisée et hiérarchisante par laquelle les œuvres peuvent se saisir dans la

totalité de leurs structures ou de leur complexité systémique et significative. 3 Bourdieu (P) Op.cit p.102

Page 131: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

130

Notre lecture sera alors celle d’une « stylistique des formes »*4 selon le terme

de Léo Spitzer, appliquée à un échantillon de textes exclusivement poétiques,

extraits d’un corpus dont il nous faut procéder très brièvement à la

présentation. Il nous faut également présenter les différents auteurs auxquels

ce corpus est emprunté et rendre compte de leurs rapports à l’oralité et à la

tradition.

BREVE PRESENTATION DU CORPUS

Les différentes productions du martiniquais Aimé Césaire et du sénégalais L.S.

Senghor constituent depuis longtemps l’objet de tant d’études qu’il semble

presque inutile de les présenter ici.

On sait aussi à partir de l’histoire sociale que nous avons proposée tout au long

de l’étape précédente de cette étude qu’ils occupent en tant que « classiques »

des positions privilégiées, voire incontournables dans les champs littéraires

africain et francophone sans doute comme nous l’avons déjà montré grâce au

contexte qui fut le leur ; A leur double appartenance, aux champs politique et

littéraire ; mais aussi et surtout grâce aux différentes stratégies de

positionnement sur lesquelles les recherches semblent malheureusement ne

pas insister suffisamment.

4 Léo Spitzer repris par Antoine (Gérard), « Stylistique des formes et stylistique des thèmes », in Chemins actuels de la critique, 1968, p.240

Page 132: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

131

A notre avis, le rapport de ces auteurs à l’oralité et à la tradition ou le discours

par eux tenus sur ces différentes catégories, ainsi que l’usage qu’ils en ont fait

dans la perspective de leurs productions littéraires sont largement parties

prenantes de leurs différentes stratégies de positionnement.

Dès lors, les textes césairien et senghorien, choisis pour intégrer notre corpus,

seront supposés être traversés par des traits distinctifs de l’espace littéraire oral

et traditionnel : il s’agit de quelques textes arbitrairement repérés dans La

poésie5 une anthologie césairienne éditée par Daniel Maximin et Gilles

Carpentier et comportant tout naturellement la quasi-totalité des textes

poétiques de l’écrivain martiniquais. Quant aux textes senghoriens choisis

comme un aspect de notre corpus, on les trouvera dans Œuvres poétiques6,

une autre anthologie constituant un répertoire suffisant des produits de

l’écrivain sénégalais.

Mais notre corpus ne prend son sens véritable qu’une fois que ce premier

aspect est mis en relation avec le second relevant des écrits de Frédéric

Pacéré Titinga et de Bottey Zadi Zaourou.

Qui sont-ils ? Qu’écrivent-ils ?

Si l’on s’en tient exclusivement au rapport supposé de ces deux écrivains à

l’oralité et à la tradition ou si l’on veut aux discours respectivement tenus par

eux sur l’oralité et la tradition, alors on pourrait les considérer comme « fils

légitimes » des « classiques » déjà nommés.

On pourrait même poser, par anticipation, que la filiation existant entre ces

deux « générations » d’écrivains diffère profondément de celle existant au

niveau des Antilles françaises entre A. Césaire et le groupe bien connu des

Raphaël Confiant, Patrick Chamoiseau, J. Barnabé, …, et semble en revanche

similaire à celle constatée entre cette même équipe et Edouard Glissant7.

En effet, contrairement à la relation « parricidaire » voire d’hérésie ou de déni

liant souvent tout héritier à son ascendant, le lien existant ici entre Césaire,

5 Césaire (Aimé), La poésie, Paris, Seuil, 1994 6 Senghor (L.S.), Œuvres poétiques, Paris, Seuil, 1964 7 La filiation, dans tout champ symbolique, prend diverses formes : en effet, les filiations assumées ou rejetées portent les mêmes valeurs : à savoir la conquête dans tous les cas par « les héritiers » de leur autonomie scripturale et ontologique. Ainsi que le montre Véronique Bonnet pour le cas antillais, Glissant accepté n’est pas plus « père et pair » de Confiant, Chamoiseau, Maximin, de Simone et André Schwarz Bart ou de Conde que ne le sont Césaire et Saint John Perse souvent « refusés » ou mal « assumés » et pourtant objets de légitimation ou de reconnaissance. (Voir Bonnet (Véronique), « Les traces intertextuelles ou l’affirmation d’un champ littéraire franco-antillais », in les champs littéraires africains, déjà cité, p.135-144

Page 133: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

132

Senghor et Zadi, Pacéré semble être celui de la revendication ou d’un héritage

assumé (certainement en vue d’un dépassement) au niveau de la forme de

l’écriture.

Dans ce sens, les textes de Pacéré et de Zadi, sans être pour autant des

reprises des créations césairienne et senghorienne, semblent en être au moins

une continuation voire un prolongement. On dirait alors que les prétendants,

tout comme les pionniers sont « des lamentins buvant à la source du Simal »,

c’est-à-dire en termes imagés des créateurs se référant sans cesse à la

tradition orale définie comme abreuvoir.

Dès lors, la Poésie des griots*8 et des Entrailles de la Terre*9 nous intéressant

particulièrement en tant que corpus, ou encore les livres I, II et III intitulés Fer

de lance10 pris dans le même cadre sont considérés comme contenant

essentiellement des formes littéraires orales et traditionnelles.

Ces auteurs eux-mêmes entretiendront avec savoir-faire l’image d’hommes

« militant » et écrivant pour « la réhabilitation » de la tradition orale. Les

activités de Pacéré Titinga, hormis celles liées à sa profession d’avocat portent

principalement sur le domaine culturel et littéraire particulièrement. Fort de son

titre de grand prix littéraire d’Afrique noire, obtenu en 1982, il est connu comme

auteur-fondateur de plusieurs œuvres culturelles dont le monument de vingt

mètres de haut, dénommé « les colonnes de la souris » et devant servir, selon

son concepteur, à la restauration des lieux sacrés de Manega son village natal.

Dans ce même village de Manega, situé à quelque cinquante kilomètres de

Ouagadougou (capitale du Burkina Faso), il construit « le musée de la

termitière » et celui de la « bendrologie » contenant près de dix milles (10 000)

objets dont cinq cents (500) livres anciens sur l’Afrique, cinq cents (500)

masques sacrés et cent (100) pierres tombales dont les effigies sont celles

d’hommes dits datant de plusieurs millénaires.

A la faveur d’une enquête menée à Ouagadougou en juillet 2002, Titinga

Pacéré nous est apparu comme l’homme le plus célèbre11, au sens noble du

terme, du Burkina Faso, son pays.

8 Titinga (Frédéric Pacéré), La poésie des griots, Paris, silex, 1982 9 Titinga (Frédéric Pacéré), Des entrailles de la Terre, Paris, L’harmattan, 2000 10 Zadi Zaourou (Bottey), Fer de lance (livre I, II et III), Abidjan, NEI / Neter, 2002 11 tel est aussi le constat fait par Hortense Logouet Kabore.Elle pense même que Pacere est l’une des personnalités « les plus actives et les plus populaires du continent »

Page 134: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

133

Quant à Zadi Bottey, le capital symbolique dont il bénéficie en Côte d’Ivoire,

son pays, et même au-delà des frontières nationales tient aussi bien de sa

position dans les champs politique et universitaire que de sa pratique littéraire

qu’il définit bien évidemment comme fille de l’oralité et de la tradition.

C’est dans cette dernière perspective qu’il crée plusieurs œuvres culturelles

dont les groupements et cercles artistiques, comme par exemple, le cercle

d’animation, de formation et de création artistique (CAFCA), devenue la

compagnie de « Didiga » qu’il a dirigé de 1980 à 1990. Il place à l’intersection

de la recherche universitaire et de la création artistique le groupe de recherche

sur la tradition orale (GRTO) crée par Barthélémy Kotchy en 1970 et dont la

direction lui fut confiée (à Zadi) un an plus tard, c’est-à-dire en 1971. Il se situe

volontiers dans la mouvance de ceux qui selon lui « ont ouvert au nègre le

chemin sacré de la source en puisant dans le trésor de l’oralité »12, il se réfère

alors sans cesse aux œuvres comme Maïeto13 de Bohui Dali, Latérite14 de

Véronique Tadjo, , ou Une danse dans la forêt15 de Wole Soymka ; il n’oublie

pas des auteurs comme Hampâté-Bâ, Pacéré Titinga, Makan Diabaté et D.T.

Niane qu’il désigne comme des auteurs puisant à la tradition pour proposer

« une littérature et un art vivant à la dimension du génie africain »16.

Zadi diffuse ses oeuvres bien sûr en Afrique, mais aussi en Europe, au

Canada, aux Etats-Unis et a été traduit en italien pour Le secret des Dieux17,

mais également en anglais, en russe et en arabe pour L’œil18.

Il apparaît, à partir de cette présentation que le patrimoine oral et les

ressources traditionnelles sont considérées comme le moule incontournable de

toute production littéraire africaine admise ou reconnue comme telle.

On peut même dire que l’expérimentation ou l’évocation des items oraux et

traditionnels fonde « la raison poétique ou littéraire africaine ». Autrement dit,

au principe des formes principales des créations littéraires africaines se

voir Logouet Kabore(Hortense) Maître Frederic Pacere, origine d’une vie ,l’harmattan, 2001 12 Zadi Zaourou (B.), Postface à la Guerre des femmes,Abidjan NEI / Neter, 2001, p.142 13 Dali, (Joachim Bohui), Maïeto pour zekia, Abidjan, CEDA, 1988 14 Tadjo (Véronique), Latérite, Paris, Hatier, 1984 15 Soyinka (Wole), Une danse dans la forêt, Paris, P. J. Oswald, 1971 16 Zadi Zaourou (B), Op.cit., ibid. 17 Zadi Zaourou (B), Le secret des Dieux, traduit en italien par Natacha Raschi sous le titre Il segreto degli Dei, Torino, La rosa, 1999 18 Zadi Zaourou (B), L’œil, PJ Oswald, 1979

Page 135: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

134

trouvent les catégorèmes oraux et traditionnels devenus objets d’enjeux et de

luttes permanentes entre les créateurs.

Page 136: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

135

I L’ART DU TEXTE POETIQUE, L’ECRITURE OU LA FORME DU

DIRE

Plusieurs critères peuvent concourir à une périodisation de textes dits oraux et

traditionnels. Jean Derive réfléchissant à ce problème élabore une critériologie

de quatre ordres19 : le critère textuel portant sur les conditions de « littérarité »

au sens de Jakobson20, c’est-à-dire les propriétés conférant le caractère

« littéraire » aux textes concernés ; le critère sociologique concernant le

producteur et/ou l’interprète puis le consommateur ; le critère historique

autorisant le découpage périodique, et enfin le critère anthropologique,

élucidant la question de l’ancrage géo-politique et socio-culturel.

Nous avons déjà signifié que le critère textuel nous intéressera ici

spécialement.

A partir de propriétés considérées comme l’apanage du texte littéraire « oral »,

ou si l’on préfère de l’esthétique de la création littéraire fondamentalement

verbale telle que proposée par Bakhtine21, on pourra soumettre des énoncés

aux exigences stylistiques afin de voir, par exemple, comment les formes

réitératives à savoir les répétitions, les parallélismes, les rythmes pourraient

constituer les premières formes orales et traditionnelles partagées par les

créateurs et/ou les acteurs du champ littéraire africain.

Les degrés de maniement de la parole, rendus visibles par plusieurs autres

traits de la culture orale et traditionnelle pourront servir à déceler d’autres

formes littéraires depuis ceux que nous nommons les pionniers jusqu’aux

« prétendants ».

Nous distinguons alors plusieurs formes principales de créations poétiques

africaines : nous séparons les premières formes des secondes, elles-mêmes

pouvant être séparées d’une troisième forme textuelle ou discursive possible.

19 Derive (Jean), « Champ littéraire et oralité africaine » in Les champs littéraires africains, p.91-95 20 Jakobson (Roman), Questions de poétiques, Paris, Seuil, 1973 21 Bakhtine (Mikhaël), Esthétique de la création verbale, Paris, Gallimard, 1984

Page 137: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

136

Réfléchir à l’art du texte poétique dans son acception universelle, c’est à notre

avis postuler à priori un objet esthétique bâti sur une structuration formelle et

organique. Mais c’est aussi répondre à la question en quoi le texte soumis à

notre analyse peut-il se réclamer de l’oralité ou de la tradition ?

Ce qui revient à dire que Cet « objet » se perçoit fondamentalement en termes

de « forme (du dire)» et de « sens » .

En termes différents, cette analyse des « premières formes poétiques » telles

qu’elles apparaissent chez les pionniers (Senghor et Césaire) et les

prétendants (Pacéré et Zadi) doit servir à dévoiler tous les mécanismes

d’encodage aux moyens desquels les différents textes à étudier sont « habités

et animés par un principe de cohésion et de structuration »22, mais elle doit

surtout permettre de scruter successivement les phénomènes textuels de

l’ordre de la réitération, du rythme, et des parallélismes, ainsi que ceux relevant

des images et/ou des symboles, susceptibles d’être considérés non seulement

comme des catégories caractéristiques du champ oral et /ou traditionnel mais

déterminant également en dernier ressort l’écriture ou la forme du dire

poétique en tant que traduction d’un certain ordre de pensée car comme le

constate bien Fonkoua à propos de la pratique de la répétition dans l’œuvre de

Glissant : L’écriture prend tout sens dans la pratique de la répétition. …La

répétition est érigée non pas en manière mais en essence de

l’écriture ; non pas en effet de style mais en ordre de pensée. Elle

permet la réalité de l’expérience, renforce le contrat nécessaire à la

légitimité de l’écriture et maintient en éveil le pouvoir d’écrire.23

22 Léo Spitzer repris par Cocula (Bernard) et Peyroutet (Claude) in Didactique de l’expression, p.110. 23 Fonkoua ( Blaise- Romuald ), Essai sur une mesure du monde…déjà cité. p.266

Page 138: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

137

A- LES PHENOMENES REITERATIFS

Un des principaux caractères de la parole poétique réside dans la production

des formes réitérées, rendues possibles pour les phénomènes réitératifs, c’est-

à-dire la « ré-écriture » en tant que retour cyclique de la même « petite

information »*24 dite et redite, tournoyée en spirale et rendue sous forme de

création d’harmonies visuelles et auditives.

Ce phénomène semble ici se réaliser aussi bien chez les pionniers que chez

les prétendants à travers plusieurs figures ;

Nous avons d’abord la présence et la pertinence de la synonymie, perçue

comme l’idée d’un même signifié contenu et réalisé dans différents signifiants,

exactement comme le montrent ces vers extraits de Chants d’ombre :

Femme nue, femme noire

Vêtue de ta couleur qui est vie, de ta forme qui est beauté !

J’ai grandi à ton ombre ; la douceur de tes mains bandait

mes yeux

(…) je te découvre terre promise, …

Femme nue, femme obscure

Fruit mûr à la chair ferme, sombres extases du vin noir

bouche qui fait lyrique ma bouche

Savane aux horizons purs, savane qui frémit aux caresses

ferventes du vent d’Est

Tam-tam sculpté, tam-tam tendu qui gronde sous les doigts

du vainqueur

(…) Femme nue, femme obscure

Huile que ne ride nul souffle, huile calme aux flancs de

l’athlète, aux flancs des princes du Mali

Gazelle aux attaches célestes, les perles sont étoiles sur

la nuit de ta peau

(…)

A l’ombre de ta chevelure s’éclaire mon angoisse aux

soleils prochains de tes yeux

Femme nue, femme noire25

(…) (…) (…)

24 L’adjectif « petite » permet de confirmer cette conception de la poésie définie comme étrangère à l’information quantitative par opposition aux genres privilégiant la prose. 25 Senghor (L.S.), Chants d’ombre, in œuvres poétiques, p.16.

Page 139: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

138

En analysant ces vers, on constate une homologie approximative de sens entre

les éléments linguistiques poétiquement usités. Dès lors, la relation existant

entre ces différents éléments linguistiques peut-être lue comme une relation

d’équivalence fondée sur le signifiant « femme noire » et les autres signifiants

appartenant aux registres de la couleur, de la forme ou de la beauté, dans leur

rapport commun au signifié sur lequel ils peuvent être tous projetés.

En effet, à l’observation, le syntagme « femme noire », apparaissant comme

titre du texte et constituant également le premier vers, semble repris sous

diverses formes à travers plusieurs autres signifiants, de sorte qu’il ne s’agit

dans tout le texte que d’une reprise de la même « petite information » :

« femme nue, femme noire – femme nue, femme obscure » constituant le

noyau de tous les mots du texte dont ils déterminent la valeur sémantique.

La raison poétique fonde alors un système linguistique spécifique faisant

correspondre entre eux des éléments de classes grammaticales différentes.

Ainsi donc, presque tous les signifiants parcourant le texte correspondent tous

sémantiquement à la charge contenue dans le substantif « femme noire ».

Cette équivalence fondée sur la synonymie pourrait se schématiser ainsi :

noire - j’ai grandi à ton ombre - l’ombre de ta chevelure

Femme obscure - sur la nuit de ta peau … Sombres extases du vin noir …

Couleur (VIE)

lumière - ta beauté me foudroie comme l’éclair -

les reflets de l’or rouge sur ta peau qui se moire …

les perles sont étoiles sur … ta peau …

FEMME NOIRE

nue - terre promise - savane aux horizons purs … savane qui frémis aux caresses ferventes du vent

d’Est … FORME

(BEAUTE)

chair forme tam-tam sculpté – huile calme aux flancs de l’athlète – gazelle aux attaches célestes …

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139

On peut également relever le même phénomène dans un autre extrait de

Chants d’ombre intitulé « Joal ».

On y note effectivement un procédé artistique bâti sur ce que Marcel Proust a

nommé « la mémoire affective ».

Dans cette esthétisation du souvenir, Joal, en tant qu’ espace géographique est

le réceptacle de tous les souvenirs paysagers.

Joal équivaut alors à

« les signares à l’ombre verte des vérandas

les fastes du couchant - les festins funèbres -

le bruit des querelles, les rhapsodies des griots

… »26

Schématisons encore cette équivalence :

Dans ce système linguistique spécifique, il est possible d’établir un rapport de

commutabilité ou de mutabilité, voire d’interchangeabilité entre la plupart des

éléments linguistiques à l’œuvre dans le texte : il existe incontestablement un

lien de synonymie entre le nom de lieu « Joal » évoqué sous forme

26 Senghor (L.S.), Op.cit, p.15

les signares à l’ombre verte des vérandas les signares aux yeux surréels …

les fastes du couchant où Koumba N’Dofène voulait faire tailler son

manteau royal ! JOAL les festins funèbres fumant du sang des

troupeaux égorgés (…) les voix païennes rythmant le tantum Ergo la danse des filles nubiles les chœurs de lutte – oh ! la danse finale des

jeunes hommes (…) (…) (…)

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140

d’exclamation, la formule « Je me rappelle » et tous les syntagmes nominaux et

prépositionnels relevés, participant de la forme et du sens du poème.

Mais outre la synonymie, plusieurs autres figures semblent être également

porteuses des marques du phénomène réitératif.

Il s’agit par exemple de l’anaphore en tant que reprise du même morphème ou

du même mot en début de vers, permettant ainsi d’exprimer une certaine forme

de répétition exactement comme l’exposent ces vers extraits de l’anthologie

poétique de Césaire :

(…)

La plus belle arche et qui est un jet de sang

la plus belle arche et qui est un cerne de lilas

la plus belle arche et qui s’appelle la nuit

et la beauté anarchiste de tes bras mis en croix

et la beauté eucharistique et qui flambe de ton sexe

au nom duquel je saluais le barrage de mes

lèvres violentes27

La construction répétitive, perceptible dans cette strophe est rendue possible

grâce au procédé anaphorique exprimé par la récurrence du syntagme nominal

« la plus belle arche » illustré en trois occurrences, ainsi que par celle du

syntagme nominal « et la beauté » apparaissant à deux reprises.

Ce procédé artistique traverse particulièrement les œuvres de l’écrivain

martiniquais, comme peuvent en témoigner encore ces quelques extraits :

(…) La négraille assise

inattendument debout

debout dans la cale

debout dans les cabines

debout sur le pont

debout dans le vent 27 Césaire (Aimé), Les armes miraculeuses, in La poésie, p.107.

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141

debout sous le soleil

(…)

debout dans les cordages

debout à la barre

debout à la boussole

debout à la carte

debout sous les étoiles

debout

et libre28

Ou encore : (…)

J’habite une blessure sacrée

J’habite des ancêtres imaginaires

J’habite un vouloir obscur

J’habite un long silence

J’habite une soif irrémédiable

J’habite un voyage de mille ans

J’habite une guerre de trois cents ans

J’habite un culte désaffecté entre bulbe et caïeu

J’habite l’espace inexploité

J’habite du basalte non une coulée

mais de la lave le mascaret

qui remonte la valleuse à toute allure

et brûle toutes les mosquées …29

Une approche taxinomique permet d’ailleurs de constater que quarante-deux

textes sur les quatre-vingt-quatre que compte l’anthologie césairienne portent la

marque de cette forme de réitération.

Mais cet éclatement significatif d’une forme particulière rendue possible par les

constructions répétitives ne peut s’observer par les seuls usages de la

synonymie et de l’anaphore.

28 Le cahier d’un retour au pays natal, in La poésie, p. 80. 29 « Calendrier lagunaire », Ibid., p.385

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142

Il y a aussi les différents procédés de harcèlement ou d’insistance traversant

les textes des pionniers et se posant par le fait même comme producteurs

d’effets de ré-écriture.

Il s’agit par exemple des allitérations, des assonances et autres effets de rimes.

L’œuvre poétique de Senghor permet encore de rendre compte de quelques

illustrations : Seigneur Jésus, à la fin de ce livre que je t’offre comme un

ciboire de souffrances

Au commencement de la grande année, au soleil de ta

paix sur les toits neigeux de Paris

mais je sais que le sang de mes frères rougira de

nouveau l’Orient jaune, sur les bords de l’océan Pacifique

(…)

je sais bien que ce sang est la libation printanière dont les

Grands publicains depuis septante années engraissent les

terres d’Empire

Seigneur au pied de cette croix – ce n’est plus toi

l’arbre de la douleur, mais au-dessus de l’ancien et du

nouveau monde l’Afrique crucifiée

Et son bras droit s’étend sur mon pays, et son côté gauche

ombre l’Amérique

Et son cœur est Haïti cher, Haïti qui osa proclamer l’Homme

en face du tyran

Au pied de mon Afrique crucifiée depuis quatre cents ans

et pourtant respirante

Laisse-moi te dire Seigneur, sa prière de paix et de pardon …30

Il est possible de noter ici une prépondérance d’allitérations orchestrées par les

sifflantes [s] dont la présence et la pertinence servent visiblement à créer un

effet de musicalité et à traduire une forme évidente de répétition :

[ Seigneur, souffrances, commencement, soleil, sang, océan, Pacifique,

septante, engraissent, ancien, face, crucifiée, respirante, etc.]

Le texte senghorien foisonne également de diverses sonorités exprimées avec

insistance dont certaines s’apparentent à un fond de roulement de tambour, ou 30 Senghor (L.S.), « Prière de paix » in Hosties noires, Œuvres poétique, p. 92.

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143

de tout autre instrument musical équivalent, grâce notamment à l’usage

artistique des nasales [an – on] et [ã].

En voici quelques exemples :

Oho! Congo oho! Pour rythmer ton nom grand sur les

eaux sur les fleuves sur toute mémoire

Que j’émeuve la voix des Kôras Koyaté ! L’encre du scribe

est sans mémoire

Oho ! Congo couchée dans ton lit de forêts, reine sur

l’Afrique domptée

Que les phallus des monts portent haut ton pavillon

(…) (…) (…)

Lamentins iguanes poissons oiseaux, mère des crues nour-

rices des moissons.

Femme grande ! eau tant ouverte à la rame (…)

Ma Saô mon amante aux cuisses furieuses, aux longs bras

de nénuphars calmes

Femme précieuse d’Ouzougou, corps d’huile imputrescible à

la peau de nuit diamantine

(…) (…) (…)31

[Congo !, ton nom grand, monts, pavillon, Lamentins, poissons, moissons, Femme grande, mon amante, longs bras, diamantine, (…) mon amante à mon flanc, dont l’huile fait docile mes mains, abandon, honneur, soumission].

La réitération est aussi rendue par les « ê » et « a » ouverts :

Chaka, te voilà comme la panthère ou l’hyène à la mauvaise

gueule

A la terre clouée par trois sagaies, promis au néant vagissant.

Te voilà donc à ta passion. Ce fleuve de sang qui te baigne

qu’il te soit pénitence.

Oui me voilà entre deux frères, deux traîtres, deux larrons

deux imbéciles hâ ! non certes comme l’hyène, mais comme

le lion d’Ethiopie tête debout.

Me voilà rendu à la terre. Qu’il est radieux le royaume d’enfance ! 31 Senghor (L.S.), Ethiopiques, Ibid., p.101.

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144

Et c’est la fin de ma passion32

[ Chaka, te voilà, panthère, l’hyène à la mauvaise, à la terre, sagaies, Te voilà à

ta passion, baigne, frères, traîtres, hâ, certes, hyène, tête, voilà, terre …]

Ainsi que par le « o » fermé et sa variante « or » [ כ ]

Une main de lumière a caressé mes paupières de nuit

Et ton sourire s’est levé sur les brouillards qui flottaient

monotones sur mon Congo

mon cœur a fait écho au chant virginal des oiseaux d’aurore

(…) (…) (…) (…)

(…) voici la fleur de brousse et l’étoile dans mes cheveux et le

bandeau qui ceint le front du pâtre athlète

J’emprunterai la flûte qui rythme la paix des troupeaux

(…)

Fidèle je paîtrai les mugissements blonds de tes troupeaux

car ce matin une main de lumière a caressé mes paupières

de nuit

Et tout le long du jour mon cœur a fait écho au chant vir-

ginal des oiseaux33

[ paupières, flottaient, monotones, Congo, écho, oiseaux, aurore, bandeau,

troupeaux, paupières, cœur, écho, oiseaux ]

On notera enfin chez Césaire des effets de rimes réalisés par le fait de labiales

« b, p, m » : Dalaba Pita Labé Mali Timbé

Puissantes falaises

Tinkisso Tinkisso

eaux belles

et que le futur déjà y déploie toute la possible chevelure

Guinée oh

te garde ton allure déclinant

jusqu’à l’ombre de nuage

32 Senghor (L.S.), Op.cit., p.118. 33 Senghor (L.S), « Chants pour signares », nocturnes, Ibid., p.171.

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145

le bâillon de cendre sur ton primordial feu

Volcan flambe ton mufle attentif

à la garde farouche de ce plus rare trésor

Toi golfe

de ta langue de ton souffle de ton rut

caresse et l’allaitant du lait premier

la forme nouvelle et berce

oh berce

d’un maternel méandre

ce sable

ce roulis de liberté fragile34

[Dalaba Labé Timbé, eaux belles, bâillon, flambe, berce, …]

[Pita, Puissantes, déploie, possible, primordial, plus rare, premier, …]

[Mali, Timbé, flambe, premier, forme, maternel, méandre, …]

Ces effets de rimes sont également réalisés par les dentales « d – t » et les

fricatives « v, f » : du fond d’un pays de silence

d’os calcinés de sarments brûlés d’orages de cris retenus

et gardés au museau

d’un pays de désirs irrités d’une inquiétude de branches

de naufrage à même (le sable très noir ayant été gavé de

silence étrange

à la recherche de pas de pieds nus et d’oiseaux marins)

du fond d’un pays de soif

où s’agripper est vain à un profil absurde de mât totem et

de tambours

d’un pays sourd sauvagement obturé à tous les bouts

d’un pays de cavale rouge qui galope le long désespéré

des lés de la mer et du lasso des courants les plus perfides

Défaite Défaite désert grand

où plus sévère que le Khamsin d’Egypte

siffle le vent d’Asshume

34 Césaire (Aimé), « Salut à la Guinée », La poésie, p.194.

Page 147: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

146

de quelle taiseuse douleur choisir d’être le tambour

et de qui chevauché

de quel talon vainqueur

vers les bayons étranges

gémir se tordre

crier jusqu’à une nuit hagarde à faire tomber

la vigilance armée

qu’installa en pleine nuit de nous-mêmes

l’impureté insidieuse du vent35

[d’un pays, d’os, d’orages, de cris retenus et gardés, de désirs irrités, d’une

inquiétude, étrange, d’oiseaux, du fond d’un pays, absurde, défaite, taiseuse

douleur, le tambour, se tordre, tomber, l’impureté, …]

[naufrage, gavé, pays de soif, vain, profil, sauvagement, pays de cavale,

perfides, défaite, siffle, le vent, chevauché, vainqueur, vigilance, …]

On note dans ce texte les couples sonores [d / t] et [v / f] assurant avec

insistance les formes résonnantes acceptées comme la marque esthétique

particulière de tout texte poétisé et en constituant une preuve de son caractère

« oral ».

On pourrait indéfiniment évoquer plusieurs autres formes sonores comme par

exemple les gutturales [g, q] ou les liquides [r], susceptibles de traduire le

même phénomène.

Mais il nous faut à présent observer et évaluer la manipulation du même

phénomène réitératif chez ceux que nous nommons les « prétendants », à

savoir Pacéré T. et B. Zadi.

Les textes de Pacéré et de Zadi semblent à leur tour ne pas échapper non

plus à cette exigence formelle de la production poétique. En effet, on y perçoit,

tout comme chez les pionniers, une très forte occurrence de synonymes,

d’anaphores et d’autres procédés artistiques de la réitération tels que les

allitérations, les assonances et autres effets de rimes.

35 Césaire (Aimé), « Grand sang sans merci », Ibid., p.316-317.

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147

On note ainsi chez Pacéré un traitement particulier de l’espace et du temps

soumis à un procédé d’insistance, voire de harcèlement par le fait de la

synonymie :

Ici,

Ici,

Ici,

Manega

Ici,

Manega.

Ici

Manega.

Ici,

Manega,

Manega,

Manega, Manega,

Manega,

Manega,

(…) (…) (…)

Ici

Manega (…)36

On peut établir dans cet extrait une nette correspondance entre le déictique

spatial « ici » et le toponyme « Manega ». Cette correspondance renseigne sur

le contenu du signifié malgré la diversité des signifiants usités, de sorte que si

l’on élargit le corpus aux textes non mentionnés, il apparaît une récurrence et

une constance de cette correspondance.

Il est ainsi possible de schématiser :

36 - Titinga (Frédéric Pacéré), La poésie des griots, Op.cit., p. 7.

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148

Je suis né dans un village Perdu des savanes Dans la chaleur du Sahel ! Ici, c’est la terre du Fétiche C’est le lieu où se retrouvent Patiemment rassemblés Dans le cœur des aînés Tous les souvenirs des fonds antiques !

Ici – Manega C’est Une terre d’originalité Une terre de fidélité Où la case comme le ruisseau

Le rocher comme la rivière

Ne sont pas comme ailleurs (…)

Je suis né dans ce village

Perdu des savanes

Où la pluie nous vient des rivières (…)

Les signifiants soulignés « dans un village – dans la chaleur du Sahel - la terre

du Fétiche – le lieu - c’est une terre - où - dans ce village » correspondent tous

à l’espace « Manega » lui-même désigné par le déictique « ici », puis

inversement.

La catégorie du temps subit la même réalisation de la réitération, comme le

montre encore cet autre extrait

Ce jour-là !

L’oiseau qui plane s’engouffre

Dans le vertige

Des sirrocos.

La civilisation est un désert

(…) (…) (…)

j’entends du lointain

l’homme à la barde de poussière

chanter ses refrains du soir !

(…) (…) (…)

Ce jour-là

Le désert était

Un désert !

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149

La maison

En boues mendié,

Rappelait tristement

Un baobab séché des ans

Hanté par les

Roussettes de nuits ;

Par moments, Une ombre coupe l’ombre ;C’est une femme

en noir / Couverte de noir (…)37

Ici, la temporalité semble se confondre à la fois à l’espace « désert » et à

l’atmosphère « ombre », ainsi qu’au souvenir « lointain ».

La synonymie, pour qu’elle apparaisse, laisse donc se dessiner un rapport

spécifique entre les différents signifiants dont les contenus correspondent à

celui que suggère la temporalité marquée par

« ce jour-là ».

Visiblement, les signifiés attendus sont indissociables de l’événement, de

l’histoire, de l’espace géographique …

Schématisons :

Le désert était Un désert J’entends du lointain L’homme à la barde de poussière Chanter ses refrains du soir !

Ce jour-là La maison rappelait tristement Un baobab séché des ans Hanté par des roussettes de nuits Une ombre coupe l’ombre ; C’est une femme en noir Couverte de noir

Il est possible de placer sur le même axe paradigmatique le syntagme « ce

jour-là » et les mots comme « désert, soir, tristement, séché, nuit, ombre,

femme en noir, couverte de noir ».

Il s’agit là d’une réalisation manifeste d’un rapport de synonymie.

Ce procédé foisonne également chez Zadi. Parmi plusieurs exemples, retenons

celui-ci : 37 Titinga (Frédéric Pacéré), Des entrailles de la terre, p.18-23.

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150

Porte au loin ma voix, Dowré mon frère

Toi bel oiseau de mes nuits de victoire

Souche

Souche indéracinable à qui je confie le nœud coulant de ma

Parole aux mille spires

- ma voix -

ma parole, Dowré,

l’orage inflammable surgi de mon gosier orageux

- mon art -

O Dowré

Mon art aux plis et replis

Mille spires et vrilles le nœud qui te ceint …

Dowré, toi bel oiseau de mes nuits

Souche

Souche mouvante émouvante

Indéracinable Dowré à qui je confie le nœud de ma parole 38

Ce texte laisse apparaître un rapport de synonymie sous deux formes.

Il y a d’abord l’équivalence des signifiés contenus dans les signifiants différents,

de sorte qu’il est possible d’établir une correspondance entre le nom commun

« Dowré » soumis à divers traitements imagés et certains syntagmes nominaux

comme « toi bel oiseau - souche indéracinable – l’orage inflammable –

indéracinable Dowré ».

Il y a ensuite une unicité qui se construit entre ce personnage ‘’Dowré’’ et le

« je » du poète, de manière à poser l’un comme le ‘’double’’ de l’autre.

S’il est impossible de parler de synonymie à l’endroit des entités ontologiques, il

existe au moins dans le texte des éléments linguistiques de la même nature

qu’on pourrait élever au rang de synonymes.

On a ainsi :

« Dowré mon frère – bel oiseau de mes nuits – ma voix – ma parole, Dowré –

mon art ô Dowré – mon art aux plis et replis … »

38 Zadi Zaourou (Bottey), Fer de lance, livre 2, p.103.

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151

Représentons ces deux formes de synonymie :

Toi bel oiseau Souche Souche indéracinable

Dowré L’orage inflammable Souche mouvante émouvante Gélules de feu (…)

On pourrait aisément remplacer le nom « Dowré » par « Toi - bel oiseau –

souche indéracinable – orage inflammable - … »

Bel oiseau de mes nuits

Ma voix

Ma parole, Dowré … surgi de mon gosier orageux Mon art O Dowré Mon art aux plis et replis Dowré, toi bel oiseau de mes nuits sacré Dowré à qui je confie le nœud de ma parole Allons voir Allons voir, Dowré Allons voir, Ami (…)

Dans ce cas-ci, on voit bien le (je) du poète indissociable de « Dowré »

apparaissant comme un ‘’alter ego’'. On a ainsi « Dowré mon frère » équivalant

à « bel oiseau de mes nuits – ma voix – ma parole – mon gosier – mon art – je

– allons Ami ».

Il est également possible de rendre compte de la réitération telle qu’elle se

réalise par voie anaphorique et par les autres procédés de ré-écriture ou

d’insistance.

En effet, comme chez les pionniers, Pacéré et Zadi semblent avoir un recours

abondant aux techniques de ré-écritures par anaphore, par allitérations,

assonance ou tout autre effet de rime.

Donnons-en sommairement quelques exemples :

Dowré mon frère

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152

Ici

Ceux qui parviennent

Aux sommets des montagnes,

Et

Qui oublient

Leurs sueurs d’antan

Ici

Louches percées

Contenant des nectars,

Qu’on ne peut céder au voisin

Ici

La grandeur

Des étapes

(…)

Ici

Manega

Mes hommages

A l’histoire

(…)

ici

dans le tam-tam de la vallée 39

La reprise séquentielle en début de vers ou de strophes de l’adverbe « ici »

favorise un effet de ré-écriture par usages anaphoriques, comme en témoigne

encore cet autre extrait, toujours emprunté à Pacéré :

Mère

Je grimperai

Tous

Les soirs

Sur

Les flocons,

39 Titinga (Frédéric Pacéré), La poésie des griots, p. 7-8.

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153

Mère

Tu resteras courbée

Lourde,

Respirant le poids des ans

Et

Le travail de la terre.

Mère,

Tu resteras grave

Sous

Le soleil dardant

Des terres du Sahel !

Mère,

Tu resteras mère,

Mère,

(…) (…) (…)

Tu resteras l’alizé

des mers profondes (…) 40

Ici, la répétition au moyen de l’anaphore est rendue possible par les

nombreuses occurrences en début de vers ou de séquences de versets du

substantif « Mère ».

On peut trouver un autre exemple de la même nature chez Zadi, à travers les

occurrences constatées en début de syntagme « la nuit » :

La nuit est longue,

La nuit des dévoreurs d’âmes

La nuit est longue

La nuit tronqueuse de vaillance

La nuit est longue

La nuit qui truque les vaillances

Notre nuit

La nuit des brouilleurs de vue

Les nuits de l’Afrique défunte (…) 41

40 Titinga (Frédéric Pacéré) , Des entrailles de la terre, p. 55. 41 Zadi Zaourou (Bottey), Fer de lance, livre I, p. 30.

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154

Dans cette même perspective l’on pourrait aller au-delà de l’anaphore pour

déceler d’autres techniques d’écriture faisant lieux de ré-écriture par l’usage de

quelques effets de rimes, à savoir les allitérations et les assonances :

Kidikidi

Ta Tata

Kidikidi Ta Tata

Kidikidi Vents Ventres creux

Kidikidi

Sang San Pedro

Kidikidi Riz Plus de riz

Kidikidi

Vis

Riviera Kidikidi Toi Toi le roi Kidikidi

Prends Garde à toi

Kidikidi

Ré Révolu

Kidikidi

Ré Révolution

Kidikidi Kidikidi 42

42 Zadi Zaourou (Bottey), Op.cit., p.30-31.

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155

La spécificité de ce fragment de vers, c’est qu’il se présente comme un

condensé de formes réitérées.

D’abord, l’onomatopée « Kidikidi » en tant que représentation d’une sonorité

tambourinée reprise en une dizaine d’occurrences subit un traitement analogue

à celui d’une anaphore. A la différence qu’ici, « Kidikidi » en assurant la

musicalité du texte est essentiellement un leitmotiv, voire un refrain dont les

couplets se trouvent contenus dans les allitérations et les assonances,

respectivement en [t], [v], [s], [r] et [a], [ã], [i], [e].

Ensuite, ces dernières, soumises à un jeu de sonorité pour les besoins de la

reprise, voire de la répétition (du son ou du mot), sont presque traitées sous la

forme de doublets ou même de triplets.

On a ainsi :

[ Ta / Ta/ta ; vents / ventres creux ; sang / San Pedro ; Riz / plus de riz ;

vis / riviera ; toi / toi / le roi / prends garde à / toi ; ré / révolu ; ré / révolu/tion ].

Ces textes des ‘’prétendants’’ au même titre que ceux des ‘’pionniers’’

apparaissent comme un ensemble de structurations ou de constructions

répétitives. Ainsi, grâce à l’exposition des formes résonnantes (synonymie –

anaphores), au rendement de l’enveloppe sonore des mots (allitérations,

assonances, rimes), la réitération sous la forme de musicalité confirmée dans

ces textes a été dévoilée.

Cette marque esthétique particulière, fille des phénomènes réitératifs, est à

notre avis un élément sociolectal, caractéristique de la plupart des univers

oraux et traditionnels dont Françoise Waquet dit que la création et l’invention du

savoir reposent essentiellement sur « une raison orale »43. Pour nous, les

pratiques socioculturelles, dans ces espaces déterminés à certains égards,

touchent particulièrement à l’énumération, la répétition, et la mémoire44.

43 Par opposition à J. Goody dont la « raison graphique » repose essentiellement sur l’accumulation, la conservation et une ‘’meilleure’’ transmission du savoir grâce aux techniques paralinguistiques (Diagrammes, listes, tableaux), Françoise Waquet propose une « raison orale » fondée sur la réalité d’une transmission vivante « parole ailée » et non « gelée » d’un savoir performant par une oralité indispensable et nécessaire dans une civilisation de l’imprimé. (Voir Waquet (Françoise), Parler comme un livre, l’oralité et le savoir (XVIe – XXe siècle), Paris, Albin Michel, 2003, p.359 – 383. 44 Précisons toute fois que la fonction de l’imprimé et de l’écrit peut-être aussi d’ordre mnémotechnique. La prise en compte de la mémoire n’est donc pas spécifique à l’oralité comme le discours ethnologique l’a propagé jusqu’à présent. (Voir encore Waquet (Françoise), Op.cit, Ibid.).

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156

Perçus tels quels, ces phénomènes réitératifs entraînent des implications et des

conséquences sur le texte poétique, laissant ainsi apparaître d’autres marques

esthétiques pouvant être désignées comme des traces propres au champ oral

et traditionnel.

B- LES PARALLELISMES ET LE RYTHME

Dans un texte poétisé, les parallélismes se posent comme une portion de texte,

c’est-à-dire deux ou plusieurs fragments de vers, véhiculant soit de façon

intégrale, soit approximativement les mêmes traits formels.

En cela, cette notion prend en compte plusieurs variantes, elle peut être ainsi

d’ordre syntaxique, sémantique ou rythmique.

Mais en insistant particulièrement sur la question du rythme, quel lien peut-on

nouer entre d’une part les parallélismes dans leur ensemble, et d’autre part le

rythme qu’on peut définir à la manière de Kotchy comme « la cadence régulière

d’une phrase poétique ou musicale, c’est-à-dire le retour périodique des mêmes

combinaisons de durée se produisant plus ou moins symétriquement »45 et

l’espace de création oral et traditionnel ?

En effet, si l’on tourne le dos aux théories proposées par les partisans d’une

certaine « esthétique nègre » constituée d’arguments ipséitaires,

sociobiologiques ou raciaux, dont nous dénoncions les effets pervers dès les

premières pages de cette étude, il apparaît que les parallélismes et le rythme

sont des phénomènes esthétiques constants dans certaines pratiques

artistiques de la plupart des sociétés ayant privilégié « la raison orale » comme

dans la Grèce antique ou dans des cultures africaines de tradition orale.

Ainsi des travaux d’Aristote et de Valéry (sous leur nuance philosophique) à

ceux de Sory Camara en passant par Jahn, le père M’veng et les Griaule (où ils

prennent un sens anthropologique), la problématique des parallélismes et du

rythme est érigée en élément identifiant des arts oraux et traditionnels.46

45 Kotchy (Barthélémy), La correspondance des arts dans la poésie de Senghor, Abidjan, NEI, 2001, p.39. 46 Aristote affirme dans sa poétique qu’une des causes de l’apparition de la poésie est liée à « la disposition de l’homme pour la mélodie et le rythme ». Il emprunte ensuite à l’histoire naturelle, l’idée selon laquelle la poésie pourrait être considérée comme un être vivant dont chacune de ses parties doit contribuer à

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157

Voyons comment elle apparaît sous diverses formes chez Senghor et Césaire.

LE PARALLELISME SYNTAXIQUE

Certains textes de Senghor ou de Césaire contiennent des vers dont la

disposition graphique obéit à la même combinaison syntaxique. C’est-à-dire

que ces vers sont soumis à un rapport d’équivalence au niveau de leurs

structures47 ou de leurs schémas morphosyntaxiques.

Considérons, par exemple, quelques extraits de « A l’appel de la race de

Saba » subdivisé en sept strophes, chacun d’eux offre les constructions

suivantes :

a - Mère soit bénie !

J’entends ta voix quand je suis livré au silence sournois de

cette nuit d’Europe (…)

b - Mère soit bénie !

Je me rappelle les jours de mes pères, les soirs de Oyilôr (…)

c - Mère soit bénie !

Je ne souffle pas le vent d’Est sur ces images pieuses comme

sur le sable des pistes

d - Mère soit bénie !

J’ai vu dans le sommeil léger de quelle aube gazouillée ?

Le jour de libération (…)

l’harmonieuse constitution de l’ensemble (Aristote, poétique (nouvelle) édition des belles lettres pour la traduction des extraits de Platon et d’Aristote, Collection classique de poche, 1990, p. 25.) Cette proposition avant la lettre des catégories formelles de l’art poétique sera utile à Valéry dans son projet esthétique bâti sur ce qui sera plus tard les répétitions, les parallélismes, les insistances et le rythme, impliquant la ‘’fête’’ des mots, des sons et des sens. (Valéry (Paul), Poétique, déjà cité ). Le phénomène apparaît chez Sory Camara sous une forme profondément symbolique et anthropologique, avant d’être esthétique ou même narratif. (voir notamment l’histoire du « jeune homme aux mains vides » in Parole très ancienne ou le mythe de l’accomplissement de l’homme. Grenoble, La pensée sauvage, 1982, p.25 – 55. Mais bien avant, Jahn, le père M’veng et les Griaules en avaient déjà fait « l’africanité » des créateurs africains Voir, Jahn, Muntu ; M’veng (Engelbert), L’art d’Afrique noire, Tours, 1964, Griaule (Marcel), Dieu d’eau, Calame-Griaule, « L’art de la parole dans la culture africaine », Présence Africaine n°47. 47 Voir Cohen (Jean), Structure du langage poétique, Paris, Flammarion, 1966, 1977.

Page 159: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

158

e - Mère soit bénie !

Reconnais ton fils parmi ses camarades comme autrefois ton

Champion, Kor Sanou ! Parmi les athlètes antagonistes (…)

f - Mère soit bénie !

Reconnais ton fils à l’authenticité de son regard (…)48

On peut en dégager les structures syntaxiques suivantes :

a - syntagme nominal (substantif (mère) + impératif)

pronom personnel sujet + syntagme verbal

b - syntagme nominal (substantif (mère) + impératif)

pronom personnel sujet + syntagme verbal

c - syntagme nominal (substantif (mère) + impératif)

pronom personnel sujet + syntagme verbal

d - syntagme nominal (substantif (mère) + impératif)

pronom personnel sujet + syntagme verbal

e - syntagme nominal (substantif (mère) + impératif)

syntagme verbal

f - syntagme nominal (substantif (mère) + impératif)

syntagme verbal

Il est ainsi possible d’établir un parallèle entre

48 Senghor (L.S.), Hosties noires, ibid.

a // b // c // d

Page 160: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

159

et un autre entre selon leurs différentes constructions.

Proposons l’exemple d’un autre extrait :

a - Voici le soleil

Qui fait tendre la poitrine des vierges

Qui fait sourire sur les bancs verts les vieillards

b - Ecoutez-moi, Tirailleurs sénégalais, dans la solitude de la

Terre noire et de la mort (…)

Ecoutez-moi, Tirailleurs à la peau noire, bien que sans oreilles (…)

c - Recevez ce sol rouge, sous le soleil d’été ce sol rougi du sang

des blanches hosties

Recevez le salut de vos camarades noirs, Tirailleurs sénégalais

MORTS POUR LA REPUBLIQUE !49

Les structures syntaxiques qui les constituent se perçoivent sous cette forme :

a -

1 - syntagme prépositionnel

2 - pronom relatif + syntagme verbal

3 - pronom relatif + syntagme verbal

b -

1 - syntagme verbal

2 - syntagme verbal

c -

1 - syntagme verbal

2 - syntagme verbal

Le parallélisme apparaît d’une part entre les vers et d’autre

49 Senghor (L.S.), Op.cit., Ibid.

e // f

a1 // a2

Page 161: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

160

part entre les vers et entre .

Les œuvres de Césaire permettent de rendre compte du même phénomène :

a -

1 - Je porte la laitière du roi

2 - J’étends le tapis du roi

3 - Je suis le tapis du roi

4 - Je porte les écrouelles du roi

5 - Je suis le parasol du roi

(…)

b -

1 - Tam-tam de la forêt

2 - Tam-tam du désert

3 - Tam-tam pleure

4 - Tam-tam pleure *50

Ces vers précédents correspondent à ces différentes constructions :

1

2

a 3

4

5

1

2

3

4

50 Césaire (Aimé), « Ex-voto pour un naufrage », Op.cit., p.171.

b1 // b2 // c1 // c2 b // c

- Pronom personnel sujet + syntagme verbal (verbe +substantif +

syntagme prépositionnel)

- Syntagme nominal (substantif + syntagme prépositionnel)

b

- Syntagme nominal (substantif + verbe à l’impératif)

Page 162: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

161

En terme plus précis,

On peut encore déceler chez Césaire, une variante sous forme chiasmique du

parallélisme syntaxique :

1 - Voum rooh oh

2 - Voum rooh oh

3 - à charmer les serpents à conjurer les morts

4 - Voum rooh oh

5 - à craindre la pluie à contrarier les raz-de-marée

6 - Voum rooh oh

7 - à empêcher que ne tourne l’ombre

8 - Voum rooh oh 51

Cette strophe présente une configuration structurale manifeste qui donne une

alternance de :

(1) - (2) - onomatopée

(3) - syntagme prépositionnel

(4) - onomatopée

(5) - syntagme prépositionnel

(6) - onomatopée

(7) - syntagme prépositionnel

(8) – onomatopée

Nous avons alors les correspondances par chiasmes fondés sur les

alternances : 51 Césaire (Aimé), Le cahier, p.28

a1 // a2 // a3 // a4 // a5

b1 // b2 b3 // b4

Page 163: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

162

Mais cette forme de parallélisme n’est pas la seule présente dans les textes de

Senghor et de Césaire : il en existe une autre d’ordre sémantique.

LE PARALLELISME SEMANTIQUE

Ici, c’est le problème du sens qui se pose.

En effet, cette forme de parallélisme est celle qui établit le même contenu

sémantique, c’est-à-dire la même signification intime entre les vers ou les

groupes de vers.

Ce jeu de sens participant de la célébration poétique sera alors focalisé à la fois

sur les vers et sur des strophes entières.

Empruntons à cet effet un autre exemple à Senghor :

a - Prisonniers noirs je dis bien prisonniers français, est-ce

donc vrai que la France n’est plus la France ?

b - Est-ce donc vrai que l’ennemi lui a dérobé son visage ?

c- Est-ce vrai que la haine des banquiers a acheté ses bras

d’acier ?

d - Et votre sang n’a t’il pas salué la nation oublieuse de sa

Mission d’hier ?

e - Dites, votre sang ne s’est-il pas mêlé au sang lustral de ses

martyrs ?

vers (1) - (2) ] onomatopée

onomatopée [ vers (4) - (6) – (8)

syntagme nominal [ vers (5) - (7)

vers (3) ]syntagme nominal

Page 164: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

163

f- Vos funérailles seront-elles celles de la Vierge-Espérance ? (…)52

Dans cet extrait, la teneur sémantique des vers semble être essentiellement

caractérisée par une série de marques interrogatives dont la fonction principale

est de se poser comme un paradigme possible de la locution « en d’autres

termes » ayant valeur explicative et d’insistance. Dans cette perspective, elle

marque une équivalence au niveau de la portée sémantique des différentes

entités entre lesquelles elle s’interpose.

Dès lors, les vers de cet extrait d’un point de vue grammatical tendent à

renvoyer à la même valeur significative pouvant porter sur la réalité d’une

France amnésique, oublieuse des services suprêmes à elle rendus par les

tirailleurs africains, et par conséquent, ingrate envers ces derniers.

Cette équivalence sémantique peut se traduire ainsi :

Autrement dit :

Cet autre extrait n’échappe pas non plus à ce traitement poétique fondé sur le

jeu du sens des vers ou de leur signification :

a - L’aigle blanc a glapi sur la mer sur les isles, comme le cri

blanc du soleil avant midi

52 Senghor (L.S.), « Tyaroye » in Hosties noires, p.90.

a = b = c France méconnaissable d = e = f Tirailleurs rejetés et reniés par la France a = b = c = d = e = f France amnésique France ingrate

a // b // c d // e // f a // b // c // d // e // f

Page 165: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

164

b - Le lion a répondu, le prince de la brousse qui soulève la

torpeur lâche de midi

c - Ebou-é ! tu es la pierre sur quoi se bâtit le temple et

l’espoir (…)

d - Les jeunes dieux de proie se sont dressés, ils lancent leurs

yeux sillonnés d’éclairs

e - Ebou-é ! tu es le lion au cri bref, le lion qui est debout

et qui dit non !

f - Le lion noir aux yeux de voyance, le lion noir à la crinière d’honneur (…) (…) (…) g - Ebou-é ! tu es pierre qui amasse mousse (…)53

Ici, la valeur sémantique des vers semble intégrée à différents registres

animalier (aigle – lion), minéral (pierre, acier) et végétal (mousse). Mais tous

ces éléments comparants sont articulés autour des deux figures principales :

d’un côté, un conquérant innommé, mais laissant se profiler vraisemblablement

l’image de conquérants occidentaux, puis de l’autre « Ebou-é » posé comme

réceptacle de tous les indices ou des symboles de la résistance africaine.

Le jeu du sens se joue donc ici de manière suivante :

a - L’aigle blanc a glapi sur la mer (…)

b - Le lion a répondu (…)

c - Ebou-é ! tu es la pierre (…)

d - Les jeunes dieux de proie se sont dressés (…)

e - Ebou-é ! tu es le lion (…)

f - Le lion noir aux yeux de voyance (…)

g - Ebou-é ! tu es pierre qui amasse mousse (…)

53 Senghor (L.S.), Op.cit., p. 74.

Page 166: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

165

On pourrait étendre ces illustrations chez le poète martiniquais mais afin

d’éviter une litanie redondante du phénomène décrit, évoquons tout simplement

le bref exemple perceptible dans un texte comme « Barbare » où toutes les

strophes s’équivalent du point de vue de leurs différentes significations

réalisées toutes dans le titre « barbare » et repris à chaque début de strophe.

Comme un refrain et ses couplets, le texte « Barbare » présente des groupes

de vers qui semblent être substituables les uns aux autres tant ils semblent

renvoyés à la lettre à l’acte de revendication et d’acceptation d’une condition

jugée inférieure :

a - barbare

C’est le mot qui me soutient

et frappe sur ma carcasse de cuivre jaune

où la lune dévore dans la soupente de la rouille

les os barbares

des lâches bêtes rôdeuses du mensonge

b - barbare

du langage sommaire

et nos faces belles comme le vrai pouvoir opératoire

de la négation

c - barbare (…)54

L’équivalence ou l’égalité du sens contenus dans les différentes strophes

permet ainsi de préciser :

54 Césaire (Aimé), Cadastre, p.159.

a = d le(s) conquérant(s) occidental(aux) b = c = e, f = g Ebou-é ! valeur et symbole de la résistance africaine

a = b = c

Page 167: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

166

LE PARALLELLISME RYTHMIQUE

On pourrait nous reprocher ici de postuler un lien « naturel » entre le

parallélisme et le rythme, alors même qu’à l’évidence ces deux entités

esthétiques sont isolables, voire dissociables.

Nous choisissons de les traiter sous le même angle. De plus, il est aussi

incontestable que bien que dissociables, ces deux marques poético-esthétiques

peuvent très souvent s’imbriquer. En effet, le rythme que certains spécialistes

de culture considèrent comme le pilier essentiel de l’art oral et traditionnel

(musique, chant, danse, poésie) en général et africain particulièrement55 est

avant tout « mouvement » c’est-à-dire « cadence » ou encore « alternance »

soumis à une fonction dynamique. S’il est oratoire, le rythme se révèle sous la

forme de l’intensité respiratoire, tonique et accentuel. S’il est musical, il revêt

alors la forme de la mélodie ou de la syllabe s’il est poétiquement rendu.

En cela, le rythme n’exclut guère le parallélisme en tant que « reprise

rythmée »56. Bien au contraire, ils se rencontrent et se confondent. Le rythme

peut-être alors parallélisme et le parallélisme peut inversement être rythmique

comme le reconnaissent Molino et Tamine percevant le parallélisme en terme

de « reprise dans deux ou trois séquences successives d’un même schéma

morphosyntaxique accompagné de répétitions ou de différences rythmiques

phoniques ou lexico-sémantiques »57.

Nous retiendrons donc ici deux formes possibles de parallélisme rythmique.

La première est celle établie par Jean Cauvin et qu’il a nommée « le rythme

profond »58 , c’est-à-dire le rythme qui s’installe lorsque d’étape en étape, un

même syntagme ou un même vers ou verset ou encore une même séquence

se manifeste de manière constante au point de donner au texte une allure

organique ou fonctionnelle spiralée.

55 Kotchy étudiant par exemple la question du rythme chez Damas écrit : « la poésie négro-africaine se fonde particulièrement sur la richesse des images et du rythme … La poésie nègre est une poésie intensément rythmée ». Voir Kotchy (Barthélémy), Lire Leon G. Damas, L’œuvre poétique, sous-titrée Une lecture africaine de Leon G. Damas, Abidjan, CEDA, 1989, p.88-89. 56 Nous le soulignons. 57 Molino (J.) et Tamine (J.), Introduction à l’analyse linguistique de la poésie, Paris, PUF, 1982. 58 Voir Cauvin (Jean.), La parole traditionnelle, Paris., Ed. St-Paul,1980.

Page 168: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

167

Mais à l’observation, il semble que ce genre de rythme ne trouve sa pertinence

que dans les poèmes à long cours.

Vu alors que cette forme rythmique semble hypothétiquement pertinente dans

les textes dont l’allure n’est point celle des créations à long cours, une

deuxième forme de parallélisme rythmique nous intéressera ici et portera sur le

rythme accentuel.

Pour cette éventualité, il s’agira pour nous de faire le relevé d’un nombre n de

vers dont la structure rythmique est dévoilée par la distribution des accents

toniques : temps forts (F) et temps faible (f) témoignant de ce fait d’une

équivalence intégrale ou partielle.

Dans le premier cas, le texte bien connu du martiniquais Aimé Césaire semble

être une parfaite illustration du rythme profond.

En effet, une observation faite du Cahier*59 d’Aimé Césaire offre la certitude

d’une création rythmée à la façon d’un nœud et d’une spire, c’est-à-dire que

dans ce texte, le syntagme « au bout du petit matin » est conçu sur le modèle

d’un vers-refrain se signalant de manière constante à travers tout le texte

comme une ouverture au vers suivant :

(…) Au bout du petit matin …

Au bout du petit matin bourgeonnant d’anses frêles les

Antilles qui ont faim, les Antilles grêlées de petite vérole,

les Antilles dynamitées d’alcool, échouées dans la boue de

cette baie, dans la poussière de cette ville sinistrement

échouées.

Au bout du petit matin, l’extrême, trompeuse désolée

eschare sur la blessure des eaux ; les martyrs qui ne

témoignent pas ; les fleurs du sang qui se fanent et s’éparpillent

dans le vent inutile comme des cris de perroquets …

Au bout du petit matin, sur cette plus fragile épaisseur

de terre que dépasse de façon humiliante son grandiose

avenir – les volcans éclateront, l’eau nue emportera les

tâches mûres du soleil et il ne restera plus qu’un bouillon-

59 Césaire (Aimé), Le Cahier, ibid.

Page 169: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

168

nemt tiède picoré d’oiseaux marins (…)

Au bout du petit matin, cette ville plate-éclatée (…) Au bout du petit matin, (…)60

Dans ce texte du poète martiniquais, le syntagme « au bout du petit matin »

apparaissant sous vingt-cinq occurrences représente bien le nœud de la spire,

elle-même construite par tout le déroulement du texte par versets qui sans

cesse se déploient et s’enchaînent. C’est ce que Kotchy nomme encore « le

système de tuilage »61, entendre un rythme essentiellement binaire qu’il trouve

caractéristique du rythme rendu par le « tambour-parleur »62 dans le cadre de

l’art populaire (musique et chanson) traditionnel.

Ce système, selon Zadi est une traduction de la distribution du temps de parole

dans la poésie traditionnelle63 ; celle-ci étant assumée alternativement par le

chanteur principal et le chanteur secondaire, tout comme dans le cercle du

conte ou l’épicentre et le conteur alternent dans la poésie de la parole ainsi

rythmée.

Il existe alors par le fait du nœud et de la spire la manifestation d’un

parallélisme rythmique constant et intégral à travers tout le texte césairien.

Césaire a également recours au rythme accentuel.

En voici un exemple par le texte arbitrairement choisi « Beau sang giclé ».

60 Césaire (Aimé), Op.cit., Ibid. 61 Kotchy (Barthélémy), « Fonctions sociales de la musique traditionnelle » in Présence africaine n°93, 1975. Voir aussi « Le Tohorou de Srolou, drame-figuration » in Chanson populaire en Côte d’Ivoire, Présence africaine, 1986. 62 Kotchy, Op.cit., Ibid. 63 Kotchy, Op.cit., Ibid.

La spire

« au bout du petit matin » Le nœud (vers créant par son retour

cyclique le rythme profond)

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169

a - Tête trophée membres lacérés

b - dard assassin beau sang giclé

c - ramages perdus rivages ravis

d - enfances enfances conte trop remué

e - l’aube sur sa chaîne nord féroce à naître

f - O assassin attardé

g - l’oiseau aux plumes jadis plus belles que le passé

h - exige le compte de ses plumes dispersés 64

64

Ce texte est construit sur une alternance rythmique des temps forts (F) et des

temps faibles (f) dont on peut évaluer les intensités :

a - 4 F + 3 f

b - 5 F + 3 f

c - 4 F + 4 f

d - 4 F + 5 f

e - 5 F + 4 f

f - 3 F + 4 f

g - 4 F + 8 f

h - 4 F + 6 f

En considérant d’une part les accents forts en intensité, nous constatons que

Possèdent chacun 4 temps forts (4=2+2) et fonctionnent comme des dyades

conférant alors au rythme contenu dans ces vers l’allure d’un rythme binaire.

64 Césaire (Aimé), « Beau sang giclé », Ferrements in La poésie, p.336.

a - c - d - g - h

Page 171: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

170

En revanche, possèdent respectivement (5), (5) et (3) temps

forts. Ils sont liés par un rythme ternaire. En conséquence, il existe entre

et des équivalences rythmiques intégrales.

D’autre part, en prenant en compte à la fois les temps forts et les temps faibles, il

apparaît une homologie rythmique entre d’un côté

b - 5 F + 3 f 8

c - 4 F + 4 f 8

g - 4 F + 8 f 12

h - 4 F + 6 f 10

en tant que vers dominés par un rythme essentiellement binaire et de l’autre

côté

a - 4 F + 3 f Ι7 e - 5 F + 4 f Ι9

d - 4 F + 5 f Ι9 f - 3 F + 4 f Ι7

dominés par un rythme tantôt ternaire [ 9 (3*3) ], tantôt fonctionnant à plusieurs

temps (monade, dyade, triade) [ 7 (1+ (2*3)) ].

Dans ce sens, d’autres équivalences peuvent s’établir entre b=c=g=h liés par

une équivalence rythmique intégrale et a, d, e, f soutenus par une équivalence

rythmique partielle a=f ; d=e.

On peut retrouver le même traitement du rythme chez Senghor à travers

« masque nègre » pris comme exemple :

b - e - f

a=c=d=g=h

b = e = f

Page 172: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

171

* 65

En ne retenant que les temps forts, il apparaît ceci :

65 Senghor (L.S.), « Masque nègre », Chants d’ombre, in Oeuvre poétique, p.17.

a - Elle dort et repose sur la candeur du sable b - Koumba Tam dort. Une palme verte voile la fièvre des cheveux, cuivre le front courbe c - Les paupières closes, coupe double et sources scellées d - Ce fin croissant, cette lèvre plus noire et lourde à peine – où le sourire de la femme complice ? e - Les patènes des joues, le dessin du menton chantent l’accord muet f - Visage de masque fermé à l’éphémère, sans yeux, sans matière g - Tête de bronze parfaite et sa patine de temps h - Que ne souillent fards ni rougeur ni rides, ni traces de larmes ni de baisers i - O visage tel que Dieu t’a créé avant la mémoire même des âges j - Visage de l’aube du monde, ne t’ouvre pas comme un col tendre pour émouvoir ma chair k – Je t’adore, ô Beauté, de mon oeil monocorde !65

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172

a - 5 F f – 6 F

b – 11 F g – 5 F

c – 6 F h – 7 F

d – 9 F i – 6 F

e – 7 F j – 8 F

k - 5F

Des correspondances visibles en termes d’équivalences existent entre les vers

c (6 F), f (6 F), i (6 F) et j (8 F) du fait du temps binaire [ 6 (3*2) ; 8 (4*2) ]

caractérisant leur rythme d’ensemble :

De même entre les vers a (5 F), b (11 F), d (9 F), e (7 F), g (5 F), h (7 F) et

k (5 F), il existe une équivalence due au temps rythmique irrégulier, c’est-à-dire

soit monade, soit dyade, tantôt triade qui les caractérise en donnant

l’impression d’un rythme bâti essentiellement sur des mesures impaires.

[ 5 (2*3) ; 11 (3*3) +2 ; 9 (3*3) ; 7 (2*3) +1 ]

conséquent

On peut donc noter que les vers de ce texte sont animés au niveau du

groupe 1 (c, f, i, j) comme au niveau du groupe 2 (a, b, d, e, g, h, k) par un

parallélisme rythmique partiel.

Mais si l’on considère que ces vers rythmés diffèrent chacun de l’autre d’une

mesure de deux temps :

Groupe 1 (6 + 2 8) soit (c ; f + 2 j) Groupe 2 (5 + 2 7 + 2 9 + 2 11)

soit (a ;g ;k + 2 e ;h + 2 d + 2 b)

alors, il est également possible de postuler entre ces deux groupes de vers la

pertinence d’un parallélisme rythmique intégral.

c = f = i = j

a = b = d = e = g = h = k

Page 174: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

173

Mais comment les « prétendants » ont-ils recours à ce jeu poétique fondé sur

ces traitements spécifiques de la syntaxe, de la sémantique et du rythme érigés

en catégories esthético-poétiques ?

Nous avons déjà pu montrer que les phénomènes réitératifs pouvaient être

considérés comme des pratiques artistiques bien partagées entre les pionniers

et les prétendants.

Or, ces phénomènes réitératifs sont à l’origine des parallélismes et du problème

de rythme. En d’autres termes, les seconds sont les conséquences et les

implications des premiers.

Cela implique que la présence et la pertinence des parallélismes et du rythme

chez les ‘’prétendants’’ apparaissent comme une donnée évidente. Il ne nous

semble pas nécesessaire de se reprendre pour en montrer la preuve. Disons

tout simplement que les textes de Pacéré et de Zadi, à l’instar de ceux de

Senghor et de Césaire sont des constructions organiques bâties sur le jeu de la

structure morphosyntaxique, du sens et du rythme et qu’ils ne peuvent pas

prétendre, à priori, à une quelconque spécificité en comparaison à quelques

autres créations poétiques du champ littéraire africain, ou du moins de la

période post-coloniale représentée par les pionniers, à la génération suivante

de la période indépendance et post-indépendance.

Ces catégories esthético-poétiques nous apparaissent à ce stade de notre

étude, comme « des universaux littéraires »66 repérables dans tout champ

littéraire67.

Il nous semble cependant intéressant de nous arrêter un instant au problème

du rythme particulièrement afin de voir quel usage ont pu en faire Pacéré et

Zadi, car contrairement aux parallélismes structuraux (syntaxique ou

sémantique) ayant l’allure d’entités esthétiques arbitrairement ‘’fixées’’ et 66 Nous le soulignons 67 Yves Bonnefoy écrit dans cette perspective : « la poésie ou plutôt le poème ont longtemps été caractérisés comme l’emploi des mots qui se plie, non seulement à l’intention signifiante, mais à des règles qui imposent des formes à la matière verbale. On remarquait que des accents donnent relief dans les mots à certaines syllabes aux dépens d’autres, on comptait ces accents, on prenait conscience de la structure formelle que constituait un nombre bien défini d’entre eux … dans le cas d’un poème écrit, on revenait au point d’origine où plus ou moins consciemment on recommencerait à entendre se déployer la forme première … forme de cinq ou six accents, de cinq ou six pieds imprimée dans la parole, et lui imposant ce retournement sur soi que dit bien le mot « vers » lui-même puisque le latin versus signifiant primitivement le mouvement qui fait tourner la charrue parvenue au bout du sillon … le vers (est) essentiellement une forme … la forme en poésie est a priori et vaut comme un principe d’organisation et d’invention ». Bonnefoy (Yves), « La parole poétique » in Université de tous les savoirs, L’art et la culture, vol. 20, Odile Jacob, 2002, p.79.

Page 175: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

174

‘’figées’’, le rythme en tant que produit de l’émotion et générateur à son tour

d’émotion, relevant alors davantage de la personne individuelle du créateur

semble être soumis selon les concepteurs à différents traitements. Voici en

guise d’exemple un extrait de texte emprunté à Pacéré :

Page 176: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

175

1 – Les Tam-tams se sont tus 21 - Femme

2 – sous 22 – Chante sur

3 – les pas cadencés 23 – Les calvaires

4 – Des 24 – de

5 – pénombres 25 – La mort

6 – Au lever du jour 26 – Chante sur

7 – Nul bruit ! 27 – les proies

8 – Les cris stridents 28 – crucifiées !

9 – Qui 29 – Chante pour

10 – Traversaient naguère 30 – La gloire des parias

11 – La 31 – De

12 – Nuit des mils 32 – demain

13 – sollicitant le mil (…)

14 – Se sont tus 33 – Femme

15 – Sous les pas cadencés 34 – Les oiseaux des rivières

16 – des 35 – partagent

17 – pénombres 36 – Le message des souffrances*68

18 – Les oiseaux des rivières

19 – partagent

20 – le message des souffrances

(…)

68 Titinga (Frédéric Pacéré), Des entrailles de la terre, p.80-82.

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176

Comment le rythme fonctionne t-il dans ce texte ?

La longueur du texte impose qu’on nomme numériquement les vers partant de

1 à 36. En relevant uniquement les temps forts, disons qu’ils sont rythmés de la

façon suivante :

1 – 3 F 7 – 1 F 14 – 1 F

3 – 2 F 8 – 1 F 15 – 1 F

5 – 1 F 10 – 2 F 17 – 1 F

6 – 2 F 12 – 1 F 18 – 2 F

13 – 2 F 19 – 1 F

20 – 2 F 26 –1 F 32 – 1 F

21 – 1 F 27 – 1 F 33 – 1 F

22 – 1 F 28 – 1 F 34 – 2 F

23 – 1 F 29 – 1 F 35 – 1 F

25 – 1 F 30 – 2 F 36 – 2 F

Sans nous attarder sur le jeu des parallélismes dont l’évidence a déjà été

montrée et qui se confirme visiblement ici

[ 3 (2 F) // 6 (2 F) // 10 (2 F) // 13 (2 F) // 18 (2 F) // 20 (2 F) // 30 (2 F) // 34 (2

F) // 36 (2 F)] et [ 5 (1 F) // 7 (1 F) // 8 (1 F) // 12 (1 F) // 14 (1 F) // 15 (1 F) // 17

(1 F) // 19 (1 F) … ].

On notera particulièrement que l’intervalle temporel séparant le rythme le moins

élevé au plus fort se situe entre [0 – 3].

Page 178: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

177

Observons encore un autre ‘’échantillon’’ de texte du même auteur :

1 – Condoléances 12 – J’ai vu le soleil

2 – Douleur 13 – poindre à l’horizon

3 – Condoléances 14 – Et

4 – C’est la barbe poussiéreuse 15 – Tous les nuages

5 – Qui soulève 16 – L’ensevelir

6 – Les castagnettes du message 17 – J’ai vu ma femme

7 – Condoléances 18 – Pousser un cri

8 – Douleur 19 – De détresse

9 – Je suis venu 20 – Mon nom

10 – Vous présenter 21 – Mon nom

11 – Mes condoléances 22 – Est TIRAOGO

23 – Un fétide mâle (…)69

En suivant la même méthode de lecture :

1 – 1 F 9 – 1 F 18 – 2 F

2 – 1 F 10 – 1 F 19 – 1 F

3 – 1 F 11 – 1 F 20 – 1 F

4 – 2 F 12 – 1 F 21 – 2 F

5 – 2 F 13 – 2 F 22 – 2 F

6 – 2 F 14 – 1 F

7 – 1 F 15 – 1 F

8 – 1 F 16 – 1 F

17 – 3 F 69 Titinga (Fédéric Pacéré), La poésie des Griots, p.10-11.

Page 179: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

178

Comme dans le texte précédent, l’intervalle temporel séparant les intensités

rythmiques les moins élevées au plus élevées se situe entre [0 – 3].

Est – ce une pratique particulièrement propre à Pacéré ? Voyons le cas de

Zadi :

1 – Il y a une couronne à prendre

2 – Prenons-la

3 – Je la tiens

4 – Mon droit ?

5 – Te voici

6 – Fer de lance :

7 -– l’aiguillon du soir

8 – dard insoupçonné des sentiers déserts

9 – burin

10 - burin retors

11 - vilebrequin !

12 – Fer de lance – ô ma flamme écarlate surgie des ruines

13 – Parolières – tu es le petit jet de venin destiné au talon

14 – du passant (…)70

70 Zadi Zaourou (Bottey), Fer de lance, Livre I, p.20.

Page 180: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

179

Selon la lecture de cet extrait, il apparaît ceci :

1 – 2 F 9 – 1 F

2 – 2 F 10 – 2 F

3 – 1 F 11 – 1 F

4 – 1 F 12 – 5 F

5 – 1 F 13 – 5 F

6 – 2 F 14 – 1 F

7 – 2 F

8 – 4 F

Ici, l’intervalle rythmique au-delà des évidents parallélismes se situe entre

[1 – 5].

Prenons encore un autre extrait :

1 – Dowré

2 – Danse à mon signal la danse des morts

3 – Et que roule et glisse et roule ce peuple à moi

4 – Dansez, femme du Yacolo

5 – Et vous autres hommes du Guidoko

6 – Dansez sur mesure la danse étrange de la mort

7 – Kwali !

8 – Kwali

9 – Elle roule et glisse vers l’avant

10 – Kwali Kwali !

Page 181: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

180

11 – Elle roule et glisse vers l’arrière

12 – Kwali !

13 – vers l’avant

14 – Kwali !

15 – vers l’arrière

(…)

16 – Didiga !*71

1 – 1 F 10 – 2 F

2 – 4 F 11 – 3 F

3 – 5 F 12 – 1 F

4 – 3 F 13 – 1 F

5 – 3 F 14 – 1 F

6 – 5 F 15 – 1 F

7 – 1 F 16 – 1 F

8 – 1 F

9 – 3 F

Ici également, l’intervalle d’intensité rythmique part de [1 – 5].

On peut donc conclure que contrairement aux formes poétiques fixées et

figées, il existe une nette différence entre les créateurs dans la pratique du

rythme : il apparaît surtout une différence entre les rythmes senghorien et

césairien, puis entre les rythmes de Zadi et Pacéré et ceux de Senghor, enfin

entre ceux de Pacéré et de Zadi.

71 Zadi Zaourou (Bottey), Livre II, p.119.

Page 182: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

181

Afin de confirmer cette observation, donnons brièvement l’allure topographique

de quelques vers de ces différents créateurs selon un point de vue syllabique.

Les textes de Senghor et de Césaire donnent alors approximativement cette

expansion :

1) Expansion de « Masque nègre » (Senghor)

a 1 2 3 4 5 6 7 8 9

b 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12

c 1 2 3 4 5 6 7 8

d 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13

e 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12

f 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12

g 1 2 3 4 5 6 7 8

h 1 2 3 4 5 6 7 8 9

i 1 2 3 4 5 6 7 8

j 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12

k 1 2 3 4 5 6 7 8

2) Expansion de “Beau sang giclé » (Césaire)

a 1 2 3 4 5 6 7

b 1 2 3 4 5 6 7 8

c 1 2 3 4 5 6 7 8

d 1 2 3 4 5 6 7 8

e 1 2 3 4 5 6

f 1 2 3 4 5 6

g 1 2 3 4 5 6 7 8 9

h 1 2 3 4 5 6 7

Page 183: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

182

Quant aux textes de Pacéré et de Zadi, ils offrent à peu près cette autre

expansion :

1) Expansion du dernier texte emprunté à Pacéré (in La poésie des Griots,

p. : 10 - 11)

a 1 2 3 4 j 1 2 3 q 1 2 3

b 1 2 k 1 2 3 4 r 1 2 3

c 1 2 3 4 l 1 2 s 1 2

d 1 2 3 4 m 1 2 3 4 t 1

e 1 2 3 n 1 2 u 1

f 1 2 3 4 5 o 1 2 3 4 v 1 2 3 4

g 1 2 3 4 p 1 2 w 1 2 3

h 1 2

I 1 2

2) Expansion du dernier texte emprunté à Zadi (in Livre II, p. : 119)

a 1 2 k 1 2 3 4

b 1 2 3 4 5 l 1 2

c 1 2 3 4 5 m 1 2

d 1 2 3 4 5 6 n 1 2

e 1 2 3 4 5 o 1 2

f 1 2 3 4 5 6 7 8 p 1 2

g 1 2

h 1 2

i 1 2 3 4

j 1 2 3 4

Page 184: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

183

A partir de cette vue des expansions syllabiques, on remarque que le texte

senghorien est celui qui occupe le plus d’espace. Il part de [1 – 08] pour la

syllabe la plus brève et de [1 – 13] pour la plus longue. Concomitamment,

l’intervalle des intensités rythmiques caractérisant ces textes se situe entre

[5 – 11].

Chez Césaire, l’intervalle syllabique se situe entre [1 – 06] pour la plus brève

des syllabes et [1 – 09] pour la plus longue. On peut y adjoindre un intervalle

d’intensité rythmique de [3 – 5] en considérant seulement les temps forts.

Concernant les prétendants, Pacéré a un intervalle syllabique de [1 – 2] et de

[1 – 4] contre Zadi situé entre [1 – 2] puis entre [1 – 8].

Expansion des vers de Pacéré [ 1 – 2 ; 1 – 4]

Expansion des vers de Zadi [ 1 – 2 ; 1 – 8]

Expansion des vers césairiens [ 1 – 6 ; 1 – 9]

Expansion des vers senghoriens [ 1 – 8 ; 1 – 13]

Pyramide inversable de l’expansion syllabique des vers des pionniers aux prétendants

Page 185: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

184

0

1

2

3

4

5

6

7

8

9

10

11

12

0 1 3 5

Temps faibles en abscisse

Tem

ps fo

rts

en o

rdon

née

Manifestement, que ce soit du point de vue de l’alternance des temps forts et

des temps faibles ou du point de vue des expansions syllabiques, il apparaît

que les pionniers ont un rythme d’ensemble plus élevé que les prétendants. En

d’autres termes, Senghor possède les textes les plus longuement rythmés,

vient ensuite Césaire, Zadi et enfin Pacéré dont les textes sont soumis à un jeu

rythmique particulièrement concis.

Comment restituer leur sens à ces particularités rythmiques ?

A notre avis elles sont plus de degré que de nature. Nous ne souscrivons donc

pas aux présupposés idéologique imbibées de substantialisme, tendant à faire

Diagramme de variation des intensités rythmiques des pionniers aux prétendants

- Senghor [5 – 11]

- Césaire [3 – 5]

- Zadi [1 – 5]

- Pacéré [0 – 3]

Page 186: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

185

du rythme une « marque naturelle » pouvant servir à distinguer deux entités

ontologiques dans leurs essences, notamment l’africain et le non africain.

, Mettons plutôt à jour un autre trait formel de la poésie africaine francophone

soumise aux exigences de ‘’l’oralité’’ et de ‘’la tradition’’.

C- SYMBOLISME ET IMAGES

Une réflexion sur la question des images et des symboles revient à analyser

un mode de discours spécifique. Ce discours lui-même, étant le fait d’un

encodage ‘’artistique’’, il est bon de noter dès le départ que, conçu de celle

manière, l’encodage, dans la plupart des textes constituant notre corpus,

instaure la réalité incontestable d’une sélection affaiblie ; c’est-à-dire que c’est

tout l’axe des paradigmes (sélection) qui est projeté sur l’axe des syntagmes

(combinaisons).

En réalité, cette question de l’encodage poétique relève d’un problème

linguistique théorique qu’il nous faut évacuer très rapidement.

Nous avons déjà rappelé dans les pages précédentes les théories

saussuriennes puis jakobsonniennes de la valeur du mot dont le principe

semble résider selon le premier dans le fonctionnement de deux faces visible

(signifiant) et invisible (signifié) et selon le second dans l’articulation de deux

axes paradigmatique (sélection) et syntagmatique ( combinaison).

Ramené à la littérature africaine francophone, ce problème linguistique

théorique, portant sur l’encodage du discours, nous a imposé l’expérimentation

d’une « critique africaine » élevable à une discipline scientifique à part entière.

Malheureusement, elle fut très tôt engluée dans une radicalisation de la

pensée, victime du discours sur la tradition et l’oralité africaine.

Nous l’avons déjà dénoncé : Zadi, qui fut l’un des concepteurs de cette

approche, l’a constituée comme une science « ésotérique » faite pour les

africains et praticables par les seuls africains ; d’où la conjugaison souvent

Page 187: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

186

malencontreuse de concepts comme : « ésotérique, initiation, mondes

parallèles, pensée religieuse »*72.

En nous situant dans la perspective de cette démarche revue et corrigée par

Zadi lui-même sur proposition de Xavier Cuche, nous pouvons dire que la

fonction symbolique ne saurait être le propre d’une spécificité du mot africain

mais qu’elle est une des conséquences de tout « usage poétique de la fonction

référentielle »*73 selon le mot de Cuche.

En effet, le problème, à notre avis est d’abord de l’ordre du mode de pensée.

Aussi, en adhérant à la coupure pensée par analogie (pensée poétique) et

pensée conceptuelle (discours utilitaire) proposée par Jakobson et reprise sous

un autre angle par Yves Bonnefoy*74, il apparaît que la superposition

inhabituelle des deux axes syntagmatique et paradigmatique a des

conséquences diverses et nombreuses ; elle engage d’abord un mode de

pensée par analogie entraînant alors la pertinence et la fréquence de diverses

formes de métaphores.

Elle implique aussi un mode de pensée par contiguïté, entraînant également la

présence de tropes de type particulier tels que la métonymie et la synecdoque.

Ces images qui nous intéresseront ici en tant que conséquences du mode de

pensée poétique, engagent elles-mêmes deux principaux paliers de décodage

du mot : le premier étant fondé sur les rapports apparents de la forme du mot

(on peut parler de degré zéro ou de degré 1), le second sur l’expérience

historico-sociale et philosophique (Zadi aurait parlé d’un troisième axe dans un

sens métaphysique et mystique*75), de l’encodeur et de son environnement

culturel (groupe d’appartenance, milieu de vie, …).

72 Zadi Zaourou ; Césaire entre deux cultures, déjà cité.

« expérience africaine de la parole »,art. déjà cité. « de la fonction initiatique du langage », inédit, déjà cité.

73 Cuche (Xavier B.), « Aimé Césaire devant la critique ivoirienne » in Œuvres et critiques : littérature africaine et antillaise, p.115. 74 Les fonctions du langage de Jakobson ne sont rien d’autres qu’une distinction entre modes de pensée ordinaire et artistique. (Jakobson (Roman), Essai de linguistique générale, déjà cité). Yves Bonnefoy l’analyse sous un angle un peu plus philosophique en vue de postuler la performativité, voire l’efficacité insoupçonnée de la pensée poétique, et /ou de la parole poétique (voir Bonnefoy (Yves), Op.cit., p.84-85.) 75 Il rejoint Senghor qui postule aussi un sens « surréaliste et surnaturiste », c’est-à-dire métaphysique du mot africain (Voir Liberté I, p. 106).

Page 188: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

187

Il nous semble, à partir de ces données, que tout symbole est d’abord imagé et

que toute image achevée conduit au symbole76, la métaphore, la métonymie et

la synecdoque (pour ne considérer que ces images) doivent alors pouvoir nous

conduire à des symboles essentiellement propres au champ oral et traditionnel,

c’est-à-dire, en définitive, à l’empreinte sociétale que l’encodeur poétise dans la

perspective de l’art soumis ici à l’enjeu de l’oralité et/ou de la tradition.

76 Voir Eliade (Mircéa), Image et Symbole, Gallimard, 1952.

Page 189: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

188

La métaphore

Depuis Aristote*77, la métaphore est considérée comme la mère de toutes les

figures. C’est certainement dans cette perspective que Nietzsche en viendra à

affirmer que « l’homme est un animal métaphorique »78. C’est-à-dire qu’il

n’existe presque aucun fait langagier humain qui ne porte les marques de la

prédominance ou de la primauté de la métaphore. Mais qu’appelle-t-on

métaphore ?

Pour Bernard Cocula et Claude Peyroutet « la métaphore est un écart de type

paradigmatique par lequel l’émetteur substitue un signe S2 et un autre S1

normalement attendu de façon à signifier un rapport de ressemblance entre S1

et S2 »79.

Dès lors, le fonctionnement de la métaphore semble être fondamentalement la

prise en compte de l’intersection S1 ∩ S2 correspondant à leurs sèmes

communs, comme le montre le schéma ci-dessous :

77 Aristote, Poétique, déjà cité. 78 Nietzche repris par Todorov (Tzvetan) in Semantique de la poésie, Paris, Seuil, 1979, p.61. 79 Cocula (Bernard) et Peyroutet (Claude), Didactique de l’expression, Paris, Delagrave, 1978, p.127.

x

x

xx

x x

x x

x

xx

xx

x

xx

x

x

x

x

S2 S1

x

S1 ∩ S2 = sèmes communs

Page 190: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

189

Considérons à présent notre corpus. Voici à cet effet, un relevé de signes

proposés par Senghor : 80 81

Pour ce qui est du premier terme du verset 1 « Ma négresse blonde », la

première remarque à faire est qu’il s’agit ici d’un syntagme nominal ‘’isolé’’,

c’est-à-dire exempts d’éléments constitutifs traditionnels de la métaphore ; la

métaphore étant d’ordinaire conçue sur le modèle :

L’on note en effet que dans notre cas, l’objet repère (OR) et le verbe copule

(VC) sont absents. En outre, aucun verbe, aucun mot subordonnant n’entre en

fonction dans cette construction. Nous n’avons donc affaire qu’à un mot

imageant ou signe contextuellement imageant (S2) dont l’emploi se situe par

conséquent au-delà du degré zéro de l’expressivité. Par ailleurs, les deux

éléments constitutifs de ce syntagme sont des adjectifs substantivés

représentatifs de deux signes concrets appartenant au registre des substances

80 Senghor (L.S.), Ethiopiques, p. 121 81 Senghor (L.S.), Ethiopiques, p. 101

1 - Ma négresse blonde d’huile de palme à la taille de plume cuisses de loutre en surprise et de neige du Kilimandjaro seins de rivières mûres et de collines d’acacias sous le vent d’Est Nolivé aux bras de boas, aux lèvres de serpent-minute Nolivé aux yeux de constellation*80 2 - oho ! Congo couchée dans ton lit de forêt, reine de l’Afrique domptée (…) Mère de toutes choses qui ont narines (…) Femme grande ! eau tant ouverte à la rame et à l’étrave des pirogues ma sao, mon amante aux cuisses furieuses, aux longs bras de nénuphar calmes Femme précieuse d’Ouzougou, corps d’huile imputrescible à la peau de nuit diamantine81.

OR + VC + MI

(objet repère) (verbe copule) (mot imageant)

Page 191: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

190

mélaniques (coloration, pigmentation, déterminant la couleur de la peau, des

cheveux et de l’iris).

Elément 1 : Négresse mot devenant archaïque, souvent péjoratif

désignant une femme de race noire dite « mélano-

africaine » divisée en cinq groupes : soudanais,

guinéen, congolais, nilotique et sud-africain.

Elément 2 : blonde se dit d’une femme aux poils ou aux cheveux

présentant une couleur proche du jaune, c’est-à-dire de

la couleur naturelle la plus claire.

Le mythe de la femme blonde comme trait suprême de la

beauté ou même du blond comme « race supérieure »

construit par le cinéma peut être un résidu des thèses

sociobiologiques allemandes menées sous le régime

Nazi.

La mise en opposition de ces deux substantifs crée une assimilation presque

totale de mots aux valeurs sémantiques pourtant contradictoires, de sorte que

le premier « négresse » subit la pression du second « blonde » ; « la

négresse » à qui est attribuée toutes les charges liées à la blondeur intègre

ainsi les signes imageants. On pourra alors par le jeu de l’image parler aussi

bien de « négresse blanche », « négresse jaune » que de « négresse blonde »

ou même inversement de « blonde négresse ».

Cette libre association est donc génératrice de métaphore précisément d’une

métaphore in absentia, à cause de l’expression unique S2 pouvant

correspondre à un S1 sous-entendu, c’est-à-dire « la femme ou la beauté

féminine » poétisée. Cette femme se dessine a priori comme une femme

africaine. Mais le discours poétique peut bien effacer les frontières artificielles

instaurées entre « femme noire africaine » et « femme blanche européenne »

ou « femme blonde » pour en faire tout net « femme » d’un point de vue

simplement ontologique. S2 et S1 ont ainsi pour sèmes communs : « la beauté,

Page 192: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

191

le corps, la couleur noire et/ou blanche ou blonde comme traits équivalents de

féminité ».

Quant aux relevés suivants « d’huile de palme à la taille de plume », signalons

qu’ils sont d’abord liés au syntagme « négresse blonde » et se situent avec lui

en état de substitution. Les prépositions [de] et [a] jouant le rôle de mot copule,

vues alors les paradigmes possibles du morphème de comparaison « comme »

permettent aux signifiants de S2 (huile de palme, taille de plume) de vider leurs

différents signifiés pour le transférer au signifié de « négresse blonde » posé ici

comme S1. Cet écart de type syntagmatique dans lequel les signes S1 et S2

gardent leur autonomie engendre un transfert de signification :

En clair, il s’agit d’une métaphore in praesentia justifiée par la présence de

signes S1 et S2 dont les sèmes communs sont :

Les relevés suivants « cuisse de loutre, de neige du Kilimandjaro, seins de

rivières mûres et de colline d’acacias … » obéissent à la même logique de

transfert de signification.

Se (2) Se (1)

L’éclat de la peau, la grâce,

S1 ∩ S2 = le raffinement de la forme physique

Page 193: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

192

En effet, il apparaît que ces différents signes S2 sont tirés de plusieurs

registres :

loutre (règne animal)

neige (registre météorologique ou climatique)

rivières (règne aquatique)

colline, acacia (flore, espèces végétales)

Or, le signe S1 initial « négresse blonde » auquel ils correspondent est un

référent relevant de l’isotopie de l’Homme. Ces emplois des signes S1 et S2 ne

sont donc que métaphoriques mais ces métaphores sont in praesentia.

Les relevés de la strophe 2 sont construits suivant la même logique

d’intégrations d’isotopies différentes, tantôt humaine, tantôt animalière ou

encore végétale.

Ici, l’élément initial de cette création imagée se trouve représenté par le nom

commun « Congo », espace anthropologique ayant joué un rôle considérable

dans l’histoire de l’Afrique moderne c’est-à-dire du grand royaume Congo aux

prises au XVIème siècle avec les portugais pendant la période coloniale, à la

période des indépendances avec l’épisode Lumumba en passant par les deux

guerres mondiales et la conférence de Brazzaville en 1944.

Aussi le nom « Congo » subit-il dès le départ une personnification permettant

une représentation allégorique de la femme reine et mère avant d’être mis en

relation de substitution avec les signes S2 {eau, amante, nénuphar} et autres

pierres précieuses ou matières végétales. Ce qui crée manifestement le

traitement imagé d’une Afrique [femme-mère, femme-terre, femme-eau et

femme-amante]. Plusieurs métaphores sont donc perceptibles ici qui sont

construites sur le même modèle in praesentia comme dans la plupart des cas

précédents ; il est par ailleurs évident que plusieurs autres images sont aussi

présentes et s’imbriquent dans les différentes métaphores.

S1 ∩ S2 = féminité, maternité, fécondité

Page 194: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

193

Mais vue les limites qu’impose la méthodologie de notre réflexion, il nous

semble superflu de nous étendre avant l’heure sur cet aspect.

Voyons à présent quelques constructions métaphoriques chez Césaire.

Empruntons-lui alors quelques relevés de signes :

* 82 83

Les relevés 1 et 2 laissent apparaître un traitement particulier de la notion de

« sang » soumise ici à une série d’associations extra-ordinaires. En effet, le mot

« sang » est intégré à plusieurs autres mots appartenant à des registres

différents : « fleuve, terre, soleil, feu, sel, oiseau (hérons, faucons), cheval,

chien… ».

Le mot « sang » revêt alors une signification spécifique selon les cas où il est

soit S2 soit S1. On peut alors parler de la réalisation abondante dans les textes

césairiens d’une métaphore hématique.

D’ailleurs il est un truisme que la plupart des œuvres de Césaire sont marquées

par le traitement massif84 et particulier de la notion de sang ; et l’universalité

82 Césaire (Aimé), « Les armes miraculeuses », in La poésie, p.113. 83 Césaire (Aimé), op.cit. p.157. 84 On peut citer par ordre décroissant : Et les chiens se taisaient, cadastre les armes miraculeuses, Ferrements, Cahier d’un retour au pays natal, ainsi que des textes poétique comme « le pur sang », « Grand sang merci », « le beau sang giclé », « sans instance de sang ». Voir à ce sujet Hénane (René), Aimé Césaire, Le chant blessé, biologie et poétique, Paris, Jean-Michel Place, 1999.

1 à même le fleuve de sang de terre à même le sang de soleil brisé

à même le sang d’un cent de clous de soleil à même le sang du suicide des bêtes à feu à même le sang de cendre le sang de sel le sang des sangs d’amour à même le sang incendié d’oiseau de feu hérons et faucons montez et brûlez82

2 Grand cheval mon sang à répandre sur les places publiques mon sang où de temps en temps une femme en perfection de soleil lance toutes les tiges tubéreuses et disparaît

dans une tornade née de l’autre côté du monde (…) mon sang vin de vomissure d’ivrogne mon sang qu’aucun juge payé n’a jamais entendu je te le donne grand cheval83

Page 195: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

194

archétypale du sang lui assignant diverses significations selon les lieux, les

temps et les cultures, le sang césairien peut-être perçu ici sous deux aspects.

Un premier aspect à propos duquel Bachelard proclame que « le sang n’est

jamais heureux ». Cette image est dysphorique voire négative en tant

qu’élément destructeur de la vie.

« le sang de soleil brisé » est ainsi à mettre en relation avec le sang malade et

létal (le sang impaludé dans le cahier (p. :12)) Ce sang infecté, source

d’abjection et générateur « d’une poétique des émonctoires »85 pour reprendre

René Henane, reste lié à la souillure, à la violence, au meurtre et à la

malédiction. C’est « le fleuve de sang de terre », « le sang du suicide des bêtes

à feu », « de fleuve de sang ».

Ce traitement imagé du « sang » impose le triste tableau de la désespérance

dans une atmosphère mortifère où les éléments sont sinistrement marqués.

Au niveau du second aspect, le sang revêt une symbolique inversée de

l’énergie vitale, en devenant d’abord élément sacrificiel et source de

rédemption.

En effet, la vertu purificatrice et rédemptrice du sang versé est un mythe

partagé par plusieurs civilisations. Ainsi, par exemple, selon les travaux de

Gilbert Durand*86 évoquant ceux de J. Soustelle, le rite sacrificiel chez les

anciens mexicains avait d’abord pour objet de faire couler le sang humain afin

de ressusciter et fortifier le soleil bienfaiteur, indispensable à la terre. Ce rite

sacrificiel trouverait ainsi sa substitution dans l’égorgement du mouton avec

l’épisode d’Abraham tel que le rapporte la tradition judéo-chrétienne, tout

comme le sacrifice du chien à Trinidad, ou encore des esclaves immolés dans

certaines sociétés africaines posséderaient une vertu purificatrice.

Le sang humain prenant alors une dimension tellurique universelle, sa fonction

cathartique se trouve parfaitement exprimée dans cette vaste métaphore que

propose l’imagerie césairienne « le sang de cendre de sang de sel », « sang

de terre », « héron, faucon /montez et brûlez », « grand cheval, mon sang vin

de vomissure d’ivrogne ».

85 Henane (Réné), Op.cit., p. : 77. 86 Durand (Gilbert), Les structures anthropologiques de l’imaginaire, Dunod, 1982.

Page 196: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

195

Ce sang sotériologique est ainsi associé à plusieurs éléments dont il récupère

les différentes charges : sel, terre, soleil, feu, cheval, puis héron et faucon,

assimilable au phénix, l’oiseau-feu renaissant sans cesse de ses cendres.

A la suite de Jean Bernard*87, on peut ainsi tenter une taxinomie de la

métaphore du sang et des sèmes qui l’accompagnent chez Césaire. Retenons

ainsi pêle-mêle :

- le sang, énergie vitale

- le sang, violence révolutionnaire, de rébellion

- le sang, purificatoire et élément de rédemption – associé au feu, au

soleil, à la flamme, au cheval

- le sang, légitimité de la terre (le sang tellurique)

- le sang, présidant à la naissance, à la mort, à la résurrection

- le sang, fondateur de la race, souvent lié au sexe, à la germination,

associé aussi à la symbolique obstétricale.

On le voit ainsi comme l’exige le décorum de l’activité poétique,

l’expérimentation d’un discours particulier bâti sur des écarts empreints de

fantaisie et « d’aventure ». En célébrant ainsi l’art poétique par le biais de la

métaphore, Senghor et Césaire semblent avoir opté, comme nous le verrons

bientôt, pour un traitement bien sûr artistique mais surtout anthropologique et

idéologique de « la femme » et du « corps de l’Homme ».

Avant d’en arriver aux prétendants, analysons la présence et la pertinence

d’autres figures comme la métonymie et la synecdoque.

METONYMIE ET SYNECDOQUE

87 Bernard (Jean), Le sang des poètes, Odile Jacob, 1996 repris et complété par Henane (Réné), Op.cit., p. 44.

Page 197: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

196

Todorov réfléchissant aux différentes figures de la littérarité les soumet toutes à

la synecdoque qu’il désigne comme « mère des figures »88, contrairement à la

métaphore vue comme telle par certains théoriciens.

Ainsi, pour Todorov, la métonymie serait « une double synecdoque » ». Cette

proposition vient renforcer la confusion communément entretenue entre ces

deux figures (métonymie et synecdoque) que Nietzsche rendait commutables,

nommant synecdoque « métonymie » et cette dernière « métaphore ».

Nous choisissons de les analyser (ces deux figures) ensemble afin de mieux

percevoir leurs points de ressemblance et de différence. Qu’appelle-t-on alors

métonymie et synecdoque ?

Ces deux figures ont la caractéristique commune d’être des écarts de type

paradigmatique, situés en conséquence sur l’axe vertical ou axe de sélection.

L’opération langagière ou linguistique qui sied le mieux à cet axe est bien

entendu celle de la substitution entre deux ou plusieurs signes. Ainsi, qu’un

émetteur use de métonymie ou de synecdoque, il s’agit bien pour lui de vouloir

substituer un S2 à un S1 normalement attendu en vue de signifier. Toutefois, les

traits particularisants de chacune de ces deux figures apparemment similaires

se dessinent quand il s’agit de définir les relations profondes existant entre S2

et S1.

Pour le linguiste, il existe, pour ce qui est de la métonymie, un rapport de

contiguïté entre S2 et S1. Cette contiguïté peut prendre en compte des relations

de cause à effet, de contenant et contenu.

En mathématisant un tel rapport, il est possible d’avoir :

88 Todorov (Tzvetan), Sémantique de la poésie, Ibid.

Page 198: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

197

Concernant la synecdoque, le linguiste en a révélé deux formes marquées

fondamentalement par une relation dans laquelle le tout (S2) est substitué à la

partie (S1).

En voici la schématisation :

E S1

S2

xx

x

xx

x

x

xx

x

x

x

x

x

x x

xx

x

x

x

x

E forme ici un tout S1 ∈ E (exemple : de la bière) S2 ∈ E (exemple : un verre) E = S1 ∪ S2 (exemple : verre + bière

Page 199: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

198

Forme 1 : synecdoque particularisante

Forme 2 : synecdoque généralisante

x x

x x x

x

x x x

x x

S1

S2

S2 ⊂ S1 (La partie pour le tout) Exemple : le peuple réclame la tête du ministre

Malhonnête

Tête ⊂ corps (tout entier la vie)

x x

x x x

x

x x x

x x

S2

S1

S1 ⊂ S2 (le tout est utilisé pour signifier la partie)

Exemple : dire de quelqu’un qu’il est un macrocéphale, c’est une mise en exergue de la description de tout le corps pour signifier la tête particulièrement plus grosse que les autres parties du corps

Page 200: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

199

Dans le cadre de notre corpus, on peut noter les signes suivants :

1 – Ma tête sur le sable de ton sein, mes yeux dans tes yeux d’outre-mer

2 – Que je donne sur la paix de ton sein, dans l’odeur des pommes-

cannelles

3 – Nous boirons le lait de la lune, qui ruisselle sur le sable à minuit*89

4 – et je pousse, moi, l’Homme (…) et je pousse, comme une plante (…)

5 – Et je dis une parole est terre / et je dis / et la joie éclate

dans le soleil nouveau / et je dis / (…) et la terre accroupie dans

ses cheveux90

Dans les relevés 1, 2 et 3, les mots « tête – sein et yeux » appartiennent à des

segments de signification bâtis sur une pertinente actualisation de la notion

d’écart linguistique ou langagier.

Ainsi, le mot « tête » apparaît comme un S2 exprimé auquel est lié un S1

attendu mais innomé. Le contexte de sommeil ou de repos rendu visible par le

vers 2 « que je donne sur la paix de ton sein » laisse s’esquisser un S1 traduit

par « le corps humain tout entier ». Le réel simulé s’apparente ainsi à un repos

observé par un individu (x) auprès / sous la tutelle d’un rempart (y) certain dont

l’existence semble être confirmée par la connotation classique ou

conventionnelle de l’image mammaire supposée participer de la maternité ou

de la vie.

Quel peut être le rapport existant entre S1 et S2 ?

Ici, « la tête » tout comme « le sein », « les yeux » semblent être en relation

d’inclusion ; représentant des « parties » servant à désigner « le tout ». On peut

alors à partir de cette relation d’inclusion (S1 ∩ S2) parler dans le relevé 1 de la

pertinence de synecdoques particularisantes réalisées.

89 Senghor (L.S.), Œuvres poétiques, p.173-174. 90 Césaire (Aimé), « Pur sang » in la poésie, ibid.

Page 201: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

200

Précisons toutefois que le mot « sein » peut être perçu comme un condensé de

plusieurs images, à la fois métaphorique, synecdochique et métonymique.

Dans ce dernier cas, l’image mammaire est contiguë à l’acte d’alimentation du

nouveau-né. Il y a donc contiguïté entre « sein », « aliment » et « vie ». Ce

procédé allégorique que Roland Barthes appelle « l’écriture mythique » sert ici

à construire un écart langagier dont la nature ressortit à la métonymie, c’est-à-

dire dont les éléments S1 et S2 sont liés par un rapport de contiguïté (S1 ∪ S2).

Il en va de même dans le relevé 2 avec la notion « d’Homme » réceptacle

d’images à la fois métonymique et synecdochique. En effet, la notion

« d’Homme » désigne avec « grand H » le genre humain en tant qu’espèce

animale. Cette notion employée telle quelle transcende la dichotomie sexiste et

la coupure homme/femme qu’elle implique. On peut donc dire qu’il s’agit, d’un

point de vue métonymique, d’un S2 ∩ S1 désignant à la fois « l’Homme » et

« l’homme », c’est-à-dire le nègre. Tout comme S1 ⊂ S2 peut traduire aussi

l’inclusion ; « le tout » ou « le genre » pour « la partie » ou « l’élément ». D’un

autre point de vue, on peut postuler la présence d’une synecdoque

généralisante, contrairement à celle contenue dans l’usage du mot « cheveux »

qui nous apparaît comme une synecdoque particularisante.

Quant au mot « terre » personnifié, il semble exclusivement métonymique (à

défaut d’être posé comme une métaphore);En tant qu’isotopie naturelle de

l’espèce humaine, « ma parole est terre », « et la terre accroupie » peuvent

apparaître comme des S2 exprimés auxquels les S1 (homme, nègre) attendus

sont liés par un rapport de contiguïté (S2 ∪ S1).

Mais comment lire la poéticité à travers les images chez les prétendants ?

Afin d’éviter le superflu et la monotonie dans notre démonstration, nous

choisissons d’analyser le fonctionnement des images chez Pacéré et Zadi par

le biais d’un simple tableau synoptique.

Page 202: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

201

Segments de signification

contenant l’écart S2 exprimé(s) S1 attendu

Quel est le rapport entre S2 et S1

Nature de l’écart

1 – « Je suis le tam-tam de la vallée »

(P.D.G p. ; 8)

- tam-tam

- vallée

- le porte-voix

- peuple-pays

S2 ∩ S1 (sèmes communs :

parole, l’information, la terre

natale)

Métaphore in absentia

2 – « Pères, je m’adresse à vous, rivières

qui drainent toutes eaux » (P.D.G. p. : 48)

- pères

- rivières

- ancètres-divinités

- berceau-moule

- S2 ∩S1 (intersections,

sèmes communs)

- S2 ∩ S1

Métaphore filée (in absentia

et in praesentia)

3 – « le masque des pères est plus haut

que la cime des cimetières » (D.E.T., p. :

25)

- masque

- cimetière

- valeurs secrètes

(science , savoir)

- la mort

S2 ∪ S1 (contiguïté) Métonymie

Quelques signes relevés

chez Pacéré

4 – « j’entends du lointain l’homme à la

barbe de poussière chanter ses refrains du

soir ! » (D.E.T., p. : 19)

L’homme à la

barbe

de poussière

Le sage africain - S2 ∩ S1 (intersection)

- S2 ⊂ S1 (inclusion)

Métaphore et synecdoque

généralisante

1 – « Moi (…) l’œil du jour et la patience

aux fesses de pierre » (L.1, p. : 19)

- œil du jour

- fesses de pierre

- lumière, sentinelle

- solidité de la vertu S2 ∩S1 (sèmes communs) Métaphore in absentia

2 – « Ma saine voix tissée (…) qu’elle

laisse ajuster ma corde (L 2, p. : 82)

- voix tissée

- corde parole S2 ∩ S1 (intersection) Métaphore in absentia

3 – « fer de feu, fer de lance, beau losange

d’acier neuf » (L 2, p. : 99)

- fer de feu

- fer de lance arc

- S2 ∩S1 (intersection)

- S2 ⊂ S1 (inclusion) Métaphore et synecdoque

Quelques exemples de signes pris chez

Zadi 4 – « Et voici ma terre ô rage de dent

molaire en feu » (L 3, p. : 55)

- ma terre

- rage de dent

- molaire en feu

- pays-patrie

- colère

- S2 ∩ S1 (intersection)

- S2 ∪ S1 (contiguïté) Métaphore e métonymie

Page 203: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

202

On voit ainsi comment à travers ce qu’on pourrait appeler ‘’le rituel des

images’’, la poéticité chez les prétendants comme chez les pionniers se trouve

célébrée. Cette poéticité rendue possible par la métaphore, la métonymie et la

synecdoque donne surtout le jour à une ‘’nouvelle’’ forme de discours telle que

proposée par la tradition poétique, c’est-à-dire un discours qui ne s’embarrasse

pas des soucis de l’efficacité communicative que s’est assignée le discours

utilitaire. Ce type de discours parce qu’il est artistique semble totalement

étranger au cheminement qui consiste à engager une pensée selon les lois de

la logique formelle et à mettre un point d’honneur à construire une conclusion,

terme ultime d’un raisonnement inductif ou déductif.

En outre, il est possible de noter que telles que constituées, ces images sont

fondées essentiellement sur un ‘’translatio’’ de signes et de sens de signes dont

la constance et la récurrence permettent de postuler un ensemble de

« schémas ou de potentialités fonctionnelles »91 posées par les bachelardiens92

comme sources de toute pensée imaginaire et /ou symbolique. Dans ce sens,

les images métaphoriques, métonymiques et synecdochiques peuvent

permettre une classification des catégories symboliques de l’imagination. On

peut donc à l’instar de certains historiens de la religion, comme Eliade93 poser

l’imagination littéraire (poétique précisément) comme déterminées par des

archétypes à la fois universels et relatifs, voire relativistes.

Dans le premier cas, l’image et le symbole sont construits selon un ordre de

motivation cosmologique et astrale dans lequel des séquences des saisons

servent souvent à la mise en forme de la représentation. Il y a, par exemple,

chez Krappe94, des symboles célestes (ciel, soleil, lune, étoiles) et des

symboles terrestres (volcans, eaux, images chtoniennes et cataclysmiques,

symboles agraires aux fonctions de fécondité ou de fertilité).

Il y a aussi la temporalité chez Eliade95 avec le « Grand temps » lié au mythe

de « l’éternel retour ».

Il y a chez Bachelard96 les quatre éléments de la nature « l’eau, le feu, la terre

et l’air » qu’il considère comme « les hormones de l’imagination »97.

91 Jean Piaget, repris par Durand (Gilbert), Op.cit., p.25. 92 Durand (Gilbert), Op.cit., Ibid. 93 Eliade (Mircéa), Traité d’histoire des religions, payot, 1949 94 Krappe (A.H.), La genèse des mythes, Payot, 1952 95 Eliade (Mircéa), Op.cit., Ibid.

Page 204: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

203

On peut enfin relever la structuration antithétique opérée par Gilbert Durand98

en prenant en compte l’espace (l’ascension, la chute), le temps (le régime

diurne, le régime nocturne), la physique de la matière (pierres précieuses, des

minéraux) et la physique naturelle (chaud, froid, sec, humide).

Dans cette perspective universaliste, ces différentes catégories apparaissent

comme « des archétypes fondamentaux de l’imagination humaine »99,

transcendant les groupes et les différences qui peuvent leur être inhérentes.

Dans le cas de la relativité, voire de la singularité, la construction de l’image

dans le champ littéraire africain, en plus d’être soumise aux catégories

universelles précédemment relevées, semble dans le cadre de notre corpus se

profiler sous la forme d’une particularité non de nature mais de degré.

En effet, les métaphores, les synecdoques et les métonymies repérées chez les

pionniers comme chez les prétendants ont tout l’air de se polariser autour des

traits spéciaux anthropomorphiques : de l’image du corps féminin chez

Senghor, du sang voir de la chair chez Césaire à celle de la terre et du feu chez

Pacéré et du verbe (parole, eau, sperme), c’est-à-dire ‘’la parole-dieu’’ ou ‘’le

dieu-parole’’ chez Zadi, il se dessine une symbolisation de l’humain, de

l’homme-nègre en particulier mais dont la représentation s’est toujours

accompagnée d’un discours sur le groupe auquel l’auteur pourrait appartenir. Si

les images et/ou les symboles de Senghor/Césaire à Pacéré/Zadi sont ainsi

assimilables à la philosophie de l’être que Jahn analyse dans l’univers bantou,

et dont les catégories fondamentales sont :

1 – Muntu : l’être humain (exemple l’homme et la femme)

2 – Kintu : les choses (exemple le chien et la pierre)

3 – Hantu : le lieu et le temps (exemple l’est et hier)

4 – Kuntu : la modalité (exemple : la beauté et le rire)100.

96 Bachelard (Gaston), L’air et les songes, Corti, 1943 La psychanalyse du feu, Gallimard, 1938 L’eau et les rêves, Corti, 1942 Les terre et les rêveries de la volonté, Corti, 1948 97 Bachelard (Gaston), L’air et les songes, Op.cit., p. 19. 98 Durand (Gilbert), Op.cit., Ibid. 99 Durand (Gilbert), Op.cit., p. 27. 100 Janh (janheinz), Muntu, déjà cité, p. 110.

Page 205: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

204

Il faut toutefois préciser que de notre point de vue « N’tu » seule en tant

qu’essence ou force universelle ne saurait suffire à expliquer et comprendre

toutes les dynamiques de la création africaine, il nous faut aussi prendre en

compte le discours sur le groupe, voire sur le ‘’N’tu’’ et le ‘’Bantu’’ (pluriel de

Muntu).

Dans ce sens il apparaît clairement que le problème des images et de la

symbolisation relève dans notre cadre, non de la race ou du groupe ou encore

de la région mais plutôt d’un ordre de pensée ou d’un mode de création ou si

l’on veut du problème de l’oralité et/ou de la tradition dans son rapport

déterminant à la littérature écrite moderne : c’est-à-dire dans notre cas précis

du rapport de nos différents écrivains à l’oralité Sérère / créole et/ou africaine,

ainsi qu’à la tradition orale ‘’morê’’ ou ‘’bété,’’ ou encore des discours tenus par

ces écrivains sur ces différents champs traditionnels de création dans le cadre

de leurs pratiques littéraires.

Comme on le voit, le texte poétique tel qu’il est proposé par les acteurs du

champ littéraire africain offre plusieurs formes : la première que nous venons

d’analyser est un objet esthétique bâti sur une structuration formelle et

organique ; cet objet se perçoit d’abord comme une production spiralée, voire

un tourbillonnement rendu visible par les phénomènes réitératifs :

Ensuite comme des mises en parallèles par le jeu des parallélismes du rythme :

Représentation de la poésie comme

production spiralée, voire « danse sur

place »

Page 206: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

205

A // B (parallélisme syntaxique)

C // D (parallélisme sémantique)

E // F (parallélisme rythmique)

Enfin comme un langage spécifique voire déviant par le biais de sélection et de

combinaisons spéciales grâce au rituel des images :

B

A

C D

E

F

x x x x x x x

B

A

O (vocabulaire signification)

(lexique sens)

Projection des mots de OA (axe paradigmatique) sur OB (axe) syntagmatique

Page 207: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

206

Discours utilitaire

Analysons à présent un deuxième aspect des premières formes du texte

poétique.

O B

A

Sélection affaiblie

Discours poétique (OA) se projette tout entier sur (OB) par le fait du symbolisme et des images.

Page 208: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

207

II – REPRESENTATION DU MONDE OU UNE CERTAINE

IDEE DE L’AFRIQUE

« La représentation du monde » constitue un des aspects des premières

formes du texte poétique considéré comme dominé par le patrimoine oral et

traditionnel. Mais aborder efficacement cette représentation de monde impose

au préalable la levée de certaines équivoques.

En effet, une des apories ayant gouverné pendant longtemps la pratique et

l’étude des littératures des pays dominés est celle qui a consisté à ne léguer à

l’écrivain qu’un pouvoir unique de ‘’révolution’’ ou de transformation radicale,

immédiate et ostentatoire du monde. A l’origine de cette limite se trouve, à

notre avis, la maxime marxiste affirmant dans la perspective de la révolution

ouvrière que l’art et la littérature doivent contribuer à libérer les hommes On a

alors posé à partir d’un amalgame scientifico-militantiste le principe d’un art

‘’utilitaire’’ opposé à un art ‘’pur’’, repartis selon les espaces socioculturels, les

différentes histoires politiques et les potentialités propres à ces espaces. Dès

lors, les pays dominés, situés dans l’urgence du contexte de domination et

d’humiliation (esclavage, colonisation) devraient adopter la littérature dite

‘’utilitaire’’, tandis que les puissances coloniales pour qui l’histoire serait

achevée pourraient cultiver sans risque celle de « l’art pour l’art »

Le problème soulevé ici relève selon nous aussi bien d’une démarche de forme

que de fond.

La forme est une question d’approche de la littérature dans son rapport au réel,

ou si l’on veut dans son rapport au monde.

Le fond qui nous intéressera plus loin porte sur toute tentative de définition de

la littérature, de sa pratique et de sa fonction.

Pour en rester à l’aspect formel, notons que les conséquences les plus visibles

des tendances exposées plus haut ont consisté essentiellement à cantonner les

écrivains dans des carcans nuisibles au génie ou à la création, avant de

susciter des débats quelques fois marginaux. Il est ainsi devenu un truisme que

pour la plupart des écrivains issus des sociétés dominées, l’attitude ou

l’idéologie la mieux partagée aujourd’hui est celle qui consiste à considérer

Page 209: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

208

comme diffamant toute interprétation de leur entreprise littéraire en termes de

‘’loisir’’ ou de ‘’distraction’’ c’est -à -dire comme un acte « bourgeois »

Il est aussi devenu courant d’enfermer ces écrivains dans des contradictions de

promesses non tenues ou de trahison du groupe (la race, la nation politique) :

on peut ainsi par exemple trouver ‘’paradoxal’’ que Senghor célébrant la femme

noire africaine convole en secondes noces avec la blonde normande101.

C’est également en considérant cette erreur d’approche qu’on peut s’expliquer

les ‘’colères’’ de Raphaël Confiant*102 contre Aimé Césaire apparemment fautif

d’avoir célébré la négritude au détriment de l’antillanité ou de la créolité ; Tout

comme certaines interrogations tendancieuses portant sur le fait que Césaire

revendiquant son africanité et jubilant pour les indépendances haïtienne et

africaine choisisse en tant que député, en 1946, d’être rapporteur et partisan

de la loi portant statut des territoires d’Outre-mer dont la Martinique, maintenue

alors telle quelle, c’est-à-dire comme un prolongement de l’empire colonial

français103.

Notre objectif ici est d’adopter une démarche inverse devant servir comme le

suggère Fonkoua à la suite de Glissant à :

Dégager l’œuvre en soi de ces approches traditionnelles,

c’est-à-dire de ne pas la considérer comme un ensemble

de signes à lire et à dé-chiffrer, mais comme un ensemble

de signes chiffrés et encodés. L’œuvre vise ainsi à reposséder

l’étique de la fiction. Elle consiste ici à reconstruire

et à faire voir un monde contre un autre monde

avec lequel celui-ci entre en concurrence*104.

101 Ce conflit ‘’princesse blanche / peuple noir’’ est représenté sous un autre angle dans Chants d’ombres. (Voir à ce sujet Okechukwu Mezu, L.S. Senghor et la défense et illustration de la civilisation noire, Paris, Marcel Didier, 1968, p. 121). 102 Confiant (Raphaël) Aimé Césaire,une traversée paradoxale du siècle Paris stock 1993 p18-19 et 257 103 Voir Confiant à propos de l’idée d’une « nation martiniquaise » in Confiant (Raphaël), Op.cit. ; p.275 - 287. 104 Fonkoua (Romuald), Essai sur une mesure du monde au XXe siècle, Edouard Glissant, déjà cité, p. 298.

Page 210: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

209

En termes différents, il s’agit pour nous d’aller de la littérature au réel, de

l’imaginaire ou de la fiction au monde et non l’inverse. L’avantage de cette

démarche inversée, c’est que l’écrivain est ainsi capable de reposséder un de

ses pouvoirs oubliés : dire l’indicible, traduire l’opaque, voire construire ou

reconstruire un autre monde à côté du réel, mais indistinct de celui-ci.

Dans ce sens les écrivains africains ou francophones acteurs du champ

littéraire africain construisent un monde échappant au risque de la contradiction

ou de l’interdiction ; ce monde est celui du littéraire comme institution.

Analyser donc « la représentation du monde » comme un des traits des formes

traditionnelle et orale du texte littéraire africain, revient principalement à voir le

monde littéraire africain dans sa frontière avec le monde réel, surtout avec les

histoires vécues mais décentrées, ré-écrites ou ré-inventées de Joal à Fort de

France ou d’Abidjan à Manega, dans un sens où cette écriture sous forme de

représentation de l’histoire apparaît comme partie prenante du discours sur

l’oralité et la tradition.

De ce point de vue, réfléchir au rapport écriture / tradition / oralité ne saurait se

résumer en de simples relevés de formes littéraires manifestes appartenant au

registre oral et traditionnel ou supposées comme telles. Cette entreprise

implique aussi et surtout l’imaginaire et la fiction en tant qu’ils sont des lieux

esthétiques pouvant servir à rendre compte d’une certaine image de l’Afrique ;

image motivée et validée d’abord par les connotations instituées autour de la

notion et de l’idée de ‘’tradition’’ et ‘’d’oralité’’, ensuite par le contexte de

« réseaux » ou de forces en présence, situées dans une perspective de

création, d’invention de l’art, de la littérature et du savoir pour le pouvoir (capital

symbolique) en jeu. Dans cette perspective, la tradition et l’oralité, en plus

d’être évoquées ostensiblement ou subtilement par les créateurs apparaissent

(nous l’avons déjà montré) comme des instances de validité de l’imaginaire,

voire de la représentation.

Page 211: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

210

Chez les pionniers comme chez les prétendants, cette représentation ou cette

mise en forme littéraire est entre autres la construction à partir d’une ‘’histoire

nouvelle’’ de modèles de sociétés et de sujets ‘’nouveaux’’105.

Cette construction semble similaire à celle que décrivent également J.P.

Chrétien et J.L. Triaud106 à propos de la quête dans le savoir africain hérité du

savoir colonial, d’ancêtres propres, ou de rois, de chefs à la dimension

surhumaine, habitant des lieux sacralisés (le royaume d’enfance ou « l’Eden

des paysages ancestraux »), magiques et vecteurs par excellence de

« l’authenticité », de la dignité, voire de l’identité proclamées de l’Afrique et des

africains.

Il nous apparaît dès lors que le discours sur l’oralité ou la tradition est un

appendice du discours sur la mémoire, voire sur l’histoire des peuples et du

monde en général. On peut donc poser le postulat selon lequel ces catégories

nommées ci-haut, en plus d’être interchangeables, c’est-à-dire pouvant se

substituer l’une à l’autre, sont essentiellement des patrimoines de l’imaginaire.

Par ailleurs, nous ne nous arrêterons pas ici aux réflexions nourries par certains

historiens occidentaux107 ou même par certains auteurs francophones108, ayant

porté sur la nature et la pratique de l’histoire, c’est-à-dire à propos de l’histoire

comme science, du point de vue de sa valeur épistémologique de son efficacité

pratique et de ses limites.

105 Marc Bloch dira à propos de la place de la tradition germanique dans la féodalité « faire du neuf en s’efforçant d’adapter le vieux ». Voir La société féodale, la formation des lieux de dépendances, Paris, A. Michel, 1939, p.228 - 229. 106 Chrétient (Jean-Pierre) et Triaud (Jean-Louis), Histoire d’Afrique, les enjeux de mémoire, Paris, Karthala, 1999. 107 A l’instar de toutes les disciplines scientifiques, l’histoire a donné lieu à plusieurs écoles : il y a, par exemple, la tradition dite de l’histoire évenementielle distincte de l’école des annales représentées au XXe siècle par Ibn Khaldun d’un côté et de Marc Bloch, Fernand Braudel ,Lucien Febvre …de l’autre. C’est autour de ces deux axes eux-mêmes dépendant de la philosophie de l’histoire telle qu’elle est partie de Herder à Hegel et Marx en passant par Kant, que gravite la pensée historique contemporaine. 108 Le débat sur l’histoire d’abord en tant que science ensuite comme preuve irréfutable d’une présence au monde a conduit des écrivains francophones à poser l’absence d’histoire dans leurs sociétés désignées « sans histoire » afin d’affirmer la nécessité du métier d’historien. On trouve parmi eux Aimé Césaire, C.A. Diop et Edouard Glissant. Ce dernier réfléchit non seulement à la nature de l’histoire mais aussi aux conditions d’une historicité « des peuples sans histoire ». Il y a en face d’eux Fanon qui affirme « Je ne suis pas prisonnier de l’histoire / Je ne dois pas y chercher le sens de ma destinée ». Voir dans les deux cas : Diop (C.A.), Antériorité des civilisations nègres, mythe ou réalité ?, Paris, Présence Africaine, 1967. Nations nègres et cultures, Paris, Présence Africaine, 1954, T. I et II. Fanon (Frantz), Peau noire, masques blancs, Paris, Seuil, 1952, p.186.

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211

Nous nous contenterons d’interpréter chez les auteurs africains et

francophones la présence d’une « pensée de l’histoire » par une invention

littérairement s’entend de l’histoire des peuples dominés, ainsi qu’aux

implications de cette historicité proposée.

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212

DE JOAL A FORT-DE-FRANCE

D’ores et déjà, on voit ici, à partir d’une confusion entretenue entre poésie et

histoire que la création littéraire sert à façonner « une histoire (commune) des

peuples sans histoire »109.

Pour ce faire, la distance géographique, à la fois politique et anthropologique

instaurée entre l’Afrique noire (Joal en tant que « royaume d’enfance » de

Senghor) et les Antilles françaises (Fort-de-France, vue comme centre politique

et historique de la Martinique d’Aimé Césaire) se trouve suspendue, voire

effacée dans le cadre de la représentation.

Mieux, à partir de certains dénominateurs historiques communs (esclavage,

colonisation), à partir aussi des lieux historico-symboliques communs (bateau

négrier, plantation), les histoires « inexistantes » de l’Afrique noire et des

Antilles se trouvent « déterritorialisées », dé-centrées, (ré)inventées en une

‘’histoire nouvelle’’ à côté des ‘’histoires anciennes’’.

Les modalités de cette histoire reposent principalement sur une certaine figure

du personnage historique et de son rôle dans le changement opéré du monde

en terme de « révolution », à l’échelle universelle.

Dès lors, Senghor et Césaire, en considérant l’histoire de l’Afrique noire et des

Antilles françaises comme faisant partie intégrante de ‘’l’histoire générale du

monde’’ concevront cette histoire des « sans histoire » comme celle de Chaka

ou des tirailleurs sénégalais ou encore de Toussaint Louverture.

Fondateur de l’Etat Zulu, Chaka naquit entre 1783 et 1786 dans la région Sud-

Est de l’Afrique où il instaura, à partir de 1816, un des royaumes les plus

puissants, dont le développement socio-politique plus que partout ailleurs en

Afrique reposa sur l’art de la guerre. La légende établit très tôt que la vive

intelligence et le courage exceptionnel du « héros » doué d’un pouvoir

surnaturel l’aurait conduit dans sa jeunesse à « tuer un lion et à arracher une

jeune fille des crocs d’une hyène ». Selon les historiographies africaines et

109 Moniot (Henri), « L’histoire des peuples sans histoire », Faire de l’histoire I, nouveaux problèmes, Paris, Gallimard, 1974, p.151-173.

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213

européennes110, le conquérant Zulu apparaît comme une des grandes figures

(africaines) de l’histoire des conquêtes européennes et des résistances qu’elles

suscitèrent chez les Africains.

M’Bokolo rapporte par exemple qu’il fut le point de départ d’un nouvel ordre

socio-politique et surtout militaire inégalé du royaume Zulu :

A peine installé au pouvoir, il entreprit de bouleverser

l’ordre ancien. Sa première action porta sur

l’armement … la rareté voire l’absence de données ne

permettent pas de déterminer aujourd’hui l’importance

numérique de l’armée de Chaka … A son apogée

l’armée de Chaka aurait peut-être disposé de 100 000

hommes. En tout état de cause, ces chiffres témoignent

de l’importance de cette armée qui représentait pour

l’époque une machine de guerre implacable111

La grandeur de Chaka se confond bien souvent à un despotisme que ne

manque pas de rapporter l’historiographie. Thomas Mofolo rend ainsi compte

de l’obéissance absolue, des salutations élogieuses voire obséquieuses que les

sujets désormais appelés « Amazulu » (ceux du ciel) rendent à leur chef déifié :

Bayété, Bâba (ô père à seigneur des seigneurs !

ô toi le grand lion, l’éléphant auquel nul ne peut répondre

Toi qui a grandit pendant que nous rapetissions !

Bayété, Bâba, seigneur du ciel !

Toi le ténébreux, né pour gouverner avec clémence !

Toi qui dévore les hommes !

Toi dont la grandeur atteint jusqu’au ciel, au ciel au

dessus de nos têtes !

O Zulu, ô céleste, conduis-nous avec clémence!

Bayété, seigneur ! Bayété, Bâba, céleste !112

110 Parmi les auteurs ayant travaillé sur ce sujet, il y a notamment des missionnaires et des voyageurs dont Fred Ellenberger de la société des missions évangéliques. Il écrit L’histoire des batusto en 1913. Voir aussi M’Bokolo et l’épisode du « M’feca » ou vaste mouvement des guerres dévastatrices en Afrique australe au XIXe siècle. M’Bokolo (Elikia), Afrique noire et civilisation XIXe et XXe siècle (T2), Hatier-Aufelf, 1992, p. 60. 111 M’Bokolo (Elikia), Op.cit., p. 58-59. 112 Mofolo (Thomas), Chaka, une épopée bantoue repris par M’bokolo, Op.cit, ibid.

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214

Il ressort de ces quelques données historiques que Chaka présente presque

toutes les caractéristiques du grand homme statufié ou du pouvoir

monumentalisé selon le modèle antique gréco-européen. Considéré comme

celui qui a favorisé l’émergence d’un Etat fort ou le passage qualitatif de faibles

communautés à de véritables nations dont l’armature socio-politique repose sur

une armée jugée foudroyante, Chaka est reconnu par « l’histoire » et sera alors

comparé à Louis-Napoléon Bonaparte avec l’appellation de « Napoléon noir »

du fait non seulement de son règne et de ses victoires éclatantes sur ses

voisins mais aussi à cause de la farouche et durable résistance qu’il opposera à

l’avancée Boer et britannique.

Récupéré par l’écriture, précisément par la littérature et soumis au jeu de la

fiction, le personnage de Chaka devient sous la plume de Senghor un modèle

de création, voire « un héritage-ressource »113 tel que l’entend Jean-Louis

Triaud, c’est-à-dire Chaka " littérarisé" dans une perspective de luttes autour

des lieux d’origine, autour du passé, autour des grandes figures marquantes de

l’histoire et constituant un « enjeu de mémoire crucial »114.

Autrement dit, en se confondant ainsi à une écriture de l’histoire, le texte

poétique sollicite l’histoire comme objet et instrument de représentation, la

mémoire comme élément suprême de légitimation.

Dans ce sens, Chaka, au même titre que Sonni Ali, Sundjata Keita, Samori

Touré ou les tirailleurs sénégalais115 et bien d’autres figures anciennes de

l’histoire africaine, apparaissent pour les auteurs des pays dominés comme des

« clefs » d’entrée pour les histoires « oubliées » de leurs différents peuples

dans ‘ « l’histoire du monde ».

113 Triaud (Jean-Louis), « le nom de Ghana, mémoire en exil, mémoire importée, mémoire appropriée » in Histoire d’Afrique, les enjeux de mémoire, p. 232. 114 Triaud (Jean-Louis), Op.cit., Ibid. 115 En prenant ces quelques exemples de figures historiques (Sonni Ali pour l’empire Songhaï au XVe siècle, Sundjata pour le Mali au XIIIe siècle, Chaka pour le royaume Zulu au XVIIIe siècle ou encore Samori au XIXe siècle pour le haut Niger ), on peut constater que l’Afrique continentale en ses points cardinaux est traversée par ‘’des figures-monuments’’ qui servirent à la fois dans une perspective nationaliste et identitaire aux champs politique, scientifique et culturel. Balandier écrit par exemple à propos de Chaka : « parler de Chaka m’était depuis longtemps une tentation. J’y voyais la possibilité de manifester – et c’est bien nécessaire – que l’Afrique a pu compter et de grands hommes politiques, Chaka organisateur de la nation Zoulou et de grands écrivains, Thomas Mofolo, metteur en œuvres des légendes concernant le célèbre conquérant ». (Voir Balandier (Georges), « Un chef : Chaka », Le monde noir, numéro spécial de Présence Africaine n° 8 et 9, Mars 1950, p.159-166.)

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215

Pour en rester aux tirailleurs sénégalais notons que la plupart des poèmes

d’Hosties noires leur ont été consacrés. L’intérêt de cette thématique est

évident en ce qu’elle jette un pont entre l’histoire africaine, négro-américaine et

l’histoire de l’Occident (entendre l’Europe et ses alliés dont les USA), on

pourrait dire entre l’Afrique noire, l’Amérique (noire) et l’Europe.

Rappelons brièvement que pendant toute l’ère coloniale, les Français ont

appelé « tirailleurs sénégalais » tous les soldats ‘’indigènes’’ originaires de

l’Afrique noire française, les Britanniques usant de l’appellation « tirailleurs

haoussa » pour désigner les soldats africains en provenance de leurs colonies

d’Afrique occidentale.

C’est par décret impérial le 21 juillet 1857 que Napoléon III décida de la

création d’un corps d’infanterie africaine sous la dénomination de « tirailleurs

sénégalais » avec quatre compagnies, trois officiers et commandé par un chef

de bataillon. Le premier bataillon des unités militaires ‘’indigènes’’ fut ainsi créé

le 21 août de la même année. Dès lors, les « tirailleurs sénégalais », pour dire

tous les soldats de l’Afrique Noire sous domination française de 1857 à 1960

participeront à l’épopée des troupes de la Marine sur tous les théâtres

d’opérations au cours des deux guerres mondiales (1914-1918) pour la

première et 1939-1945 pour la seconde. A la faveur de ces deux guerres, il

apparaît que toutes les gardes impériales française, allemande et russe

possédaient leurs régiments de tirailleurs malgré l’idéologie dégradante de « la

honte noire »116 orchestrée par les Allemands, puis par les Français sous

pression des britanniques et des américains en vue d’effacer à leur avantage

cette part africaine de l’histoire occidentale.

L’historiographie établit par Kamian Bakari117 permet d’affirmer que ce fut au

moins 108 000 hommes africains et malgaches qui ont été recrutés et mobilisés

aux côtés de la France au cours de la guerre 1914-1918 contre 55 000 pour la

seule Afrique occidentale française (AOF) pendant la première année de la

seconde guerre mondiale. 116 « La honte noire » est une virulente campagne diffamatoire contre les tirailleurs sénégalais et malgaches stationnés en Allemagne en Rhénanie et dans les territoires occupés par la France après le traité de Versailles ; il s’agit pour ses concepteurs d’orchestrer un dénigrement systématique des soldats africains sur fond d’arguments racistes. La France répliquera par une autre campagne dite de « la honte blanche », mais elle dut se soumettre aux presisons de ses alliés européens notamment britanniques et américains. Voir Kamian (Bakari), Des tranchées de Verdun à l’église saint Bernard, 80 000 combattants Maliens au secours de la France (1914-1918 et 1939-1945), Karthala, 2001, p. 30-31. 117 Kamian (Bakari), Op.cit., Ibid.

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216

Il apparaît en outre que le traitement ‘’littéraire’’ de cet épisode déterminant de

l’histoire du monde, précisément de l’histoire africaine dans son rapport à celle

des puissances coloniales ne diffère pas profondément des aspects que livrent

les évènements réels. Fidèle en cela à la méthodologie de l’écriture de l’histoire

telle qu’elle s’est manifestée au XIXe siècle sous l’impulsion du positivisme,

c’est-à-dire ayant le choix entre les traces (l’événement) et les dates (la

chronologie), Senghor, après avoir opté plus pour ‘’l’évènementialisation’’ que

pour la datation (la première servant efficacement à une ré-interprétation, voire

une ‘’contre-interprétation’’ de l’histoire injustement occultée des pays

coloniaux), insiste particulièrement sur le sacrifice suprême unissant sur le front

tous les soldats sans distinction ni d’origine, ni de statut, encore moins de race :

Recevez le salut de vos camarades noirs, tirailleurs

sénégalais MORTS POUR LA REPUBLIQUE118

L’événement ici étant la guerre et son déroulement factuel, le poète et soldat

construit le mythe du courage chevaleresque du soldat africain à travers

l’évocation du « Guelwar », le chevalier impitoyable descendant des

conquérants malinkés.

Frère, je ne sais pas si c’est vous qui avez bombardé les

cathédrales, orgueil de l’Europe,

si vous êtes la foudre dont la main de Dieu a brûlé Sodome

et Gomorrhe119

Comme le « Guelwar », le soldat africain garde aussi sa noblesse et sa fierté

notamment la « candeur de son rire » sur le théâtre des opérations :

118 Hosties noires, ibid. 119 Op.cit.

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217

(…)

J’ai touché seulement la chaleur de votre main brune, je

me suis nommé « Africa ! »

Et j’ai retrouvé le rire perdu, j’ai salué la voix ancienne

et le grondement des cascades du Congo

(…)

frères noirs, guerriers dont la bouche est fleur qui chante

oh délice de vivre avec l’hivernage, je vous salue comme des messagers de paix120

Clemenceau, le président du conseil, « le père de la victoire », l’homme qui a

galvanisé ses compatriotes et ses alliés en menant le peuple français à la

victoire finale en 1918, à l’origine aussi d’un intensif recrutement de soldats

africains confirme ces traits des « tirailleurs sénégalais » dont il loue le courage

et la loyauté face aux soldats allemands :

Un jour, sur le front, je voyais passer comme ça de loin une troupe

de gens avec un homme à cheval qui tournait autour d’eux. Je

demande ce que c’est. On me répond qu’on n’en sait rien. Alors,

avec ma voiture j’y vais. C’était des noirs qui revenaient des

tranchées, où on les avait laissés pendant dix-huit jours ! Vous

devinez ce que ça pouvait être ? Des blocs de boue. Ils revenaient

avec des fusils cassés, des vêtements en loques … magnifiques. Et

quand ils m’ont vu, ils se sont mis à jouer la Marseillaise avec je ne

sais quoi en tapant sur des morceaux de bois, de pierres. Je leur ai

parlé. J’ignore s’ils m’ont compris. Je leur ai dit qu’ils étaient en train

de se libérer eux-mêmes en venant se battre avec nous ; que dans

le sang nous devenons frères, fils de la même civilisation et de la

même idée … des mots qui étaient tous petits à côté d’eux, de leur

courage, de leur noblesse121

Senghor insiste également sur l’unité ontologique désormais indéniable entre

blancs et noirs selon le beau tableau proposé au préalable par Countee Cullen

et Nicolas Guillen, ‘’chantres’’ de l’unité des races et des différences, lesquels 120 Hosties noires, ibid. 121 Clémenceau (Georges), 1917, repris par Kamian Bakari, Op.cit., ibid.

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218

célèbrent tour à tour l’harmonie morale, physique et psychologique par l’image

de deux enfants noir et blanc marchant dans la rue et représentés dans « the

golden spendour of the day, the sable pride of night »122 et « dos niños »123.

Prisonniers noirs, je dis bien prisonniers français …124

Enfin, cette évocation littéraire « des tirailleurs sénégalais » peut servir à une

fonction de mémoire là où des historiens pour des raisons diverses, ont failli à

leur devoir. Mais au-delà de cette fonction mémoriale et mémorielle évidente,

demeure la pertinence de cette pensée de l’histoire et/ou cette écriture de

l’histoire transcendant par le fait de la littérature (de la poésie particulièrement)

les contradictions et les paradoxes que propose l’histoire réelle ; surtout à partir

du moment où les évènements de l’après-guerre, notamment la célébration de

la victoire en 1918 au cours de laquelle les soldats africains et malgaches,

bloqués à Porte d’Orléans n’ont pu avoir accès à Paris*125, les épisodes de

Thiaroye en 1944 et les tragédies (les massacres coloniaux perpétrés en 1944

et 1950) nées des ambitions suscitées par la Conférence de Brazzaville

viendront rappeler combien étaient encore actualisés les clivages artificiels

entre les peuples et les sociétés proclamées hier « frères » dans les tranchées.

L’histoire senghorienne efface par l’acte de pardon (prière de paix) la part

hideuse de la France et intègre la nation française à toutes les nations du

monde. De cette manière, les héros français et coloniaux partagent la même

histoire et deviennent tous parties prenantes de l’histoire du monde. Le monde

tel qu’il est représenté par Senghor échappe alors au malaise qu’engendra un

des aspects de l’histoire au XXe siècle, c’est-à-dire l’histoire qui part des

122 Cullen (Countee), « tableau » in the New York : an interpretation, New York, Albert et Charles Boni, 1925, p. 130. 123 Guillen (Nicolas), Dos Niños » in Emilio Ballagas, Mapa de la poésia négra americana, Buenos Aires, Editorial pléamar, 1946, p. 122. 124 Hosties noires, ibid. 125 Certains affirment cependant que les tirailleurs sont entrés victorieux et acclamés derrière le Général Leclerc (voir Kamian (Bakary), Op.cit.).

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219

tranchées de Verdun à l’eglise saint Bernard126 pour reprendre encore Kamian

Bakari.

Cette pensée de l’histoire sans frontières artificielles, cette écriture de l’histoire

des peuples dominés à travers des « héros » à la fois pluriels et uniques,

personnages du passé revisité et re-construit à travers un récit et un lieu

différents mais communs se retrouve également chez Césaire par la figure de

Toussaint Louverture ou de Lumumba127.

Si la biographie de Toussaint Louverture que livre Victor Schoelcher128

commence à l’année 1789, date à laquelle débute la révolution française qui se

prolongera dans les colonies françaises d’Amérique pour y entraîner des

troubles de grandes envergures, notamment dans la principale colonie qu’est

Saint Domingue (actuelle République d’Haïti), c’est sans doute, pour mettre en

exergue l’importance historique d’un événement : la révolution et ses

implications dans l’histoire des peuples dominés.

Le traitement littéraire de Toussaint Louverture et de son rôle dans l’histoire du

monde par Césaire semble prendre appui sur les mêmes traces

évènementielles : importante position géostratégique de cette colonie noire, la

figure impériale et presque indomptable de celui qui en sera son leader, ainsi

que les conditions de vie jugées pires qu’inférieures des esclaves noirs de l’île.

En effet, selon ce que rapporte l’historien Moreau de Saint-Mery, Saint

Domingue bénéficiait, en 1797, d’une posture économique jamais égalée dans

aucune colonie française. Elle serait à l’économie française du XVIIIe siècle

plus que l’Afrique toute entière dans l’économie française du XXe siècle :

Cette colonie qui a été si injustement enviée par toutes les

puissances, qui fut l’orgueil de la France dans le nouveau monde, et

dont la prospérité faite pour étonner, était l’ouvrage de moins d’un

siècle et demi (…)

126 Kamian (Bakari), Op.cit. 127 Concernant la littérarisation de la figure de Lumumba, voir Houyoux (Suzanne), Quand Césaire écrit, Lumumba parle, Paris, L’harmattan, 1993. 128 Schoelcher (Victor), Vie de Toussaint Louverture, Paul Ollendorf, Paris, 1889, réédité chez Karthala en 1982.

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220

Avec ses sept cent quatre-vingt-treize sucreries, ses trois mille cent

cinquante indigoteries, ses sept cent quatre-vingt-neuf cotonneries,

ses trois mille cent dix-sept caféières, ses cent quatre-vingt-deux

guildiveries ou distilleries de tafia, ses cinquante cacaoyères, ses

tanneries, ses briqueteries, ses chauffourneries, Saint Domingue

jouissait d’une prospérité jamais vue qui en faisait comme le type, le

modèle certainement, de la colonie d’exploitation129

Cette richesse indéniable de Saint Domingue constituera également une part

incontournable dans la balance commerciale française130 si bien que la

question de cette colonie apparaît un peu comme un phénomène de portée

générale. L’étudier, c’est d’une certaine façon étudier, comme le dit Césaire,

« une des origines de l’actuelle civilisation occidentale »131.

Toussaint Louverture et Saint Domingue, c’est en plus de l’économie, les

caractéristiques d’une révolution de type coloniale née à l’occasion de la

révolution française mais différente de cette dernière dans ses modalités,

menée par un homme, un esclave appartenant donc « au groupe social le plus

dénué, le groupe nègre du grief généralisé »132.

Le traitement césairien de cet aspect de ‘’l’histoire du monde’’ peut sembler

hyperbolique. Pourtant, l’historiographie rapporte bien que, à l’époque de la

restauration, l’affaire de Saint Domingue tenue par une main de fer

louverturienne, était un des premiers et graves échecs de Napoléon. Vainqueur

des anglais en février 1794, Toussaint Louverture constituera la terreur du

Général Leclerc dont l’expédition en 1802 et 1803 en vue de rétablir l’autorité

de la Métropole sur Saint Domingue se solda par un cuisant échec favorisant

une autonomie, voire une indépendance de fait de la colonie.

Avant Césaire, la révolution louverturienne donna lieu à une abondante

littérature chez les écrivains français dont Hugo écrivant en 1819 et 1826 Bug

Jargal incarnant non pas Toussaint en tant que tel mais la figure du « bon

129 Saint-Mery (Moreau de), Description de la partie française de l’île Saint Domingue, nouvelle édition par Blanche Maurel et Etienne Taillemite, Larose, Paris, 1958. 130 En 1789, sur 218 millions de livres d’importation coloniale en France, 71 millions sont consommés en France et le reste (147 millions) réexportés. (Voir Césaire (Aimé), Toussaint Louverture, la révolution française et le problème colonial, Présence Africaine, 1981, p. 23. 131 Césaire (Aimé), Op.cit., Ibid. 132 Césaire (Aimé), Op.cit., Ibid.

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221

rebelle », le révolté pur, le héros généreux. Au milieu du XIXe siècle,

précisément en 1827-1828, apparaît également une épopée restée anonyme,

l’Haïtiade133, mettant en valeur la figure de Toussaint, exaltant son œuvre et

légitimant son autorité : « le seigneur généreux … d’un grand peuple, l’heureux

libérateur »134.

En revenant à Césaire, l’on constate que depuis Le cahier, Toussaint

Louverture est représenté comme le plus grand héros de l’histoire nègre. Dans

ce texte est consacrée la figure du « nègre debout » ayant inventé, selon le

poète, la première république noire qualifiée de la première des républiques

modernes.

En termes de « révolution » et de ‘’l’histoire du monde’’, on pourrait dire comme

Charles-André Julien que Toussaint Louverture fut

Dans l’histoire et dans le domaine des droits de l’homme, pour le

compte des nègres, l’opérateur et l’intercesseur135

Césaire écrira :

Le combat de Toussaint Louverture fut […] le combat pour la

reconnaissance de l’homme et c’est pourquoi il s’inscrit et inscrit la

révolte des esclaves noirs de Saint Domingue dans l’histoire de la

civilisation universelle136

Ainsi, au-delà de la considération de la figure du héros haïtien, Césaire prend le

contre-pied de l’historien qui établit une distinction entre la révolution française

et celle de l’île considérée comme un appendice de la première. Pour lui, autant

l’histoire de la France au XVIIIe siècle ne saurait exclure le problème colonial,

autant la révolution française ne saurait écrire ses pages sans prendre en

considération ses héros nègres de Saint Domingue encore moins

l’interdépendance des îles françaises d’Amérique et de la Métropole. 133 L’Haïtiade, poème épique en huit chants par un philanthrope européen, Paris, A. Durand et Perdone-Laurial, 1878. 134 Schoelcher (Victor), Opcit., p. 6. 135 Julien (Charles-André), préface à Césaire, Tousaint Louverture, la révolution française et le problème colonial, p. 19. 136 Césaire, Op.cit., p. 343-344.

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222

C’est donc tout en proclamant l’authenticité de la « révolution nègre » en

comparaison à « la révolte des mulâtres » ou « la fronde des grands blancs »

que le poète martiniquais confond volontiers l’histoire de la France à celle

d’Haïti et/ou des Antilles françaises même encore de l’Afrique noire.

On remarquera à partir de cette brève représentation du monde analysée chez

Senghor et Césaire que la pensée et/ou l’écriture de l’histoire s’exerce d’abord

à partir de certaines modalités bien déterminées.

Il y a ainsi chez eux, la tâche d’invention du sujet selon la proposition de Paul

Veyne137 : si l’événement de départ échappe à l’invention, il semble en être

autrement des acteurs et des lieux de déroulement des faits. En effet, Chaka,

les tirailleurs sénégalais ou Toussaint Louverture deviennent des sujets trans-

individuels au sens où l’entendait Goldmann : les caractères à eux attribués

sont étendus à tous leurs groupes d’appartenance, leur dignité retrouvée

semble être celle de tous les hommes africains ou antillais ayant subi les

méfaits déshumanisants de l’esclavage ou de la colonisation.

De plus les faits se déploient dans une mobilité impressionnante, on peut dire

que ces histoires sont mouvantes, se réalisant certes dans des lieux différents

mais uniques et non fixes : on dirait avec Foucault138 qu’il y a application du

principe de discontinuité, entendre la stratification, l’éparpillement, la

« déterritorialisation »139 (vue par Deleuze comme sortie d’une entité -le

langage ou l’histoire par exemple - de son milieu naturel d’expression) ou

encore la délocalisation en tant que caractéristiques de cette pensée ou cette

écriture de l’histoire.

Senghor et Césaire représentent le monde du point de vue de l’histoire comme

une histoire en termes imagés de Joal à Fort-de-France, c’est-à-dire d’une

globalité géographique redéfinissant le rapport Afrique-Antilles mais aussi

Afrique-Amérique-Europe.

Par ailleurs, on remarquera que les figures des « héros » évoqués ou re-

construits repose sur une modalité commune qui se situe aux antipodes de la 137 Veyne (Paul), Comment on écrit l’histoire suivi de Foucault révolutionne l’histoire, Paris, Seuil, 1978, p.194-196. 138 Foucault (Michel), L’archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969, p.17. 139 Deleuze (Gilles) et Guattari (Felix), Kafka, pour une littérature mineure, déjà cité, 1975. Deleuze (Gilles), Capitalisme et schizophrénie 2. mille plateaux, Paris, les éditions de minuit, 1980, p. 629-630.

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223

complainte. Ainsi au-delà des quelques relents de lyrisme notés par endroits

chez Senghor, les héros (Chaka, les tirailleurs sénégalais, Toussaint

Louverture) sont presque des personnages chevaleresques, guerriers

invincibles, imbibés de courage face à l’adversité, tous couverts alors de gloire

et de dignité.

Cet accent particulier sur la virilité conquérante, le caractère prométhéen et

respectable des personnages du passé tend à compenser une fragilité

profonde140 de l’être africain et/ou antillais née de l’histoire.

C’est surtout une réinterprétaiotn du passé africain, de ses personnages et de

son histoire. Ces catégories sont en réalité parties prenantes d’une certaine

construction de l’Afrique c’est-à-dire d’une « idée de l’Afrique » pour reprendre

Murad Bey141, Comme l’est également l’évocation de la tradition orale ou le

discours sur l’oralité et la tradition.

En les plaçant sur le même axe paradigmatique, l’on constate que cette pensée

de l’histoire, tout comme la littérarisation de la tradition orale n’est pas un

produit reconstruit puis ‘’muséifié’’ mais plutôt un champ de forces. La valeur et

l’intérêt de leur récupération tiennent plus à une certaine réactivation des

fonctions sociales et culturelles qui leur sont attribuées qu’à leur reconstitution

en tant que telle.

Il est en définitive manifeste que la pensée ou l’écriture de l’histoire chez

Senghor et Césaire n’échappe guère aux pesanteurs de « l’authenticité »,

qu’elle est tramée suivant une vision ethnographique de l’Afrique traditionnelle.

Cette pensée de l’histoire n’est alors rien d’autre qu’une équivalence du

discours sur la tradition et l’oralité, éléments définitoires eux aussi de sociétés

africaines anciennes ou para médiévales.

Toutefois, contrairement à la représentation du monde africain par l’histoire du

XXe siècle (année 1960 précisément), Senghor et Césaire n’ont pas fait

qu’intégrer le continent dans l’histoire universelle avec ce que cela comporte de

140 La critique césairienne a ainsi généralement mis l’accent sur le côté viril du « je » poétique césairien en releguant au second plan ses faiblesses, ses failles et ses doutes, comme l’a montré Ahmada (Salim), Force et faiblesse dans l’univers imaginaire d’Aimé Césaire (thèse de Doctorat – Université de Nantes, Janvier 2002). 141 Mudimbe (V.Y.), The idea of Africa, Indiana university press, 1994.

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224

limites ou de risques : comme par exemple « refouler le présent »142 au point de

fonctionner comme antimémoire.

La représentation du monde par ces écrivains permet d’inscrire non seulement

l’Afrique dans le monde, mais elle contribue inversement à « la dissolution de

l’histoire mondiale dans les histoires africaines »143, c’est-à-dire qu’elle vient

contredire cette espèce ‘’d’européocentrisme’’ caractéristique des écrits du XXe

siècle précédent et nuisible à l’histoire générale du monde. L’avantage de ce

dépassement par le fait de la littérature, c’est que la représentation du monde

même passéiste par la pensée de l’histoire, privilégie ainsi la dynamique

mémoire et création (mémoire comme capital d’expérience) au détriment de

celle développée auparavant entre mémoire et oubli144 ou nostalgie.

142 Bédarida (F), « La mémoire contre l’histoire » et Todorov (T), « La mémoire et ses abus », Esprit, Juillet 1993, pp.7-13 et 33-44. 143 Feierman (S), African histories and the dissolution of world history” in Bates ( R.H), Mudimbe (V.Y.) et O’Barr (J)., Africa and the disciplines, University of Chicago presse, 1992, p.167-212. 144 Voir Todorov citant Saint Simon, Op.cit., p.17. et Le Goff (J). citant Descartes in Histoire et mémoire, Paris, Gallimard, 1988, p.154.

Page 226: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

225

D’ABIDJAN A MANEGA

On vient de voir que les pionniers dans leurs manières de représenter le

monde ont eu recours à une pensée et/ou écriture de l’histoire en appliquant

particulièrement le principe de la discontinuité emprunté à Michel Foucault et

défini comme étant essentiellement non pas une approche des évènements

dans leur supposée chronologie, mais plutôt lecture dans leur globalité des faits

de même nature, parfois répétés en des lieux différents et transcendant toute

frontière géographique arbitraire ou artificielle.

Qu’en est-il alors des prétendants ?

La première remarque qui s’impose à propos de « la représentation du

monde » par ces derniers c’est que les recherches qui y ont été consacrées

semblent avoir étés sujettes à la malheureuse fascination du réel que nous

dénoncions précédemment. C’est ainsi que certains chercheurs comme Léon

Yepri145 et Urbain Amoa146 pour analyser « la pensée de l’histoire » chez

Pacéré T. se laissent prendre « au piège du réel » en postulant la pertinence

d’une « représentation du monde » bâtie sur le principe du « continuum »

historique dans un sens politico-idéologique.

Le premier n’accorde alors son sens à l’historicité manifestée dans l’œuvre de

Pacéré que dans la mesure où cette historicité ne peut se définir que comme

une suite logique du mouvement de la négritude ayant servi pendant longtemps

à produire un discours sur le groupe (la race, la nation, la communauté) sur le

lieu (l’Afrique) et sur les évènements (traces de l’histoire) dans un sens qui s’est

voulu réaliste et oppositionnel.

145 Yepri (Léon), Titinga Frédéric Pacéré, le tambour de l’Afrique poétique, L’Harmattan, 1999. 146 Amoa (Urbain K.), Poétique de la poésie des tambours, (extrait de sa thèse de Doctorat d’Etat : textanalyse du discours poétique du Moyen-Age aux temps modernes, le cas du langage tambouriné, Ouagadougou, 1999), édité chez l’Harmattan, 2002.

Page 227: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

226

Il écrit :

Le spectre de la négritude n’a pas cessé de hanter les rivages où les

poètes négro-africains vont s’abreuver.

C’est en tout cas, le moins que l’on soit en droit de dire à l’examen

de bon nombre d’œuvres d’auteurs de l’époque après les

indépendances en général, et tout particulièrement, à l’endroit de

l’œuvre poétique de Titinga Pacéré.147

Puis, feignant un appel à la « prudence » au regard de ce constat, il renchérit :

Quoi de plus naturel qu’en renouant avec leurs racines africaines,

les poètes de la négritude aient retrouvé enfouis au fond d’eux-

mêmes, mais inaltérables les chants, les mots, les langages … de

leur enfance, de leur culture ?

Telle descente en eux-mêmes pour recouvrer leur identité perdue

nécessite bien une révision des systèmes de valeurs, la démarche

devient ainsi œuvre de salut, constituée en une résurrection, puisque

l’état initial de ‘’mort’’ (spirituelle et culturelle) cède le pas à un retour

à la vie.

Mais la quête d’identité (c’est bien de cela qu’il s’agit) n’a pu être

efficience et efficace que parce que le poète a su se (re) dresser

comme une fronde pour dire NON … Le poète cherchera à

s’affirmer, à affirmer son importance, son égalité dans la cité des

autres races.148

avant de conclure :

De tout ce constat relatif aux excuses du texte paceréen vers la

négritude, le schéma de quête ou de (re) conquête apparaît être le

plus représentatif, le plus significatif149

Il ne peut en être autrement pour M. Urbain Amoa. En effet, ce dernier, en

réfléchissant à l’historicité et à la littérarité des textes de Pacéré parvient à

147 Yepri (Léon), Op.cit., p.189. 148 Yepri (Léon), Op.cit., p.191. 149 Yepri (Léon), Op.cit., p.198.

Page 228: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

227

déceler une des meilleures clés de lecture des textes de ce poète en séparant

notamment l’histoire littérarisée de l’histoire des historiens. Ce qui de toute

évidence confère une richesse considérable à ses travaux.

Malheureusement, parce qu’il méconnaît les règles du champ, il ne peut que

restituer une interprétation logique et somme toute simpliste à l’acte de création

littéraire observée chez le poète de Manega.

C’est ainsi que confronté au franchissement des frontières normatives et

arbitraires dans ‘’la pensée de l’histoire’’ chez Pacéré, il élève à la manière de

« l’idéologie romantique du créateur encrée » l’écrivain au-dessus de la

communauté des hommes en faisant de lui un ‘’sujet collectif’’, voire un

personnage extra-ordinaire presque messianique aux allures prométhéennes,

‘’luttant’’ pour sa communauté d’appartenance « les Mossis » et veillant à ce

que le monde soit celui du bien (de la vie) contre le mal (la mort)

Un extrait :

Pour Pacéré, l’homme de culture doit se battre pour libérer l’homme

(…) Ce désir de libérer son peuple l’amène (…) à rechercher un

terme plus proche de son africanité …150

Encore un autre extrait :

Pacéré se souvient encore du passé récent de son peuple, de sa

race et des opprimés qui a laissé des traces indélébiles, mais il croit

en l’homme noir et en la capacité de celui-ci, de créer un monde où il

ferait bon vivre151

Il poursuit sur un ton moralisateur et moralisant attribué à l’artiste :

150 Urbain (Amoa), Op.cit., p.110. 151 Urbain (Amoa), Op.cit., p.111.

Page 229: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

228

(…) Pacéré emprunte le discours du tambour pour inviter son peuple

à lutter contre le Sahel : ce Sahel de la nature et des cœurs ; celui

de l’égocentrisme et de l’égoïsme humain. Dans ce recueil de

poèmes, il offre à tous les peuples du Sahel, quelques clés de

réussite152

Dans un autre sens, M. Urbain Amoa soumis au réel ne parvient pas à observer

une nécessaire distance vis à vis du discours que l’écrivain lui-même tient sur

ses propres productions. C’est à partir de ce trop grand rapprochement*153

néfaste pour la recherche qu’il investit à tort les entités comme « sacré, secret,

initié, griot » dans un sens où elles finissent par poser le texte poétique comme

un ‘’message’’ à décoder ; on pourrait même dire une ‘’énigme prophétique’’ au

sens mystico-religieux, exactement de l’ordre de ce qui s’observe entre le

personnage christique et ses apôtres sous forme d’enseignement par voie

parabolique.

Il le confesse sans le savoir :

Nous pouvons à la suite de nos investigations et rencontres avec

Frédéric Pacéré dire que ce poète ayant les pieds dans la préhistoire

de Manega et la tête dans la culture universelle semble esclave des

puissances visibles et invisibles de son terroir : il écrit sous la dictée

des mânes des ancêtres, maîtres de la parole « morts et/ou vivants

de Manega, c’est-à-dire partout certes, mais d’abord des

« Mossé » 154

De notre point de vue, les modalités d’une écriture ou d’une pensée de l’histoire

telles qu’elles apparaissent chez les ‘’prétendants’’ notamment chez Pacéré et 152 Urbain (Amoa), Op.cit., p.176. 153 Son entretien avec Pacéré « 360 mn à l’ombre du Sahel » semble dans ce sens avoir joué un rôle déterminant d’orientation dans ses travaux. Voir Urbain (Amoa), Op.cit., Annexe 2, p. 297-332. 154 Urbain (Amoa), Op.cit., p. 125.

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229

Zadi doivent être approchées avec une prudence plus aiguë. En effet,

l’évocation récurrente de « MANEGA », des aïeux et ancêtres Mossis du

Burkina Faso chez Pacéré ou des patriarches des peuples Etés du sud-ouest

de la Côte d’Ivoire chez Zadi ou encore des items de la tradition orale de ces

différents peuples ne doivent pas conduire à la thèse de la région du

communautarisme ou du micronationalisme avec son corollaire de

métaphysique ou de mysticisme comme le champ politique l’a fait dire en son

temps à la négritude. Il faut comprendre ces évocations d’abord dans le sens

d’un rapport dialectique « du local et du global » ou « du centre et de la

périphérie » comme nous le verrons plus loin, ensuite, il faut pouvoir les

accepter dans une perspective littéraire, c’est-à-dire artistique en terme de

construction ou re-construction d’un monde entretenant des frontières avec le

réel mais doté d’un pouvoir d’insubordination face aux institutions du réel.

De ce point de vue, il nous apparaît que tout comme chez les pionniers, Pacéré

et Zadi proposent une historicité « des peuples sans histoires » à partir des

principes déjà définis de la discontinuité, de la déterritorialisation » ou de

l’éparpillement, voire du mouvement des lieux, des faits et des personnages.

Chez eux également, la poésie en se confondant à l’histoire contribue à faire

sauter les verrous des frontières géographiques, c’est-à-dire artificielles et

politiques. L’exemple pris ainsi chez Pacéré montre que « la colline verte »

demeure le trait d’union entre « Manega » (Ouagadougou) et Abidjan. Ce lieu-

symbole reste surtout une unité de lieu historique dressée entre les lieux de

toute la sous-région ouest africaine d’une part et entre tous les lieux historiques

de monde d’autre part.

Rappelons à la faveur de cet ‘’effacement’’ des frontières que du point de vue

de l’histoire, « la colline verte » servait à désigner l’institution scolaire sous

régionale située à Dabou en périphérie abidjanaise d’un statut similaire à celui

de l’école normale William Ponty de Dakar. On sait en effet qu’en Afrique

occidentale française, le Sénégal, du fait de l’antériorité de ses rapports avec

les colonisateurs abritait pratiquement un des plus grands et prestigieux

établissements scolaires de l’Afrique française ; l’école William Ponty

apparaissant un peu comme un couronnement des écoles primaires supérieurs

des différentes régions coloniales. Après la deuxième guerre mondiale, sur

Page 231: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

230

demande du gouverneur général d’alors, l’inspecteur Jean Capelle entrepris

une profonde reforme qui permis de créer l’école normale des instituteurs de

Debout appelée aussi « la colline verte » parce que perchée sur une colline que

le poète évoquera dans un de ses ouvrages Quand s’envolent les grues

couronnées.

Demain,

c’est la colline verte

Tout y est suspendu

sur

des reliques,

des lagunes,

et des ‘’alloko’’ épicés !

C’est la première randonnée des hommes :

Il y avait

les fils de N’Dar

des haoussas enturbannés,

des hippopotames,

grinçant des coras,

des hommes noirs,

courts sur pattes,

dansant les danses guerrières,

Et d’autres

Absents

qu’on prit pour des cannibales !

tout cela mûrissait sur la colline verte155

Il y avait donc des ressortissants de toute la sous-région ouest africaine :

évidemment des ivoiriens, mais aussi des dahoméens (actuels béninois), des

sénégalais, des soudanais (actuels maliens), des nigériens, des guinéens. « La

colline verte » était manifestement un espace inter-régional qui respectait la

‘’souveraineté’’ de chaque espace et de ses ressortissants. C’était donc un lieu

de diversité, de multiplicité, mais aussi d’unité ou même d’unicité ayant joué un

rôle considérable dans ‘’la conscience historique et poétique’’ de l’écrivain.

Hortense Kabore écrit à ce sujet : 155 Titinga (Frédéric Pacéré), Quand s’envolent les grus couronnées, Paris, P.J. Oswald, 1976, p. 28.

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231

Titinga allait découvrir sur cette ‘’colline verte’’ la diversité des

peuples et des cultures. Qu’ils soient vêtus autrement comme les

Nigériens, qu’ils aient pour symbole l’hippopotame comme les

Maliens d’origine Bambara ou qu’ils viennent d’un autre pays, ils se

retrouvèrent tous à Dabou avec un seul visage, celui de la

fraternité 156

Il ne s’agit pas de postuler une harmonie candide des hommes dans leurs

rapports, encore moins une rencontre angélique ou paisible des espaces et des

différentes cultures qui leur sont inhérents. Nous pensons simplement que la

représentation du monde chez cet auteur, pour être efficacement analysée, doit

tenir compte aussi de cette ‘’circularité’’ des cultures entre lesquelles il n’existe

à proprement parler aucune barrière étanche. En conséquence, l’histoire

ignorée et reconstruite chez Pacéré doit partir non seulement d’Abidjan à

Manega mais également de ce lieu commun qu’est « la colline verte » à tous

les autres lieux du monde. Cette expérimentation de l’histoire peut être alors

celle d’un « nomadisme » au sens où l’entendait Segalen157, c’est-à-dire

reposant sur une approche inversée de la notion de « limite », limite

géographique séparant un lieu à un autre (l’ailleurs), limite anthropologique et

culturelle dans la perspective du rapport à « l’autre » (l’étranger) et même limite

littéraire dans le sens des différents genres de l’art littéraire.

156 Logouet Kabore (Hortense), Maître Titinga F. Pacéré, orignie d’une vie, déjà cité, p. 93-94. 157 Victor Segalen fut l’homme et le poète qui a dû affronter le ‘’réel’’ de la limite, entendre les limites du réel, de l’art, et de la pensée dans le sens de « l’être au monde ». Sa réflexion dans son vaste ensemble littéraire ou artistique, philosophique ou anthropologique s’est construite autour du vaste champ lexical de la limite : frontière, partage, distance, clôture, exclusion et leurs contraires respectifs. Le fonctionnement des coupures ainsi constituées aux valeurs à la fois spatiales, temporelles, ontologiques et stylistiques a engendré une influence considérable de l’œuvre ségalienne sur la vision du monde (sa lecture et son interprétation) de la fin du XIXe siècle. Voir Segalen (Victor), Les Immémoriaux, Paris, Mercure de France, 1907, réédité chez Plon, 1956.

Segalen (Victor), Notes sur l’exotisme, Mercure de France, 1955. Segalen (Victor), Essai sur l’exotisme, Montpellier, Fata Morgana, réédité en livre de poche, collection ‘’biblio-essai’’, 1986.

Voir également Gournay (Dominique), Victor Segalen ou les voies plurielles, Seli Arslam, 1999. Voir aussi Acte de colloque de Brest, Victor Segalen, centre de recherche bretonne et celtique, le quartz de Brest, 1994.

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232

Cette « expérience des limites »158 aboutira à la redéfinition de la notion et de

l’idée de « limite » en « hors-limite », puis à une ré-interprétation de celle

« d’exotisme » en « divers ».

En transférant les caractéristiques de cette pensée à celle de l’histoire chez

Pacéré, on peut dire que l’histoire chez ce dernier contribue subrepticement à

l’éclatement des limites de l’histoire ancienne. Dès lors on y retrouve les

modalités d’une écriture de « l’histoire des sans histoire » telles qu’elles furent

observées chez les pionniers, à savoir qu’elles reposent sur des figures

historiques et leurs rôles dans le changement opéré du monde, c’est-à-dire

dans « l’histoire du monde ».

Par ailleurs, on ne verra pas chez lui un traitement spécial de figures

historiques particulières : son texte a plutôt l’air d’un chant épique aux fonctions

diverses bien entendu, mais retraçant l’histoire de l’Afrique et celle du monde à

partir de certains personnages nommés et reconnus historiquement, mais aussi

innommés ou méconnus ou encore ‘’oubliés’’.

La représentation du monde chez les ‘’prétendants’’, notamment chez Pacéré

semble ainsi se fonder dans un premier temps sur la reconstitution des

origines, des lieux ancestraux et des généalogies. En prenant prétexte de la

tradition orale Mossi à laquelle il appartient et qui semble constituer le moule de

sa création, il écrit sur fond d’hommage au passé historique.

Ici MANEGA

(…)

Ici

la grandeur

des étapes :

ZIDA

(…)

ici MANEGA

mes hommages

à l’histoire

mes respects à l’histoire 158 En référence au titre de Fourgeaud-Laville (Caroline), Segalen ou l’expérience des limites, L’Harmattan, 2002.

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233

Et à mes pères

Je suis

le tam-tam de la vallée

que mes pères

protègent nos pères

je suis

un tam-tam

de la vallée

(…)

Ici

le tam-tam de la vallée

(…)

C’est

la marche des rois

le rythme des empires

(…)

Rythmez

Aux rythmes des Aïeux159

Ce chant au passé historique porte d’abord sur « la terre » en tant que lieu

d’origine contenu ici dans l’évocation de certains royaumes disparus et de leurs

fondateurs, comme par exemple ‘’Zida’’ dont on sait qu’il fut le fondateur de

‘’Zitinga’’ ou ‘’la terre de Zida’’ ayant ‘’MANEGA’’ comme capitale160.

Je suis né dans un village

Perdu des savanes

Dans la chaleur du Sahel

(…)

Il y pousse

Des roussettes et des termites,

Des lions et des montagnes,

Et les hommes

Comme des éphémères,

Dansent au clair des saisons, 159 Titinga (Frédéric Pacéré), La poésie des Griots, p. 7-8. 160 Voir notes in La poésie des Griots, p. 87.

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234

Les SOUKOUS, Karinsé, Lui-di-Wando

Et tous les rythmes qui revigorent les natures !

Contrées obscures,

Hermétismes des cités,

Terre de fétiches,

C’est là que j’ai vu le jour,

(…) (…) (...)

Chaque pierre

A son histoire !

Chaque feuille,

Son histoire !

C’est le lieu où se retrouvent

Patiemment rassemblés

Dans le cœur des ainés

Tous les souvenirs des fonds antiques !

C’est

Une terre d’originalité

Une terre de fidélité161

« La terre de Zida » peut être ainsi placée dans le même registre historique que

les lieux anciens, aspects de la mémoire africaine, repères identitaires bien

connus sous les noms de Cayor, Bayol, Sine-Salom (de l’ancien Sénégal,

Soudan et Niger), etc.

Ils viennent

du Sine-Salom

Du Bayol

Du Cayor !

Ils sont fils

Des Saharas

Des Magrebs

Des Atlas162

161 Titinga (F.P.), Refrains sous le Sahel, Fondation Pacéré, Ouagadougou, 1993. 162 Titinga (F.P.), Des entrailles de la terre, p.18.

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235

La terre d’origine c’est aussi l’espace ‘’édénique’’ d’hier (Ghana, Sosso,

Songhaï), aujourd’hui ‘’en ruine’’ qu’on tente de restaurer au moyen de la

création littéraire :

(…) Je m’envolais pour

KOUMBI SALEH

De l’ancienne épopée du GHANA

J’avais cru que je m’envolais pour

AOUDAGHOST

Des prairies de TAMCHAKETT

Des étages des horaisons

Il ne reste

Que des cœurs en ruines

Minés

Anémiés

(…) (…)

Des métropoles éloignées

S’éloigent

Des nécropoles éloignées

L’Adrar des anciens

Almoravides163

En retraçant ainsi les étapes de constitution de certains ‘’royaumes d’enfance’’,

le poète présente le passé historique en évoquant ensuite « ses pères »

reconnus comme illustres, et surtout vus comme ascendants essentiels,

‘’forces’’ (au sens biologique mais surtout transcendantal) génitrices de la race,

du groupe communautaire et de sa culture. Il s’agit ici de patriarches ayant tenu

soit un rôle politique (‘’Naba’’ ou chef et roi) soit un rôle socio-éducatif

‘’d’initiateurs’’, c’est-à-dire, à l’image de ‘’Timini’’ dans Quand s’envolent les

grues couronnées164, des personnes chargées spécialement de l’éducation

sociale ou spirituelle des enfants ou des jeunes générations.

163 Idem, p. 23. 164 Titinga (F.P.), Quand s’envolent les grues couronnées, Fondation Pacéré, Ouagadougou, 1993.

A travers ce poème au long cours, le personnage de ‘’Timini’’ est désigné comme la mère sociale du poète, c’est-à-dire celle qui fut chargée de son éducation, car chez les Mossis, l’éducation d’un enfant n’est pas confiée à la mère biologique.

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236

Zida

Bougoum

Guièghmdé

Timini

Tanga

Tous donnèrent leur sang

Pour que rayonne MANEGA !165

A travers ce rappel de la ‘’grandeur’’ de sa terre natale, synecdoque

généralisante de l’Afrique tout entière, le poète construit son espace et les

sujets qui l’animent comme des sujets historiques reconnus dont les ‘’histoires’’

peuvent être mises en connexion avec celles des autres espaces du monde.

Cette mise en relation n’est pas uniquement le fait de la fiction ou de

l’imaginaire, elle est aussi due à l’acte de « voyage » qui permet d’affronter le

réel de la ‘’limite’’ ou les frontières du réel. On note ainsi, à travers ce qui peut

être considéré comme ‘’un carnet de voyage’’ établi au cours de ses différents

déplacements, la projection de Manega sur tout le reste du monde. Urbain

Amoa note à ce propos la pertinence des couples « Manega / Angola ; Manega

/ New York ; Manega / Corée ; Manega / Abidjan / cimetière de Koumassi »166

pour désigner Manega comme « un espace scenique pluriel »167

Pour nous, il est surtout un lieu dont l’invention par une pensée de l’histoire sert

à combler le ‘’silence’’ ou ‘’l’oubli’’ de certains aspects de l’histoire de l’Afrique

d’une part, puis à ré-inventer d’autre part l’histoire générale du monde.

Un blanc

lutte contre un noir

Un blanc

A laissé un noir

Un noir

A laissé un blanc.

165 Refrains sous le Sahel, Op.cit., p.19. 166 Voir Urbain (Amoa), Op.cit., p.178-182. On peut retrouver la pertinence de ces couples respectivement dans Poèmes pour l’Angola, Paris, Silex, 1982 ; Poèmes pour Koryo, ouagadougou, Maison Pousga, 1987 ; Du lait pour une tombe, Paris, Silex, 1984. 167 Voir Urbain (Amoa), Op.cit., Ibid.

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237

Sur la terre du sud

Seul le cœur détermine la partie.

(…) (…)

L’Empire était seul et grand ;

ZAIRE sera

Un nom

CONGO

Un nom

ANGOLA

Un nom

Je tourne

Vers la terre de Zida

Au nord

L’Empire

Au sud

L’Empire

Au centre

Manega168

« La représentation du monde » chez Pacéré se fonde dans un second temps

sur la ‘’littérarisation’’ de certaines traces de l’histoire africaine occultée par

l’historiographie dominante occidentale. Il s’agit précisément comme chez les

pionniers de traces communes à tous les pays dominés et partant de

l’esclavage aux guerres mondiales en passant par l’étape de la colonisation.

Nous avons donc affaire ici à une écriture de l’histoire prenant en compte

d’illustres résistants à l’aventure expansionniste européenne en Afrique du

début du XVIIIe siècle à la fin du XIXe siècle.

Ces figures de résistants, arrachés à « l’oubli » ou à la conception partiale et

partielle de l’histoire, sont assimilées soit aux ‘’Sofas’’ de SAMORY Touré, soit

aux ‘’Amazones’’ de BEHANZIN ou encore aux « anciens combattus »,

entendre les anciens combattants dont la désignation emblématique reste bien

« les tirailleurs » :

168 Titinga (F.P.), Poèmes pour l’Angola, p. 70-71.

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238

Allez sofas, vaillants sofas,

(…) (…) (…)

La Mali vous appartient peuple Dioula

Défendez, intrépides la terre des aïeux !

(…) (…) (…)

Ne fléchit pas devant le Blanc, illustre Mogho !

Le marché est ignoble, Damel Lat-Dior

Refuse tout chemin de fer dans le Cayor !

Reste le chef suprême, fils de Samankoro !

(…)

De valeureux méconnus dorment dans la haine :

Samory, Béhanzin, Mohamed, El Hamar,

Ahmadou, Koutou, Rabah, El Hadj omar !169

De ce fait, ils partagent dorénavant « la nouvelle histoire » avec des célèbres

conquérants reconnus et retenus par l’histoire officielle :

Dites-le Voulet-Chanoine, (…)

Attaquent les arcs du Mogho par les canons,

Dites-le assaillants des Aladians ou des fous,

Dites-le, dites-le, messagers de la délivrance !

Panacées perturbatrices de notre histoire,

Adversaire d’Ahmadou, Gouverneur Canard,

Ennemi du Bantou, colonel Archinard

Dites-le iconoclastes du continent noir170

A propos des « anciens combattus », ‘’chapitre’’ incontournable de cette

‘’nouvelle histoire’’ africaine et mondiale, également point de jonction de

l’histoire ancienne et nouvelle, le poète écrit :

169 Titinga (Frédéric Pacéré), Refrains sous le Sahel, p. 58-59. 170 Op.cit., p. 57.

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239

(…)

Ils sont morts

Tous ces tirailleurs sénégalais !

Morts sur les champs de batailles,

Bataille de Verdun,

Bataille d’Orient

Du Levant

Du Danube

De Sébastopol

De Monastir

De Wiesbaden !

(…)

Ils sont morts

Tous ces Mossis des courages inégalés,

Ils sont morts

Tous ces nègres aux corps tatoués,

ces bobos,

ces samos,

ces Dagaris,

ces Gourmantchés,

ces peulhs,

ces dioulas,

ces bantous !

Morts !

Morts en vrais combattants nègres171

On voit ainsi tissés dans la même trame historique, des évènements souvent

épars, des personnages séparés par les époques et généralement posés

comme protagonistes de situations conflictuelles, ainsi que des moments

quelques fois éloignés selon la temporalité normative. Cette ‘’nouvelle histoire’’

que propose Pacéré définit dès lors elle-même ses propres limites, en

parcourant d’une part l’Afrique du Nord, au sud du Sahara, du Golfe de Guinée

à la corne du continent en passant les zones équatoriales puis les régions

sahéliennes. D’autre part, cette histoire prend en compte les traces de l’histoire

en partant de l’esclavage et de la colonisation à la période des indépendances

en passant par les guerres mondiales. 171 Op.cit., p. 53.

Page 241: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

240

Si cette pensée de l’histoire, abolit les frontières politiques, géographiques et

même temporelle, elle se rapproche merveilleusement d’une époque coloniale

réelle où les frontières entre MANEGA (Ouagadougou) et Abidjan étaient aussi

inexistantes. A cette époque justement, la Côte d’Ivoire et la Haute-volta d’alors

formaient un territoire unique172 que parcouraient aisément Houphouët-Boigny

et Ouezzin Coulibaly, tous deux ‘’bâtisseurs’’ du RDA173 (Rassemblement

Démocratique Africain. Inversement cette pensée de l’histoire vient contredire

l’époque post-indépendance, surtout l’époque contemporaine où les

soubresauts politiques contribuent à maintenir d’une main haineuse les

frontières entre MANEGA et Abidjan, d’un côté, puis entre « la colline verte »

(MANEGA et Abidjan terres unifiées et uniques) et le reste du monde de l’autre.

Mais en quoi cette « représentation du monde » est-elle en rapport avec

l’oralité et la tradition ?

Comme chez les pionniers, ‘’la représentation du monde’’ chez les

‘’prétendants’’ n’est pas seulement un lieu de mises en exergues de formes

littéraires reconnues au champ oral et traditionnel. Elle est aussi la projection

d’une « certaine idée de l'Afrique ». Cette idée repose justement chez Pacéré

sur la symbolique de la Termitière. Que signifie t’elle ?

Il s’agit d’une approche ancienne de l’Homme et de son œuvre

particulièrement, un symbole emprunté à la tradition orale africaine, notamment

chez la plupart des sociétés traditionnelles d’Afrique de l’ouest, de la Côte

d’Ivoire au Mali en passant par le Burkina Faso : B. Zadi l’explique de façon

suivante :

172 A cette époque, précisément le 05 septembre 1932, la colonie française de Haute-volta fut supprimée par décret colonial pour des raisons de stratégies économiques. Elle fut partagée entre le Niger, le Soudan français et la Côte d’Ivoire. On parlait alors à cette époque de « basse Côte d’Ivoire » et de « Haute Côte d’Ivoire ». Après d’âpres combats politiques, le Mogho Naba et ‘’son’’ député Henri Guissou obtinrent le 04 septembre 1947 au parlement français le vote de la loi portant rétablissement du territoire de la Haute volta dans ses limites géographique et juridique telles que les avait fixés le gouverneur Angoulvent en 1919. Voir Guissou (Basile), Burkina Faso, un espoir en Afrique, Paris, L’Harmattan, 1995, p. 25-31. 173 Daniel Ouezzin Coulibaly est considéré par certains historiens comme un lutteur politique émérite ayant tissé avec certains de ses pairs le complexe réseau des structures fédératives du RDA (Rassemblement Démocratique Africain) dans toute l’Afrique francophone. Il était à juste titre considéré comme l’homme de main du leader d’alors : Félix Houphouet-Boigny. On le désiganit donc par l’appellation « le lion du RDA ». Voir Guissou (Basile), Op.cit., p. 33. Voir également Zan (Semi-Bi), Ouezzin Coulibaly, le lion du RDA, Abidjan, CEDA, 1995

Page 242: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

241

Dans la tradition orale africaine, la termitière a toujours représenté

un symbole de 1er et 3e degré. Elle symbolise en effet d’une part, la

chaîne des générations dans leur perpétuel effort d’union pour la

construction de la cité (…). Elle symbolise d’autre part, la parole

souterraine des ancêtres et constitue pour cela une réserve

inépuisable de forces (…).

La termitière, c’est encore et aussi le nombril de la terre-mère, chez

les Bétés notamment, et le clitoris de la terre-mère chez les Dogon

du Mali. La termitière enfin, c’est l’énigme du pouvoir et le symbole

de l’unité des contraires. Il en va ainsi parce que la termitière,

comme l’enseignaient les anciens, unit le ventre de la terre (où

résident les immortels) et le monde fini des vivants (…) bref dans

notre tradition orale, la termitière est un symbole riche et positif174

C’est donc en considérant la termitière dans sa symbolique comme une réserve

inépuisable de la parole et de l’art des anciens que Pacéré en donne une

matérialisation illustrative à travers sa devise bien connue, dominant presque

toutes ses œuvres théoriques et poétiques, et énoncée ainsi :

Si la termitière vit

Qu’elle ajoute de la terre à la terre!

Pour certains comme Zadi, Urbain Amoa et Léon Yepri175, la portée de cette

sentence ne peut qu’être logique au point de se rapporter à une émulation au

progrès social, pour nous elle est d’abord d’ordre sociologique ; elle permet

surtout de saisir « la représentation du monde » chez Pacéré, sous les

auspices d’une certaine ‘’quête de l’origine et de l’originalité’’. Elle traduit en

somme un pan de la création des écrivains africains, dominée par le discours

dominant sur l’oralité et la tradition, inséparable de l’idée d’une Afrique

ancienne, traditionnelle dont le mode de pensée et de création ressortit à

l’incontournable tradition orale.

174 Zadi Zaourou (Bottey), Postface à la guerre des femmes suivi de la termitière, Abidjan, NEI, 2001, p.138. 175 Zadi Zaourou (B.), Op.cit., Ibid. Urbain (Amoa), Op.cit., Idem Yepri (Leon), Op.cit., Idem

Page 243: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

242

On retrouve les mêmes modalités de la « représentation du monde » par une

pensée / écriture / ré-écriture de l’histoire chez Zadi à travers son triptyque Fer

de lance. En effet, dès les premières lignes du livre I, il apparaît que nous

avons affaire à une mélopée produite sur une scène traditionnelle (la place du

village) par des poètes appartenant au champ de la tradition orale et dont le

chant poétique semble être une célébration de l’histoire de l’Afrique et du

monde dans leurs capiteux instants. Cette ré-écriture part donc d’une

réinterprétation de l’histoire du microcosme « d’Eburnie », c’est-à-dire de la

République de Côte d’Ivoire à une rédéfinition de l’histoire de l’Afrique et du

monde dans leur ‘’ déroulé’’ local et global, le tout sous la forme d’une grande

épopée transcendant la clôture des frontières (l’épopée étant traditionnellement

la relation d’une histoire unique en un lieu unique) :

Jamais mon peuple et moi n’avons été hors de l’histoire / mais dans

le ventre de l’histoire

(…)

Voici désormais tous mêlés hors espace hors temps la ronde des

ombres fortes / les meilleurs de mes fils / ceux dont le front touche

aux rivages du soleil176

La mise en forme de cette histoire part d’abord d’un panégyrique à l’endroit des

pairs du poète puis comme chez Senghor, Césaire et Pacéré d’un éloge

adressé aux personnages illustres de l’histoire politique africaine et mondiale.

Dans le premier cas nous avons une adresse d’honneur destinée aux anciens

poètes de la tradition orale, considérés comme ‘’ancêtres’’ et légateurs de

l’héritage poétique actuel.

Il y a comme tête de file de ces « grands diseurs de symboles » Gbazza Madou

Dibéro177, poète de l’oralité bien connu dans la culture traditionnelle du Sud-

ouest de la Côte d’Ivoire :

176 Zadi Zaourou (Bottey), Fer de lance, p. 33 et 37. 177 Madou Dibéro est un éminent poète de la tradition orale, originaire de Guibéroua en République de Côte d’Ivoire. Il est décédé en 2000 à un âge très avancé. Ses ‘’créations’’ ont constitué un corpus et une référence constants chez Zadi tant au niveau théorique que poétique. On le retrouve d’ailleurs dans Césaire entre deux cultures (déjà cité) mis en relation avec le poète martiniquais.

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243

Le maître de la fine et douce parole jaillie de la bouche

l’accompagnateur du mélodieux Pédou

Dazô Wueudji dont la voix ne s’enroue jamais !

Que je te salue en passant

O pluie diluvienne

Zoguehi-le-caméléon

Moire vivante moire au cri si pur

Perle

Perle unique perle de l’ombre Kipré Zoukouté

Que je te salue de ma main rude et chaude

Que je te célèbre de ma voix rude et chaude

Que je te salue, Gbazza Madou Dibéro178

Il y a à ses côtés d’autres poètes et supposés « maîtres de la parole » du terroir

comme :

Et mon peuple interroge encore la prophétie très ancienne

L’oracle du jour et les cauris de l’ancêtre Lagobeu Baté

(…)

Le cercle autour du feu de prudence

Une bouche une main (la diabolique virtuosité du vieil

OSSIRI)

(…)

J’ai vu surgir des tripes du soir l’ombre d’Ogotemmeli

Le suivaient Koffi Kpékpé, Gbaka Lékpa … et Waï de Yacolo

Prosternez-vous au passage du docte cortège et que prêche

Tierno Bokar le sage du Bandiagara

Nous ressusciterons nos morts !

Et qu’ils soient célébrés aux quatre rives de la diaspora …179

Ces personnages et personnalités célébrés constituent des patrimoines voire

des propriétés du continent africain, principalement des hameaux reculés de

« la terre d’Eburnie » en Côte d’Ivoire à la falaise du Bandiagara au Mali où les

178 Zaourou Zadi (B.), Op.cit., p. 22. 179 Zaourou Zadi (Bottey), Op.cit., p.26-37.

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244

divinités « le lointain et bien proche Kaïdara »180 ainsi que les ancêtres Dogon

et Peuhl (Ogotemmeli et Tierno Bokar ‘’maître d’initiation’’ d’Hampaté-Bâ) ne

manquent pas à la litanie.

Ils sont situés dans le même registre que leurs héritiers successeurs de la

littérature écrite moderne : de Césaire à Sony Labou Tansi en passant par

Tchicaya U’ Tamsi et Jean-Marie Adé Adiaffi :

Et que revienne du souterrain pays l’ombre

du fils du poème, Adé Adiaffi de beau regard

que ma race prénomma naguère Beau-temps-des-prés

(…)

Que gloire au divin Césaire, Dowré mon fils et sus au

petit homme au cœur de roc181

Dans le second cas, c’est encore une évocation dithyrambique des « morts

vaillants » : cette fois-ci illustres personnages de l’histoire politique de l’Afrique,

de la résistance aux esclavagistes et colons venus d’au-delà des mers à la lutte

pour les indépendances. Il y a d’abord les pionniers : des espaces du Djebel

aux terres de l’Afrique occidentale française en passant par les territoires

Zoulous jusqu’aux îles antillaises (Haïti, Antilles françaises) :

Mes morts vaillants

Moïse et Ramsès de l’antique Hisraîm

Kala Djata

Toussaint

Dessalines au cœur d’aigle

Chaka

Samory de Bissandougou

Babemba

Gbenbi de Galba ici en terre d’Eburmie

Séka Séka de Moapé ici en terre d’Eburnie182

180 « Kaïdara » en référence au titre bien connu d’Hampâté-Bâ, Kaïdara, récit initiatique peulh. Ce personnage est considéré comme dieu de la fortune, du pouvoir et de la sagesse. Voir Zaourou Zadi, Op.cit., p.25. 181 Zaourou Zadi (Bottey), Op.cit., pp. 8-10 et 25. 182 Zaourou, Op.cit., p.37-38.

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245

Ces pionniers dans le cadre de leur participation à l’histoire sont indissociables

des troupes de combat qu’ils constituèrent. Ainsi tout comme Senghor et

Pacéré évoquent les « tirailleurs », Zadi célèbre « les Sofas », troupe de

combattants de Samory Touré, décrite comme équivalente de celles de Chaka

ou de Toussaint Louverture. Zadi rappelle et façonne quelques-uns uns de

leurs faits et gloires :

Archinard tint parole (…)

La horde qu’il n’avait cessée d’intoxiquer déferla sur l’empire

de l’Almany Samory

Troufions blancs et spahis conquirent une à une des cités

vides ; le peuple s’était levé

Et sous la bannière du plus génial des stratèges que le

Manding ait jamais connu, il avait commencé sa longue

marche vers le pays levant. Face à l’ennemi,

les soldats d’élite firent merveille. Ils avaient pour vaincre

un courage sans égal (…)

L’ennemi s’était juré d’en finir, juste en quelques semaines.

Il guerroya sept ans. Sept années longues et longues ;

Quatre-vingt-quatre lunes pendant lesquelles le Manding

accumula faits et gestes et se couvrit de gloire. Longtemps

encore le monde se souviendra des sofas car immortels

furent leurs exploits et sublime leur exemple.

Jusqu’à ce jour, leur souvenir rougeoit comme flamme

éternelle au cœur du simple berger des savanes et

jusque dans les contrées forestières d’Eburnie183

La construction de cette histoire des « sans histoire » sous forme d’épopée se

poursuit par des chants d’éloges composés pour la circonstance, en voici un

extrait :

Bénis soient vos cœurs

Guerriers indomptables,

Bénis soient vos fils

Pour que vive et règne toujours plus magnifique,

183 Idem, p.50-51.

Page 247: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

246

Notre Almany au cœur si pur

Allez donc

Lions de Wassulu !

(…)

Sofas intrépides,

Allez toujours

(…)

Las de guerroyer en terre mandingue

L’homme blanc repassera les dunes du Sahel et s’en retournera au

pays des glaces éternelles.

Fatigué, vaincu,

Il s’en ira loin des vertes rives du Djoliba (…)184

Au regard de cette ‘’trace’’ de l’histoire, le poète termine sa célébration sous

fond de conclusion à la manière d’un conteur face à son auditoire :

Ainsi vibraient, voilà six décades, nos sylves et nos savanes

semant partout courage et fierté mâle,

Les sofas aux pieds agiles couraient les plaines,

sur les traces de bandits au blanc visage.

Leurs hymnes gonflaient les poitrines d’espoir

Et les génies eux-mêmes, pour les voir,

Guettaient dans l’ombre leur passage185

A côté de ces pionniers résident ceux qu’on peut imparfaitement appeler

« les héritiers », personnages centraux souvent ‘’héroïsés’’ de l’histoire

africaine contemporaine : N’Krumah, Lumumba, Amilcar Cabral, situés dans le

même registre épique et historique que les acteurs de l’histoire d’autres pays

dominés du monde comme la Chine ou le Vietnam avec la figure de ‘’Hô Chi

Minh’’.

Je savais qu’agilement Kwamé dansait la danse des sorciers

Je savais qu’il avait le mollet maigre et la jambe frêle de

Macoco

Qu’à peine ses reins d’enfants supportaient son corps immense

184 Idem, p. 52-53. 185 Idem, p. 53.

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247

Mais il chantait lui, le chant guerrier de l’oncle Ho et le

Suc de ma terre inspirait son âme toute de vaillance.

(…)

paix sur ton âme Osagyefo …

- O ! fière et tendre nostalgie de mes siècles de règne.

Ghana Ghana (…)

De siècle en siècle la mort étrange allogène sur mes princes

Valeureux

(…)

Amilcar Cabral …

Il mourut de la dague scélérate

Le dernier de mes preux

Patrice Aymeri Lumumba

La flamme (…)186

On peut ainsi voir qu’à l’instar de ses ‘’pères et pairs’’, Zadi conçoit une

‘’pensée / écriture de l’histoire’’ qui abolit les frontières, notamment les

frontières entre « la terre d’Eburnie » et l’Afrique d’une part et entre l’Afrique et

le monde d’autre part.

Cette écriture / ré-écriture de l’histoire pour représenter le monde

‘’littérairement’’ s’appuie de ce fait sur une méthode qui permet d’établir une

profonde différence entre la représentation du monde chez les écrivains et cette

même représentation telle qu’on peut l’observer chez les historiens.187

La caractéristique principale de la première (qui nous intéresse ici) repose

essentiellement sur le ‘’décentrement’’, c’est-à-dire globalement le

déplacement, le bouleversement ou la redéfinition des modalités classiques de

la représentation (l’espace ou le lieu, les personnages, les évènements). C’est

pourquoi chez le poète ivoirien, « le centre du monde » subit une mutation

inhabituelle pour se déplacer en divers lieux : il est quelques fois situé en

plusieurs microcosmes de « la terre d’Eburnie » dont « Yacolo », espace

‘’inconnu de l’ouest de la Côte d’Ivoire mais symboliquement chargé parce

qu’abritant cette illustre assemblée des « diseurs de symboles ».

186 Idem, p 41-46. 187 L’histoire de la Côte d’Ivoire chez Zadi diffère par exemple de l’histoire de la Côte d’Ivoire chez Loukou. Voir Loukou (J.N.), Histoire de la Côte d’Ivoire, Abidjan, CEDA, 1984.

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248

« Le centre du monde » peut se loger aussi du côté du soleil levant,

précisément en terres orientales où « les pistes rouges de la Chine » se

subsituent aux espaces institutionnalisés de la liberté contenue d’ordinaire dans

le symbole parisien ou londonien ou même américain.

La particularité de cette histoire dé-centrée réside aussi dans l’interprétation

d’une des traces fondamentales de l’histoire : la révolution dans son

acceptation et dans sa pratique.

Ainsi tout comme la révolution française devient imparfaite aux yeux de Césaire

parce qu’elle efface sa part nègre, les différents changements de régime en

Afrique doivent plutôt pouvoir s’inspirer non de 1789 mais plutôt des modèles

révolutionnaires réalisés en Orient et dont les modèles les plus achevés

peuvent être ceux de Mao en Chine ou de Hô Chi Minh au Vietnam, eux-

mêmes inspirés sans doute de la révolution bolchevique de 1917 en Russie.

De ce point de vue, la chute de N’Krumah au Ghana, la mort de Lumumba, de

Toussaint ou la capture de Samory,

Rouge est ma lune le soir au lendemain des mélasses

d’Accra188

ne peuvent que susciter la danse de la mort « le Kwali » et non celle de l’espoir.

Tout comme les évènements politiques de l’Eburnie dont la pire des illustrations

demeure selon lui le coup d’Etat de décembre 1999, dirigé par Robert Guei

Ah toi

Mauvais fils et cauchemar d’Eburnie

Héros dont la seule et maudite victoire

Est d’avoir vaincu et violé l’âme de ta mère189

188 Idem, p.40. 189 Idem, p.148.

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249

De ce fait, ces évènements de l’Eburnie ne sauraient être inscrits dans une

possible histoire des révolutions africaines ou mondiales : Robert Guei devient

un anti héros de notre temps :

Les peuples se souviennent à jamais

Et disent et redisent aux générations à naître

Que mon pays a souffert, Dowré,

Des frasques de Pap’Rémo.

Souffert je dis … souffert

dans son sang

dans sa chair

dans son orgueil

Souffert Dowré mon peuple

Tout mon peuple

Des sept plaies que lui ouvrit Pap’Rémo190

Les traces par lui laissées sur les pages historiques de l’Eburnie et de l’Afrique

sont sombres :

Eclipse de soleil sans semonce

NUIT !

Toutes les forces des ténèbres au rendez-vous de Décembre

Et naïf si naïf mon peuple qui croyait qu’un père Noël

lui venait du ciel ténébreux en tenue de combat (godillots

et treillis) et sabre au clair pour en finir en un duel

à mort avec la misère et la dette prédatrice191

Ces pages sont malheureusement mal décodées et faussement qualifiées par

certains acteurs politiques de « révolution des œillets » :

190 Idem, p. 152. 191 Idem, p. 158.

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250

JUILLET

Les bals des mutins se muèrent tout soudain

en balles de butins

en essaims d’assassins

en bals de coquins

et les ‘’œillets’’ de la révolution

en œillères du crime

du viol et

du vol192

Enfin, il précise :

Cette étoile qui sillonne le ciel d’Abidjan et qui danse à l’appel

de vos tambours rituels et au rythme de vos chants (…)

Cette étoile n’est pas l’étoile que nous annoncions hier

Cette étoile n’est pas l’étoile que ton peuple attendait, Hermès193

On le voit : la représentation du monde chez Zadi prend en compte les

modalités déjà décrites chez ‘’ses pères’’ (Senghor et Césaire) ainsi que chez

son pair (Pacéré). Elle repose sur une pensée de l’histoire précisément celle de

la Côte d’Ivoire connectée à toute l’Afrique et tous les espaces du monde.

L’effacement des frontières, une approche particulière de la notion de révolution

permettent de visiter le passé, de construire le présent et surtout de représenter

un monde africain par la voie de la poésie en laissant toujours sous-jacente

mais pas invisible cette fidèle « idée de l’Afrique », vue sous le prisme subtile

mais omniprésent de la tradition et de l’oralité.

Mais les formes orale et traditionnelle de la création littéraire africaine ne se

limitent pas à la seule forme du dire poétique ou encore moins à la seule

représentation du monde africain, de son passé, de ses personnages ou de ses

histoires. Ces formes orale et traditionnelle relèvent aussi de ce que nous

nommons « les deuxièmes formes ou autres items de la culture orale et

traditionnelle ».

192 Idem, p. 159. 193 Idem, p. 162.

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251

CHAPITRE II – LES DEUXIEMES FORMES : AUTRES ITEMS DE

LA CULTURE ORALE ET TRADITIONNELLE

Ces deuxièmes formes porteront aussi bien sur les catégories internes des

textes que sur leurs aspects externes tels qu’ils sont représentés par d’autres

items de la culture orale et traditionnelle, à savoir les arts de la parole , la figure

du maître de la parole et les instruments de musique traditionnels.

I – LES ARTS DE LA PAROLE

Il est ici question d’analyser une interférence perçue entre les caractéristiques

générique et structurelle du texte africain et celles des arts traditionnels et

oraux fondés sur le fait de la parole. Nous touchons donc là au problème, déjà

évoqué aux chapitres précédents, de la correspondance ou de l’indistinction

des arts et/ou des genres dans le champ littéraire africain. On peut pour être

plus précis poser la question : « en quoi les textes des pionniers et des

prétendants peuvent-ils être lus comme des récits mythiques ou épiques, des

contes ou des genres de la scène » ?

Mais bien avant, il nous faut admettre que ce problème relève à bien des

égards de l’importante question des « genres littéraires », elle-même ayant un

sens historique très pertinent dans le développement de la littérature générale

et occidentale particulièrement. Comme le confirment les études recueillies et

présentées par Daniel Mortier :

(…) Les genres littéraires ont occupé et occupent encore une place

importante dans les horizons de création et de réception de la

littérature [occidentale]. Se modifiant insensiblement ou

spectaculairement, apparaissant, disparaissant ou réapparaissant au

gré des esthétiques, se contaminant ou au contraire, s’opposant de

plus en plus radicalement, ils se sont imposés aux écrivains et aux

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252

lecteurs ou aux spectateurs. Ils ont également été utilisés et

transformés par eux consciemment ou inconsciemment selon des

processus complexes194

Il s’ensuivra que cette question des genres et/ou des arts littéraires est

également un aspect incontournable de la constitution du champ littéraire

africain et de sa récente histoire.

Nous l’avons déjà dit : c’est le projet senghorien de recherche des éléments

constitutifs d’une civilisation africaine, et d’une esthétique négro-africaine, qui

servira à systématiser l’idée de l’unité des arts ou de la confusion des genres

en tant que particularité de l’expérience littéraire africaine. A notre avis, un des

sens de ce projet réside dans la valeur et la reconnaissance rattachées à

l’écrivain et à son œuvre sur classification des genres. On sait en effet que les

périodes littéraires antiques et classiques occidentales ont érigé des clôtures

infranchissables entre les écrivains selon les genres pratiqués. De ce fait, le

romantisme du XIXe siècle et le surréalisme du XXe siècle peuvent être perçus

comme une opposition195 voire une remise en cause profonde des critères et

règles canoniques littéraires imposés par l’antiquité et le classicisme gréco-

occidental sur un air de « terreur dans les lettres » selon l’expression de Jean

Paulhan196, tout comme d’ailleurs la critique des années 1960, dans le sillage

des propositions de Roland Barthes et du « textualisme » avait fait de cette

notion de genre littéraire son principal objet de réflexion.

Le point de vue senghorien se situe dans cette mouvance de refus observée au

cours de cette période ; refus d’un genre ‘’noble’’ contre un genre ‘’roturier’’,

signifiant en filigrane pour l’acteur du champ africain, un refus d’une littérature

africaine niée et méconnue197.

194 Mortier (Daniel), Les grands genres littéraires, (études recueillies et présentées par), Paris, Honoré Champion, 2001, p.7. 195 On peut ainsi opposer Platon et sa république (Livre III), Aristote et sa poétique, Boileau et son art poétique à Goethe et Schiller (écrits esthétiques et lettres sur l’éducation esthétique), Hugo (préface aux odes et ballades, préface de Cromwell), Breton et les surréalistes, enfin les « classiques » et les « modernes ». 196 Paulhan (Jean), Les fleurs de Tarbes, 1941. 197 On sait en effet qu’à l’époque de la gloire du roman, certains écrivains africains comme Camara Laye se sont vus nier la fraternité de leurs œuvres romanesques, notamment L’enfant noir.

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253

En concevant donc le texte africain comme « ouvert »198, c’est-à-dire mettant

en cause les classifications anciennes des genres littéraires, Senghor, fidèle à

la philosophie ‘’naturaliste’’ héritée du scientisme du XIXe siècle (avec Taine,

Lanson et même Gobineau), adhérant également à l’idéalisme allemand de son

époque sous l’impulsion sans doute de Goethe, en viendra à ériger « la

primitive oralité », chère à l’ethnologie coloniale ou africaniste en fondement de

la littérature africaine distinguée, voire « incarnée » :

(…) Tous les espoirs sont permis aux écrivains négro-africains s’ils

savent conserver ce sceau de la négritude (…) exprimer les

problèmes angoissants que pose le monde à l’Afrique de 1955, c’est

encore bien, mais précisément, cette expression n’aura de force,

n’arrachera la conviction que dans la mesure où ces problèmes

seront dits, plutôt chantés, d’une voix brûlante, d’une voix nègre.

L’art doit être incarné, sans quoi il n’est que « littérature »241

Et plus loin, il présente le principe de la totalité de l’art littéraire africain :

Il n’y a en Afrique noire, ni douanier, ni poteaux indicateurs aux

frontières. Du mythe au proverbe, en passant par la légende, le

conte, la fable, il n’y a pas de frontière (…) à l’intérieur même des

genres les murs de classification se révèlent poreux (…)199

L’écrivain africain se trouve à ce titre déplacé comme l’aède dans une situation

particulière de transmission et de communication littéraire, soumis à une

obligation de susciter chez le destinataire quelques réactions escomptées.

Pour ce faire, sa production littéraire doit être tout à la fois : récits mythiques et

épiques, contes, proverbes, genre de la scène, c’est-à-dire en définitive arts de

la parole.

198 Senghor (L.S.), Liberté I, négritude et humanisme, p.174. 199 Senghor (L.S.), Liberté I, p.242.

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254

A partir d’une définition sommaire du mythe conçu comme récit fabuleux

d’origine populaire, mettant en scène des êtres incarnant sous une forme

symbolique des forces de la nature ou des aspects de la condition humaine,

c’est-à-dire selon G. Durand prenant en compte « un système dynamique de

symbole, d’archétypes et de schèmes »200, situé au principe du récit, il apparaît

que les caractéristiques ou les traits généraux que Samuel Eno Belinga dégage

du récit oral (l’épopée précisément), tel que pratiqué dans certaines régions de

l’Afrique centrale : le Cameroun, le Gabon et la Guinée équatoriale peuvent être

étendus à la plupart des écrivains du champ littéraire africain, notamment de

Senghor / Césaire à Zadi / Pacéré, car comme on a pu le constater, les écrits

de ces derniers comportent par endroits :

- dans leurs parties dramatiques : des récits de combat héroïques,

des mimes et des danses ;

- dans leurs structures narratives : des chants, des formules

stéréotypées, des généalogies (…)201

A cet effet, il apparaît que les écrits de ces écrivains abondent en ce que nous

pouvons appeler des éléments ‘’mythogènes’’ parce que sources ‘’naturelles’’

de tout mythe, de toute épopée ou de toute légende, en signalant bien entendu

que puisqu’il nous faut transcender les exigences des classifications détaillées,

nous choisissons ici de considérer l’épopée et la légende comme appendice du

mythe.

On note par ailleurs que les éléments mythogènes présents chez les auteurs

concernés ne servent pas à désactualiser ou deshistoriciser l’œuvre ou le texte

poétique à la manière de saint John perse qui affirme faire « échapper l’œuvre

à toute référence historique aussi bien que géographique »202 dans le but de

« maintenir l’homme dans ses mœurs presque à l’état primitif et l’homme dans

200 Durand (Gilbert), Les structures anthropologiques de l’imaginaire, déjà cité, p. 64. 201 Eno Belinga (Samuel), La littérature orale du M’vet à travers les pays de l’Afrique centrale : Cameroun, Gabon, Guinée Equatoriale in La tradition orale, source de la littérature contemporaine en Afrique, ICA, NEA, 1984, p.136. 202 Saint John perse, Œuvres complètes, La pléiade, Gallimard, 1972, p. 564.

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255

ses penchants presque à l’état d’innocence »203. Bien au contraire, ici, l’histoire

ancienne et l’histoire nouvelle servent par le biais du mythe à la création

littéraire, elle-même créatrice de mythe.

Cela dit, que sont ces éléments mythogènes ? En d’autres termes, quelles sont

les modalités qui fondent les aspects mythiques des créations du champ

littéraire africain ?

Il y a les nombreuses connexions à la bible, le retour aux mythes grecs et

africains anciens, c’est-à-dire des traces de civilisations éloignées dans le

temps et dans l’espace, enfin des légendes, des épopées et des histoires

populaires de la tradition orale africaine. L’évocation biblique est fort

prépondérante dans la création littéraire de Senghor et Césaire. On trouve ainsi

chez Senghor l’usage du principe de la croyance judéo-chrétienne bâtie sur le

mythe d’un dieu créateur incrée à l’origine de toute chose et dont le fils souffrit

une passion sacrificielle pour absoudre le péché originel de l’humanité et la

sauver à travers certains textes comme « prière de paix », « prière des

tirailleurs sénégalais », « Laetare Jérusalem », c’est la profession d’une foi en

ce dieu et accessoirement la reconnaissance ou la consolidation des mythes

qui lui sont inhérents : notamment l’unicité de ce dieu en trois personnes,

l’avènement et la figure christique, la croyance eschatologique du salut et du

paradis … L’usage biblique en tant qu’élément ‘’mythogène’’ c’est également le

récit génésiaque du « Verbe » (entendre ici « la parole poétique ») situé « au

commencement de toutes choses », ainsi que la proclamation des pouvoirs

alchimiques, voire magiques ou dynamogéniques de la parole-Dieu, Parole-

Esprit, tendant à faire de la poésie une pratique sacerdotale et du poète

l’incarnation de Dieu :

(…) Ainsi, est-ce Dieu lui-même qui par son inspiration confond en

une symbiose miraculeuse la parole du poète et le verbe divin (…)

Et que chantons-nous sinon la parole poétique, la parole féconde qui

les transforment, en nous convertissant, nous-même les poètes, en

des êtres divins ?204

203 G. Ungaretti, préface d’Anabase, in Œuvres complètes, Op.cit., p. 1106. 204 Senghor (L.S.), « Dialogue sur la poésie francophone » in Œuvre poétique, p.387- 407.

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256

Les mythes littéraires engendrés par les mythes bibliques nous semblent plus

intéressants chez Césaire. Ainsi que l’a montré Véronique Halphen-Bessard

dans sa contribution à l’étude de l’imaginaire césairien205, on peut déceler dans

la poésie de Césaire les trois étapes du mythe biblique : l’exode, l’errance et la

terre promise. L’exode a pour symbolique fondamentale le bateau négrier qui

traverse la mer comme la caravane des hébreux traversant le désert pour fuir

l’esclavage à eux imposé par le pharaon d’Egypte au XIIIe siècle avant notre

ère206. Aussi les allusions au bateau négrier et à la traite sont-elles récurrentes

et assez explicites dans le cahier :

(…) J’entends de la cale monter les malédictions enchaînées, les

hoquettement des mourants, le bruit d’un qu’on jette à la mer … les

abois d’une femme en gésine … des raclements d’ongles cherchant

des gorges … des ricanements de fouet … des farfouillis de vermine

parmi des lassitudes207

Et un peu plus loin, on a également manifeste cette thématique de l’exode ou

de la traversée sans retour.

Et voici parmi des déchirements de nuages la fulgurance d’un signe

Le négrier craque de toute part … son ventre se convulse et résonne

… l’affreux tenia de sa cargaison ronge les boyaux fétides de

l’étrange nourisson des mers.

En vain pour s’en distraire le capitaine pend à sa grande vergue le

nègre le plus braillard ou le jette à la mer, ou le livre à l’appétit de

ses molosses208

205 Halphen-Bessard (Véronique), Mythologie du féminin dans l’œuvre poétique d’Aimé Césaire, contribution à l’imaginaire césairien, Villeneuve, Presses universitaires du septentrion, 2000. 206 Bien sûr, nous ne perdons pas de vue la différence radicale qui sépare ces deux exodes. On peut par ailleurs souligner leur similitude en ce qu’ils portent tous deux sur la précieuse question de la liberté (voir Glissant (Edouard), poétique de la relation, déjà cité, p.17. 207 Césaire (Aimé), Cahier, p. 35. 208 Césaire (Aimé), Cahier, p. 54.

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257

Quant à l’errance, elle caractérisera la recherche de soi et rappelle l’image

mythique du juif errant. Mais contrairement à la damnation légendaire

condamnant ce personnage à errer jusqu’à la fin des temps, le nègre césairien

ou « juif-nègre » ou encore « nègre-juif » pour reprendre les mots chicaya

U’tamsi, erre dans la perspective d’une quête libertaire. Aussi son errance

prend-elle en compte toujours selon Véronique Halphen-Bessard, « l’élément

marin, le corps perdu et le poète-navire »209.

Effectivement, l’élément marin remplit une fonction de « mythèmes »210 comme

dans le cas de l’exode en ce qu’il participe selon Lévi-Strauss de la

structuration ou de la mise en forme du mythe. La mer prend surtout plusieurs

visages : la mer est une ogresse parce qu’elle dévore les captifs du bateau

négrier (« un gargouillement de noyés de la pause verte de la mer »). La mer

est également assimilée par moment à un animal monstrueux, le Léviathan ou

le chien :

La mer est un gros chien qui lèche et mord la plage aux jarrets et à

force de la mordre elle finira par la dévorer, bien sûr la plage et la

rue paille avec

(…)

c’est une eau qui lèche ses babines d’eau

vers des fruits de noyés succulents211

En plus de l’élément marin, il y a « le corps perdu » qui semble conjuguer les

notions comme ‘’points d’ancrage’’, ‘’mobilité’’ en participant ainsi au

déroulement du mythe de l’errance.

« Le corps perdu » c’est dans un premier sens le corps à la dérive c’est-à-dire

les mouvements de descente et de remontée du corps, pouvant suggérer le

trajet initiatique de descente aux enfers à laquelle succède la résurrection (re-

naissance ou nouvelle naissance) puis l’ascension vers la lumière.

209 Halphen-Bessard (Véronique), Op.cit., p.196-206. 210 Lévi-Strauss (Claude), Mythologiques, l’homme nu, Plon, Paris, 1971, p. 571. 211 Césaire (Aimé), Cahier, p. 19 et « Le grand midi » in Les armes miraculeuses, p. 125.

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258

S’il se rapporte ainsi à l’image du nègre déporté, déraciné et condamné à

l’errance à la recherche d’un point d’ancrage, « le corps perdu » c’est dans un

second sens l’image de « l’algue » (« crinière paquet de lianes espoir fort des

naufragés »), plante aquatique de forme filamenteuse ou rubanée ayant valeur

positive dans l’imaginaire césairien et désignant le fait de « s’accrocher », le

point d’ancrage (d’aucuns diraient la « racine ») mais aussi la nécessaire

mobilité.

Il y a enfin dans ce mythe de l’errance, le poète-navire qui se confond non pas

seulement avec le voyageur comme le suggère Michaël Dash212 mais surtout

avec le fait du départ (la navigation, l’embarcation), l’élément de ce départ (le

bateau, la pirogue, le navire) et le point de chute de ce départ (le port, la

destination).

Nous en arrivons là à l’étape de « la terre promise » dans ce déroulement de

mythes bibliques. La terre promise renvoie selon le récit biblique à l’objet de la

promesse faite par Dieu à Abraham. Pendant l’étape de l’errance dans le

désert, le peuple élu aspire à entrer dans « le pays où coule le lait et le miel »,

ce pays nommé « terre de Canaan » prend une si grande valeur d’espérance

que sa conquête prend quarante années de rudes épreuves : errance

interminable dans le désert, interventions et présence permanente de Dieu à

travers le personnage de Moïse, désespoir du peuple tombé par moments dans

l’idölatrie, colère de Dieu, puis nouvelle déportation (l’exil de Babylone), enfin

arrivée à Canaan que Moïse n’atteindra jamais.

Deux espaces géo-anthropologiques semblent remplir chez Césaire cette

fonction de la terre promise : il s’agit à la fois de l’Afrique et de l’île.

En effet, l’Afrique est évoquée dès les premières lignes du Cahier comme un

paradis perdu :

Puis je me tournais vers des paradis pour lui et les siens perdus,

plus calme que la face d’une femme qui meut et là bercé par les

effluves d’une pensée jamais lasse je nourrissais le vent, je

déglaçais les monstres et j’entendais monter de l’autre côté du

212 Voir Dash (Michaël), « Le bateau ivre césairien et le poète de la connaissance » in L’anathor, p. 157. Voir également Vershseren (Emile), « Le port » in Les villes tentaculaires, Gallimard, 1982, p 109.

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259

désastre, un fleuve de tourterelle et de trèfles de la savane que je

porte toujours dans mes profondeurs213

L’Afrique c’est aussi la mère-refuge : terre-mère, matrice originelle :

Et je vois l’Afrique multiple et une (…)

Et je redis Hoo mère214

Dans la tragédie par exemple, le roi Christophe agonisant évoque cette mère-

protectrice :

Afrique ! Aide-moi à rentrer, porte-moi comme un vieil enfant dans

tes bras et puis tu me dévêtiras, me laveras. Défais-moi de tous ces

vêtements, défais-m’en comme l’aube venue, ou se défait des rêves

de la nuit215

L’Afrique paradisiaque c’est enfin le lieu de repos après la mort, espace

ancestral, de reviviscence de l’âme. A. Kourouma dans les soleils des

indépendances nous en donne un bref aperçu avec la dépouille mortelle du

Cousin Lancina ramenée au village par voie mystique au regard de la valeur

que la tradition africaine accorde à l’espace matriciel, voir originel ou maternel.

Chez Césaire, c’est la même projection de l’Afrique où toujours dans la

tragédie, le roi Christophe est transporté dans une ville mythique africaine

conformément au rituel rappelé ci-haut qui veut que le mort retourne en Afrique,

dans le ‘’ventre’’ maternel :

213 Césaire (Aimé), Cahier, p. 9. 214 Césaire (A.), « Pour saluer le tiers-monde » in Ferrements, p. 374. 215 Césaire (A.), La tragédie du roi Christophe, p. 147.

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260

Père, nous t’installons à Ifé

sur la colline aux trois palmiers

Père, nous t’installons à Ifé dans les seize

rhombes du vent

A l’origine

biface216

A l’instar de l’Afrique, l’île revêt aussi un caractère mythique. C’est avant tout un

espace clos qui s’apparente à un lieu de refuge, de quiétude ou d’apaisement.

Effectivement Gilbert Durand confère à l’espace circulaire une valeur positive :

L’espace courbe, fermé et régulier serait par excellence signe de

douceur, de paix et de sécurité217

L’île possède donc cette valeur de clôture sécuritaire. Dans l’imaginaire

césairien, elle prend alors la signification mythique paradisiaque qu’on

reconnaît à l’Afrique : l’île berceuse, l’île-femme qui satisfait les sens à la

manière de venus anadyomène, l’île parfumée, l’île lumière, l’île de repos :

Laissez-le dormir

Dans son sommeil, il y a des îles, des îles comme le soleil, les îles

comme un pain long sur l’eau, des îles comme un sein de femme,

des îles comme un lit bien fait, des îles tièdes comme la main, des

îles à doublure de champagne et de femme … Ah, laissez-le dormir

… dormir218

L’île rappelle également la notion abstraite de bonheur, bonheur de l’enfance,

bonheur d’une vie faisant alors appelle à l’adjectif « heureux » récurrent dans

les vers suivants :

216 Césaire (A.), Op.cit., p. 152. 217 Durand (G.), Op.cit., p. 284. 218 Césaire (A.), Et les chiens se taisaient, p. 50.

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261

L’heureuse tendresse des îles bercées par la poitrine

adolescente des sources de la mer

(…)

îles heureuses

jardins de la reine (…)219

Bien sûr des deux symboles du paradis, l’Afrique et l’île ne sont pas seulement

édéniques, elles sont surtout ambivalentes en ce qu’elles portent quelques fois

l’antithèse du paradis pour signifier l’enfer, le monstrueux. C’est dire que ces

deux symboles peuvent aussi renvoyer à la déréliction, à la honte et à la

souffrance.

îles cicatrices des eaux

îles évidentes de blessures

îles muettes

îles informes

îles mauvais papier déchiré sur les eaux220

Comme nous l’avons pourtant vu, c’est l’aspect positif conformément aux

mythes de l’espérance biblique qui nous aura intéressés.

Quant au retour aux mythes grecs et africains anciens, on les trouve d’abord

d’un point de vue théorique chez Senghor dans son « dialogue sur la poésie

francophone », où il tente d’établir un trait d’union entre la conception grecque

de la poésie et l’approche africaine de la même pratique : Dans ce sens,

l’activité poétique sera conçue pour les africains de l’époque ancienne comme

chez les grecs de la période antique en terme de « théios » (divin) ou « aïdos »

avant l’usage du mot « poïêtês ». C’est dire que selon ces époques africaines

et grecques immémoriales, le poète était habité par un dieu qui devait lui

donner la force de l’inspiration :

Sur les bancs du lycée me frappaient déjà certaines similitudes entre

les civilisations grecque et négro-africaine, que met en relief l’école

de Dakar, singulièrement entre l’aïdos grec et le griot soudano-

219 Césaire (A.), Les armes miraculeuses, p.86, et Les chiens se taisaient, p. 94. 220 Césaire (A.), Cahier, p. 49.

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262

sahélien, entre les mystères grecs et les cérémonies négro-

africaines de l’initiation, dont j’ai parlé plus haut (…) le poète pour

prendre cet exemple, se « convertissant » en Dieu par la force de sa

parole, fait plus que reproduire le cosmos : par la force du verbe

divin, mais aussi par sa maîtrise de la langue, il re-crée221

Il y a à côté de cette approche grecque et africaine partagée la définition elle

aussi similaire entre l’époque d’Homère ou Platon et celle des sages Dogons et

bambaras portant sur « la parole » au sens poétique du terme.

Nous avons déjà mentionné la conception de la parole par les Dogons de la

falaise du Bandiagara au Mali telle que rapportée par les Griaule. La définition

bambara de cette notion selon les mythes qui s’y rapportent attribue comme

chez les grecs et les Dogons une origine divine au « mot ». C’est ainsi que

dans la dialectique du verbe chez les bambaras222 analysée par Dominique

Zahan, et même dans Kuma223 du sénégalais Makhily Gassama, « la parole »

possède une multiplicité de significations dont celles-ci :

1 – « créer à la manière de Dieu »

2 – « bouche qui est comparable « à la demeure du créateur

où tout se forme et se pétrit »(D zahan)

A partir de ces affinités, le propre des poètes de l’époque senghorienne sera

tout naturellement de remonter aux sources helléniques et africaines

(égyptienne et éthiopienne notamment) avec tout ce que cela comporte de

thèmes mythiques ou mythologiques rendus tels quels ou remodelés, chargés

alors de nouvelles significations. Chez Senghor c’est par exemple

Le mythe essentiel de l’Afrique d’une part, l’Afrique depuis cinq

siècles (…) crucifiée par la traite des nègres et la colonisation, mais

l’Afrique rédimée et par ses souffrances, rachetant le monde,

ressuscitant pour apporter sa contribution à la germination d’une

221 Senghor (L.S.), « dialogues », Op.cit., Ibid., p. 380. 222 Zahan (Dominique), La dialectique du verbe chez les bambaras, Paris, Mouton et compagnie, Paris-La- Haye, 1963 223 Gassama (Makhily), Kuma, déjà cité.

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263

civilisation panhumaine d’autre part, l’Afrique, Afrique noire, féminité,

Amour, poésie qui apparaîtra (…) sous la figure de la reine Saba224

Avec Césaire, l’Afrique et la Grèce antique apparaissent aussi sous une même

enseigne avec leurs différents mythes. Si l’on va au-delà de son écriture

poétique, il ressort que dans certaines de ses pièces de théâtres, comme la

tragédie, la figure de Christophe, esclave affranchi devient presque identique à

celle d’un « Atlas porteur du monde . De même dans une saison au Congo,

Lumumba prend la personnalité de « Prométhée porteur de feu ».

En revenant à l’écriture poétique césairienne, nous percevons également

plusieurs modalités de manifestation du mythe.

D’abord certains titres sont assez explicites comme « mythe » et « mythologie »

dans Les armes miraculeuses.

Ensuite, des figures empruntées à la mythologie sont manifestement citées : on

retrouve ainsi, Persée, le vainqueur de la méduse dans Moi laminaire. On

reconnaît également dans le poème « Saccage », toujours extraits de Moi

laminaire, le brigand Scyrron qui selon la mythologie obligeait les voyageurs à

lui laver le pieds et qui en guise de remerciement les précipitait du haut d’un

rocher dans la mer où une tortue dévorait les pauvres suppliciés.

Il faut savoir longer sans défaillance cette falaise

d’où le pied de Scyrron nourrit d’un filet

de chairs fades une émeute de tortues225

On ne saurait oublier le traitement dans le sens de la mythologie grecque de la

thématique du « feu » avec le célèbre oiseau qui l’incarne : « le phénix »,

l’oiseau de feu qu’on ne retrouve pas seulement chez Césaire, mais aussi chez

plusieurs autres poètes du champ africain sous différentes appellations, il

incarne la re-naissance, l’immortalité, la force de regarder sans cesse demain.

Il peut paraître en outre superflu de rappeler encore chez l’écrivain martiniquais

224 Senghor (L.S.), « dialogue », p. 385. 225 Césaire (Aimé), « Saccage » in Moi laminaire, p.443.

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264

la présence de l’Egypte ou de l’Afrique ancienne des empires et des royaumes

(Ghana, Dahomey, Congo).

Nous avons par ailleurs déjà mentionné le long traitement par ‘’les prétendants’’

(Pacéré et Zadi) des mythes pharaoniques de l’Egypte, et à certains égards de

l’Ethiopie ou à tout le moins de l’Afrique des grands conquérants, des grandes

civilisations mythiques, tantôt récupérées, comme mythes achevés ou alors

refaçonnés comme récits épiques aboutissant à des mythes modernes.

On peut à ce sujet répéter que Pacéré et Zadi ont su tout comme leurs

devanciers Senghor et Césaire, transformer sous la forme d’épopée certains

mythes anciens en mythes modernes. C’est sous cet angle que la

représentation du monde ancien (esclavage, colonisation et indépendances des

pays dominés en général et africains en particulier) a été érigée en mythe

moderne contemporain. Dans le sens où cette représentation a bien intégré

‘’les couleurs’’ du monde vivant actuel.

Mais en plus des mythes présents de manière explicite ou implicite chez ces

auteurs, on peut leur reconnaître une autre variante du mythe emprunté à

l’Afrique ancienne et orale.

Il y a ainsi perceptibles chez eux des légendes et des histoires populaires

fondatrices de certaines croyances et institutions traditionnelles :

J’ai vu

les flûtes des Pygmées

et des Mami-wata

chanter des airs nouveaux

qui ensevelissent les morts226

Ici deux légendes populaires sont reprises par le poète de Manega : celle des

pygmées qui appartiendraient à certains peuples de nains dans la région du Nil

et contre lesquels hercule semble avoir lutté dans des temps reculés. Selon les

légendes africaines, ces pygmées sont des génies protecteurs capables tout à

226 Pacéré (F.T.), « Demain le passé » in Refrains sous le sahel, p. 85.

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265

la fois de bien et de mal, représentés d’ordinaires comme d’excellents

musiciens à la manière des chérubins des récits bibliques.

Il y a également la légende de « Mami Watta » que Zadi a reprise et

transformée dans la termitière. Mami Watta est une déesse des eaux, d’une

beauté sulfureuse et envoûtante selon la légende. Chez les Africains, elle est

représentée avec un corps humain (une tête de femme) et une queue de

poisson. Bien qu’elle se soit vue attribuée sous la plume de Pacéré et de Zadi

de grandes vertus protectrices, il faut noter qu’elle est aussi capable de bien et

de mal. Elle n’hésiterait pas dit-on à lancer des sorts à tous ceux qui

pousseraient la témérité jusqu’à refuser ses avances. Elle peut-être l’équivalent

des sirènes de la mythologie grecque, qui de leurs voix mélodieuses attiraient

et dévoraient les marins derrières les rochers.

A ces légendes, on pourrait ajouter les histoires populaires des morts qui co-

habiteraient avec les vivants, des animaux-monstres noctambules dont la

présence dans la nuit silencieuse suggère dans l’imaginaire collectif la

superposition de deux mondes visibles et invisibles. Senghor dit avoir « vécu en

ce royaume, vu de ses yeux et de ses oreilles entendu les êtres fabuleux par-

delà les choses : Les Kouss (génies, pygmées) dans les tamariniers, les

crocodiles gardiens des fontaines, les lamantins qui chantaient dans la rivière,

les morts du village et des ancêtres qui lui parlaient, l’initiant aux vérités

alternées de la nuit et du midi »227.

Pacéré le rappelle aussi bien dans ses visions quand il écrit :

J’ai vu des faucons affamés

fondre superbes sur les trônes

J’ai vu des tigres des lions, des hyènes

ajuster leurs défense de fer ! (…)

Mille horizons présents

se débattant

absurdes

dans le cataclysme des sables maudits

(…)

227 Nous traduisons Senghor, extrait de « Comme les lamantins vont boire à la source » in Liberté I, négritude et humanisme, Paris, Seuil, 1964, p.221.

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266

J’ai vu

toutes les houles noires

Et les sucs foudroyants des mandragores

dévoiler au passage des sirocos

les crânes effondrés et impavides

J’ai vu

J’ai vu

(…)228

Mentionnons enfin des histoires africaines portant sur les actes cynégétiques et

les activités du griot fondant des mythes, des croyances et des institutions sans

oublier bien entendue que dans ce cas-ci c’est la mythologie qui précède et

fonde l’Histoire.

Sory Camara dans ses paroles très anciennes229 définit l’acte initial du « jeune

homme aux mains vides » à travers trois activités primaires : l’agriculture,

l’élevage et la chasse.

En effet dans ce récit emprunté aux mandenkas de la Guinée en Afrique de

l’Ouest, on y voit un jeune homme creuser dans la terre une fosse et y jeter de

la nourriture. De la fosse sortiront avec les développements successifs du récit,

des êtres grâce auxquels il obtiendra sa subsistance et s’accomplira.

L’agriculture figure les semailles, c’est-à-dire l’idée agricole et la subsistance

quotidienne ; l’élevage, l’idée pastorale avec son corollaire : richesse, pouvoir et

vie conjugale puisque apparaîtra à cette étape du récit un esprit féminin faisant

alors germer la connaissance et la nécessité de la vie familiale.

Enfin, la chasse apparaît comme l’activité la plus décisive en ce qu’elle devra

accomplir le jeune homme dans « son voyage à travers l’existence ».

Visiblement cet accomplissement ne peut se définir à priori que par la chasse

dans la mesure où l’accomplissement par enfantement (le sentier de

l’agriculture et du berger) est déjà connu et partagé par la femme, le double de

l’homme. L’accomplissement par la mort, c’est-à-dire la chasse demeure donc

l’ultime sentier pouvant établir la différence entre l’homme et la femme, d’où la

228 Pacéré (F.T.), Op.cit., Ibid., Idem. 229 Camara (Sory), Parole très ancienne ou le mythe de l’accomplissement de l’homme, déjà cité.

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267

colère de ce dernier quand il voit la femme accomplir des prouesses sur le

terrain qu’il entend garder comme monopole.

Ce mythe du chasseur ou de la chasse auquel tiennent presque tous les

écrivains du champ littéraire africain traite ainsi, comme on le voit de l’essence

de l’accomplissement de l’homme, fonde les croyances et justifie l’existence

d’institution portant notamment sur « la division sexuelle du travail de

production et de reproduction »230 (homme = chasse, femme = cueillette).

Quant à l’activité du griot, une autre histoire lui restitue son caractère mythique :

C’est celle que rapporte Sory Camara et qu’il appelle « l’épisode sanglant de la

légende du griot »231, dans le cadre d’une étude sur l’image du griot dans le

vaste système projectif que constituent les légendes et les mythes chez les

malinkés.

En effet, selon les épisodes qu’il emprunte à certains ethnographes comme H.

Zemp232, il existerait une association fondamentale entre le personnage du griot

et l’image du sang. A travers cette association griot-sang, il apparaît que

« Sourakata » supposé ancêtre des griots dans les différentes variantes de ces

histoires et légendes, aurait bu le sang du prophète Mahomet blessé à la

guerre ou par le griot lui-même (selon les versions) pour éviter que ce sang trop

précieux du prophète ne coule sur la terre. C’est semble-t’il de ces épisodes

que la caste des griots (musiciens, orateurs maudits ou bienheureux) vit le jour.

On peut également rappeler dans la perspective des mythes portant sur le griot

et son activité deux récits traditionnels mandingue tirés encore de la partie

occidentale de l’Afrique et établissant un lien indissoluble entre le griot et le

chasseur : le premier récit dans sa version la plus connue est extrait de

l’épisode du buffle de Do.

Cette version rapporte en effet que dans le couple de maîtres-chasseurs qui

finit par venir à bout du buffle après que celui-ci eut tué cent sept chasseurs et

blessé soixante-dix-sept autres, l’aîné Oulamba eut peur au moment décisif et

se réfugia perché sur un arbre. C’est donc le cadet Oulani qui affronta le 230 Voir sur ce sujet Bourdieu (Pierre), La domination masculine, Paris, Seuil, 1998. 231 Ces histoires et légendes du griot lié au sang sont confirmes par d’autres mythes peulh, wolof ou soninké soumettant la survie du griot à la consommation de la chair d’autrui. (Voir H. Zemp « la légende des griots malinkés » repris par Sori Camara sous la forme « d’épisode sanglant » et du thème de « l’impotence » in gens de la parole, p.145-154. 232 H. Zemp, Loc.cit.

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268

monstre. Après sa victoire son ainé aurait alors chanté ses louanges et c’est de

là que viendrait le mythe du musicien (griot) considéré comme le double du

chasseur. D’autre part, un autre récit se rapporte à un épisode de la légende de

Manden Bori233. Cette légende prétend que la mer du héros chasseur, après

qu’elle l’eut mis au monde, accoucha encore le lendemain d’un autre enfant,

presque un jumeau, qui accompagna Manden Bori dans ses expéditions et qui

chanta ses louanges. Il est donc présenté comme « l’ancêtre des chantres de

chasse », parmi lesquels on peut classer le griot234.

Les récits mythiques et épiques, les légendes et les histoires de la tradition

orale africaine, constituent les principales modalités du rapport au mythe des

écrivains du champ littéraire africain. On peut même dire que leurs différents

écrits sont des mythes en ce qu’ils remplissent les fonctions que Pierre Brunel a

conférées au texte mythique : A savoir la fonction de récit (le mythe raconte une

histoire), la fonction explicative, étiologique à certains égards (selon Eliade, le

mythe est toujours le récit d’une création), enfin, la fonction de sacré (toute

mythologie est une ontophanie, dit encore Eliade), c’est-à-dire révélant le dieu,

le sacré, l’être, voire la croyance.

Mais quelles peuvent être les modalités du rapport des textes étudiés au

conte ?

Répondre à cette question en ayant recours à la problématique de la

morphologie supposée distinctive des genres ne nous semble pas opératoire,

car en considérant la diversité des théories qui semblent concomitantes aux

différentes histoires des genres, telle qu’elles furent menées depuis les

époques platonicienne, aristotélicienne jusqu’à celles romantique du XIXe siècle

et formaliste structuraliste du XXe siècle. Enfin d’un point de vue philosophique

avec la phénoménologie du Husserl, Sartre, Merleau-Ponty sans oublier le

point de vue Heideggerien, il apparaît que toutes les tentatives de distinction ou

de séparation des genres s’est établi essentiellement sur une idéologie de la

pureté ou de la clôture sans toutefois parvenir à définir des critères

233 Voir A. Kouyaté, D. Aebersold et D. Keita, « la naissance extraordinaire des prouesses de Manden Bori », Vol. I, 1994, p. 73-95. 234 Jean Dérive et Gérard Dumestre établissent cependant une différence entre ce chantre des chasseurs et le griot. Voir Des hommes et des bêtes, chants de chasseurs mandingues, p. 34.

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269

incontestables235 des genres. Bien au contraire, on note l’avènement d’un

éclectisme, prônant « une polyphonie des critères » en lieu et place d’une

théorie solide des critères des genres. Malgré les travaux de Jolles, Zumthor et

Propp236 on peut même raisonnablement se demander : quelles sont

aujourd’hui les différences morphologiques définitives qu’on pourrait trouver

entre la nouvelle et le conte ? le fabliau et le conte ? la poésie et l’art

dramatique ? la légende et le conte ? l’épopée et le mythe ? De même, y a t’il

une immutabilité entre genre poétique, genres en proses et genres théâtraux ?

La délicatesse de cette question de la morphologie commande donc que

nous concevions à la manière de Jauss (H.R.), l’œuvre littéraire et par

déduction le genre qui la définit comme un système de communication afin de

pouvoir relever les interférences formelles et communicationnelles qui semblent

exister entre les écrits poétiques de Senghor / Césaire, Pacéré / Zadi et l’art du

conte.

On peut dès le départ postuler que le lien perceptible entre la poésie africaine

et le conte tient de l’exclusion à la fois idéologique et systémique que la

« littérature » a exercé contre « l’oralité ».

Peut-être est-ce avec la volonté consciente ou inconsciente de re-définir alors

la littérature comme avant tout un lien de langage artistique ‘’fixé’’ que les

créateurs francophones et africains (re)-construisent le champ littéraire africain

selon un point de vue qui prend en compte le franchissement des frontières

instaurées entre l’oralité et l’écriture et par extension entre les genres.

Il va s’en dire que le conte initialement genre oral et populaire, s’il intègre la

littérature, devra l’entacher de ses marques orales et traditionnelles,

d’où la situation de communication littéraire : émetteur (conteur)

récepteur (auditoire) constatée chez les pionniers (Senghor, Césaire) ou

émetteurs (conteur) agent rythmique (double du conteur

235 On note à ce niveau que face à cette avanture historique des canons imposés par la théorie, le genre ou la création littéraire a toujours opposé des formes littéraires toutes aussi innovées et déroutantes pour le critique, d’où cette série de point de vue sans cesse modifiés et presque instables sur les genres littéraires. On peut recevoir là une des manifestations de l’opposition « prêtre » et « prophète » que Max Weber a observé dans le champ religieux. 236 Les travaux de Jolles (André), voir par exemple Formes simples, Seuil, 1972. Zumthor (Paul) , Essai de poétique médiévale, Paris, Seuil, 1972, 2000. Et propp (Vladimir), Morphologie du conte, suivi de Les transformations du conte merveilleux et de E. Mélétinski, l’étude structurale et typologique du conte, traduction Marguerite Derrida, Tzvetan Todorov et Claude Kahn, Paris, Seuil, 1965 et 1970, s’inscrivent tous bien que différemment dans cette recherche des formes distinctives définitives des genres littéraires.

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270

canal) récepteurs (auditoire) relevée chez Pacéré et Zadi avec les variations,

les modifications et la mutabilité que cette situation de communication suppose

selon le texte et l’auteur concernés.

En effet, dans le premier cas, ces écrivains n’hésitent pas à revendiquer pour

eux et leurs différentes créations littéraires l’esprit et le style de l’art traditionnel

et oral négro-africain, du conte spécialement. Mais à côté des questions

accessoires des formules initiales et de clôture (« il était une fois … voilà

pourquoi…), de la temporalité (un temps immémorial), de l’espace (réellement

inaccessible), des personnages du conte (animaux, hommes, êtres fabuleux)

c’est-à-dire en définitive de la fonction thétique ou non thétique de ce genre,

c’est, à notre avis, sa fonction initiatique et/ou didactique qui nous apparaît

comme une de ses fins principales. Cette fonction centrale du conte africain et

de ses interférences avec les poèmes étudiés ne porte pas en tant que telle sur

la sollicitation et le rôle de l’auditoire à travers notamment les reprises, les

répétitions, les parallélismes et les formules-refrains exercées en plusieurs

occurrences.

Effectivement, comme nous l’avons longuement analysé, les formes réitérées

constituent la première caractéristique du texte africain, dans un sens où elles

constituent les manifestations indéniables de tout art de la parole.

Senghor et Césaire n’écrivent certes pas des contes à proprement parler, mais

leurs poèmes-chants engendrent une situation artistique où un auditoire est

supposé participer de la circulation de la parole littéraire, comme dans la

plupart des arts de la parole, le conte précisément où l’auditoire ne fait pas que

‘’consommer’’ le produit artistique mais participe de diverses façons à son

élaboration.

Mais c’est chez les prétendants (Pacéré et Zadi) que cette circulation de la

parole se perçoit plus nettement. A travers leurs textes, « le cercle du conteur »

semble plus perceptible. il apparaît plus sensiblement une alternance du récit

c’est-à-dire du poème avec la musique (le chant, la danse comme nous l’avions

vu avec les instruments musicaux), mieux, il y a chez eux ‘’un dialogue’’ avec

l’auditoire.

Dans cette situation, le décor général peut se décrire à la manière de ce que

Kotchy laisse transparaître à propos du ‘’poète-conteur’’ Okro de Côte

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271

d’ivoire237, et dont on perçoit quelques relents chez Zadi : c’est la nuit, sur la

place publique du village, le tam-tam s’ébranle, le rythme habituel est entretenu

par le chant et la danse des auditeurs formant le cercle du conte : hommes,

femmes, enfants, jeunes et vieux ou alors « les initiés », c’est-à-dire un public

spécial selon les cas. Le ‘’poète-conteur’’, le double du poète ou l’agent

rythmique (répondant) sont les locuteurs principaux dans cet espace. L’agent

rythmique ou le répondant parce qu’il remplit une fonction essentiellement

d’ordre rythmique, c’est-à-dire de gestion de la parole littéraire n’hésite pas à

soutenir l’attention de l’auditoire en la faisant réagir à travers l’usage de

formules rituelles répétitives dont quelques exemples sont donnés par Zadi

sous la forme :

Asma yaasow …

- … sootio sootio

- veuhveuheu !

Didiga !

(…)

Didiga !

(…)

Didiga !

Cette circulation de la parole littéraire est de toute évidence un lieu de

communication, d’abord communication entre individus, mais surtout

communication dans la création, les acteurs (poète-conteur), agent rythmique,

public) se créant, se ranimant et se re-créant sans cesse.

Ce qui laisse apparaître par ailleurs que les poèmes des créateurs africains font

partie des « arts de la scène ».

Par « arts de la scène », il faut entendre les domaines de l’art privilégiant la

représentation d’une scène à travers un lien (espace scénique suggérant un

espace réel, prenant alors en compte la notion de « décor »), supposant

l’existence d’un texte (dit ou écrit) mis en œuvre par plusieurs personnages

incarnant par initiation des personnes réelles ou inventées.

237 Kotchy (Barthélémy), « Les sources du théâtre négro-africain » in Propos sur la littérature négro-africaine, Abidjan, CEDA, 1984, p. 257.

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272

Notons qu’ici encore, ce ne sont point les problèmes de la morphologie, des

structures savantes ou des critères classiques institués qui nous intéressent.

Autrement dit, on ne parlera pas de comédie, de drame, ou de tragédie.

Il s’agira tout simplement comme dans les autres genres analysés de

considérer la mise en scène de la parole littéraire, c’est-à-dire le langage mis

en action dans un sens où le texte poétique étudié peut avoir des liens avec

une représentation théâtrale.

De ce point de vue, il faut postuler dès le départ comme à l’instar du rapport

poésie et conte l’indistinction entre poésie et théâtre. Ainsi à la suite de

Senghor abolissant les limites du conte et du théâtre dans sa préface aux

nouveaux contes d’Amadou Koumba :

Le conte et surtout la fable se présentent comme des drames et le

conteur joue ses personnages avec une sûreté de geste et

d’intonation rarement en défaut (…)

Il s’agit de véritables spectacles que l’on pourrait diviser en scènes

et parfois en actes comme les pièces de théâtres238

Kotchy et Memel239 se sont attachés à montrer qu’il existe un rapport

indissociable entre le conte et le genre théâtral dans le champ littéraire oral et

traditionnel africain :

Le conteur-dramaturge Okro de Côte d’Ivoire, écrit Kotchy, est l’un

des meilleurs initiateurs du nouveau « théâtre » négro-africain.

En effet, Okro ne conte pas, il joue ses personnages, il dramatise le

conte240

On peut à juste titre dire que les écrivains africains étudiés « dramatisent »

leurs poèmes et que le rapport poésie et théâtre devient visible quand

Senghor/Césaire et Pacéré/Zadi donnent à leurs différents une ‘’architecture’’

ou des moments textuels successifs similaires à une scène théâtrale.

238 Senghor (L.S.), Préface des nouveaux contes d’Amadou Koumba, Présence Africaine, Paris, 1958. 239 Kotchy (Barthélémy N’Guessan), Op.cit., Ibid. Memel-Fôté (Harris), « Raport sur la civilisation animiste » in colloque sur les religions, Abidjan, Avril 1961. 240 Kotchy, Op.cit.

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273

On peut même avant toute chose se demander ce qui distingue par exemple

Senghor poète et Senghor dramaturge auteur de Ethiopiques. D’ailleurs, à

propos de Césaire, Kotchy écrit encore :

Le temps est révolu où Césaire n’était que poète … Aujourd’hui, on

ne veut considérer que le dramaturge. Tout se passe comme s’il

avait deux univers distincts en lui. Mais Césaire, comme tout bon

dramaturge est avant tout poète. D’ailleurs la poésie n’est-elle pas

chez lui la matrice du théâtre ? La vie et l’histoire de son peuple, qui

sont sa vie et son histoire, sont une épopée dramatique (…) Et déjà

sa première œuvre poétique, se définit comme un drame collectif

(…) ne cherchons donc pas à dissocier chez Césaire théâtre et

poésie241

Césaire lui-même affirme avoir écrit initialement Et les chiens se taisaient

comme un poème. De même L. Kesteloot donne une approche structurale des

huit poèmes que comporte le recueil Ferrement, à partir de laquelle il est

possible de percevoir ces textes comme des actions ‘’drama’’ se déroulant dans

un espace symbolique, « un champ-clos » selon des moments successifs en

quatre étapes : « 1 – un moi agressé souffre, 2 – un agresseur protéiforme

l’attaque ou le martyrise, 3 – un combat se passe en lieu clos, 4 – ce combat

débouche sur un sursaut de l’agressé … »242

Urbain Amoa, dans la perspective d’une mise en exergue de la théâtralité de la

poésie de Pacéré donne à peu près la même structure suivant trois moments

successifs en conformité avec « la poésie des griots qui serait une poésie à

forme fixe parce que se présentant toujours sous cette forme »243 :

Les différents moments du jeu du griot peuvent se résumer en trois

actes :

Acte 1 : l’entrée en scène : elle comprend trois scènes :

- l’adresse au roi et à ses ministres ;

- la présentation ou la situation du cadre

géographique des origines du griot ;

241 Kotchy (Barthélémy) in L. Kesteloot, B. Kotchy, Aimé Césaire, l’homme et l’œuvre, Présence africaine, 1993, p. 119-120. 242 Kesteloot (Lilyan) in L. Kesteloot et B. Kotchy, Op.cit., p. 82. 243 Urbain (Amoa), Op.cit., p. 216.

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274

- l’adresse aux puissances visibles et invisibles du

pays hôte.

Acte 2 : l’exposé des mobiles de la visite. Il est composé :

- d’un récit (juxtaposition de devises ou de

sentences) ;

- d’un moment de sollicitation de bénédictions ;

- d’une pause au cours de laquelle les hôtes offrent

la boisson d’accueil

Acte 3 : les remerciements et les salutations finales qui

comprennent :

- une nouvelle adresse au roi

- un rappel de l’historique du village ou du pays hôte

- les salutations finales244

Bien entendu, nous ne saurions réduire tous les textes poétiques de Pacéré, à

cette structure que Urbain Amoa voudrait ‘’institutionnaliser’’ en la figeant. Tout

en la reconnaissant comme effectivement partagée par plusieurs textes oraux

et traditionnels, il s’agit pour nous de la considérer tout simplement comme un

élément du caractère ‘’dramatique’’ de certains textes de Pacéré. Urbain a au

moins raison de nommer les textes concernés « drama-poésie », c’est-à-dire

« poésie-action », « théâtre ».

Les mêmes moments théâtraux sont perceptibles chez Zadi : d’abord les

livres I, II et II apparaissent comme des moments poétiques successifs. Ces

moments sont dramatisés parce qu’ils sont surtout des « actions » distinctes et

ordonnées :

- un poète illuminé et transposé au monde des ‘’esprits’’ entre sur scène, au

milieu d’une foule compacte d’auditeurs-spectateurs, sur la place du village.

Il tient comme tout artiste du champ oral et traditionnel, un signe-support de la

parole : une queue d’animal (« bissa » chez les Bétés de Côte d’Ivoire).

- sa parole poétique se déploie « à la racine de la nuit » jusqu’à l’aurore,

donnant formes à des moments diégétiques successifs c’est-à-dire soumis à

une trame d’actions.

244 Urbain (Amoa), Op.cit., Ibid.

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275

On remarquera qu’ici le lieu de la scène se soumet au principe de l’unicité

imposé par le genre théâtral : ce petit village de la terre d’Eburnie (Yacolo)

étant tout à la fois plusieurs autres espaces de l’Afrique et du monde.

Le temps étant aussi unique jusqu’au dire poétique qui pourrait s’assimiler

comme nous l’avons déjà montré à une histoire (action) unique de la Côte

d’Ivoire, de l’Afrique et du monde.

Par ailleurs la parole littéraire circule entre le poète et l’auditoire en passant par

l’expertise du double du poète d’une part, puis d’autre part entre l’auditoire et le

poète toujours selon le canal incontournable du « double » suivant ce schéma :

En plus des arts de la parole, les autres items de la culture orale et

traditionnelle perceptibles dans le champ littéraire francophone et africaine

actuel portent également sur la figure du maître de la parole.

II – LA FIGURE DU MAITRE DE LA PAROLE

Public Poète

Le double du poète (répondant, agent rythmique)

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276

Le ‘’maître de la parole’’ et les différentes figures qui l’incarnent sont un des

autres items oraux et traditionnels dominant le champ littéraire africain.

En effet, plusieurs figures élevées au statut de ‘’maîtres de la parole’’ semblent

devenues quasi incontournables dans les littératures francophones et africaines

en particulier : au cours du ‘’donsomana’’ ou veillée de conte que décrit

Kourouma dans son œuvre En attendant le vote des bêtes sauvages245, ce rôle

est tenu par le conteur (« Sora ») nommé Bingo et secondé par plusieurs

autres. Ailleurs ce sont les personnages « du griot, du chasseur, de l’initié, du

masque ou du fou », dont les ‘’évocations ont été perçues très tôt chez les

auteurs post-coloniaux (Hampâté-Bâ, Amadou Koumba, Senghor, Césaire,

Djibril Tamsir Niane …) et se sont poursuivies jusqu’à la génération

d’aujourd’hui (A. Kourouma, Pacéré Titinga, Zadi Bottey, Véronique Tadjo …)

qui représentent ‘’le maître de la parole’’.

Ici, seuls les trois premières figures nous intéresseront, à savoir « le griot, le

chasseur et l’initié ».

Comment alors restituer leur sens à ces items de la création littéraire ?

Plusieurs tendances peuvent se dégager.

La plus simpliste de ces interprétations a bien évidemment trait au fameux

postulat de l’identité, du groupe ou de la communauté que nous considérons

comme entaché d’irrégularités.

Une autre tendance peut prendre en compte les pratiques d’écritures chez les

écrivains africains dans la perspective où elles définissent le rapport littérature

et savoir dans un sens où le savoir comme type de discours est tenu par ces

personnages, susceptible d’entraîner une (re) définition de la littérature

africaine dans sa fonction institutionnelle et systémique.

Dans ce sens, ces différents acteurs évoqués sans cesse deviennent des

éléments pouvant servir à rendre compte d’une littérature africaine porteuse

d’un certain nombre de savoirs246 comme nous aurons sans doute l’occasion de

le montrer ailleurs dans un autre cadre.

Enfin, une dernière tendance qui nous intéressera ici, sans être absolument

différente de la seconde porte particulièrement sur le fait que « ces gens de la 245 Kourouma (Amadou), En attendant le vote des bêtes sauvages, Paris, Seuil, 1998 246 Nous soulignerons à cette occasion que ce savoir peut-être d’abord poétique ou esthétique, ensuite sociologique, enfin de l’ordre de l’épistémologie dans le sens où il se diversifie en discours, sciences ou connaissances de plusieurs ordres : historique, anthropologique ou philosophique sur l’Afrique et le monde.

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277

parole » imposent à la littérature africaine un mode fondé sur ce qu’on pourrait

appeler « une raison orale et traditionnelle ». En effet, le griot, le chasseur et

l’initié, détenteurs ou interprètes de la parole littéraire, contribuent à considérer

les œuvres des auteurs africains essentiellement en terme de « parole »,

« d’oralité » ou « de tradition » posant ainsi le champ littéraire africain comme

dominé dans sa constitution et son fonctionnement par une conception ou une

philosophie africaine (entendre traditionnelle ou ancienne) de la parole.

A ce stade de notre réflexion, il est légitimement possible de se demander

pourquoi les auteurs francophones ou africains, préfèrent écrire et/ou « parler »

au nom du griot, du chasseur ou de l’initié.

En d’autres termes pourquoi Senghor/Césaire, Pacéré/Zadi choisissent-ils à

bien des égards d’emprunter la figure du chasseur, du griot ou de l’initié qu’ils

désignent quasiment comme les véritables ‘’auteurs’’ de leurs productions ?

On pourrait naïvement répondre que cela tient de la supposée absence du

« moi » dans la littérature africaine, et qu’il s’agit là de la preuve que l’œuvre

africaine est toujours ouvrage de collectivité.

Notre point de vue est que cela relève plutôt du discours sur la conception de la

parole en Afrique et sur la littérature qui y est pratiquée. Ce discours engage

subrepticement des stratégies d’entrer dans le champ, de conformité avec les

règles du champ lesquelles tendent à faire croire que cette littérature est avant

tout « acte de parole » et non d’écriture.

Quelle est alors cette approche particulière de la notion de « parole » en

Afrique ? En conséquence, comment se conçoit l’art du « maître de la parole »

en Afrique traditionnelle ?

Répondre à cette question revient à savoir d’abord quel est le discours social

tenu sur « les maîtres de la parole » dans la société africaine. En termes

différents, quels sont les images, les rôles et les fonctions que détiennent le

griot, le chasseur et l’initié dans des sociétés africaines dites de tradition orale ?

En nous référant toujours aux études de Sory Camara, sur le personnage du

griot, il semble que tous les propos légendaires et mythiques rapportés

possèdent la même structure, à savoir l’ambiguïté fondamentale, de la position

du griot : « homme impotent » pour employer le mot de Sory Camara, c’est-à-

dire inapte aux prouesses physiques, incapable de s’auto suffire et dont la

survie ne réside que dans la consommation de la substance d’autrui

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278

(consommation de la chair du frère). Dans ce sens, il n’a pas d’existence sui

généris. L’impotence ‘’naturelle’’ du griot, engendrant sa dépendance

existentielle apparaît également dans les récits mythiques que rapporte

Dieterlen*247 puisqu’on y voit encore l’ancêtre des griots offrir de lui l’image d’un

homme dont l’action première sur le monde physique est un échec (il ne put

faire tomber la pluie par les moyens dont il dispose de façon spécifique).

Manifestement, l’image première quoique partielle et incomplète que le discours

social offre du personnage du griot se résume bien en termes de « méchant »,

« faible », « impotent »248 ou de « maudit ».

Mais d’un autre côté, l’incapacité ou l’impotence congénitale du griot face au

monde extérieur, se trouve compensée toujours selon les investigations de G.

Dieterlen par l’épisode de la révélation de la parole aux premiers hommes.

On y voit en effet un lien entre griot et parole : c’est au cours de la révélation de

la seconde parole dite ‘’parole fécondante’’ qu’apparaît le griot pour la première

fois dans le récit. Cette révélation se fit alors aux sons d’instruments de

musique (‘’bala’’ (le premier xylophone), ‘’tama’’ (le premier tambour) et

‘’simbou’’ (clochette de fer)). Cinquante paroles seraient ainsi proférées que le

griot aurait répété de l’autre côté du fleuve.

Mais cette parole est une force sui generis, dont la manipulation, la gestion et la

maîtrise des effets n’est pas si évidente. Elle serait même dangereuse selon

Vigné d’Octon :

L’esprit des choses, s’étant fait homme, se mit à parler une langue

étrange remplie d’images et de fleurs. On ne le comprit pas, mais le

prenant pour fou, on le jeta dans la mer. Un poisson l’avala. Un

pêcheur ayant pris le poisson et ayant mangé, parla à son tour une

langue mystérieuse. Il fut lapidé et enterré profondément.

Lentement, le vent du désert découvrit sa fosse et un jour de

Simoun, quelques débris de son corps tombèrent dans le couscous

d’un chasseur. Aussitôt, celui-ci de conter en paroles mystiques des

choses inconnues. Il fut exterminé. Son corps réduit en poudre aussi

fine que la poussière du désert, fut lancé dans l’espace. Un homme

247 Voir Dieterhen (G.), „Mythe et organisation sociale au Soudan français“, in journal de la société des africanistes, 1956. 248 Cependant selon d’autres mythes influencés par l’islam, le griot se voit attribuer des caractères virils de défenseurs de la culture malinké, il s’oppose alors à Mahomet et le blesse. Voir A. Arcin, La Guinée française. Races, religions, coutumes, productions, commerce, Paris, 1907, p. 265-266.

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279

dont le métier consistait à tirer d’une corde tendue sur une calebasse

des harmonies divines, en respire quelques grains ; et aussitôt,

comme la corde que ses doigts faisaient vibrer, il se mit à chanter. Et

ce qui s’envola de ses lèvres fut tel que tout le monde se mit à

pleurer. Et on le laissa vivre. Ainsi la pitié donna naissance au griot

et c’est elle qui toujours lui permet d’exister249.

Il apparaît donc que malgré sa position sociale pas toujours reluisante, le

personnage du griot possède plus qu’aucun autre homme le privilège de

manipuler un des plus grands attributs de la puissance et du pouvoir : le verbe,

la parole encrée et créatrice de toutes choses. C’est donc à juste titre qu’il est

associé aux actes fondamentaux du démiurge. En tant que maître de la parole,

artiste originellement investi et inégalé, il est désigné comme « maître des

hommes, du verbe, des grains et de la pluie »250.

Il remplit de ce fait divers fonctions sociales et sociologiques appréciables

situées en deçà du pouvoir politique, son capital spirituel considérable en fait

pourtant un ‘’faiseur de rois’’.

Comme le griot, le chasseur et l’initié possèdent aussi le pouvoir de la parole.

Bien sûr, ils ne souffrent pas d’une condition sociale aussi ambiguë, mais ils se

trouvent engagés dans un usage spécifique de la parole, c’est-à-dire dans des

images, des rôles et des fonctions sociales tout aussi similaires.

En effet, en suivant la plupart des récits de chasse, il apparaît que le chasseur

est toujours assimilé au guérisseur, c’est-à-dire qu’il s’oppose à la femme

parce qu’il ne peut vivre qu’en ôtant la vie aux êtres de la brousse (œuvre de

mort). Mais en tant que guérisseur, il rejoint la femme en ce qu’il accomplit

comme elle œuvre de vie (il (re)donne la vie). (On sait que la condition du griot

est aussi semblable à celle de la gente féminine). Cependant l’art de guérir, ne

se réalise que par le fait de formules secrètes, c’est-à-dire, par la connaissance

(impliquant le rôle de l’initiation et de l’initié) de « paroles de vie ».

On peut même dire que vues les implications « psychologiques, éthiques et

métaphysiques »251 ou même « religieuses »252 de la parole, les autres sujets

249 - D’Octon (Vigné), Journal d’un marin, Paris, 1889, p. 140. repris par Camara (Sory), Op.cit., p.164. 250 - Camara (Sory), Op.cit., Ibid. 251 Voir Camara (Sory), Op.cit.

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280

sociaux (hommes, femmes, enfants ‘’ordinaires’’) n’ont pas de parole. Seuls

possèdent la parole, le griot, le chasseur et l’initié, manipulant et gérant la

parole sous toutes ses formes surtout celle « du secret et du mystère ». D’où

l’importance de l’usage chez eux de circonlocutions, de proverbes, et d’autres

tournures énigmatiques. D’où aussi les précautions de ‘’clôture’’ ayant cours

dans la transmission des ‘’ métiers de la parole’’ : l’art du griot, du chasseur et

de l’initié se transmettant en général par lignage, par affinité biologique ou

spirituelle ( de père en fils, de maître à disciple).

Mais quels sont les caractères de l’art du griot, du chasseur et de l’initié ? et en

quoi ces traits caractéristiques dominent-ils la littérature écrite actuelle ?

La littérature africaine n’est pas absolument celle du champ oral et traditionnel.

Mais elle subit ou bénéficie selon les cas du discours sur la littérature orale et

traditionnelle, c’est-à-dire la littérature du griot, du chasseur et de l’initié.

Or cette littérature possède deux caractéristiques fondamentales : elle est totale

et totalisante comme nous l’avons déjà montré, elle est par ailleurs belle

(éloquence, belle parole) mais elle est surtout dite « engagée » : pour le cas du

griot, Sory Camara écrit encore :

Certaines chansons de griot relèvent incontestablement de ce que

l’on appelle l’art engagé. L’art des griots a toujours été engagé

politiquement, du fait même des rapports étroits qu’ils ont avec le

pouvoir et les réalités politique de leurs pays. En pouvait-il en être

autrement pour des gens qui chantent l’histoire des hommes, d’un

pays et d’une terre auxquelles leur destin est lié et qui en font revivre

les drames passés, dans un but d’action présente ou future ? pour

ceux dont la mission sociale consiste à recréer sans cesse le

dynamisme des hommes sous toutes ses formes, l’art ne peut se

contenter d’un ravissement contemplatif. Par sa vocation même, il

est délibérément engagé dans les problèmes, les conflits, tous les

conflits de ceux auxquels il s’adresse : passions humaines, conflits

sociaux et politiques. Ce n’est pas un art en soi dont le mouvement

serait de se détacher indéfiniment du monde pour la satisfaction de

quelques esprits, c’est un art vivant pour des hommes réels.

252 Voir Dieterhen (G.), Essai sur la religion bambara et ‚ « mythe et organisation sociale au soudan français », Op.cit. Zahan (Dominique), La dialectique du verbe chez les bambaras, déjà cité Calaine-Griaule (Geneviève), Ethnologie et langage, Paris, 1965.

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281

Que les gens de la parole chantent donc aujourd’hui le martyrs du

parti ou le désarmement n’a donc rien d’étonnant ; (…) en effet, les

griots sont quotidiennement aux prises avec les conflits sociaux et

politiques, à cause du rôle de médiateur qu’ils sont appelés à

assumer dans la société253

On aperçoit aisément que ces caractères de la littérature orale et traditionnelle

sont ceux qu’on retrouvera plus tard sous la plume de Senghor et qui

constitueront les ‘’règles’’ du champ littéraire africain allant de la période post-

coloniale à celle d’aujourd’hui : d’où la lutte entre Senghor/Césaire et

Pacéré/Zadi, pour récupérer la figure du griot, du chasseur et de l’initié.

Cependant, même si on ne peut nier la pertinence de certains de ces traits, leur

décodage et leur interprétation s’avèrent inexacts.

En effet, de notre point de vue, dire, comme Sory Camara que la forme « des

chansons » et l’intention de la conscience artistique des griots demeurent

identiques à elles-mêmes, c’est-à-dire inchangées, donc fixées et statiques,

transcendant ainsi le temps et l’état du champ pose problème. On pourrait dans

ce cas se demander ce qui fonde l’existence de l’artiste en tant que sujet

« individuellement doué » non ‘’naturellement’’ mais ‘’artistiquement’’, c’est-à-

dire culturellement et socialement dans la société traditionnelle.

Le « meilleur griot » n’est-il pas avant tout celui qui sait produire artistiquement

selon la « demande artistique, « les plus belles paroles » ?

En conséquence, le ‘’meilleur écrivain’’ dans le champ littéraire actuel ne

saurait être « le plus engagé » mais celui qui possède le plus de ressources

artistiques, en conformité avec les règles et exigences du champ.

Cette interprétation de Sory Camara portant ainsi ces propres contradictions, il

nous semble que comme l’art du griot, du chasseur et de l’initié, la création

littéraire de Senghor/Césaire, à Pacéré/Zadi ait avant tout la littérature comme

fin ultime. Bien sûr, cette littérature n’est pas autotelique au sens des

formalistes russes. Elle est littérature, c’est-à-dire champ autonome, système et

institution au sens ou l’entendait Max Weber au sujet du champ religieux et plus

tard Pierre Bourdieu à propos du champ littéraire français.

253 Camara (Sory), Op.cit., p. 347.

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282

C’est sans doute cette approche inachevée de la littérature africaine qui motive

la conception longtemps ancrée et partagée par plusieurs critiques africains*254

et dont le principe est de poser cette littérature comme incompatible avec la

notion de « l’art pour l’art ».

Au terme de travaux actuels en préparation, notre objectif sera de redéfinir

cette notion « d’art pour l’art » en l’arrachant à l’idéologie utilitariste ou anti-

utilitariste qui l’a dominée pour la restituer à la notion de champ littéraire.

Il apparaîtra alors que contrairement à ce qu’il se dit, l’art littéraire africain a

bien adopté depuis au moins Yambo Ouloguem255 ce principe ; lequel demeure

d’ailleurs un des éléments de son apparition, de son fonctionnement et de son

dynamisme selon l’exemple que Flaubert et Baudelaire ont par ailleurs

constitué dans la littérature française du XIXe siècle256.

.Dans ce cas-ci, les figures savantes de cette littérature, c’est-à-dire le griot, le

chasseur et l’initié ne sont que des acteurs par substitution. D’ailleurs comme le

reconnaît Senghor257, ces acteurs littéraires d’hier, appartenant au champ oral

et traditionnel ont été si « déchus » que certains se seraient mis dès les

premières heures des indépendances au service des partis politiques à l’instar

de Madara M’baye arrachant les larmes aux foules au cours des meetings

populaires du bloc démocratique sénégalais

.

III– LES INSTRUMENTS DE MUSIQUE TRADITIONNELS

Nous sommes ici dans un cadre où l’acte du dire semble se substituer à l’acte

d’écrire, c’est-à-dire où le produit littéraire est désigné métaphoriquement ou

réellement selon les cas comme « parole » et non fondamentalement comme

« écriture ». C’est dans ce sens qu’interviennent « les instruments de musique

254 Comme Sory Camara, plusieurs critiques africanistes commettent cette erreur d’approche parce qu’ils conçoivent cette notion ‘’d’art pour l’art’’ à partir d’un point de vue marxiste, c’est-à-dire anti-bourgeois. 255 Nous montrerons aussi que Yambo Ouloguem est bien « le précurseur d’une petite histoire de l’art pour l’art » dans la littérature africaine devenue un champ. 256 Bourdieu (Pierre), Les règles de l’art, Ibid. 257 Senghor, Liberté I, p.369

Page 284: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

283

traditionnels » prenant en compte le « comment » du dire et/ou de l’écriture. Il

s’agit en réalité d’un problème de transmission ou de canal de transmission

pour lequel sont évoqués dans le texte poétique certains instruments

traditionnels de communication à fortes charges culturelles et symboliques.

Dès lors, se posent au centre des enjeux et des luttes pour la pratique littéraire

en Afrique francophone des objets comme la Cora, le balafon, le tam-tam

(tambour), l’art musical, etc. Certains de ces objets ont été définis au cours des

pages précédentes comme faisant partie des traditions littéraires africaines au

sens de patrimoines propres à des sociétés dites de tradition orale258.

Par ailleurs, ils permettent de traduire le rapport évident existant entre poésie et

musique mais surtout entre création littéraire et société dans la mesure où ces

objets ressortissent à des activités sociales bien déterminées.

Cette analyse se fera donc selon deux perspectives.

Selon une première où les instruments de musique associés aux textes

suggèrent une situation scénique tenue par trois actants : le poète-

instrumentiste, l’instrument remplissant une fonction phatique et venant à

contrepoint au poème, c’est-à-dire l’accomplissant et un ‘’auditoire’’.

Il y a ensuite une seconde perspective où le poète-instrumentiste tient un

discours sur les instruments évoqués ou mimés en leur attribuant des valeurs

spécifiques selon le contexte social ou la pratique culturelle qui

traditionnellement investit ces instruments et leur confère leur mystique

symbolico-culturelle. Ici donc, le poète n’hésite pas abusivement à s’ériger en

spécialiste attitré d’un art élitiste ou même d’une pratique ésotérique. On

comprendra aisément à partir de ces deux cadres que la ‘’présence’’ de la

Cora, du balafon, du tam-tam et de tous les autres instruments musicaux chez

Senghor et Césaire, ainsi que l’évocation du tam-tam du griot (en tant que

‘’producteur de texte’’, c’est-à-dire de « texte tambouriné ») ou de l’arc (musical)

du chasseur par Pacéré et Zadi sont à mettre au compte des luttes pour la

‘’meilleure’’ littérature.

258 Voir à ce sujet, Loucou et la classification des « textes tambourinés » qu’il opère chez les baulés (ou baoulés) de Côte d’Ivoire. Il s’agit notamment de :

- atumgblan : grand tambour ; glo klen : petit tambour - Klen kpli : grand tambour ; klensin : petit tambour

Loucou (J.N.), La tradition orale africaine, déjà cité, p. 27.

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284

Autrement dit, ces objets, s’ils relèvent de la tradition orale sont plus des lieux

de positionnement dans le champ littéraire africain que tout autre chose.

A- CORA ET BALAFONG SENGHORIENS / TAM-TAM

CESAIRIEN

De toutes les réflexions menées au sujet des civilisations africaines, les plus

frappantes semblent être celles qui se sont constituées autour de l’idée d’une

« esthétique négro-africaine » en s’attachant à en dégager les éléments

constitutifs ou les traits particularisant. Cela a entraîné des postulats selon

lesquels l’art en général et la littérature en particulier serait une donnée totale et

totalisante259 pour l’Afrique. En d’autres termes, pour les africaIns la littérature

engagerait tous les aspects de la vie : la production (travaux champêtres,

artisanat, forge, …), la culture (sculpture, peinture, musique, chant, danse) et le

système socio-plolitique (l’art est fonctionnel, social et engagé). Aussi, de tous

les caractères généraux de l’art littéraire dégagé par Senghor260 au deuxième

congrès des écrivains et des artistes noirs de Rome en 1959, ceux qui

apparaissent comme indiscutables portent-ils sur la correspondance des arts,

notamment sur le rapport unique ou unitaire perceptible entre la littérature (la

poésie précisément), le chant et la danse. D’ailleurs, dans le contexte de la

tradition littéraire africaine, il semble que le mot ‘’poésie’’ est presque inexistant.

C’est plutôt par le chant qu’on désigne le poète, c’est-à-dire le chanteur chez

les Bétés de l’Ouest de la Côte d’Ivoire. La poésie et la musique (chant, danse)

traduisent ainsi la même réalité : les wolof du Sénégal disent « woi » tout

comme les serer désignent la poésie par « kim » et les peulh du Mali la

traduisent par « Yimre » pour dire approximativement « belle parole agréable

au cœur et à l’oreille »261. On peut même retrouver la même traduction chez les

259 Voir Foté (Harris Memel), « l’idée d’une esthétique négro-africaine » in Révue d’esthétique et de littérature négro-africaine n°1 voir également Présence Africaine, numéro spécial du 24-25 février 1959. 260 - Voir Senghor (L.S.), « l’esthétique négro-africaine » in Diogène, 1956. - Liberté I negritude et humanisme, p. 206 – p. 211-212. 261 - Voir Kotchy (Barthélemy), Poésie et musique chez Césaire, inédit, juin 1993.

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285

grecs avec «poiesis » ou « odê », ou chez les latins disant « canctus ». Le

rapport poésie et musique est donc manifeste et indubitable.

Camara Laye l’a aussi si bien montré à travers la sociologie spontanée qu’il a

offerte de la société traditionnelle guinéenne dans L’enfant noir. En effet, dans

cette œuvre, le père du narrateur accomplit son métier de forgeron dans un

cadre rituel essentiellement poétique : un poème sous forme de prière est ainsi

récité en prélude au travail de l’or au cours duquel un griot chante les louanges

qu’exige la circonstance. De même à la fin de l’opération, le forgeron doit

procéder à une danse appropriée.

En outre, au cours de travaux champêtres, notamment à l’occasion de

certaines récoltes comme la cueillette du riz, le poème, c’est-à-dire le chant

accompagne les travailleurs à pied d’œuvre, tout comme le poème impliquant

le chant et la danse reste indissociable des différentes cérémonies d’initiation

décrites comme la circoncision. On retrouve ce rapport entre l’art sous toutes

ses formes et la vie sociale exprimée dans les créations poétiques de Senghor

et Césaire notamment à travers le fait musical et les instruments qu’il investit.

On peut même dire sans exagération que le lien poésie et musique (chant,

danse) impliquant de toute évidence les instruments de musique constitue un

des fondements esthétiques distinctifs de la poésie africaine, voire sa poéticité

et même son ‘’africanité’’ du fait qu’il fait école chez des générations de

créateurs comme nous le verrons.

On peut ainsi relever les instruments de musique que les pionniers indiquent au

fronton de certains de leurs textes comme pour signifier leur caractère musical,

c’est-à-dire oral ou traditionnel.

Chez Senghor, on a par exemple les inscriptions262 :

« guimm pour trois Kôras et un balafon »

« guimm pour une Kôra »

« pour un tama »

« pour grandes orgues » - Voir aussi Tadjo (Véronique), « c’est le rite du recommencement » in Présence Senghor, 90 écrits en hommage aux 90 ans du poète-président, profils, éd. Unesco, 1997, p. 222. 262 Ces inscriptions apparaissent au moins en cinquante cinq (55) occurrences dans Œuvres poétiques, déjà cité. Lettre d’hivernage est le seul recueil qui n’en comporte aucune.

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286

« pour trois tabalas ou tam-tams de guerre »

« pour un orchestre de jazz : solo de trompette »

« pour Kôras et balafon »

« pour un tam-tam funèbre »

« pour Khalam »

« pour flûtes et balafon »

« pour flûte d’orgue »

« pour rîti »

« pour clarinettes et balafon »

« pour deux trompes et un gorong »

« pour trois tam-tams : gorong, talmbatt et mbalakh »

« le gorong se tait pendant que parle le coryphée »

Ou encore l’inscription « cantique des cantiques » comme pour rapprocher ces

poèmes-chants aux psaumes bibliques263.

Chez Césaire, il n’y a pas ces inscriptions en tête des poèmes, toutefois, il ne

procède pas moins à l’évocation des instruments énumérés ci-haut.

Ses textes sont désignés communément comme étant dominés par « la

présence » du tam-tam.

Delas écrit :

Il est compréhensible que Césaire, poète rimbaldien et péguyen,

adepte de l’orage verbal purificateur et de la litanie obsédante mais

aussi poète africain de cœur est donc poète de la danse et de la

transe ait prospecté toutes sortes de formes de répétition, souvent

appuyées sur le tam-tam ou des substituts264

N’Gal renchérit :

263 En plus de l’influence des psaumes bibliques qu’appris Senghor au cours de son séjour religieux (au séminaire), certains avancent l’hypothèse des psalmodies des versets corainiques qu’executent les musulmans sénégalais. D‘autres pensent simplement à l’influence de Claudel, d’autres encore aux chants-récits des griots bambaras ou sérères. (Voir Kotchy, La correspondance des arts dans la poésie de Senghor, déjà cité, p. 53). 264 Delas (Daniel), Aimé Césaire, Paris, Hachette, 1991.

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287

De nombreux poèmes semblent en effet scandés sur le rythme du

tam-tam ou sur des airs polymétriques de jazz, empruntant une

composition contrapuntique. L’auteur témoigne même d’une certaine

obsession du tam-tam ; certains poèmes portent le titre de « tam-

tam » ; d’autres sont construits sur la répétition formelle du même

mot ou de son équivalent brésilien, batouque (…)265

Effectivement, certains poèmes de Césaire semblent mieux illustrer sa

tendance ou son inclination pour « le tam-tam poétique ». Il y a par exemple les

titres ‘’Tam-tam I’’, ‘’Tam-tam II’’, ‘’des armes miraculeuses’’, ‘’batouque’’ … qui

traduisent bien le rapport poésie et musique, c’est-à-dire poésie, chant et danse

rendu possible par l’évocation de cet instrument à percussion.

Mais les analyses menées sur le rapport poésie et musique dans la plupart des

œuvres africaines semblent s’être arrêtées particulièrement à la seule question

du rythme dans un sens où le rythme selon le point de vue de Molino266 devait

être une donnée idéologique.

C’est ainsi que Kotchy et N’Gal restituent le sens de la musicalité dans les

textes de Damas et de Césaire dans une perspective de recherche identitaire,

mais surtout à partir d’un point de vue de révolte contre les idéologies

dominantes.

Kotchy écrit :

Il peut paraître a priori surprenant de chercher à déceler une certaine

forme idéologique dans ce phénomène ‘’purement’’ esthétique (…) A

cette période où les pionniers de la négritude s’étaient mis à la quête

de leur identité, n’est-il pas normal pour le critique africain de

rechercher dans les diverses manifestations culturelles celles-ci, ce

d’autant plus que dans la société africaine, tout signe est

signification (…)267

265 N’Gal (Georges), Aimé Césaire, un homme à la recherche d’une patrie, déjà cité, p. 152. 266 Molino écrit dans un article intitulé « Fait musical et sémiologique de la musique » : « la musique n’est pas plus pure dans les sociétés de tradition orale que dans la Grèce antique (…) elle est le reflet de la structure réelle du monde ». (Molino), repris par Kotchy (Barthélemy), Livre L.G. Damas, déjà cité, p. 107. 267 Kotchy, Op.cit., Ibid. p.107-108.

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288

Quant à N’Gal, il écrit :

Le jazz est l’une des expressions naturelles de la vie du nègre en

Amérique. Le tam-tam de la révolte contre la lassitude qu’on éprouve

dans un monde blanc, un monde de métros, et de travail, de travail

et encore de travail. Le tam-tam de la joie et du rire et de la douleur

qu’on escamote dans un sourire268

Nous convenons que le tam-tam et le jazz, c’est-à-dire la musique et les

instruments traditionnels qu’elle implique peuvent être au fondement (parmi

d’autres) de catégories d’une esthétique africaine.

Néanmoins, ces instruments ayant par dessus tout leurs équivalents ailleurs

qu’en Afrique (le tam-tam étant le double du tambour ou vis et versa, le balafon

renvoyant au xylophone, et le kahlam désignant dans la culture ‘’moderne’’ une

guitare tétracorde), peut-être faudrait-il, en lieu et place de la seule obsession

du rythme et des idéologies souvent substantialistes qu’il induit, réfléchir à la

musicalité des textes dans le champ africain en tenant compte du discours tenu

par les écrivains sur les instruments musicaux évoqués, non pas pour s’en

servir en vue de valider des thèses selon le reproche que nous formulions il y a

peu à M. Urbain Amoa, mais en tant que part indissociable du texte littéraire,

lui-même prenant en compte le processus de production jusqu’à ceux du

positionnement et de la réception.

A partir de ce point de vue, il est possible de constater d’emblée que la

‘’situation poétique’’ suggerée par les écrits de Senghor et Césaire semble

dominée par la symphonie et la percussion.

Dans le cas de Senghor, il a su imposer aux lecteurs et aux critiques de ses

œuvres l’idée d’une polyphonie naturelle des langues africaines, c’est-à-dire

des langues qui mêlent à la fois poésie, chant, musique et danse comme nous

l’avons déjà souligné, mais surtout des langues aux grandes qualités

musicales. Il écrit dans sa postface à Ethiopiques : 268 J. Wagner cité par N’Gal (Georges) in Aimé Césaire, un homme à la recherche d’une patrie, déjà cité, p. 154.

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289

En Afrique Centrale (…) les langues sont elles-mêmes enceintes de

musique (…) je m’enchantais aux jeux de cette langue labile (…)

langue qui chante sur trois tons (…)269

Et ces langues dites à « tons » ne semblent d’ailleurs pas si différentes à cet

égard des langues française et anglaise qui selon lui se prêtent à tous les

timbres assimilables donc « aux grandes orgues »270, étant en même temps

« flûte, hautbois, trompette, tam-tam et même canon »271.

Par voie de conséquence, les langues africaines dans lesquelles se disent les

poèmes traditionnels, source revendiquée du poète africain ‘’écrivant en

français’’ apparaîssent logiquement comme empreintes de la voix du tam-tam

(tam-tam de Gandoum, tam-tam de Gambie, …), du son de la Cora (ou kôra)

ou de la musique du khalam proférés tour à tour par « les poétesses du

sanctuaire » et « les griots du roi » au cours d’occasions spécifiques comme les

veillées et les fêtes.

En outre, ces instruments sont associés à certains acteurs du champ littéraire

oral et traditionnel auxquels le poète n’hésite pas à s’identifier :

Je dis bien : je suis le dyâli272

Le « dyâli », figure identique au poète-musicien, c’est-à-dire le griot

omniprésent dont la virtuosité littéraire est définie comme « inégalée » est

associé à plusieurs autres ‘’experts’’ de l’art oral et traditionnel : il y a par

exemple « Marône N’diaye, la poétesse du village , Siga Diouf, Barbara

M’baye, Koumba N ‘diaye»273, auxquels on peut ajouter les artistes innomés

comme par exemple « les berceuses peulh », « le conteur » (dodeliant de la

tête), « les danseurs » (dont les pieds s’alourdissent) évoqués dans « Nuit de

Sine »274.

269 Voir Senghor (L.S.), postface à Ethiopiques, p.167. Voir aussi Ethiopiques, p.141. à propos de la musicalité des langues française et anglaise, voir Liberté I et III, p. 239 et 450. 270 Postface à Ethiopique, Ibid. 271 Postface à Ethiopique, Idem, Ibid. 272 Senghor (L.S.), Chants d’ombre, p. 111. 273 Senghor (L.S.), Postface à Ethiopique, Ibid. 274 Senghor (L.S.), Chants d’ombre, p. 14.

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290

Le discours sur les instruments de musique traditionnels est également

pertinent chez Césaire. Bien sûr, le rapport de Césaire à l’Afrique traditionnelle

est différent de ce qui s’observe chez Senghor : On peut dire en effet que

contrairement à ce dernier, le rapport de Césaire à l’Afrique est « médiat et non

immédiat »275. On ne retrouvera donc pas chez lui une quelconque trace

nostalgique276 : aucune figure de poète-musicien ancestral constitué en

modèle, aucun griot ayant marqué son ‘’royaume d’enfance’’, aucune festivité

ou manifestation culturelle ayant bercé son adolescence qu’il pourrait ériger en

source inspiratrice de son art. Cependant, il ne tient pas moins dans la pratique

de sa poésie, un discours significatif sur les instruments de musique

traditionnels.

On peut ainsi constater que le « tam-tam césairien » peut-être équivalent au

« balafon » et à la « Cora » senghoriens, en ce qu’ils traduisent pratiquement

des préoccupations non différentes touchant précisément à la constitution d’une

‘’authenticité’’ et/ou d’une ‘’origine’’ à la fois ontologique, mythique et artistique

ou littéraire.

Aussi, « battre le bon tam-tam » selon Césaire, c’est suggérer un cadre

poétique dominé par une certaine vision du nègre, de son art, de son histoire et

de sa culture.

Le tam-tam césairien laisse donc apparaître à notre avis les caractéristiques

d’une pratique singulière.

Il y a d’abord le tam-tam qui semble être accompagné le plus souvent d’objets

de culte comme « le masque » et « les statuettes », susceptibles à leur tour de

susciter « la danse et la transe ».

275 En effet, Césaire découvre l’Afrique par voie interposée (amitiés intellectuelle et littéraire, lectures personnelles et voyages). Il dit par exemple à propos de son amitié avec Senghor : « Nous nous sommes beaucoup vus à cette époque là … très profonde influence parce que c’était le premier africain que j’avais pu fréquenter. On ne se lassait pas, on bavardait, on discutait âprement. On lisait les mêmes livres » (Voir N’Gal, Op.cit., p. 42). Dans un autre cadre, il affirme : « Des africains m’ont fait une remarque dont je suis heureux : mes vers comptent, paraît-il parmi les rares à pouvoir être battus facilement sur un tam-tam ». Jacqueline Sieger, repris pas N’Gal, Op.cit., p. 152. 276 Le rapport que Zadi établit entre Césaire et Madou Dibéro, ainsi que celui que N’Gal trouve entre lui et la pensée dogon sont d’ordre théorique. Zadi (B), Césaire entre deux cultures, déjà cité (N’Gal, Opcit.)

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291

L’espace propice à cette pratique est décrit à travers une métaphore de deux

ordres : un premier ordre où la métaphore est végétale et traduit un micro-

espace « baobab, caïlcédrat, palmier, forêt » propre à l’Afrique.

Eia pour le caïlcédrat royal

Eia pour ceux qui n’ont jamais rien inventé

pour ceux qui n’ont jamais rien exploré

pour ceux qui n’ont jamais rien dompté

mais ils s’abandonnent, saisis, à l’essence

de toute chose (…)

tiède matin de vertus ancestrales277

Ensuite un second ordre où la métaphore rend compte d’un macro-espace

nommé soit Bénin, soit Congo, tantôt Brésil ou encore Haïti.

Le tam-tam de Césaire semble par ailleurs inséparable du « grand cri nègre »,

cri de la révolte, vociférations empreintes de colères, cri rythmé, cri ou chants

accompagnant la danse ’’rituelle’’.

En considérant tous ces éléments, il est possible de reconstituer un cadre

poétique que l’on peut mettre en rapport avec des espaces réels historiquement

marqués (Bénin, Congo, Brésil, Haïti) ayant le fait de l’esclavage en commun,

lui-même étant en lien étroit avec des phénomènes historico-identitaires

comme le marronage et le vaudou dont la pratique appelle nécessairement

l’exercice incontournable du tam-tam.

En effet, les témoignages historiques proposés par certains historiens et

ethnologues278 font du vaudou un fait religieux pratiqué par les esclaves

africains déportés sur l’île de Saint Domingue, dans les Caraïbes, à partir de la

fin du 15ème siècle.

Initialement ‘’vodun’’, ce terme désigne les entités, génies, esprits, ancêtres,

etc, auxquels certains africains de la côte guinéenne ou du Golfe du Bénin

277 Césaire (Aimé), Le cahier, p. 71-72. 278 Voir Métraux (Alfred), Le vaudou haïtien, préface de Michel Leiris, Paris, Gallimard, 1958 Voir aussi Hurbon (Laennec), Culture et dictature en Haïti, l’imaginaire sous contrôle, Paris, L’Harmattan, 1979. On peut aussi voir malgré son style ethnographique et sa vision amplifiée de ce phénomène Seabrook (William), L’île magique en Haïti, terre du vaudou, 1929, réédité chez Phebus, 1997.

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292

(Wolof, Foulbé, Bambara, Quiamba, Arada, Fon, Mahi, Nago, Yoruba,

Mayombé, etc) ainsi que des Congolais et des Angolais, s’en remettaient par le

biais de pratiques rituelles pour agir sur la réalité mondaine.

Le vaudou toujours lié à l’univers de la plantation était en réalité pratiqué sous

différentes formes : soit en cachette, dans les cases des esclaves ou d’une

façon plus organisée dans les communautés maronnes.

L’interdépendance de ce culte avec le phénomène du marronage apparaît

comme indiscutable avec l’insurrection des esclaves de Saint Domingue au

cours de l’année 1791. Moreau de Saint Méry écrit :

Cette insurrection aurait débuté par la célèbre cérémonie du Bois

Caïman au cours de laquelle il y aurait eu le sacrifice d’un cochon,

suivi d’un serment prononcé par tous les esclaves : ‘’vivre libre ou

mourir’’. Les avis des historiens et des anthropologues sont partagés

sur la nature et le degré de la participation du vaudou dans ce qui

devait conduire à l’avènement de la première république noire au

monde en 1804. Les thèses relatives à cette problématique se

situent entre deux pôles : le culte vaudou a joué le rôle d’une religion

de libération, ce rôle n’est que le fruit d’une construction idéologique

a posteriori. Mais il n’en demeure pas moins que le mythe du Bois-

Caïman a joué et joue un rôle structurant dans la construction de la

conscience historique du peuple haïtien279

Visiblement Césaire, en conjuguant poésie, tam-tam, vaudou et révolution,

semble adhérer volontairement à cette posture idéologique qui n’est en fin de

compte qu’une riposte ethnologique et/ou anthropologique empruntée à

Frobenius et à Dieterlen contre les points de vues imbibés de stéréotypes*280

chrétiens ou occidentaux, esclavagistes et coloniales (vaudou = cannibalisme =

sorcellerie = poison) développés par les voyageurs, les missionnaires et les

colons.

279 Saint Méry (Moreau de), ‘’Description topographique, physique, civile, politique et historique de la partie française de l’île de Saint Domingue, Philadelphia, 1797. 280 Le vaudou était ainsi vu comme un lieu de « morts mystérieuses, de rites secrets ou de saturnales célébrées par des nègres ivres de sang » voir Métraux (Alfred), le vaudou haïtien, p.11.

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293

Ce faisant, il attribue un caractère particulier à son « tam-tam » érigé en objet

sacré281, voire en une divinité parce qu’habité par les « loas », génies tutélaires

des ‘’vaudouïsants’’. Son acte poétique conçu dans un tel cadre peut alors être

représenté comme « une danse / un chant (sacrés) dans la forêt »282.

Depestre

vaillant cavalier du tam-tam

est-il vrai que tu doutes de la forêt natale

de nos voix rauques de nos cœurs qui nous remontent

amers

de nos yeux de rhum rouges de nos nuits incendiées

se peut-il

que les pluies de l’exil

aient détendu la peau de tambour de ta voix

marronnerons-nous Depestre, marronnerons-nous ?

le sang est une chose qui vient et revient et le nôtre je suppose nous

revient après s’être attardé

à quelque macumba (…)

le sang est un vaudoun puissant283

Comme on peut le constater, les instruments, les acteurs évoqués ou réels qui

les exercent ainsi que les activités qu’ils impliquent ressortissent à des

contextes ou des cadres socioculturels bien déterminés : ils induisent

précisément le statut et la fonction de l’instrument mais également le caractère

spécifique de la pratique culturelle ou artistique qui les investit et qui peut être

considéré à la fois comme référent.

Ainsi, d’une manière générale, il arrive que l’instrument et l’instrumentiste soient

perçus comme des entités de facture spécifique : savante, élitiste, sacrée ou

relevant du secret. Gilbert Rouget écrit par exemple à propos du balafon et/ou

du xylophone :

281 Voir le rôle du tambour dans le culte caudou avec Métraux (Alfred), Op.cit., p .163. 282 En référence à un récit initiatique de Wole Soyinka, déjà cité. 283 Césaire (Aimé), Noria in Œuvres complètes, Désormeaux, 1976.

Page 295: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

294

Autant certains xylophones – et les balafons des Malinkés en sont le

meilleur exemple – se présentent comme des instruments de

factures savantes, correspondant à une technologie des instruments

de musique très perfectionnée, autant, certains autres se présentent

comme des instruments de facture très frustre, correspondant à une

technologie tout à fait primitive. Tel est le cas d’un xylophone qu’on

ne trouve que dans le sud du Bénin (ex-Dahomey) et qui présente la

particularité d’être le plus grand instrument de ce type qui existe au

monde (…) Il s’agit d’un instrument de musique sacrée dont l’usage

est rigoureusement résumé au culte des vaudoun et qui ne sort

qu’en certaines circonstances.

A l’inverse, les balafons des Malinkés sont des instruments d’usage

le plus souvent profane, bien qu’une certaine symbolique très

élaborée y soit associée (…)284

On peut donc conclure, à partir des discours tenus sur les instruments de

musique traditionnels dans le cadre de la création littéraire, qu’il y a une

tentative (de la part des auteurs concernés) de transférer la mystique élaborée

autour de ces instruments, ainsi qu’autour des ‘’spécialistes’’ qui la pratiquent, à

la littérature écrite moderne, pourtant produite dans un cadre sociologique tout

différent.

Makhily Gassama a sans doute raison de parler à propos de ces mots, de ces

personnages et de ces images de « mots-accoucheurs de mythe »*285 à cause

des charges symboliques spécifiques qui leur sont associées.

Mais ces mythes plus que collectifs apparaissent pour nous comme individuels

en ce qu’ils participent de la création littéraire, telle qu’elle part du travail de

production de l’écrivain à son positionnement jusqu’à sa réception c’est-à-dire,

en définitive, son ‘’acceptation’’ ou de sa reconnaissance dans le champ

littéraire.

284 Rouget (Gilbert), « Regards sur la musique africaine. Cet instrument étonnant : le balafon » in Balafon, pour une meilleure connaissance de l’Afrique noire, Air Afrique, Puteaux, 1978. 285 Gassama (Makhily), Kuma, p. 55.

Page 296: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

295

B- ‘’BENDRE’’ OU TAMBOUR DU GRIOT CHEZ PACERE /

‘’DODO’’ OU L’ARC (MUSICAL) CHEZ ZADI

‘’L’usage’’ des instruments de musique traditionnels chez les prétendants

répond pratiquement aux mêmes modalités observées chez les pionniers.

Dans ce cas-ci, c’est par exemple les titres des ouvrages eux-mêmes qui

traduisent la ‘’présence’’ fort prépondérante du fait musical à travers des

instruments de musique ou leurs praticiens traditionnels évoqués. Chez Pacéré

on a ainsi les titres comme La poésie des griots, Saglego ou le poème du tam-

tam, Refrains sous le Sahel, ou encore des œuvres théoriques comme Le

langage des tam-tams et des masques en Afrique, ‘’Bendr Ngomde’’ (la parole

du tam-tam).

Avec Zadi, il y a, à première vue, le titre profondément imagé de son ouvrage :

Fer de lance.

En effet, « Fer de lance » apparaît à la fois comme une métaphore, une

synecdoque ou une métonymie d’un objet complexe relevant tantôt du musical,

appartenant tantôt au registre martial et cynégétique :Il s’agit de l’arc*286 ,une

arme formée d’une tige flexible dont les extrémités sont reliées par une corde

que l’on tend pour lancer des flèches.

Dans certaines sociétés anciennes dont la technicité relevait du rudimentaire

cet instrument servait de matériel de guerre ou de chasse et constituait de ce

fait l’arme des guerriers ou l’objet privilégié des chasseurs. Il était également

sous d’autres formes un instrument de musique. Jean Dérive et Gérard

Dumestre*287 rapportent dans le cadre d’une étude sur la littérature de chasse

que le « musicien-chasseur » est désigné littéralement par son instrument de

musique.

Au Manding oriental, notamment chez les Dioula de Côte d’Ivoire et du Burkina

Faso, il est désigné par le terme périphrastique « donsonkonifola » pour

signifier « celui qui joue du nkoni des chasseurs »288 ; le « nkoni » (ou koni ou

286 Notons que dans l’épopée de Sungata rapportée par plusieurs écrivains dont Djibril Niane, le légendaire homme s’appelait aussi « le lion à l’arc ». 287 Dérive (Jean) et Dumestre (Gérard), Des hommes et des bêtes, chants de chasseurs mandingues, Paris, Classiques africains, 1999. 288 Dérive (Jean) et Dumestre (Gérard), Op.cit., p. 35.

Page 297: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

296

encore ngoni) suivant la variante dialectale étant l’instrument à cordes avec

lequel l’artiste s’accompagne.

Dans d’autres régions, le chantre des chasseurs est appelé « jurufola », c’est-à-

dire comme l’expression précédente « joueur à cordes », le mot « juru » étant

ici l’équivalent du mot « dôdô » (que zadi emprunte aux Bétés de Côte d’Ivoire)

et renvoyant en définitive à l’arc musical.

On comprend ainsi aisément que dans ce contexte de rapport symétrique entre

l’écrit et l’oral et/ou la tradition, que nous avons traduit dans les pages

précédentes par l’expression ‘’oralisation et traditionnalisation de l’écrit’’ puis

inversement ‘’littérarisation de l’oralité et de la tradition’’, les instruments

« Bendré » (tambour) chez Pacéré et « Dôdô » (arc musical) chez Zadi aient

pour fonction principale de servir à un transfert de performativité et de

performance de la pratique littéraire, c’est-à-dire à ériger les textes poétiques

des auteurs nommés soit en « chants de griot » soit en « chant de

chasseurs »*289, lesquels chants ne semblent trouver leur sens que dans les

présupposés développés autour de l’idée et de la notion d’ « Instrument

parleur ».

Dès lors le discours tenu par ces écrivains sur les instruments traditionnels de

musique dans le cadre de leurs créations littéraires ne peut qu’être situé et

compris dans cette perspective.

Ce discours comporte trois caractéristiques. Il y a d’abord celui qui tend comme

nous l’avons déjà signifié à considérer au sens figuré ou au sens propre l’acte

d’écriture comme un fait de parole, et en conséquence à substituer l’écriture

poétique au « timbre du tam-tam » ou au « son de l’arc musical ». D’où la

profusion d’une forme littéraire possible, d’ordre purement conceptuel contenue

dans les néologismes « bendrologie » et « didiga » sur lesquels nous nous

étendrons largement au chapitre suivant.

Pour l’heure signalons simplement que ces concepts qui oscillent entre science

et art290 sont élaborés à partir d’outils sociologiques, notamment les instruments

289 Dérive (Jean) et Dumestre (Gérard), Op.cit., p. 31. 290 On sait ainsi que les études sociologiques de M. Georges Niangoran-Bouah lui ont permis de proposer dans le cadre d’une réflexion possible sur le discours tambouriné le concept de « drummologie » ou science

Page 298: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

297

de musique tels qu’ils sont nommés et pratiqués dans les sociétés des auteurs

concernés. Pacéré écrit à propos de sa « bendrologie » :

Nous avons préféré le mot ‘’Bendrologie’’ parcequ’ici le langage du

Béndrè (Tam-tam calebasse) est à la base de toutes les expressions

culturelles ; nous avons voulu un mot, un concept (Bendre), tiré des

réalité profondes de l’Afrique et son influence certaine sur la création

de ce genre de monde ; (…) Ainsi : la bendrologie désigne la

science, les études méthodologiques, les méthodes de pensée, de

parler, des figures de rhétorique relatives au tam-tam béndrè et donc

en fait à la culture de ce tam-tam voire à la culture des messages

tambourinés, notamment d’Afrique.

La littérature des mossés est très complexe, mais relève quant à ses

fondements d’une science exacte (…)291

Zadi conçoit également son « Didiga » dépendamment de l’instrument

traditionnel de musique, l’arc musical :

Originellement, le concept de Didiga renvoie à un art de type

particulier que pratiquaient les chasseurs bétés (ethnie de Côte

d’ivoire localisée dans le centre-ouest et le sud-ouest de ce pays). A

la base de cet art, un instrument de musique qui est un instrument

parleur : dôdô, connu en français sous le nom d’arc musical.

(…)

C’est en effet la parole du dôdô qui constitue l’essence du didiga qui

est d’abord et avant tout un art de la parole et non un art de la

scène. Dans le cercle d’arc musical où prospère le Didiga, le dôdô

est roi292

du tambour. Les débats passionnels ayant suivi ont justement servi à définir (postuler ou réfuter) le caractère ‘’scientifique’’ ou ‘’artistique’’ de la pratique du tambour. Voir Niangoran-Bouah (Georges), « la drummologie, qu’est ce que c’est ? » in Révue d’Anthropogie et de sociologie. Kasa bya Kasa 1, Aout –Oct. 1982, pp50-86. ou encore « La drummologie et la vision négro- africaine du sacré », Cahier des Religions Africaines N°spécial, 1986-1987, pp39-42et 281-295. Voir également Loucou (J.N.), « Connaître notre passé » in Fraternité matin du 15 avril 1980. 291 Voir Pacéré (F.J.), Le langage des tam-tams et des masques en Afrique, Paris, L’Harmattan, 1991, p. 12. 292 Zadi Zaourou (Bottey), La guerre des femmes, suivi de la termitière, déjà cité, Postface, pp.124 et 130.

Page 299: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

298

En attendant de réfléchir à cette forme conceptuelle du texte africain, notons au

moins que visiblement, cette première caractéristique du texte assimilé à la

mélodie (timbre ou son) de l’instrument dit parleur instaure comme chez les

pionniers, une situation scénique animée par le poète-instrumentiste,

l’instrument et un ‘’auditoire’’, c’est-à-dire en fin de compte l’idée d’une

totalité293 de l’art littéraire africain.

La deuxième caractéristique du discours de ces écrivains sur les instruments

de musique est celle qui tente de prescrire une structure de ces textes ‘’extra-

ordinaires’’.

C’est ainsi que Pacéré expose dans certains de ses ouvrages théoriques ce

qu’il conçoit comme une structure propre au « texte tambouriné ». Il y aurait en

effet selon lui, un système grammatical propre à ses poèmes, assimilable à la

structure de ‘’la phase du tam-tam’’ :

(…) Ainsi s’exprime le tam-tam, le langage est un jeu de puzzle, un

travail complexe, non à la porte du commun des mortels. La phrase

du tam-tam n’est pas une phrase ordinaire, c’est-à-dire sujet-verbe-

complément (…) la phrase peut dès lors se ramener à une

succession de sujets sans verbes, ou de compléments sans sujets,

ou de verbes sans sujets ou compléments (…) la phrase peut

commencer au futur et se terminer par un temps passé ; le langage

du tam-tam est un défi, aux règles de la grammaire connue,

notamment occidentale (...)294

Des critiques comme Urbain Amoa et Léon Yepri en accédant à cette expertise

proclamée de Pacéré dans la restitution du discours du tam-tam à travers ses

poèmes assimileront les vers pacéréens à la note ou « devise » du tam-tam.

Urbain Amoa écrit donc :

293 En plus de la « Bendrologie », du « Didiga », cette totalité de l’art littéraire africain a été proposée sous forme conceptuelle par un autre poète ivoirien : Niangoran Porquet et son concept de « griotique », c’est-à-dire art ou science qui caractérise et définit la pratique du griot. Cette pratique est à la fois poésie, chant et danse, c’est-à-dire musique. (Voir Koné (A.), « La griotique de Niangoran Porquet » in Notre librairie, n°66, Janvier et Mars 1987. Porquet (D.S.N.), « La griotique, l’expression d’un nationalisme » in Fraternité matin, n°5795 du 07 février 1984.). 294 Pacéré (F.T.), Le langage des tam-tams et des masques, p. 24.

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299

Dans la poésie de Pacéré, il est difficile de repérer la phrase ou la

strophe. Et pourtant il en existe et celles-ci ne sont pas toujours

analogues à celles que l’on rencontre dans une ballade ou un sonnet

par exemple295

Un autre aspect de la grammaire du texte pacéréen serait constitué de phrases

consacrées, juxtaposées autours de sentences, de proverbes, de

circonlocutions ou de devises, à partir d’images et de symboles que l’écrivain a

empruntés à son environnement socio-culturel. Les plus connues de ses

expressions littéraires consacrées sont par exemple :

Si la termitière vit,

qu’elle ajoute

de la terre à la terre

Si la branche veut fleurir

qu’elle n’oublie pas ses racines

La femme a bu du prunier sauvage

là où elle se dirige

est une saison pluvieuse296

La structure du poème africain tenant lieu de note ou de son d’un instrument

traditionnel de musique est aussi proposée par Zadi.

Mais ce problème semble déjà avoir été évoqué dans les chapitres précédents.

Il serait donc superflu de le rappeler.

Disons tout simplement qu’il prend son fondement dans la thèse de la

spécificité du mot africain énoncée depuis les pionniers (Senghor et Césaire)

puis reprise et renforcée au moyen de la science linguistique par Zadi. En

concevant alors que les instruments ici analysés sont « parleurs », Zadi dira

que la parole poétique née de la parole de l’arc musicale est comme tous autre

parole d’instrument « parole médiatisée », dont l’accès comme celle de Pacéré

nécessite une disposition méthodologique d’apprentissage particulière.

295 Urbain (Amoa), Op.cit., p.137. 296 ‘’Zabyouya’’ (Devises) de Pacéré Titinga in Yépri (L.F.), p. 14.

Page 301: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

300

Nous arrivons ainsi par transition à la troisième caractéristique du discours

produit sur les instruments poétiques traditionnels. Elle a trait au sacré et au

secret à travers l’usage de la notion d’initié dont le sens est rendu par le cadre

poétique représenté.

Aussi, de même que chez les pionniers, le tam-tam césairien précisément se

bat dans un contexte empreint de religiosité, de spiritualité ou même de magie,

marqué par certains objets de culte (statuettes, masques), de même le cadre

poétique chez les prétendants peut-il être perçu comme un lieu rituel. On

observe par exemple dans les textes de Pacéré qu’en plus des objets évoqués

comme « le masque, la cendre, le lait, le sang du poulet » utilisés dans les

cultes ancestrolatriques ou animistes, l’instrument de percussion est largement

investi d’un pouvoir mystico-symbolique.

En effet, en scrutant l’organisation du « discours du tam-tam », désigné

comme un aspect fondamental du discours poétique de Pacéré, il apparaît que

ce discours, dans son fonctionnement, est qualifié essentiellement de

« langage inspiré », c’est-à-dire soufflé par des forces supra-naturelles (un peu

comme la muse des poètes romantiques occidentaux) mais dont l’équivalent

semble être ici « les ancêtres » :

J’ai souvent l’impression que mes ancêtres m’ont utilisé pour

produire des textes297

Le poète soutient mordicus un rapport naturel entre sa poésie et le monde du

sacré, du secret :

Le poète ne confectionne pas des phrases ; il utilise des phrases

que lui envoient des Dieux ; des phrases toutes faites que lui

présentent ses ancêtres (…)298

En plus de ce caractère « d’initié », c’est-à-dire de ‘’médiateur’’ entre deux

mondes parallèles revendiqués par le poète-instrumentiste, il y a aussi le

contenu jugé inaccessible à tous du texte produit au moyen de l’instrument :

297 Pacéré repris par Urbain (Amoa), Op.cit., p.133. 298 Pacéré (F.T.), Op.cit., p.24.

Page 302: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

301

Le langage du tam-tam est un discours, pour le comprendre, il faut

avoir trois yeux (…)

C’est un langage de langage, un langage d’initiés et un langage

entre maîtres de la parole299

Avec zadi, le poète-instrumentiste est situé lui aussi dans un cadre rituel et il

participe à la célébration poétique définie en rapprochement avec les

catégories du sacré et du secret. Ici, également le caractère mystico-

symbolique de l’arc musical est rendu par le fonctionnement d’un discours

spécifique du poète et/ou de l’instrument dépendant du souffle « des

ancêtres ». Bien sûr, Zadi n’adopte pas une fidélité servile ou contemplative

face aux modèles artistiques anciens, en tant que créateur, il n’hésite pas à

‘’trahir’’ ou à recoder. Pourtant, fondamentalement, la parole de l’arc demeure

pour lui une parole à plusieurs traits, transcendant les limites du raisonnable ou

de l’ordinaire : c’est une parole belle (l’arc ayant un timbre de voix envoûtant),

c’est une parole angoissante (l’arc ayant toujours dans la voix quelque chose

d’inquiétant), enfin, c’est une parole bien sûr poétique mais

consubstanciellement solennelle mystérieuse et mystique réservée à un public

« d’initiés ».

Cette parole est dite « masquée » :

Chez nous, les mots portent des masques, à l’image des divins

esprits qui dansent sous le cône de raphia300

Cette parole restant en définitive celle de l’instrument et du poète-instrumentiste

possède un contenu inaccessible aux ‘’non-initiés’’ :

299 Pacéré repris par Urbain (Amoa), Op.cit., pp.121 et 133. 300 Zadi Zaourou (Bottey), Postface à La guerre des femmes, p.130.

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302

L’arc parle (…) jouant fondamentalement sur les tons de la langue. A

cette parole-là, nous avons attribué l’appellation de « parole

médiatisée », pour y avoir accès, il faut être initié. Il faut avoir profité

au préalable d’un maître301

Voilà ainsi comment les instruments de musique traditionnels (Cora, balafon,

tam-tam, arc musical ou tout autre instrument à cors) peuvent être analysés

comme un trait pertinent du caractère oral et traditionnel de la création littéraire

africaine actuelle. Leur évocation, leur investissement et le discours qui les

accompagne en font une des catégories esthétiques des formes littéraires

africaines depuis les pionniers jusqu’à aujourd’hui : d’abord à cause de cette

‘’affluence littéraire’’ dont ils font l’objet, mais aussi et surtout à cause des

valeurs symboliques qu’ils recèlent et qu’ils sont susceptibles de produire chez

les acteurs en lutte dans le champ littéraire.

301 Zadi Zaourou (Bottey), Op.cit., Ibid.

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303

CHAPITRE III- TROISIEMES FORMES : AUTOUR DES VARIANTES, JEU DE

L’ECRITURE/ ENJEU DU DISCOURS

I’on peut noter à partir des analyses précédentes que toutes les ressources

littéraires observées dans le champ africain sont partagées par les différents

acteurs du champ : en allant des pionniers (Senghor/Césaire) aux prétendants

comme Pacéré et Zadi.

Mais s’agit-il d’un jeu sans enjeu ?

Autrement dit, n’y a t’il pas dans ce champ en tant que lieu de forces en

présence et en lutte, des contestations ? Des inversions ? Des déformations ?

En termes plus précis, quelles sont les oppositions chez ces auteurs qui

puissent constituer la preuve d’une « déroutinisation » contre une

« routinisation » pour parler comme Max Weber ou d’une « débanalisation »

contre une « banalisation » pour employer encore des mots des formalistes

russes ?

Cette structure oppositionnelle permanente constitue à notre avis une des

modalités constitutives de tout champ social.

Voyons donc à présent cette ‘’nouvelle forme’’ qui en opposant sans cesse les

écrivains fait fonctionner le champ dont un des sens institutionnels et

systémiques se trouve à la fois dans le jeu de l’écriture et l’enjeu du discours

qui l’accompagne.

I-JEU DE L’ECRITURE

A- CONTESTATION-INVERSION-DEFORMATION ?

Cet aspect de notre étude peut être considéré comme un bilan des luttes

ayant lieu dans le champ littéraire africain autour des ressources orales et

traditionnelles et engagées par les acteurs de ce champ en vue de produire la

‘’meilleure littérature’’. Il servira donc à relever les différents mouvements au

Page 305: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

304

cours de l’acte de création et par le fait même à dissiper ce qui peut apparaître

comme des situations ambiguës ou paradoxales portant sur le rapport entre ces

écrivains dans le contexte de la création littéraire : y a t’il uniformité dans la

création du fait de la course observée autour des mêmes items ou alors y a t-il

sans cesse des nouvelles formes littéraires selon les auteurs en jeu ?

Répondre à cette interrogation suppose qu’il faut pouvoir dresser une

interprétation des rapports formels (homogénéité ou différence) de nos textes.

A ce sujet, notons tout de suite qu’il n’apparaît à notre avis pas de différence

formelle profonde entre les textes des pionniers (Senghor, Césaire) et des

prétendants (Pacéré, Zadi). Les légères différences notées nous semblent plus

d’ordre typographique que d’ordre esthétique : il s’agit de l’expansion des vers

et du rythme qui diffèrent en degré par endroits.

Rappelons au risque de nous répéter que selon la pyramide que nous avons

érigée à propos de l’expansion syllabique des vers, les pionniers ont les vers à

intervalles syllabiques plus importants que les prétendants. On a ainsi par ordre

décroissant Senghor [1-8 ; 1-13], Césaire [1-6 ; 1-9], Zadi [1-2 ; 1-8] et Pacéré

[1-2 ; 1-4].

Par ailleurs, au niveau du rythme, les pionniers semblent avoir un jeu rythmique

plus considérable que les prétendants.

Nous avons par ordre croissant selon notre diagramme de variation des

intensités rythmiques : Pacéré [0-3], Zadi [1-5], Césaire [3-5] et Senghor [5-11].

Mais ces traits différentiels, parce qu’ils ne sont ni fixes, ni immuables, ne

sauraient être interprétés selon une prétendue appartenance à une quelconque

idéologie militantiste ou à une race biologique ou culturelle spécifique.

Ces différences sont de degré et non de nature, elles ne constituent donc pas à

proprement parler des indices significatifs particuliers.

Il apparaît alors qu’exception faite de ces légères variantes, tous les textes du

champ africain étudiés se partagent équitablement toutes les formes orales et

traditionnelles : des premières formes (l’art du texte poétique, la représentation

du monde avec l’idée du passé, des lieux et des personnages, les instruments

de musique traditionnels accompagnant l’acte du dire poétique) aux secondes

formes ou autres items de la culture orale et traditionnelle (les arts de la parole

et la figure du maître de la parole).

Page 306: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

305

Mais cette similitude tout aussi apparente peut-elle suffire à proclamer une

homogénéité absolue des textes africains et par delà elle une absence de

création chez les écrivains engagés dans ce champ ?

Autrement dit, l’art littéraire africain, transcenderait-il le temps, les acteurs et les

règles du champ selon les époques comme nous le reprochions dans les pages

précédentes aux partisans d’une conception exagérément marxiste de « l’art

pour l’art », adversaires alors d’une littérature africaine définissable en champ

social spécifique et autonome.

Bourdieu dirait de ces critiques et théoriciens qu’ils sont « ignorants de leur

ignorance » parce qu’ils nient sans le savoir le fondement même de toute

littérature dans son sens institutionnel et systémique.

Cela dit, quelles sont les variantes ? C’est-à-dire les contestations, les

inversions ou les déformations ? : En termes différents peut-on déceler une

autre forme des textes africains ?

La grande différence qui apparaît au niveau des textes étudiés semble à notre

avis résider fondamentalement dans le métadiscours, c’est-à-dire le discours

accompagnant le discours du texte. Chez les pionniers comme chez les

prétendants, on note en effet, un ensemble d’arguments traduisant pour eux

une appartenance à l’univers oral et traditionnel ou à tout le moins une pratique

littéraire riche en ressources orale et traditionnelle. D’où l’attachement de ces

différents créateurs à un ensemble de concepts comme « négritude »,

« bendrologie » et « didiga ».

Mais cette forme conceptuelle du texte, ou si l’on veut ces concepts textuels ne

s’opposent pas dans un sens où ils pourraient être antithèses l’un de l’autre,

mais plutôt dans une perspective où ils désignent différemment l’allure ou la

forme esthétique de l’art littéraire en jeu.

Que disent ces concepts ?

En effet, la caractéristique principale d’un concept comme la négritude réside

dans le fait qu’il intègre allègrement plusieurs champs discursifs : il confond

ainsi savamment littérature et politique, littérature et science, littérature et

pratique intellectuelle.

Si l’on situe ces différentes affinités dans leurs contextes, il apparaît que dans

le premier cas, c’est dans le cadre d’une Afrique « libérée de l’esclavage, à

peine sortie de la colonisation et désireuse d’obtenir son indépendance en vue

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306

de s’affirmer dans « le concert des nations politiques du monde »*302. Dans le

second cas, c’est sans doute dans la perspective d’une Afrique ‘’sans écriture’’

donc sans science qui tente par la production littéraire d’exprimer sa ‘’libido

sciendi’’ en vue d’avoir accès à l’espace de la production du savoir qu’on peut

imparfaitement nommer « communauté de la science (savoir) ». Enfin, en

conjuguant littérature et pratique intellectuelle les acteurs de la littérature en

cours à cette époque (les pionniers) situent certainement leur projet dans le

contexte d’une Afrique à peine ‘’scolarisée’’ et donc dénuée d’un « corps de

lettrés », désireuse alors de proposer « une pensée africaine » capable de

jouer un rôle et d’obtenir une place au sein de « la pensée universelle », c’est-

à-dire l’internationale mythologie de la production intellectuelle à l’échelle

mondiale.

Nous avons déjà rappelé à cet effet la connexion entre champ politique et

champ littéraire africain, notamment la littérarisation de la politique française

par des écrivains africains entre 1930 et 1950, puis la politisation de la

littérature africaine entre 1960 et 1970 par les mêmes écrivains occupant de

nouvelles fonctions dans la sphère de la politique africaine. On sait aussi que

Senghor et Césaire ont tiré grand profit de leurs amitiés intellectuelles entre

1928 et 1947 et même au-delà, notamment du fait de leur proximité avec

certaines institutions comme par exemple l’école Normale Supérieure Louis-le-

Grand*303 ; Avec certains cercles idéologiques : le marxisme ou le

socialisme*304 pour Senghor et le communisme pour Césaire ; enfin avec

certains réseaux d’édition et des revues engagées (Présence africaine, le revue

‘’esprit’’).

Ici, nous insisterons particulièrement sur l’interconnexion entre littérature et

sciences humaines en prenant pour seul référent le discours de la négritude,

non saisissable indépendamment des discours de l’ethnologie et / ou de

l’anthropologie, de la philosophie, de l’histoire et de la sociologie.

En effet, c’est en s’inspirant des modèles philosophico-scientifiques du XVIIIe,

du XIXe et même du XXe siècle tels qu’ils furent élaborés à partir de 302 Nous le soulignons 303 Comme Fonkoua l’a bien montré à propos du passage de Senghor en hypokhâgne et en Khâgne à Louis-le-Grand entre 1928 et 1931 (Voir Fonkoua, « L’Afrique en Khâgne … », Op.cit., Ibid.) 304 Même si dans le cadre du décentrement discursif dont il a le seul secret Senghor en viendra à proclamer « le socialisme africain » qui n’a de sens que pour lui-même dans le contexte de ses stratégies discursives ou politiques (Voir à ce sujet Adotévi (Stanislas), Négritude et négrologie, déjà cité, p. 95-114)

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307

l’humanisme des lumières, de l’évolutionnisme de la fin du XVIIIe siècle, du

romantisme du XIXe et dominés par les catégories identitaires de l’être, de

l’essence et de la substance que le concept de négritude va osciller entre

littérature et science ou entre discours littéraire et discours scientifique et/ou

académique.

Aussi, à côté des aspects idéologico-militantistes privilégiant le fait d’accepter

et d’assumer une identité niée ou rejetée305, la négritude est-elle en grande

partie la littérature conjuguée avec un certain psychologisme de la perception,

un génétisme de sens et une philosophie de l’émotion ; C’est-à-dire en

définitive une phénoménologie306 plaçant « l’âme nègre » au centre de ses

préoccupations.

Comme l’a si bien montré N’Gandu Nkashama307, les éléments d’une définition

de l’âme nègre, c’est-à-dire la problématique de la perception des sens, et de

l’émotion du nègre demeure presque invariable dans toutes les étapes

discursives et définitionnelles de la notion de négritude.

Il y a ainsi un premier moment au cours duquel les arguments développés par

le concept ont été essentiellement de l’ordre de l’ethnologie et/ou de

l’anthropologie selon les questions de l’époque soulevées par Frobenius,

Delafosse et tous ceux qu’on appelle « les techniciens des sauvages » inspirés

sans doute par Laude, Delange, Cornet, Fagg, …

Il s’agissait ici, contre la doxa du moment, d’aider à assumer « les valeurs et

civilisations du monde noir » en vue de permettre au nègre de s’actualiser et de

féconder avec les autres dans le cadre d’une « civilisation de l’universel »308.

Avec l’avènement des études présentées par les Griaule (Marcel Griaule avec

Dieu d’eau et Geneviève Calame-Griaule avec La parole chez les Dogons),

cette étape (quoique n’étant pas soumise à une distinction chronologique

objective) se prolongera notamment lorsque ces études en viendront à définir

305 Si l’on procède à un découpage des périodes définitionnelles de la négritude, il apparaît que les toutes premières heures de cette notion permettaient de la définir comme « la simple reconnaissance du fait d’être noir et l’acceptation de ce fait de notre destin de noir, de notre histoire et de notre culture ». Ce concept connaîtra ensuite différents dépassements discursifs et définitionnels pour se conformer selon les moments à la doxa, discursive dominante. Précisons cependant que ces moments ne sont pas soumis à une distinction chronologique. 306 Cette phénoménologie part de Husserl en Allemagne, se poursuit en France avec Merleau-Ponty, Sartre, Michel Henri, Chambon, puis se prolonge de nouveau en Allemagne avec Eugen Fink. 307 Voir Nkhashama (Pius N’Gandu), Négritude et poétique, une lecture de l’œuvre critique de Leopold Sedar Senghor, Paris, L’Harmattan, 1992 308 Colloque sur la négritude (Dakar, avril 1971), Paris, Présence africaine, 1972 (actes du colloque)

Page 309: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

308

en substance le nègre d’abord comme un « homme de la nature », c’est-à-dire

un homme de la perception et des sens :

On l’a dit souvent, le nègre est l’homme de la nature. Il vit

traditionnellement de la terre et avec la terre, dans et par le cosmos.

C’est un être sensuel (…) Il est d’abord sons, odeurs, rythmes,

formes et couleurs 309

Le nègre est ensuite défini comme ancêtre incontesté des « gens de la parole »

ayant reçu comme les sept premiers êtres des Dogons la révélation de la

première parole. Cette métaphysique de la parole, aboutissant sans doute à

une mythologie de l’oralité africaine’’ ou aidant au moins à sa constitution

engendre à son tour une métaphysique de l’être africain. C’est le deuxième

moment de la négritude suscité par la lecture des Temples.

Le révérend Pasteur belge Placide Tempels propose avec sa philosophie

bantoue l’argument de la « force vitale » aux concepteurs de la négritude.

Senghor particulièrement en sera si fasciné qu’il en viendra à « recommander

la lecture de la philosophie bantoue »310. N’Kashama affirme que cet ouvrage

« s’imposera comme le principe même de tout son socialisme africain et même

de son action politique »311. Il apparaît objectivement que de 1947 à 1969, le

nègre sera situé dans un « univers de force » régi par « Dieu, Force des

Forces », dans lequel il vivrait en « participation ».

Ainsi, en reprenant « l’ontologie » mystificateur de Tempels, Senghor et

Césaire aidés par la phénoménologie312 en viennent non seulement à définir

une certaine « essence africaine » mais tentent également de définir cette

essence en rapport avec « la connaissance » dont les paradigmes sont traduits

par « abandon, communion, sens, émotion, … ».

Dans « ce que l’homme noir apporte », Senghor écrit :

la nature même de l’émotion, de la sensibilité nègre, explique

l’attitude de celui-ci devant l’objet perçu avec une telle violence

309 Senghor (L.S.) « esthétique négro-africaine » in Diogène n°16, oct. 1956, pp. 43-61. 310 Voir Senghor dans son rapport à Knokke – septembre 1954. 311 Nkashama, Op.cit., p. 16. 312 Nkashama pense qu’il s’agit d’un autre moment important de la négritude dans son aventure discursive et définitionnelle. Op.cit., pp.13 et 19.

Page 310: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

309

essentielle … c’est un abandon qui devient besoin, attitude active de

communion 313

On peut également rappeler ce vers déjà cité de Césaire :

Eia pour le caïlcédrat royal

eia pour ceux qui n’ont jamais rien inventé

pour ceux qui n’ont jamais rien exploré

pour ceux qui n’ont jamais rien dompté

mais ils s’abandonnent, saisis à l’essence de toute chose

ignorants des surfaces mais saisis par le mouvement de toute chose

insoucieux de dompter mais jouant le jeu du monde

véritablement les fils ainés du monde

poreux à tous les souffles du monde

aire fraternelles de tous les souffles du monde

(…)

étincelle du feu sacré du monde

chair de la chair du monde palpitant du mouvement même

du monde

tiède petit matin des vertus ancestrales 314

Enfin, un troisième moment où la négritude s’affiche comme référence unique

voire incontournable de tout discours et/ou de toute pensée africaine. En

conséquence elle proclame la poésie (c’est-à-dire la transcendance en tant que

caractéristique ‘’naturelle’’ attribuée au nègre) comme la pratique ou ‘’la

science’’ majeure par laquelle les autres sciences ou les autres praticiens de

toute autre science (savoir) acquièrent leur légitimité.

La stratégie ici consiste pour les concepteurs de la négritude, c’est-à-dire les

pionniers à s’appuyer sur les discours des savants prestigieux constituant leur

‘’cercle’’ et dont les sciences sont pour eux des références indispensables.

313 Senghor (L.S.), Liberté I, Ibid. 314 Césaire (A.), Cahier, déjà cité.

Page 311: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

310

C’est ainsi que en prenant le cas de Senghor315, on remarque qu’il prend très

souvent position en récupérant les travaux de chercheurs attestés ou

incontestés dans l’espace du savoir occidental (on peut citer par exemple Louis

Leakey, Pierre Teilhard de Chardin, Yves Coppens, Clark Howells …) pour les

dévoyer ou amplifier selon ses propres visées. On sait à juste titre que pour la

plupart ces savants ont fait de « la préhistoire de l’Afrique »*316 une des

conditions de la connaissance des sciences humaines mais aussi de l’Afrique

et de ‘’sa science’’ un des moyens de l’efficacité de la science et de la

recherche européennes. La thèse de départ ayant trait bien entendu à

l’argument de « l’antériorité de la civilisation africaine »317.

Ce point de vue suffira à justifier non seulement la proclamation d’une

« science africaine » dominée par la poésie et reconnue par les sciences

dominantes européennes, mais également l’antériorité du point de vue

chronologique de ‘’la pensée africaine’’ en rapport aux autres pensées du

monde, et donc l’existence d’un savoir africain à côté des autres savoirs.

On comprendra par ailleurs que Senghor s’oppose à Cheik Anta Diop et récuse

la science historique que ce dernier élabore à propos de l’Afrique, non

seulement parce que cette science selon Senghor manquerait de poésie, mais

également parce que Anta Diop et plusieurs autres égyptologues situent

l’Egypte avant l’Afrique noire du point de vue de la chronologie des

civilisations …

Comme on le constate, le concept de négritude se situe au confluent de

plusieurs réseaux, de plusieurs systèmes et courants de pensée, de plusieurs

‘’polices discursives’’.

A l’intérieur des sciences humaines, elle confond savamment ethnologie ou

anthropologie, histoire des civilisations, philosophie de l’être et création

littéraire.

On peut même dire que cette dernière en constitue le point de chute, tant il

apparaît que les catégories comme « âme », « être », « expression » et

« création » appartiennent au même « contexte paradigmatique ». 315 On pourra à juste titre nous faire le reproche de limiter la négritude au seul point de vue senghorien parce qu’en effet celle de Césaire est moins prolixe, plus ‘’prudente’’ et donc moins polémique car au contraire de Senghor, il ne s’est arrêté qu’au déterminisme historique et plus généralement au signifié culturel et anthropologique de ce concept (Nkashama, Op.cit., p.56.) 316 Voir Senghor (L.S.), Ce que je crois, négritude, francité et civilisation de l’universel, Paris, Grasset, 1988. 317 Senghor, Ce que je crois, Op.cit., Ibid.

Page 312: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

311

Objectivement, l’aspect ‘’scientifique’’ du discours littéraire tel que le propose le

concept de négritude s’accompagne au moins d’une ‘’littérarisation’’

(poétisation peut-on dire) des sciences de l’homme.

Si l’on sépare tous ces différents aspects du discours de la négritude de ses

interprétations politiques ou raciales, ou encore idéologique, on peut dire que le

but ultime de la négritude a été de constituer tour à tour ‘’une science

africaine’’, ‘’un corps de lettrés africains’’, et « une institution littéraire

africaine », c’est-à-dire une littérature africaine qu’on peut définir comme

système et institution, définissant par voie de conséquence le statut de

l’écrivain, la langue même de l’écriture, ainsi que les conditions de production,

de la circulation et de réception de la littérature africaine.

Quelles sont alors les oppositions qu’elle entretient avec les concepts de

« bendrologie » et de « didiga » ?

Répondre à cette interrogation c’est dire si les concepts de « bendrologie » et

« didiga » sont une suite logique dans le sens d’un continuum de celui de

« négritude » ou si au contraire ils en sont une remise en cause ou une

inversion ou une déformation.

Que disent-ils à leur tour ?

En remontant à la source historique de ces concepts, il apparaît qu’ils sont

élaborés autour des années 1980, c’est-à-dire à un moment où après plus de

‘’trente ans de règne’’ la négritude commençait à subir de sérieuses remises en

cause et affichait en conséquence de profondes faiblesses du point de vue de

sa teneur politico-idéologique. Les raisons justificatives de cet affaissement

tiennent d’une part du bilan désastreux des indépendances africaines dont

l’histoire reste intimement liée à celle de ce concept. Et d’autre part, elles

relèvent de l’interconnexion entraînée par des états de fait déjà évoqués entre

champs politique et littéraire africains.

Mais il s’agissait aussi bien pour ces nouveaux concepteurs d’échapper aux

‘’pièges’’ de la négritude que de tirer profit de l’argument relatif à l’ontologie

négro-africaine c’est-à-dire les catégories de l’oralité et de l’authenticité qu’elle

a laissée comme héritages.

C’est pourquoi si l’on aborde la question de la conceptualisation dans le champ

littéraire juste après la négritude, l’on note la présence en Afrique de l’Ouest

Page 313: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

312

avant « la bendrologie » et « le didiga » d’un concept comme « la griotique »

prenant sa gestation en Côte d’Ivoire par les travaux d’un poète de renom

Porquet Niangoran318.

Ce dernier écrit par exemple à ce sujet :

Le griot n’est-il pas conteur, musicien, danseur, historien

traditionnaliste, précepteur des jeunes princes dans la société

ancienne.

J’ai voulu donc faire de lui, le maître de mon expression dramatique.

C’est pour cela, il faut l’avouer, en pensant à la négritude

Ethiopiques, j’ai créé la griotique 319

Ailleurs, un autre analyste de la ‘’griotique’’ écrit :

La griotique ne fait pas de séparation entre le récital de poésie et la

représentation dramatique ou un spectacle de veillée traditionnelle.

Dès le départ, le théoricien de la griotique ou le griotiseur pense à un

spectacle total (…) ce faisant le griotiseur s’inspire de l’art

traditionnel du griot qui était orateur, conteur, musicien, danseur,

historien, maître de la parole, mémoire du peuple (…) 320

On peut déjà déceler un rapport entre la réthorique, l’esthétique et la poétique

antérieures de la négritude et celles postérieures du concept de « griotique ».

Mais au-delà de ces aspects, il apparaît également que les conditions

sociologiques d’émergence du concept de « griotique » et par la suite de

« didiga » et de « bendrologie » sont exactement celles suscitées par la

négritude et ses différents discours.

Pour mieux saisir ces conditions, il faudra éviter une illusion majeure : celle qui

consiste comme le fait encore Urbain Amoa à partir d’une mauvaise

compréhension de l’usage de la « nation », à confondre « nation politique » et

318 Il est l’auteur de Mariam et griopoèmes, Paris, P.J.Oswald, 1978

Zaoulides, Abidjan, CEDA, 1985 ; Masquairides suivi de Balafonides,, Abidjan, Le quatorium, 1994.

319 Porquet (D.S. Niangoran), « la griotique, l’expression d’un nationalisme » in Fraternité Matin, Op.cit. 320 Koné (A.) « la griotique de Niangoran Porquet » in Notre librairie, Op.cit.

Page 314: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

313

« nation littéraire ». Il écrit par exemple à propos de la « griotique », en

conformité avec le discours prétendu nationaliste tenu par l’artiste lui-même :

l’emergende de la griotique, expression d’une révolte plurielle se

justifie essentiellement par les conditions sociologiques qui ont

amené Niangoran Porquet à s’interroger sur l’opportunité de la

représentation permanente et persistante des pièces de théâtre

d’auteurs étrangers dans les lycées et collège de Côte d’Ivoire … 321

Puis, plus loin, il tente une illustration de son point de vue en rappelant

quelques vers du concepteur de « la griotique » :

Masquairides, Masquairides !

Prêtes pour la défense de l’ivoirité

Prête pour l’illustration de l’africanité … 322

A notre avis, la notion « d’auteurs étrangers » rend davantage compte d’une

nation politique au détriment de la nation littéraire. C’est d’ailleurs dans ce sens

littéraire et/ou culturel qu’il faut accepter les néologismes comme « griotique »

(griot-ique) ; « masquairides » (masque-airide) ; « balafonides » (balafon-ide) ;

« zaoulide » (de ‘’Zaoulie’’ (nom d’un type de masque chez les gouros du

centre-ouest de la Côte d’Ivoire)) et même celui « d’ivoirité »323.

Pour ce dernier cas, rappelons que contrairement aux idées reçues, la notion

« d’ivoirité » a appartenu d’abord au champ culturel (littéraire précisément)

avant d’être récupérée par le politique avec les conséquences supposées ou

réelles qu’on sait.

321 Urbain (Amoa), Poétique, déjà cité, p. : 44. 322 Porquet (D.S. Niangoran), Masquairides, suivi de balafonides, p.28-29, repris par Urbain Amoa, Op.cit., Ibid. 323 La notion « d’ivoirité » qui sucite tant de controverses aujourd’hui, lorsqu’elle appartenait au seul champ culturel a non seulement donné le jour au concept de « griotique », mais elle a également servi le sociologue Niangoran-Bouah et sa « drummologie » ou science du ‘’tambour parleur’’. Elle a également suscité sur le sceau de l’argument de « l’authenticité » d’autres néologismes même dans le milieu musical avec la chorégraphe Rose Marie-Guiraud et son groupe « les Guirivoires ». On peut étendre l’analyse jusqu’à l’artiste musicienne ivoiro-camerounaise Were-Were Liking et son groupe « Kiyi M’Bock ». A partir des années 1990, sous des formes complexes et subtiles cela aboutira au « Zouglou », la forme musicale ivoirienne la plus célébrée aujourd’hui en Afrique de l’Ouest.

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314

D’ailleurs si on établit l’histoire de cette notion « d’ivoirité »324 il apparaîtra

qu’elle prend sa source chez les étudiants ivoiriens de Dakar dans la mouvance

de la négritude entre 1945 et 1960. Quelque temps après, elle intègre

l’imaginaire du poète Niangoran Porquet, précisément autour des années 1980

dans le contexte de l’idéologie de « l’authenticité » en vogue dans certains pays

d’Afrique noire comme l’ex-Zaïre325 aujourd’hui République Démocratique du

Congo, l’ex Gold Coast aujourd’huui Ghana, l’ancien Dahomey aujourd’hui

République populaire du Bénin d’un point de vue politique et en Côte d’Ivoire à

un niveau essentiellement culturel avec comme pionnier Bernard Dadié acteur

et « militant » de la négritude326.

Pour toutes ces raisons, mieux saisir et analyser efficacement le rapport entre

ces différentes productions conceptuelles dans le champ littéraire, notamment

entre « négritude » et « didiga », « bendrologie » commande qu’une attention

plus grande soit accordée à la nation littéraire ou si l’on veut au « nationalisme

littéraire ».

En effet, les caractéristiques principales de « didiga » et « bendrologie » c’est

que ces concepts oscillent entre ‘’art littéraire’’ et ‘’science littéraire’’ avec une

focalisation spécifique sur les arguments de « l’oralité » et de « l’authenticité ».

324 Une histoire de cette notion permettra sans doute de lui restituer toute sa valeur. On se rendra peut-être compte qu’elle n’est racio-ethnique ou ultra-nationaliste que de façon artificielle et politicienne, et que culturellement, elle transcende même les frontières nationales. Au demeurant, elle reste à juste titre un objet d’enjeux et de lutte d’abord entre les différents champs politiques et culturels et ensuite à l’intérieur même de ces différents champs. 325 En effet, du temps de Mobutu Sese Seko, des villes et des personnes du Congo-Kinshasa (Zaïre) furent rebaptisées au nom de « l’authenticité » . Georges N’Gal devient ainsi M Paal O M Paal N’Gal. Valentin Yves Mudimbe pris le nom africain de Voumbi Yoka Mudimbe. 326 On peut effectivement reconnaître avec Urbain Amoa que de 1930 à la fin du XXe siècle, divers mouvements se sont effectués à l’intérieur de la négritude. Il y a ainsi :

1- la négritude des origines 2- la négritude du combat de libération 3- la négritude de l’exaltation 4- la négritude de la désillusion 5- Celle de la renaissance ou négritude-idéologie (Urbain Amoa, Opcit., p.52)

B. Dadié et « l’ivoirité » c’est-à-dire « la griotique », « le didiga », « la drummologie » en Côte d’Ivoire ou la « bendrologie » au Burkina Faso, peuvent être situés dans les moments 2 et 3.

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315

Leur rapport avec la négritude réside moins dans les proclamations d’une

idéologie et d’une biologie du créateur et de la création à partir des catégories

de la race et de l’ethnie que de la manipulation « du peuple » et de « la nation »

sous le prétexte de « l’oralité » et de « l’authenticité » comme nous le verront

plus loin.

C’est pourquoi en rappelant les différentes définitions proposées pour « la

bendrologie » :

(…) Ainsi la bendrologie désigne la science, les études

méthodologiques, les méthodes de pensée, de parler, des figures de

rhétorique, relatives au tam-tam, voire à la culture des messages

tambourinés, notamment d’Afrique … 327

Et pour le « didiga » :

(…) le didiga est un art conçu par les chasseurs et tout à leur gloire.

On comprend dès lors que l’arc, arme principale des chasseurs

d’antan soit dans cet art objet de célébration liturgique sous la forme

de son double qui est aussi sa projection poétique et symbolique : le

dôdô (arc musical) invention de ces chasseurs eux-mêmes 328

Il apparaît comme nous l’avons déjà montré que ces concepts sont dominés

par les figures du griot et du chasseur d’une part et d’autres part des

instruments comme « tam-tam » et « arc musical », supposés appartenir à

l’univers de l’oralité et garants d’une certaine façon d’une prétendue

« authenticité » de la pratique littéraire.

En outre, une autre caractéristique du « didiga » et de la « bendrologie », c’est

que contrairement à l’ambition universalisant de la négritude qui construit des

particularismes en vue de mieux intégrer « l’universel », ils privilégient le

régionalisme voire ‘’le micro-nationalisme littéraire’’ pour mieux intégrer peut-

être ‘’l’universel’’ mais avant tout un ‘’universel’’ de dimension réduite, limité à

327 Pacéré (F.T.), Le langage des tam-tams et des masques en Afrique, déjà cité. 328 Zadi Zaourou (Bottey), Postface, déjà cité, p. 29.

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316

l’échelle continentale329 .Même si comme l’a montré M.Andreev,la tendance

régionaliste peut prendre deux formes :

La tendance régionaliste stricto sensu :celle qui consiste à

s’enfermer volontairement dans d’étroites limites et à idéaliser le

village natal, mais aussi celle qui consiste à s’assimiler de plus en

plus aux grands courants littéraires européens qui sont –sauf pour

les critiques parisiens-des courants régionalistes comme les autres

par rapport à la littérature mondiale. Le champ littéraire étant en effet

un polysystème structuré par des tendances centrifuges et

centripètes…Au demeurant le trait principal de toutes littératures est

un désir de créer une originalité culturelle sans pour autant céder à

la tentation d’un régionalisme étriqué330

Il quand même possible de noter d’abords que les concepts sont

grammaticalement construits à partir d’une ‘’grammaire locale’’. Pacéré

emprunte ainsi un vocabulaire ‘’Morê’’ c’est-à-dire du groupe ethnique dominant

du Burkina Faso auquel il appartient. (‘’Bendre’’ signifiant à la fois

‘’tambourinaire’’ et ‘’tambour’’ ou tam-tam calebasse en langue ‘’morê’’) pour

définir sa littérature comme « bendrologie » ou « science du tam-tam ».

Il proclame son ambition de vouloir « décoloniser » les concepts et se réserve

le droit de récuser les concepts dominés par le vocabulaire occidental comme

celui de « drummologie » (de ‘’drum’’, c’est-à-dire ‘’tambour’’ en anglais) en les

trouvant « inauthentiques » ou « extravertis ».

Albert Ouedraogo lui formule le reproche:

Dans son œuvre en six volumes, l’écrivain (Pacéré) se veut

novateur en récusant de nombreux concepts et idées traduisant mal

sinon trahissant les réalités africaines.

L’intention est fort louable et participe d’une volonté de

décolonisation des concepts (…) 331

329 On peut donc dire que cet aspect conceptuel vient contredire le contenu des œuvres notamment ce que nous avons appelé « la représentation du monde » qui permet aux auteurs concernés de conjuguer ensemble les régions de leurs pays avec l’Afrique et le monde. 330 Voir J-M Klinkenberg analysant Andreev (L.G.) in « nouveaux regards sur le concept de littérature nationale »,1968 331 Annales de l’Université de Ouagadougou, n° spécial décembre 1988, p.152-155.

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317

Et il poursuit plus loin :

(…) le caractère scientifique d’une recherche exige la séparation du

sujet d’avec l’objet, autrement dit le chercheur doit prendre le recul

nécessaire afin que les résultats ne soient pas entachés de

subjectivité (…) Nous n’avons point rencontré dans l’ouvrage de

Pacéré ce souci permanent de distanciation par rapport à l’objet.

Au contraire, l’auteur délibérément a choisi de n’être point critique :

les croyances du milieu moaga deviennent les siennes ! 332

Et enfin, en citant Pacéré lui-même, il conclut :

le dernier reproche, mais pas le moindre que nous formulons à

l’endroit de la démarche est le refus marqué par l’auteur de prendre

en compte les travaux antérieurs : « nous tenons à préciser que

nous n’avons fait référence à aucune étude antérieure, autre que

nos propres travaux, travaux auxquels nous renvoyons

nécessairement des lecteurs de cet ouvrage et de cette

littérature » (sic) 333

Quant à Zadi, connaissant les risques de régionalisme et même de folklore334

que suppose cet état de fait ; il théorise d’abord sa ‘’grammaire locale’’ avant de

la pratiquer. C’est ainsi qu’il pose son « didiga » comme transcendant le fait

‘’linguistique’’ généralement, c’est-à-dire comme sujet à une impossible

définition nominale aussi bien dans sa langue locale (le ‘’Bété’’) que dans la

langue d’écriture officielle (la langue française) :

Il n’existe dans la langue Bété aucun substantif susceptible d’être

proposé, en équivalence au substantif ‘’didiga’’. Toute tentative

d’analyse terme à terme de ce concept en vue d’en circonscrire le

sens précis n’aboutit non plus à rien.

332 Ibid. 333 Ibid. 334 Outre le cas de Mobutu, l’accentuation du folklore local au nom des usages anciens a été aussi imposée au Tchad par le dictateur François. Tombalbaye à travers les rites d’inititation obligatoires. Bien avant, Doc Duvalier l’avait expérimenté en Haïti à travers le vaudou (Voir Laennec Hurbon, déjà cité).

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318

- didi = ordures

- ga = les cannes à sucre

- didiga signifierait-il alors cannes à sucres de l’ordure ?

Ce serait une absurdité. Il faut donc chercher ailleurs. Existerait-il

dans la langue française un substantif susceptible d’être proposé en

équivalence au concept de ‘’Didiga’’ ? Pas davantage. Le mot

mystère ? Peut-être. Par exemple, la transsubstantiation et le

mystère de l’incarnation dans les croyances chrétiennes mériteraient

bien le nom de ‘’didiga’’. Mais la notion de mystère est bien trop

étroite et ne saurait recourir de manière absolue celle de ‘’didiga’’.

Ces deux termes ont cependant un sème commun : l’impuissance

de la raison à rendre compte rationnellement du phénomène qui port

ici le nom de ‘’didiga’’ et là, celui de mystère, l’impossibilité de ce

même phénomène à se laisser soumettre à l’épreuve de la

vérification (…)335

On peut ainsi voir qu’en concevant le concept de ‘’didiga’’ à partir de la notion

de ‘’mystère’’ il justifie sa théorie du mot ‘’africain’’ c’est-à-dire de la forme

d’écriture et/ou de communication qu’adopte l’écrivain africain en ayant recours

au schéma du linguiste Roman Jakobson : nous avons déjà dit qu’à côté des

axes de la sélection et de la combinaison entraînant les six fonctions de la

communication, Zadi élabore un troisième axe impliquant ce qu’il appelle « la

fonction initiatique » du langage.

Au demeurant, en procédant à une analyse des composantes essentielles de

cet art, il apparaît que la stratégie déployée autour de la théorie et de la

pratique du ‘’didiga’’ ressortit absolument aux présupposés de/sur « l’oralité » et

(de) « l’authenticité ».

Ensuite, les concepts de ‘’bendrologie’’ et de ‘’didiga’’ même s’ils sont diffusés

du fait des institutions du savoir au-delà des frontières nationales ou régionales

ou même continentales, ont la ‘’faiblesse’’ de ne pouvoir s’insérer ou influencer,

ou encore déterminer des réseaux, des systèmes, ces ‘’cercles’’ intellectuels,

littéraires, scientifiques à un niveau international (hormis Zadi à un degré

quelque peu spécifique, sans doute grâce à sa position dans le champ

universitaire lui-même déterminant les champs scientifiques et littéraires).

335 Zadi Zaourou (Bottey), Ibid., p.126.

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319

A partir de tout ce qui précède, il est possible de dire que le rapport entre

« négritude » et « didiga », « bendrologie » est une ambivalence.

Dans un premier temps, les seconds bénéficient de l’héritage discursif du

premier. Ils investissent alors les catégories de l’appartenance dans la

perspective d’une littérature dont le discours et la pratique sont soumis à l’enjeu

de « l’oralité » et/ou de « l’authenticité ». L’intérêt de ces différentes entités

ethno-régionalistes, nationales ou même quelque fois raciales, c’est qu’elles

participent de la visibilité et sans doute de la reconnaissance des acteurs d’une

littérature devenue un lieu de croyance. c’est-à-dire un système et une

institution.

Dans un second temps, « négritude » et « bendrologie », « didiga »

fonctionnent selon des modalités presque différentes.

Le premier a d’abord nourri une ambition ‘’universalisant’’ en vue d’intégrer

l’Afrique et les Africains dans les systèmes symboliques du monde. Il pourrait

sans doute s’agir d’une pensée de la totalité au sens hégélien, c’est-à-dire la

notion « d’universel » construite comme somme des particuliers ou encore

selon l’expression de D.H. Pageaux comme une apologie du « local sans les

murs ».

Les seconds s’accrochent à un pan du discours du premier : ils prolongent alors

l’idée du caractère ‘’oral ou traditionnel’’ c’est-à-dire particulier dans une

perspective ethno/géo-culturelle de la littérature africaine. Mais les traits de

régionalisme, de particularisme ou de micro nationalisme perçus chez eux ne

doivent pas être interprétés en terme politico-ethnocentrique. Ils doivent être

vus comme la manifestation d’un point de vue exogène d’une entreprise

définitoire de la littérature africaine, puis d’un point de vue endogène, c’est-à-

dire à l’intérieur même du champ comme l’expression d’une concurrence pour

produire une littérature « plus orale et plus traditionnelle ».

Pour conclure sur cette forme conceptuelle de la littérature africaine que

nous avons définie comme une des formes visibles des luttes engagées dans le

champ, il apparaît que proclamer les concepts de « bendrologie » et « didiga »

comme une suite logique de celui de « négritude » est logiquement recevable

mais sociologiquement inexact.

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320

En effet, au-delà des différentes chronologies, des contextes historiques

différents qui les caractérisent, en dehors également du capital symbolique

qu’ils portent différemment, les concepts de « négritude » et de « didiga »,

« bendrologie » même s’ils désignent les mêmes formes textuelles et en

constituent de nouvelles formes identiques ne sauraient être équivalents. Bien

sûr qu’il n’existe entre eux ni contestation, ni inversion, ni déformation, mais

plutôt un prolongement dans un sens concurrentiel. Autrement dit, même si les

pionniers et les prétendants produisent pratiquement la même littérature dite

« orale » et « traditionnelle », les formes conceptuelles du texte qu’ils proposent

de part et d’autres permettent de les distinguer comme des concurrents

désireux de construire l’impression d’une littérature plus légitime en conformité

avec « la raison orale » et/ou « traditionnelle » dominant le champ littéraire. En

même temps, ces formes conceptuelles permettent de comprendre que tous les

présupposés portant sur le caractère « oral» et «traditionnel » de cette

littérature sont également des constructions relevant aussi du jeu de l’écriture et

de l’enjeu du discours constituant le double de cette écriture.

B: « LES LAMENTINS VONT BOIRE A LA SOURCE DU SIMAL »

Il est évident que si l’on se pose la question de savoir quelle est la valeur

littéraire principale autour de laquelle se retrouve et s’affronte la plupart des

écrivains africains, on répondrait aisément à ce stade de notre étude qu’il s’agit

de « l’oralité » et de « la tradition » constituées comme des appendices de la

vulgate sur ‘’l’origine’’ et ‘’l’authenticité’’.

Il est donc claire que le jeu de l’écriture dans le champ littéraire africain peut se

résumer en la formule senghorienne :

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321

Si on veut nous chercher des maîtres, qu’on aille plutôt du côté de

l’Afrique. Nous sommes comme les lamentins qui vont boire à la

source du simal … 336

Mais dire que les écrivains puisent dans ‘’un vaste réservoir’’ traditionnel sans

rendre compte du phénomène en tant que fait esthétique relevant lui-même

d’une problématique historique et sociologique nous semble aussi inachevé et

inutile que proclamer « la religion opium du peuple » sans informer sur la

structure du fait religieux que M. Weber analysera heureusement comme un

« champ ».

Mais c’est surtout déshistoriciser l’histoire littéraire africaine ou même entraver

son historicisation en niant toute historicité a l’Afrique elle-même comme le

déplore Beniamino à propos de ceux*337 qui s’appuient sur la seule naissance

de la nation politique pour proposer une périodisation de la littéraire africaine :

(…) Dans cette mesure, c’est bien une conception essentialiste de

l’identité nationale qu’est avancée, la littérature et les écrivains étant

jugés selon un système de valeurs et non en fonction de leurs textes

(ils doivent rendre compte fidèlement de cette essence et il leur est

intimé d’avoir à s’inspirer de la tradition). Par la même, le domaine

de la tradition est exclu de l’historicité : c’est un vaste réservoir dans

lequel les écrivains doivent puiser mais dépourvu d’histoire propre.

Ce type de périodisation conduit donc à renforcer le vieux mythe de

l’absence d’histoire africaine antérieurement à la colonisation (…) 338

Il s’agit donc ici d’analyser le jeu de l’écriture en tant que construction ou

participation à un système de valeurs c’est-à-dire exercice ou pratique d’un

modèle esthétique soumis à des déterminations socio-symboliques.

Ces déterminations relèvent d’une double problématique : D’abord d’un point

de vue historique où l’oralité et la tradition participent indéniablement de

l’historicité de la littérature africaine notamment de l’histoire des règles du 336 Senghor (L.S.), Op.cit., Ibid. 337 Il pensait ainsi à Adrien Huannou : « Approche générale et historique de la littérature béninoise » repris par Beniamino, Op.cit., p. 116. 338 Beniamino (Michel), Op.cit., Ibid.

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322

champ ou « des lois de la littérature » pour reprendre les mots de R. Fayolle,

ainsi que de celle des valeurs ou canons esthétiques constitutifs de la littérature

africaine francophone.

Ensuite, d’un point de vue sociologique où ces normes admises partent d’abord

du rapport anthropologique « eux » et « nous » développé par le discours

littéraire avant d’être des normes socio-esthétiques incorporées. Ces normes

incorporées rendues visibles par les signifiants ou qualificatifs « orale »,

« traditionnelle » seront désignées à partir du vocabulaire bourdieusien

« habitus », tandis que le jeu de l’écriture dans son accomplissement pourra

être appelé « illusio littéraire africain ».

Il apparaît ainsi dans la perspective de la problématique historique que le rôle

de l’histoire dans la constitution et l’analyse de la littérature africaine

francophone est considérable non pas seulement parce qu’elle permettrait de

rendre compte des différentes « dates de naissance »*339 de cette littérature ou

parce qu’elle renseignerait sur le rôle de cette littérature dans la promotion

« des valeurs nationales » sur le modèle Hederien340, mais parce qu’elle éclaire

sur la question principale de « l’œuvre originale » dans un sens originel et

originé, c’est-à-dire l’œuvre

dont la réception (…) impose dans les représentations sociales

l’existence d’une littérature à laquelle est légitimement adjoint un

adjectif précisant qu’elle est originée d’un lieu et caractéristique de

celui-ci… 341

Mais aussi parce qu’elle permet également de pouvoir rechercher

339 Voir par exemple Nkashama (Pius N’Gandu), Les années littéraires en Afrique, T.I (1912-1987), T.II (1987-1992), Paris, L’Harmattan, 1993. (déjà cité). 340 Suite à Herder, le goût (littéraire) cessera d’être avec Mme de Staël « une catégorie universelle pour devenir une variable liée à la situation culturelle des diverses nations qui s’en récament ». Voir Staël (Germaine de), De l’Allemagne II, Paris, Garnier-Flammarion, 1968 341 Beniamino (Michel), Op.cit., p. 99.

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323

quelles sont les modalités et les processus par lesquels une

littérature atteint son autonomie, c’est-à-dire quand se constitue un

champ littéraire plus ou moins autonome 342

Dès lors, l’Histoire en permettant d’interroger l’histoire de la littérature africaine

francophone laisse apparaître que même si l’oralité et la tradition étaient les

principales formes littéraires avant les récits de voyage et avant la littérature

coloniale, leur résurgence en tant que « règle du jeu littéraire » dans le champ

de la littérature écrite a lieu au XXe siècle sous l’influence de

l’historiographie*343 romantique française et allemande du siècle précédent,

c’est-à-dire comme le dit François Furet à un moment où en général

tous les peuples avaient besoin d’un récit des origines et d’un

mémorial de la grandeur qui soient en même temps des garanties de

leur avenir 344

On peut donc affirmer en paraphrasant Beniamino que c’est dans le sillage du

romantisme que la constitution d’une littérature ‘’des origines’’ et/ou d’une

histoire apparaît comme le corrélat de la conscience de l’existence d’une

communauté humaine345.

Autrement dit, il existe un lieu direct entre l’établissement des règles littéraires

ou des formes littéraires instituées et les entreprises hagiographiques prenant

essentiellement l’allure de sociogenèse.

Le problème du « jeu de l’écriture » peut donc relever d’une double

périodisation : Une périodisation exogène fondée sur un système de valeur pré

construit et extérieur à la littérature africaine du point de vue géographique mais

aussi du point de vue de la société concernée (par exemple les règles littéraires

342 Beniamino (Michel), Ibid. 343 Auguste Viatte affirme cependant que c’est au XIXe siècle que des membres des communautés francophones commencent à écrire leur « histoire » dans le sillage de l’historiographie romantique française. En incluant dans son tableau chronologique les esquisses sénégalaises de l’Abbé Boilat pour le cas de l’Afrique noire, il précise qu’entre 1827 et 1855, la quasi-totalité du « monde francophone » est pourvue d’une « histoire » dans la tradition romantique. Voir Viatte (Auguste), Histoire comparée des littératures francophones, 1980, repris par Beniamino, Op.cit., p.102. 344 Furet (Antoine), L’atelier de l’histoire, Paris, Flammarion, Coll. Science, 1982, p. 75. 345 Beniamino (Michel), Op.cit., Ibid.

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324

généralement admises et transmises des littératures du centre comme celles

de la France).

Ensuite une périodisation endogène déterminée par des acteurs du champ

construisant un système de valeurs littéraires au nom de « l’oralité » et de « la

tradition ».

Ce qui revient à dire qu’en définitive « l’oralité » et « la tradition » prennent leur

sens d’abord en rapport avec le champ de « l’écrit » (champ dominant des

littératures occidentales) ensuite en rapport avec les exigences du champ

africain lui-même dans son fonctionnement et son processus d’autonomisation.

Ainsi peut-on noter concernant l’exogénéité du ‘’jeu littéraire africain’’ que la

plupart des descriptions des relations existant entre ces littératures dites

« périphériques » et celle du « centre » ressortit essentiellement à un ensemble

de métaphores de type géographique ou même géopolitique et organiciste.

Beniamino écrit encore :

(…) A cette perspective ressortissent les métaphores employées

pour décrire les relations existant entre les littératures. Ainsi les

métaphores de la roue, du foyer impliquent-elles, en synchronie, une

vision franco-centrée des littératures francophones, vision relayée en

diachronie par les métaphores arbustives du tronc et des

rameaux 346

D’ailleurs ces différentes métaphores sont produites quelques fois par la

« périphérie » elle-même comme ce fut le cas entre 1930 et 1950 où les

canadiens se disputaient pour savoir s’ils devaient considérer leur littérature

comme « une branche de l’arbre française ou comme un autre arbre de même

essence »347.

Ce problème semble avoir été le même en Afrique noire francophone. En effet,

en considérant la période que nous avons nommée « la parturition », c’est-à-

346 Beniamino (Michel), Opcit., p. : 105. 347 Viatte (Auguste), La francophonie, Larousse, 1969, p.191. Voir aussi la querelle soulevée par certains membres de l’Académie française comme Jérôme et Jean Tharaud, Georges Duhamel, ainsi que Louis Aragon entre 1946 et 1948. Duhamel qualifiait précisément le monde cancadien de « branche de l’arbre français ». Voir Hans-Lüsebriink, « ‘’Littérature nationale’’ et ‘’espace national’’. De la littérature hexagonale aux littératures de la ‘’plus grande France’’ de l’époque coloniale (1789 – 1960) in Philologiques III, 1994, p.265-286.

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325

dire celle allant d’avant 1906348 à René Maran, l’on peut noter que la

problématique essentielle que soulevait « le jeu de l’écriture » visait également

la question de « l’originalité » et/ou de « l’autonomie » légitimement

définissables comme telles par les acteurs du moment à travers la reprise fidèle

du modèle d’écriture que proposait la littérature française.

C’est seulement du point de vue de l’endogénéité que la littérature africaine

définira autrement le problème de « l’originalité » et de « l’autonomie » en

opposant le ‘’génie’’ du terroir, c’est-à-dire les formes littéraires de la

« périphérie »349 à celles dominantes du « centre ».

C’est alors que cette littérature dans la construction de ses ‘’systèmes de

valeurs’’ exclura tout ce qui peut être centré autour de l’événement

colonisateur, symbole de la domination de ‘’règles’’ littéraires imposées, ayant

neutralisé les pratiques littéraires anciennes fondées sur « l’oralité » et « la

tradition ».

Retrouver cette source de la création littéraire ancienne dont l’image est bien

rendue par « la source du simal » équivaut à un acte majeur multidimensionnel,

transcendant bien évidemment la seule problématique littéraire. Il semble que

c’est dans la construction de ce système de valeur que le mythe de

l’homogénéité dans la création littéraire africaine a acquis ses lettres de

noblesse. Midiohouan fait observer à juste titre que :

Pendant longtemps et jusque dans les années 1970, toutes les

productions littéraires des africains noirs constituaient

indifféremment le corpus de « la littérature négro-africaine » […] les

auteurs négro-africains avaient conscience de participer du même

ensemble, à la même entreprise, d’être investis de la même

responsabilité à l’égard du monde négro-africain. Etait-ce parce

qu’ils s’adressaient d’abord à un public européen pour qui ils étaient

348 Nous le faisons différemment de Nkashama qui en prenant en compte les seules années de publications considère l’année 1912 comme le début « des années littéraires en Afrique » (Nkashama, Op.cit., Ibid.). 349 Cependant G.O. Midiohouan a montré qu’il y a intrication entre le rôle des élites locales et celui des personnels de la coopération française dans la constitution du corpus des littératures africaines (Voir Midihohouan (Guy Ossito), « le phénomène des ‘’littératures nationales’’ en Afrique » in Peuples noirs/peuples africains, n°27, 1982, p.57-70.

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326

(et continuent d’être) « nègres » ou « africains » avant d’être

Ivoiriens ou Dahoméens 350

Les conséquences les plus évidentes de ce ‘’retour aux sources’’ c’est de

passer de l’impératif du « bon usage du français » ou encore de l’expression

des élans de l’âme et du cœur dans un ‘’style français’’ à de nouvelles

exigences littéraires imposées par « l’oralité » et « la tradition ». Comme nous

l’avons longuement analysé, il sera question d’engager par exemple sous

diverses formes une transgression des codes linguistiques et académiques

institués depuis l’Académie française ; il sera urgent de transposer dans les

œuvres des modes de « penser » du champ traditionnel, en ‘’oralisant’’ le texte

poétique, en racontant le monde selon les modalités ou les items de la culture

orale et traditionnelle ; il sera nécessaire d’évoquer et de convoquer sans cesse

des figures dominantes de la littérature orale c’est-à-dire des agents

traditionnels et des instruments littéraires anciens.

Visiblement, « le jeu de l’écriture » dans la littérature africaine comme dans

toutes les littératures francophones fonctionne en répondant au choix d’une

esthétique conforme à un ensemble de déterminations : Celles de la quête de

« l’origine » et de « l’originalité » que A. Viatte351 considère comme un « des

moteurs » de l’évolution des lettres francophones. Cette quête se déroule

autour des valeurs orales et traditionnelles devenues des enjeux incontestables

dans le champ littéraire africain.

Mais le sens de ce « jeu esthétique » ne relève pas que des seuls points de

vue historique et historiciste, il tient également à des pesanteurs sociologiques,

c’est-à-dire anthropologiques et socio-esthétiques.

Dans le premier cas, nous avons au cours de la première partie de cette étude,

insisté suffisamment sur une des caractéristiques de la science

anthropologique dont le principe du discours repris par la quasi-totalité des

sciences humaines était d’évoluer dans un système rigide de prise de la parole

régi par un processus de dénomination, d’auto désignation, de différenciation,

d’identification, c’est-à-dire prenant en compte des schèmes allant de la

350 Midihouan (G.O.), Opcit., p. 59. 351 Viatte (Auguste), Histoire comparée des littératures francophones, Ibid.

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327

verticalité (dominants-dominés) à l’horizontalité (identités, personnalités

juxtaposées), remplissant donc une fonction souvent politique de contrôle et de

domination.

Appliquée à la littérature, on aboutira à des ‘’praxèmes’’ ou indices de discours

croisés comme « écrit ≠ oral », savant ≠ populaire, moderne ≠ traditionnel,

littérature ≠ contre-littérature ‘’hors littérature’’ … »352, résumant sous diverses

formes la grande dichotomie « eux ≠ nous » proposée par ce que nous avons

déjà nommé « les sciences de l’altérité ».

Si ‘’la science littéraire’’ est aussi ‘’une science de l’autre’’, alors on peut

analyser sous cet angle le problème du « jeu de l’écriture ». Mais afin d’éviter

des redites qui pourraient s’avérer superflus pour l’intelligence de notre

réflexion, arrêtons-nous au seul chapitre des « représentations ».

En effet, une des implications majeures de la domination du jeu de l’écriture en

Afrique contemporaine par l’oralité et la tradition ne porte pas seulement sur

‘’l’essence’’, ‘’l’origine’’ c’est-à-dire « l’être » dont la présence au monde est

connue et reconnue au sens stricto sensu du politico-juridique, mais également

sur « la personnalité artistique et/ou littéraire’’ en tant que « aptitude à créer, à

représenter ».

On sait à ce sujet que d’un certain point de vue, dire l’indicible, traduire

l’opaque, rendre l’invisible, c’est-à-dire « représenter » littérairement des traces

de vie, donc produire de la littérature n’est pas en soi « la chose la mieux

partagée » : William Faulkner par exemple a déjà montré toute la difficulté qu’il

avait à « représenter » des sociétés noires d’Amérique du sud.

Rappelons brièvement que la présence noire dans l’œuvre de Faulkner est

certes un élément primordial353 tant le noir lui-même est une composante

importante de la région du sud354 des Etats-Unis.

352 Nous le soulignons. Mais pour mieux comprendre les fondements praxiques et les praxèmes qui les caractérisent, c’est-à-dire le fonctionnement sous la forme de sociotypes, d’ethnonymes, de stérétotypes, en tant que produits des discours croisés, c’est-à-dire réalisations ou effets de la dichotomie « eux ≠ nous », voir L’autre en discours, praxiling, ESA, CNRS, Université Paul Valéry, Montpellier 3, dyalang ESA, CNRS, Université de Rouen, 1999, p. 4-5. 353 Voir Rouberol (Jean), L’esprit du sud dans l’œuvre de Faulkner, Paris, Didier Erudition, Publications de la Sorbonne, 1982, p. : 285. 354 Voir Gresset (Michel), Bleikasten (André), Rivaty (François), William Faulkner: as I lay dying light in August, Paris, A. Colin, 1970, p. 18.

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328

Mais il semble que le problème de la représentation du Noir chez Faulkner ne

tient pas tant à la densité du Noir comme ou pourrait le croire355, mais plutôt à

la forte survivance et présence des clichés et autres stéréotypes356 que le

sudiste blanc dont Faulkner lui-même a hérité et incorporé à propos du noir

représenté dans toute la société américaine.

Aussi peut-on légitimement postuler que le caractère insaisissable du noir

comme sujet ou objet littéraire non ‘’représentable’’ contrairement au blanc

pourrait constituer une des faiblesses littéraires (aptitudes à représenter) de cet

écrivain pourtant de grande renommée.

Par ailleurs, dans un autre registre, les Africains avec l’avènement de la

colonisation c’est-à-dire l’irruption de la littérature écrite dans le champ de la

littérature orale et traditionnelle ont été désignés comme « inaptes à

représenter », dépourvus en conséquence de toute ‘’personnalité littéraire’’. Le

problème majeur étant ici l’efficacité du moyen de la représentation, c’est-à-dire

le caractère littéraire ou non de la langue orale ou écrite c’est-à-dire la langue

locale africaine ou la langue coloniale.

On comprend alors aisément pourquoi selon les moments, le jeu de l’écriture

pour le cas de l’Afrique est passé du ‘’terrorisme’’ de l’écrit au ‘’refrain’’ de/sur

l’oralité et la tradition.

On comprend également pourquoi les usagers de la langue créole par exemple

se plaisent tantôt à voir très souvent leur langue comme « parole qui ne se dit

que par l’écriture »357 et tantôt à définir leur littérature comme celle du

« conteur », paradigme du chasseur, du masque et du griot, c’est-à-dire

« représentation » par l’oralité ou la tradition. 355En terme numérique on notait par exemple une population de 9313 noirs contre 6298 blancs à Yoknapatawpla (Voir Rouberol, Op.cit., Ibid.) 356 Ainsi du « serviteur fidèle, soumis, heureux de son sort, volontiers menteur et chapardeur » au « grand enfant, hâbleur, vaniteux, sexuellement insatiable et dont les maladresses amusent le blanc » en passant par « le sage patriarche », Faulkner ne fait que reprendre le vieil héritage simpliste unique de la caricature du noir par le blanc d’Amérique du Sud durant tout le XIXe siècle et même au XXe siècle (Voir par exemple le personnage de Simon Strother in Sartoris, New-York, 1929). 357 Ndagano note à ce propos que durant les années 70-80, des débats sur la nécessité « d’écrire en créole » ont occupé les départements d’outre-mer. L’auteur remarque surtout une production abondante en langue créole (poèmes, pièces de théâtre dans des journauxn des revues), ainsi que la présence du créole, écrit dans certains espaces publics (pancartes, publicités, recommandations aus usagers) sans oublier les propositions d’enseigner le créole malgré de sérieux problèmes de codification grammaticale dans le milieu scolaire. Cependant, l’engouement semble politique et militantiste car son effet est littérairement nul (l’inexistence d’une littérature créole) et socialement insignifiant (« lire ou écrire en créole n’intéresse pas grand monde »). Voir Ndagano (Biringamne), Nègre tricolore, littérature et domination en pays dominé, Paris, Servedit, 2000, p. 54.

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329

Dans le même sens, c’est à partir des étapes du « renversement » et de

« l’appropriation » déjà décrites que les écrivains africains choisissent

volontiers de percevoir leurs langues (Malinké, Swahili, Haoussa, Baoulé, …)

comme des supports de « paroles (littéraires) dites avant d’être écrites »358 ou

si l’on veut de décrire la pratique littéraire fondamentalement comme ‘’chose

dite’’. Autrement dit, le moyen de « représentation » voir le matériau littéraire le

mieux indiqué semble être la langue ‘’naturellement orale’’ dominant en fin de

compte celle désigné comme soumise à une « raison graphique ».

La langue littéraire en Afrique n’est certes pas la langue locale, car malgré les

tentatives, il n’existe pas encore une littérature en langue africaine359 à

proprement parler. Mais la co-habitation de l’écrit et de l’oral semble indiquer

que dans le champ littéraire africain en son état actuel, toute production écrite

n’est déterminée et ne prend son sens que par sa proximité avec l’oralité ou la

tradition. En termes différents, toute production littéraire africaine qui se

réclame comme telle devra au préalable avoir revendiqué360 en sa faveur les

arguments de la ‘’tradition orale’’ ou reprendre à son compte le discours sur

‘’l’oralité’’ et ‘’la tradition’’.

C’est dans cette perspective qu’à la question posée par Natacha Raschi, sur

l’importance réservée au texte écrit chez certains auteurs comme Zadi, ce

dernier prenant l’exemple de sa représentation poético-dramaturgique qu’est

« le didiga » répond :

Le texte écrit ne précède pas l’œuvre, c’est-à-dire, je commence par

faire travailler les comédiens sur la base de la musique et je les

amène à faire s’expliquer leurs corps (…) il y a des moments où la

358 Nkashama analyse le phénomène des littératures en langues africaines dans un sens où il constitue un phénomène qui permet de bouleverser les mythes faciles des ‘’sociétés sans écritures’’, et introduit une dimension nouvelle du champ littéraire africain. (Voir Nkashama (Pius N’Gandu), Littératures et écritures en langues africaines, Paris, L’harmattant, 1992. 359 Nkashama, Op.cit., Ibid. On peut surtout préciser que malgré les traces historiques et même contemporaines du ‘’texte en langue africaine’’, celui-ci semble inexistant, tant sa production, sa diffusion et sa consommation en tant que « littérature » n’a pas encore l’air d’un processus achevé ou accompli. 360 Faulkner comme d’autres auteurs manipule à son avantage la revendication de la tradition orale. Aussi parvient-il à construire le sud des USA comme espace naturel de la parole, du verbe, de la tradition orale. Willard Thorp écrit : « pourquoi les gens du sud sont-ils les meilleurs conteurs d’histoire du pays ? d’abord les enfants en sont nourris, tout comme ils apprennent à chasser et à monter à cheval. Et il semble qu’il y ait dans le sud plus qu’ailleurs des endroits faits pour raconter des histoires, la cuisine, le salon, le coin du trottoir, devant les banques … Et puis on y a toujours en plus de temps » (Thorp (Willard), A southern reader, New York, 1955, p. 636)

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330

musique et le corps n’expriment plus rien. Le texte alors intervient,

non pas au secours du corps, mais pour prolonger le corps, pour

prolonger les instruments, pour prolonger la voix du chanteur …

mais il (le langage de l’écrit) ne gouverne plus l’œuvre

entièrement 361

Mais « le jeu de l’écriture » c’est en plus de son aspect anthropologique

(rapport intersubjectif et représentation), l’implication qu’il entraîne en tant que

normes socio-esthétiques incorporées : Entendons « habitus » et « illusio ».

En ayant recours à la notion « d’habitus » que propose P. Bourdieu lui-même

l’ayant emprunté à plusieurs autres philosophes et sociologues comme le

révèle Hong Sung-Min :

On peut s’étonner que Bourdieu n’ait jamais véritablement explicité

l’origine de la notion d’habitus. Il n’est cependant pas difficile de

déceler en premier lieu l’influence de Max Weber : l’habitus désigne

en effet souvent le sentiment collectif ou plus exactement ‘’l’ethnos’’

au sens weberien, dans les analyses empiriques de la vie

quotidienne d’aujourd’hui menées par notre auteur (entendons

Bourdieu).

Erwin Panofsky peut aussi à juste titre être considéré comme un

précurseur de Bourdieu, pour ce qui est de l’habitus comme

mentalité collective dans le domaine de l’art (…) l’habitus peut être

rapproché ici de l’inconscient culturel au sens de Lévi-Strauss (…)

C’est dans le cadre de cette problématique d’ordre généalogique

que nous estimons nécessaire de rapprocher notre sociologue de

philosophes comme Bergson et Merleau-Ponty, dont l’apport a été

selon nous fondamental pour la formation de la notion

bourdieusienne d’habitus 362

361 Rashi (Natasa), « le didiga ou art de l’impensable de B.B. Zadi, une lecture » in Nouvelles écritures francophones, vers un nouveau baroque ? Sous la direction de Godin (Jean Cleo) , Presse universitaire de Montréal, 2001, p. 286. 362 Hong Sung-Min, « une généalogie de la notion d’habitus : Bergson, Merleau-Ponty et Bourdieu » in Habitus, corps, domination sur certains présupposés philosophiques de la sociologie de P. Bourdieu, Paris, L’Harmattan, 1999, p. 45.

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331

Il s’agit pour nous d’établir un ‘’autre’’ fondement de la logique de la production

ou de la reproduction sociale en générale, mais surtout une ‘’autre’’ analyse

sociologique de la production littéraire en particulier.

En effet, pour le cas de la production littéraire, notons qu’on a longtemps

assisté à la pérennisation du rapport « acteur » et « structure » en lieu et place

du lien à notre avis nécessaire entre « habitus » et « champ ». C’est dans la

perspective de cette erreur de vue que le phénomène de « l’oralité » et de « la

tradition » a très souvent été interprété selon deux points de vue extrêmes.

Dans un premier temps, les structures objectives du champ littéraire,

inséparables, bien entendu ‘’des conditionnements sociaux’’ engendrés pas les

facteurs historiques et anthropologiques du champ sont perçues d’une façon

réductionniste c’est-à-dire transcendantal ou anhistorique tendant à expliquer

« le jeu de l’écriture » comme le fait d’un processus ‘’automatique’’, c’est-à-dire

une sorte de loi naturelle, proche d’un effet d’usure mécanique ou encore le fait

d’un héros ‘’origine’’ ou ‘’père’’ incrée du changement des règles littéraires.

Dans ce sens, presser par exemple A. Kourouma comme « le premier écrivain

africain ‘’original’’ et/ou ‘’authentique’’ pour avoir dit-on ‘’bousculer la langue

française’’ en la ‘’malinkinisant’’ sans situer Kourouma dans les conditions

objectives du champ (rapport à ses pairs, histoire et état du ‘’jeu de l’écriture’’)

c’est-à-dire en définitive l’ensemble des dispositions, des potentialités et des

pratiques incorporées, c’est non seulement prolonger cette erreur de vue mais

c’est, faute d’analyse profonde, satisfaire au vieux fantasme scientifique « du

jamais vu ». Car, à notre avis, des soleils et des indépendances, parce qu’il

innovait sans rien inventer n’apportait vraiment « rien de nouveau sous le

soleil » littéraire africain, pour peu qu’on tienne compte de l’histoire des règles

du champ à partir de la notion « d’habitus » dont les effets quoique différents

selon les acteurs étaient déjà perceptibles depuis certains ‘’ nomothètes’’

comme Maran, Senghor, Césaire, Yambo Ouloguem et bien sûr Kourouma lui-

même sans pour autant qu’il soit situé à l’origine du champ ou au-delà du

champ à la manière de Prométhée « voleur de feu » bienfaiteur des humains.

Dans un second temps, il s’agit quelquefois de partir de postures exagérément

marxistes c’est-à-dire matérialistes pour prétendre que toute pratique (les

marxiens diraient ‘’praxis’’) présuppose un travail de construction lié

absolument à la « pensée de corps », c’est-à-dire « conscience de groupe ».

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332

On prolongera alors ce point de vue dans un sens où « l’oralité » et « la

tradition » doivent refléter ‘’la conscience de classe ou de race’’. Autrement dit,

le jeu de l’écriture ne prend son sens qu’à partir d’une équation posée avec les

écrivains et leurs espaces géographiques, leurs nations politiques, leurs

idéologies d’appartenance ou même leurs races biologiques. Nous avons

longuement décrit le phénomène dans la première partie de notre étude :

l’oralité et la tradition deviennent des ressources littéraires gérées ou

revendiquées d’une façon monopolistique par les écrivains issus des régions

dominées (Afrique, Antilles, Amérique du Sud).

Le débat surprenant engagé autour de la personne de Marie N’Diaye, pour

savoir si elle devait appartenir à la France ou à l’Afrique littéraire ne fait

qu’illustrer notre point de vue et renforcer notre option.

Cela dit, quels sont les apports de « l’habitus » pour une meilleure

appréhension du « jeu de l’écriture » africain ?

Afin de ne pas céder à la tentation de théoriser*363 sur la notion déjà bien

connue « d’habitus », disons simplement à partir de ce qui précède que

l’habitus permet

d’échapper à la fois à la philosophie du sujet, mais sans sacrifier

l’agent, et à la philosophie de la structure, mais sans renoncer à

prendre en compte les effets qu’elle exerce sur l’agent à travers

lui 364

Cela revient à dire que « l’habitus » pour ne pas dire « habitude » est

la capacité génératrice, voir créatrice qui est inscrite dans le

système des dispositions comme art au sens fort de maîtrise

pratique 365

363 On tomberait dans une longue analyse philosophique mais aussi politique à partir du rapport perceptible entre « habitus » et « violence symbolique », « habitus » et « pouvoir-domination » c’est-à-dire empruntant le voile de l’idéologie dominante. On étudierait donc le lien théorique pouvant exister entre Bourdieu et Marx, Bourdieu et Sartre, Merleau-Ponty, Bourdieu et Foucault (Hong Sung-Min, Op.cit., Ibid.) 364 Bourdieu (P.) avec Loïc Wacquant, Réponses. Pour une anthropologie réflexive, Paris, Seuil, 1992, p. 97. 365 Bourdieu (P.) avec Loïc Wacquant, Op.cit., Ibid.

Page 334: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

333

Bourdieu reconnaît lui-même que tel que défini « l’habitus » entretient

beaucoup de similitude avec la théorie de « l’habit » de Dervey366 lequel

l’entend non pas en tant qu’habitude répétitive et mécanique mais « rapport

actif et créateur du monde ».

Si on revient au « jeu de l’écriture » africain construit autour de l’idée du

« retour à la source du simal », on pourra expliquer les nombreux recours ou

références à « l’oralité » et à « la tradition » dans le champ littéraire africain,

non comme des réactions ‘’spontanées’’ instantanées ou surgies ex-nihilo, mais

comme des ‘’manières d’écrire’’ ou ‘’des savoir-faire’’, riches de toute l’histoire

et l’anthropologie des auteurs entre eux selon les différentes époques et celles

du champ lui-même dans son fonctionnement ou déroulement factuel.

Ainsi, de même que dans le domaine économique « l’habitus rationnel »367 qui

est la condition préalable d’une pratique économique ajustée, adaptée ne peut

se construire, se développer que lorsque sont données certaines conditions de

possibilité, économiques particulières (la possession par exemple du minimum

de capital économique et culturel requis pour être ‘’homo oeconomicus’’), de

même « l’habitus littéraire » ici vu comme « normes littéraires incorporées » ne

peut se comprendre indépendamment d’une histoire et d’une anthropologie du

« jeu de l’écriture » ; mieux la pratique littéraire elle-même ne peut s’effectuer

efficacement que sous l’effet des conditions de production littéraire elles-

mêmes inséparables des conditions d’effectuation des habitus qui peuvent être

à leur principe :

L’habitus contribue à constituer le champ comme monde signifiant,

doué de sens et de valeur, dans lequel il vaut la peine d’investir son

énergie. Il s’ensuit deux choses : premièrement, la relation de

connaissance dépend de la relation de conditionnement qui la

précède et qui façonne les structures de l’habitus ; deuxièmement, la

science sociale est nécessairement une « connaissance d’une

366 Dervey écrit : « à travers les habitudes (habit) formées dans le commerce avec le monde, nous habitons aussi le monde, il devient notre demeure et la demeure dait partie de chacune de nos expériences ». Sa définition de « l’esprit » (mind) comme « principe actif toujours disponible, se tenant à l’affût et fondant sur tout ce qui se présente ç lui » est proche de « l’habitus » de Bourdieu. (Voir Dervey, art as experience, 1958, p. 204 repris par Pierre Bourdieu et Loiïc Wacqant, Op.cit., p. 98) 367 Bourdieu (P.), Algérie 60, structures économiques et structures temporelles, Paris, Minuit, 1977.

Page 335: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

334

connaissance » et doit faire place à une phénoménologie

sociologiquement fondée de l’expérience primaire du champ368

Il s’ensuivra par ailleurs que « le jeu de l’écriture » en tant que maîtrise pratique

des règles du champ engage ce jeu lui-même non seulement comme

« enjeux » mais aussi comme « intérêt spécifique » d’où sa désignation par un

autre concept bourdieusien : « l’illusio ».

Le concept « d’illusio » engage une réflexion longtemps demeurée sans

réponse ou du moins à laquelle ‘’la science littéraire’’ et la philosophie de l’art

n’ont jusque là apportée qu’une réponse partielle369. On peut l’énoncer

laconiquement sous forme de questionnement : « pourquoi les écrivains

écrivent-ils de telle ou telle manière selon les époques » ? Ce qui traduit

subrepticement la question : « pourquoi écrit-on ? A quoi sert la littérature ? ».

Tout ce questionnement pour trouver une réponse efficace doit investir la notion

« d’intérêt » mais en rupture avec un sens utilitariste ou non-utilitariste comme

l’affectionnaient une anthropologie philosophique naïve ou une certaine

hagiographie scientifique, lesquelles concevaient toutes pratiques sociales dont

le métier d’intellectuel ou comme c’est le cas ici, la pratique de la littérature soit

comme « désintéressement » c’est-à-dire conduite humaine enchantée et

mystifiée ou inversement comme « intérêt » du type économiste.

Je préfère aujourd’hui utiliser le terme « illusio » puisque je parle

toujours d’intérêts spécifiques, qui sont à la fois présupposés et

produits par le fonctionnement de champs historiquement délimités

(…)

Pour comprendre la notion d’intérêt, il faut voir qu’elle est opposée

non seulement à celle de désintéressement ou de gratuité, mais

aussi à celle d’indifférence. Etre indifférent, c’est être non motivé par

368 Bourdieu (P.) avec Loïc Wacquant, Op.cit., p.103. 369 La tradition littéraire a conçu la pratique littéraire selon deux perspectives : une première perspective ou ‘’l’intérêt’’ se conjugue avec ‘’fonction’’ et ‘’utilité’’ suivant le modèle appliqué par Zola et l’affaire Dreyfus. Marx et Sartre attribuent dans la même perspective ‘’l’intérêt’’ de la littérature à une entreprise prométhéenne. Mais inversement un autre point de vue voit cet ‘’intérêt’’ comme « plaisir » non pas toujours au sens bourgeois, mais au sens de « désintérêt ». Il s’agit dans notre cas de concevoir la pratique littéraire comme une « économie non économique » mais une économie tout de même « intéressée » et intéressante.

Page 336: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

335

le jeu : Comme l’âne de Buridan, ce jeu ma laisse indifférent, ou

comme on dit en français, ça m’est égal.

L’indifférence est un état axiologique de non-préférence en même

temps qu’un état de connaissance dans lequel je suis incapable de

faire la différence entre les enjeux proposés.

Tel était le but des stoïciens : atteindre un état d’ataraxie (ataraxia

signifie le fait de ne pas être troublé).

L’illusio est l’opposé de l’ataraxie : c’est le fait d’être investi, pris

dans le jeu et par le jeu. Etre intéressé, c’est accorder à un jeu social

déterminé que ce qui y survient a un sens, que ses enjeux sont

importants et dignes d’être poursuivis 370

A travers cette longue citation empruntée à Bourdieu, il apparaît que l’intérêt de

la littérature réside moins dans la forme engendrée et exigée par l’économie

capitaliste371 laquelle considère comme « désintérêt » tout ‘’intérêt spécifique’’

non réductible aux formes ordinaires de l’intérêt économique. L’intérêt de la

littérature ou si l’on veut le jeu de cette littérature « intéressée » que nous

désignons « illusio littéraire » relève encore moins d’une conception hédoniste

que propose Roland Barthe suivant la tradition des formalistes russes, laquelle

pose « l’intérêt » littéraire en terme de « plaisir » et/ou « désintéressement »

oubliant du coup que le plaisir lui-même est un capital rare donc cher, c’est-à-

dire « intéressé ».

« L’intérêt littéraire » s’il se conçoit comme « illusio » vient alors se poser à

l’antipode de cette approche qui loin d’être un invariant anthropologique

propose « l’intérêt » comme « un arbitraire historique » selon le point de vue de

Marcel Mauss, lequel écrit au terme de ses recherches sur les échanges pré-

capitalistes ou la logique du « don » :

si quelque motif équivalent anime chefs trobriandais ou américians,

clans adamans, etc. ou animait autrefois généreux hindous, nobles

germains et celtes dans leurs dons et dépenses, ce n’est pas la

froide raison du marchand, du banquier, du capitaliste 372

370 Bourdieu avec Loïc Wacquant, Op.cit., p.92. 371 L’opposition de Bourdieu à l’économiste est manifeste dans ses premiers travaux ethnographiques sur le sens de l’honneur chez les Kabyles. (Voir Bourdieu, Esquisse d’une théorie de la pratique, précédée de trois études d’ethnologie Kabyle, Genève, Droz, 1972). 372 Mauss (Marcel), Essai sur le don, forme archaïque de l’échange, Année sociologique, Nouvelle série, 1923-1924.

Page 337: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

336

Autrement dit, dans ces civilisations

On est intéressé, mais d’autres façons que de notre temps 373

C’est dire qu’avec la notion « d’illusio », la littérature en générale, la littérature

africaine dans son aspect francophone en particulier peut-être située dans le

registre de toutes les pratiques sociales (économie domestique : échanges à

l’intérieur de la famille ou entre des générations comme dans la société Kabyle,

économie de l’offrande : transaction entre les églises et les fidèles par exemple)

dont « l’intérêt » se fonde sur « une économie non économique » c’est-à-dire

sur une économie différente de l’économie du calcul dont l’ordre repose

essentiellement sur les espèces sonnantes et trébuchantes. Elles n’est pas non

plus un nouveau paradigme économique dominé par la morale tel que le

propose Amartya sen374. Cette pratique adopte plutôt la logique d’une

« économie des biens symboliques »375.

Précisons en outre que « le symbolique » n’est pas une donnée dévaluée au

regard du ‘’sens pratique’’. Il s’agit d’un capital à forte valeur, dont le prix peut

être équivalent, sinon supérieur au prix matériel. En effet, « le symbolique »

engage des enjeux non matériels et difficilement quantifiables, dont la valeur

est déterminée par la relation de « croyances » et de « sacré » qu’il institue.

Dans les sociétés agraires, par exemple, le « prêt » de bœufs est une

transaction importante qui ne peut se comprendre que dans la considération de

la réciprocité symbolique : respect, hommage, honneur, dette morale. Bourdieu

le définit :

le capital symbolique est ce capital dénié, reconnu comme légitime,

c’est-à-dire méconnu comme capital (…) qui constitue sans doute

avec le capital religieux, la ‘’seule forme possible d’accumulation’’

lorsque le capital économique n’est pas reconnu 376

373 Loïc Wacquant, Op.cit., notes, p.238. 374 Voir Amartya sen (Prix nobel d’économie, 1998), L’économie est une science morale,Paris, Odile Jacob,(traduction française), 2003. également Un nouveau modèle économique, développement, justice, Liberté, Paris, Odile Jacob, 2000. 375 Bourdieu « la production de la croyance : contribution à une économie des biens symboliques » in Actes de la recherche en sciences sociales, n°13, 1977. 376 Bourdieu, le sens pratique, déjà cité, p.200-202.

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337

Plus précisément ‘’le symbolique’’ comme le matériel ne prend son sens

légitime que parce qu’il est le fait d’une adhésion immédiate et de socialisation

qui engendre le groupe et que ce dernier fonde à son tour :

Toutes ces propriétés du champ littéraire telles qu’elles sont exposées peuvent

alors servir à répondre à la question portant sur ‘’l’intérêt’’ de la pratique

littéraire ou si l’on veut sur ‘’le pourquoi du comment’’ du jeu de l’écriture

littéraire à certains moments donnés du champ.

Sous forme de résumé, on peut répondre que le champ littéraire africain, à

l’instar de tous les autres champs et de toutes les autres pratiques sociales

« est un espace de jeu proposant certains enjeux à partir d’un système de

dispositions (habitus) fondant un sens du jeu et des enjeux lesquels impliquent

à la fois l’inclination et l’aptitude à jouer le jeu ou à prendre intérêt au jeu

(illusio) »377. Autrement dit, ce qui fait qu’un agent dans un champ économique,

politique, intellectuel ou culturel (comme c’est le cas ici avec la littérature) ne

peut être indifférent à la participation du « jeu » institué, c’est bien la croyance à

la valeur et l’intérêt du jeu des enjeux . Ainsi, de même que « l‘illusio

économique » , constituant la condition et le produit de l’émergence du champ

économique repose selon Pareto, sur la recherche de la maximisation du profit,

« l’illusio littéraire » propre au champ africain, justifiant les luttes pour le

monopole de la définition du mode littéraire légitime trouve sa réalisation dans

la sollicitation par les créateurs des ressources orales et traditionnelles et la

croyance construite en ces ressources.

De ce fait, dire que des écrivains africains sont comme « les lamentins buvant à

la source du simal », c’est exprimer le fondement et le fonctionnement des

règles littéraires africaines depuis certains moments historiques du champ,

mais c’est également considérer le jeu de l’écriture comme ‘’ressources à

investir’’.

377 « Il est vrai qu’une certaine forme d’adhésion au jeu, de croyance dans le jeu et dans la valeur des enjeux, qui fait que le jeu vaut la peine d’être joué, est au principe de fonctionnement du jeu et que la collusion des agents dans l’illusio est au fondement de la concurrence, qui les oppose et qui fait le jeu lui-même » voir Bourdieu , les règles del’art, p316-317. egalement Bourdieu, Questions de sociologie, Paris, Minuit, 2002, p.34.

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338

Le capital escompté n’est rien d’autre qu’une définition du rapport structurel

entre les agents ou acteurs, c’est-à-dire entre ‘’dominants’’ et ‘’dominés’’, entre

‘’classiques’’ et ‘’nouveaux venus’’, voire entre ‘’pionniers’’ et ‘’prétendants’’.

II –ENJEU DU DISCOURS

Nous venons de voir que le patrimoine oral et traditionnel est la matrice d’un

continuum dans la pratique de la littérature africaine francophone. Il se présente

sous plusieurs formes ; une forme textuelle, une forme para-textuelle,

hypotexuelle ou hypertextuelle et une forme conceptuelle. Mais plus que la

forme textuelle elle-même, ou plus que les items de la culture orale et

traditionnelle, c’est le discours produit par les écrivains ou les critiques sur les

textes qui semble constituer la différence fondamentale entre les auteurs mis

en jeu et les différentes formes textuelles proclamées.

L’interprétation la plus évidente c’est que comme pour tout champ, la saisie de

la dynamique littéraire africaine nécessite une séparation entre la forme

proclamée de l’écriture et celle du discours qui l’accompagne. Autrement dit,

l’écriture et/ou le discours d’un écrivain à l’intérieur de ce champ ne peut

s’imposer qu’en relation, c’est-à-dire en opposition ou en concurrence avec les

autres forces (écriture et/ou discours) en jeu dans le champ.

Pour dire les choses en termes plus précis, disons que la forme orale et/ou

traditionnelle des textes pionniers et des prétendants n’est vrai qu’en ce qu’elle

participe de ce jeu de l’écriture et de l’enjeu du discours à l’intérieur desquels

s’inscrivent toutes les littératures et tous les écrivains, particulièrement Senghor

/ Césaire et Zadi / Pacéré.

Il s’agit à présent à partir de la coupure jeu de l’écriture/enjeu du discours

d’analyser les ‘’acquis’’ incorporés d’une part et d’autre part les positions et

Page 340: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

339

prises de positions dont les acteurs tiennent ou acquièrent leur légitimité

littéraire.

A: « LIBIDO DOMINANDI » LA GERONTOCRATIE OU LE

POUVOIR DES ANCIENS / LA SUBVERSION OU LA

PRETENTION DES PRETENDANTS

Analyser l’enjeu du discours littéraire dans sa dualité avec le jeu de l’écriture,

sous le prisme de la « libido dominandi » c’est percevoir le rapport qui lie

Senghor/Césaire et Zadi/Pacéré ainsi que tous les autres écrivains entre eux

en termes de « domination ». Cette vision de la domination peut être analogue

à celle que Bourdieu perçoit entre l’homme et la femme. Mais contrairement à

« la domination masculine »378, la domination entre les écrivains tient plus de

leurs positions structurales dans le champ ou du « capital » qu’ils tirent de leurs

‘’investissements littéraires » que de leur nature biologique, de leur sexe ou de

leurs classes sociales hiérarchisées. Autrement dit, cette domination ne saurait

rencontrer

Une construction arbitraire du biologique, et en particulier du corps,

masculin et féminin, de ses usages et de ses fonctions, notamment

dans la reproduction biologique, qui donne un fondement en

apparence naturel de la vision andocentrique de la division du travail

sexuel et de la division sexuelle du travail, et par là de tout le

cosmos379

Au demeurant, des deux formes de domination partagent la même propriété à

savoir celle de « violence symbolique » qu’il nous faut élucider avant d’évaluer

378 Bourdieu (P.), La domination masculine, Paris, seuil, 1998 (déjà cité). 379 Bourdieu, Op.cit., p. 40.

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340

les différents capitaux qui fondent la position légitime des pionniers en relation

verticale à celle des prétendants et vis versa.

Sans prétendre la saisir totalement380, on peut au moins remarquer que parce

qu’elle porte sur le processus d’une construction sociale naturalisée de la

domination, « la violence symbolique » soulève une question centrale qui est de

savoir : « comment dominés et exploités finissent-ils par intérioriser leur

soumission au point de la juger normale ou naturelle ?381

Il s’ensuit que la pratique de la littérature à l’instar du rapport amoureux, du

plaisir sexuel ou du jeu politique ou encore de la relation religieuse est soumise

à un enjeu de « pouvoir ».

Mais ce pouvoir ici n’est pas monstrueux comme celui de Sartre, il n’est pas

« un appareil » à la fonction répressive sur le modèle d’Althusser, il ressemble

moins à certains égards au pouvoir de Marx en ce qu’il entraîne « un effet de

délégation » et non « un effet d’aliénation »382.

Autrement dit, à travers le concept de « violence symbolique », il ne s’agit pas

seulement de décrire l’état de domination à la manière de ce que Hegel

entreprend à propos du maître et de l’esclave, mais il est aussi question de

s’attacher à saisir la forme précise de la domination dans la mesure où le

pouvoir n’est pas réductible à l’état de domination, mais il est la condition qui

détermine la formation de toute entité sociale (champ, institution).

Ainsi, de même que le pouvoir chez Foucault383 est une espèce de jeu

stratégique lié à l’institution où à la manière dont cette dernière agence et

détermine les rapports de force ; de même également que Weber met en

évidence son analyse du pouvoir religieux comme charisme dans un sens où la

domination exige la reconnaissance de l’autorité religieuse du prêtre par les

adeptes, de même le pouvoir ou la domination bourdieusienne que nous

percevons entre les écrivains est un ‘’conflit’’ qui vise à « transformer les

380 En effet, il semble difficile de définir clairement les modalités de la violence symbolique parce qu’elle diffère en fonction des cas auxquels elle s’applique. L’utilisation de ce concept diverge ainsi selon qu’il s’agit de l’analyse du système scolaire (La reproduction), de celle de la vie quotidienne (dans La distinction) ou encore celle de l’Etat (La noblesse d’Etat). (Hong Sun-Mim, Op.cit., p.142.) 381 E.Terray, « réflexion sur la violence symbolique » in autour de Pierre Bourdieu, Actuel Marx, n°20, 1996, p. 19. 382 Bourdieu, « la délégation et le fétichisme politique », Actes de la recherche en sciences sociales, n°52-53, Juin 1984, p.49-55. 383 Voir Foucault (Michel), Dits et écrits 1954-1988, Paris ; Gallimard,1994 p. 223-299. Egalement surveiller et punir, Gallimard, 1985, p.140.

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341

rapports de force en rapport de sens »384, c’est-à-dire sous l’effet de domination

ici « symbolique » consiste à faire adhérer les dominés à la règle présentée

comme légitime par les dominants :

Le mystère du ministère n’agit qu’à la condition que le ministre

dissimule son usurpation, et l’imperium qu’elle lui confère, en

s’affirmant comme simple ministre.

Le détournement au profit de la personne des propriétés de la

position n’est possible que pour autant qu’il se dissimule c’est la

définition même du pouvoir symbolique.

Un pourvoir symbolique est un pouvoir qui suppose la

reconnaissance, c’est-à-dire la méconnaissance de la violence qui

s’exerce à travers lui. Donc la violence symbolique du ministre ne

peut s’exercer qu’avec cette sorte de complicité que lui accordent,

par l’effet de la méconnaissance qu’encourage la dénégation, ceux

sur qui cette violence s’exerce385.

Ce qui précède implique que le « pouvoir » quand il se joue sous la forme d’une

« violence symbolique » engage deux problèmes majeurs ayant trait à la

question de « la conscience » et à celle de « capital ».

Ainsi s’aperçoit-on dans le premier cas que du fait de « l’habitus » et de

« l’illusio », le pouvoir littéraire à l’instar de tous les pouvoirs constitués par ‘’le

symbolique’’ prend forme ou s’exerce non dans la logique pure « des

consciences connaissances »386 mais à travers

Les schèmes de perception, d’appréciation et d’action qui sont

constitutifs des habitus et qui fondent en deçà des décisions de la

conscience et des contrôles de la volonté, une relation de

connaissance profondément obscure à elle-même387

384 Hong Sun-Mim, Op.cit., p. 210. 385 Bourdieu, Op.cit., p. 56. 386 Bourdieu, la domination masculine, p. 58. 387 Bourdieu, Ibid., p. 59.

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342

Autrement dit, le pouvoir symbolique et la croyance qui le fonde ne sont pas en

soi des faits conscients d’eux-mêmes, ils relèvent plutôt d’une adhésion

immédiate, d’une soumission construite subtilement par la structure du champ

avec la complicité des agents (dominants et dominés) eux-mêmes. C’est cette

absence de ‘’conscience de la conscience’’ que Bourdieu nomme encore

« méconnaissance collective » :

La force symbolique est une forme de pouvoir qui s’exerce sur le

corps, directement, et comme par magie, en dehors de toute

contrainte physique ; mais cette magie n’opère qu’en s’appuyant sur

des dispositions déposées, tels des ressorts, au plus profond des

corps. Si elle peut agir comme un déclic (…) c’est qu’elle ne fait que

déclencher les dispositions que le travail d’inculcation et

d’incorporation a déposées en ceux ou celles qui, de ce fait lui

donnent prise (…) Autrement dit (…) elle s’exerce pour l’essentiel de

manière invisible avec un monde physique symboliquement structuré

et de l’expérience précoce et prolongée d’interactions habitées par

les structures de domination388

Il advient dans ces conditions que le pouvoir, sous cet aspect symbolique se

démarque de l’idéologie en tant que représentation déformée, présuppose

l’intervention de la conscience du sujet, contrairement à la thèse

bourdieusienne de la domination relevant d’un code symbolique dont l’origine

est rendue visible par des dispositions infra-conscientes.

Dans le second cas, le pouvoir littéraire en tant que pouvoir situé

fondamentalement dans le registre du symbolique est générateur d’un capital

tout aussi « symbolique » mais perceptible sous différentes espèces :

J’ai montré que le capital se présente sous trois espèces

fondamentales (chacune d’elles ayant des sous-espèces), à savoir,

le capital économique, le capital culturel et le capital social. A ces

trois espèces, il faut ajouter le capital symbolique qui est la forme

388 Bourdieu, Ibid., p. 59-60.

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343

que l’une ou l’autre de ces espèces revêt quand elle est perçue à

travers les catégories de perception qui en reconnaissent la logique

spécifique389

Comment peut on alors saisir le capital symbolique ?

Le capital symbolique est une propriété quelconque, force physique,

richesse, valeur guerrière qui perçue par les agents sociaux dotés

des catégories de perception et d’appréciation permettant de la

percevoir, de la connaître et de la reconnaître, devient efficiente

symboliquement, telle une véritable force magique : une propriété

qui parce qu’elle répond à des « attentes collectives », socialement

constituées, à des croyances, exerce une sorte d’action à distance,

sans contact physique390

On voit apparaître qu’en considérant la pratique de l’écriture en générale et de

la littérature africaine dans le champ francophone particulièrement comme

soumise à la génération d’un capital, nous prolongeons volontiers le point de

vue développé depuis le départ selon lequel certaines pratiques comme celles

de la littérature peuvent avoir une raison immanente, qui ne peut être réduite à

la raison économique, justement parce que l’économie de telles pratiques peut

être alors définie selon une variété de fonctions et de fins.

On peut dès lors raisonnablement analyser ou évaluer la lutte ayant lieu dans le

champ littéraire africain autour de l’oralité et de la tradition à partir du cas

Senghor/Césaire et Zadi/Pacéré dans la perspective de l’acquisition par eux

d’un « capital symbolique » sans que celui-ci soit pour autant une ressource

moins réelle ou non efficace.

Par ailleurs, loin de réduire l’univers des différentes formes de ‘’ conduits

littéraires’’ observées de part et d’autre à des réactions mécaniques ou à des

actions intentionnelles, nous postulons que ces pratiques peuvent être

raisonnables sans être le produit d’un dessein raisonné ou d’un calcul

conscient. 389 Bourdieu et Loïc Wacquant, p. 94. 390 Bourdieu, « l’économie des biens symboliques » in Raisons pratiques, p.189.

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344

Autrement dit, par méconnaissance ou ignorance des règles du champ ces

écrivains à l’instar des ‘’peintres naïfs’’ (le Douanier-Rousseau ou Brisset, par

exemple) peuvent « ne pas savoir ce qu’ils font »391.

Mais inversement, s’ils ont comme Yambo Ouloguem, connaissance de ces

règles supposées déterminer leurs ’’conduits littéraires’’*392, ils ne peuvent pour

autant apparaître comme « cyniques ou imposteurs ».

Analysons à présent les capitaux que possèdent Senghor/Césaire et

Zadi/Pacéré et dont ils tiennent leurs légitimités littéraires.

LE DROIT D’AINESSE LITTERAIRE

Le premier capital dont jouissent les pionniers est celui qu’on peut

imparfaitement appelé « le droit d’aînesse littéraire »393. Il s’agit d’un fait de

vieillissement littéraire analogue au processus de vieillissement social et de

l’idée de gérontocratie qu’il entraîne. Mais le vieillissement ici est indépendant

de l’âge biologique. En effet, même si la société africaine détient encore à

certains égards quelques traces du pouvoir ou du respect dû à l’âge biologique,

on ne saurait réduire la position dominante des pionniers au fait de l’âge

biologique.

La gérontocratie qu’ils exercent relève essentiellement de leur date d’entrée

dans le champ littéraire, de leur participation au jeu littéraire à l’acquisition par

eux « d’un pouvoir littéraire ou d’accès à un ordre des dignités littéraires »394.

En d’autres termes, le vieillissement consiste à

’’faire date’’, à toucher au passé, à devenir classiques ou déclassés,

à se voir rejeter hors de l’histoire où à ‘’passer à l’histoire’’, à l’éternel

présent de la culture consacrée (…)395

391 Confessons que cette absence de ‘’conscience’’ ou cette méconnaissance des règles du champ peut être préjudiciable à une nette conception de l’auteur et son œuvre posés alors comme produits d’un acte ‘’inconscient’’ (nous le soulignons). 392 On peut interpréter Lettre à la France nègre (déjà cité) comme une exposition de quelques règles du champ africain telles que perçues par Yambo Ouloguem. 393 Nous le soulignons. 394 Viala (Alain), Naissance de l’écrivain (déjà cité), p.162 et 176. 395 Bourdieu, les règles de l’art (déjà cité), p.221.

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345

On sait que Senghor et Césaire font leur entrée dans le champ à partir des

années 1930, mais ils ne deviennent ‘’auteurs’’ et/ou ‘’écrivains’’ comme

l’entendraient les classiques396 qu’à partir des années 1940 (le cahier d’un

retour au pays natal et chants d’ombre paraissent entre 1945 et 1947).

Entre cette période et l’année des premières publications de zadi et Pacéré, on

peut dénombrer au moins trois décennies (fer de lance (Livre I) et refrains sous

le Sahel paraissent respectivement en 1975 et 1976).

Les premiers (les pionniers) auront eu ainsi le temps d’imposer aux seconds

des schèmes de perception ou d’appréciation, c’est-à-dire des règles de

production devenues des normes transcendantes et éternelles.

Ils deviennent également auteurs d’anthologie ou apparaissent dans plusieurs

anthologies. Senghor par exemple se pose en ‘’sélectionneur’’ ‘’d’un corps

d’écrivains’’ digne de ce nom à travers son anthologie nègre et malgache

(1947).. Quant à Césaire, il bénéficie de plusieurs anthologies comme celle

offerte par l’Imprimerie nationale (1996) ou encore celle composée de textes

choisis et présentés par Guy Ossito Midiohouan (Aimé Césaire pour aujourd’hui

et pour demain, anthologie, 1995).

On peut pour être bref affirmer à partir de ces quelques exemples que ‘’le droit

d’aînesse littéraire’’ est une valeur symbolique (de l’espèce sociale

spécialement) dont le valeur est reconnue et renforcée par la relation qui peut

être perçue entre les pionniers et les prétendants :

Le vieillissement des auteurs, des œuvres ou des écoles est tout

autre chose que le produit d’un glissement mécanique au passé : il

s’engendre dans le combat entre ceux qui ont fait date à leur tour

sans renvoyer au passé ceux qui ont intérêt à arrêter le temps, à

éterniser l’état présent ; entre les dominants qui ont partie liée avec

la continuité, l’identité, la reproduction et les dominés, les nouveaux

entrants qui ont intérêt à la discontinuité, à la rupture, à la différence,

à la révolution (…)397

396 Les mots « d’auteurs » et « d’écrivains » intègrent au XVIIe siècle « l’ordre des dignités ». Ils sont alors des référants à un prestige donc objets de sélections. (Voir Viala, Op.cit., Ibid.). Voir également le sens de ces mots selon le dictionnaire de Furetière et les distinctions qu’établissent Chapelain et Boileau. 397 Bourdieu, les règles de l’art, p. 223.

Page 347: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

346

Mais comme nous l’avons vu, le rapport structural entre Senghor/Césaire et

zadi/Pacéré ou la relation de pouvoir existant entre les premiers et les seconds

ne se pose pas en terme de « révolte » ou de « révolution » en tant que

changement radical des positions établies, ou encore de la production d’un

‘’temps nouveau’’. Du moins cette différence radicale n’a pas été perçue au

niveau du jeu de l’écriture, elle ne devient effective ou ne tente de l’être qu’au

niveau du discours sur la forme de l’écriture (métadiscours).

Mais ici encore, l’opposition structurale se définit en terme de filiation. D’où

l’appellation de « prétendants » pour désigner les nouveaux venus dans le

champ, qui comme Zadi et Pacéré prétendent hériter au sens de

reconnaissance ou prolongement des normes littéraires, orales et

traditionnelles établies avant eux :

Faux concepts, instruments pratiques de classement qui font les

ressemblances et les différences en les nommant (…) ils sont

produits dans la lutte pour la reconnaissance par les artistes eux-

mêmes ou leurs antiques attitrés et remplissent la fonction de signes

de reconnaissance (…)398

En percevant alors le rapport Senghor/Césaire et Zadi/Pacéré en termes de

‘’gérontocratie’’ / ‘’prétention’’, le tout soumis à un désir de dominer (libido

dominandi), il apparaît comme allant de soi que Pacéré publie ses échanges

épistolaires avec Léopold Sedar Senghor, alors président de la république du

Sénégal comme un signe de reconnaissance littéraire.

Cette lettre datée du 1er octobre 1976 traduit :

(…) cher Monsieur (…) vos recueils de poèmes, en particulier, sont

d’une facture originale, et la force de votre verbe, où se manifeste la

puissance créatrice de notre terre africaine, m’a séduit. Je note

l’usage que vous faites du rythme fondamental de nos tam-tams

particulièrement dans le recueil intitulé ‘’ça tire sous le Sahel’’, et je

398 Bourdieu, Op.cit., Ibid.

Page 348: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

347

ne peux que vous engager à continuer dans cette voie, tout en ayant

souci de diversifier votre registre rythmique (…) (signé) Léopold

Sedar Senghor399

Il en est de même pour Zadi Zaourou B. qui part d’abord d’une démarche

scientifique en étudiant Césaire400 dont l’œuvre selon lui aurait des liens avec

celles de certaines figures de la tradition orale de son terroir, en la personne de

Madou Dibero que nous avons déjà présenté.

Le rapport symétrique sous forme de syllogisme paraît ici très simple : si

Césaire est littéralement lié à Madou Dibéro, et que Zadi lui-même prétend

puiser ses ressources littéraires à la source du terroir dont il partage la culture

avec Dibero, alors zadi est césairien comme il l’affirmera lui-même à d’autres

occasions401.

Mais être césairien c’est écrire par/contre Césaire, c’est-à-dire emprunter la

voie césairienne (ou anti-césairienne) pour obtenir la reconnaissance, comme

certains disent emprunter la voie christique pour obtenir le salut.

On peut donc constater que ‘’le droit d’aînesse littéraire’’ et la prétention de

succession qu’il entraîne sont de part et d’autres c’est-à-dire pour les pionniers

et les prétendants de précieux ‘’biens’’ littéraires.

Mais on peut aussi déceler une autre forme de capital que génère la littérature

à travers ce qu’on peut également nommer ‘’le laissez-passer littéraire’’

.

LE LAISSEZ-PASSER LITTERAIRE

‘’Le laissez-passer littéraire’’402 est une forme matérialisée des bénéfices

immatériels que procure la pratique de la littérature. Il s’agit comme dans le cas 399 Lettre de L.S. Senghor à Maître Pacéré Titinga, publié par Kabore Lougouet (Hortense) in Maître T.F. Pacéré, origine d’une vie (déjà cité), p. : 216. 400 Zadi Zaourou (B.), Césaire entre deux cultures (déjà cité). 401 A la question par exemple de savoir pourquoi il n’a jamais obtenu un prix littéraire, il répond volontiers : « Césaire non plus n’a jamais obtenu de grand prix littéraire (hormis la distinction que lui accorda le ministre Jack Lang en 1982) et pourtant… ». (Voir annexe, « entretient avec deux prétendants ») 402 Nous le soulignons.

Page 349: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

348

précédent d’une valeur symbolique socialement visible. Cette valeur peut

même s’étendre jusqu’au domaine du financier, mais faute de données

suffisantes mais surtout afin d’éviter le risque de lecture cynique de ces auteurs

et leurs productions arrêtons-nous à son aspect symbolico-social en tant qu’il

équivaut à un précieux carnet d’adresses, un droit d’accès à des cercles ou

milieux restreints, c’est-à-dire un « laissez-passer » ou autorisation ‘’d’entrer’’.

Nous avons déjà perçu ce capital chez les pionniers au cours de l’entre deux

guerre au niveau de certains réseaux ou certaines instances de

reconnaissance littéraire, politique et scientifique (académique) du centre. Nous

avons également évalué et apprécié ce capital toujours chez les pionniers à

partir de la période des indépendances africaines.

On peut rappeler très brièvement ces moments et les évènements marquants

qui leur sont inhérents, ainsi que les avantages insoupçonnés y afférents à

partir des chronologies que proposent tout à tout G.O. Midiohouan et

Jacqueline Sorel403.

En choisissant de partir arbitrairement de 1945, on peut noter avec Midiohouan

ces quelques dates importantes dans la carrière de Césaire :

1945 – Césaire est élu maire de Fort de France, il entre au Parti Communiste

français, il est élu député.

Mais bien avant en 1944, il fait une tournée de conférence de quatre

mois en Haïti.

1946-1947 – Césaire dépose sur le bureau de l’Assemblée Nationale française

un rapport dans lequel il demande le statut de département

français pour la Martinique et la Guadeloupe – réédition du cahier

d’un retour au pays natal publié auparavant avec préface d’André

Breton.

1956 – Césaire quitte le parti communiste français. Communication intitulée

« culture et colonisation » au premier congrès des écrivains et artistes

403 Voir Midihouan (G.O.) Aimé Césaire, pour aujourd’hui et pour demain, anthologie, Op.cit., p. 167-174 et Sorel (Jacqueline), L.S. Senghor, l’émotion et la raison, Sepia, 1995, p.187-196.

Page 350: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

349

noirs à Paris – réédition du cahier par Présence africaine avec une

préface de Petar Guberina.

1957 – Césaire fonde son propre parti, le Parti Progressiste Martiniquais

1958 – Césaire fait voter « oui » au référendum quand Sekou Touré votait

« non »

1960-1963 – publications de Ferrements, Cadastre, Toussaint Louverture, La

tragédie du roi Christophe

1964 – La tragédie est jouée dans plusieurs grandes villes européennes par la

compagnie Jean-Marie Serreau

1966 – La tragédie est jouée à Dakar au Festival des arts nègres – une saison

au Congo est publiée

1969 – Festival panafricain d’Alger – une tempête paraît chez seuil

1977 – 2ème festival des arts nègres à Lagos

1982 – Jack Lang, Ministre français de la culture, remet à Césaire le Grand Prix

national de poésie

1991 – La tragédie du roi Christophe est jouée à la Comédie française

1993 – A l’occasion des 80 ans de Césaire, plusieurs manifestations

d’hommage sont organisées dans de nombreux pays

Quant à Jacqueline Sorel, elle rappelle à propos de Senghor :

1944 – Conférence de Brazzaville

Page 351: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

350

L’école Nationale de la France d’Outre-mer confie à Senghor la chaîne de

linguistique, autrefois occupée par Maurice Delafosse

1945 – En mars, il est désigné pour participer aux travaux de la commission

Monnerville chargée d’étudier la représentation des colonies dans la

future assemblée constituante.

En Août, une bourse du CNRS lui permet de se rendre au Sénégal

pour enquêter sur la poésie sérère. Lamine Gueye, député du Sénégal

au parlement français le persuade de s’engager dans la politique à ses

côtés. Senghor est élu pour représenter l’électorat du 2ème collège,

celui du petit peuple des campagnes.

1946 – En septembre, Senghor se marie avec Ginette Eboué, la fille du

gouverneur général de l’AEF.

En octobre à Bamako naît le RDA (Rassemblement Démocratique Africain).

1947 – Le soulèvement malgache en mars, la grève des cheminots du Dakar-

Niger en octobre et les contacts avec ses électeurs mobilisent l’énergie

du député de la brousse, tandis que la revue d’Alioune Diop Présence

Africaine, qui voit le jour en décembre requiert le soutien de l’écrivain

Senghor.

1952-1954 – Le président du BDS (Bloc Démocratique Sénégalais) renforce sa

popularité au Sénégal, l’écrivain Senghor augmente sa notoriété

sur la plan international. Il publie notamment un manuel scolaire,

la belle histoire de Leuk-le-lièvre, une étude sur Victor Hugo et

divers articles sur la civilisation africaine.

1955 – Sous le gouvernement d’Edgar Faure, Senghor devient secrétaire d’Etat

à la présidence du conseil.

1956 – A paris, le 19 septembre se tient le premier congrès des artistes et

écrivains noirs – le 29 septembre, il est élu maire de Thiès, publication

d’Ethiopiques.

Page 352: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

351

1963 – Senghor instaure un règne présidentiel fort

- plusieurs prix littéraires confirment son audience internationale

- naissance de l’OUA (Organisation de l’Unité africaine) à Addis-Abeba.

1967 – Senghor recueille de nombreux honneurs pour ses œuvres littéraires

Attentat contre le chef de l’état, le coupable sera condamné à mort et

exécuté.

1980 – L. Senghor se retire de la vie politique en laissant le pouvoir à Abou

Diouf pour se consacrer désormais à la culture.

Il deviendra Docteur Honoris Causa de nombreuses universités.

1981 – En octobre, il est reçu à l’Académie des sciences d’Outre-mer.

1984 – le 29 mars, l’Académie française accueille Senghor sous la coupole.

Edgar Faure l’intronise auprès des académiciens.

1990 – Le 12 mai, inauguration à Alexandrie (Egypte) de l’Université

internationale de langue française Léopold S. Senghor.

1995 – 18 mars, A Verson, dans la région de Caen, inauguration en présence

de nombreuses personnalités, d’un espace culturel portant le nom de

L.S. Senghor.

Le rappel de ces évènements, loin de paraître banal ou insignifiant nous permet

de noter d’abord une intrication du littéraire et des autres activités de la vie

sociale. Il permet ensuite de voir comment subtilement au fil des ans, la

pratique de la littérature est devenue pour Césaire et Senghor une activité

d’une rentabilité appréciable. Elle sert à effacer la clôture des cercles fermés, à

tisser des amitiés fort utiles, donc à ‘’investir’’ en vue d’obtenir un capital dont le

plus manifeste peut être contenu dans les honneurs ou autres marques de

respects et de distinction.

Page 353: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

352

Mieux que cet aspect personnel ou individuel, l’entreprise d’écriture ou la

pratique de la littérature est une véritable valeur sociale pour la collectivité,

comme le rapporte encore à juste titre Midiohouan à propos de Césaire :

Pour nous, noirs du XXe siècle, Césaire n’est pas un écrivain comme

les autres. Il est notre guide spirituel, un bien précieux que nous

nous devons de transmettre en héritage au siècle qui vient404

Si cette assertion est valable pour Césaire et Senghor, elle l’est également pour

tout écrivain, notamment pour Pacéré et Zadi.

C’est pourquoi sans rappeler ce que nous avons déjà évoqué concernant

l’audience ou la renommée puis la respectabilité qui en découle, de Pacéré à

l’intérieur de son pays et au niveau international, on peut affirmer qu’il y a aussi

chez lui comme chez Zadi une influence de la littérature sur la vie sociale. Ainsi

peut-on constater avec Hortense L. Kabore que les activités de Pacéré partent

bien entendu du littéraire (productions d’œuvres littéraires, poèmes, traductions

et transcriptions de poèmes oraux et traditionnels, articles scientifiques et

journalistiques, conférences sur l’écrivain la littérature et la société, oraisons

funèbres à Nazi Boni, Dim Dolobson, Niangoran Porquet) au politique (amitiés

et correspondance avec le président de la république d’alors, Sangoulé

Lamizana405, oraison au président Maurice Yaméogo, discours sur des

évènements ou sujets politiques comme l’amnistie, le syndicalisme, la

démocratie au Burkina Faso) en passant par le juridique et l’humanitaire (la

justice, les droits de l’homme ; notamment le procès du dictateur malien déchu

Moussa Traore, le tribunal d’Arusha – Tanzanie – pour le Rwanda, la défense

des journalistes emprisonnés pour délit de presse avec le cas de l’écrivain-

journaliste Tère Youssouf Gueye en Mauritanie en 1986, avec d’autres

confrères comme Ly Djibril, Ibrahim sarr, Saydou ann, cf. les entrailles de la

terre).

404 Discours de Nicéphore Dieudonné Soglo, alors président de la république du Bénin, rapporté par Guy Ossito Midihouan, Op.cit., p.10. 405 Logouet Kaboré (Hortense), Op.cit., p.187-193.

Page 354: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

353

De même ces distinctions honorifiques s’étendent à perte de vue. Citons entre

autres :

« - le grand prix littéraire d’Afrique Noire (1982)

- la médaille d’Honneur de l’association des écrivains de langue française

(ADECF – 1992)

- chevalier de l’ordre national 1995

- Diplôme promoteur de la culture démocratique en Afrique décerné par

l’observatoire panafricain de la démocratie (Lomé Togo, 1996)

- Médaille d’Honneur de la ville de Saint Ghislain (Belgique)

- Médaille d’Honneur de la ville de Our Adour sur Glane (France)

- Diplôme d’Honneur et de mérite de la ville de Ouagadougou

- Médaille d’Honneur de Vancelain (France)

- Médaille d’Honneur des écoles du désert »406

Zadi se situe pratiquement dans la même posture. Il ne nous semble pas

nécessaire d’exposer en détail les distinctions dont il fut et demeure l’objet du

fait du capital social que lui a procuré la littérature.

On sait au moins que s’il devient ministre de la culture en Côte d’Ivoire c’est

surtout et d’abord en tant qu’écrivain. Tout comme il deviendra le préfacier

attitré de certains homme de culture et chercheurs en Côte d’Ivoire et en

Afrique.

Il consacre par exemple en tant que préfacier, Portraits des siècles meurtris qui

est une belle anthologie de la poésie ivoirienne, sans oublier plusieurs autres

ouvrages de recherches comme celui de Léon Yepri : T.F. Pacéré, le tambour

de l’Afrique poétique.

A l’instar de ses ‘’pères et pairs’’, sa production littéraire, politique scientifique

est multiple, et son auréole sociale par le fait de la littérature est visible en ce

qu’il transcende les limites de la seule création et va au-delà des frontières de

son pays la Côte d’Ivoire.

B- LE TEMPS DES CLASSIQUES OU LE REGNE A VIE

406 Logouet Kabore (Hortense), Op.cit., Ibid.

Page 355: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

354

L’enjeu du discours ne peut se comprendre complètement à partir de la seule

relation des « pionniers » aux « prétendants » sous-tendue par la

« libido dominandi ». il exprime aussi la loi spécifique du changement du champ

de production, celle que Bourdieu appelle « la dialectique de la distinction »

c’est-à-dire celle qui

Voue les institutions, les écoles, les œuvres et les artistes qui ont

« fait...date » à tomber au passé, à devenir classiques ou déclassés, à se

voir rejeter or de l’histoire ou à « passer à l’histoire », à l’éternel présent de

la culture consacrée où les tendances et les écoles les plus incompatibles

« de leur vivant » peuvent coexister pacifiquement parce que canonisées,

académisées, neutralisées.407

Autrement dit , l’enjeu du discours littéraire consiste aussi pour les acteurs à

entrer pour s’installer à vie dans les mémoires des hommes, les panthéons de

communautés, à marquer de belles traces indélébiles l’histoire des cultures en

transcendant dans la durée les lois de la temporalité. C’est ce que nous

nommons « le temps des classiques ou le règne à vie ».

Mais pour ce qui est de la littérature africaine qu’entendre par « classique » et

comment le devient-on ?

En effet l’on peut noter d’emblée que l’applicabilité de la notion de

« classique » à la littérature africaine particulièrement ne semble pas aller de

soi. Sans doute cela est-il dû d’une part à l’opacité sémantique408 qui semble

caractériser ″naturellement″ le terme lui-même, et d’autre part au caractère

récent de la littérature africaine se trouvant privée d’un

« continuum littéraire »409, contrairement aux littératures occidentales vieilles

pour certaines de plusieurs siècles.

Pourtant, en adoptant le point de vue d’Alain Viala, il apparaît que l’acception

du terme « classique » et son applicabilité peuvent partir du « mot » pour

407 Bourdieu (P.), Les règles de l’art, p.221 408 Une certaine illusion de l’évidence rend ainsi malaisé une claire distinction entre des termes comme « musique classique, danse classique, corpus classique, écrivain classique… » Voir Viala (Alain), « Qu’est ce qu’un classique ? » in littératures classiques n°19, Paris/Klincksieck, 1993, p.11-13. 409 Voir Glissant (Edouard), Introduction à une poétique du divers, p.117

Page 356: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

355

s’étendre à « la chose », puis « aux pratiques »410, c’est-à-dire que le

« classique » peut être relatif, pluriel et évolutif.

Aussi saisir l’histoire des « classiques » ( auteurs, œuvres ou corpus ) de la

littérature africaine revient-il en partie à mettre à jour un aspect de

fonctionnement du champ, entendre une histoire du vieillissement ( le ″droit

d’aînesse littéraire″ ), analogue à une histoire de l’ « autorité » ( située au

principe du ″laissez-passer″ ) suivant une logique fondamentale du rapport

entre l’énoncé culturel et l’acte de la réception.

Pour dire les choses autrement, notons que Senghor/Césaire sont devenus des

« classiques » ( donc jouissant d’un certain nombre de droits et d’une autorité

inégalés auxquelles n’ont pas accès certains de leurs pairs ) en intégrant ce

que Viala nomme encore « les appareils et les procès de classicisation »411 et

auxquels n’échappent guère Zadi/Pacéré ou tout autres « prétendants » à la

« classicité »412. En suivant cette logique, le « classique africain » prend trois

sens :

1- qui est modélisation ( ayant valeur de modèle )

2- qui est matière ou point de départ de la production du savoir (

qu’on enseigne dans les classes )

3- qui s’impose aux institutions ( patrimoine reconnu )

Dans le premier cas, un auteur peut être auréolé du prestige de « modèle »

d’abord du point de vue de la littérature stricto sensu, c’est-à-dire lorsqu’il

devient sujet et objet de la constitution des « habitus littéraires » ( réflexes

acquis, liés à l’incorporation de manières socialisées de faire : les usages

littéraires ) eux-mêmes érigés généralement en règles d’échange social. Viala

écrit à cet effet :

Le processus qui consiste à inculquer de l’échange en usages est bien celui

des habitus (…) les classiques sont des objets [ également de sujets ] de constitution des habitus, dirions nous en réécrivant de façon plus

significative l’expression qui en fait des modèles. Modèles de longue durée

(…) des valeurs sures plus médianes peut-être, mais qui durent, qui « font

410 Viala (Alain), Loc.cit., p.13 411 Viala (Alain), Loc.cit., p.23-25 412 Viala (Alain), Loc.cit., ibid.

Page 357: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

356

de l’usage » (…) les classiques se constitueraient dans la durée d’une

épistémè (…)413

Autrement dit Senghor/Césaire sont des « classiques » de la littérature

africaine francophone parce qu’ils sont à l’origine d’un échange et/ou un usage

littéraire constitué autour de la problématique orale et traditionnelle.

En effet comme nous l’avons largement montré, ces « pionniers » de la

littérature africaine francophone sont acteurs et artisans de ce qu’on peut

appeler « une continuité littéraire africaine » ; partant d’abord de la rupture

opérée entre les formes littéraires pré coloniales, et les premières expressions

écrites, et ensuite du virage qui permis de ″revenir″ ( en domptant le hiatus créé

par l’écrit ) à la matière des premières formes littéraires orales et traditionnelles.

Légitimement, Senghor/Césaire comme certains de leurs pairs de la même

époque, engagés dans la même fonction sont au principe d’un « modèle » (

règles ou usages ) de création littéraire, en même temps qu’ils constituent eux-

mêmes des « modèles » reconnus par leurs pairs ou par ceux qui prétendent

leurs succéder : d’où le sens des intertextes ( citation, reprise, traduction ou

imitation ) en tant que structure incarnée de l’échange littéraire entre des

« classiques » c’est-à-dire des « modèles » et ceux qui n’ont pas encore

accédé à un tel statut. En terme bourdieusien on dirait que les « classiques »

sont ceux qui représentent la partie de l’offre414 ( identification, autorité ou

pouvoir ) suivant l’ordre d’une économie des biens symboliques.

Senghor/Césaire sont ensuite des « classiques » et/ou des « modèles » du

point de vue de la société globale, c’est-à-dire lorsque l’on transcende le seul

fait de la littérature, ou lorsque les polémiques littéraires ou encore les

problématiques soulevées par la littérature sont réinscrites dans un processus

plus général où l’institution de la littérature elle-même intervient en tant

qu’indice d’une identité nationale ou transnationale. Viala écrit par exemple à

propos des « classiques » français :

La mise en place des classiques français se fit, petit à petit, parce qu’elle

correspondait à une idée de grandeur de la France (…) le débat sur les 413 Viala (Alain), Loc.cit. p.28 414 Leclerc (Gerard), Le Sceau de l’œuvre, dejà cité, p.82-102

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357

classiques était donc intrinsèquement lié à l’appropriation de l’idée de

grandeur et d’identité nationale. On sait qu’en Allemagne, l’idée de

classique s’est construite autour de Goethe en réaction contre l’image

française du classique, et comme un moyen de dire l’indépendance

allemande face à l’influence française. C’est là un autre enjeu des

classiques que maintes fois on retrouve au fil du temps : le classique dit

l’institution et l’institution emblématise la nation.415

Il est alors possible d’établir par analogie que la figure de « classique »

attribuée à Senghor/Césaire tient également en grande partie à leur apport

dans la constitution d’une certaine idée de « grandeur de l’Afrique » engagée

en conflit ou en résistance contre des entités oppositionnelles : Afrique de la

résistance à l’esclavage, Afrique au passé glorieux, puis Afrique de la

colonisation à la décolonisation ou à l’indépendance, sans oublier l’acte ou

l’idée même de revendication de « l’Afrique » en tant qu’emblème, stigmate ou

signe générateur d’effets différentiels ou distinctifs.

Au delà donc de la littérature, les « classiques » demeurent des « modèles »

sociaux, des références heuristiques, des vecteurs de consciences

communautaires ou des principes de mythologies collectives remplissant une

fonction objective d’identification culturelle. C’est ce que G. Leclerc désigne par

le terme « auctoritas » entendre :

Le pouvoir et la légitimité des énoncés propres à un grand auteur, à

un auctor, en énonciateur qui sert de garant pour la culture, parce

que sa parole est porteuse de vérité et doit servir de référence à

quiconque prétendra énoncer après lui.416

Ce qui revient à dire qu’attribuer un énoncé ou un acte à un « auctor » c’est

conférer à cet acte ou à cette énoncé le prestige, la puissance ou le poids

reconnus comme étant la propriété ″naturelle″ de tout classique digne de ce

nom417.

415 Viala (A), Loc.cit. p.16-17 416 Leclerc (Gerard), Op.cit, p.105 417 Leclerc (G .), ibid. Pour autant, il existe tout de même des « classiques africains » jetés aux oubliettes et qui sont un peu des « auctor » en déchéance. Nous pensons par exemple aux écrivains comme les Soudanais ( entendre Maliens) Yambo Ouloguem, Fily Dabo Cissoko, le Nigerien Boubou Hama et l’Ivoirien F-J.Amon d’Aby.

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358

Un second sens possible du mot « classique » appliqué aux écrivains africains,

notamment à Senghor/Césaire peut être mesuré à travers leur capacité à être

enseignés dans les classes des écoliers ou des étudiants.

En effet de même qu’ « aux origines des institutions et de l’enseignement de la

littérature française »418 se trouve un certain nombre d’auteurs français419

entrés dans l’enseignement auprès des grecs et latins, de même

l’enseignement africain connut un tournant important avec l’entrée dans les

programmes scolaires et universitaires à partir des années 1970 d’un corps dit

typiquement « africain ». Senghor/Césaire comme certains de leurs pairs de la

même époque ( David Diop, Damas, Birago Diop, Camara Laye, B. Dadié,

Mongo Beti… ) intègrent le système de production du savoir, devenant ainsi

des foyers ou des indices d’une « science africaine » et leurs œuvres des

points de départ d’une production, d’une recherche et d’une transmissions du

savoir.

D’ailleurs en tentant une histoire abrégée du mot « classique » Viala découvre

que l’éthymologie latine ″classicus″ formé par ″classus″ renvoie à « classe »

qu’il présente comme étant « avant tout une catégorie sociale, une section de

l’ordre dans lequel se distribuent les composantes de la société 420».

Autrement dit,

Le terme semble s’être appliqué tôt à la classe par excellence, la première,

la plus éminente (…) De là des acceptions qui intéressent directement son

emploi en littérature : classicus serait l’auteur de premier ordre, un de ces

auteurs qu’on enseigne aux élèves dans les classes. (…) la classe, la

qualité supérieure, entraînant l’usage dans les classes ( comme objet et

modèle enseigné )421

Dès lors, la scène décrite par L.Kesteloot422, faisant état de certains écrivains

africains se bousculant ou faisant le pied de grue aux portes des ministères de

418 Voir Viala (Alain), « aux origines des institutions et de l’enseignement de la littérature française », P.F.S.C.L., XI n°21, 1984. 419 Il y avait notamment quelques rares auteurs du Moyen-Äge, de la Renaissance, mais surtout du XVIIème siècle, : Molière, Racine, Corneille qu’on nomme aujourd’hui « les grands classiques » et qui à cette époque étaient « des classiques français ». Voir Viala, Loc.cit. p.15 420 Viala (Alain), ibid. 421 Viala (A), Loc.cit., ibid. 422 Vial (A), ibid.

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359

l’éducation nationale pour espérer figurer dans les programmes scolaires peut

s’expliquer davantage par ce pouvoir déterminant de « classicisation » des

salles de classe que par des questions purement d’ordre économique ( disons

précisément de l’ordre de l’économie matérielle, si tant est que, accéder au

stade de « classique » relève plutôt d’une « économie des biens

symboliques »).

Le dernier cas pouvant autoriser une perception possible d’un autre sens de

« classique », indistinct à certains égards du cas précédent, porte sur le rapport

de l’écrivain à ce que nous nommons « les institutions de masse »423, c’est-à-

dire des instances assurant la visibilité ou la reconnaissance d’un artiste au

delà même des limites du champ c’est-à-dire chez les non spécialistes.

En effet outre l’école, les institutions éditoriales ( maisons d’édition, presse de

grands tirages) des lieux publics de représentation ( cinéma, télévision,

théâtres, répertoire des noms de rues ) constituent des indices de ″classicité″

ou des moyens de ″classicisation″, en ce qu’elles concourent largement à la

légitimation, l’émergence, la consécration d’un auteur ou à la perpétuation de

sa ″classicité″.

Elles prennent une part déterminante à l’élévation de l’écrivain au stade de

patrimoine reconnu même par les sujets sociaux considérés comme

″étrangers″ au champ. On voit ainsi l’audience Senghor/Césaire dépasser les

limites de l’Afrique pour intégrer des institutions françaises alors même qu’ils ne

figuraient à aucun programme scolaire français.

Dans ce cas-ci « le classique » devient « l’auteur ou l’œuvre dont on a entendu

parler plus souvent qu’on ne l’a lu »424

Par ailleurs en poussant la réflexion plus loin, on peut dire que le « classique »

est également celui dont la parole ou l’énoncé sont repris au point de se

constituer inconsciemment le point de départ de plusieurs autres paroles et

énoncés. Ce phénomène peut se vérifier à travers le rapport entre un

« classique » comme B. Dadié et la presse ivoirienne dont Adom M.

423 Nous les distinguons ainsi des “instituions spécialisées” qui sont celles d’un champ bien déterminé, reconnues par les seuls acteurs ou agents du champ. 424 Viala (A), ibid.

Page 361: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

360

Clémence425 a pu montrer que le discours aux premières heures de son histoire

et dans une certaine mesure jusqu’à la période contemporaine n’est qu’une

reprise, un prolongement ou une amplification du discours dadiéen ; tout

comme l’est le discours des artistes musiciens Ivoiriens des années 1990, en

tant que discours de contestation politique et de satire sociale.

Il en est de même du discours senghorien/césairien dans son rapport aux

« prétendants » dans les espaces africains ou antillais, quel que soit la posture

du prétendant désireux de se poser en ″héritier légitime″ ou en énonciateur

d’apocryphe.

Enfin il arrive qu’à force de banalisation ou de routinisation, l’identité du

« classique », sujet énonciateur au pouvoir incommensurable s’efface pour

intégrer un processus de ″popularisation″. G. Leclerc parle alors de « la parole

littéraire qui s’anonymise »426 : tel semble être le sort d’Homère dont on peut

finir par conclure qu’il « n’existe plus »427, tant il intègre la mythologie en

devenant sujet et objet à la fois anonyme et collectif.

Manifestement, un des enjeux du discours littéraire, c’est pour les auteurs

engagés dans le champ, d’intégrer à partir du jeu de l’écriture, la position des

« classiques » appartenant à la partie dominante du champ littéraire, c’est-à-

dire dans la sphère où en tant que détenteurs de pouvoirs symboliques ils

énoncent les traits par lesquels s’identifie une collectivité.

425 Voire Adom (Marie-Clemence), « B.Dadié, conscience critique de tous les temps », colloque international « hommage à Bernard Dadie, conscience critique de son temps ». Abidjan, 1997, publié chez CEDA, 1999. 426 Voir Leclerc (G), p.249-271 427 Voir Leclerc (G), Op.cit., p.259.

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361

CONCLUSION

Les formes littéraires dites orales et traditionnelles chères aux écrivains

africains viennent d’être analysées.

En procédant d’abord à quelques lectures comparées vues comme

périodisation des formes poétiques empruntées à deux générations

d’écrivains : les pionniers (Senghor/Césaire) et les prétendants (Pacéré

Titinga/Zadi Zaourou Bottey), il est apparu que le patrimoine oral et traditionnel

est essentiellement la matrice d’un continuum. Ainsi des premières formes (art

du texte poétique) aux autres formes (items de la culture, formes conceptuelles)

tout un ensemble de luttes étendues s’est déroulé autour du joyau oral et

traditionnel.

Il en est ressorti ensuite que l’art du texte en lui-même pour être mieux saisi

doit être séparé de la forme proclamée de l’écriture : le premier est une

constante au niveau des deux générations tout comme l’est la seconde même

si elle se pose sous une forme oppositionnelle voire conflictuelle entraînant du

coup un jeu de l’écriture en relation duelle avec l’enjeu du discours. C’est que le

jeu de l’écriture en tant que normes construites imposée ou même incorporées

ne prend dont ‘’intérêt’’ véritable que lorsqu’il reprend et produit l’illusion des

origines et/ou de l’authenticité, tandis que l’enjeu du discours n’a de sens que

parce qu’il est soumis à ‘’un désir de dominer’’ propre à tout champ social.

Il s’ensuivra qu’en tant que « champ », la réalité de l’espace littéraire en général

et africain en particulier n’est qu’un effet du réel. Dès lors, dans ce cas

particulier, les formes littéraires dites orales et traditionnelles ne sont ni les

catégories substantialistes, ni des lieux racio-essentialistes, c’est-à-dire qu’elles

sont loin d’être des fixités culturelles ou politico-idéologiques réceptacles de

traces identitaires.

On peut dire que l’oralité et la tradition apparaissent comme conduites

esthétiques pouvant fonctionner à la manière des faits historico-

anthropologiques, mais elles sont surtout des produits ou des éléments du

champ littéraire africain. Mieux, elles sont le lieu d’une expérience symbolique,

c’est-à-dire stratégique comme nous pourrons le voir.

Page 363: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

362

TROISIEME PARTIE : L’ESTHETIQUE DE L’ORALITE ET DE LA TRADITION :UNE EXPERIENCE STRATEGIQUE

Page 364: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

363

Après avoir esquissé un bref historique de la pratique de la littérature en

Afrique francophone et procédé à une description du mode spécifique de

fonctionnement de cette littérature considerée comme un « champ », nous voici à

présent au cœur d’une problématique décisive : celle qui consiste à décoder ou à

interpréter pour lui rendre un de ses sens oubliés : l’usage de l’oralité et de la

tradition autour desquelles se retrouvent pour « lutter » ou « se combattre » en

termes de concurrence esthétique et/ou littéraire les écrivains africains.

Autrement dit, il s’agit ici après avoir répondu au « comment » du jeu littéraire en

Afrique francophone de proposer le « pourquoi » pouvant lui correspondre.

On peut simplifier les choses sous forme de questionnement : « pourquoi le

champ littéraire africain est-il particulièrement le lieu de tant de revendications, de

propriétés ou de monopoles autour de l’oralité et la tradition » ?

On peut sans risque d’erreur situer la réponse à cette interrogation dans la

perspective de la problématique devenue invariable des « groupes d’intérêts »

dans un sens où le déterminant communautaire est généralement projeté comme

un coefficient de validité et de véracité du produit littéraire.

On sait en effet que la question de « l’appartenance » vue comme apologie des

frontières se pose aujourd’hui comme une des mesures communes de la pratique

et des études des littératures issues des pays dominés. Les écrivains de l’espace

mondial dans leur généralité ont réussi à dire et à faire dire que la littérature ne

peut se définir dans la majorité des cas que comme un lieu d’affirmation de

« l’être », de « l’essence » et de « l’origine ».

Ceux du champ africain ont particulièrement repris à leur compte afin de le

réinvestir, le discours sur « l’oral », « l’oralité » et « la tradition ».Toute littérature

africaine reconnue comme telle devrait alors intégrer les catégories

communautaires renvoyant à l’Afrique et aux Africains d’un point de vue

esssentialiste.

Ainsi par l’ « oralité » et la « tradition », entretient-on et fait-on perdurer la

prétention d’une communication directe entre l’artiste et son groupe

d’appartenance dans le but de retrouver des traces ancestrales, c’est à dire la

quête d’une « origine » perdue ou l’expression de cette origine si elle a une

présence pertinente dans l’imaginaire et les consciences collectives.

Page 365: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

364

C’est donc logiquement que la forme littéraire dite « orale » et « traditionnelle » se

trouve soutenue par une sociologie naïve inspirant et construisant avec les

écrivains eux- mêmes des schémas pouvant aboutir comme le dit Beniamino à

: des dichotomies simplificatrices mais politiquement efficaces opposant oralité vs

écriture, peuple vs couches lettrées, authentique, populaire vs inauthentique,

bourgeois, national, vs non national, culture propre vs acculturation, langue

« national » vs autres langues etc. 1 Notre objectif est de briser ce « sens commun épistémique » afin de

replacer l’intérêt de cette problématique dans la perspective des expériences

stratégiques auxquelles sont soumis tous les acteurs du champ littéraire

conformément à la logique de tout champ social.

Non pas que le fait de l’appartenance ou de l’acte de revendication de

l’appartenance à une entité constituée soit une supercherie ou une contrefaçon ou

même un pur mirage , cette « conscience étant conscience de quelque chose », il

lui faut une interprétation qui n’adhère pas à la croyance comme le feraient les

acteurs pris dans le jeu de cette croyance, mais dont le principe est d’en rendre

compte en tant que réalité anthropologique et socio-historique.

Il ne s’agira donc pas de postuler la vanité du mythe de la collectivité dans son

rapport au « cri poétique » ; il ne s’agira pas non plus de développer une peur des

identités sur le modèle d’Amin Maaloof2 ou encore de nier sa pertinence en

insistant sur « ses illusions » au sens où l’entend J.F Bayart. Il sera plutôt question de ré- interpréter les catégories de l’oralité et de la tradition

considérées comme « marqueurs et frontières des groupes »3 en les concevant

bien entendu comme « les matériaux qui fondent les représentations que le

groupe a de lui- même », mais surtout en les interprétant comme des éléments

servant à construire l’image que l’écrivain entend s’octroyer dans le cadre de son

activité créative.

1 Beniamino (Michel), La francophonie littéraire, essai pour une théorie, Paris, l’Harmattan, 1999, p.274 2 Voir Maalouf (Amin), Les identités meurtrières, Paris, Grasset, 1998 ; Voir également Bayart (Jean- François), l’Illusion identitaire, Paris, Fayard, 1996 3 Barth (F.), « les groupes et leurs frontières », in Poutignat (P.), Steriff-Feinart (J.),Théorie de l’ethnicité, Paris, PUF, 1995, p.203-249

Page 366: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

365

Objectivement, le problème de l’appartenance à un groupe constitué ou à une

valeur proclamée commune ou communautaire demeure comme le dit Christian

Coulon « une ressource potentielle » pour l’action de certaines élites sociales dont

les politiques, les intellectuels et les écrivains. Ces derniers procèdent à une ré

appropriation et à une manipulation de l’idée « d’intérêt du groupe » à des fins

stratégiques, en ce que ce phénomène malgré « l’ambiguïté naturelle »4 qui le

caractérise est un langage performant et un code efficace voire une croyance

chez les acteurs sociaux.

Pour dire les choses de façon moins cynique, l’écrivain peut être pris dans le jeu

de cette croyance qu’il n’invente pas, mais auquel il adhère comme tous les

acteurs sociaux. En conséquence il faut saisir et comprendre l’investissement

littéraire de l’oralité et la tradition posées comme « patrimoine communautaire »

en mettant en avant le sujet écrivain tout comme on mettrait l’accent sur le prêtre

ou le prophète pour le cas du discours religieux ou encore comme on insisterait

sur l’acteur politique (le tribun, l’élu) dans le décryptage du discours politique, car

comme ces deux figures, l’écrivain semble aussi s’autoriser à parler au nom du

groupe (peuple, nation, région….). Entendu bien sûr qu’en s’octroyant une telle

position il entend se situer au delà du groupe ou au dessus de cette entité

« muette » qu’il utilise comme garante ou objet de validité de son action sociale.

Cette étude sera menée en trois volets :

Un premier volet servant à interroger afin de mieux les saisir « les marqueurs

identitaires » qui parcourent le champ en participant de la « littérarité » des textes.

Ici les écrivains investissent et instrumentalisent les fibres sensibles et riches en

ressources de « l’identité » : De ce fait, sous couvert « d’oralité » et de

« tradition », la langue en traduisant les dichotomies, écrit ≠ oral, eux ≠ nous

devient un patrimoine communautaire, c’est-à-dire un lieu identitaire à l’instar

d’autres marqueurs comme « la nation » et « le peuple ».

Un second volet où les écrivains investissent l’oralité et la tradition en manipulant

les catégories non moins artificielles c’est-à-dire imagées et imaginées de la

racine et de la pureté. Dans le cadre de la pratique des littératures africaines, les

paradigmes de la racine et de la pureté semblent contenus dans le concept

d’« origine » et l’acte de revendication d’une appartenance à « un lieu », à « un

4 En référence à l’ouvrage de Balibar (Étienne) et Wallerstein (Étienne), Race, Nation, Classe, les identités ambiguës, Paris, la découverte,1990

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366

terrain » voire à « une terre » dont une des valeurs ou une des variantes ressortit

à l’idée d’«oralité » et de « tradition ».

Enfin les écrivains toujours soumis à l’idée de groupe ou entrant dans le jeu de la

croyance ou des représentations que les groupes se projettent les uns sur les

autres, poussent l’argument communautaire jusqu’à la sacralisation au sens

religieux du terme : la littérature peut alors en inventant des ascendances divines

et/ou ancestrales simuler le sacré et le secret, feindre un rite ou établir ce que

nous pouvons appeler « une pensée du ciel », entendue comme un usage

spécifique du divin destiné à légitmimer la proclamation d’une appartenance à un

lieu, à un groupe, ou à une filiation. Ici l’usage du groupe se fait à travers une mise

en scène du ‘’culte’’ à partir des éléments ‘’oraux ‘’ et ‘’traditionnels ‘’. Dans ce

cas-ci comme dans les deux précédents, nous tenterons d’analyser et de

comprendre les modalités par lesquelles l’écrivain en vient à user des signes

communautaires dans un sens stratégique c’est à dire consciemment lorsqu’il ne

méconnaît pas les règles du champ ou inconsciemment quand il adhère à la vérité

historique dont le phénomène peut être le foyer et l’objet.

Au total il s’agira de rendre compte du lien existant entre l’établissement des

règles littéraires ou des formes littéraires (oralité, tradition) instituées et les

entreprises hagiographiques prenant essentiellement l’allure de sociogenèse en

restituant ce rapport non plus en tant que « vérité naturelle ou éternelle » mais

simplement en tant qu’élément historiquement construit, sociologiquement

« ambigu », stratégiquement porteur d’enjeux parce que littérairement ou

socialement ou encore symboliquement riche en « ressources »

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367

CHAPITRE I : L’ILLUSION D’UNE ECRITURE

IDENTITAIRE

S’il est une des mythologies de notre temps qui constitue et demeure le

lieu propice au développement de toute idée du « groupe », « des groupes

d’intérêt », ou d’intérêts communautaires, c’est bien le domaine littéraire.

En effet une certaine conception artistique et littéraire n’a de cesse à nommer ou à

définir les écrivains comme des sujets collectifs, fondateurs de communautés9 ou

détenteurs et défenseurs de valeurs « vitales » inamovibles de leurs sociétés

d’appartenance.

En Afrique particulièrement sans doute à cause des conditions historiques et

sociologiques « d’invention » de la littérature telle qu’elle se pratique actuellement,

le discours de la critique a adopté et propagé avec beaucoup de facilité la vulgate

de « l’identité » On peut même dire sans risque d’erreur qu’autant l’imaginaire

journalistique européen raffole de l’équation « monde arabe équivaut à domaine

de l’intégrisme, l’Inde renvoie à l’univers des castes et l’Afrique égale à

antagonismes ethniques »10 autant le discours de la critique a repris à son compte

l’équivalence : « Littérature africaine = production Identitaire.

Dès lors, l’écrivain lui-même devient une entité inexistante ou du moins il ne peut

être appréhendé qu’à partir d’une certaine logique du groupe d’appartenance

(racial, géographique, ethnique, national, linguistique ou même sexuel.)

Mais on ne peut comprendre la production littéraire africaine dans son rapport au

problème Identitaire qu’en élucidant les questions théoriques qu’entraîne cette

problématique : il s’agit principalement d’une histoire qui la fonde en la justifiant et

qui en même temps en expose les limites ou les faiblesses.

En effet deux grandes traditions se partagent la lecture du phénomène Identitaire

tel qu’il se manifeste en Afrique.

9 On sait que « des hommes inspirés par Dieu » sont auteurs de l’ancien testament, un livre fondateur de communautés humaines, tout comme le sont le livre des morts Égyptiens et le livre sacré des Indes.(voir Hegel, Esthétique, chapitre III) 10 Amselle et M’bokolo, op cit. p.1-2

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368

Christian Coulon à la faveur d’une étude sur « les dynamiques de l’ethnicité en

Afrique Noire »11 a ainsi opposé la lecture chère aux intellectuels français à la

vision anglo-saxonne du même phénomène.

Les premiers, sous le sceau d’un certain universalisme ont reproché aux

ethnologues classiques d’avoir utilisé sans grande précaution certains marqueurs

identitaires tels que la terminologie ethnique dans leur approche de l’espace

africain et sa société.

Selon eux, cette posture méthodologique aurait engendré de nombreuses et

fâcheuses conséquences. C’est pourquoi, en s’appliquant à déconstruire ce qu’ils

considèrent comme un objet sans fondement sociologique, voire « une fausse

conscience » ils en viennent à appréhender le phénomène et tous ses sous-

ensembles comme une pure et simple manipulation par des groupes d’intérêt. Ils

exhortent donc en bonne conscience, les Africains à se défaire de ce fardeau

nuisible.

En revanche, les Anglo-saxons semblent adopter une attitude plus réceptive voire

positive vis à vis des traits identitaires parce que ceux-ci leur apparaissent comme

porteurs de revendications légitimes des « dominés ».

Pour sortir de l’engrenage, il nous faut définir et réévaluer la notion

« d’identité ».Que dit-elle ?

A défaut d’études profondes et complètes antérieures12, on ne pourra approcher la

question Identitaire qu’à travers certains de ses sous-ensembles comme

« l’ethnie ».

Émile Benveniste dans le vocabulaire des institutions indo-européennes 13remonte

à l’origine de l’aventure sémantique des traces d’identifications. Il met ainsi

l’accent sur d’une part le caractère « flottant » de ces signifiants

(…) Il n’y a pas de terme qui d’un bout à l’autre du monde indo-européen, désigne

la société organisée. Cela ne veut pas dire que les peuples indo-européens ne se

soient pas élevés à cette conception ; il faut se garder de conclure d’une déficience

du vocabulaire commun à l’absence de la notion de correspondante dans la

préhistoire dialectale. De ce fait, il y a des termes des séries de termes qui

11 Coulon(Christian) in Sociologie des nationalismes, ibid. 12 voir Birnbaum(Pierre) « Dimensions du nationalisme » introduction à Sociologie des nationalismes, op cit. p.1-33 13 Benveniste (Émile),Vocabulaire des institutions indo-européennes 1-Economie, Parenté, société

Page 370: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

369

embrassent l’étendue d’une division territoriale et sociale de dimensions

variables.14

Autrement dit, ces organisations sociales selon leur complexité, et ces entités ou

groupements humains selon leur variété sont désignés par diverses terminologies

qui sur la chaîne linguistique peuvent être des paradigmes. Il en va ainsi dans les

langues indo-européennes tout comme en Afrique précoloniale15, des termes

identitaires « ethnie, clan, lignage, race… » qui se désignent souvent,

s’entrecroisent quelques fois où se précisent en signifiés évolutifs sans

contradiction manifeste avec ceux en vogue à partir de la période coloniale « État-

Nation- Région- Territoire »., et soumis à des contenus identitaires et/ou politico-

économique et/ou géo- anthropologique, comme le remarque Memel Foté dans sa

réflexion sur « les contours théoriques de l’ethnie »16

La colonisation prolonge des formations pré coloniales, en transforme ou en crée

de nouvelles. Tantôt elle transpose des ethnonymes pré coloniaux dans des

contextes nouveaux, tantôt elle transforme des unités politiques en ethnies comme

des sujets historiques , tantôt elle crée ex-nihilo de nouveaux groupes ethniques

dans le cadre de l’urbanisation, de l’économie de marché et de la construction de

l’état- Nation.17

En fait Memel Fotê a tenté de saisir les aspects majeurs de l’identification dont

l’ethnonyme en procédant à une approche pluridisciplinaire du phénomène : un

point de vue génétique qui en retrace la formation à partir d’une origine historique ;

une approche épistémologique qui précise le sens des concepts usités ou leurs

transformations et une démarche sociologique qui en détermine la compréhension

ou l’explication.

Il ressort de ses investigations que comme l’a proposé Benventiste et tel que l’a

repris et confirmé Amselle les paradigmes identitaires (il parlait d’ethnonyme) sont

en perpétuelle mutation :

2-Pouvoir, Droit, Religion (déjà cité), Paris, minuit, 1969 14 Benveniste Op.cit tI, p.363-364 15 Amselle Logique métisse (déjà cité) p. 16 16 Memel-Fôtê( Harris), « Les contours théoriques de l’ethnie », (loc. déjà cité), Les cahiers du nouvel esprit n°7, juin-juillet, 1999, p.4-12 17 Fotê, loc.cit. ibid. p.7

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370

L’ethnonyme est un signifiant flottant et (…) son utilisation est de nature

performative (…) Ainsi est-il parfaitement légitime de se revendiquer comme Peul

ou Bambara. Ce qui est contestable en revanche, c’est de considérer que ce mode

d’identification a existé de toute éternité, c’est à dire en faire une essence. Un

ethnonyme peut recevoir une multitude de sens en fonction des époques, des lieux

ou des situations sociales …18

Toutefois, même en récusant le sens unique ou en reconnaissant que la série de

sens qu’a revêtue la catégorie identitaire reste inachevée, on peut la théoriser

dans la perspective d’un concept de portée universelle. Le dictionnaire Logos

propose à cet effet :

Groupe humain, parfois très nombreux, parfois très restreint, qui comprend les

personnes qui sont unies par certains traits communs, notamment la langue et la

culture, parfois la religion, et qui vivent sur un territoire défini ou un ensemble de

territoires, ou bien qui sont au contraire dispersées en de nombreuses régions. A la

différence du mot race, le mot ethnie n’implique pas la possession des traits

physiques communs. Ainsi les Français qui constituent une ethnie (même langue,

même civilisation) appartiennent à des races diverses (…). En revanche les

hommes d’une même race peuvent appartenir à diverses ethnies (…). D’autre part

une ethnie se distingue d’une nation, car les hommes qui la composent n’ont pas

nécessairement la conscience ou la volonté de former une communauté unique et

ne sont pas nécessairement groupés sur des territoires soumis à un même pouvoir

politique souverain (…). En revanche un même État peut comprendre plusieurs

ethnies (…). A la différence du mot ethnie, le terme ethnie d’état implique une

organisation politique commune et autonome exerçant son pouvoir sur un territoire

ou un groupe de territoires bien défini (…). Dans une certaine mesure le mot ethnie

se rapproche du mot peuple, mais il comporte moins fortement la notion d’un

passé ou d’un destin historique commun (…). Il faut noter également que le mot

ethnie, terme savant (à la différence de race, peuple, nation, État, pays…) a été

répandu pour éviter l’emploi du mot race, dont certaines théories avaient abusé au

mépris de la vérité scientifique …19

Il apparaît à travers cette longue proposition que l’identification se déploie sous la

forme d’une grande variété. On pourra dès lors parler d’« identité culturelle,

identité nationale, identité religieuse… » pour désigner de part et d’autre les

18 Amselle et M’bokolo, Op.cit. p.37-38

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371

connotations aussi bien nombreuses, ambiguës et artificiellement distinctes de

l’identité.

Benveniste a insisté d’autre part sur le contenu différentiel et oppositionnel de

l’expression identitaire dans les premières sociétés où elle s’est formée :

Toute appellation de caractère ethnique aux époques anciennes est différentielle

et appositive.

Dans les noms qu’un peuple se donne, il y a manifeste ou non, l’intention de se

distinguer des peuples voisins, d’affirmer cette supériorité qu’est la possession

d’une langue commune et intelligible20

C’est dans cette perspective que certaines terminologies servant à se désigner

mutuellement se constituent en pôle de hiérarchisation établie entre des formes

principales de groupements humains.

Ainsi prend son sens l’opposition « polis » et « ethnos » chez les Grecs : Si la

« polis » (cité- État) est une catégorie définie comme valorisée ou méliorative à

travers laquelle s’accomplit pleinement l’existence des grecs, la catégorie

« d’ethnos », au contraire est un concept dépréciatif.

[…) Le terme ethnos est utilisé par eux (les grecs) pour désigner les groupements

humains de caractères différents et par l’origine et par l’étendue et par l’originalité

politique, qu’il s’agisse de l’hellénisme entier, de grands peuples barbares comme

les serres des habitants d’une cité ou de tribus insignifiantes.21

Cette forme de société désintégrée, ignorant tous les signes distinctifs de la

« polis » a pris la forme latine de « ethnicus » et « ethné » pour désigner « les

nations, les gentilles, les païens, par opposition aux chrétiens »22. C’est plus tard

20 Benveniste, Op cit. P.368 21 Will (E), Doriens et Ioniens, Essai sur la valeur du critère ethnique appliqué à l’étude de l’histoire de la civilisation grecque. Aristote applique la même notion aux arcadiens et aux barbares, habitants de Babylone, ignorants et désorganisés ( voir Aristote, La politique, Paris, vrin, 1997, 1216a 1276a ) 22 Littré, ( article « ethnique »)

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372

avec l’avènement du naturalisme comparatiste, du romantisme allemand, du

nationalisme et de l’évolutionnisme que le terme de « nation » sera remplacé par

celui de « race » ; avec des auteurs comme Herder, Taine, Gobineau et Vacher

de Lapouge, reconnus comme principes de l’idée d’une nation « racisée » comme

fondement exclusif « d’identité ».

Le terme de « ethnie » réapparaîtra à la même période pour le disputer à celui de

« race » et de « nation » avec les auteurs comme Vacher de Lapouge, Ernest

Renan et Fustel de Coulange.

Mais aujourd’hui les recherches en sciences humaines et sociales semblent avoir

réussi à imposer une définition des collectifs sociaux, disjointe définitivement de

toute idée d’identification raciale.

Il n’en demeure pas moins vrai que quoi qu’il en soit, « l’identité » est fondée dans

tous les cas sur un mode oppositionnel, différentiel et différenciant : On pourrait

dire « c’est ce qui traduit mon ipséité, de sorte que je ne puis être l’autre, et que

l’autre n’est pas moi ». Or même si effectivement, on a besoin « d’une altérité

dévalorisée pour créer sa propre identité, ou pour fonder son propre socius »23 ,

une explication et une compréhension du phénomène identitaire entraînant sa re-

définition peut établir une différence non négligeable entre sa lecture et sa

pratique.

Au niveau de sa lecture, on pourrait tourner le dos à la démarche discontinuiste

pour inversement adopter celle dite continuiste.

Cette option a l’avantage d’ignorer l’essence, et de mettre l’accent sur

l’indistinction ou le syncrétisme originaire. Dans ce sens « l’identité » ne sera plus

faite d ‘érection de clôtures, mais plutôt d’absence de clôtures. On peut dire pour

simplifier que « Notre identité, c’est notre absence d’ipséité »24. Edouard Glissant

en a donné une merveilleuse image à travers la métaphore de « la racine et du

rhizome », empruntée à Deleuze et Félix Guattari.

Du point de vue de la pratique, les écrivains africains à l’instar de tous les sujets

sociaux d’ailleurs « ne sont pas figés dans le corset de l’ethnicité. Ils se meuvent

dans de multiples identités… à géométrie variables » 25.

23 Amselle, Logique métisse, p.38 24 Nous le soulignons 25 Colon (Christian), loc.cit. ibid. p.40

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373

Dès lors, « leur identité » ne sont pas des entités closes ou naturellement fixées et

rigides. Pourtant ils usent à leur avantage du principe fondamental de « la

différence » qui caractérise le phénomène. C’est sans doute la preuve que les

signes de la langue, de la nation, et du peuple font partie de « la panoplie à la fois

symbolique et instrumentale pouvant être mobilisée »26 sous la bannière ambiguë

de « l’identité » dans le cadre de la pratique de la littérature.

I – L’ EXALTATION DE LA DIFFERENCE

A- LA LANGUE

L’objet premier de la littérature réside dans le matériau linguistique et son

usage à une fin artistique.

Ainsi la problématique identitaire qu’engage la langue dans les littératures

francophones tient-elle au statut de la langue française usitée par les différents

acteurs du jeu littéraire. Pourquoi l’usage du français peut-il justifier le discours

identitaire à l’œuvre dans le champ de ces littératures ? Il convient d’abord de

relever quelques traits du récit francophone susceptibles de traduire ou de

conforter le discours identitaire avant de les interpréter en ayant recours dans un

premier temps à l’histoire de l’usage du français par les locuteurs africains

(notamment la relation des écrivains à cette langue ) et dans un second temps à la

question de « la francophonie » dans le sens où elle demeure avant tout une

institution linguistique participant à l’entreprise d’affirmation de soi, c’est à dire à la

définition du rapport à l’autre qu’on désigne communément « identité ».

On peut dire d’emblée que « le récit » ou le texte est un aspect incontestable des

éléments culturels donnant force et pertinence à l’idée des

« appartenances ».Christian Coulon écrit que le récit (ou le texte)

26 Coulon (Christian), ibid. p.46

Page 375: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

374

donne corps à des repères identitaires épars et diffus. Il légitime l’appartenance

identitaire en lui attribuant une profondeur historique à travers des mythes

d’origine.27

Autrement dit, le texte est un lieu de narration de l’identité tant il porte toujours

« une aura de filiation » .28

En Afrique noire francophone, les marqueurs identitaires structurant le récit

littéraire prennent un de leurs fondements dans la question de la littérarité de la

langue, notamment dans la littérarité de la langue écrite contre la langue orale

d’une part et la ‘’manière de raconter’’ empruntée à la tradition orale dans le

contexte du champ actuel (champ de l’écrit) d’autre part.

C’est ainsi qu’on peut relever par exemple le bilinguisme pratiqué par la plupart

des écrivains du champ africain d’aujourd’hui.

Avec les auteurs étudiés, il apparaît une superposition de situations linguistiques

déjà mentionnée au cours des études précédentes : chez des pionniers comme

Senghor la langue ‘’Serere’’ cohabite avec la langue française. Chez les

prétendants comme Zadi et Pacéré les langues ivoiriennes d’une part

s’agglutinent pêle-mêle autour de la langue maternelle (le « bété ») de l’auteur de

Fer de lance pour cohabiter avec la langue française. D’autre part c’est le ‘’Morê’’

langue dominante au Burkina Faso que le poète de Manega utilise à côté du

Français.

En outre à partir des noms de personnages, de lieux et de phénomènes du passé

déjà relevés, il apparaît que les procédés onomastiques29 servent d’éléments

d’identification dans les différents récits. Barthes a ainsi recommandé de prêter

27 Coulon (Christian), ibid., p.48 28 Poutignat et Streiff-Feinart, Op cit.p.177 29 voir par exemple Pierre N’Da « les noms propres et les mots de la langue maternelle chez Maurice Bandama » in Francophonie littéraire et identité culturelle (textes réunis par Adrien Huanou), Paris l’Harmattan, 2000, p.137-154. Voir aussi du même auteur « onomastique et création littéraire :les noms et titres des chefs d’États dans le roman négro-africain » in présence francophone, revue internationale et de langue n°45, Sherbrooke, Québec, 1994. Voir également Gallimore (Béatrice R.), « l’importance du code onomastique dans l’œuvre d’Adiaffi », in l’œuvre romanesque de Jean –Marie Adiaffi, l’Harmattan,1996 Ainsi que Vincileonie (Nicole), « les noms et dénominations », in Comprendre l’œuvre d B. Dadie, Ed st-Paul, 1986

Page 376: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

375

une grande attention aux noms propres tels qu’ils sont utilisés dans la création

littéraire :

Un nom propre doit toujours être interrogé soigneusement , car le nom propre est

si l’on peut dire le prince des signifiants ; ses connotations sont riches, sociales,

symboliques 30

On peut en dire de même de toute la sémantique des noms (anthroponymie,,

toponymie etc.) en ce que ces derniers éclairent les œuvres et participent de la

production de leur sens et signification

L’usage des noms et des mots de la langue maternelle apparaît donc ici selon

plusieurs modalités .

Il y a d’abord un mode de traduction interne qui permet à l’écrivain tout en mettant

en avant les effets stylistiques ou des intérêts littéraires évidents de faire interférer

ou se superposer la langue française à sa langue maternelle.

Il tente ainsi de combler ou de réduire l’écart sémantique existant entre lui et les

lecteurs ignorant la langue africaine utilisée. D’où l’intérêt et la présence de gloses

métalinguistiques rendues visibles par des artifices typographiques (parenthèse,

double tiret, italique, virgules) jouant le rôle d’éléments traducteurs. On peut aussi

voir des appositions sous la forme de mots composés de tirets pour rendre la

synthèse expressive. C’est un procédé d’intégration de mots ‘’excentriques’’

(néologisme ou mots de la langue locale comme c’est le cas ici) ayant l’avantage

de conserver l’unité de l’énonciation, contrairement au cas précédent ou l’élément

métalinguistique provoque quelque peu un effet de rupture à force de s’intercaler

entre le terme apposant (le mot de la langue locale) et le terme apposé (le

synonyme français). Il y a ensuite un mode de traduction externe fait de notes

infrapaginales. C’est ainsi que chez Senghor on peut se référer à un lexique en fin

de chapitre .Chez lui, il y a d’abord une traduction de certains poèmes ou chants

poétiques entiers en langues africaines. On a ainsi « chant bantou », « chant

bambara du Mali », « traduit du peul », « ballade Khassoukée de Dioudi ».31

Présentons également quelques extraits du lexique servant à éclairer le lecteur

non africain : 30 Barthes (Roland), « Analyse textuelle d’un conte d’Edgar Poe», in Sémiotique narrative et textuelle, Paris, Larousse, 1974, p.34

Page 377: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

376

adéra : arbrisseau du Sahel à fleurs rouges

banakh : mot onomatopéique qui invite le bruit du baiser

olong : mot d’origine mandingue. C’est un bras de mer ou chenal, bordé de

palétuviers le plus souvent.

Dyâli : mot d’origine mandingue. C’est un troubadour d’Afrique de l’Ouest, dans la

zone Soudano- Sahélienne.

Filao : arbre d’Afrique appartenant à la famille des conifères

Gongo : parfum musqué qu’emploient les femmes sénégalaises

Masta : c’est une sorte de bijou

Nanio : mot sévère qui signifie « écoutez ! »

Ndéïssane : mot wolof qui a tous les sens de « précaire » exprime aussi bien

l’attendrissement que l’admiration….32 Quant à Pacéré, il use non seulement de vers en ‘’morê ‘’ qu’il insère dans des

textes en français :

Allez sofas, vaillants sofas, criez sur eux :

« aïe taga kà bo-o kè niagassola »

le Mali vous appartient peuple Dioula…33

Mais également des textes entiers accompagnés de leur traduction comme on le

constate dans son ouvrage à l’allure ethnographique Le langage des tam-tams et

des masques en Afrique :

M beoogo

mbeoogo

(…)

M beoog yaa

Longe garga ;

Tuka Peoogo ; M beoog

Nã n kieta yir nãnnãnda.

C‘est à dire :

Merci

31 Senghor, Oeuvre poétique, p.249-426 32 Senghor, Op.cit, p.427-430 33 Titinga (F.P.), Refrains sous le sahel, p.58

Page 378: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

377

Merci, Merci, Merci ;

Merci

Demain C’est l’intégration des bas-fonds ;

Demain

C’est le panier sur la tête

Demain

Est encore dans la case des anciens (…) (…) (…)34 Avec Zadi, la signification de termes de la langue du terroir peut se percevoir en

notes de bas de page. On a ainsi par exemple de la page 26 à 35 de Fer de lance

des mots non français usités avec des appels de notes et expliqués en botes de

bas de page :

ossiri (sago) : virtuose de l’arc musical qui mourut dans les années cinquante. Il

était originaire du bourg de Mayo à Soubré (P26)

Seri : héros d’un conte initiatique bété. Seri était considéré comme le plus grand

chasseur de tous les temps, exception faite de Djergbeugbeu, le seul et unique

héros de Didiga qui règne sur tout chasseur vivant sous le soleil (P 26)

dopé : mot bété désignant un oiseau d’Afrique semblable au rossignol européen

par son physique et son don du chant (P 30)

boribana : du bambara « bori » qui signifie courir et « bana » qui veut dire fini. D’où

« boribana » : fini de courir ou mieux, fin de cavale, fin de course s’emploie pour

quelqu‘un qui est en fuite et qui est traqué. Ici allusion aux exactions extrêmes

auxquelles les colons avaient soumis les peuples africains. (P33)35

Enfin un autre cas de superpositions de formes linguistiques réside dans l’emploi

et l’insertion des manifestations lexicales exprimant des réalités locales sans

traduction, ni notes explicatives, ni éléments métadiscursifs, ni même d’artifices

typographiques. Le mot sérère, ou créole ou bété ou encore morê (Senghor/ /

Zadi/ Pacéré) est intégré au texte écrit en français le plus naturellement du

monde, ce procédé que les linguistes nomment le ‘’ xénisme’’ permet ainsi à

l’auteur, tout en proclamant ce que Glissant nomme « son droit à l’opacité », de

franciser la langue locale, ou inversement ‘’d’africaniser’’ la langue française.

34 Titinga (F.P.), Le langage des tam-tams et des masques en Afrique (déjà cité), p.335. Les textes y sont généralement sous cette forme 35 Zadi Zaourou (Bottey), fer de lance, p.33

Page 379: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

378

Dans tous les cas quel que soit le procédé, on peut constater qu’une des

caractéristiques principale des écrivains issus des pays dominés réside dans leur

posture linguistique. Cette situation linguistique semble spécifique aux écrivains

‘’ex-colonisés’’ comme ceux d’Afrique noire francophone dans le sens où

contrairement aux écrivains de certains pays d’Europe 36 ou d’Amérique (Kundera

ou Samuel Becket par exemple) pouvant choisir librement d’user momentanément

de la langue française, les écrivains africains n’ont pas d’autres choix que de

balancer entre au moins une langue littéraire dominante et une autre dominée

dans la perspective de leurs créations. C’est ce que P.Casanova appelle « un

bilinguisme objectif », c’est à dire un bilinguisme incorporé qui est en même temps

la marque d’une domination à la fois politique, linguistique et littéraire comme l’a

bien décrit Albert Memmi :

La langue maternelle du colonisé (…) n’a aucune dignité dans le pays ou

dans le concert des peuples. S’il veut obtenir un métier, construire une place,

exister dans la cité et dans le monde, il doit d’abord se plier à la langue des

autres, celles des colonisateurs, des maîtres. Dans le conflit linguistique qui

habite le colonisé sa langue maternelle est l’humiliée, l’écrasée. Et ce mépris

objectivement fondé, il finit par le faire Sien37

En termes différents, tous les écrivains des langues dominées, c’est-à-dire des

pays anciennement colonisés sont confrontés à des contradictions de profondes

significations. Ce particulier dilemme linguistique qui semble n’appartenir qu’aux

créateurs issus de pays dominés, particulièrement ceux d’Afrique Noire peut

revêtir plusieurs dimensions : affective, subjective, collective, politique… Mais il

est au moins objectivement un problème soulevé et traité, dans une perspective

stratégique par les concernés, c’est à dire des écrivains qui s’en servent pour

sortir de l’invisibilité pouvant les frapper structurellement. Ces derniers arguent de

l’urgence de la question identitaire qu’on ne peut déconstruire et comprendre

qu’en interrogeant l’histoire de l’usage d’une langue comme le français et ses

institutions afférentes dont la francophonie. 36 En effet les « petites » langues d’Europe comme le romain, le suédois, le polonais,…relativement peu reconnues littérairement sont au moins pourvues de ressources peu comparables à celles qu’on pourrait attribuer aux langues africaines ou créoles puissantes du point de vue stratégiques mais peu dotées littérairement.

Page 380: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

379

L’histoire particulière des Africains a sans doute fondé et justifié un type de

regard dominant dans le cadre du rapport affectif que ces derniers entretiennent

avec la langue française : ce regard hormis celui contemplatif de Senghor similaire

à celui des masses illettrées des campagnes et des grandes villes africaines38 tendant littéralement à faire du français « langue des dieux » est un regard

militantiste ‘’francophobe ‘’ ou « antifrancophone ».

C’est que la présence de cette langue en Afrique prend sa source depuis le xve

siècle. Mais sa législation officielle dans l’espace ouest africain spécialement date

de 1817 et 1843 respectivement pour le Sénégal et le Bénin deux vitrines de la

France colonialiste. En tant qu’instrument de communication 39 elle a été soumise

très tôt non à une adoption volontaire, mais à une imposition par la force. Outre

l’église, (les missionnaires employaient des pacotilles, des artifices, ils procédaient

par ruse) c’est l’école qui fut chargée de remplir cette fonction. C’est ainsi qu’à

partir de Louis-Philippe 1er (1830) et le ministère Guizot l’enseignement du

français fut institué obligatoire pour les colonies africaines de la France. On alla

jusqu’à interdire l’usage des langues africaines comme le stipule le décret du 31

janvier 1938 émanant de la présidence de la république française. Ce décrit

propose en son article 3 : « l’enseignement doit être donné exclusivement en

langue française. L’emploi des idiomes indigènes est interdit » 40

On musela la bouche des enfants à qui il fut proscrit même l’usage de la langue

maternelle dans la cour de l’école sous peine de « se voir suspendu au cou un

symbole » comme le raconte Sylvie Kandé dans son tableau de mémoire 41. Mais

bien avant, une note circulaire avait été prise le 1er juillet 1914 à Dakar ,faisant de

tout enseignement en Afrique, (qu’il soit privé ou laïc) « l’instrument de la cause

française »…

37Memmi (Albert), Portrait du colonisé, précédé de portrait du colonisateur, Paris, Corréa, 1957, Gallimard (réédition), 1985, p.126 38 Gabriel Boko rend ainsi compte d’une idéologie de l’infériorité intrinsèque de l’analphabète vis à vis du lettré dans le paysage Beninois,.il écrit : « chez les fons de Ouidah, certaines expressions couramment utilisées pour désigner ceux qui savent lire et écrire sont symptomatiques d’un État de charme :on parle de « ceux qui ont ouvert les yeux ».voir Gabriel Boko , « le statut de la langue française au Bénin», in Francophonie littéraire et identité culturelle, p.24 39 Le gouverneur de l’AOF résidant à Dakar propose par exemple en 1829 : « il faut que l’enseignement soit officiellement centré sur le français afin de fabriquer très rapidement des interprètes nécessaires à l’efficacité de l’administration » cité par Boko, loc.cit. ibid, p.12 40 Boko (G.), loc.cit., ibid, p.14 41 Kande (Sylvie), Lagon lagune , tableau de mémoire (préface d’Édouard Glissant), Gallimard, 2000, p.11-12

Page 381: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

380

On voit donc comment le fait linguistique a été inféodé très tôt à un objectif

d’assimilation politique. Dans ce sens il ne peut qu’engendrer des sentiments

actifs d’appartenance globale : sous couvert « d’identité », ce sentiment génère à

son tour deux attitudes diamétralement opposées : une première attitude est le fait

de ceux qu’on peut nommer « les gardiens du temple français ». Ce temple est

constitué de puristes et autres doctes logés dans des maisons d’édition et des

universités, mais également de têtes dites « couronnées » appartenant à

l’Académie française, ainsi que d’idéologues de l’institution politico-culturelle

qu’est la « francophonie.

Leur attitude consiste pour l’essentiel à construire la langue française comme un

lieu d’appartenance. Cette dernière est donc posée en tant que patrimoine d’un

peuple traduisant son « génie », son prestige, voire sa supériorité hiérarchique sur

les autres peuples. Ce qui de toute évidence permet de militer pour la thèse de

l’unité ou de l’unicité linguistique à laquelle nous ont habitués la plupart des

historiographes de la langue française.42 En effet en prenant appui sur le déclin du

latin, le français est devenu depuis au moins le XVIIe siècle une des langues

« majeurs » c’est à dire des plus attractives du monde du fait d’une part des

fonctions sociales et politiques prestigieuses ( administration, enseignement,

relation internationale ) qui lui sont liées. On peut prendre en exemple le rôle qu’à

pu jouer le Français comme « langue diplomatique et langue d’élite »43 en Europe

à partir de la fin du XVIIe siècle. D’autre part le « règne » du français tient bien

évidemment au grand nombre de ses usagers. Elle est aujourd’hui une des

langues les plus parlées au monde, après le chinois et l’anglais. Mais en même

temps et de façon paradoxale elle donne lieu à des raidissements identitaires,

c’est à dire des clôtures, des rejets, des reniements et des revendications

d’appartenances : on retrouve donc également la dichotomie géographique du

« centre » et des « périphéries », des distinctions verticales « du français de

France » et du « francophone » situé « hors de France ».

42 Voir Certeau (Michel de), Julia (Dominique), Revel (Jacques), Une politique de la langue, la révolution française et les patois, Paris, Gallimard, 1975 voir aussi Baggioni (D.), Langues et nations en Europe, Paris, payot, 1997 ainsi que Fumaroli (Marc), « Le genre de la langue française », Les lieux de mémoire P. Nova (Ed) Paris , Gallimard, 1992 43 Voir par exemple, Hazard (Paul), La crise de la conscience européenne, 1680-1715, Fayard, 1961, p.53-56

Page 382: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

381

Dans le domaine littéraire on parle de « ceux qui écrivent naturellement français et

de ceux qui écrivent en français ».

La seconde attitude, comme on peut le présumer vient croiser celle que nous

venons de décrire. Elle est généralement le fait de ceux que nous avons appelés

les « francophones » ou les « anti-francophones ».

On les trouve généralement en Afrique. En tous cas, dans la région dite

« francophone » on semble raffoler du discours sur le « vol des langues

africaines », tout en décrivant « la francophonie » comme symbole de la

domination française, comme source d’acculturation et comme élément d’une

« honte linguistique » africaine, voire absence d’une personnalité et/ou d’une

« identité » africaine. Aussi, à la faveur de la fameuse idéologie de l’authenticité

dont nous avons rappelé quelques traits dans les pages précédentes, certains

pays africains instaurèrent-ils un état de « guerre linguistique » pour , disent-ils,

mettre un terme au règne sans partage de la langue française. Dans certaines

régions des grands lacs comme le Burundi, le Rwanda ou encore dans d’autres

régions comme Madagascar et la Tunisie on voit prendre forme une homogénéité

linguistique autre que celle du français.

Boko rappelle encore à propos du Bénin qu’aux lendemains de ce qu’ils

appelaient chez eux « la révolution du 26 octobre 1972 » les nouvelles autorités

affirmeront très tôt l’urgence d’une nouvelle politique linguistique. Elles disaient à

peu près:

La caractéristique fondamentale et la source première de l’arriération de notre pays

est la domination étrangère(…). Il s’agira de liquider définitivement l’ancienne

politique à travers les hommes, les structures et l’idéologie qui la portent (…)

revaloriser nos langues nationales, l’alphabétisation des masses, facteur essentiel

de notre développement. Il est nécessaire de créer un institut de linguistique

chargé de mettre au point les moyens de lever les obstacles à l’utilisation des

langues nationales comme véhicule du savoir44

En d’autres termes les langues nationales si elles ne remplacèrent pas le français

dans le système éducatif devaient être exigées au même titre en disciplines du

savoir, et en véhicules du savoir.

44 « Discours programme » repris par Boko (Gabriel), loc.cit., ibid, p.21-22

Page 383: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

382

Inutile de préciser que malgré la noblesse du projet, il ne fut qu’une parenthèse

d’illusions soldée par un échec45 donnant ainsi raison à V.Y. Mudimbe qui

paraphrasant Foucault écrit :

Echapper à l’occident suppose d’apprécier exactement ce qu’il coûte de se

détacher de lui ; cela suppose de savoir ; dans ce qui nous permettent de penser

contre l’occident, ce qu’est encore l’occidental ; et de mesurer en quoi notre

recours contre lui est encore peut être une ruse qu’il nous oppose et au terme de

laquelle il nous attend, immobile et ailleurs46

Dans le domaine littéraire, on verra à l’instar des politiques, les critiques et les

chercheurs accuser la langue française d’être la cause et l’origine du peu de

ressources littéraires que possèdent les écrivains africains C’est ainsi que G.O.

Midiohouan47 affirme que les œuvres africaines circulent difficilement d’une aire

linguistique à l’autre à cause des « langues des colonisateurs » qui créent des

« cloisonnement fictifs » et limitent l’audience des productions africaines en

dehors de leurs zones de création.

De notre point de vue, pour mieux réfléchir à la relation entre le fait linguistique et

le phénomène littéraire, il faut nécessairement recentrer le débat :

Il faut précisément dans un premier temps prendre le soin de ne pas opposer la

manière des disciplines de l’histoire et de la linguistique « diachronie » et

« synchronie » :

(…) La représentation de l’histoire en linguistique est souvent assimilée à la

diachronie, c’est à dire une succession à une somme de synchronies alors qu’elle

implique la dynamique du changement c’est à dire une représentation du temps

continue et en même temps dialectique.

L’opposition entre la synchronie et la diachronie ne se superpose pas à la notion

de changement, ni à celle de transformation qui impliquerait une réflexion sur

l’opposition entre structure et événement.48

45 Il y a quelques cas d’apparentes réussites telles qu’en Centrafrique avec « le sango» comme langue officielle. La Mauritanie est devenue République islamique arabe depuis 1964 , « le swahili » est la langue officielle de la Tanzanie. Il devînt dix ans plus tard celle du Kenya. En Somalie, depuis 1969, l’italien, l’Anglais sont remplacés par le somalien. 46 Mudimbe (V.Y.), l’Odeur du père, essai sur les limites de la science et de la vie en Afrique Noire , Paris, présence africaine, 1982, p.44 47 Michel Beniamino lui fait le reproche. Voir Beniamino, Op.cit. p.30 48 Beniamino, ibid.

Page 384: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

383

Cela revient à conjuguer à la fois l’usage actualisé de la langue et ses

changements ou ses pratiques selon les espaces et les moments. On parlera

alors avec Willy Bal de « la dialectique de l’unité et de la diversité linguistique » 49

Cette vision consiste à considérer que la diversité interne de la langue française

est un fait normal qui n’est pas incompatible avec la question de l’unité et/ou

l’unité linguistique. W. Bal montre ainsi que la langue française, aussi bien en

diachronie qu’en synchronie c’est à dire aussi bien du point de vue de son histoire

évolutive que du fait qu’elle est parlée quotidiennement dans différents pays se

différencie en plusieurs variétés donnant ainsi des communautés linguistiques

diversifiées à l’intérieur même de son homogénéité ou de son noyau initial. Ce qui

signifie comme l’explique G. Manessy qu’une langue « dans son utilisation

pratique s’accommode fort bien d’une grammaire « polyectale »50. Cette

dialectique impose surtout, toujours selon la remarque de Manessy à propos du

« français d’Afrique » que :

le répertoire des paradigmes verbaux communs à la majorité des locuteurs du

français populaire africain n’est donc guère différent de celui dont disposent les

usagers de variétés soustraites, pour des raisons diverses à la pression de la

norme académique51

et que l’existence des caractéristiques communes « aux Français d’Amérique,

d’Afrique et dans une certaine mesure au français populaire de France »52 est un

problème linguistique qui concerne la littérature.

A ce sujet justement, malgré les apparences et les simplicités, que ce soit du point

de vue stylistique ou au niveau de l’analyse des particularismes langagiers, il n’est

pas inutile de revoir les démarches de l’expression ou de la quête identitaire des

auteurs, et celle de l’obsession identitaire des critiques.

Les fétichistes, gardiens passionnés de la langue française comprendront dès lors

que partager avec eux cette langue sous diverses variétés ce n’est ni l’appauvrir,

49 Bal (Willy), « unité et diversité de la langue française » in guide culturel- civilisation et littérature d’expression française, hachette, 1997, p.5-28 50 Manessy (Gabriel), créole , pidgins, variétés véhiculaires, procès et genèse, CNRS, 1995, p.13 51 Manessy (Gabriel), Le français en Afrique Noire, mythe, stratégies, pratiques, l’harmattan, 1994 p.160 52 Manessy (G.) , Op.cit., p.164

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384

ni les déposséder de leur bien. (Rappelons qu’en Juin 1993, la communauté

française de Belgique, qui avait commis l’imprudence d’adopter un décret portant

sur la féminisation des noms de métiers s’est vu rappeler à l’ordre par le secrétaire

perpétuel de l’académie française53) Mais c’est au contraire réaliser un processus

irréversible voire « naturel » de toute langue afin de l’enrichir.

Inversement les Thuriféraires de l’identité africaine pourront réaliser à leur tour

que leur personnalité est presque à jamais inféodée54 à la langue française de

sorte que procéder à une « africanisation » du français dans la perspective de la

création littéraire ne peut être qu’artistiquement louable. Mais ce qui ne l’est pas

en revanche, c’est poser scientifiquement que dévoyer les codes ou le «bon

usage » de la langue française ou encore ‘’posséder’’ cette langue au sens où

l’entendait Tchicaya U’Tamsi est le propre des seuls auteurs africains

francophones ayant connu l’expérience de la colonisation, car il est possible de

déceler l’équivalent de cette « africanité littéraire » chez les écrivains canadiens

francophones tenté par l’anglicisme, les écrivains Wallois soumis à la séduction du

belgicisme ou bien les écrivains suisses guettés par le « style suisse »55.

Dans ce sens Makhily Gassama peut se réjouir s’il veut des « fautes

grammaticales»56 d’Ahmadou Kourouma. Mais qu’il ne le fasse pas outre mesure

en interprétant cette ‘’attitude littéraire et/ou artistique’’ comme une entreprise de

revendication identitaire, tout comme d’ailleurs les critiques de Stendhal n’ont pu

le faire du temps où ce dernier trouvait un point d’honneur à ‘’écorcher’’ la langue

française.

Il faut dans un deuxième temps toujours dans le but de résister aux apories que

nous venons de relever, afin de réfléchir efficacement au rapport que l’écrivain

africain entretient avec la langue française, surtout pour saisir le rôle du facteur

linguistique dans la production littéraire, séparer « la francophonie politique » de

« la francophonie littéraire ».

53 voir Francard (Michel), «un modèle en son genre: le provincialisme linguistique des francophones de Belgique », in Claudine Bavoux, Français régionaux et insécurité linguistique, l’harmattan, 1996, p.96 54 Ou du moins jusqu’à ce qu’elle s’étiole car la vie et les effets d’une langue ne sont jamais éternels ; 55 Malgré l’idéologie immonde de cet auteur dont il faut se méfier, on peut voir sur ce sujet Tougas (Gérard), Les écrivains de la langue française et la France, Ed Denoel, 1973, p.97 56 voir Gassama (Makhily), le français d’Ahmadou kourouma ou le français sous le soleil d’Afrique, Acct-Karthala, 1995

Page 386: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

385

Il apparaîtra alors que cette dernière (la francophonie littéraire) peut être au même

titre que la littérature « un univers symbolique ». C’est à dire faisant partie

du corps de traditions théoriques intégrant différents domaines de significations,

englobant l’ordre institutionnel dans une totalité symbolique et constituant un

système de légitimation étendue57

Peter Berger et Thomas Luckmann diraient que c’est « un stock de connaissances

disponibles »58 (nous dirions de « ressources disponibles »). En termes différents,

il s’agit d’un système de légitimation de niveau supérieur permettant de (ré)poser

la question identitaire dans un sens où celle-ci n’est pas comme nous l’avons

montré une représentation qu’on pourrait reléguer au rang d’un pur fantasme,

mais pouvant être aussi comprise et dépassée en percevant la francophonie qui

en est une de ses matrices comme origine et génératrice de normes sociales ou

de croyances partagées et polymorphes. Autrement dit, le lien « conscience

linguistique » et « identité de groupe » n’est qu’un aspect ou une signification ou

encore une interprétation possible de la francophonie comme code et système. On

peut dire en termes plus précis qu’en percevant ainsi « la francophonie littéraire »,

le facteur linguistique en tant que « marqueur identitaire » est une construction

sociale réelle mais qui n’est vraie que parce qu’elle participe d’un ensemble de

ressources sociales disponibles mobilisées et instrumentalisées selon la fin

escomptée par des acteurs pris dans le jeu de la construction sociale d’un réel

symbolique.

57 voir Beniamino, Op cit., p.306 58 Berger (Peter), Luckmann (Thomas ), La construction sociale de la réalité, méridiens klincsieck, 1986, p.133

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386

B-LA NATION:

Comme dans le cas du facteur linguistique, on peut également se poser ici

la question de savoir ce qui fonde le rapport entre création littéraire africaine et

« identité nationale ».

Comment et pourquoi en est-on arrivé à considérer la production littéraire dans

son ensemble comme un lieu par excellence de production et de développement

des énoncés nationalistes58 ? On ne pourra élucider et comprendre ce problème

qu’en procédant d’une part à une histoire de l’intrusion de « la nation » dans la

littérature africaine et d’autre part en ayant recours à une sociologie de « la

nation » ; c’est à dire d’un côté telle qu’elle est racontée ou imaginée par la

littérature et d’un autre côté comment elle est expérimentée d’un point de vue

pratique par les écrivains, en tant que sujets sociaux.

Deux moments peuvent servir à théoriser les fondements et les expériences

historiques du phénomène ‘’national’’ en Afrique : Un premier moment où le

littéraire était inséparable du politique au point d’avoir « la nation » comme

dénominateur commun et un deuxième moment où le champ littéraire affirme ses

frontières avec le champ politique de sorte qu’ils en viennent à conférer différents

contenus à ‘’l’appartenance nationale’’. On parle alors de « nation politique » et de

« nation littéraire », c’est à dire d’une « identité nationale » dans un sens où

l’entendent différemment les deux champs.

Pour ce qui est du premier cas, rappelons que du fait des conditions particulières

de l’émergence de la littérature en Afrique telle que l’entend la culture de

l’imprimé, (politisation de la littérature et ‘’littérarisation ‘’ de la politique) les

écrivains africains peuvent être légitimement considérés comme origines et

acteurs des discours ou des comportements donnant forment à « l’identité

nationale » en Afrique.

58 En effet une certaine anthropologie juridique refuse l’existence de « la nation »en Afrique sous le prétexte que l’ordre standard de l’apparition de ce phénomène n’y serait pas respecté : « la Nation » devrait selon ce point de vue précéder « l’Etat » sur le modèle de l’Europe occidentale ou Nord Américain. On constate cependant que la littérature africaine fait mentir ce postulat en ce qu’elle produit depuis la période post coloniale des énoncés nationalistes dont la puissance ne diffère en rien de ceux constatés dans le champ politique européen.

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387

En effet si l’on conçoit ‘’l’identité nationale’ et ses dérivés « nation, nationalisme,

nationalité » non pas dans un sens où ils désigneraient en tant que rapport de

l’individu à la collectivité, une hiérarchisation des peuples et leur degré

d’organisation civilisationnelle sur le modèle durkheimien59 (sociétés à la solidarité

organique et sociétés à solidarité mécanique), mais plutôt à la façon de Benedict

Anderson « comme une manière d’être au monde à laquelle nous sommes tous

soumis »60, c’est à dire quand en conformité avec les transformations sociales en

cours, « un nombre significatif de membres d’une communauté considèrent ou

imaginent qu’ils forment une nation 61», (le mot « nation » étant employé ici au

sens où l’entendait Renan 62, c’est à dire en tant que lieu commun d’affectivité et

volonté commune de destin, ou encore au sens de Michelet qui en mettant en

avant la faculté et la fonction imaginante du phénomène national conjugue

« mémoire et oublie » 63) alors on peut faire commencer l’histoire de « la nation »

en Afrique à partir d’événements historiques déterminants tels que la

décolonisation entre 1940 et 1960. Il s’agit d’un moment historique qu’on peut

légitimement considérer comme origine d’une « fraternité africaine » 64, en ce qu’il

servira à modifier le rapport des africains avec «l’autre» (le colon ou l’occidental)

et le rapport des africains avec eux-mêmes. En effet en partant du principe 65

selon lesquels une nation naît toujours en opposition et par antagonisme à une

autre, il est possible d’observer que les mouvements de regroupement (unités

politiques, groupes sociaux) considérés à juste titre comme force de résistance à

l’intrusion coloniale, connurent leur renforcement avec la décolonisation au point

d’apparaître comme premières formes visibles des nations africaines naissant

face à un ‘’ennemi commun’’. Ainsi, comme le rappelle l’historiographie de

l’Afrique Noire française et de Madagascar66, c’est après la seconde guerre

mondiale que le nationalisme africain fut clairement exprimé. Charles-Robert

59 voir Durkheim (Émile), De la division du travail social, 1858-1917, 5ème édition, F.Alcan, 1926 60 Anderson (Benedict), L’imaginaire national, réflexion sur l’origine et l’essor du nationalisme ,Paris, la découverte, 1996, p.9 61 Op cit., ibid. 62 Il écrivait par exemple « Or, l’essence d’une nation est que tous les individus aient beaucoup de choses en commun et aussi que tous aient oublié bien de choses » voir Renan (Ernest) « qu’est-ce qu’une nation ? » in œuvres complètes I, P.892 63 voir aussi Michelet (Jules) « Histoire du XIXéme siècle » in œuvres complètes, repris par B.Mouralis, Op.cit. 64 Nous le soulignons. 65 voir Jeismann (Michael), La patrie des ennemis, stuttgart, klett-cotta, 1992. 66 Voir Argeron (Charles- Robert), La décolonisation française, Paris, A.colin, 1991, p.134-147

Page 389: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

388

Angeron parle alors « d’un protonationalisme nègre dans l’entre deux- guerres » 67

Il se caractérisait par une idéologie panafricaniste inspirée du discours anti-blanc

« l’Afrique aux Africains », « réveille-toi Ethiopie ! » de Marcus Garvey qui

prétendait sonner le glas de la domination blanche. Mais l’idée de « nation » ou

« d’identité nationale » africaine ne prit son sens que lorsqu’au nom de cette

conscience fraternelle imaginée « des millions d’Africains ont été disposés, non

pas tant à tuer, mais à mourir »68 pour affirmer leur appartenance et/ou leur

personnalité ontologique. C’est dans cette perspective qu’Achille Mbembe69

soumets l’ordre du discours nationaliste camerounais à l’histoire du ‘’maquis ‘’

avec l’avènement de l’UPC (union des populations camerounaises) de Ruben Um

Nyobè entre 1948 et 1958 voire 1960, et que Yves Benot 70 raconte les

insurrections de Madagascar entre 1947 et 1948 ayant occasionnés autour de

quatre vingt neuf milles (89000) morts chez les insurgés, ou encore les massacres

en Côte d’Ivoire (Dimbokro, Bouafle, Treichville…) entre 1949 et 1950 en terme de

mouvements nationalistes, voire de libération nationale.

Mais de même que l’histoire accorde une large place aux élites: les intellectuels,

les leaders politiques , les étudiants ainsi qu’aux masses paysannes dans le

déroulement et le sens de ces événements de mobilisation d’appartenance, autant

il nous faut rappeler particulièrement le rôle joué par les écrivains dans l’invention

ou la construction de ces artefacts de la conscience de soi, perçue sous forme de

rapport / frontière à « l’autre » et nommée entre autres « identité nationale», c’est

à dire communautés parallèles et comparables à d’autres communautés

(coloniales européennes par exemple).

On présumera bien entendu que la mise sur pied de la « Nation africaine» est en

grande partie le fait d’étudiants africains et antillais dans les écoles et universités

françaises autour de 1930. Mais elle est surtout liée aux ressources essentielles

désignées « orales » et « traditionnelles » ayant servi à la fois à leurs créations

littéraires et à façonner les imaginaires nationaux des Africains:

‘’L’Afrique Noire doit rester elle-même’’, répètent à l’envie des nationalistes sans

nécessairement faire preuve de chauvinisme. Humanistes à leur façon, conteurs

67 Op cit., ibid. 68 Nous paraphrasons Benedict (Anderson), Op cit. p.21 69 Voir Mbembe (Achille), in Bayart (J.f.), Mbembe (A),Toulabor (C), La politique par le bas en AfriqueNoire, Paris, Karthala, 1992, p.149-182

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389

merveilleux par surcroît, quelques « sages » appellent à la sauvegarde des

traditions orales, à la réhabilitation des langues… c’est ce que sous des formes

variées réclament Ahmadou Hampâté Ba disciple de Tierno Bokar, Boubou Hama,

Djerma de la région de Téra…71 On peut étendre la liste aux écrivains de l’anthologie senghorienne dont Birago

Diop, Aimé Césaire …, et Léon G. Damas à propos duquel Kotchy72 écrit que les

textes poétiques sont façonnés à la manière des chansons populaires africaines et

que notamment le texte « Aux anciens combattants sénégalais » fut traduit en

Baoulé en Côte d’Ivoire et émut les paysans à tels points que plusieurs refusèrent

de se laisser enrôler en 1939.

La construction de l’appartenance nationale atteint son point culminant lorsqu’il a

fallu la schématiser théoriquement . Ainsi c’est à la faveur des tables rondes et de

débats portant sur la définition d’une « littérature nationale»73 que les écrivains

(Mongo Beti, David Diop, Lamine Diakhate, Abdoulaye Sadji, Césaire, Rene

Depestre…) la concevront en opposition à la littérature coloniale, dans un sens où

les traits particularisant de cette littérature nationale matérialisés par les

arguments de l’oralité et de la tradition devraient traduire le fondement d’une unité

culturelle du monde noir. Cette logique prospective devait permettre à la littérature

africaine dite « orale » et/ou ‘’traditionnelle » de se projeter comme le double d’une

« nation africaine » à l’échelle continentale et transcontinentale74. Le procédé

consiste quelques fois à affirmer la volonté nationale à partir d’énoncés

politiques75 (luttes armées par exemple) dans le cadre littéraire ‘’oral’’ et

‘’traditionnel’’ (lectures publiques de poèmes subversifs contre l’ordre dominant).

70 Voir Benot (Yves), Massacres coloniaux, déjà cité ; 71 Ducraene (Phillipe), Vielle Afrique, Jeunes nations, Paris, Puf, 1982, p.39 72 Voir Kotchy(Barthélémy), Lire Léon Gontran Damas, déjà cité, p.19 73 Le débat organisé en 1955-1956 par présence africaine sur « la poésie nationale chez les peuples noirs» servait à débattre « du rôle de la littérature en tant qu’instrument de cohésion » (voir Mateso, (Locha), ouvrage déjà cité), p.118 74 Cette proximité entre les écrivains africains ,antillais, et d’ailleurs tissée sous forme nationale autour de l’oralité et de la tradition semble similaire à celle que constate Benedict Anderson entre les Malais, les Perses, les Indiens, les Berbères, autour de la Kàaba dans le cadre du pèlerinage religieux réalisé comme manifestation identitaire, d’ordre national et transnational (voir Anderson (Benedict), Op.cit., p.65 75 Tel est le point de vue de Frantz Fanon qui établit les fondements réciproques de « la culture nationale » et des luttes de libération nationale, voir Fanon (Frantz), Les damnés de la terre, la découverte, 2002, (nouvelle édition), p.195-225 Dans le même sens on peut trouver un lien théorique entre la lutte armée de Ruben Um Nyobè et le discours nationaliste de Mongo Beti dans Main basse sur le Cameroun,1972 et Remember Ruben , Paris, l’Harmattan, 1982.

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390

De la sorte, le fait nationaliste devient presque l’œuvre des écrivains dont la tâche

finale est de donner force et consistance voire de légitimer des idéologies et des

programmes politiques.

J.M. Massa retrouve ainsi le même phénomène hors de l’espace francophone et

note à propos du Mozambique :

Chaque année, le parti qui est à la conquête de la liberté, le FRELIMO (Front de

Libération du Mozambique) réunit dans un poème anniversaire et programme, la

situation politique, le progrès, mais on ajoute les projets pour les mois qui viennent.

Ainsi une dizaine de poèmes ponctuent les étapes de la lutte armée. On rassemble

les énergies autour du parti. La parole est une arme.76

Le procédé consiste aussi à utiliser les procédures orales et traditionnelles dans

une perspective de résistance comme Achille MBembe l’a encore montré à propos

de la période du « maquis » au Cameroun à travers ce qu’il a appelé « la mémoire

au village : les leçons de l’oralité » 77. Il écrit :

C’est dans un contexte de défaite politique et militaire avérée que la mémoire des

luttes anti-coloniales s’efforce de se réorganiser Elle se porte secours à elle-même

à travers le discours oral. La langue indigène devient alors le lieu symbolique au

sein duquel la mémoire garantit sa propre continuité…78 .

Autrement dit, la période du « maquis » face à la répression et à la domination a

dû servir à une invention culturelle ‘’commune ‘’ résistant à une autre dominante :

(…) ces mécanismes de résistances culturelles furent réactivés à partir de 1955-

1956. Parmi les techniques alors inventées figurent les chansons patriotiques, … la

mémoire technologique indigène, les thérapies traditionnelles, la divination…79

76 Massa (Jean-Michel), « lusographie et identité nationale », Op.cit.,1986, p.27 Chevrier écrit par ailleurs qu’en tant qu’enjeu du discours idéologique « la littérature orale est présente dans les débats qui le confinent le plus souvent au politique et au culturel ». ( voir Chevrier (J.) « les littératures africaines dans le champ de la recherche comparatiste », in Brunel (Pierre), Chevrel (Yves), Précis de littérature comparée, Paris, PUF, 1989, p.223 77 Mbembe (Achille), Op.cit. 78 Mbembe, p.212 79 Mbembe, p.215

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391

Si l’on revient au corpus étudié, on constatera que les récits de Senghor/ Césaire

et de Pacéré/ Zadi comportent à partir de procédures presque identiques un

usage de l’oralité et de la tradition servant à l’invention d’une conscience

communautaire africaine et à la résistance de cette dernière face à une autre

conscience commune considérée comme ‘’ennemi’’. En s’appuyant sur la notion

devenue un credo de « contrat d’appartenance », ces auteurs en viennent à

s’octroyer la figure d’artisans de « la nation africaine », c’est à dire que leurs

œuvres interviennent avant tout comme garant de « l’identité nationale » soumise

à une utilité sociale immédiate servant dès lors à des fins à la fois politiques et

littéraires.

Inutile donc de rappeler que les nombreuses manipulations mémoriales et

mémorielles selon une méthode mnémotechnique des personnages,

d’événements historiques anciens et actuels, à travers une forme littéraire dite

‘’orale’’ et ‘’traditionnelle’’, le tout (ré)interprété dans un certain sens ne répond en

grande partie qu’à l’impératif de l’imagination communautaire.

Disons pour être plus précis que l’image du ‘’Guelwar’’ le chevalier conquérant

(Chaka, les tirailleurs sénégalais, Toussaint Louverture) racontée par le griot

sérère ou le conteur créole au son du balafon, de la cora ou du tam-tam ou que ce

soit l’épopée des héros de la côte Ouest Africaine (Samory, Sundjata, les martyrs

de l’indépendance ou les thuriféraires de l’idée d’une nation africaine) dont les

hauts faits sont relatés par « le grand diseur de symbole » ou par le « philosophe

à la barbe de poussière » au son de l’arc musical ou à travers le timbre codé du

tambour sacré (Zadi & Pacéré) ou encore les concepts de « négritudes »,

« bendrologie » et « Didiga » oscillant entre littérature et politique en prenant selon

le contexte l’allure de ‘’slogans’’ ou de « mots d’ordre » ne peuvent être rendus et

compris qu’en tant que signes visibles de l’érection d’une « nation africaine »

indistincte politiquement et littérairement d’une nation sénégalaise, martiniquaise 80 ivoirienne ou burkinabé. Autrement dit, l’intérêt de toutes ces entités parfois

‘’nationalistes’’, c’est qu‘elles parviennent comme le dit Martiniello à

80 Césaire reste dans ce sens, le premier artisan de « la conscience martiniquaise »,c’est-à-dire d’une nation au sens premier du concept, quoi que puisse en penser Raphaël Confiant (déjà cité).

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392

donner le sentiment de proximité, d’appartenance à un même groupe, à

des individus qui peuvent en réalité être très éloignés socialement 81 . Comme on peut le constater les champs politiques et littéraires africains

procèdent à la même invention d’une « mythologie nationale africaine » en ayant

recours aux signes oraux et traditionnels.

Ce faisant, « la nation africaine » comme toutes les communautés du monde « se

distingue non pas par sa fausseté ou son authenticité, mais par le style dans

lequel elle est imaginée »82

En prenant l’oralité et la tradition comme ‘’matériau’’ de cette construction

communautaire, les ‘’architectes’’ de « la nation africaine » lui confèrent trois

grandes caractéristiques.83

Elle est d’abord « limitée » parce qu’elle prend en compte la notion de « frontière »

au sens anthropologique où elle permet de distinguer le « eux » du « nous »,

opposant dès lors deux voire trois mondes dans leur globalité : les mondes

africains, antillais, noirs américains et/ou noirs et les mondes coloniaux,

occidentaux et/ou blancs.

Elle est ensuite « souveraine » parce qu’elle se réalise à un moment où il

s’agissait de détruire la légitimité d’un monde ancien hiérarchisé, afin de le

remplacer par un monde supposé être conçu sur une certaine « égalité ». Ici la

structure de ce monde nouveau est bien sûr différencialiste mais non anti-

égalitariste. On pourrait dès lors entendre la « nation africaine » en tant que

communauté parallèle et indépendante d’autres communautés (françaises ou

anglaises ou encore occidentales).

Elle est enfin imaginée comme « une communauté » c’est à dire un ensemble

homogène et cohérent, malgré la diversité et les différences qui la caractérisent.

On peut la concevoir comme une camaraderie profonde, horizontale, c’est à dire

une fraternité qui justifie que Frantz Fanon par exemple choisisse de s’installer à

Blida pour s’engager aux côtés des Algériens en guerre. Ce lien fort transcendant

les spécificités explique également que les intellectuels africains et antillais 84et

81 Voir Martiniello (Marco), Op.cit. p.90 82 Anderson(B.), Op.cit. p.20 83 Nous reprenons Benedict Anderson, Op.cit. ibid. 84 Rappelons que le rapatriement massif de tous les cadres administratifs français de la Guinée était une des conséquences du « non » guinéen au référendum. A cette occasion plusieurs cadres

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393

une certaine classe active africaine se proposent au lendemain du « non » de la

Guinée au général De Gaulle en 1958 de participer à la construction du pays de

Sékou Touré.

Autrement dit, en tant que réponse à une situation bien déterminée (domination

coloniale ou occidentale) le postulat ‘’nationalitaire’’ africain fonctionne avec les

mêmes modalités aussi bien en littérature qu’en politique ou vis versa. G.O.

Midiohouan rappelle encore :

Pendant longtemps et jusque dans les années 70, toutes les productions

littéraires des Africains noirs constituaient indifféremment le corps de « la

littérature négro-africaine ». Qu’il fut Camerounais, Congolais, Sénégalais

ou Ivoirien, l’écrivain africains se reconnaissait dans « la littérature négro-

africaine85

Le deuxième moment constitutif de l’imaginaire national africain se situe à la

période que nous avons nommée dans des chapitres précédents « le

désenchantement et le désapparentement » . Il s’agit d’un moment consécutif aux

premiers bilans des indépendances jugés décevants.

Nous avons déjà expliqué que ce moment fut un facteur déterminant dans la

constitution et l’autonomie du champ littéraire africain notamment grâce à une

affirmation de frontière entre champ littéraire et champ politique.

Cette époque servira également à l’écroulement de la présomption de vérité ou de

validité accordée généralement au phénomène nationale ou nationaliste dans son

rapport à l’action sociale. Il apparaîtra alors à tout analyste lucide que sans que

l’efficacité de ce phénomène ne soit mise en cause, il n’est « vrai » qu’en ce qu’il

est d’abord une construction historique ou socio-anthropologique, et ensuite un

lieu d’investissement stratégique dans la réalisation de toute action sociale, donc

un objet de croyance chez les acteurs ou sujets sociaux.

Au demeurant, « la conscience nationale » est une réalité fictive qui porte ses

propres faiblesses ou limites : elle n’est ni naturelle, ni éternelle, ni immuable. Son

contenu ne reste jamais fixe ou inchangé; il fluctue selon les intérêts en jeu des

acteurs pris dans le jeu. C’est pourquoi comme nous allons le voir, les champs africains, antillais, noirs américains et même Européens de l’Est vinrent en compensation.( voir Devey (Muriel), La Guinée, Paris, Karthala, 1997, p.136 85 Midihouan (G.O.), « Le phénomène des « littératures nationales» en Afrique », in Peuples Noirs/Peuples Africains n°27, 1982, p.59

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394

littéraire et politique en sont venus aujourd’hui à concevoir différemment l’idée de

« nation ».

Déjà au niveau politique, peu avant que les indépendances ne soient accordées

par les puissances dominantes, l’état d’esprit qui prévalait à la fin des années

1950 en Afrique était largement dominé par les heurts entre les partisans de « la

nation africaine » (intégrant l’état- nation) et les opposants à cette conception du

rapport des africains entre eux : on les appelle « les fédéralistes » et les « anti-

fédéralistes ». Philippe Ducraene a pu ainsi montrer que les tentatives d’unité

africaine nées des indépendances sont majoritairement restées dans les limbes : il

écrit à propos du projet ‘’des Etats-Unis d’Afrique’’ :

(…) Dès la proclamation de l’indépendance du Ghana, le 06 mars 1957, suivie de

celle de la Guinée le 02 octobre 1958, l’idée panafricaine commença à prendre

forme avec il est vrai, plus ou moins de bonheur. C’est ainsi que le 23 novembre

1958 le président guinéen Sékou Touré annonça l’union de son pays avec le

Ghana pour en faire le noyau des futurs Etats-Unis d’Afrique, puisque les deux

présidents, malien et guinéen, évoquèrent en novembre et décembre 1960 l’éventuelle création d’une union Guinée-Mali, dite union des Etats africains (UEA).

Dépourvus de structures juridiques propres, hypothéqués par l’incompréhension

qui à cette époque, présidait encore aux rapports entre Africains francophones et

anglophones, cet ensemble ne fonctionnera jamais86

.

En termes plus détaillés, la fédération du Mali crée le 17 janvier 1959 à Dakar,

composée du Sénégal, du Soudan, du Dahomey (actuel bénin), de la Haute Volta

(actuel Burkina-Faso ) ne fonctionnera que jusqu’au 20 août 1960, date de son

éclatement 87

L’utopie du nationalisme africain s’affirma également en Afrique Centrale.

Philippe Ducraene rapporte encore :

86 Ducraene (Philippe), Op.cit., p.247-248 87 Il était dû principalement à la grande grogne des anti-fédéralistes : à Porto-Novo, le courant anti-fédéraliste l’emporta d’abord par des moyens violents, ensuite par sa victoire aux élections législatives .Tout comme à Ouagadougou où les anti –fédéralistes l’emportent au référendum constitutionnel de Mars 1959 par 1018936 voix contre254243 voix pour les fédéralistes .Restreinte à deux partenaires, la fédération du Mali fut réduite à néant en août 1960 du fait des rapports devenus exécrables entre Dakar et Bamako, notamment lorsque Modibo Keita déchargea Mamadou Dia de ses fonctions de vice président ( voir Ducraene (Philippe), Le Mali, Paris, Puf, 1980)

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395

En Afrique Centrale, comme en Afrique Occidentale, les zélateurs du

panafricanisme ont tenté de concrétiser leurs rêves d’union. Après la dislocation de

l’ancienne AEF, Fulbert Youlou, alors président du Congo lança sans succès l’idée

de la création d’une union des républiques d’Afrique Centrale.

En février 1960, les quatre chefs de gouvernement de l’ancienne AEF avaient

décidé la création d’un comité supérieur d’études des Etats-Unis d’Afrique

Équatoriale… Mais tout resta sans lendemain » 88

Le rêve de « la nation africaine » tenta même de transcender les barrières

ethniques et les particularismes tribaux. C’est ainsi que des utopies d’union

africaine trans-ethnicistes virent le jour un peu partout sur le continent . En Afrique

de l’Ouest on parla entre autres des projets « d’Eweland », regroupant les tribus

Ewé dispersées entre le Togo, le Bénin et le Ghana 89, et « d’Haoussaland »

devant intégrer les Haoussas du Niger à ceux du Nigéria ou vis versa. Dans l’Est

africain, on connaît des projets de «Massaïland» destinés à unir les Massaï du

Tanzanie et ceux du Kenya ; et de «grande Dankalie» ou « grande Afarie » qui

regroupe les Afars d’Ethiopie, d’Erythrée et de Djibouti. On peut faire les mêmes

remarques à propos du projet de constitution d’un « Etat bacongo » devant

regrouper le nord de l’Angola, l’Ouest du Zaïre et le Sud du Congo.

Mais tous ces projets d’une ‘’grande Afrique’’ (grande Guinée, grand Cameroun,

grand Soudan) en tant que signes visibles d’une ‘’communauté nationale

africaine’’ connurent un échec90 pour diverses raisons: les plus évidentes relèvent

d’abord des querelles de personnes et d’affrontements doctrinaux comme ceux

observés en Afrique de l’Ouest entre ( LS Senghor ≠ Félix Houphouet- Boigny ≠

Kwame N’Krumah, Félix Houphouet- Boigny ≠ Ahmed Sékou Touré, Modibo Keita

≠ L.S. Senghor ≠ Mamadou Dia …).

En Afrique Orientale, un climat de concurrence opposa au sein de la fédération

l’ougandais Milton Oboté, le Kenyan Jomo Kenyatta et le Tanzanien Julius

Nyerere… les contradictions ont même côtoyé quelques fois les conflits armés, les

menaces de sécession, des tentatives de déstabilisation de régimes ou l’annexion

88 Ducraene (Philippe), Vieille Afrique, Jeunes nations, p.249-250 89 Philippe Ducraene pense qu’il s’agit là de l’origine du nationalisme Ghanéen, Op.cit, p.250 90 Il faut cependant relativiser cet échec car malgré son inefficacité, l’O.U.A.(organisation de l’unité africaine) devenue UA (Union Africaine) reste une forme visible du nationalisme africain. Il en est de même au niveau économique avec l’UEMOA (Union Économique et Monétaire Ouest Africaine) la CEDEAO (communauté des États de L’Afrique de l’Ouest) qui demeurent des expériences assez enrichissantes et prometteuses pour l’intégration africaine.

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396

des territoires voisins comme Achille Mbembe l’a encore montré dans sa nouvelle

carte du monde 91

Les raisons de la désillusion nationaliste africaine tiennent ensuite à des raisons

économiques sources de « micronationalismes». En effet les pays comme la Côte

d’Ivoire dans le cadre de l’ancienne AOF (Afrique Occidentale Française) et le

Gabon pour L’AEF (Afrique équatoriale française), pour des rancœurs liées à

l’ancienne gestion coloniale estiment avoir été traités en « vache à lait » en

donnant plus qu’ils n’ont reçu dans leur rapport avec les autres pays africains

moins nantis .

Aussi « le macronationalisme » rêvé initialement fut-il remplacé par un

« micronationalisme » le disputant à la xénophobie : au Ghana en 1971, les

autorités décidèrent de l’expulsion de 60000 Africains « étrangers ». Sur le même

principe, des ressortissants dahoméens ont à plusieurs reprises été expulsés de

pays comme la Côte d’Ivoire et le Gabon même quelques fois du Niger.

Le Sénégal, la Gambie et la Mauritanie, ainsi que le Cameroun et le Nigeria ou

encore le Cameroun et le Tchad se partagèrent le même goût de l’expulsion sans

doute pour conserver une certaine opinion nationale, disons ״ micronationale״.

Dans le domaine littéraire la fièvre ‘’micronationaliste’’ gagna également du terrain.

La recherche universitaire ainsi que certaines critiques tenteront d’établir une

proposition qui n’est pas loin d’un slogan : « A chaque nation, sa littérature ».

C’est à dire que comme dans les cas précédemment observés dans le champ

politique, ‘’la nation’’ devra être identifiée à partir de frontières géographiques qui

permettent d’établir un rapport entre les habitants à l’intérieur de ces frontières et

la littérature qui y est produite.

Il devint ainsi par exemple urgent et significatif de faire naître l’écrivain Ahmadou

Kourouma à Togobala pour faire de lui un Guinéen ou à Boundiali pour dire de lui

qu’il est un écrivain Ivoirien92, tout comme on s’évertuera à trouver « une âme

collective dahoméenne » dans Amour de féticheuse de Félix Couchoro avant d’y

91 Cette lecture de l’historien camerounais se vérifie avec l’annexion du vaste Congo-Kinshasa par le Rwanda, l’influence Tchadienne dans la crise en Centrafrique qui vit le renversement de Ange Felix Patassé et l’implication du Burkina Faso dans la crise ivoirienne. Voir Mbembe (Achille), La nouvelle carte du monde à consulter sur le site :http//www.RFI.fr 92 En effet, que les éditions soient de seuil ou de hachette, le lieu de naissance de l’écrivain diffère.Il est né soit à Togobala (village de la frontière guinéenne) ou à Boundiali, ville du Nord de la Côte d’Ivoire.

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397

rechercher « un génie togolais » une fois que l’écrivain devint un national

togolais93

Mais dans la pratique, la pertinence d’un ‘’micronationalisme littéraire africain’’

s’avère problématique et complexe.

D’une part parce que des spécialistes de la ‘’science littéraire’’ semblent avoir

investi cette question de la nation sans avoir au préalable résolu et évacué un

certain nombre de précautions théoriques.

En effet quelles sont les modalités pour qu’une entité politique africaine jugée

nationale puisse posséder une littérature par laquelle on pourrait l’identifier comme

« nation » (Etat-Nation) différente des autres ? Quel rapport les habitants de cette

nation entretiennent-ils avec cette littérature ? Quelle est l’histoire de cette

« nation littéraire » et quelle peut bien être la part de cette littérature soit

ivoirienne, soit congolaise, soit camerounaise ou encore kenyane etc. dans ce

qu’on pourrait appeler à la suite de Goethe la ‘’weltlitératur’’ africaine ? ou

mondiale ? entendant bien sûr le concept de ‘’weltlitératur’’ non pas comme « le

plus petit dénominateur des littératures du monde » mais à la manière de

Todorov94 comme cadre des échanges entre l’universel et le particulier,

incorporation et influence entre le ‘’national’’ et le transnational, voir l’international

dans une perspective inter-culturelle. Enfin la littérature nationale dans un sens

micronationaliste peut-elle se résumer comme le propose B. Mouralis95 au rapport

entre l’écrivain, l’œuvre et le pays de naissance, de production et de référence ?

Gabriel de Bellescize, un des éditorialistes des tous premiers numéros de la revue

Notre Librairie reconnaît le manque de précaution méthodologique et

d’argumentaire scientifique suffisant ayant présidé au discours nationaliste en

vogue dans le champ de la recherche sur les objets littéraires africains. Aussi

écrit-il :

‘’Notre Libraire’’ a publié, dans le passé, des études sur les littératures

congolaise, mauricienne, béninoise, zaïroise, malienne, sénégalaise. Une

étude semblable est en préparation sur la littérature guinéenne. Bien

93 Voir Ricard (Alain), Felix Couchoro,1900-1968, naissance du roman africain, Paris, Présence africaine, 1987 94 Voir Todorov (Tzvetan), « le croisement des cultures » in Communications n°43, 1986, p.5-24 95 Voir Mouralis (Bernard), « l’évolution du concept de littérature nationale en Afrique » in Research in African literatures , vol XVIII, 1987, p.275

Page 399: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

398

naturellement, le reproche amical nous a été fait de manquer de cet esprit

logique que l’on attribue aux Français.

La revue n’aurait-elle pas dû en effet s’interroger d’abord sur l’existence de

littératures nationales avant d’entreprendre de les décrire, ?96

Noureini Tidjani-Serpos et G.M.N’gal adhèrent à l’aveu. Le premier signal les

enjeux politiques de la problématique nationaliste qu’il considère comme soumis à

un « non-dit politique » 97, tandis que le second en révèle les tares scientifiques

énoncées ci- haut en affirmant « la problématique des littératures nationales est à

la mode mais une mode qui a devancé la réflexion sérieuse sur ce sujet »98

D’autre part la problématique de la littérature nationale pose sa complexité et son

ambiguïté en se séparant de la « nation » au sens politique. En effet avec ‘’le

désapparentement et le désenchantement’’ certains écrivains comme nous l’avons

déjà dit en viendront à entretenir un autre type de rapport avec le champ politique.

La séparation qui s’en suivra, en même temps qu’elle servira à proclamer

l’autonomie du champ littéraire influe sur le contenu accordé initialement au

concept de « nation ». La spécialité de la « nation littéraire » sera ainsi conforme à

la spécificité du champ littéraire africain dont nous avons au cours des chapitres

précédents établit les caractéristiques : les frontières de la « nation littéraire » sont

si mouvantes qu’elles favorisent un passage aisé d’une frontière à l’autre. On

pourrait même dire que le principe d’existence de ces frontières réside justement

dans l’absence de frontières au sens de « barrières douanières ». En outre les

instances de légitimations tout comme les lecteurs peuvent transcender les

barrières géographiques, politiques et raciales d’autrefois. Ainsi de même que

l’écrivain enjambe les frontières politiques par l’exil, le voyage, les échanges dans

l’acte de création, voire par un nomadisme symbolique, autant « la nation » dans

le champ littéraire séparée de celle du champ politique pourra se désigner

« multiappartenance » ou « transhumanité » pour employer les mots de J.Attali99 .

Autrement dit étudier « une identité ivoirienne » par exemple dans l’œuvre de Aké

96 Voir Notre librairie n°83, Avril-Juin 1986 97 Tidjani-Serpos (Noureini), «Langue du malaise ,malaise de la langue, Chinua Achebe et N’gugi Wa Thiongo» , Notre librairie n°84, Juillet-Septembre 1986, p.17 98 N’gal (Georges), « les littératures nationales :modes ou problématiques ? », in Notre librairie n°83 p.25 99 Voir Attali (Jacques), L’homme nomade, déjà cité, p.422

Page 400: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

399

Loba 100 ou de Kourouma ne sera pas en soi condamnable. Mais ce qui le sera en

revanche, c’est de concevoir cette identité soit à partir des frontières tracées

depuis 1893 par les colons français, modifiées puis fixées, (demeurant toujours

(ré)modifiables) soit de s’accrocher à l’argument ethnologique en adhérant aux

présupposés ethniques, classiques (Malinké, Mossi, Bété, Baoulé, sérère,

Wolof…) en oubliant que dans le champ de la culture, les produits ne sauraient se

définir sans tenir compte des règles de ce champ, lesquelles ont fini par faire de

Senghor/Césaire, de Zadi/Pacéré, la propriété d’une raison symbolique

spécifique », sur laquelle n’ont plus d’emprise réelle les signes politiques de l’Etat-

Nation (drapeau, représentation diplomatique …) ou les idées nationales

nommées Sénégal, Martinique, Côte d’Ivoire, Burkina Faso etc.

L’investissement de l’ « oralité » et de la « tradition » en tant que propriétés

communautaires est réel, son efficacité est visible et incontestable. Mais son

analyse et son interprétation doit pouvoir se démarquer de l’objet de la croyance,

c’est à dire la communauté ou l’appartenance imagée et imaginée à laquelle sont

soumis certains écrivains, ou à laquelle ont adhéré avec une foi religieuse certains

consommateurs ; car comme l’écrit Christophe Charles, les écrivains sont des

acteurs sociaux « utilisant en fonction de leurs besoins c’est à dire des interactions

dans lesquelles ils sont engagées »101 l’usage du groupe (oralité/tradition et/ou

« langue / nation ») à des fins stratégiques.

100 Voir Gérard Dago (Lezou), « Ake Loba, pionnier d’une littérature nationale », in Notre librairie, Avril-Juin 1987 n°87, p.48-56 101 Charles (Christophe), « micro-histoire sociale et macro-histoire sociale. quelques réflexions sur les effets des changements de méthodes depuis quinze ans en histoire sociale », in Histoire sociale globale, 1993, p.55-56

Page 401: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

400

II- L’USAGE DU PEUPLE :

L’usage du « peuple » dans la perspective d’une invention identitaire est un

problème large et complexe qu’on ne pourra aborder qu’à deux niveaux

principalement :

Il y a un premier aspect à partir duquel « le peuple, populus, volk » intervient pour

modifier les rapports structurels des littératures ou des champs littéraires entre

eux. Suivant le modèle que B Mouralis a proposé dans ses contre –littératures102

on peut établir ici que « l’oralité » et « la tradition » ont été les éléments ayant

servi à subvertir le champ littéraire dominé par la littérature française et son sous

produit la littérature coloniale.

En effet de même que « l’exotisme, l’altérité, la réécriture du texte »103 constituent

les modalités pratiques de subversion de « l’ordre du discours » littéraire des XIXè

et XXè siècle français, de même l’usage du « peuple » servira à redéfinir le rapport

littéraire entre littérature française et/ou coloniale et littérature « indigène et/ou

africaine ». On sait à ce sujet que d’un point de vue historique la littérature

produite par « les indigènes » était structurellement dominée par celle suscitée par

les « maîtres » colons et naturellement niée ou jugée insignifiante par les

instances parisiennes. A notre avis, la principale raison pouvant justifier cette

situation tient moins au phénomène colonial en lui-même qu’à l’irréductibilité

établie entre modes d’expressions littéraires (écrit ≠ oralité ou tradition),

précisément aux contenus mélioratifs ou péjoratifs qui leur furent conférés ;

traduits sous plusieurs variantes par les oppositions « classe dominante ≠ classe

dominée, lettrées ≠ illettrées, patrons ≠ ouvriers/paysans, littérature savante ≠

littérature populaire… »104

Ces éléments peuvent servir à rendre compte d’une histoire de la littérature

africaine en tant que littérature « populaire » ou « prolétarienne »105 dans son

rapport aux littératures coloniales et françaises d’alors. En suivant encore Mouralis

on peut cerner les contours de cette littérature à partir

102 Voir Mouralis (B.), Les contre-littéraures, (déjà cité) . 103 Mouralis, Op.cit. ibid. 104 Mouralis, Op.cit., ibid.

Page 402: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

401

(…) d’une partition de la société globale en groupant les faits observés selon deux

séries bien distinctes : d’un côté « tradition », espace rural, oralité, « croyance » et

mode de pensée irrationnel, etc. ; de l’autre, « modernité », espace urbain, écriture

et scolarisation, idéologies et pensée rationnelle, etc. Partition qui, sur le plan de la

perception des œuvres artistiques et littéraires, se traduit notamment par

l’opposition entre un art « savant » propre aux classes dirigeantes et un art « naïf »

propre au « peuple ». 106

Afin de décrire le processus de construction de la littérature africaine, c’est à dire

la modification de son rapport déterminant avec les champs littéraires dominants à

partir de « l’usage du peuple », il nous faut partir d’un schéma tripartite :

Il y a d’abord le glissement opéré autour de la valeur du « peuple » sans que celui-

ci ne bénéficie d’une définition claire et achevée. Mais il est surtout positivé à

partir d’une valorisation de certains aspects de la culture supposée appartenir « au

peuple ». Autrement dit, on note précisément dans le domaine artistique et

littéraire

L’affirmation plus ou moins explicitement formulée selon les cas que le peuple »

est à la fois créateur et dépositaire d’une culture et d’un art spécifique par

opposition à la culture et l’art des classes « lettrées107

C’est ainsi que Montaigne ramène les caractères « du peuple » et de sa culture au

« naturel » et au « naïf » quand il écrit dans ses essais :

La poésie populaire et purement naturelle a des naïvetés et grâces par où elle se

compare à la principale beauté de la poésie parfaite selon l’art ; comme il se voit ès

villanette de Gascogne et aux chansons qu’on nous rapporte des nations qui n’ont

connaissance d’aucune science ni même d’écriture108

L’ anthropologie reprendra à son compte cette conception de Montaigne et la

littérature d’un point de vue esthétique entreprendra un travail, voire un

renversement de perspective consistant à repérer et à objectiver un ensemble de

105 Voir par exemple, Ragon (Michel), Histoire de la littérature prolétarienne de langue française, Paris, A. Michel, 1986 106 Mouralis, Op.cit, p.128 107 Mouralis, Op.cit., p.118. 108 Mouralis, Essais, p.345

Page 403: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

402

procédés de créations littéraires ou un certain nombre de textes afin de les mettre

en concurrence avec les textes dominants qui jusqu’alors figuraient seuls dans le

champ littéraire.

C’est donc en reprenant à leur avantage le discours anthropologique sur « l’art

nègre » repris et consacré par certains acteurs du champ des « contre –

littératures français » dont Baudelaire, Rimbaud, Apollinaire ou ailleurs le peintre

P. Picasso, que les écrivains africains mettront à jour des textes : contes, mythes,

œuvres dites « africaines » parce que produites non seulement par des auteurs

« africains » situés hors de la structure lettrée légitime (occidentale), mais

représentant des croyances, des us et coutumes, des productions ,

essentiellement observées dans la masse « illettrée », « indigène » bénéficiant

d’un statut social pas toujours reluisant et qu’on peut provisoirement nommer

« peuple ». On notera surtout qu’à la faveur de ce renversement, la littérature

africaine prendra l’apparence d’une production globale homogène distincte de la

littérature occidentale (française) avec laquelle elle entend entrer en concurrence

ou au moins avec laquelle il lui faut coexister. Désignés « écrivains africains » les

auteurs concernés entendent faire de leurs problèmes non des problèmes

esthétiques ou littéraires à proprement parler, mais des problèmes de race ou de

classe ou encore d’idéologie. Dès lors en se réclamant « du peuple » ou en

définissant leur production telle quelle, ils revendiquent et investissent les

dichotomies qui se traduisent comme le dit encore Mouralis « en termes

d’opposition géographique et sociale, le « peuple » y apparaissant comme une

partie de la société globale… »109

De la sorte, il est possible d’établir ou de proposer une perception simpliste mais

justifiée de la littérature africaine dans son rapport aux littératures dominantes en

imaginant qu’elle appartient à un être collectif désigné « peuple » dont l’espace

naturel peut occasionnellement être nommé « Afrique » et dont la langue

« français populaire, langue locale » ou dont le savoir, le mode de transmission de

ses connaissances, ses loisirs, son art et surtout sa littérature « orale »,

« traditionnelle », c’est à dire ses traits caractéristiques relégués à la périphérie du

corps social ou du champ littéraire ne sont plus frappés d’infamie mais deviennent

la manifestation d’une culture différente entrant en concurrence avec celles des

classes dirigeantes ou des systèmes dominants.

Page 404: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

403

La conséquence la plus visible de cet « usage du peuple » c’est qu’il bouleverse

l’ensemble du champ littéraire que ce soit au niveau de la recherche littéraire où il

en élargit le champ en instituant de nouvelles terminologies, c’est à dire de

nouvelles perceptions ; que ce soit au niveau de la pratique littéraire où on voit

s’estomper l’ethnocentrisme de classe dominant, initialement instauré, autorisant à

son tour un enrichissement du champ dans sa globalité avec la reconnaissance

des littératures africaines.

Le deuxième aspect du schéma relève d’une analyse philosophique à partir de la

problématique « raison du peuple » que nous empruntons à Pascal.110

L’originalité et la force de cet argument résident dans son aptitude à transcender

l’opposition simpliste des « dominants » et « dominés », ou comme le dit Mouralis

« des riches et des pauvres, des grands et des petits »111.

On sait en effet que dans la section V (cinq) des pensées, Pascal dans ses

réflexions sur la justice humaine conçoit la « raison du peuple » comme ce qui

contribue à la substitution du code social et à réguler la violence anarchique.

Même si Pascal semble insister particulièrement sur une certaine « adhésion

naturelle » du peuple à la raison judiciaire qu’il considère comme condition de

fonctionnement de cette dernière ou moyen de réalisation de la paix collective 112il

nous paraît utile de retenir l’absence presque totale de définition de la notion de

« peuple ».De la sorte, le sens évident que cette notion de « peuple » semble

manifester renvoie à celui d’un sens commun, voire « le bon sens ». On peut alors

par glissement métaphorique en suivant l’imagination pascalienne définir « le

peuple » comme paradigme de « justice » de « paix», c’est à dire de valeurs

sociales suprêmes, donnant son sens à l’expression latine « vox populi, vox déi ».

Il peut être ainsi intéressant d’un point de vue littéraire d’introduire la notion de

« peuple » dans les textes comme on le constate chez les auteurs africains non

seulement dans une perspective esthétique, mais aussi dans un but discursif

(morale, politique ou philosophique) en employant « la raison du peuple » comme

exigence du sens commun c’est à dire dénonciation de l’injustice, de la pauvreté

ou des diverses horreurs sociales dont l’Afrique a été et demeure le théâtre. En

109 Mouralis, Op.cit., p.132 110 Voir Pascal (Blaise), Pensées et Opuscules, Paris, Hachette, (16eme édition) 111 Voir Mouralis, Op.cit., p.114 112 Voir Pascal, Op.cit. p.319

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404

termes pascaliens on parlerait de « opinions du peuple saines »113. Dans cette

perspective, dénoncer les méfaits de la colonisation comme l’a fait par exemple la

génération Senghor/Césaire ou exposer les affres et les inconséquences des

indépendances à la manière de Zadi/Pacéré, c’est faire de la littérature « du

peuple », c’est à dire de la littérature comme l’exigent les règles littéraires du

moment, mais c’est faire également une œuvre humaine dont la portée et l’utilité

dépassent de loin le seul cadre de la littérature.

Enfin le troisième élément du schéma apparaissant comme une conséquence

immédiate de la précédente consiste à construire « le peuple » comme une réalité

supérieure idéale. Ainsi, contrairement aux cas précédents où il constitue une

partie ou une différence à l’intérieur du corps social, « le peuple » dans ce cas ci

sert à une opposition entre « surface » et « profondeur ».

En effet à la faveur de la réalisation d’une dialectique de sens, c’est à dire lorsque

« les caractères divers et contradictoires »114 de la notion de « peuple »

interviennent, « le peuple » n’est plus du côté de la souffrance, de la misère ou de

l’obscurité comme on peut le noter chez Hugo ou « la canaille, la grande victime

des ténèbres » 115 selon les œuvres de Shakespeare, mais il subit une inversion

pour être le dépositaire du bien, du beau, de la vérité, de la justice. En reprenant

la démarche idéalisante de Michelet, Mouralis rapporte à cet effet :

le discours (du peuple) s’organise ainsi sur un certain nombre d’oppositions

destinées à définir les modes de connaissances respectifs du « peuple », l’instant

infaillible, la chaleur vitale, l’amour, la participation féconde aux rythmes de la vie

organique et de la nature, l’enthousiasme, la poésie (…) du côté de l’élite, la raison

superficielle et le journalisme, la froideur stérile, l’égoïsme, la séparation et le

monde naturel le calcul, la malédiction du corps (…)116.

Autrement dit, « le peuple » prend la couleur de « l’authentique », de la couche

profonde par opposition à l’élite érigée pour l’occasion en couche superficielle et

inauthentique. A partir de ce renversement, proclamer la littérature africaine

113 C’est-à-dire « peuple » comme convention morale et code social. Voir Pascal, Op.cit. ibid. 114 Mouralis, Op.cit., ibid. 115 Hugo (Victor), Les misérables, le dernier jour d’un condamné , in Œuvres dramatiques complètes, Pauvert, 1962 Shakespeare (W), Œuvres critiques complètes, Paris, Pauvert, 1963 116 Mouralis, Op.cit., p.150-151.

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405

littérature « du peuple » dans sa globalité, c’est lui attribuer un certain nombre de

valeurs supposées autoriser et rendre opératoire la concurrence avec les champs

littéraires dominants, c’est à dire :

(…) sur le plan social et politique, (la) supériorité d’une organisation dont on se

plaira à souligner, selon les cas, la structure harmonieuse ou chacun se voit

attribuer une place précise ou au contraire, le caractère profondément égalitaire

sur le plan moral, supériorité d’un mode de vie qui exclut le crime et la fourberie et

où bonheur et vertu se trouvent confondu. Sur le plan esthétique, également

supériorité d’un art qui s’oppose en tout point à l’art des lettrés 117.

C’est dans un tel cadre que l’on peut comprendre et expliquer les nombreuses

sollicitations du « peuple » : contextes villageois, récupération de la parole du

sage, valorisations des représentations collectives populaires puis sublimation de

l’oralité et de la tradition… dans le champ littéraire africain, notamment chez les

pionniers Césaire/Senghor et les prétendants Pacéré/Zadi.

L’usage « du peuple » dans un second aspect concerne le rapport

structurel entre les écrivains à l’intérieur même du champ africain, surtout la

manière dont ces derniers usent de l’ambiguïté oppositionnelle « savant ≠

populaire » en vue de conférer de la valeur ou de la validité à leur différents

produits littéraires. A propos de cet usage « du peuple », Bourdieu écrit :

Pour jeter une certaine clarté sur les discussions à propos du « peuple » et du

« populaire », il suffit d’avoir à l’esprit que le « peuple » ou « le populaire » (« art

populaire », « religion populaire », « médecine populaire », etc.) est d’abord un des

enjeux de lutte entre les intellectuels (nous dirions entre les écrivains) le fait d’être

ou de se sentir autorisé à parler du « peuple » où à parler « pour » (au double

sens) le « peuple » peut constituer, par soi, une force dans les luttes internes aux

différents champs, politique, religieux, artistiques, etc. (…)118.

Mais ce capital spécifique que peut conférer « le peuple » dépend plutôt dans sa

forme et son contenu des intérêts spécifiques liés à l’appartenance, au champ de

production, ainsi qu’à la position occupée dans le champ. C’est-à-dire que cette

‘’force’’ du « peuple » ou du « populaire » ne peut s’évaluer que selon l’autonomie

117 Mouralis, Op.cit., p.139 118 Bourdieu, choses dites, p.178

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406

du champ dans lequel elle intervient et la position du sujet qui l’investit ; Bourdieu

écrit encore à propos de cette force :

(…) force d’autant plus grande que l’autonomie relative du champ considéré est

plus faible. Maximum dans le champ politique, où l’on peut jouer de toutes les

ambiguïtés du mot « peuple » (« classes populaires », prolétariat ou nation,

‘’volk’’), elle est minimum dans le champ littéraire ou 5artistique parvenu à un haut

degré d’autonomie où le succès « populaire » entraîne une forme de dévaluation,

voire de disqualification du producteur (…) le champ religieux se situe entre les

deux, mais n’ignore pas complètement la contradiction entre les exigences internes

qui portent à rechercher le rare, le distingué, le séparé (…)118

De ce fait, en analysant « le peuple » tel qu’il est investi par les acteurs du champ

littéraire africain à l’intérieur même de celui-ci on se rend compte que cette notion

se profile également sous deux formes antithétiques, opposées et dialectiques :

une forme dite ‘’positive’’ et une autre dite ‘’vulgaire’’ ou ‘’négative’’. De ce point de

vue, l’opposition existant entre les auteurs africains sous la forme du caractère

« savant ≠ populaire » 119attribué aux items oraux et traditionnels en tant que

principaux matériaux de la création littéraire, semble entretenir un parallèle avec la

vision weberienne du « prête ≠ prophète » ou bourdieusienne du « professionnel ≠

profane » selon lesquelles les agents des champs concernés, dans la pratique du

jeu social sont soumis à un enjeu : L’inscription ou la définition de la pratique et de

ses règles légitimes ; cet enjeu lui-même relevant de l’adhésion ‘’des croyants’’,

adeptes du jeu ou de la gestion de ceux-ci.

Cela revient à dire que le fonctionnement de la structure « prêtre et prophète »,

« professionnel et profane » ou « savant et populaire » répond essentiellement à

une appropriation intéressée du « pouvoir naturel » de la foule (peuple, adeptes

militants…) à conférer le pouvoir, comme le corroborent ces propos de Perdiguier

à André Alliaud, repris par Mouralis :

(…) Crois-tu que Jésus n’était pas au-dessus de nous ? Crois-tu que Socrate, que

Platon, que Fénelon, que JJ. Rousseau n’étaient pas au-dessus de nous ? Crois-tu

118 Bourdieu, Op. cit. ibid. 119 Mouralis adhère à la dialectique « savant-populaire » et considère qu’il y a nécessairement du « savant » dans le « populaire » et vis versa. ( voir Mouralis, Op.cit. p.159)

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407

que de nos jours Chateaubriand, Lamennais, Lamartine, George Sand ne sont pas

au-dessus de nous ?

Sans doute ces personnages n’ont pas le droit de nous dire : Je suis ton maître, tu

dépends de moi, tu es à moi mais c’est à nous de reconnaître la puissance de leur

âme et de leur génie, et de les laisser à la hauteur ou Dieu, et leurs travaux(…) ont

dû les placer120.

Dès lors l’écrivain se définissant « populaire », « prolétaire » c’est à dire ‘’écrivain

du peuple’’ ne peut que prétendre à un tel privilège : posséder le pouvoir de la part

du « peuple » à être son porte-voix, ce qui revient pour lui à se situer au-dessus

du « peuple ».

A l’évidence « le peuple », dépositaire ou unité de mesure des catégories ‘’orale’’

et ‘’traditionnelle’’ n’est un lieu « identitaire » que parce qu’il profite d’une part au

champ littéraire africain dans son rapport aux champs littéraires dominants comme

nous l’avons montré, et qu’il permet d’autre part aux écrivains entre eux de se

construire une visibilité :

Si le « populaire » négatif c’est à dire « vulgaire » se définit ainsi avant tout comme

l’ensemble des biens ou des services culturels qui représentent des obstacles à

l’imposition de légitimité par laquelle les professionnels visent à produire le marché

(autant qu’à le conquérir) en créant le besoin de leurs propres produits, le

« populaire » positif (par exemple la peinture « naïve » ou la musique « folk ») est

le produit d’une inversion de signe que certains clercs, le plus souvent dominés

dans le champ des spécialistes ( et issus des régions dominées de l’espace social)

opèrent dans un soucis de réhabilitation qui est inséparable du souci de leur propre

ennoblissement121

Autrement dit Senghor/Césaire, Pacéré/Zadi dans leur rapport aux champs

littéraires dominants ont sans doute raison de proclamer leurs productions

littéraires à la fois comme « œuvres orales et traditionnelles » et « bouches des

malheurs qui n’ont point de bouche » (accès au rôle de porte-parole), c’est à dire

en définitive comme littérature ‘’des’’ peuples africains produite ‘’par’’ les peuples

africains, donc garante d’une « identité africaine ».

Mais ils ont également raison dans le cadre de la définition de leurs rapports

structurels de procéder à différentes représentations du « peuple », voire à 120 Lettre de Perdiguier (9fevrier 1844) à André Alliaud repris par Mouralis, Op.cit. p.159

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408

proposer « le peuple » comme autant d’expressions transformées en fonction de

leurs propres positions au sein même du champ africain. En termes différents, la

littérature du peuple, pour le peuple, issue du peuple (« populus », populaire,

prolétariat, nation, « volk ») est un enjeu évident de lutte à l’intérieur de tout

champ littéraire. Dans le champ littéraire africain spécialement, l’investissement du

« peuple » ou le « populaire » dépend dans sa forme et son contenu, du rapport

entre le champ littéraire africain dominé et les autres champs dominants d’une

part et d’autre part de l’appartenance et de la position occupée à l’intérieur même

du champ. C’est certainement dans cette perspective qu’il faut comprendre et

saisir le déplacement de sens constaté par exemple chez Senghor évoquant « les

griotes » de son village en tant que preuves du caractères « oral/traditionnel »

et/ou « populaire » de ses créations littéraires ou encore comme traits de la

stature savante de ces mêmes créations.

Chez Pacéré Titinga, l’insistance sur les traits dits « ésotériques » des

composantes esthétiques de son art poétique : le tam-tam ‘’parleur, des

connotateurs ancestraux, le discours prétendument emprunté aux ‘’sages’’ ou

‘’anciens’’ du terroir témoignent de la même ambiguïté ; c’est à dire des créations

dites tantôt « populaires », jugées tantôt « savantes » selon les cas, ou en fonction

de la position de l’auteur dans le champ. Il en est de même pour Zadi qui évoque

l’arc du chasseur, la forme du dire du « grand diseur de symboles », entendre la

virtuosité incontestable de Madou Dibéro (attribuée également à Césaire) pour se

placer en déplaçant à son avantage le sens de l’opposition « populaire » ≠

« savante ». Mais on ne peut procéder à une analyse achevée de l’usage du

« peuple » à des fins identitaires et/ou stratégiques qu’en interrogeant le rapport

véritable des écrivains concernés (Senghor/Césaire et Pacéré/Zadi) au « peuple».

Quel est donc la nature de ce rapport ?

S’agit-il d’un discours/écriture « du » peuple ou « sur » le peuple ? Cette littérature

peut-elle conséquemment prétendre au titre de « littérature prolétarienne » au

sens de Michel Ragon ?122 entendre « littérature paysanne, littérature

ouvrière… » ? « littérature de masse » ? On sait en effet selon l’histoire de la

littérature prolétarienne de la langue française qu’établit M. Ragon que du fait

d’une certaine proximité (origine sociale pauvre opposée à « bourgeois » ou

121 Bourdieu, Op.cit. p.179 122 Ragon (Michel) Op.cit.

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409

plébéienne, roturière à l’opposé du nobiliaire, ou encore origine régionale

défavorisée par rapport au « centre », un certain nombre d’écrivains comme

Rousseau, Michelet ou Zola ont réussi à réhabiliter le « populaire » en

convertissant leur stigmate sociale en emblème. La stratégie a consisté

essentiellement à revendiquer fièrement leur origine de façon à ce que les

groupes stigmatisés en viennent à revendiquer leurs stigmates comme signe

identitaire.

L’auteur écrit à propos de Michelet :

il y a entre Michelet et le peuple des affinités profondes qui n’existent pas chez les

autres écrivains de l’âge romantique. Michelet est moins plébéien que Rousseau,

mais comme Rousseau il est néanmoins un phénomène en son siècle. Ce fils

d’imprimeur travailla avec son père au composteur dès l’âge de douze ans.

Cependant, comme il consacre tous ses loisirs à l’étude et qu’il montre une

intelligence peu commune, sa famille se cotise pour l’envoyer au lycée. En proie

aux railleries de ses condisciples qui rient de ses vêtements de pauvre…)123

Michelet proclame lui-même cette affinité quand il écrivait :

Je suis né du peuple, j’avais le peuple dans mon cœur. Les monuments de ces

vieux âges ont été mon ravissement. J’ai pu en 1846, poser les droits du peuples

plus qu’on ne le fit jamais ; en 1864, sa longue tradition religieuse (…)124

Ce rapport au « peuple » peut s’observer à plusieurs niveaux de l’histoire de la

littérature française précisément aux XVIIIe et XIXe siècle où l’antithèse des

classes sociales (classe bourgeoise (patrons intellectuels) et classe ouvrière

(ouvriers, paysans, désœuvrés)) s’était affirmée avec pertinence en France du fait

de l’essor industriel. Pendant que des professeurs sortaient de l’école normale,

des ingénieurs de polytechniques, des officiers de Saint-Cyr, les artistes peintres

et musiciens des beaux arts et du conservatoires, les peintres impressionnistes

étaient chassés des salons, Van Gogh sombrait dans la folie, tandis que Arthur

123 Ragon (M), Op. cit. p.79 124 Michelet (Jules), nos fils, présentation de Françoise Puts, Genève, Slatkine reprints 1980. On pourra noter la même préoccupation « du peuple » chez Lamartine : « il faut que Dieu suscite un génie populaire , un Homère ouvrier, un Milton laboureur, un Dante industriel,…l’ère de la littérature populaire approche…avant dix ans (…) vous aurez une librairie du peuple, un science du peuple, un journalisme du peuple, des romans du peuples » voir Lamartine (Alphonse de), Geneviève, histoire d’une servante, repris par Ragon. P. 80

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410

Rimbaud et les « poètes maudits » inventaient « la bohème »125 et que Zola,

Flaubert, Balzac et leurs condisciples issus du « peuple » tentaient de

‘’populariser’’ la littérature. Il était alors possible de parler d’une « littérature

d’élite » opposée à une « littérature prolétarienne » consommée par des paysans,

des ouvriers, des ‘’bohémiens’’, et toute la foule des dominés, avec comme nous

l’avons déjà vu un contenu ou une validité soumise à des variations et à la

dialectique sociale et historique : c’est à dire que l’élite ne domine jamais

totalement , ni de manière fixe et inchangée « le populaire » qui à son tour ne

demeure pas toujours « dominé ».

Mais ces indices, peuvent-ils servir à mesurer le degré ou la part « populaire » de

la littérature africaine ? Autrement dit, ces éléments (origine sociale, stigmate de la

pauvreté) sont-ils à même d’être analysés comme traces d’une histoire de la

littérature ‘’populaire ’’/’’ prolétarienne’’ africaine ? Cela revient à dire à quelle

catégorie sociale appartiennent les écrivains africains, précisément, Senghor/

Césaire, Pacéré/Zadi.

A ce sujet, on constate d’emblée que la capacité des acteurs africains dans le

champ social tient lieu de plusieurs facteurs. J.F. Bayart a suffisamment insisté sur

la relation des sujets sociaux à l’état : richesse des hommes situés au sommet des

appareils d’état, bourgeoisie bureaucratique, bourgeoisie d’affaire 126, en tant que

aspects visibles d’accumulation de richesses, de compétition, voire de « la lutte

des classes ».

Nous y ajoutons « la bourgeoisie intellectuelle » c’est à dire les acteurs qui usent

de leur investissement dans le champ du savoir et des prébendes qu’il procure

pour participer à la compétition sociale.

Il nous semble à cet effet que Senghor/Césaire, Pacéré/Zadi n’ont certainement

pas un pouvoir économique à la dimension de celui observé chez les ‘’manitous’’

africains tels que Mobutu Sese Seko dont la fortune en 1981 était estimée à

« 17à22% du budget national »127 ou F.Houphouet-Boigny se prévalant de ses

« Milliards » dont il a précisé qu’ils ne viennent pas du budget de l’état 128 ou

125 En le définissant, Balzac écrit : « c’est l’homme qui ne fait rien » son oisiveté est un travail un repos ; il est élégant et négligé tour à tour, il revêt à son gré la blouse du laboureur, et décidé du frac porté par l’homme à la mode ; il ne suit pas de loi ; Il en impose… » ( voir Balzac (Honoré de), Traité de la vie élégante, Paris, Delmas, 1952, p16 126 Voir Bayart, (J.F.), L’État en Afrique, la politique du ventre, Paris, Fayard, 1989, p.120-138 127 Voir Bayart, (J.F), Op.cit., p.120 128 Voir le discours d’Houphouet- Boigny, in Fraternité Matin (Abidjan) du 29 avril, 1983, p.17

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411

encore la famille de Jomo Kenyatta dont les affaires apparaissent à la fin des

années soixante comme « le plus efficace et le plus puissant des groupes

d’intérêts privés en Afrique Orientale »129

Cependant, dans un univers africain imaginée à la façon de Balzac,

Senghor/Césaire et Pacéré/Zadi appartiennent au moins à deux classes

privilégiées : « l’homme qui travaille », et « l’homme qui pense » 130. C’est à dire

qu’ils sont tout le contraire de

Ces noms inconnus pour la plupart, (…) ceux d’ouvriers obscurs, de laboureurs et

’artisans, de manœuvres et d’hommes de peine qui jusqu’alors n’avaient jamais

donné signe de vie intellectuelle (…)130

En termes plus précis ces auteurs du champ africain se réclamant « du peuple »

donc supposés appartenir à la strate des « dominés » n’échappent pas aux

« scénarios de recherche hégémonique »131 dont parle encore François Bayart à

propos de certaines élites.

De ce fait, même s’ils sont capables de s’extraire de leur ‘’classe’’ d’appartenance

qu’est la bourgeoisie intellectuelle pour se réclamer de la masse dominée, le

caractère ‘’populaire’’ ou ‘’prolétaire’’ de leur littérature devient moins évident et

plus problématique. Vu sous cet angle, il semble que leurs créations littéraires

relèvent d’un discours « sur » le peuple que d’une littérature « du » peuple.

Peut-être faudrait-il alors chercher ailleurs la pertinence du caractère « peuple –

populaire – prolétaire » de cette littérature. On ajoutera alors au critère de l’origine

sociale ou de la classe d’appartenance retenu plus haut celui du rapport au

peuple, c’est à dire du degré de consommation de cette littérature « du peuple »

par « le peuple ».

Autrement dit, en quoi les classes populaires se reconnaissent-elles dans la

production littéraire des pionniers/prétendants ou adhèrent-elles à leurs

discours ?

Nous avons déjà montré que la recherche « d’un corps de lecteurs » en Afrique

continue de constituer un programme social urgent, car malgré de sérieux efforts 129 Voir Martin (D) et Dauch (G), L’héritage de Kenyatta, la transition politique au Kenya, 1975-1982, presse universitaire. D’Aix-Marseille, Paris, l’Harmattan, 1985, p.37-38 130 Voir Balzac (Honoré de), Op.cit. 130 Perdiguier, repris par Mouralis, Op.cit. p.123

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412

pour l’alphabétisation, l’illettrisme recule encore avec difficulté, ce qui rend mal

aisée la consommation directe et efficace de la littérature par « le peuple ». Les

paysans, les ouvriers, l’ensemble de la masse dominée ne sachant pas lire et

écrire, on peut dire que l’exaltation « du peuple » chez les pionniers comme chez

les prétendants, tout comme d’ailleurs chez tous les autres auteurs engagés dans

le champ exprime moins « une identité du peuple » que la nécessité d’un usage

du groupe justifié par une interaction sociale, littéraire ou symbolique, car comme

l’écrit encore Mouralis :

Aucun de ces critères – origine, contenu, forme, destination – pris isolément ne

permet de déterminer le caractère « populaire » de l’œuvre (…). Ainsi qu’il en soit,

l’articulation qu’ils impliquent au sujet de la relation pouvant expliquer entre peuple

et non - peuple a au moins le mérite de faire entrevoir toute la complexité du

problème. En particulier, leur validité relative invite à s’interroger sur la nature et

les modalités de cette différence qui constitue le texte « populaire » par rapport au

texte « littéraire », conduisant ainsi moins à une recherche des critères du

« populaire » qu’à une réflexion sur le statut des textes « populaires », réflexion qui

devrait logiquement déboucher sur un examen des tensions et des dynamismes

qu’ils représentent au sein de la société globale132.

L’esthétique de l’oralité et de la tradition apparaît ainsi sous une de ses premières

formes stratégiques :il s’agit de l’illusion construite autour de la question

identitaire. En exaltant la différence de la langue littéraire, de l’appartenance à une

« Nation » spécifique posée en opposition aux autres communautés, en jouant

également de toutes les ambiguïtés liées à l’usage du peuple les auteurs étudiés

comme tous leurs pairs ont réussi à rendre compte du champ littéraire africain en

tant que réalité sociale visible dont l’étude et la compréhension nécessitent une

séparation entre l’objet et le lieu de la croyance que suscite cette réalité et la

croyance dans l’objet et le jeu qu’est cette littérature dans son fonctionnement. En

termes bourdieusiens, on dirait établir un distinguo entre « une sociologie de la

croyance et la croyance des sociologues »133 On saura alors que les présupposés

sur « l’oralité et la tradition » en même temps qu’ils sont désignés « identité »

intègrent également un argumentaire de la racine et de la pureté c’est à dire une

131 Bayart (J.F.), Op.cit., p.146-222 132 Mouralis, Op.cit., p.137 133 Bourdieu, Op.cit., p.106-111

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« pensée de la terre » ou un imaginaire de « l’origine » ou de la possession d’un

lieu comme nous pouvons le voir maintenant.

CHAPITRE II – LA MANIPULATION DE LA R ACINE ET DE LA

PURETÉ

En offrant l’apparence d’une entreprise hagiographique ou d’une

sociogenèse, la littérature africaine entend se soumettre à l’impératif de la filiation

dont le but premier est d’établir une généalogie, entendre « une intention

poétique » dont l’objet se confond à la recherche de l’origine : ascendance et

descendance en tant que retour à la « racine » ou au « sang pur » ou encore au

« lieu originel ».

Ailleurs, précisément dans les écrits de Hegel134, ce qu’il considère comme « les

grands livres fondateurs » de communautés humaines, « l’Ancien Testament,

L’Iliade, L’Odyssée, les sagas, L’Enéide, le livre sacré des Indes ou le livre des

morts égyptiens »135 sont soumis à la fonction de consécration de la communauté

en lui faisant la « révélation » de « sa racine », celle-ci venant justifier la

possession d’un territoire et légitimer l’appartenance ou la revendication

identitaire.

Il semble que la littérature africaine emprunte cet itinéraire. En effet les aspects

mythiques et épiques des textes "africains" ou la préférence pour le mythe et

l’épopée dans le champ africain tient essentiellement à une nécessaire invention

de « l’acte primordial », un désir intéressé de restituer "le fil rouge" de l’histoire des

dieux protecteurs, de la communauté tutélaire, voire de "la terre nourricière".

Glissant définit ce mouvement comme étant fondamentalement un « opposé à ».

Aussi écrit-il :

134 Hegel, Esthétique III, déjà cité. 135 En rapprochant la pensée épique du mythe, Edouard Glissant inclut les épopées africaines dans cette litanie des « livres fondateurs ». Voir Glissant (Edouard), poétique de la relation, déjà cité, p.27.

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414

La plupart des nations qui se sont libérées de la colonisation ont tendu à se former

autour de l’idée de puissance, pulsion totalitaire de la racine unique, et non pas

dans un rapport fondateur à l’autre.136

C’est sans doute à partir de ce postulat dominant toute pensée ou toute « prose

du monde » que les écrivains issus des pays dominés se donneront pour tâche de

(ré) constituer « l’origine » de leurs communautés d’appartenance à partir d’une

pensée duelle et oppositionnelle bâtie autour de « la racine et de la pureté ».

L’objet de ce chapitre porte sur une double intention :

D’abord décrire les modalités de ce mouvement « vers la terre » à travers les

items oraux et traditionnels convertis en éléments génésiaques : on parlera ici

d’ « une pensée du territoire et de soi » (elle est ontologique et duelle).

Il s’agira ensuite d’analyser les limites ou les faiblesses de l’argument de « la

racine et de la pureté » à travers l’expérimentation de « la racine et du rhizome »

on parlera alors d’une « poétique de la relation » ou d’une pensée de l’errance et

de la totalité (elle est relationnelle et dialectique).

I. UNE PENSÉE DE LA TERRE : LIEU – TERRITOIRE.

Contrairement à Glissant qui établit une différence entre « lieu » et « territoire »137

(le premier étant d’une richesse incommensurable pour « la relation » et le second

l’accomplissant en sens inverse, c’est-à-dire appauvrissant « la relation » du fait

de la clôture qu’il implique) ; nous choisissons d’accorder la même valeur

sémantique à ces deux termes non seulement parce qu’ils semblent participer de

la galaxie lexicale de « la terre », mais surtout parce qu’ils constituent à un même

titre des objets de validité de la création littéraire africaine. En outre, ils servent à

conjuguer « oralité », « tradition » et arguments ontologiques ou substantialistes,

136 Glissant (Edouard), Op. Cit. Ibid. 137 Le « territoire » devient ainsi synonyme d’unicité : unicité linguistique, unicité de l’espace géographique centralisé en univers clos, unicité d’une culture qui phagocyte les autres cultures, unicité d’une Histoire méprisant les autres histoires, unicité d’un Dieu, en somme unicité d’une Vérité-une et universelle q’il faut étendre aux autres peuples et au nom de laquelle on imposa des génocides, des violences et autres auto sanctifications pour exploiter le monde. Voir Glissant Edouard, introduction à une poétique du divers, Paris Gallimard, 1996 Poétique de la relation, Paris, Gallimard, 1990 Voir également Chamoiseau (Patrick), Ecrire en pays dominé, déjà cité, p.26 -28

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415

puis espace ou donnée topologique en tant que vecteur de « racine » et de

« pureté ».

Précisons en outre que pour bien cerner le problème de « la pensée de la terre »

chez les écrivains africains, il conviendrait de mettre davantage en valeur « le

medium » plutôt que « l’audience » ou l’auditoire, en prenant le contre-pied de la

démarche de Carrilho138.

Autrement dit, il s’agira de postuler que si l’oralité et la tradition sont usitées à des

fins stratégiques, c’est d’abord parce qu’elles suggèrent à partir des présupposés

discursifs qu’ils entraînent la nécessaire adhésion d’une cible (groupe

d’appartenance, lecteurs, auditoire, auditeurs institutionnalisés), mais c’est surtout

parce qu’elles servent à opérer un glissement de fonction allant de « la

représentation du monde » à la définition d’une « relation au monde ».

Dans ce sens, si les écrivains africains a l’instar de tous les écrivains du monde,

ont recours à une « pensée de la terre » c’est en vue de tenter une réponse à la

préoccupante question de « la mesure du monde »139, précisément par une

éthique de l’écriture, et les conditions d’expérimentation de l’acte d’écriture en tant

que « mouvement » ou « intention ». C’est certainement dans cette perspective

que Glissant écrit à propos de la poésie :

La poésie est le monument par quoi l’homme déplace les rapports entre les

choses, les connaît et les totalise. Le poème est contact immédiat, connaissance

des choses et connaissance de soi, il participe du réel, il comprend l’homme par

l’entour et inversement.140

Dès lors quelles peuvent être les modalités visibles de la mise en expérience de

cette « pensée du territoire et de soi » chez les écrivains africains ? Autrement dit

quelles en sont les traces textuelles ou vivantes ?

138 Cette démarche consiste à « mettre davantage en valeur la participation de l’audience plutôt que la haute définition du médium ». Voir Carrilho (Manuel M.F.), Rhétorique de la modernité, Paris, Puf, 1999, p.93 139Le repère principal de la pensée poétique glissantienne se fonde sur la relation de l’homme au monde. Aussi, le « tout-monde » pour lui est-il un contre - pied positif de l’universel dont il faut prendre l’heureuse mesure. Dans ce sens, rêver le monde actuel et partant la littérature contemporaine revient à adopter la démarche suivante : partir d’une « mesure de la mesure » (MM) à une « démesure de la mesure » (DM), poursuivre par une « mesure de la démesure » (MD) pour aboutir à une « démesure de la démesure » (DD). Cette mesure du monde est supposée sauver le Monde, la littérature et l’Homme des anciennes fixités et des malheureux errements. Voir Glissant (E), Traité du tout-monde, Paris, Gallimard, 1997 140 Glissant (E), L’intention poétique, p.109

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416

Pour répondre à cette question, il nous faut établir très brièvement les contours

théoriques de la « racine » et de l’idée de « pureté ».

Le mot et la notion de « racine » occupent une place centrale dans ce qu’on

peut appeler avec J-F Mattei « l’ordre du monde »141, c’est-à-dire un essai à la

mesure de l’être, pris selon une certaine figure initiale du monde, non pas en tant

que « commencement » qui supposerait une fin selon les apories relevées sur ce

sujet par Kant,142 mais comme « origine, souche, source » selon l’entendement de

la science biologique ou botanique.

En effet « la racine » est avant tout une métaphore empruntée au vocabulaire

végétal. Le mot sert à désigner la partie axiale d’une plante vasculaire qui croit en

sens inverse de la tige, c’est-à-dire qu’elle plonge dans le sol où elle se fixe en

absorbant les éléments de son alentour dont elle se nourrit.

Rapportée à l’Homme, la notion de « racine » participera de toutes les tentatives

d’évaluation de « la mesure du monde et de l’être » : on parlera par exemple du

milieu (territoire, lieu), du pays d’origine (terre, droit du sol), de l’ascendance

comme d’une racine en tant qu’ « essence », en tant que fondement de « l’être ».

Dans ce sens le mot et l’idée de « racine » ne prennent leur sens achevé que

lorsqu’ils permettent l’effacement de la frontière entre « terre » et « ciel »,

notamment lorsqu’ils donnent son sens au rapport vertical existant entre

«sommets » et « abîme » un peu comme Nietzsche écrivant dans Ecce homo

Je viens des hauteurs que nul oiseau n’a jamais atteintes, je connais des abîmes

où nul pas ne s’est jamais aventuré.143

Ou encore le personnage de Zarathoustra priant ainsi :

O ciel, au dessus de moi, ciel pur, ciel profond, en te contemplant, je frissonne de

désirs divins. Me jeter dans ta hauteur, c’est là ma profondeur.144

141Mattei (Jean - François), L’ordre du monde, Platon, Nietzsche, Heidegger, Paris, PUF,1989 142 Kant (E) Critique de la raison pure, dialectique transcendantale, LII, chap. 2 section2, Paris, PUF, 2001 143 Nietzsche, (F) Ecce homo, traduit par Albert (H), pourquoi j’écris de si bons livres ? Paris, Gonthier, 1971, p.95 144 Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, traduit par Betz (M), Paris, livre de poche, 1963, chapitre III P4

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417

Par ce rapprochement entre « sens de la terre » et « course du ciel »145, entre

« hauteur » et « profondeur », le mot de « racine » équivaudra à celui de

« pureté ».

C’est pourquoi, proclamer ou revendiquer sa « racine », c’est selon le sens

commun, prétendre consciemment à une « pureté » originelle ou inversement à

une « origine pure ». Or la notion d’ « origine pure » traduit essentiellement une

certaine conception du rapport à soi et de la relation à « l’autre ».

On sait à ce sujet que l’histoire de l’ontologie telle qu’elle part de l’époque

platonicienne et aristotélicienne jusqu’à aujourd’hui en passant par la pensée

heideggérienne146 sur la question de l’ « être » a posé non seulement la catégorie

de l’ « être » essentiellement comme « substance – essence – fondement -

existence - vérité… »147, Mais elle l’a aussi définie dans le cadre d’une expérience

réfutée du « mélange ». Le sujet, le groupe, ou la région du monde n’est alors

originé et originel que lorsqu’il a échappé au « mélange » corrupteur qui

« souille ». Ce qui donne lieu bien entendu aux illusions hiérarchisantes perçues

souvent sous la formes du mythe du « peuple élu », de « la race choisie » ou

encore de « l’être supérieur ».

Si on étend cette conception de « l’être » et/ou de « la racine » ou encore de « la

pureté » à divers domaines de la vie quotidienne on verra par exemple que dans

le domaine sociopolitique, elle engendre l’antithèse « étranger, immigré≠national,

autochtone ».

Dans le cadre d’une pensée de la circularité du monde par l’acte de voyage, Kant

s’en prendra par exemple à ceux que l’on nomme « nomades » qu’il apparente

aux sceptiques, aux anarchistes, qui « rompent le lien social »148 établissant ainsi

une corrélation oppositionnelle entre « sédentarité, vérité, société≠nomadisme,

scepticisme, anarchisme ».149

Dans le champ littéraire, la littérarité sera ramenée à la dichotomie « oral et écrit,

tradition et moderne », c’est-à-dire « authentique et inauthentique ».

145 Mattei (J F), Op. cit. ibid 146 Voir Aubenque (P), Le problème de l’être chez Aristote, Paris, PUF, 1962 Voir imbert (CL), Pour une histoire de la logique, un héritage platonicien. Voir aussi Heidegger (M), Être et temps, (1927) (réed) , Paris, Gallimard, 1987 147 Michel ays (sous la direction de), Grand dictionnaire de la philosophie, Paris, Larousse, p.389-391 148 Kant (E), Op.cit., ibid. 149 Glissant (E), Poétique de la relation, p.23

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418

En effet, c’est en reprenant à son compte ce cheminement traditionnel de la

philosophie de « l’être » que le champ littéraire occidental jouera de contenu à la

fois arbitraire et idéologique de « l’oral≠l’écrit » pour disqualifier les champs

littéraires concurrents. Plus tard les champs littéraires montants (dominés),

comme ceux de l’Afrique francophone auront recours à la même démarche ayant

« l’enracinement » comme fin principale pour tenter d’inverser sinon concurrencer

les contenus attribués à « l’oralité » et à « l’écriture » en tant que critères

principaux de "littérarité".

Dans les pages qui suivront les traces textuelles pouvant être interprétées

comme « orales » et « traditionnelles » seront ainsi d’abord un acte de légitimation

d’un « lieu-territoire », mais elles seront également qualificatives d’une « racine »

c’est-à-dire d’une « origine pure » ou d’une « pureté originelle » de l’Afrique et de

l’Africain.

Plusieurs modalités peuvent servir à rendre compte d’une pensée de la terre chez

les écrivains africains :

Il y a comme nous l’avons déjà montré dans un autre cadre « la représentation du

monde » à travers une pensée de l’Histoire fondée sur une certaine « idée de

l’Afrique ». Nous avons à cette occasion mise en relation Joal et Fort de France,

Abidjan et Manega en tant que points de départ ou foyers d’un imaginaire à partir

duquel les personnages, les événements, les espaces historiques subissaient une

« déterritorialisation » en faisant se réaliser une dialectique du « centre » et de la

« périphérie ».

Il y a également l’élaboration d’une écriture de la nostalgie. Elle se développe

autours du « royaume d’enfance ». Ici se sont les mythes, les épopées qui servent

à rendre compte des « origines ». Dans ce cadre précisément, le thème de

« l’Afrique- mère » est développé à profusion. L’Afrique est valorisée en tant que

« berceau de l’humanité ». A travers une invention empruntée à l’histoire de

« l’Egypte » ou de « l’Ethiopie », l’espace africain subit une mise en relation de

primauté- antériorité- postériorité avec les autres espaces du monde comme ceux

d’Occident. Telle que posée, cette Afrique a consolidé la mythologie des origines

en renforçant l’illusion de « la racine ».

Il y a ensuite cette modalité qui nous intéresse particulièrement ici et qui rend

compte d’une pensée de la trace, de la source et de la souche dans la perspective

d’une recherche de la filiation communautaire ou de la justification de la

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419

possession domaniale (terre - lieu - territoire) entendre la proclamation ou la

revendication d’une « racine pure ».

Sans être absolument excluante en soi, cette démarche constitue une histoire de

la possession de la terre (processus du déracinement à l’enracinement), en même

temps qu’elle est fondamentalement une construction historique de la continuité à

travers ce que Glissant nomme encore « un continuum du discontinu » c’est-à-dire

la mise sur pied d’une tradition par l’absence de tradition.

Ici cette tradition est d’abord une tradition ou une lignée communautaire est

imaginée dans ses « racines pures ».

Elle est ensuite une tradition littéraire (ré)inventée susceptible d’établir un lien

nécessaire entre le mythe du sujet écrivain et celui de la collectivité, ce qui revient

en définitive pour l’écrivain à proclamer « ses racines » afin de rendre valable ou

valide son activité littéraire.

Dans le premier cas, il est ainsi possible de relever « le sens de la terre »

chez les écrivains africains à la manière de ce qu’entreprit J-F Mattei à propos de

Platon, Nietzsche et Heidegger. En effet, de même que chez Platon, la réalisation

de « l’être » et la définition de celui-ci passe absolument par le cheminement

« TERRE → CIEL→ TERRE »150

et que chez Nietzsche le même problème se resoud à travers un décodage

adéquat de « l’étoile pythagoricienne »151 ou que chez Heidegger, la quête de

l’origine reste inséparable des « signes des dieux » que Mattei traduit par la

formule « chiasme syntaxique et sémantique du type AB/B’A’ : TERRE-

CIEL/divins mortels ».152

De même il est possible de saisir le sens de la terre chez Senghor/Césaire,

Pacéré/Zadi en ayant recours à ce qui constitue chez eux et tous les écrivains du

champ africain la référence principale à « l’origine » c’est-à-dire la trace ou "le

sentier" menant à la « terre originelle ».

La description de ce parcours n’est rien d’autre qu’un imaginaire de l’odyssée

africaine (mouvement de peuplement) dans le cadre de l’occupation des espaces

du monde au sens ou l’entend la géographie humaine.

150 Mattei (J. F.), l’Ordre du monde, chap.I, p.25-31 151 Mattei (J.F.), Op.cit., Chap.III 152 Mattei (J.F.), Op.cit, p.189

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420

A ce sujet, si l’on procède comme Glissant à une recherche des différents types

de peuplements, non pas des Amériques153 mais de l’Afrique, on peut déceler

deux formes majeurs d’occupation des territoires africains :

Il y a en empruntant la formule de Glissant ceux qu’on peut nommer « l’Afrique

des peuples témoins »154, c’est-à-dire ceux qui ont toujours été là et qu’on peut

considérer comme « les migrants fondateurs » ou « les migrants armés » parce

qu’étant à la fois acteurs et produits des intrications, des conflits et des heurts

anciens , ayant la légitimité de l’occupation ou de la possession du lieu-territoire

comme enjeu.

Il y a ensuite une autre forme de peuplement très spéciale que nous nommons un

"dépeuplement-peuplement"155, partant de l’Afrique vers l’Europe et vers les

Amériques. Il s’agit de migrants que Glissant nomme encore « le migrant nu »

parce qu’ils sont transportés de force pour peupler des continents autres que

l’Afrique. Mais il convient d’insister sur une dialectique imprévue et souvent

oubliée qui semble caractériser ce mouvement spécial d’occupation de la terre,

consistant non pas tant à « vider » l’Afrique comme le proclame l’historiographie

africaniste, mais surtout à étendre le peuplement de l’Afrique au delà de ses

frontières et par le fait même à multiplier ou à élargir « les terres africaines ».

L’intérêt de cette dialectique, c’est qu’elle permet en théorie de conférer la même

valeur symbolique au « migrant armé » et au « migrant nu ». En d’autres termes,

ils constituent à un même degré des points de départ de l’histoire du rapport à « la

terre » chez les peuples africains.

En effet autant la période d’avant la déportation reste un élément puissant servant

à valider toute idée de « racines africaines pures », autant le moment de la

déportation demeure au même titre la source ou la marque d’une légitimité

"africaine originelle", c’est-à-dire un indice de l’appartenance indéniable à « la

terre africaine ».

En outre, cette dialectique tend à créer les conditions de possibilité d’une histoire

de « l’origine africaine » ou même selon les mots d’Adorno d’une grammaire de

l’authenticité africaine dont la terre en serait un « des jargons »156

153 Glissant (E) Introduction à une poétique du divers, Op.Cit. 154 Glissant (E) , Op.Cit. p13 155 Nous le soulignons 156 Adorno (Théodor), Jargon de l’authenticité, œuvres complètes, Francfort, suhrkampf, 1964, TVI

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421

Cette dialectique est intéressante en pratique parce qu’en conjuguant deux

moments historiques discontinus, elle instaure un continuum, voire une tradition

de la possession de la terre ou du discours sur le rapport à la terre servant en

définitive à rendre raison des usages littéraires de « la terre » ou de la

revendication du lieu, du territoire tels qu’on peut l’observer chez les écrivains

africains.

Nous arrivons ainsi au second cas, conséquence du premier que nous venons de

décrire, et portant sur une tradition littéraire (ré)inventée où l’oralité et la tradition

jouent un rôle central.

En effet si des écrivains situés hors de l’espace géographique africain,

appartenant à des lieux ou les territoires dont le peuplement traduit une présence

spécifique de l’Afrique (elle y prévaut, elle emprunte ou elle influence) : les Antilles

françaises, le nord-est du Brésil, le Sud des USA, du Venezuela, de la Colombie

et une grande partie des Amériques centrales et du Mexique, revendiquent « leur

racine africaine pure », c’est sans doute fondamentalement le fait du moment de

la déportation.

La caractéristique principale de ce moment réside non seulement dans la

symbolique du bateau négrier et de la plantation, mais également dans le recours

au pouvoir de la mémoire157 pour recomposer une langue littéraire et des arts

valables pour tous. Car à la différence du migrant d’Europe qui arrive sur le

nouveau territoire avec sa chanson, ses traditions, sa famille, ses outils, son dieu,

l’Africain déporté foule la terre d’accueil dépouillé de tout. Il lui faudra dès lors

procéder à la (ré)constitution d’une autre « oralité » et d’une autre « tradition »

littéraires non différentes en soi, à notre avis, de « l’oralité » et de « la tradition »

revendiquées par des écrivains africains post-coloniaux.

Visiblement ces derniers ont dû transcender le vide laissé par le phénomène

colonial afin de (ré) constituer l’oralité et la tradition littéraires premières. Aussi ces

différentes désignations de la littérature pratiquée aujourd’hui ne sont-elles

valables et véridiques que parce qu’elles contiennent la force de « l’origine

africaine pure » ou de « la pureté originelle africaine ».

Dans ce sens, le décryptage du « sens de la terre » chez Senghor/Césaire,

Pacéré/Zadi, ne saurait se limiter à la seule obsession de la géographie des

157 Il est connu qu’on ne mettait jamais dans le bateau, ni dans les plantations les gens qui parlaient la même langue.

Page 423: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

422

origines dont les signes sont évidents :il s’agit par exemple des images du terroir,

Joal/Fort de France, Abidjan/Manega et tous les paradigmes du territoire ou du

lieu auxquels ils sont liés et qui permettent aux écrivains concernés d’établir leur

communauté de lignage. C’est ainsi que chez Senghor « la terre natale » (les rives

du Sine, de la Gambie et du Saloum) ne prend un de ses sens que lorsqu’elle est

mise en opposition avec « Paris », la terre où toute communion avec les entités

tutélaires (les morts, les ancêtres, les esprits, les dieux) s’avère problématique ;

J-F Durand à travers ce qu’il nomme « la géographie sacrée de Senghor » écrit à

ce sujet :

Dans ces textes (…) la quête identitaire est indissociable de la recherche d’un

espace des amonts, confondu avec une enfance mythique nourrie de la sève des

origines. Si l’exil européen est rapproché de la mort c’est parce qu’il est en partie

vécu comme une perte du monde sensible (…) l’exil est aussi une menace du

neutre, dans les espaces vides et atones que le poème aura pour tâche essentielle

d’exorciser…158

Césaire construit cette même géographie à propos de l’Afrique et des Iles

caraïbes, tout comme Pacéré le fait pour Manega qu’il n’a de cesse à nommer « la

terre du repos », « la terre des pères » ou comme Zadi évoquant « yacolo » en

« terre d’Eburnie ».

Les signes évidents de la géographie des origines sont aussi visibles à travers la

symbolique fort prisée du corps humain ( corps de la femme africaine) et celle des

différentes forces telluriques (sang – verbe – sperme - feu…)

Enfin « le sens de la terre » peut se percevoir à travers la littérarisation des

mythes et épopées rappelant des épisodes historiques constitutives de la

communauté ou du lignage. C’est dans ce sens que le recours aux moments

historiques de l’esclavage et de la colonisation prend toute son utilité.

En effet le sens de la terre chez les écrivains africains, s’il transcende la

géographie des origines peut être efficacement restitué à partir d’un certain

prototype de « l’être africain » (pré)conçu, , acquis et fixé comme invariable. Plus

158 Durand (J F), « Rhétorique et nostalgie : la géographie sacrée de Léopold Sédar Senghor », in l’Ecriture et le sacré, Senghor, Césaire, Glissant, Chamoiseau, Montpellier III, centre d’étude du XX ème siècle, 2002, p.48

Page 424: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

423

que la seule géographie, la notion d’ « être » permet donc aux écrivains engagés

dans le champ de se réclamer à titre égal de la même « racine africaine ».

Il apparaît dès lors que les écrivains de l’Afrique continentale et ceux issus de

« l’Afrique hors Afrique »159 possèdent une légitimité de la terre de manière égale,

non seulement du fait de la période d’avant la déportation et de celle de cette

même déportation, mais surtout en tenant compte du fait que cette « racine » et

cette « pureté » revendiquées semblent reconnaissables par le pouvoir

d’exclusion ou d’exclusivité bâti essentiellement sur la substance de « l’être » dont

l’argument racial portant principalement sur la couleur de la peau reste un des

aspects.

On pourrait dire avec une impression de caricature que pour être écrivain africain

autorisé à se réclamer de « l’oralité » et de « la tradition africaine », c’est-à-dire

capable de revendiquer « ses racines africaines pures », il faut avoir en partage

cette pensée de la source ou de la souche que nous venons de décrire, mais

également confirmer cette pensée par une théorie du sol et du sang ou par une

adhésion aux valeurs proclamées de « la terre ».

Toutes choses contredites par des figures comme St John-Perse, lequel permet

d’exposer à présent les limites de la recherche de l’origine (lieu et territoire) par

une manipulation de la racine et de la pureté, en ayant recours à l’opposition

« racine≠rhizome ».

159 Nous le soulignons

Page 425: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

424

II. LA RACINE / LE RHIZOME.

A travers ce qui précède, il apparaît qu’en remplissant sa fonction de

« représentation du monde » la littérature permet aux écrivains d’user de tous les

topoï nécessaires pour mener à bien l’expérience de l’acte d’écriture. Comme « la

langue », « la nation » et « le peuple », « la racine » et « la pureté » servent à ces

productions (discours, écriture) dans une perspective stratégique.

Mais il nous faut à présent insister sur un autre des principes oubliés de la

littérature en générale et africaine en particulier : il s’agit de « la définition de la

relation au monde » qui permet dans un premier temps d’approcher et de saisir le

monde non par le concept mais par l’imaginaire160, de façon à pouvoir déceler

comme c’est le cas ici les limites de « la racine » et de « la pureté » dans toutes

tentatives actuelles de « représentation du monde ».

Le dépassement de ces concepts rigides, dans un second temps possède

l’avantage de favoriser un éclairage du sens et de la portée de l’éthique de

l’écriture que Fonkoua parlant toujours de Glissant conçoit comme :

Un acte qui suit le mouvement du monde pouvant être lu ainsi comme le

mouvement des réflexions que l’écrivain porte sur le monde en mouvement (…)

l’écriture présente l’avantage d’être un lieu qui inscrit le mouvement d’une pensée

dans toutes ses étapes singulières et générales.161

Or quel est le mouvement actuel du monde ?

Daniel Sibony pense que le mouvement actuel du monde est celui d’une « origine

en partage »162 ou d’un paradoxe de l’origine. Il explique longuement :

Il nous faut une origine à perdre ; elle est nécessaire, et elle est vouée à être

perdue. Il nous faut une origine à quitter, une d’où l’on puisse partir, et si on l’a le

danger est d’y rester, de trop en jouir, de s’y perdre, de se fasciner devant elle, de

s’enfoncer en elle en croyant la creuser, et de s’abîmer dans son vide, « divin » à

l’occasion.

Pourquoi ce paradoxe ? Et qu’est-ce que perdre si on gagne à cette perte, et si

sans elle on est perdu dans l’origine ou son absence ? (…)

160 Glissant dirait réfuter une « pensée de système » ou « un système de pensée » pour adopter « une pensée de la trace ». Voir glissant (E), Op.Cit., p.17-18 161 Fonkoua (R) , Essai sur une mesure du monde, p.279

Page 426: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

425

Si l’origine est complexe de traces vivantes, alors pour qu’une trace se traduise, il

faut qu’elle puisse s’éclipser. Pour qu’elle s’exprime « dans » autre chose, il faut

que sa prégnance s’atténue (…)

Et puis à trop jouir de son origine, on ne peut plus rien en dire ; on peut chanter,

incanter et sombrer dans la confusion, le « trip » immobile (…) l’excès de

jouissance s’oppose au dire et au savoir. Et puis pour jouir une autre fois de son

origine, pour la conjuguer dans le temps, il faut se décaler de s’en jouir, faire un

pas de côté, d’où l’écart, la distance, la perte…163

Pour mieux cerner ce problème, pour comprendre son sens et exposer son non

sens, il nous faut nécessairement confronter « la racine » et « le rhizome ».

Précisons avant tout que comme « la racine », « le rhizome » relève également

d’une métaphore empruntée au vocabulaire végétal. Mais contrairement à « la

racine », « le rhizome » ne tue pas son alentour pour imposer son unicité. Il

épouse plutôt cet alentour sans antipathie pour étendre ses racines et ses tiges.

Dans le domaine de la philosophie, Gilles Deleuze et Félix Guattari164 en ont fait

un usage spécial et exclusif pour penser la relation, l’être et le monde. On sait

comme nous l’avons vu que la pensée occidentale a usé et abusé de l’image de

l’arbre (racine unique – pureté – origine) pour tenter de saisir la relation de

l’Homme à l’Homme et la relation de l’Homme au monde. En visant le contre-pied

de cette démarche (déracinement - enracinement) Deleuze et Guattari ouvrent la

voie à une autre possibilité de penser la relation et la relation au monde à partir

d’un processus inverse : enracinement - déracinement. Voire en proposant une

démarche plus enrichissante sous le triptyque enracinement - déracinement -

enracinement :

La notion de rhizome maintiendrait donc le fait de l’enracinement, mais récuse

l’idée d’une racine totalitaire. La pensée du rhizome serait au principe d’une

poétique de la relation.165

En fait, il semble que les écrivains du champ africain ont revendiqué avant la

lettre, peut être sans le savoir, du fait de l’absence d’une théorie, la métaphore

162 Voir Sibony (Daniel) , Entre – deux, l’origine en partage, Paris, Seuil, 1991 163 Sibony (Daniel), Op.cit ., p.31-32. 164 Deleuze (G) et Félix (G) Rhizome, Paris, Minuit, 1976 Voir aussi Capitalisme et schrizophrénie2, mille plateaux, Paris, Ed minuit, 1980 165 Glissant, Poétique de la relation, p.23

Page 427: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

426

utile du rhizome. De ce fait, ils lient à la manière de Glissant, deux notions au

rhizome :

« l’errance » par laquelle on peut mesurer le monde en contournant

l’enracinement et ses paradigmes : la sédentarité, l’authenticité, c’est-à-dire le lieu

ou le territoire et/ou la racine et la pureté.

« La relation » par laquelle on tient tête à la différence, à l’ipséité, c’est-à-dire à

« l’identité – racine » comme l’écrit encore Fonkoua :

(…) l’écriture du lieu, de la terre, du territoire s’est progressivement déplacée vers

l’écriture de la multiciplité des lieux, de territoires et de mondes. De même, le sujet

des romans s’est déplacé de la filiation et de l’enracinement vers l’impossible

filiation et l’impossible enracinement166.

En revenant à « la pensée de la terre » telle qu’elle est déployée par les écrivains

du champ africain, et telle qu’elle fut décrite dans les pages précédentes, nous

constatons d’emblée que l’accès à « la terre » est soumis à des chemins situés à

l’antipode de l’unicité : les écrivains appartenant à l’Afrique continentale

empruntent par exemple le parcours de la période d’avant le déportation à celle de

la déportation. Ils partent également de ces deux périodes charnières à celle de la

colonisation ou empruntent le chemin inverse pour retrouver « la terre africaine ».

De même, ces écrivains, en empruntant ce trajet peuvent retrouver "l’ailleurs" en

prenant toujours le soin d’y ajouter « la terre africaine ». Ainsi, contrairement à ce

qu’ils croient, ces écrivains, peuvent être perçus selon les traits que J. Attali a

conférés à « l’homme nomade » 167: « l’homo habilis » parcourant les espaces du

globe, ou « l’homo erectus » (l’homme marchant), chasseur et marchand

(economicus) traversant pour les relier les frontières du monde.

Au niveau des auteurs étudiés on peut noter tout naturellement la présence de la

nécessaire mobilité :

Senghor affirme par exemple :

166 Fonkoua (R) Op.cit., p.280 167 Attali (J) Op.cit. Voir aussi Madeleine Borgomano « le voyage à l’africaine et ses transformations selon Amkoullel l’enfant peulh » in Romuald Fonkoua, Les discours de voyage, Afrique –Antilles, Paris, Karthala, 1998, p.206-216

Page 428: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

427

Est-ce la voix ancienne, la goutte du sang portugais qui remonte du fond des

âges ?

Mon nom qui remonte à sa source ?

Goutte de sang ou bien Senghor, le sobriquet qu’un capitaine donna autrefois à un

brave laptot ?

J’ai retrouvé mon sang, j’ai découvert mon nom l’autre année à Coïmbre, sous la

brousse des livres168

On constate ici que la filiation de Senghor présenté à tord ou à raison comme un

des thuriféraires de « la racine africaine », tourne le dos à l’unicité, à la différence

pour épouser au moins une double filiation, voire une multi appartenance comme

le confirme D. Delas à travers son étude sur les différentes composantes des

noms du poète169 ; montrant ainsi que l’éponymie chez lui s’enracine à la fois à

des sources européennes (latin, Belgique, Portugal, France) et africaines (Wolof,

Sérère, Peulh).

Bien sûr, on pourrait mettre cet état de fait sur le compte des bouleversements

socioculturels opérés par le phénomène colonial en Afrique. Mais il faut savoir

reconnaître aux écrivains africains leur droit à revendiquer une multi appartenance

en conformité avec le mouvement du monde. C’est également dans cette

perspective qu’on peut situer Césaire, au confluent de trois continents : Afrique –

Amérique – Europe ou encore qu’on peut placer Zadi entre l’Afrique – l’Asie –

l’Europe et les Antilles ou Pacéré entre l’Afrique et l’Europe, non pas par soucis de

proposer une morale « tolérante » des écrivains et leurs œuvres mais plutôt par

exigence heuristique et scientifique à partir des conclusions proposées par les

différents discours de voyage au sens de branchements des lieux ou des

territoires ou de revendications des « terres » par des sujets en déplacement.

Dans le cadre d’une étude récente sur les discours de voyages Afrique – Antilles,

les contributions rassemblées et éditées par Romuald Fonkoua170 ont servi selon

cette exigence heuristique et scientifique à montrer d’une part la place centrale

qu’occupe le mouvement du monde et de l’être, entendre l’acte de voyage dans

l’invention d’une histoire générale, dans l’évolution de l’histoires des idées et

d’autre part son apport dans l’histoire des littératures par les aspects, thématique,

esthétique et culturel. On peut même dire que les écrivains africains, 168 Senghor, Hosties noires, p.203 169 Delas (Daniel) Parcours de lecture,déjà cité, p.25

Page 429: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

428

contrairement à ce qu’ils peuvent dire ou faire dire, évoquent dans leurs créations

littéraires actuelles en conformité avec le mouvement du monde actuel ou le

monde actuel en mouvement des stations de chemins vers « l’origine » qui ne

sont rien d’autre qu’un « entre – deux originel » pour reprendre encore Sibony ou

même une absence heureuse d’origine unique, un peu comme Sylvie Kande

écrivant :

Mon clan dispersé a connu toutes les ordalies et mon nom n’est pas un qui ait

besoin de prendre leçon de parenté. J’ai le sang amer mais je sais toutes les

routes.171

On trouve également chez les écrivains appartenant à « l’Afrique hors Afrique »

une expérimentation de la nécessaire mobilité soit dans le sens de leurs pairs

"africains" du continent (lieu commun du voyage), soit en sens inverse, (voyage à

l’envers). Dans ce dernier cas particulièrement, ils se prévalent de la symbolique

du bateau négrier et de la plantation pour prétendre emprunter le chemin du retour

vers "leur terre africaine". Toutefois, ce voyage ou ce retour chez soi na saurait

être assimilé au trajet de l’explorateur (celui de la conquête ou de la découverte). Il

semble plutôt être un voyage qui mène à une « découverte – interrogation » de la

relation et des sujets de la relation. Il sert surtout à éprouver la validité des idées

et des discours conçus autour de « la racine africaine pure ».

En effet, contrairement à ce que peut être généralement admis sur ce sujet, le

retour des "Africains hors Afrique" vers "la terre africaine" et les retrouvailles de

leur « racine » ne s’opèrent pas toujours avec autant d’aisance. Les volontaires du

retour découvrent parfois que la présence et la pertinence de « la racine » est

problématique sur "la terre africaine" retrouvée, soit parce que cette terre elle-

même a été soumise au fil de l’histoire et sous l’effet des mouvements du monde

à ce que Glissant nomme le processus du « chaos – monde » au « tout –

monde », c’est-à-dire qu’elle est devenue un lieu de rencontre, des chocs, des

répulsions et d’influence prononcée du divers conduisant à l’actualisation de

l’ordre renversé des choses ; entendre le règne de la multiplicité en lieu et place

de l’unicité rêvée, de la diversité contre la « racine pure », de l’avènement de

170 Fonkoua (Romuald) (éd), Les discours de voyages, Afrique –Antilles, Op.cit. 171 Kande (Sylvie), lagon lagune, p. 44

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429

cultures africaines composites en lieu et place d’une culture atavique proclamée et

mythifiée.

Les volontaires du retour à « la racine africaine » sont aussi confrontés à la

difficulté de la reconnaissance ou de l’identification. Si l’on considère en effet qu’ils

partagent avec les populations restées en Afrique l’expérience de la déportation et

de la colonisation, alors l’identification ou la reconnaissance mutuelle devait aller

de soi. Or il arrive que les retrouvailles se déroulent sous un air dominé par

« l’étranger » et l’étrangeté créant ainsi une flagrante et frustrante contradiction

avec les mythes et mystères de la « racine mère ». Autrement dit, ces "Africains

d’ailleurs", voyageurs en « terre africaine » sont confrontés à une expérience

difficile consistant à constater l’écart qui existe entre la représentation ou la contre

représentation faite de la « terre africaine » et le réel de cette terre. Cette terre

n’est certes pas toujours celle « du soleil, du sommeil et de la mort », mais elle

n’est pas non plus celle de la racine invincible ou incorruptible. A l’instar des tous

les éléments de la terre, cette racine reste soumise au mouvement du monde.

C’est dans ce sens qu’il faut interpréter par exemple la représentation que Maryse

Conde fait de la figure du grand roi de l’ancien Dahomey, capturé et déporté aux

Antilles. A cette occasion on pourra constater avec l’auteur de Les derniers rois

mages172 que le rapport qui existe entre les « Africains hors Afrique » et ce digne

représentant de la « racine africaine » n’est rien d’autre que la méconnaissance,

c’est-à-dire « l’étranger » et l’étrangeté d’une part et la vanité du mystère de la

racine ou de la valeur de la racine de d’autre part.

Par ailleurs, ce voyage vers la terre africaine engendre tant de surprises qu’il peut

être à l’origine d’un discours de la peur, paradigme avant la lettre du discours sur

« le bruit et les odeurs », comme on peut retrouver dans la biographie de Richard

Wright173, invité par Kwame N’krumah, alors premier ministre de la Gold Cost.

(actuel Ghana) entre le 16 juin et le 02 septembre 1953 à visiter la terre de ses

ancêtres. Heureux à l’idée qu’il se faisait de telles retrouvailles, Richard Wright fut

pris de désillusions non seulement à cause de la saleté ambiante, mais aussi à

cause de la facilité avec laquelle les hommes urinent dans les rues et sur les

172 Conde (Maryse), Les derniers rois mages, mercure de France, 1992 173 Voir Wright (R ) à propos de son séjour en Afrique , Black power : A record of reactions in land of pathos, New York, Harper and brothers, 1954

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430

plages. Selon J.F.Gounard174, le militant de la cause noire américaine, partisan

chevronné de « la racine africaine » y aurait même contracté une maladie

intestinale d’origine amibienne dont il souffrit jusqu’à sa mort.

Les insuffisances de « la racine » ou la nécessité de mettre ce concept en

rapport avec « le rhizome » apparaît par ailleurs avec l’idée d’ « oralité » et de

« tradition » telle qu’elle est conjuguée ou confondue à volonté avec « la racine »

et « la pureté ».

En effet si l’on adopte le principe de la circularité du monde tel qu’il tend à faire

évoluer « la racine » vers « le rhizome » ou tel qu’il affiche le sens ou le non sens

de « la pureté », on constatera que « l’oralité » et « la tradition », fixées à « la

terre » fondent tout logiquement la symbolique du bateau négrier et de la

plantation et vis versa.

On sait que Ces espaces symboliques constituent les lieux communs de

« l’oralité » et de « la tradition » en ce qu’ils ont contribué à (ré) inventer

« l’oralité » et « la tradition » telles qu’elles existent avant la déportation et avant la

colonisation. Les éléments de la création peuvent donc, comme nous l’avons

montré dans des pages précédentes, servir à évoquer « des racines pures ». Mais

ils peuvent également permettre d’arracher la création littéraire des griffes de

l’exclusivité voire de l’exclusion.

On peut donc légitimement postuler à la fois d’un point de vue anthropologique et

dans un cadre sociologique que « l’oralité » et « la tradition » comme le bateau

négrier ont été détachées de « la terre africaine » pour atteindre les autres rives175

de la mer. Comme les produits de toute plantation, elles peuvent également fleurir

sur d’autres sols ayant la fertilité littéraire. A ce propos Glissant écrit encore :

C’est dans la plantation que, comme dans un laboratoire nous voyons le plus

évidemment à l’ouvre les forces confrontées de l’oral et de l’écrit (…) C’est là que

le multilinguisme, cette dimension menacée de notre univers pour une des

premières fois constatables, se fait et se défait de manière tout organique. C’est

encore dans la plantation que la rencontre des cultures s’est manifestée avec le

174 Voir Gounard (J F ) , Le problème noir dans les œuvres de Richard Wright et de James Baldwin, Ed Naaman, Sherbrooke, ( Québec, Canada), 1984, p.30-33 175 Glissant pense ainsi que « les grands livres fondateurs » n’ont jamais été que l’approfondissement du mystère de la racine, mais aussi une réalisation dialectique du

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431

plus d’acuité, directement observable (…). C’est dans les prolongements de la

plantation, dans ce qu’elle a enfanté (…) que s’est forgée le plus ardemment la

parole baroque, inspirée de toutes les paroles possibles (…). La plantation est un

des ventres du monde (…)176

Pour dire les choses avec plus de simplicité, on peut établir que si « l’oralité » et

« la tradition » prennent un de leur sens dans le bateau négrier ou la plantation,

faisant partie des ventres du monde, l’esthétique orale et traditionnelle peut être

considérée comme relevant également de tous les ventres et/ou toutes les paroles

littéraires du monde. Ces items de la création littéraires peuvent alors traverser

toutes les frontières pour loger sur toutes les terres. Ils peuvent servir à (ré)penser

la littérature elle-même, en faisant en sorte que son fondement essentiellement

fixé à la dichotomie « oral≠écrit », induisant l’opposition hiérarchisante « racine

pure »≠ « racine inauthentique » soit ramené à une incontournable

complémentarité entre oralité et écriture. Ce qui traduit au niveau de la sociologie

de la littérature un renouvellement de la problématique de « l’oralité », de « la

tradition » et de « l’écriture » en considérant ces entités comme produits et

fondements non isolables, nécessairement liés à l’esthétique littéraire africaine

actuelle et au fonctionnement du champ littéraire africain dans ses contours

actuels.

Cela implique en outre une anthropologie critique et interrogative d’une certaine

anthropologie coloniale dont les points de vue sur l’espace, le lieu ou le territoire

sont définitoires de « l’être » et de ses « racines pures ».

Si l’on emprunte la démarche d’Amselle afin de déconstruire les fausses

oppositions de l’être ou des illusoires différences de l’essence, on pourra postuler

un renversement d’argumentation qu’on peut intituler dans leur ensemble :

« littérature et espace : pour une anthropologie topologique »177.

Il sera alors possible de percevoir comment la littérature se pose avant tout

comme « un espace d’échange », c’est-à-dire comment « la terre littéraire » est le

lieu d’une relation très active, mise en réseau de toutes les poétiques, de tous les

imaginaires, de tous les textes, théâtre de migrations, de mouvements de

retournement permettant de les définir également comme des livres de l’exil et de l’errance. ( Glissant, Poétique de la relation, p.27-28) 176 Glissant (G), Op.cit. p.89 177 Nous pensons ici à l’article d’Amselle, « Ethnie et espace : pour une anthropologie topologique » in Au cœur de l’ethnie, déjà cité.

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432

populations (acteurs), de prêts et d’emprunts (échanges) des propriétés de la

création ou de mouvance de « la racine » dont la pureté demeure problématique

ou du moins n’est vraie que selon les règles et exigences du champ, conjuguant

pour les besoins de la cause, mythe du sujet – écrivain et mythe de la collectivité.

De même si l’on se situe au delà de la littérature, « la terre » devient l’espace de

toutes les dérives au sens noble du thème : lieu de tous les flux et reflux, donc de

toutes les « puretés originelles » en heureux péril, tant les sédentarités se muent

en nomadismes eux-mêmes se fixant en sédentarité, avant de s’éclater

insaisissables comme des « pores à tous les souffles du monde ».

En un mot, dans le champ littéraire africain actuel, tout comme dans le monde

actuel en mouvement les trajets de « la terre » sont multiples et divers. La réalité

de « l’origine » ou de « la racine pure » s’en trouve en conséquence diversifiée et

multipliée. Ce qui revient à dire que tous les écrivains possèdent le droit de

revendiquer « le sens de la terre » en prenant prétexte des présupposés,

(pré)construits autour des différentes catégories de la création littéraire (oralité,

tradition, écrit).

Dès lors Senghor/Césaire et Zadi/Pacéré peuvent revendiquer leur "origine

africaine" au nom de l’expérience partagée de la déportation, du bateau négrier et

de la plantation ; ils peuvent même proclamer inégalé l’aspect "oral" et

"traditionnel" de leur art littéraire, mais ils ne peuvent denier en prenant appui sur

l’argument de « la terre » ou de « la racine pure » le droit aux autres écrivains

comme par exemple St John Perse, Arthur Rimbaud, William Faulkner ou V.S.

Naipaul de revendiquer au même titre « la racine africaine ». En tout état de

cause, la manipulation de « la racine » et de « la pureté » au nom de « l’oralité »

et de « la tradition » n’a de sens que dans le cadre des expériences stratégiques

des écrivains ; elle ne peut à proprement parler servir à saisir le réel au risque

d’un décalage ou d’une contradiction avec celui-ci comme le montrent les

schémas suivants :

schéma 1 : L’AFRIQUE ET SES RELATIONS AU MONDE AU MOMENT DE LA

DEPORTATION :

Page 434: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

433

Ici, ce rapport n’est pas en soi une circularité. Il prend plutôt l’allure d’une relation

triangulaire dont l’objectif final est « un dépeuplement – peuplement » à l’éthique

conquérante et non tolérante.

Schéma 2 : L’AFRIQUE ET SES RELATIONS AU MONDE APRES

LA DEPORTATION :

AFRIQUE AFRIQUE HORS AFRIQUE

AMERIQUES

AFRIQUE EUROPE

Page 435: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

434

Dans ce cas-ci, on peut constater un prolongement de la « terre africaine » dans

des territoires non africains. Ainsi la « racine africaine » germera-t-elle par

exemple aux Amériques (communautés noires américaines, Antilles françaises et

anglaises), en Europe et en Asie, ne prenant son sens que par sa mise en relation

avec l’Afrique continentale.

Schéma3 : PERIODE CONTEMPORAINE :

Enfin on peut noter que la relation actuelle du/au monde prend la forme d’un

tourbillon cyclique traduisant le mouvement de tous les possibles et les possibles

de tous les mouvements, c’est-à-dire enfin de compte la réalité de tout possible

relationnel, définitoire des différents mouvements du monde ou du monde en

mouvement.

EUROPE AFRIQUE AMERIQUES AUSTRALIE ASIE

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435

Par ailleurs ce renversement de perspective offre les conditions pour une efficace

réalisation et une nette saisie d’une des fonctions de la littérature dans le monde

actuel.

En effet, autant notre monde quotidien ne peut se lire que dans le cadre du cycle

mouvementé qui le fonde et le caractérise, autant ce monde lui-même dans son

fonctionnement est soumis depuis des lustres à d’étranges et sempiternelles

fixités : les équations comme « territoire – terre élue », « racine pure, origine

authentique ou inauthentique » semblent être une des causes principales des

ravages, des massacres et des génocides, que ce soit au niveau de la relation

entre l’Afrique et l’Ailleurs comme l’ont montré les auteurs du Livre noir du

colonialisme178 ou à l’intérieur même des territoires comme l’Europe de l’Est (

Yougoslavie, Bosnie), l’Afrique Noire (Rwanda, Burundi), l’Australie (le problèmes

des Aborigènes), aux Amériques (l’extermination des Indiens), l’Asie ( le génocide

cambodgien). Amselle écrit par exemple pour ce dernier cas179 que la révolution

cambodgienne fut avant tout une « auto dévoration » planifiée à partir de l’idée

d’une « racine dégénérée » qu’il conviendrait de « régénérer ». C’est ainsi que Pol

Pot et les Khmers Rouges s’érigèrent en médecins de l’âme et du corps du peuple

Khmer, corps social qu’il fallait absolument déparasiter afin de lui faire retrouver sa

« pureté originelle ». Les conséquences de cette horrible expérience sont

connues : il eut une déportation massive et une réduction de population en

esclavage ; sans compter l’extermination entre 1975 et 1979 de « 1700 millions de

personnes, soit plus de 20% de la population cambodgienne sur la base d’une

sélection raciale et sociale devant servir à un peuple régénéré ».180

Le rôle et la fonction de la littérature s’affirment et se précisent avec acuité

d’autant plus que ces horreurs du monde sont en soi une des conséquences de

l’échec constaté de la science (d’abord la philosophie greco-occidentale, puis la

science dite expérimentale et exacte, ensuite des sciences humaines et sociales),

dans sa prétention à pouvoir restituer la mesure exacte de l’Homme et du monde.

Aussi la pratique de l’art littéraire et la science des études littéraires doivent-elles

contribuer à répondre à la question fondamentale demeurée jusque là sans

178 Ferro (Marc) (sous la direction de), Le livre noir du colonialisme, XVI ème –XXIème siècle : de l’extermination à la repentance, Paris, Laffont, 2003, déjà cité. 179 Amselle (J. L.), Branchements, anthropologie de l’universalité des cultures, déjà cité 180 Amselle (J. L.), Op.cit., p.230 -233

Page 437: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

436

réponse vraie du « comment être soi sans se fermer à l’autre et comment

consentir à l’autre sans renoncer à soi ».

Dès lors, une des tâches les plus évidentes de la littérature aujourd’hui, de l’art, de

la poésie ou de la critique littéraire c’est comme le propose encore Glissant de :

renverser la vapeur poétique, c’est-à-dire les imaginaires conçus jusque là qui

s’avèrent dangereuses (…) renverser l’ordre des choses, c’est dire aux

« humanités » que l’autre n’est pas l’ennemi et que le différent ne m’érode pas,

que si je change à son contact, cela veut dire que je me dilue en lui…181

Autrement dit, il s’agit pour le poète et le poéticien de se libérer des raisons

politiques, économiques et militaires, jusque là dominantes et sources de grandes

erreurs, pour influer sur l’imaginaire, la mentalité et l’intellect de l’humanité en lui

proposant « un imaginaire de la relation ». A ce prix, on découvrira non seulement

qu’à l’intérieur des cultures ataviques, les conflits ethniques cesseront d’apparaître

comme des absolus et que dans les pays créolisés, les conflits ethniques et

nationalistes ne seront plus des nécessités imparables.182

Mais on appréciera surtout à partir de la réflexion que nous venons de mener, la

nécessité de déconstruire certaines catégories de groupe comme « la racine » et

« la pureté » à l’œuvre dans le champ littéraire non pas en tant que vecteurs de

« vérité » mais en tant que des catégorèmes dont le sens et le non sens sont à

situer dans le cadre des stratégies des écrivains engagés dans le champ littéraire.

Nous venons de voir qu’en plus de l’argument de « la langue », de « la

nation » et du « peuple », la raison orale et traditionnelle dominante dans le cham

littéraire africain est également soumise à une expérience qui consiste à

manipuler, même dans les sens le plus osés « la racine » et « la pureté ».

L’efficacité de cette entreprise tient essentiellement à l’enfermement des écrivains

dans leur groupe d’appartenance, mais surtout au fait que les acteurs du champ

littéraire africain à cause des enjeux en jeu ont réussi à dire et à faire dire que leur

181 Glissant, Introduction à une poétique du divers, p.89-90 182 Glissant, Op.cit. Ibid.

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437

entreprise littéraire est inséparable d’une sociogenèse. De ce fait ils se voient

attribués une fonction dont le principe premier est de « dire la société » tout en se

disant eux mêmes.

D’où la profusion d’une « pensée de la terre » qui, mal décodée peut entraîner les

propositions les plus illusoires ou erronées sur la littérature africaine francophone

d’une part et sur la mesure de l’Homme et du monde d’autre part.

Aussi, en les soumettant à une analyse "déconstructionniste", les catégories de

« la racine » et de « la pureté » apparaissent-elles non seulement comme

insuffisantes, voire inopérantes pour penser le monde, mais également comme

des éléments évoqués ou usités dans une perspective essentiellement stratégique

dans le champ littéraire et social.

Il ne saurait en être autrement de ce que nous appelons « la pensée du ciel » ou

l’argument du sacré comme nous allons le voir au chapitre suivant.

Page 439: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

438

CHAPITRE III – L’ARGUMENT DU SACRE : LITTERATURE DES

DIEUX OU LA STRATEGIE D’UNE LITTERATURE « CULTUELLE »

Ce chapitre ne diffère pas en soi du chapitre précédent dont il semble être

un prolongement ou une variante.

En effet « la pensée de la terre » comme nous l’avons déjà dit ne prend son sens

complet que quand elle est mise en relation avec « la pensée du ciel ». Les deux

systèmes de pensée traduisent de façon identique les recherches ou les

triomphes communautaires. A la différence négligeable que « la pensée de la

terre » projette un enracinement ou une légitimité de la communauté "par le bas",

tandis que « la pensée du ciel » est un trajet retrouvé de la communauté "par le

haut" ou si l’on veut "du haut ver le bas".

Dans ce cas précis, le groupe ainsi chanté revêt quelques dimensions "sacrées",

et la littérature qui le représente n’est rien d’autre qu’une littérature prétendant à la

divinité et dont les modes d’expression, c’est-à-dire « l’oralité » et « la tradition »

sont supposées relever d’un registre religieux, voire "cultuel".

Sans être seulement une mise en scène, ces présupposés confèrent une valeur

symbolique aux communautés qu’ils désignent selon l’aperçu que nous livre J.P.

Chretien à travers son analyse du corpus des récits d’origine au Rwanda. Il

constate à cet effet que dans ces contrées, notamment entre le XIXe et le XXe

siècle, la plupart des récits sont construits autour d’une mythologie des origines

dont le lieu de prédilection réside entre « le ciel, les collines et l’Ethiopie »183. Les

deux personnages principaux et héros fondateurs de ces communautés des

grands lacs, Kigwa et Gihanga sont alors nommés respectivement « celui- qui -

tombe » et « le descendu » puisqu’ils seraient « descendus sur la terre par un

orifice de la voûte céleste »184.

Mais ces présupposés sont aussi la source d’une aura spécifique pour l’écrivain et

son œuvre.

183 Chretien (J. P.), in Histoire d’Afrique, les enjeux de mémoire, déjà cité, p.281 184 Chretien (J. P.), Op.cit. p.283. Précisons par ailleurs que « cette pensée du ciel » se retrouve dans plusieurs cultures africaines autres que celle du Rwanda. Il s’agit à notre avis d’une forme non systématisée des mythes hamitiques et sémites fondant l’imaginaire de certaines sociétés occidentales ou orientales se définissant comme « supérieures » ou « élus de Dieu »

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439

Bien sûr, les écrivains du champ africain ne reprennent pas à la lettre ces mythes

d’origine ou cette « pensée du ciel », mais leur discours pour justifier de la validité

de leurs créations se fonde sur plusieurs variantes de « la pensée du ciel ».

Ainsi pour comprendre cette stratégie nous faudra-t-il insister spécialement sur

l’argument du « sacré » pour en repérer quelques uns de ses usages pertinents

dans le champ africain, avant d’analyser les limites ou même les « non – dits » de

cette présence du « cultuel » ou du rituel voire du religieux à partir de l’enjeu

présumé du rapport déterminant censé exister entre l’écrivain et sa communauté.

I. UNE PENSEE DU CIEL : LA RECHERCHE DU SACRE ET

DU SECRET

S’il faut savoir reconnaître aux études antérieures185 le mérite d’avoir su

repérer le caractère déterminant du « religieux » dans la littérature africaine, il faut

aussi pouvoir reprocher leur inaptitude à rendre efficacement compte de ce

phénomène ou du moins l’impossibilité pour elles de se libérer de l’emprise d’une

certaine anthropologie religieuse.

En effet, en contradiction avec l’histoire des religions186, une conception à priori du

problème « religieux » a structuré le monde de la croyance en deux blocs : le

monde africain sacralisé avec ses sujets, naturellement "homo religiosus" et le

monde occidental désacralisé dont les acteurs de l’espace seraient exempts de

tout comportement religieux, entendu alors à dessein comme "superstition".

Le non – dit de cette coupure, c’est de maintenir l’Afrique dans un supposé

archaïsme afin de proclamer inversement le caractère inégalé de "la civilisation

occidentale" , sure d’avoir vaincu sa part d’obscurantisme.

Le prolongement de cette pensée s’observa, comme on le sait, à partir de la

Philosophie bantou de Placide Temples, puis des travaux de Frobenius, récupérés

et investis dans un ordre du discours inversé par les Africains eux-mêmes. C’est

185 Voir par exemple l’Ecriture et le sacré,(textes réunis par J. F. Durand) déjà cité ou Jouanny (Robert), « Dimensions spirituelles de la poésie de L Senghor » in Durand (J. F.) (sous la direction de), Peguy-Senghor, la parole et le monde, Paris, l’Harmattan, 1996 186 Voir Eliade (Mircea), Le sacré et le profane, déjà cité Eliade (Mircea), Traité d’Histoire des religions, Payot, 1949

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440

dans ce sens que La pensée africaine187 d’Allassane N’Daw, riche en préjugés

coloniaux et débordant de propositions mystificatrices trouva un échos favorable

auprès d’une frange de la recherche africaniste dont Senghor lui-même, heureux

de proclame à la face du monde "la richesse spirituelle africaine", voire le

caractère naturellement « religieux »188 de l’Africain.

A notre avis, pour mieux interroger « le religieux », il aurait fallu que la recherche

d’alors prit deux précautions :

D’abord emprunter la démarche de Mircea Eliade qui permet de comprendre que

« les faits religieux appartiennent à des cultures différentes mais relèvent d’un

même comportement qui est celui de l’homo religiosus »189 et surtout que

L’existence profane ne se rencontre jamais à l’Etat pur. Quelque soit le degré de

désacralisation du monde auquel il est arrivé, l’homme qui a opté pour la vie

profane ne réussit jamais à abolir le comportement religieux. (…) l’existence même

la plus désacralisée conserve encore des traces d’une valorisation religieuse du

monde.190

Ensuite, ces chercheurs, s’ils s’intéressent à la littérature et à son rapport au

« religieux » ou au « sacré » devaient se poser la question de savoir ce qui fonde

les écrivains africains, à la suite de Senghor à adhérer pour le compte de leurs

créations à « la mystique africaine », ou à revendiquer pour eux et leurs création

l’aspect « sacré » du monde. Ils auraient su ainsi que si « la manifestation du

sacré fonde ontologiquement le monde »191, elle peut fonder dans le cadre du

champ littéraire « stratégiquement et structurellement puis ontologiquement

l’écrivain et son œuvre »192.

Quels sont dès lors les usages du « sacré » dans le champ littéraire

africain ? Et comment ces usages prennent-ils prétexte de « l’oralité » et de « la

tradition » pour « penser le ciel » ?

Plusieurs éléments peuvent servir à réfléchir sur le « religieux » ou le

« sacré » dans la littérature africaine :

187 N’daw (Alassane), La pensée africaine, nouvelle édition africaine, Dakar, 1983 188 Il écrit par exemple en 1939 : « ce que le nègre apporte, c’est la faculté de percevoir le surnaturel dans le naturel », voir liberté I, p.27 189 Eliade (M), Le sacre et le profane, p.22 190 Eliade (M), Op.cit., p.27 191 Eliade (M), Op.cit., p.26 192 Nous le soulignons

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441

Il y a des éléments extérieurs à la littérature ou à la poésie particulièrement, et il y

a ceux qui lui sont intérieurs, c’est-à-dire qui font partie de la "constitution

naturelle" du texte ou de la parole poétique.

Dans le premier cas, deux signes majeurs retiendront particulièrement notre

attention : « le masque » et « la forêt sacrée », métaphore généralisante du lieu

« sacré » (sanctuaire, fontaine, case, terre natale etc.).

En effet « le masque » constitue pour les cultures africaines une des marques de

« la non – homogénéité de l’espace »193 selon le postulat qu’a proposé M. Eliade.

Il est essentiellement le seuil ou la frontière qui fonde la séparation entre "l’espace

sacré" et "l’espace profane". Ainsi, de même que l’Eglise dans une ville permet le

passage d’un monde (profane) à un autre (sacré), après l’accomplissement de

quelques rites (prosternation, signes de croix, attitudes diverses de recueillement

ou de piété), de même « le masque » et l’univers culturel qui lui est inhérent

(totems, dieux, esprits, sacrifice) permettent la réalisation d’un tel passage. C’est

par le canal du « masque » et de celui qui l’incarne (le porteur) que la

transcendance s’exprime, notamment le voyage vers l’en-haut au cours duquel les

dieux descendent sur la terre et les hommes montent au ciel. Il apparaît dès lors

que « le masque » revêt plusieurs caractéristique :

Il est « secret » en ce que son porteur n’est pas toujours connu, ou du moins son

identité n’est jamais divulgué ; de plus, « le masque » ne parle pas, ou si l’on veut,

il ne parle que par personne interposée pour livrer un message destiné à une

assemblé spécialement au fait du secret de décodage du signe encodé.

Il est « sacré », car tout rapport au « masque » est absolument limité. Les enfants,

les femmes et les hommes non initiés n’on aucun rapport avec le personnage du

« masque ». De ce fait, « le masque » fait peur et c’est pourquoi il suscite son

expérience « crainte » et « angoisse ».194

Il est ainsi par exemple possible de rendre raison de cet aspect (sacré – angoisse,

secret – crainte) à partir de l’expérience de Michel Leiris.

193 Mircea Eliade écrit : « Pour l’homme religieux, l’espace n’est pas homogène, il présente des cassures : il y a des portions d’espace qualitativement différentes des autres (…) Il y a un espace sacré et un espace et par conséquent « fort » , significatif et il y a d’autres espaces , non -consacrés et partant sans structure ni constances, pour tout dire :amorphes. Plus encore pour l’homme religieux, cette non- homogénéité spatiale se traduit par l’expérience d’une opposition entre l’espace sacré, le seul qui soit réel, qui existe réellement et tout le reste… » 194 Voir Hausser (Michel), « Senghor, le sacré, l’angoisse » in L’écriture et le sacré, Op.cit. p.15-31

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442

Comme on le sait, Michel Leiris a participé en tant que secrétaire – archiviste de

Marcel Griaule à la grande expédition ethnographique Dakar – Djibouti (1931 –

1943), à partir de laquelle il écrit son Afrique fantôme.195 Dans cette ouvrage se

présentant un peu comme un journal de voyage, Leiris rapporte les circonstances

dans lesquelles son groupe d’amis et lui-même ont fait main basse sur un nombre

impressionnant de « masques »196 et d’objets culturels. Traduisant ses émotions

face à chacun des rapts répétés à plusieurs reprises, l’auteur écrit d’abord :

La vapeur du sacrilège commence à nous montrer à la tête (…) et d’un bond nous

nous trouvons jetés sur un plan de beaucoup supérieur à nous-même.197

Ensuite :

Mon cœur bat très fort (…) car depuis le scandale d’hier, je perçois avec beaucoup

plus d’acuité l’énormité de ce que nous commettons.198

Conscient que « le sacré nage dans tous les coins », cette violation du « sacré »

entraîne chez l’ethnologue la peur de la transgression, si bien qu’il dû trouver

refuge dans un village retiré, avant de revenir poursuivre son forfait en dérobant

cette fois-ci « une statuette aux bras levés ».199

A partir de tout ce qui précède il va de soi que chez les écrivains du champ

africain, l’évocation et le recours au « masque » sont porteurs d’un certain nombre

d’intérêts spécifiques identiques à ceux que nous avons pu déceler au niveau des

instruments traditionnels de communication : on remarque en effet qu’aussi bien

chez Senghor/Césaire que chez Pacéré/Zadi le « masque » est toujours associé à

des objets comme « la cendre, le lait, le sang du poulet », fréquemment utilisés

dans les cultes ancestrolatriques ou animistes : Pacéré en donne un net aperçu :

195 Voir Leiris (Michel), Afrique fantôme, Paris, Gallimard, 1968 196 On trouve chez l’écrivain Malien Seydou Badian Kouyate in noces sacrées, la même thématique .En effet le vol d’un masque d’ancêtre le « N’tomo » devait provoquer de lourdes conséquences et pour les auteurs du forfait et pour la communauté africaine ainsi profondément lésée. De même, le cinéaste Ivoirien Kitia Touré rend compte dans ses réalisations d’une scène de sacrilège où des touristes européens violent l’interdit en allant jusqu’à porter le masque alors même qu’ils en avaient pas le droit. Les conséquences de cette impiété c’est qu’il fut impossible pour le touriste incrédules d’ôter le masque de sa tête. 197 Leiris (Michel) Op.Cit.p.82 198 Leiris (Michel), Op.Cit.p.83 199 Leiris (Michel), Op.cit. P.120

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443

(…) Tout s’assombrit

sous le ciel de Zida

Ils allèrent un soir

Près de la forêt !

Elle tenait

De sa main gauche

Un poulet gris-cendré.

Elle portait

Sur la tête

Un canari débordant de dolo !

Ils allèrent un soir

Près de la forêt !

Et s’assirent

Le visage tourné vers le couchant !

Ils firent devant le fétiche

Que transporte

Une vierge enveloppée

Les incantations

De mille mélopées !

Ils offrirent le canari

(…)

Ils brisèrent

L’aile et la patte du poulet,

Pour que soient anéantis

Tous les ennemis de Timini,

Esprits lutins,

Mangeurs d’âmes

Tous les ennemis de Timini !200

La présence du « masque » influe donc considérablement sur l’atmosphère de la

création qui se confond dès lors à celle du « religieux », voire du « divin » à

travers les acteurs dont le milieu naturel semble être « le surréel » ; il s’agit bien

sûr du « masque » lui-même, mais aussi « des esprits – ancêtres », « des morts

du village »…

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444

(…)

Au cœur de la place

Qui bat au rythme

Des peaux tendues des tam – tams.

Le peuple attend la venue

De ceux qui parlent le langage des morts.

Masques rouges

Masques blancs

Masques de sueur d’homme

Masques de rictus délirants

Masques de géhenne

Vous êtes la parole des hommes

Qui ne savent pas dire

Vous êtes le signe d’entre Dieu et Terre.

Vous êtes la danse qui plaide la réconciliation.

Masques noirs de sombres dessins

Masques hurlant d’ébène patiné de chairs

Vous êtes la transe qui libère

Vous êtes l’intercession

Vous êtes le verbe.

Alors, au creux du soir

Qui monte des entrailles de la terre

(…)

Les fils de l’homme retiennent leur souffle

Pour que s’accomplisse le passage…201

Le sens du « sacré » et du « secret » à travers le personnage du « masque »,

c’est en définitive, comme on le constate, des cérémonies initiatiques vécues dans

leur contexte "cultuel" (Senghor – Elégie des circoncis) ou des épreuves de

passage d’une vie ou d’un monde à l’autre avec une allusion spéciale aux

cérémonies rituelles (offrande aux génies protecteurs, au "fétiche tutelaire" –

Senghor/Pacéré - ) ; salutations et vénérations adressées aux Masques, aux

esprits ou aux ancêtres (Senghor – Césaire – Pacéré – Zadi) :

Le poulet blanc est tombé sur le flanc, le lait d’innocence s’est troublé sur les

tombes (…)202

200 Titinga (F P), Quand s’envolent les grues couronnées, p.42-43 201 Voir Bebey (Francis), in Georges Courrège, Masques et danses de Côte d’Ivoire, Paris, L’instant durable (ed), 1989, p.32

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445

Le deuxième signe traduisant le « sacré » et « le secret » se perçoit à travers la

symbolique de la « forêt sacrée ».

En effet au delà de l’aspect imaginé de ce signe, il faut signaler que « la forêt

sacrée » est un lieu culturel identique à tout autre espace religieux : « la

mosquée » dans la croyance musulmane, « la synagogue » chez les juifs et « le

temple » chez les chrétiens.

Comme dans ces différents espaces institutionnalisés, l’accès à la « forêt sacrée »

nécessite des dispositions particulières, conforme à celles qui exigent le

franchissement de toute frontière entre deux mondes « profane » et « sacré ». La

« forêt » dans la culture africaine est dite « sacrée » parce qu’elle implique en

certaines de ses portions consacrées, comme le dit encore Eliade « une

hiérophanie »203, c’est-à-dire une irruption du sacré ayant pour effet de détacher le

territoire désigné du milieu cosmique environnant afin de le rendre qualitativement

différent. On peut donc dire que l’épisode biblique qui fait de « buisson ardent »204

de Moïse, prophète du dieu des juifs un endroit « saint », c’est-à-dire « sacré »,

est également perceptible dans la « forêt sacrée » ; car cette dernière impose

aussi en son sein le rite, la culte, voire des signes religieux ou un élément absolu

permettant de prouver que :

Quelque chose qui n’appartient pas à ce monde-ci s’est manifesté (…) et ce

faisant, a tracé une orientation ou a décidé d’une conduite.205

« La forêt sacrée » dès lors est dite « sacrée » parce qu’elle est habitée par des

forces ou figures ou manifestations du « sacré » (prière, esprit-ancêtre, totems,

danses et cérémonies rituelles), c’est-à-dire qu’elle contient la présence et le

pouvoir « du ciel ».

Chez Senghor/Césaire et Pacéré/Zadi, elle apparaît sous plusieurs formes non

pas en tant que reprises du signifiant « forêt » mais en tant que manifestations

diversifiées de son signifié :

202 Senghor, op. cit.p148 .On trouve pratiquement la même scène représentée chez Pacéré Titinga in Du lait pour un tombe, Paris, Silex, 1984 203 Voir Eliade (Mircea), Op.cit. p.29 204 « N’approche pas d’ici, dit le seigneur à Moîse, ôte les chaussures de tes pieds car le lieu où tu te tiens est une terre sainte », Exode III, 5 205 Eliade (M), Op.Cit., ibid.

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446

Une première forme que nous avons nommée avec J-F Durand « la géographie

sacrée de l’origine ou de la terre natale » portant sur les macro-espaces auxquels

les écrivains étudiés portent un attachement particulier au point de les sacraliser. Il

s’agit des entités géo-anthropologiques réels comme « Joal/Fort de France,

Abidjan/Manega » métaphores particularisantes de « l’Afrique », sur lesquelles il

n’est pas nécessaire de revenir.

Une seconde forme insistant sur les micro-espaces pour leur conférer des sens

élargis. Ici on s’intéressera spécialement à l’image « aquatique » en tant que

« centre – sanctuaire » ou « point de gravité » susceptible d’aider à « ordonner le

monde »

Ainsi notons que le registre aquatique ne parcourt pas forcement les textes en tant

que "lieu d’adoration", mais sa valeur semble porter cette similitude dans un sens

où « l’eau » des auteurs africains est généralement une eau profonde, une eau

nourricière, une eau d’où jaillit toute vie comme « l’eau de la genèse » préexistant

à toute chose, où « l’eau du miracle » (les malades bibliques : paralytiques,

lépreux et non-voyants guéris par l’eau du Jourdain du temps Jésus. Celui-ci

transformant l’eau en vin ou baptisé dans le Jourdain) associée à l’apparition ou la

manifestation divine ( le St Esprit sous la forme d’une colombe). :

Au fond du puits de mon mémoire, je touche Ton visage où je puise l’eau qui

rafraîchit mon long regret206.

Césaire écrit aussi :

Et j’entends l’eau qui monte

La nouvelle, l’intouchée, l’éternelle

Vers l’air renouvelé

(…)

Et la mer fait à la terre un collier de silence,

La mer humant la paix sacrificielle.207

Le caractère « sacré » de "l’eau" telle que l’évoquent Césaire et Senghor (la

source du Simal ) est repris par Pacéré et Zadi affectionnant particulièrement les

dérivés de cette matière « sacrée », contenus souvent dans les substantifs 206 Senghor, Chant d’ombre, p.12

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447

« sang », « liquide séminal » ou même dans l’image de la « grande pluie ». Avec

le premier, le sang du poulet sacrificiel rappelle « la forêt sacrée », tout comme

« la rivière » et « les pluies asséchées » permettent dans un sens inverse de

signifier la métaphysique ou la mystique, c’est-à-dire « le religieux » de « la

terre de Manega» 208:

Je suis né dans un village

Perdu des savanes

Dans la chaleur du Sahel

(…)

Ou la case comme le ruisseau

Le rocher comme la rivière

Ne sont pas comme ailleurs

(…)

Je suis né dans ce village

Perdu des savanes

Où la pluie nous vient des rivières.209

Zadi ne fait pas autre chose quand il fait sien le symbole de « la grande pluie »

qu’il convertit en une matière absolue dont le sens véritable est comme le dit

encore Eliade de « mettre fin à la relativité et à la confusion »210

Que je te salue en passant

O pluie diluvienne

Zoguehi-le-caméléon

(…)

Perle unique perle de l’ombre Kapré Zoukoutè

Que je te salue, Gbazza Madou Hibéro

(…)

Quiconque franchit la grande eau se nièle de chanter (…)211

Ailleurs, en traduisant le poète de l’oralité de son terroir, le vieil homme Madou

Dibéro auquel il s’identifie sans cesse et avec lequel il a même établi une mise en

relation poétique avec Césaire, Zadi écrit : 207 Césaire (A), « les pur-sang », in Anthologie poétique, p.89 208 Rappelons que « Manega » selon Pacéré signifie « la terre du fétiche » 209 Titinga (F P), Refrains sous le Sahel, p.13-15 210 Eliade (Mircea) Op.cit., p.30

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448

Qui donc a sollicité en ce jour la pluie diluvienne

Qui donc a sollicité aujourd’hui l’énorme, étonnante et interminable pluie ?

Je dis

L’extraordinaire pluie diluvienne – Gnaore Gbaza Madou Dibéro – l’énorme,

étonnante et interminable pluie diluvienne qui, lorsqu’elle se déchaîne, est tel, que

nul n’ose sortir de sa maison…212

Le caractère « sacré » et « secret » de la littérature africaine peut être aussi

abordé à partir des éléments que nous considérons comme intérieurs au texte.

Mais en réalité ces éléments ne pourront être perçus et analysés qu’en ayant

recours non pas à une stylistique du texte (qui semble davantage être affaire de

"praxis") mais plutôt à « la poétique » entendue au sens de "thêoria" du texte,

c’est-à-dire l’ensemble des moyens par lesquels la parole devient un art poétique,

et l’art poétique s’érige en une pratique « fermée » : la parole poétique ou l’écriture

est alors présentée d’un côté comme « hermétique » au sens où Boubacar

Camara parlera de « poétique du mystique »213, et de l’autre sous forme de

coupure oppositionnelle « parole/silence » renvoyant à « chose dite »/parole

secrète.

Dans tous les cas il s’agit d’une amplification jusqu’au seuil du « religieux » de

"l’oralité" et de "la tradition" dans le cadre de la création poétique. Dans le premier

cas, il faut revenir aux propositions des philosophes, des critiques, des théoriciens

de l’art et de la littérature dont le principe a été de faire de « la poésie une pratique

par essence « hermétique », « close », « impénétrable », « ésotérique ».

On se rappelle à cet effet l’intérêt que Roman Jakobson214 a porté à Stéphane

Mallarmé. Ce dernier étant considéré dans le champ français comme origine et

adepte du cheminement qui consiste à découvrir derrière la langue du poète et le

symbole des mots une « vérité cachée » non accessible à tous.

211 Zadi Zaourou (Bottey), Fer de lance, p.22-27 212 Zadi Zaourou (Bottey) Césaire entre deux cultures. Déjà cité, Il y tente une grammaire du nom du poète en traduisant pluie = Bero, pluie = parole, Bero = parole et inversement. 213 Camara (Boubacar), « La poïetique de l’élan mystique chez L S Senghor, » in l’Ecriture et le sacré, p.59-78 214 Voir Verrier (J) Tzvetan Todorov, du formalisme russe aux morales de l’Histoire, Paris, B.Lacoste, 1995

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449

On sait aussi l’admiration et l’intérêt que Senghor a portés à ce poète réputé

« hermétique » par la critique d’alors et dont les textes dit-on effrayait les étudiants

et tous les amateurs de poésie française.

Dans une communication215 livrée devant les membres de l’Académie

Mallarméenne à Dakar en décembre 1981, Senghor trouvera un lien216 entre la

poésie de Mallarmé et la poésie traditionnelle négro-africaine. Le poète français

devient ainsi comme les griots de la tradition orale « un maître des choses

cachées ».

Chez lui :

La parole essentielle […] est autre chose qu’un moyen terme entre deux esprits ;

elle est instrument de pouvoir. Son but est d’émouvoir au sens le plus fort,

d’ébranler les âmes jusqu’en leurs dernières profondeurs.217

Comme chez Mallarmé, une des caractéristiques principales de la poésie négro-

africaine devient son « hermétisme », son « obscurité », voire son aspect

« illogique » pour l’esprit non averti. Mieux, chez le négro-africain :

Le mot […] cesse d’être un simple instrument de communication ordinaire […] pour

devenir […] une sorte de bâton magique capable de fouiller au plus profond de

notre être qu’il ébranle…218

Etant devenu un credo dans la création poétique des pionniers,

(Senghor/Césaire), l’argument de « l’hermétisme » servira également aux

prétendants, Zadi avec sa théorie du « mot africain » et Pacéré convaincu du

caractère « caché » de la phrase du Tambour et/ou de sa poésie. Les textes des

écrivains (poètes) du champ africain se définissent donc « hermétiques »pour trois

raisons principales :

D’abord ils prétendent à une proximité avec « les sources divines » (Dieu –

ancêtre – esprit – groupe d’appartenance) :

215 Voir Senghor « Pour une lecture négro-africaine de Mallarmé » in Liberté I, p.145 216 Il y a cependant une différence notable entre la visée Mallarméenne qui est « un art pour l’art » et la vision négro-africaine qui fait de la poésie un art fonctionnel. 217 Senghor, citant Marcel Raymond in Liberté V, ibid. 218 Senghor, Op.cit. p.148

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450

Ainsi, est-ce Dieu lui-même qui, par son inspiration, confond en une symbiose

miraculeuse, la parole du poète et le verbe divin…219

Ensuite ils sont dits « mystiques », c’est-à-dire qu’ils sont susceptibles d’établir un

lien entre l’invisible et le visible. On comprend dès lors que la fonction première de

cette parole est de « cacher » en révélant :

La fonction fondamentale de la parole est de cacher. Cacher n’est pas une fin en

soi et contient, implique le fait de révéler. La parole fonde ainsi l’initiation dans la

nécessité220.

Enfin ils sont soumis à une présomption d’efficacité (performants et performatifs)

sur le destinataire pour qui ils deviennent « des paroles plaisantes au cœur et à

l’oreille » en lui faisant subir une mutation initiatique qui lui permet d’opérer « le

passage » d’un monde à un autre (profane sacré). On pourra donc dire encore

avec Boudacar Camara que la qualité de l’œuvre poétique des poètes africains se

mesure à « l’élan mystique » qu’elle provoque chez le lecteur. Cette qualité

s’apprécie surtout en terme de « réussite ou d’échec mystique » :

Il ne s’agit pas pour le critique de dire ce qu’elle signifie, mais pourquoi et en quoi

elle est belle […], pourquoi et comment nous sommes émus par ce poème.221

Dans le second cas, « le sacré » et « le secret » prennent leur sens dans

l’antithèse parole/silence. Mais cette antithèse semble constitutive de tout art

poétique.

En effet dire que la poésie africaine (comme tout autre poésie) est

fondamentalement « parole », c’est aussi reconnaître que ce langage

N’est toutefois pas seulement instrument de communication, il est expression par

excellence de l’être force, déclenchement des puissances vitales et principe de

leur cohésion. Sur le plan métaphysique, le verbe est créateur par la parole de

Dieu, et création continuée par le souffle humain, c’est-à-dire l’âme […] non

seulement la parole rythmée est à l’origine du monde, mais encore elle constitue le

219 Senghor, Poèmes, p.363 220Senghor citant Alassane N’daw in Poèmes, p.366 221 Senghor, Liberté III , p.428

Page 452: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

451

tissu ontologique dont est fait l’univers. Etre force, verbes prennent ici l’allure des

synonymes.222

Inversement, dire de cette poésie (parole) qu’elle aussi « silence », c’est non pas

extraire "la parole" de l’artefact poétique, mais c’est désigner une autre dimension

de la parole poétique.

En effet le silence est le phénomène qui cache une "parole" (parole non dite,

parole secrète) qui n’étant moins "parole" pour autant oblige les poètes à devenir

« des auditifs »223 :

Il est probable que le poète ne peut parler que d’une seule chose, de l’unique

mystère qui habite ses cavernes et ses labyrinthes, l’obsède, le fascine, le

foudroie ; mais finalement le mène (…) jusqu’au centre de ce silence où

commence la seule parole importante : celle qui justifie l’homme.224

Autrement dit, « silence » et « parole » en poésie sont non isolables : l’un étant

l’origine de l’autre et l’autre étant le prolongement de l’un, les deux renvoyant en

définitive à la même réalité du « sacré » et du « secret ».

Ici on ne pourra saisir cette réalité qu’en analysant spécialement la place de « la

prière » chez les auteurs étudiés. « La prière » demeure effectivement une

« parole silencieuse », c’est-à-dire une parole dite dans le silence de la

communication poétique. Le silence est donc "une parole muette", ou cachée ou

secrète.

Qu’importe que la prière observée chez Senghor/Césaire ou Pacéré/Zadi soit

« pieuse » ou « féminine » ou « virile » ou « guerrière »225 ; l’essentiel étant de

repérer et de révéler la présence de "la prière" en tant qu’attitude poétique

"silencieuse".

Suivant la démarche proposée par un mythe africain selon lequel « l’artiste – le

poète – le musicien – le sculpteur travaille au perfectionnement de Dieu qui a ainsi

besoin de lui », Senghor et ses pairs (Césaire, Pacéré, Zadi) ont construit « la

prière » du poète comme "un silence parlant" où une "parole silencieuse", somme

222 Voir Thomas (Vincent) et Luneau (René), Les religions d’Afrique noire, Paris , Fayard, 1969, p.17-18 223 Voir Senghor, préface à Ethiopique, Œuvre poétique, p.161 224 Senghor, « Lettre à trois poètes de l’hexagone » in Op.cit. p.377 225 Voir notamment Bérenguier (Herve) « richesse folklorique dans l’œuvre de Césaire et de Senghor », congrès mondial des littératures de langue française, Padoue, Mai 1983

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452

toute intime avec les dieux dont la figure se confond souvent à celui des chrétiens

avant de se muer insaisissable en des dieux africains d’avant l’irruption des

religions révélées (islam, christianisme).

C’est pourquoi chez Senghor "la prière" a lieu tantôt dans la nuit de Sine, dans

Un silence sacré labouré par le tam-tam du chant de l’initié, silence sur l’ombre …

sourd tam-tam… tam-tam lent… lourd tam-tam… tam-tam noir.226

Tantôt elle se déroule en présence d’un dieu "invisible" ou non visible par tous,

mais dont la parole "silencieuse" est une parole "dite" au/pour le poète :

Seigneur ! si je Te parle, Toi qui es l’obscure présence (…)

Toi qui es l’oreille des souffles minimes, qui entends les chuchotements nocturnes

au dedans des cases (…)

Ecoute leur voix seigneur !227

Ou alors elle prend l’allure de confidences entre « gens du ciel » :

J’ai consulté les blancs vieillards tout fleuris de sagesse

J’ai consulté Kotye Barma et les Maîtres-de-silence

J’ai consulté les devins du Bénin (…)

J’ai consulté les grands prêtres du poéré aux Etats du Mogho – Naba

J’ai consulté les initiés de Mamangètye au sanctuaire des serpents.

Ils m’ont dit leur silence, la stupéfaite obscurité de leurs oreilles.228

Césaire établit aussi à travers « ses prières » un rapport "naturel" entre d’une part

"Dieu" et "le poète" et d’autre part au moyen d’un simple syllogisme entre "Dieu"et

"le poète négro-africain". D’où la propension chez lui à vouloir monopoliser « la

gorge de Dieu », c’est-à-dire "le centre du monde" poétique qui est le sien, cet

espace sacré qu’il n’entend guère laisser "coloniser". C’est sans doute dans ce

sens que l’on peut entendre son adresse à St John Perse :

Mais qui tourne ma voix ? Qui écorche ma voix ? Me fourrant dans la gorge nulle

crocs de bambou. Nulle pieux d’oursin.

226 Senghor, Oeuvre poétique, p.125 227 Senghor,Op.cit. p.68 228 Senghor, Op cit., p.179

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453

C’est toi sale but du monde. Sale but de petit matin. C’est toi sale haine. C’est toi

poids de l’insulte et cent ans de coup de fouet.229

Si l’intimité à "Dieu" est le propre de tout poète négro-africain ou de tout artiste se

réclamant de l’Afrique, alors Saltani Bernousi a sans doute raison de considérer

tout le Cahier de Césaire comme « une prière » :

Au bout de ce petit matin, ma prière virile230

Mieux comme un espace pas uniquement traversé de cris de colère ou autres

vociférations, mais également comme un lieu de "silence" profond :

Du fond d’un pays de silence

D’os calcinés de serments brûlés d’orages de cris retenus et gardés au museau

D’un pays de désirs irrités d’une inquiétude de branches de naufrage (le sable très

noir ayant été gavé de silence étrange)…231

Pacéré et Zadi n’échappent pas à cette cohabitation avec « les dieux » :

On le sait, le premier fait de ses textes poétiques « une parole cachée », c’est-à-

dire "un échange fermé" avec les ancêtres ou les dieux de l’Afrique animiste, "un

chant d’ombre" ou "refrain du Sahel" dont les phrases et les silences sont des

messages codés, dont le mystère ne peut être décrypté que par le seul poète

initié au langage du Tambour. Le second entend également faire de son art un

objet sacré dont les phrases, le lexique, le langage et les images ancestraux et/ou

divins, les rites et les cultes sont un "silence en creux" pour le non initié, ou un

"silence en plein", c’est-à-dire un message encodé pour les initiés, rompus aux

choses cachées de la communication entre le poète et les dieux.

Il est manifeste que « le sacré » et « le secret » sont constitutifs de la création

littéraire des auteurs du champ africain. Par leur présence, ils engendrent le "rite"

et le "culte" voire "le religieux", notamment à travers une amplification ou un

élargissement de l’argument portant raison orale et traditionnelle dans la

perspective de la "vie" du champ littéraire. Mieux, ils instaurent sur terre la

présence du « ciel » voire la pertinence d’une « pensée du ciel » sans doute

229 Césaire (A), Cahier, p.29 230 Césaire (A) , Op.cit. p.46 231 Césaire (A), Anthologie, p.196

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454

profitable au groupe que l’écrivain représente du point de vue de l’imaginaire

collectif. Mais « le sacré » et « le profane » semblent surtout être des produits du

sujet-écrivain, dont on ne peut saisir le sens qu’en interrogeant ses "non-dits".

II. SCRIBE – PRETRE OU PROPHETE ? LA LITTERATURE

COMME UN CULTE PROFANE

Il ne s’agira plus ici de débattre du caractère « vrai » ou « faux » du

"religieux" dans la littérature.

Le fait indiscutable étant qu’il y a comme nous venons de le montrer un usage

visible et pertinent du fait religieux dans le champ littéraire africain.232

Mais si le critique devait adhérer à la croyance au/du religieux (le sacré, le

mystique, la divination), il serait incapable de retrouver la nature

fondamentalement créative, c’est-à-dire « artistique » de la littérature. Ainsi,

comme dans les réflexions précédentes, nous faudra-t-il garder à vue la notion de

« stratégie » si nous voulons parvenir à saisir efficacement le sens de « la pensée

du ciel » chez les auteurs du champ africain. Notre démarche consistera donc ici

dans un premier temps à situer l’évocation du « ciel » (le sacré, le secret) dans la

relation déterminante qui lie l’écrivain à sa communauté ou à son groupe

d’appartenance. A cette occasion on discutera du sens du « religieux » en ayant

recours à ce que Mouralis , analysant « les conversions religieuses » opérées en

Afrique coloniale et postcoloniale, depuis la présence du « missionnaire » dans les

sociétés africaines a nommé « la dialectique de l’être et du devenir »233. On pourra

alors interpréter le « religieux » dans le champ africain comme une réponse des

écrivains à « la situation religieuse » des communautés africaines confrontées

depuis des lustres à plusieurs types de propositions religieuses dites « révélées et

imposées de l’extérieur. 232 Répétons que le religieux (sacré, mystique ,divination) est une prétention de toutes les littératures à certains moments de leur histoire sans que cela ne conduise nécessairement à la proclamation d’une « sainteté » de l’écriture littéraire.

Page 456: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

455

Dans un deuxième temps, le sens du « ciel » peut être rendu à partir de la logique

spécifique du « champ littéraire ».

Par une amplification de « l’oralité » et de « la tradition » poussées jusqu’à la

sacralisation, l’enjeu de l’écriture n’est plus seulement de prétendre dire la

communauté, mais également de se construire « une dignité poétique ». Dans ce

sens, croire que la littérature africaine est « sacrée » et relève du « secret » ne

contribue évidemment pas à l’émergence d’un corps d’écrivains de talent pouvant

être reconnus comme « artistes ». Mais inversement, quand ceux-ci (les écrivains)

font du « religieux » une stratégie de création, ils bénéficient à n’en point douter de

« l’aura » voire du capital que procure dans le champ social en général et dans le

champ littéraire en particulier tout argument du « ciel », comme peuvent en

témoigner les figures auréolées, revendiquées et vénérées des « gens du ciel »

notamment « le prêtre » et « le prophète ».

Deux contextes peuvent aider à restituer leurs sens à la présence du « religieux »

dans le champ littéraire africain.

Un contexte d’ordre général lié au fait colonial et postcolonial et un contexte

particulier rendu par la « réponse » des écrivains du champ africain à la

« problématique religieuse » en Afrique.

On sait pour ce qui est du cadre général qu’une des propositions majeures faites

par les Etats coloniaux et postcoloniaux aux sociétés africaines réside dans la

prétention de ses Etats à être comme le dit Mbembe « théologien, c’est-à-dire

proclamateur et interprète attitré de la vérité révélée »234. Le christianisme

considéré à certains égards comme un appendice du colonialisme est alors érigé

en « régime unique de vérité » et le missionnaire devient « un fonctionnaire du

sacré » dont l’œuvre reste indissociable de l’ambition colonialiste. L’enjeu de cette

« confrontation » étant bien entendu d’amener le colonisé, "l’indigène" ou l’Africain

à abandonner sa vision du monde et son mode de vie (sa représentation de Dieu

et du rapport à Dieu et partant sa perception de l’Homme impliquant la définition

de son rapport à l’Homme) pour adopter une nouvelle conception de Dieu et de

l’Homme voire une nouvelle religion.

233 Voir Mouralis, (B), « Aliénation, conversion, souffrance :réflexion sur quelques témoignages africains ». inédit p.3 234 Voir Mbembe (Achille) , Afriques indociles, Christianisme, pouvoir et Etat en société post coloniale, Paris, Karthala, 1998, p.13

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456

Il va de soi qu’en tant qu’entreprise colonialiste, l’œuvre chrétienne, c’est-à-dire le

discours et l’action du missionnaire ont reposé essentiellement sur une pratique

symbolique de la « violence »235.

Cette violence n’est peut être pas textuellement celle qu’ont subie les Indiens

d’Amérique du Nord236, « convertis » de force au christianisme avant d’être jetés

aux chiens, ou encore celle qu’ont instaurée les Mahométans, obligés de recruter

leurs ouailles au terme d’une « guerre sainte », mais elle n’est pas moins une

« violence » en ce que ses mécanismes et effets de contraintes, d’influence et de

domination touchent à la fois au corps, à la psychologie et aux institutions

sociales, culturelles et politiques. La violence chrétienne et/ou coloniale sur « le

corps » n’a pas manqué d’attirer même l’attention de Raoul Allier, un adepte

proclamé et reconnu de la « conversion chrétienne » du Noir africain. A travers

son ouvrage qu’on peut interpréter comme une défense et illustration de la foi

chrétienne, La psychologie de la conversion,237 il dénonce de façon passagère

« chez les blancs une soif étrange d’exterminer »238.

Mais c’est surtout chez les écrivains africains comme Mongo Beti que l’on peut

constater un net réquisitoire établi contre l’institution chrétienne.

Le pauvre Christ de Bomba239 apparaît ainsi comme un paradigme pertinent de la

dénonciation d’une nouvelle religion introduite en Afrique et dont les dogmes

auraient un retentissement tragique240 sur les africains et leurs visions du monde.

Mongo Beti ne manque donc pas de fustiger dans cette œuvre dont l’action se

situe autours de 1930, c’est-à-dire en pleine période coloniale, « la violence »

inhérente à l’entreprise chrétienne : 235 Entendu que la pratique et la symbolique de « la violence » sont le propre de tout système colonial et dont a hérité particulièrement « la post colonie » pour le cas africain. Voir Mbembe (A ) , De la postcolonie, essai sur l’imagination politique dans l’ Afrique contemporaine, Paris, Karthala, 2000.Voir spécialement le chapitre intitulé « Esthétique de la vulgarité » p.139-186 236 Voir N’diaye (Pape) « l’extermination des indiens d’Amérique du Nord » in Le livre noir du colonialisme, déjà cité. 237 Allier (Raoul), La psychologie de la conversion chez les peuples non- civilisés, Paris, Payot, 1925 238 Allier (Raoul) Op.Cit, p.33 239 Beti (Mongo), Le pauvre Christ de Bomba, Paris, présence africaine, 1976 240 Chinua Achebe dénonce ainsi la culture chrétienne de la culpabilité et de la guerre entre le bien et le mal, le Blanc et le Noir, incarnée par le révérend James Smith , lequel « voyait dans le monde un champ de bataille où les enfants de lumière étaient engagés dans un conflit mortel avec les fils de l’ombre . Il parlait dans ses sermons des agneaux et des boucs, du bon grain et de l’ivraie .Il mettait sa confiance dans le massacre des fils de Baal » Voir Achebe (Chinua), Le monde s’effondre, Paris, présence africaine, 1966.

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457

Cette violence porte d’abord atteinte à l’intégrité physique des populations,

notamment avec épisode de la route que l’administration devait faire construire

pour non seulement désenclaver la région mais aussi pour aider le projet

missionnaire du père. Ce dernier n’a pas moins recours à la violence physique

dans l’accomplissement de son "ministère" : il a par exemple recours à une main

d’œuvre non payée pour construire les bâtiments de la Mission.241 Il n’hésite pas à

exploiter les jeunes filles de la « sixa » (une maison qui abrite les jeunes filles

fiancées et dont la fonction est de les préparer au mariage chrétien) en les

contraignant à des travaux particulièrement pénibles, « des travaux manuels de

plus de dix heures ».242

En outre, de même que le pouvoir colonial et postcolonial selon Mbembe243

entendait par la violence exercée sur les corps des sujets, contrôler et dompter

ces corps, de même « le fonctionnaire du sacré », dans l’œuvre de Mongo Beti,

pousse la violence jusqu’à s’approprier en vue de le gérer le corps des africains

convertis au christianisme : D’où la sévère correction que le missionnaire

administra à Catherine, une jeune femme, accusée d’avoir séduit le mari de

Clémentine :

Le R.P.S a fait donner une longue fessée à Catherine par le catéchiste local. Le

catéchiste faisait claquer sa longue baguette de rotin sur les fesses de Catherine et

Catherine se tordait et pleurait… »244

Mais la violence sur le corps s’accompagne aussi d’une violence psychologique

en ce qu’elle transforme les sujets en bouleversant leurs structures mentales, en

les rendant « étrangers » à eux-mêmes.

Voir aussi Mbembe analysant « le retrait du monde » Chrétien à partir d’une « conception dramatique de l’existence humaine » fondée sur la « théologie de la malédiction ». Mbembe (A), Afriques indociles, p.72-73 241 Beti (Mongo), Op.cit.p.53 242 Beti (Mongo), Op.cit. p.14 243 Achille Mbembe postule que si la violence en période coloniale s’exprimait principalement par le fouet et la chicotte dans le but de posséder le corps du nègre, le policer pour accroître la productivité, elle perdure en postcolonie lorsque l’autorité réquisitionne les corps des populations (luxure, ripaille, chants, danses et trémoussement au soleil) pour les faire participer aux fastes et aux splendeurs du commandement ou lorsque la même autorité dispose du corps par brimade (punition, interdits, brutalités policières) au nom de « l’ordre ». Voir Mbembe (A) , De la postcolonie, Op.cit., ibid 244 Beti (M) Op.Cit., p.171

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458

Dans l’œuvre de Mongo Beti, le missionnaire, toujours adepte de la violence se

saisit de Sanga Boto, accusé de maléfice, qu’il traîne jusqu’à l’Eglise pour le

soumettre à un humiliant exorcisme :

[Dieu] exige tout d’abord que tu révèles à ces chrétiens, à ses enfants, tous les

mensonges, toutes les supercheries dont tu t’es servi pour les abuser. A cette

seule condition, il te pardonnera tous les péchés (…) ouais ! et Sanga Boto a tout

avoué, tout. Il parlait d’abord bas et R.P.S. lui a commandé de parler haut, et

aussitôt il a élevé la voix : il obéissait comme un enfant. Il a tout avoué ; et son

miroir qui n’était qu’un miroir comme les autres et ses Simagrées qui avaient pour

but d’impressionner les gens. »245

Le père missionnaire est encore plus violent face aux éléments de la culture

africaine qui lui paraissent incompatibles avec le christianisme. C’est ainsi qu’en

visite dans un village, il entre dans tous ses états en entendant une fête

« païenne » et va avec ses catéchistes à l’encontre des fêtards dont il entreprend

de briser les instruments de musique :

Le R.P.S. n’a pas hésité ; il s’est précipité sur les xylophones rangés un peu à

l’écart. Il les a mis en miettes. Ensuite, il s’en est pris aux tam-tams, mais ils sont

plus difficiles à briser. Le R.P.S. saisissait un tam-tam à plein bras ; il le soulevait

et le laissait retomber avec un cri terrifiant. Il n’avait pas réussi à briser un seul

tam-tam lorsque le chef a surgi de sa case comme une grosse bête furieuse. »246

Plusieurs paradigmes autres que celui de Mongo Beti ont cours dans le champ

littéraire africain autour de cette problématique du divin. En effet si certains

écrivains choisissent de représenter « le fonctionnaire du sacré », d’autres247

suivant l’image classique du "missionnaire blanc", en font une projection interne en

le « négrifiant ». L’homme de Dieu devient alors un prêtre africain, mais dont les

245 Beti (Mongo), p.105 246 Beti (M), p.77 247 Il y a pêle-mêle Mudimbe (V.Y.), Entre les eaux, Dieu, un prêtre, la révolution, Paris, présence africaine, 1973 Bandama (Maurice), La bible et le fusil, déjà cité Bolya (F. B.), Cannibale, déjà cite Yavoucko (Cyriaque), Crépuscule et défi, Paris, l’harmattan, 1979 Moussa (Konaté), Une aube incertaine, Paris, présence africaine, 1985 Ela (jean Marc), Le cri de l’homme africain , questions aux chrétiens et aux Eglises d’Afrique (Essai), Paris, l’Harmattan, 1980

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459

pratiques et les expériences socio-religieuses ne diffèrent pas de celles du père

Drumont, une des figures centrales de la conscience chrétienne dans l’œuvre de

Mongo Beti.

Mais malgré tout, ces différents paradigmes semblent tous fournir la même

analyse : à savoir, percevoir la question de la présence de l’église en Afrique et de

« l’Afrique dans l’église »248 en terme de « conversion, d’aliénation et de

souffrance »249, c’est-à-dire comme le pense Raoul Allier, selon un processus qui

soumet la personnalité à une « crise profonde », à un état d’antagonisme, voire de

belligérance de deux « consciences » distinctes au terme duquel une « souffrance

morale » s’ensuit qui devait conduire à « l’agonie » d’un des « moi » :

L’acceptation du nouveau motif de vie n’est pas possible sans une condamnation

formelle, sans une répudiation totale du moi ancien. Un moi nouveau va surgir :

c’est entendu ; mais il faut d’abord que le moi ancien soit voué à la mort. […] les

deux « moi » ne peuvent vivre à côté l’un de l’autre. Il faut que l’un tue l’autre (…) il

semble que sans cette mort, la naissance à la vie véritable ne soit point

possible…250

Frantz Fanon traduit dans un autre contexte, le résultat de cette "confrontation"

par l’expression « une mise au tombeau de l’originalité culturelle » du peuple

vaincu, c’est-à-dire « convertis ».

Il semble que la réponse des écrivains africains à la question religieuse en Afrique

se soumet à ce postulat. Le cas particulier de Senghor/Césaire, Zadi/Pacéré, ainsi

que les dépassements qu’ils opèrent nous donneront sans doute une idée plus

précise du sens du religieux dans l’écriture littéraire africaine.

Le premier constat qui apparaît en observant la présence du sacré (du divin) dans

les œuvres senghoriennes et césairiennes est celui de malaise apparent comme

on peut le noter chez tous les sujets africains confrontés à l’expérience de

« l’altérité religieuse » : Quels rîtes faut-il adopter ? Et quel Dieu invoquer ? Le

Dieu « vainqueur »251, c’est-à-dire le Dieu des chrétiens étant « un Dieu

248 En référence au titre du père Mveng -voir Mveng (Engelbert), L’Afrique dans l’Eglise. Paroles d’un croyant, Paris, l’harmattan, 1985 249 Mouralis (B), loc.cit. 250 Allier (R), Op.cit. p.431-433 251 Mbembe écrit à ce sujet : « Le christianisme colonial a échoué à imposer son hégémonie symbolique sur les sociétés vaincues au cours de l’affrontement colonial. La domination qu’il a pu établir sur les registres religieux ancestraux est imparfaite puisqu’elle recouvre une partie

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460

jaloux »252, comment se réclamer africain sans le trahir et inversement comment

se définir « chrétien » sans avoir le sentiment de renier l’Afrique ou d’être étranger

à soi-même ?

D’où la présence ou la cohabitation des divinités judéo-occidentales et africaines

dans les textes de ces deux pionniers des littératures africaines francophones. La

démarche chez eux ne consiste pas tant à rejeter le christianisme sur le modèle

Rimbaldien :

Je ne suis pas de ce peuple-ci

Je ne suis pas un chrétien

Je suis de la race qui chantait dans le supplice

Je suis une bête, un nègre

J’entre au vrai royaume des enfants de cham (…)

Cris – tambours.

Dans, danse, danse, danse !...253

Mais à mettre en "situation" toutes ces divinités que le discours religieux

occidental a posées comme "antipathiques".

La « prière aux masques » (marques visibles des divinités ancestrales africaines)

et la « prière de paix » adressées à « Jésus Christ », figure de la divinité

chrétienne ou encore les « injonctions » et « convocations » (prières césairiennes)

adressées d’abord aux « ancêtres », aux « dieux africains », ensuite au dieu

chrétien accusé d’inaction au moment des « sodomies monstrueuses de l’hostie et

du victimaire »254 (grandes galères d’un peuple forcé, enchaîné et bestialisé)

commises en son nom et sous ses yeux sont peut être la preuve d’un « amour

catholique »255 prônant une morale tolérante, ou l’alternative d’un syncrétisme

religieux au sens de juxtaposition ou de cohabitation :

seulement des diverses sphères qui constituent le champ symbolique et matériel des mondes indigènes. En outre , certaines des positions acquises à l’époque coloniale sont désormais menacées par de nouveaux facteurs et agents qui soit les érodent, soit les éventrent, (…) le vecteur chrétien doit totaliser son emprise et achever sa pénétration des sociétés noires en se « convertissant » aux idiomes et aux systèmes ancestraux de représentation et de fréquentation du monde » Mbembe (A) , Afrique indocile, p.11 252 Voir « l’épisode du veau d’or » in Exode 32-33 253 Voir Rimbaud (Arthur), « Mauvais sang » in Poésie, une saison en enfer, Illuminations, Paris, Gallimard ,1998, p.128-129 254 Césaire , Le cahier, p.13

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461

Ne soyez pas de dieux jaloux, mes pères. Laissez tonner Dzeus-Upsibrémétès,

que Jéhovah embrasse le superbe des villes blanches…256

Ou d’emprunts réciproques de principes religieux :

Que descendent les anges peuls, de son trône d’ivoire la vierge et ses mains de

paix noires257

Mais cette « mise en situation » des divinités en "confrontation" perpétuelle, peut

surtout s’interpréter comme un langage africain du religieux, en tant que réplique à

la prétention chrétienne ou occidentale à (de)tenir un discours « vrai et

indiscutable » sur « le divin ». Cette réplique en mettant en présence permet de

percevoir le malentendu historique ayant présidé à l’entreprise chrétienne, lequel

malentendu semble être à notre avis, la cause étiologique de ce qu’à la suite de

Raoul Allier, Bernard Mouralis nomme « aliénation et souffrance ».

En effet contrairement à ce qui est communément admis sur ce sujet, « l’aliénation

et la souffrance » qu’engendre « la conversion » au christianisme n’est pas le lot

des seuls africains. Elles constituent des malaises vécus également par le

« fonctionnaire occidental du divin » et même par l’institution chrétienne en Afrique

comme a pu le montrer Achille Mbembe258.

Pour le premier Bernard Mouralis réfute la logique de « l’altérité religieuse » en

s’interrogeant sur l’apport véritable du christianisme à la « pensée religieuse

africaine ». La réponse à cette question est donnée par le paradigme de Le

pauvre Christ de Bomba à travers deux personnages :

Zacharie, un des catéchistes de la mission de Bomba explique les raisons qui

conduisent les africains au christianisme :

Les premiers d’entre-nous qui sont accourus à la religion, à votre religion, y sont

venus comme à … une révélation, c’est ça, à une révélation, une école où ils

acquerraient la révélation de votre secret, le secret de votre force, la force de vos

avions, de vos chemins de fer (…) Au lieu de cela vous vous êtes mis à parler de

255 Césaire, p.50 256 Senghor, Chant d’ombre, p.51 257 Senghor, Elégies majeures, p.278 258 Mbembe (A), Afriques indociles, Op.cit.

Page 463: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

462

Dieu, de l’âme, de la vie éternelle, etc. Est-ce que vous imaginez qu’ils ne

connaissaient pas déjà tout cela avant, bien avant votre arrivée ?259

Le père missionnaire, oppose à l’administrateur Vidal un argument en faveur de

l’animisme :

C’est là que vous vous trompez mon petit Vidal […] une religion, pour n’avoir ni

bible, ni coran, pour n’avoir inspiré aucune politique de conquête, peut n’en être

pas moins réelle.260

Un peu plus loin, le père se confesse presque à Vidal dans une autre

conversation :

Je suis parti de France, animé par une ardeur d’apôtre. Je n’avais qu’une idée en

tête : étendre le règne du Christ. L’Europe, rationaliste, scientiste, pleine de

morgue, trop consciente, m’écoeurait. Je choisis les déshérités, du moins ceux que

je prenais pour tels. Car les vrais déshérités, est-ce nous ou eux ? […] A aucun

moment, je n’ai pris conscience que je me trouvais dans un pays colonisé, ni que

les populations colonisées pouvaient présenter certaines caractéristiques

spéciales.261

Ces deux personnages permettent ainsi de cerner la dimension de « l’aliénation

et de la souffrance », celles ci sont d’abord africaines en ce que le caractère

« étranger » de la religion chrétienne se situe non pas dans les catégories

religieuses qui de surcroît leur demeurent « familières » mais bien ailleurs, c’est-à-

dire dans le regard que l’occident chrétien leur a jeté et inversement dans les

attentes illusoires qu’ils avaient placées dans le « mystère » occidental et /ou

chrétien.

« L’aliénation et la souffrance » sont également occidentales en ce que le

fonctionnaire de la « mission religieuse occidentale » remet lui-même en cause le

bien fondé de l’action missionnaire visant à apporter la « vraie religion » aux

africains, « païens » perdus dans les ténèbres de l’ignorance du salut.

Le triste constat du malentendu historique est pratiquement celui de tous les

écrivains du champ littéraire africain, notamment des pionniers Senghor/Césaire

259 Beti (M), Op.cit., p.46. Argument repris par Mouralis, loc. cit. p.17 260 Beti ‘M), Op.cit., p.51 261 Beti (M), Op.cit., p.200

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463

aux prétendants Zadi/Pacéré. Ces derniers insistent particulièrement sur les

divinités africaines sans renoncer pour autant à leur "appartenance chrétienne". Si

on est en droit de percevoir dans cette attitude des adeptes proclamés et

reconnus « du fétiche africain », c’est-à-dire d’une pensée religieuse africaine que

sont Zadi et Pacéré, une volonté de dépasser l’antagonisme religieux

(chrétien≠animisme) initial, devenu traditionnel, il faut pouvoir reconnaître dans

leur attitude, tout comme dans celle de leurs premiers l’idée d’un « langage

africain du christianisme »262.

Ce langage n’est pas celui d’un retour aux religions africaines, il ne s’arrête pas

non plus à la simple proposition du « syncrétisme », de la cohabitation ou d’une

morale de la tolérance, il peut être selon l’analyse de Mbembe celui d’une

proposition lucide et efficace à la question du "religieux" en tant que problème

social profond en Afrique coloniale, postcoloniale et/ou contemporaine. On peut

donc lire leurs traitements du « divin » à partir du concept d’ « indocilité »263 :

Faire état de la capacité historique des sociétés africaines à l’indiscipline et à

l’indocilité, remarquer le retour en puissance de leur génie païen, c’est indiquer

qu’elles ne restent pas passives face à la recherche hégémonique, qu’elle soit

l’œuvre de l’Etat ou qu’elle participe des prétentions du christianisme postcolonial.

D’où la nécessité de les réintroduire dans l’analyse poétique du fait religieux, en

tant qu’elles sont dotées d’une capacité d’invention qu’elles exercent. Ce n’est qu’à

cette condition que l’on peut comprendre comment, à l’époque coloniale, elles ont

travaillé à maintenir un décalage critique par rapport au vecteur chrétien qui tentait

de les pénétrer et de leur imposer son hégémonie. C’est aussi la condition pour

dépasser l’argument selon lequel la religion chrétienne ne serait qu’une religion

d’importation en Afrique Noire. Pour soupçonner la complexité des christianismes

africains, il est utile de placer au centre de l’analyse le fait que les sociétés

indigènes disposent de capacités pour subvertir les institutions qui leur sont

imposées. Elles travaillent à en reconstruire le mode de fonctionnement selon leurs

logiques propres… Ce faisant, elles soumettent les offres qui leur sont faites à une

série de réinterprétations (…). Elles savent aussi prendre des libertés par rapport

aux situations officielles et aux orthodoxies chrétiennes au moment même où elles

prétendent y adhérer.264

262 Voir Mulago (V), Un visage africain du christianisme, Paris, Présence africaine,1965 263 Mbembe (A) Op.cit., ibid. 264 Mbembe (A) Op.cit. p.29-30

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464

Cette longue citation permet de comprendre qu’il y a chez les écrivains africains

l’expression d’un « génie du paganisme »265 qui reste en fait un usage interne266

du christianisme (africanisation du christianisme et christianisation de l’africanité)

et des ressources qu’il propose susceptible de palier la permanence de

« l’aliénation et de la souffrance » de « la conversion » en évacuant le problème

de "l’altérité religieuse".

Cette démarche finit par poser la problématique religieuse (chrétienne

précisément) comme une ressource potentielle pour la (ré) constitution de

l’historicité africaine, celle de sa société et la restructuration de sa pensée

religieuse.

Dans ce sens elle profite bien à l’anthropologie historique267 capable de réaliser

ainsi les avancées dans la compréhension des mutations qui affectent les champs

religieux et symboliques africains. Elle profite également à la littérature en faisant

observer une redéfinition de l’univers du merveilleux et de l’imaginaire, à travers

une reconfiguration de structures mentales et symboliques des sujets sociaux.

Enfin elle est bénéfique aux écrivains en tant que sujets sociaux et acteurs

engagés dans le champ littéraire comme nous allons le montrer.

Il est possible de saisir un des sens autorisés de l’usage du « divin », du

« religieux » ou du « sacré » dans la littérature africaine à partir de l’idée et de la

notion de « champ littéraire ».

On peut se demander dans cette perspective ce qui fonde la « libido divine » des

acteurs du champ littéraire africain.

Par le terme de « libido divine » emprunté à Achille Mbembe268, lui-même l’ayant

conçu à partir de la « libido » freudienne, nous entendons une forme de radiation

d’une énergie biopsychique qui pousse le sujet-écrivain africain à se proclamer à

265 Mouralis (B), loc.cit., p.22 266 Mbembe aurait dit « inculturation » en empruntant le concept à Mveng qui l’entend au sens de « adaptation ».Voir Mveng (E), l’Afrique dans l’Eglise, Op.Cit., P.93-115 et Mbembe (A), Op.cit. p.46 267 Mbembe pense que l’analyse politique reste lente à analyser les profits que procure ce « génie du paganisme » au champ politique. 268 Voir le chapitre intitulé « le fouet de Dieu » in Mbembe (A), De la postcolonie, p.187-217. Voir également Freud (Sigmund), Introduction à la psychanalyse, Paris, Payot, 1989 et surtout sa « théorie de la libido », in Œuvres complètes, Paris, PUF, 1991 et 2003

Page 466: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

465

la fois « scribe », « prêtre » et « prophète », c’est-à-dire à conjuguer son activité

littéraire avec une « pensée du ciel ».

En termes plus précis, pourquoi Senghor/Césaire, Pacéré /Zadi, n’hésitent-ils pas

à définir leurs différents matériaux littéraires, (l’oralité et la tradition), ainsi que

leurs paroles littéraires en proximité avec « le sacré » et « le secret » de la culture

orale et traditionnelle africaine.

Pour trouver une réponse à cette question, il convient ici encore de transcender

les présupposés du groupe, pour concevoir l’évocation des divinités par les

acteurs en jeu dans le ″jeu littéraire″ comme « un investissement libidinal de leur

propre moi ».

Un argument principal donne son sens à toute « pensée du ciel » selon le

cadre bien limité des « raisons littéraires » auxquelles sont soumis les acteurs

engagés pour la définition légitime et monopolistique de la littérature à l’intérieur

du champ littéraire africain.

En effet, poussé jusqu’à la sacralisation, les items oraux et traditionnels investis

en « libido divine » finissent par faire de « la pensée du ciel », comme nous

l’avons proposé pour les cas de « la langue », « la nation », « la racine et la

pureté »,une ressource potentielle, mobilisable et malléable au sein « d’une

structure de contrainte donnée »269, c’est-à-dire un « opérateur » permettant de

dire un monde social spécifique (religieux, politique, littéraire et/ou symbolique)

selon des enjeux en jeu pour l’expression ou la construction d’une hégémonie,

d’une domination ou d’une résistance.

Pour comprendre cet état de fait, il importe d’opter pour « une sociologie des

religions »270 à la manière de Max Weber.

En effet ce dernier à travers ce qu’on peut considérer comme sa contribution au

matérialisme historique ne conçoit pas le fait religieux en terme d’ « aliénation » au

sens où l’entendait Karl Marx ; c’est-à-dire que « la pensée du ciel » n’apparaît

pas chez lui simplement comme une ressource réelle à l’effet lénifiant et

appauvrissant aux mains des dominants qui s’en serviraient pour perpétuer leur

domination sur les classes dominées :

269Mbembe (A), Op.cit ,.ibid. 270 Sociologie des religions, par Max Weber, textes réunis et traduits par J P Grossein, introduction de J C Passeron, bibliothèque des sciences humaines, Paris, Gallimard, 1996

Page 467: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

466

Le combat contre la religion est donc immédiatement un combat contre ce

monde-ci dont l’arôme spirituel est la religion. La misère religieuse est

partiellement l’expression de la misère réelle, partiellement la protestation

contre la misère effective. La religion est le soupir que pousse la créature

accablée, la cordialité d’un monde sans cœur tout comme elle est l’esprit

de circonstances qui en sont dépourvues. Elle est l’opium du peuple271

Bien au contraire, chez Weber, non seulement la religion n’a pas la raison

capitaliste du profit comme fin première ou ultime selon la caricature généralement

faite à sa pensée272, mais la pratique religieuse est posée chez lui comme un

produit de l’histoire, voire un élément déterminant dans l’explication du sens et de

l’évolution de la société dont le principe se trouve tiraillé de part et d’autre entre

idéalisme hégélien et matérialisme historique (du « vrai Marx » ≠ « jeune Marx)

selon la coupure qu’a pu déceler à ce propos Louis Althusser.

De ce fait, la sociologie weberienne de l’acte religieux et des institutions qu’il

implique traduit une pensée de l’histoire et de la société selon une éthique

matérialiste, c’est-à-dire économique.

Tel est à notre avis le sens de L’éthique protestante et l’esprit du

capitalisme,ouvrage dans lequel il se distingue nettement de toutes les

interprétations simplificatrices des idéalistes et des spiritualistes ou inversement

des points de vue réducteurs des philosophes matérialistes (la théorie marxiste du

« reflet » par exemple,ou encore les philosophes du XVIIIème siècle avec leur

explication de la religion comme enfantillage ou ressentiment des vieillards),en

proposant une « théorie du besoin symbolique »273, irréductible à toute autre

besoin,et à partir de laquelle il a pu établir à propos de la religion une véritable

sociologie historique.

271 Voir Marx (Karl), Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel, Ellipse, Paris, 2000 272 J C Passeron dénonce cette caricature tout comme celle faite à la pensée de Durkheim recommandant qu’on traite « les faits sociaux comme des choses ». Voir Sociologie des religions, Op.Cit. p.21-22 273 J C Passeron explique à propos de cette théorie : « La rationalisation des actes et des instruments de l’action ne s’exerce pas seulement pour transformer les conditions d’existence matérielle d’un groupe social, mais elle s’exerce de manière tout aussi déterminante dans l’aménagement de l’univers symbolique qui permet à tout groupe de vivre dans un monde symboliquement vivable ». Voir Passeron (J C), Op.cit., p.16

Page 468: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

467

Rappelons pour les besoins de la cause que cet ouvrage ayant suscité de

nombreuses polémiques274 a permis à son auteur d’analyser l’histoire et la société

à partir d’un apparentement singulier entre l’éthique religieuse et la rationalité

économique :

Si l’on consulte les statistiques professionnelles d’un pays où coexistent

plusieurs fonctions religieuses, on constate avec une fréquence digne de

remarque un fait qui a provoqué à plusieurs reprises de vives discussions

dans la presse, la littérature et les congrès catholiques en Allemagne :que

les chefs d’entreprises et les détenteurs de capitaux, aussi bien que les

représentants des couches supérieures qualifiées de la main d’œuvre et

plus encore, le personnel technique et commercial hautement éduqué des

entreprises modernes, sont en grande majorité protestants(…),un grand

nombre de régions du Reich, les plus riches et les plus développés

économiquement(…) étaient passées au protestantisme dès le XVIème

siècle.275

Le problème ici n’est pas de reprendre à notre compte l’interprétation vague qui

consiste à dire que le protestantisme est propice à « une joie de vivre

matérialiste », source de richesse, à l’opposé du catholicisme qui serait plutôt

attaché au principe rigoriste, imbibé d’ascétisme du « détachement du monde »,

comme cet auteur qui, croyant pouvoir formuler en ces termes l’opposition

apparaissant entre les deux confessions dans leur relation avec la vie

économique écrit :

Le catholicisme est (.. .) plus tranquille, possédé d’une moindre soif de

profit ;il préfère une vie de sécurité,fût-ce avec un assez petit revenu,à une

vie de risque et d’excitation, celle-ci dût-elle lui apporter richesse et

honneur. La sagesse populaire dit plaisamment : soit bien manger, soit

bien dormir. Dans le cas présent le protestant préfère bien manger ; tandis

que le catholique veut dormir tranquille.276

274 Voir Disselkampf (Annette), l’Ethique protestante de Max Weber, thèse de doctorat soutenue à la Sorbonne en Octobre 1990- Paris, PUF, 1994 275 Weber (Max), l’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme suivi de les sectes protestantes et l’esprit du capitalisme, Paris, Plon, 1964, p.29-30 276 Cet auteur s’appelle Offenbacher. Il est repris par Max Weber, Op.cit. p.36

Page 469: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

468

En dépassant cette lecture dominée souvent par l’idéologie ou le dogme de

l’appartenance à une confession religieuse particulière, on peut retenir un aspect

souvent oublié de la pensée de Weber bénéfique à notre argumentation : à savoir

d’une part que la corrélation entre le protestantisme et « l’esprit du capitalisme »

(ce concept étant compris au sens de « individu historique » , c’est-à-dire un

complexe de relations présentes dans la réalité historique »277), est une réalité,

mais que « la soif d’acquérir, la recherche du profit, de la grande quantité d’argent

possible n’ont en eux-mêmes rien à voir avec le capitalisme »278, ce dernier

« s’identifiant plutôt avec la domination, à tout le moins avec la modération

rationnelle de cette impulsion irrationnelle » qu’est la recherche de la rentabilité.

D’autre part on peut retenir que l’apparentement entre « éthique religieuse » et

rationalité économique revêt pour nous un intérêt quand le champ religieux lui-

même fonctionne selon la logique économique, c’est-à-dire lorsque les principaux

acteurs religieux (individuels ou collectifs) sont toujours perceptibles par leurs

positions suivant un système intelligible d’interactions et d’oppositions. Ainsi par

exemple, selon une possible interprétation de l’analyse weberienne, le prophète,

le prêtre ou le sorcier agiraient en concurrence, face à la masse d’adeptes ou de

croyants pour la distribution légitime des biens de salut279 à l’issue de laquelle ces

fonctionnaires du sacré tireraient un profit soit matériel (style de vie privilégié,

bien-être social), soit symbolique et sociologique (capital spécifique dû à son

statut de fonctionnaire de Dieu, d’intermédiaire entre Dieu et les hommes, figure

crainte et dominante du gourou).

Par ailleurs, il apparaît que la réflexion d’Achille Mbembe, portant sur le fait

religieux en Afrique coloniale et postcoloniale adopte à peu près l’hypothèse

weberienne de la logique économique.

A travers son concept d’ « indocilité » déjà évoqué dans les pages précédentes, il

établit plusieurs interprétations de la pratique religieuse (chrétienne précisément et

de ses diverses formes) en Afrique. En partant du principe selon lequel « depuis

l’époque reculée de la traite des nègres en passant par la colonisation,

l’expérience de l’humiliation, de la mort, de la maladie et du malheur font partie

277 Weber (Max), Op.Cit. p.43 278 Weber (Max), Op.Cit. p.11 279 Pour une lecture plus profonde l’éthique économique des religions et des propositions des voies de salut, voir « Les voies de salut- délivrance et leur influence suer la conduite de vie » in sociologie des religions, p.177-240

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469

des structures du quotidien, de l’histoire des noirs partout où ils se trouvent », il se

propose de lire « le langage africain du christianisme » en terme de « stratégie

pour la survie » dans des contextes marqués essentiellement par une insécurité

matérielle, physique et existentielle. Ainsi écrit-il par exemple :

Mais ce dont on a peu fait état jusqu’à présent, c’est la donne selon

laquelle les stratégies de survivance en cours s’accompagnent d’un

reclassement spectaculaire de l’économie symbolique des sociétés

africaines. On ne peut pas comprendre l’éclatement des formes et des

moyens de production et de circulation des biens, l’ensemble des marchés

dits « parallèles », les échanges populaires (épargne, investissement, etc.)

…si on met à l’écart de la réflexion la façon dont se modifient,

simultanément, les systèmes relationnels et symboliques 280

De ce fait la « libido divine » entre dans le cadre d’un ensemble de procédures

pour la gestion et le profit d’une économie à la fois matérielle et symbolique c’est-

à-dire existentielle.

Cette rationalité économique prend son sens et sa pertinence d’abord à l’intérieur

même de l’espace ″indigène″ africain :

L’irruption des énoncés chrétiens, de ses mythes, de ses folklores relança

la compétition symbolique qui existait déjà au sein des sociétés

autochtones. Elle provoqua une distribution des règles du jeu et multiplia

les canaux d’accès aux ressources en compétition. Dans la mesure où une

partie de l’autorité et du pouvoir des « aînés » tendait à reposer sur une

manipulation de type monopolitistique des capitaux symboliques et des

savoirs domestiques, la nouvelle donne chrétienne s’offrit aux « cadets »

(jeunes gens, femme, esclaves) comme un atout supplémentaire dans

leurs tentatives de réajuster les jeux de rôle dans leurs société (…) ils ne

manquèrent pas d’utiliser la formalité chrétienne comme un nouveau

faisceau d’arguments mobilisable dans les luttes en vue du refaçonne

ment des modes d’arbitrage des clivages anciens. Pour une grande partie

des couches populaires, le christianisme se répandit à la faveur des

rumeurs de prophéties et de guérisons. La manipulation des rites, des

images, bref, des capitaux neufs par les agents religieux (catéchistes,

missionnaires, etc.) résonna de façon provocatrice au sein des sociétés

280 Mbembe (A), Afriques indociles, p.63

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470

locales. Les déclassés des sociétés anciennes vinrent au christianisme

pour se protéger contre les désarrois propres de leur contexte natif.281

Elle se traduit ensuite dans le rapport qui existait entre la société africaine

″indigène″ et l’Etat colonial et post colonial, lequel rapport se trouve être encore

pertinent dans l’Etat actuel :

Si l’une des caractéristiques de la période actuelle semble bel et bien

être « la revanche des sociétés africaines » (…) Cette « revanche » porte

simultanément sur la formation et le contrôle des capitaux symboliques et

les modes d’équipement cognitif à partir desquels les indigènes se

constituent en opérateurs historiques 282

Si l’on rapporte toutes ces considérations à la logique du champ littéraire africain

dont nous avons déjà dit que le fonctionnement n’est pas incompatible avec la

rationalité économique (économie économique et économie non économique,

c’est-à-dire « économie des biens symboliques » selon le vocabulaire

bourdieusien), alors on constatera que la « libido divine » qu’expriment les acteurs

en jeu (Senghor/Césaire, Pacéré/Zadi) peut se constituer en ressource potentielle

pour la compétition littéraire et/ou économique dont nous n’avons de cesse

jusqu’à présent à exprimer les principes et à décrire le fonctionnement.

Dès lors, il apparaît que ce qui peut constituer chez eux un « ordre

ancestral » :rites, images, symboles et représentations littéraires dominées par la

« raison orale et traditionnelle », elle-même élevée dans des cas comme ceux-ci

en langage divin ou religieux, est à expliquer dans la perspective d’un ensemble

de

Situations dans laquelle il (l’ordre ancestral) s’inscrit comme potentialité

mobilisable ou non, ressource malléable ou non, au sein d’une structure de

contraintes données (…) des contextes qui de par leur structuration, de

par les enjeux qu’ils portent concrètement ou virtuellement, et de par les

différentes positions de force et de pouvoir qu’ils appellent potentiellement,

ouvrent ou non la possibilité de recours à tel code, de préférence à tel

autre, de combiner plusieurs codes dans le but de maximiser les chances

d’appropriation des enjeux disponibles .Toutes ces considérations sont

valables en ce qui concerne la mobilisation des potentiels religieux (…).A

281 Mbembe (A), Op.Cit. p.95-96

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471

la limite il n’existe plus d’identité religieuse en Afrique. Il existe des agents

qui scrutent les offres qui leur sont faites et les utilisent dès lors qu’elles

répondent à leurs intérêts pratiques et immédiats.283

D’où les oppositions ou les coupures opératoires observables pas seulement au

niveau d’une sémantique du divin (mystique, savant, secret, sacré) mais surtout

au niveau du métadiscours portant sur le divin ou le religieux, tendant à faire des

écrivains engagés dans le champ « scribes prêtres ou prophètes » les uns plus

que les autres. Toutes choses qui ne sont pas sans ordonner le monde littéraire,

sans lui donner son sens en même temps qu’elles permettent de distinguer les

sujets écrivains et leurs œuvres.

On peut reconnaître en conséquence que le rapport entre écriture et « sacré » ou

« divin » dans le champ littéraire africain est similaire à celui qui existe entre les

praticiens de la foi en Afrique coloniale, post coloniale ou contemporaine et les

institutions religieuses (pratiques et discours) auxquelles ces derniers se trouvent

confrontés. Ce rapport est celui d’un « bricolage personnalisé du sacré »284,

soumis à des intérêts divers :

Les changements profonds que connaît le champ africain contemporain

imposent de développer les virtualités du divin au sein des contextes

actuels et de fonder la foi dans la situation anthropologique et sociale qui y

correspond. La vérité de la foi en Afrique ne tient pas à la fixation sur les

figures culturelles du passé. le champ du divin (chrétien ou non) s’inscrit

dans la découverte du caractère nécessairement «historique », c’est-à-dire

« dé passable » et donc contingent, des diverses époques culturelles qui

s’inventent au long du temps et de l’espace.285

Il s’ensuit que si les écrivains africains se proclament « scribes, prêtres ou

prophètes » , ce n’est ni dans la perspective d’une transposition de leur croyance

ou de leur foi religieuse, ce qui n’est guère pertinent, vu les conditions

sociologiques ou objectives actuelles de la production de la littérature (vu aussi les

conditions visibles de ″consommation″ de la religion).

282 Mbembe, Op.cit, ibid. 283 Mbembe, Op.Cit. P.68-69 284 Voir Jean Delumeau (sous la direction de), Le fait religieux, Paris, fayard, 1993 285 Mbembe, Op.cit., p.71

Page 473: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

472

Ce n’est pas non plus pour signifier comme ils tendent à le faire croire qu’ils sont

héritiers d’une pratique naturelle du « sacré » et du « mystère des choses

cachées » ou qu’ils sont issus d’une culture africaine « incurablement religieuse »

pour reprendre encore les mots de Mbembe.

Il s’agit plutôt de traduire une longue et profonde situation anthropologique et

historique, en terme de « langage africain actuel du religieux » dressé contre la

prétention occidentale à dire le dernier mot sur l’humain et le divin.

Il s’agit également d’une proposition littéraire à la problématique religieuse, donc

d’un apport précieux au champ symbolique, à l’imaginaire et à la création littéraire

africaine, à partir de l’oralité et la tradition devenues des ressources malléables,

applicables, à divers contextes.

Il s’agit enfin d’une mise en scène du rituel ou du cultuel, susceptible de rendre à

nouveau compte des différentes stratégies et manipulations, voire

instrumentalisations quelques fois au sens politique du terme dont ont recours les

acteurs du champ littéraire africain particulièrement.

Page 474: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

473

CONCLUSION

A la question posée en début d’analyse, qui était de savoir « pourquoi le

champ littéraire africain est-il particulièrement le lieu de tant de revendications de

propriétés ou de monopoles autour de l’oralité et de la tradition » ? , on peut

répondre simplement que c’est parce que ces catégories de la création constituent

en elles-mêmes des codes spécifiques, des potentiels, des ressources énormes

pour tout champ social, en même temps qu’elles sont porteuses d’enjeux

considérables pour toute compétition sociale dont celle ayant cours dans le champ

littéraire.

Pour ce cas particulièrement, cette étude avait avant tout pour but de montrer que

« l’oralité et la tradition » en tant que « raison littéraire » dominante dans le champ

littéraire africain actuel peuvent emprunter divers visages et usages ou du moins

qu’elles peuvent subir des amplifications, des grossissements et des

transpositions de formes multiples : ainsi sont-elles par exemple conjuguées avec

« identité » ( langue, nation, peuple ), « origine » ( lieu, territoire, racine, pureté ) et

« sacré » ( culte, mystère, scribe, prêtre, prophète ).

La faiblesse de cette analyse est de n’être pas parvenue à ( de ) montrer le

rapport constitutif direct entre « oralité et tradition » et les arguments évoqués

ci- haut.

Elle a cependant le mérite d’avoir pu exposer la proximité par laquelle ils sont liés :

la présence et l’omniprésence de l’oralité et de la tradition dans tout argumentaire

d’identité, d’origine ou d’appartenance religieuse.

En outre d’un point de vue méthodologique, cette étude offre la possibilité de

trouver à la création littéraire une rationalité autre que celle devenue inopérante de

l’évolutionnisme, de l’essentialisme ou du substantialisme.

L’acte littéraire devient ainsi comme tous les actes sociaux, une donnée dont le

sens se construit toujours dans des interactions multiples, porteuses à la fois de la

régularité sociologique et de l’aléa historique.

L’acte littéraire, comme l’acte économique ou l’acte politique dont il ne se

distingue que par ses limites systémiques et institutionnelles ne demeure pas

moins un ″acte calculé″.

En définitif cette analyse vient contribuer en la renforçant, à la nécessaire réflexion

sur « les règles de l’art littéraire africain ».

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474

CONCLUSION GENERALE

Page 476: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

475

A travers cet « essai pour une théorie de l’écriture actuelle en Afrique

francophone », nous avons procédé à une « autre » lecture du fait littéraire

africain ; il s’agit en clair d’une histoire sociale qui permet d’en dégager les

caractères propres.

En prenant appui sur une démarche de type comparatiste : interdiscurvité

du littéraire et du social, intertextualité des œuvres et rapport structural de leurs

auteurs, interdisciplinarité ou franchissement des frontières entre les disciplines de

l’analyse textuelle ( la poétique ) et celles des sciences de l’homme ( l’histoire, la

sociologie et l’anthropologie ), il a été possible de restituer son sens à une des lois

fondammentales de la pratique de l’écriture littéraire en Afrique, notamment celle

portant justification du présupposé d’une forme littéraire africaine dominée par

l’oralité et la tradition ou expliquant la forte affluence des écrivains africains vers

les arts oraux et traditionnels ou encore élucidant les « conditions de possibilité »

d’une forme textuelle paticulière à un moment historique donné.

Ainsi est-il apparu dans un premier temps que d’un point de vue historique, la

création littéraire telle qu’elle a pris forme dans les espaces africains, fut

fondamentalement le fait d’un effet discursif, c’est-à-dire une histoire de « prise de

la parole » dont les manifestations et le fonctionnement par étapes succéssives

ont conduit à la réalité d’un « champ littéraire », entendre un monde social

particulier, voire un microcosme dont les propriétés générales reposent sur

l’ « oralité » et la « tradition » et dont la spécificité constitue sa frontière avec les

sociétés ( par exemple politique et économique ) voisines.

L’avantage de cette démarche, c’est qu’elle permet d’échapper au discours

africaniste produit sur l’ « oralité » et la « tradition ». Le fait est qu’en lieu et place

d’une ″naturalisation″ voire d’une ″essentialisation″ des modes de vie,

d’expression ou de création que sont les catégories orales et traditionnelles, nous

avons privilégié une historicisation qui tout en concluant à l’inéfficacité du postulat

de la différence, permet d’expliquer ou de comprendre raisonnablement le

phénomène. A juste titre, à l’intar de bien d’autres motifs de la création littéraire

( thèmes, idéologies, formes esthétiques textuelles particulières ), l’oralité et la

tardition orale, deviennent des objets d’enjeux, c’est-à-dire des lieux de tensions et

de ″rivalité″ entre les écrivains engagés dans le champ littéraire africain suivant un

modèle de structuration propres à tout champ social.

Ce principe légitime de facto le deuxième temps de notre étude.

Page 477: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

476

En effet dans ce cas-ci, le but principal a été de décrire le champ africain

dans son état actuel à partir d’une ″confrontation″ entre « classiques » et

« prétendants ». L’échantillon ayant porté de part et d’autre sur Senghor/Césaire

et Pacéré Titinga/ Zadi Zaourou B, il est apparu au thème d’une lecture comparée,

une nette périodisation des formes littéraires africaines en générale et poétiques

en particulier : il y a une première forme soumise à « la raison orale et

traditionnelle » portant sur l’art du texte poétique ou la forme du ″dire″ littéraire

( la manière de raconter ) puis sur la représentation du monde ou une certaine

idée de l’Afrique.

Il y a une deuxième forme mettant à jour d’autres items de la culture orale et

traditionnelle comme par exemple les arts de la parole ( contes, mythes et genres

de la scène ), la figure du maitre de la parole ( le griot, le chasseur et l’initié ) et les

instruments de musique traditionnelle ( cora, balafong, tam-tam, arc musical ).

Il y a une dernière forme concernant à la fois le jeu de l’écriture et l’enjeu du

discours qui l’accompagne. Le jeu de l’écriture justifie la définition du patrimoine

oral et traditionnel en terme de « matrice d’un continuum » c’est-à-dire une

″conduite littéraire″ érigée en une pratique institutionnalisée, initiée par un groupe

d’acteurs ( les pionniers ), reprise, revendiquée, perpétuée ou contestée dans une

perspective concurrentielle par un autre groupe ( les prétendants ).

Il se fonde également sur la vulgate de « l’authenticité » ou du « retour aux

sources » dont un des paradigmes est traduit par l’image senghorienne des

« lamentins buvant à la source du simal ».

Quant à l’enjeu du discours, il confère son sens à ″l’intérêt″ de la pratique de la

littérature en faisant d’elle une activité interessée et interessante. Il rend alors

compte d’une part du rapport entre les écrivains ou les créateurs à partir de la

″libido dominandi″ c’est-à-dire un désir presque ″naturel″ de « dominer »,

extériorisé par la dualité gérontocratie / prétention à accéder au statut de

« classique ».

D’autre part, l’enjeu du discours impose la necessité d’une séparation entre la

forme proclammée de l’écriture et celle du discours qui en constitue son double

necessaire. Il apparaît dès lors que la forme dite « orale » et « traditionnelle » du

texte africain n’est « vraie » qu’en ce qu’elle participe du jeu relationnel auquel

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477

sont soumis toutes les littératures, ainsi que tous les acteurs engagés dans tout

champ littéraire.

Plus précisement les désignations construites autour des catégories orales et

traditionnelles, largement produites par les critiques et les écrivains eux-mêmes

outrancièrement manipulés suivant un fait de croyance ne sont pas à proprement

parler affaire de « vérité » ou de « réel » ; elles sont plutôt à la fois le principe et la

conséquence d’un « effet de réel » perçu en définitive comme la principale

« réalité » du champ littéraire.

C’est dans cette perspective que la dernière partie de notre étude a servi à

interpreter des éléments du champ littéraire ainsi que la pratique de la littérature

comme des lieux d’expériences stratégiques.

Cette mise à jour de « stratégies » repose tour à tour sur l’illusion d’une écriture

identitaire, la manipulation de la racine et de la pureté et sur l’argument du sacré

ou la stratégie d’une littérature ″cultuelle″.

Dans le premier cas, « l’oralité » et « la tradition » sont conjuguées avec la fibre

sensible de l’appartenance identitaire. En prenant prétexte d’un usage devenu

presque commun et souvent abusif des notions telles que « la langue », « la

nation » et « le peuple », ou établit comme un truisme, l’idée selon laquelle

« l’oralité » et « la tradition » sont des ressources dont l’exclusivité voire le

monopole reviendrait aux seuls écrivains et créateurs des espaces dominés

comme l’Afrique.

Dans le deuxième cas, suivant la logique d’une argumentation de la même nature,

l’esthétique orale et traditionnelle est projetée comme la précédente, sur une

problématique tout aussi communautaire. A travers des tournures traduisant des

positions et dispositions particulières chez leurs usagers ( écrivains et critiques )

les items oraux et traditionnels sont convertis en éléments génésiaques ( pensée

de la terre ) légitimant la communauté d’appartenance et le statut du sujet qui la

revendique, puis en discours sur la racine ( essence, pureté originelle ),

remplissant une fonction hiérarchisante.

Enfin l’argument du sacré permet à l’écrivain, se reclamant d’une société

incurablement ″orale″ et ″traditionnelle″ de postuler non pas seulement une

légitimité ″par le-bas″, mais également une légitimité ″par le-haut″. Dans ce sens

«l’oralité » et «la tradition » sont intégrées dans un régistre religieux, voire

Page 479: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

478

″cultuel″. Cette démarche somme toute mystificatrice confère à l’écriture littéraire

africaine l’impression efficace mais illusoire d’une littérature aux caractères

« sacré » et « secret ».

Dans tous les cas, l’évocation ou la revendication de « l’oralié » et de « la

tradition » rempli une fonction stratégique en ce qu’elles suggèrent à partir de

certains préssupposés, l’adhésion d’une cible. Cependant, en analysant le

procédé selon la méthode d’une sociologie de la croyance, il est possible

d’opposer un contre-argument qui nous permet de comprendre que si la littérature

africaine est un « champ », alors les constructions décrites ci-haut sont à expliquer

en tant que « ressources disponibles », utiles pour l’œuvre des acteurs engagés

dans le champ et pour le champ lui-même dans la perspective de son

fonctionnement. Pour être plus simple, disons que l’esthétique orale et

traditionnelle autorise une définition de la nature et de la fonction de la littérature

africaine actuelle en terme de « representation » comme on peut le présumer pour

toute littérature digne de ce nom.

Cette étude a sans doute la faiblesse de se limiter au seul espace

francophone, alors même qu’une analyse portant sur l’espace littéraire africain

dans sa globalité c’est-à-dire lusophone, anglophone et francophone aurait pu être

possible. Des recherches ultérieures pourront servir à combler cette lacune. En

outre elle prend son fondement théorique sur des propositions initiées par l’école

de Pierre Bourdieu, dans un environnenemt socio-littéraire différent de celui de

l’Afrique. Elle court ainsi le risque d’une analogie servile.

Mais parce qu’elle a su relativiser les contextes, les textes et les sociétés

concernées par l’investigation, parce qu’elle a su tenir compte de la spécificité du

cas africain, elle se pose indéniablement comme une expérience réussie pour une

esquisse des « règles de l’art, genèse et structure du champ littéraire à

l’africaine ».

Visiblement, elle se situe comme une contribution ou même un prolongement de

certaines tentatives antérieures (Les contre-littérature, Littérature et

développement de B.Mouralis, ou Les champs littéraires africains de P. Hallen et

R. Fonkoua ).

En même temps, elle sort des sentiers battus dominés par le postulat du « eux-

nous » et du discours sur la negritie, imbibé des préjugés de la race.

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479

ANNEXE ENTRETIEN AVEC DEUX “PRETENDANTS”

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480

Lundi 11/08/03 GRTO Abidjan Cocody,

Entretien avec le Pr. ZADI Zaourou, universitaire et écrivain.

David N’Goran : Professeur, comme je le disais, nous sommes là,

mes amis et moi, pour discuter de votre travail d’écrivain. Alors

personnellement ce qui me frappe tout de suite c’est Bottey Zadi

Zaourou qui passe à Bottey Moum Koussa, un peu comme James

N’gugi passant à N’gugi WA Thiongo, Comment expliquer cette

progression au niveau de la nomination ?

Bottey Zadi : Le problème des noms est un problème que tous les

Africains ont en commun ; il n’y a pas un africain qui ait un nom

unique. C’est tellement vrai que dans la société dite moderne, certains

parents appellent leurs enfants Yves Charles Joseph Pierre. Un peu

comme si être appelé Pierre ou Joseph ne suffisait pas. Mais c’est le

réflexe de la tradition qui inspire ce chapelet de prénoms. Nous les

Africains nous n’avons pas un nom unique. On passerait des jours à

dire de quoi ils retournent ; un tel par exemple n’a pas le nom de son

père ; un tel autre porte un nom de guerre. Telle autre femme porte un

nom de coquetterie. Il y a des gens qui, devenus célèbres, reçoivent

des noms que leur donnent différents poètes qui les célèbrent.

Pour les écrivains africains, il y a par exemple le cas d’Eza Boto, vous

avez parlé de James N’gugi, Charles Nokan qui devient N’gbessi

Zégoua Nokan … enfin c’est tellement courant qu’on ne peut pas

épiloguer là-dessus.

Mais la raison dans mon cas est assez simple. D’abord, il y a la

fantaisie de tous les créateurs comme chez les musiciens où des gens

se font baptiser de noms à plusieurs consonances. Par exemples,

Johny Halliday ne s’appelle pas Jonhy Halliday. Parmi les écrivains

Page 482: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

481

français, la pratique est courante. Alors pourquoi le créateur, l’écrivain

a-t-il besoin de masquer son nom ? Je crois en dehors des cas

extrêmes des pays où la dictature se dresse contre les créateurs et les

assassine, en général les créateurs, particulièrement, les écrivains ont

recours à cette pratique parce que le nom de famille leur apparaît

souvent comme prosaïque et aussi parce que les autres noms ont

souvent une valeur symbolique. Moi dans mon cas, mon nom et mes

prénoms c’est Zadi Zaourou Bernard. Mais j’ai été confronté dans mon

enfance à une maladie qui a failli m’emporter. Ma mère, de sa ferme

volonté de me faire recouvrer la santé est allée voir le grand féticheur

traditionnel, d’un village voisin ; ce prêtre après avoir consulté a révélé

que mon nom initial donné par mes parents Bottey Moum Koussa

n’était pas le vrai et qu’en réalité mon nom était Zaourou c’est-à-dire

que j’étais la réincarnation d’un ami intime (doubei c’est-à-dire ami

sans commerce de la chair) de ma grand-mère. Il fallait donc me faire

débaptiser. Bottey Moum. Koussa est donc devenu Zaourou. Devenu

écrivain, j’ai jugé bon de dépasser ce nom rituel pour ce nom initial qui

est quand même le mien. Mais cela dit, j’ai tant d’autres noms par

lesquels les poètes qui m’aiment et qui m’admirent m’ont baptisé et

me reconnaissent.

DN : Au-delà de cet apparent ‘‘retour aux sources’’, on remarque

aussi que sous votre plume, comme chez celles de plusieurs autres

écrivains africains, ‘‘oralité’’ se conjugue ave ‘‘tradition’’ et ‘‘Afrique’’,

établissant ainsi une coupure avec l’Europe. Peut-on alors savoir à

quel public avez-vous pensé particulièrement lorsque vous écriviez

vos premières œuvres ?

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482

BZ : Mais comment d’ailleurs un écrivain africain peut-il se prétendre

écrivain africain en tournant le dos à l’Afrique. Bien sûr quelques

complexés avant la Négritude ont joué à ce petit jeu-là. Mais ça ne

peut pas être le destin de toute une nation entière ou de tout un

peuple d’écrivains. Il arrive aussi des cas où un enfant qui grandit

dans un environnement ne peut rendre compte que des réalités

inspirées par cet environnement. Parce que quelqu’un comme Damas

qui est un nègre et un grand écrivain français ne peut pas rendre

compte des réalités bambara, baoulé ou bassa ou encore yoruba dans

ses œuvres. Il ne pourrait que parler de la France et de son époque.

Pour nous autres poser le problème est étonnant. Personnellement

quand j’écris, mon histoire m’a déjà précédé. J’ai été avant tout un

enfant de l’ouest de la Côte d’Ivoire. En tant qu’écrivain ivoirien donc,

je ne pouvais pas rendre compte de la Bretagne que j’ai découverte

plus tard. Mes racines ne pouvaient pas épouser ces contrées-là que

je n’ai rencontrées que plus tard. Il y a donc d’abord un problème de

racine. Il y a ensuite le problème de la servitude linguistique de

l’Africain. Nous sommes pris dans la contradiction du désir de parler à

notre peuple, pour notre peuple et le fait que nous sommes

phagocytés par l’étant d’une langue étrangère. Ce problème-là est

celui de tous les écrivains francophones ; il a donné lieu à des débats

multiples dans les arcanes desquels nous ne voulons pas entrer ici :

Je tiens surtout à souligner que l’écrivain africain voudrait dire sa part

de vérité culturelle là où la langue devrait permettre d’expliquer cette

vérité-là. Qu’est-ce à-dire concrètement ?

La langue française a son esthétique propre. On ne peut y

échapper. C’est-à-dire que vous faites une belle image, ça ne sera pas

plus qu’une image française. Si j’intègre un rythme à ma phrase, à

mon vers, ça ne sera jamais qu’un rythme français. L’image appartient

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483

à une langue. Elle emprunte la matière constructive à la nature de

l’environnement, à l’univers qui s’offre à nos sens, au socle dans

lequel nous évoluons … Donc rendons à l’Afrique, à partir de ces

présupposées, sa part de vérité culturelle. Evidemment quand Césaire

dit que « la mer est un chien qui mord la plage au jarret », c’est une

image universelle, elle n’est pas proprement négro-africaine, bretonne,

russe. La mer d’ailleurs n’est pas partout agressive ; signalons que la

méditerranée n’est pas une mer qui se bat. Elle est calme et n’a pas

de vagues. Et donc déjà le type d’élément marin auquel nous avons

affaire ne laisse pas indifférent ; la méditerranée n’est pas l’atlantique.

Mais l’élément marin reste au moins une image de type universel.

Mais quand il dit : « terre grand sexe élevé vers la nature de Dieu »,

quiconque a un minimum de culture africaine sait que cette image est

bien de chez nous et est susceptible de restituer à l’Afrique sa part de

vérité dans cette image dont les noms sont essentiellement français.

J’ai dans mes recherches étudié la forme de base du rythme africain

qui est essentiellement monochrome, binaire, ternaire. Et se sont ces

trois éléments démultipliés auxquels il est accordé des vitesses

différentes à l’infini qui donnent le rythme africain. Si bien que quand

tu entends un rythme bamiléké tu peux le danser sans être bamiléké

bien entendu … Voilà donc ce que je peux dire ; je suis contraint

d’écrire pour l’élite lettrée. C’est pourquoi d’ailleurs je me réjouis

d’avoir pratiqué l’art dramatique parce que cet art transcende les

cloisons de l’écriture ; il y a tous les langages dans l’art dramatique : le

langage du corps, du costume, du décor, etc. ; si bien que quelqu’un

qui ne sait pas lire peut se retrouver dans la représentation d’une

pièce. Dans une œuvre comme la termitière par exemple, il y a plus de

didascalies que de paroles.

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484

DN : Il y a certaines notions qui m’ont interpellé ; les notions par

exemple de « racine », de « servitude linguistique », d’ « écrivain

africain ». Si bien que j’ai l’impression que vous conjuguez la littérature

avec la notion d’identité. J’aimerais alors savoir votre approche de

cette notion.

BZ : Ça tient en deux mots : c’est être soit même sans avoir à faire

d’effort pour le demeurer et de continuer de l’être. Moi B.Z. je suis un

homme tellement libre en moi-même que dans ce pays il y a une

chose que les gens me reconnaissent c’est que je ne suis pas un

homme trafiqué. La langue française par exemple m’a été imposée par

la défaite militaire que mon peuple a subie ; donc je suis un infirme

comme je l’ai dit plus haut, dont la force n’est pas de se complaire

dans son infirmité mais plutôt de la compenser. J’ai la chance de

pratiquer plusieurs arts : la musique, l’art dramatique, etc. qui me

permettent d’échapper aux exigences de l’écriture pour célébrer l’art

traditionnel et oral qui constitue l’essentiel de ma culture … Donc je

crois que la question de l’identité pour le négro-africain est un lien total

entre sa chute à un moment de l’histoire et des efforts pour se relever

de cette chute. L’Afrique est en marche, c’est la renaissance

aujourd’hui.

DN : En manipulant ainsi la notion d ’ « identité » et celle de

« renaissance », ne craignez-vous pas qu’il y ait une interférence

malheureuse entre le champ culturel et le champ politique ? On sait en

effet que la littérature étant un objet d’enjeu, les propositions relevant

de ce champ subissent sans cesse l’assaut des récupérations

politiciennes. On a par exemple au XIXe s l’exemple de Herder et le

nationalisme allemand. On a aussi l’exemple de chercheurs qui

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485

établissent un rapport entre la notion suspectée d’‘‘ivoirité’’ et celle de

‘‘griotique’’ et de ‘‘drummologie’’ proposées tour à tour par Niangoran

Porquet et le Pr Niangoran Bouah. Ne craignez-vous donc pas que

cette approche identitaire soit sujette à une malheureuse manipulation

politicienne ?

BZ : Ce n’est pas parce que les politiciens nagent et continuent de

nager dans leur marre que les philosophes, les artistes, les religieux et

tous ceux qui ont un autre univers doivent abdiquer. Mais qui sont-ils

les politiciens ? Ils ne sont rien ! Ils ne sont que des instruments aux

mains des financiers ? Pensez-vous que nous allons laisser les

politiciens gouverner l’ensemble de la planète ? Ce serait gravissime ;

ce serait la mort certaine de la pensée ! Voyez un peu ce que sont en

train de faire les mondialistes mûs par la seule logique de la haute

finance. Mais au nom de quoi peut-on interdire à un groupe, à une

nation d’affirmer et de vivre son identité ? Parce qu’une institution a

décidé d’établir un cordon de terreur intellectuelle ? Mais non ! Disons

que l’identité est un phénomène essentiel même à notre existence,

c’est notre histoire. C’est pourquoi face à ce débat, il ne faut pas

abdiquer. Il faut plutôt ramener le débat sur l’identité à sa juste

mesure. En Côte d’Ivoire, la constitution a été saluée sous Guéi. J’ai

été un des rares à avoir expliquer à des prétendus juristes que cette

constitution était porteuse des germes de la guerre actuelle dont nous

aurions pu faire l’économie. S’il faut adopter cette fausse approche de

la notion d’identité comme dans notre cas, il aurait alors fallu renier les

courants anciens de la Négritude, de la négro-renaissance, le

mouvement indigéniste et même le congrès panafricain des écrivains

tant à Paris qu’à Rome … Il faut même renier les combats

d’Houphouët-Boigny, de N’Krumah, de Senghor et de tous les

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486

nationalistes de l’histoire qui ont lutté pour refuser la politique

d’assimilation que voulaient nous imposer la France, la Grande-

Bretagne et tous les grandes puissances colonisatrices. Il fallait alors

renier tous ces combats qui sont des combats identitaires. Notre

identité ne devrait et ne saurait être un concept de reniement de

l’autre. Bien sûr il y a les politiciens dont la pensée est tellement faible

qu’ils ne manquent pas de velléités de manipuler la question

identitaire.

En revanche, pour ce qui est de l’‘‘ivoirité’’ dont vous avez parlé,

disons que jamais le President Bédié qui l’a inventé ne lui a donné un

contenu exclusionniste. La source même de ce concept relève des

fleurs du jardin Senghorien : « sénégalité », « francité », « arabité »,

« malgacité » à partir desquelles Niangoran Porquet affirme pour la

première fois que sa « griotique » n’est que l’expression de son

« ivoirité ». Récupéré par le Président Bédié, « l’ivoirité » était plus

rassembleur que diviseur. En tout cas, elle devrait rassembler à la fois

les nationaux et les étrangers vivant sur le sol ivoirien. En tant que

Ministre de la Culture de l’époque, je n’ai pas mémoire d’une telle

définition réductionniste. J’aurais d’ailleurs été le premier à la

combattre. Donc pour cette question de l’identité, on ne peut pas

demander aux philosophes, aux créateurs d’abdiquer face aux

politiques.

DN : Vous parlez des politiciens comme d’une race particulière

d’hommes. Mais vous avez vous aussi nagé dans la marre de

la politique.

BZ : Mais je n’ai jamais dit qu’il était mal de faire la politique. J’ai

formé des centaines d’hommes politiques de ce pays ; même la

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487

gauche actuelle au pouvoir est passée dans mes mains. Mais au

stade où je suis, je ne peux pas recommencer en politique. C’est

pourquoi, alors même que j’en avais le pouvoir, j’ai préféré ne pas

dégommer les jeunes qui, à l’intérieur de mon parti, dévoyaient mon

idéologie ; j’ai préféré dis-je me retirer afin de ne pas me salir jusqu’à

l’âme. J’ai donc effectivement été politicien et je n’en ai pas honte.

Cela dit, je peux toujours prendre part au débat public.

DN : Revenons à la littérature. Pourquoi Zadi publie toujours chez

CEDA ou NEI contrairement à ses pairs comme Kourouma ou Pacéré

qui eux préfèrent publier chez Seuil ou l’Harmattan. Est-ce un choix

particulièrement motivé ?

BZ : Non pas particulièrement mais mon principe est très simple.

L’essentiel pour moi c’est que l’œuvre existe et s’impose au temps. Le

problème pour moi n’est pas le lieu d’édition en tant que tel ; c’est vrai

que nous les artistes sommes peu modestes. Mais pour ma part je n’ai

jamais eu de complexe particulier pour faire éditer mes œuvres. Je

n’ai jamais déposé mes manuscrits chez les éditeurs occidentaux

sinon j’aurais été certainement édité. Tenez ! Le livre I de Fer de lance

qui n’appartient ni à Seuil ni à Plon figure dans toutes les anthologies

de la littérature négro-africaine.

DN : Le couronnement, ce n’est pas uniquement les anthologies, mais

c’est aussi le fait d’être consacré par l’obtention des prix littéraires, or

comme Césaire , vous n’avez jamais reçu de prix.

BZ : Les prix, ce n’est pas un problème ; je ne m’en soucie même pas

car il ne faut pas que l’œuvre soit faite à la hâte non plus pour une

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488

question de prix. Adiaffi disait à propos des prix : « Les prix ont leur

prix ». Je ne le dis pas pour dénigrer ceux qui ont déjà été primés mais

je pense que l’essentiel pour l’écrivain ne réside pas dans le prix. Le

prix ne peut pas toujours servir à percevoir le génie du créateur. Pour

tout dire l’essentiel pour moi c’est que l’œuvre existe. Cela dit, il y a

quand même tout récemment le Centre International des Etudes

Francophones (CIEF) qui a choisi sans tractations aucune et librement

de m’octroyer un prix pour l’ensemble de mes recherches. Cette

consécration me va droit au cœur dans la mesure où j’ignorais

l’existence de ce centre.

DN : Sans être chasseur, le maître serait-il initié aux secrets de l’art

de la chasse ?

BZ : Non, non. Je suis un intellectuel ; je ne suis pas un ‘‘dozo’’

(chasseur traditionnel ouest-africain). Ce sont des éléments

d’expression dans la perspective de ma création artistique. D’ailleurs

le groupe ethnique auquel j’appartiens n’a pas une grande culture de

l’initiation.

DN : Maître Pacéré est aussi un intellectuel, il est pourtant initié aux

secrets des arts sacrés.

BZ : Mais pourquoi voulez-vous que je sois Me Pacéré ? C’est

quelqu’un avec qui j’ai une profonde amitié. D’ailleurs mon regretté

ami Massan Makan Diabaté ne dit pas autre à propos de l’art du griot.

Mais ça c’est à laisser à l’appréciation de chacun. Personnellement

ma création se fait à partir d’un art de la parole qui a bercé mon

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489

enfance. Au demeurant, si l’on dit parler d’initiation dans mon cas, il

s’agira d’une initiation moderne en tant qu’universitaire …

DN : Professeur, vous marquez aisément la distinction entre littérature

française, littérature anglaise, espagnole … mais lorsqu’il s’agit du cas

africain vous parlez de littérature africaine comme s’il etait impossible

de concevoir une littérature ivoirienne, ghanéenne c’est-à-dire

nationale n’intégrant pas forcément une homogénéité africaine. Cela

semble, à notre avis nier l’existence d’un génie africain en dehors du

groupe.

B Z : Je crois que la question est très importante mais on ne peut pas

refuser d’assumer l’histoire. Quand vous dites comme ça « la Côte

d’Ivoire » ou « le Ghana », que représentent-ils comme entités ? La

Côte d’Ivoire par exemple devenue un Etat en 1893. Et notre littérature

écrite ivoirienne ne date que de 1959. Le père de cette littérature, B.

Dadié est encore tout frais. Alors à votre avis que représente une telle

littérature dans ce vaste océan de la littérature africaine dont l’histoire

se conjugue avec l’esclavage, la colonisation et l’indépendance. Donc

notre vision des choses doit d’abord être d’ordre panafricaniste,

malheureusement brisé par les politiciens. Les visions micro-

nationalistes sont une régression par rapport la pensée panafricaniste

qui habitait tous les intellectuels. La Côte d’Ivoire d’aujourd’hui par

exemple est une déviance de ce point de vue. Je crois donc qu’il ne

faut pas s’en désoler ; il faut plutôt mettre dans la tête des jeunes que

la Côte d’Ivoire actuelle n’est qu’un passage, c’est-à-dire une étape

transitoire. Au-delà du côté idéologique de votre question, disons que

pour en revenir à la littérature, parler d’ « une littérature orale

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490

ivoirienne » est plus intéressant que parler d’ « une littérature écrite

ivoirienne » qui est très jeune.

DN : Pour finir, quelle peut être la fonction de l’écrivain aujourd’hui ?

BZ : Mais il n’y a pas de fonction standard. Sa fonction principale

c’est de créer des mots. Quelle autre fonction peut-il avoir au-delà ?

Dire que l’écrivain africain ne crée pas, c’est même une insulte. C’est

même une hérésie du point de vue linguistique. La parole est toujours

spécifique d’un individu à un autre individu. Il en est de même pour la

parole artistique c’est-à-dire la littérature. En tant qu’art de la parole, la

littérature demeure un lieu d’exploitation des possibilités artistiques de

la langue. La langue en est la matière première et son usage artistique

constitue la fonction principale de l’écrivain.

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491

Entretien avec Me PACERE Titinga Lundi 22 juillet 2002 – 12 h à Ouagadougou – Burkina Faso

DN : A quel public avez-vous pensé lorsque vous écriviez vos

premiers textes ?

PC : C’est difficile non pas de répondre à votre question en tant que

telle, mais … sur ces textes, j’allais dire mes textes actuels. J’écris

pour mille générations, j’allais dire j’écris pour l’autre. Ces non-

africains ou les africains ne relevant pas de ma culture, c’est donc

certainement pour les autres, mais aussi pour moi-même pour une

certaine satisfaction, une quête de bonheur. Parce que avec le temps,

on finit par ne plus maîtriser sa propre culture, expliquer sa propre

histoire. Voyez-vous, la civilisation et la culture africaine sont en train

de disparaître et on dit dans la philosophie de mon milieu où on parle

par proverbes que si le bœuf est en train de disparaître, il vaut mieux

sauvegarder sa queue pour que les générations futures à défaut de

connaître le bœuf, aient ne serait-ce que par sa queue une idée ou

même une illusion de ce qu’est un bœuf. Suite au contact de

civilisation, soyons clair, de la colonisation, notre civilisation africaine

est en train de disparaître, et j’ai souvent dit que je suis un homme en

situation très mal aisée. Parce que je suis obligé de m’asseoir sur

deux chaises : je suis obligé de naviguer pour ou contre ou entre

divers courants contraires, mais qu’au moins la civilisation de mon

peuple, la civilisation africaine soit au moins ne serait-ce qu’à modeste

échelle en partie préservée. Ce qui fait donc que l’essentiel de mon

public, c’est d’abord mes ancêtres, pour qu’ils sachent que nous avons

lutté pour préserver quelque chose. Mon public, c’est ceux qui vont

lire, ceux qui vont écouter, ceux qui vont voir, parce que je travaille

Page 493: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

492

sous l’angle de la littérature écrite, mais aussi je travaille sous l’angle

de la littérature tambourinée (langage des tam-tams) mais aussi la

littérature des masques. Il faut donc que le public puisse voir à partir

du langage des masques et connaître à partir de ce même langage.

Mon public c’est enfin ceux qui ont détruit culturellement l’Afrique.

Sans vouloir me mettre en exergue parce que « on se chatouille pas

pour rire », mais il y a au moins ceux qui travaillent à sauvegarder

notre patrimoine culturel. Sans affirmer que l’Afrique est le

commencement de l’histoire, je crois qu’il faut au moins qu’on sache

que toutes les cultures se valent, que nul autre n’a le droit de détruire

celle des autres, mon public c’est donc tout cela et mon objectif c’est

aussi tout cela.

DN : Je reconnais là l’avocat et le défenseur des cultures et des

communautés africaines, mais pourquoi avez-vous choisi

particulièrement la littérature pour cette entreprise ?

PC : J’ai choisi la littérature parce que je ne pouvais choisir autre

chose. Pour mois la littérature ce n’est pas seulement un canal, ce

n’est pas seulement la poésie dans son sens classique occidental,

pour moi la littérature c’est aussi un langage. J’écris donc en ayant

recours à des procédés esthétiques propres à la littérature écrite. Mais

aussi à des procédés du langage tambouriné. Ce langage n’est pas

sujet-verbe-complément, mais c’est plus complexe que ça … La

phrase du tam-tam n’est pas la phrase ordinaire de la grammaire

académique. Il y a par exemple ce qu’on appelle des devises qui

prennent leur sens selon des contextes politiques, économiques,

sociaux etc. Je prends un exemple : Sapone est à 25 km de Ouaga

dans le sud-ouest où le chef a choisi cette devise dans un contexte

Page 494: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

493

anarchique : « Le vent a circoncit son fils, il s’excuse auprès du rocher,

il s’excuse auprès de la montagne, mais que tout le reste danse la

danse des circoncis ». La danse des circoncis, c’est une danse au

cours de laquelle les circoncis baissent la tête en signe de soumission.

Le rocher, c’est le roi par l’intermédiaire duquel, il a demandé le

pouvoir auprès du Mogho Naba, lui-même représenté par la

montagne. C’est dire que excepté donc ces deux supérieurs cités,

que tout le reste plie l’échine et se soumettent à son autorité. Pour

revenir donc à votre question, seule la littérature comme dans cet

exemple, nous permet de connaître la vie et son milieu. La littérature,

c’est donc un canal qui permet à l’homme de connaître l’autre, de

connaître le monde, de connaître l’histoire et même l’invisible. C’est la

voie royale pour que l’homme accède à la connaissance car dans mon

milieu on dit aussi que « l’homme qui se connaît ne peut détester son

voisin ». C’est-à-dire que la construction de notre temps et de notre

monde, pour moi passe par la littérature.

DN : Votre littérature s’inscrit dans le registre du sacré, le maître

serait-il initié aux secrets du sacré ? Et du mystère des masques ?

PC : Oui, je suis conscient qu’il y a tout un mystère autour de maître

Pacéré concernant le sacré, souvent par coïncidence, je n’ai pas pu

être filmé par des caméras. Mais cela dit je vous dirais que mon père

étant chef de manega, ma mère appelée Waago ( le masque où on

tombe déjà dans le sacré ) son nom de famille Sawadogo (le mage,

c’est l’appellation typique des Nyonsés, ces gens qu’on dit de mystère

s’occupant des mystères des tempêtes, des vents …) et la femme qui

m’a élevé, puisque chez nous, il est courant que l’enfant soit enlevé à

sa vraie mère pour être confié à une autre femme que j’appelle Timini

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494

dans quand s’envolent les grues couronnées, elle-même un autre

Sawadogo, femme de mystère, donc je me suis retrouvé enfermé

dans un univers de masque, c’est donc tout naturellement que je suis

formé aux secrets et au sacré de ces mystères. Maître Pacéré est

donc né et a vécu dans le mystère c’est-à-dire dans un milieu où

l’homme ne meurt pas, relevant du secret et du sacré, il est tout à fait

normal que je m’intéresse à ces choses-là et c’est cela qui légitime

mon travail et ma création.

DN : Maître, j’aimerais que nous fassions un peu d’anthropologie, que

nous revenions sur une notion qui a cours ces derniers temps en

Occident, et même en Afrique. C’est la notion d’identité. Vous

conviendrez avec moi que à partir de votre expérience du tribunal

d’Arusha que le problème rwandais a été un problème d’identité

meurtrière telle que proposée par la philosophie occidentale, quelle est

alors votre approche de cette notion ?

PC : Voyez-vous, je vous l’ait dit dès le départ que dans notre milieu

africain, l’homme qui s’aime ne peut haïr son voisin. Cela signifie que

l’identité en Afrique sous l’angle de la notion et de sa pratique n’est

pas pour diviser mais plutôt sert à une différenciation sous le modèle

des cinq doigts de la main ou même de l’homme et de la femme, c’est

une différence naturelle devant permettre plus de rencontres, plus de

connaissances et plus d’harmonies. Il faut donc approcher ce concept

dans le contexte africain actuel avec prudence.

Pour le problème rwandais dont vous avez parlé, c’est le drame

du génocide. Qu’on m’excuse, le problème à mon sens, parce que

souvent on a poussé l’Afrique et les africains qui leur est étranger de

sorte qu’ils s’affrontent et s’auto-détruisent pour des réalités qui ne

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495

sont que de simples importations. Je m’explique, je suis arrivé au

Burundi, je me suis aperçu que sur trente (30) avocats à titre

d’exemple, vingt-huit (28) étaient Tutsi et deux (2) hutu. Dans la

population, quatre vingt quatre (84) Hutu, quatorze (14) Tutsi et le

reste des deux (2). Ça veut dire quoi ? Que les Tutsi avec 14% de la

population ont vingt-huit (28) sur trente (30) avocats et les Hutu deux

(2) sur trente (30) avocats alors qu’ils sont 84% de la population. Les

magistrats représentaient la même situation. Et c’est la même

configuration au Burundi qu’au Rwanda. Ça veut dire quoi ? Qu’avec

la colonisation, certains avaient été privilégié au détriment d’autres. On

a donc créé par des frustrations les germes du génocide. Et dans le

même temps, on proclame que les hommes naissent égaux mais je le

répète, l’Afrique, c’est pas l’Occident. En tout cas dans mon milieu, on

organise des groupes en faisant des attributions de manière

harmonieuse. A mon avis c’est ce qui s’est passé au Rwanda ou tous

ne pouvaient être rois. Mais jamais il n’y a eu de génocide. C’est avec

la colonisation qu’on a jeté les bases d’un tel drame. Je me résume

ainsi pour dire que en Afrique, l’identité n’est pas créé pour un groupe

contre un autre. Il y avait certes des groupes mais on les a maintenu

dans l’harmonie. Savez-vous par exemple que ceux qu’on appelle les

Sawadogo qui sont non des mossi mais des youyounsé colonisés au

XIIe par les mossi ont gardé et leurs cultures et leur langue et leur

spiritualité, c’est-à-dire leur identité … Autrement dit, il y a chez nous

des identités mais c’est dans le sens d’une préservation des groupes

et de leurs valeurs mais non de leur destruction par un affrontement.

Ce sont donc des différenciations construites dans le respect de l’autre

Page 497: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

496

DN : Certains chercheurs tentent d’aborder vos œuvres sous l’angle

de la négritude. Yépri Francis par exemple dont je ne partage pas le

point de vue vous considère comme un continuateur de cette ancienne

théorie. Je perçois plutôt vos textes non sous l’angle de l’idéologie de

la négritude postulant des barrières raciales « Blanc-Noir » mais plutôt

sous un angle relationnel. D’ailleurs, vue la forte signification et le

contenu étendu de l’expression « fils de mes pères », je pense que

vos œuvres tentent de dépasser cette vision du monde

‘‘négritudienne’’.

PC : Je vous rassure ce que vous dites rejoint mon point de vue. Je

vais même vous donner mes origines, je suis né en 1943 à Manega ou

même vers, car comme je le dis « ces hommes-là n’ont pas

d’anniversaires ». Après Dabou, j’ai abordé une filière Sciences

expérimentales ensuite, Maths-Chimie pour plus tard à Dakar, en 1968

faire le Droit que j’ai poursuivi en France. Mon parcours vous permet

de savoir que je suis venu bien plus tard à la littérature. D’ailleurs, la

littérature africaine n’étant pas enseignée dans nos écoles en mon

temps, j’ignorais le problème de la négritude. Cela signifie alors que je

n’ai suivi aucune influence de la négritude, ma plume est neuve et

nouvelle, à la limite, mon influence est plutôt traditionnelle. Je n’ai suivi

aucune influence des théories littéraires ou des idéologies particulières

dont vous parlez et lesquelles je ne partage pas la vision du monde de

l’affrontement.

DN : Justement à propos d’influence, seriez-vous sous l’influence de

quelques poètes français ? Je décèle personnellement quelques

révoltes rimbaldiennes. Par ailleurs, Hortense kaboré tente d’établir

quelques accointances entre vous et Alfred de Musset.

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497

PC : En fait, comme vous le savez, j’ai fait l’école normale de Dabou

en Côte d’Ivoire, et j’ai connu le romantisme français, une école dont

j’ai subi une énorme influence. Certains de mes textes, par exemple

‘‘Message d’un soir à Manega’’ a toute l’influence de Musset et de

Vigny. Même quand j’ai été en Bretagne, je suis allé sur la tombe de

Lamartine. Mais un drame, vous avez dû apprendre cela par la suite

m’a amené à brûler tous mes premiers textes. Certains comme

‘‘Message d’un soir’’ viennent d’être retrouvés il y a de cela quatre à

cinq ans. D’autres encore ont été retrouvés dans le canari de ma

mère, après ça donc, ma plume prendra une autre tournure. Une

nouvelle tournure est due à ma vie en France faite de révolte à cause

du racisme et des conditions de vie humiliante voire abominable dont

j’ai été victime. J’ai du alors tout recommencer avec une plume

nouvelle. La formule « Nos ancêtres les gaulois aux yeux bleus et aux

cheveux blonds » était pour moi une réalité. Il a fallu que je sois

expulsé d’un hôtel en France (11, rue Lanjuinais) à cause de la

couleur de ma peau pour que la révolte fasse renaître en moi la

nécessité de retourner vers mes valeurs africaines, celles de mes

ancêtres. Influence donc romantique certes, mais aujourd’hui, ma

plume est surtout africaine, celle des tam-tams, des masques et de

mon histoire.

DN : Mais pourquoi cette révolte contre tout et tous ? Et même contre

la littérature au point de brûler vos textes ?

PC : Le problème n’était pas contre la littérature mais une révolte

contre une situation ponctuelle, une histoire sentimentale qui n’en

valait pas la peine, à l’âge de jeunesse mais aujourd’hui, je tente de

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498

retrouver mes textes, surtout qu’ils sont enseignés dans certaines

universités africaines.

DN : Mais de quelle incidence s’agit-il ?

PC : C’est un incident anecdotique, une histoire sentimentale avec

une jeune fille qui était mon univers mais c’était un problème de

jeunesse.

DN : Mais contrairement à vos confrères, vos rapports avec le chef

politique semblent spécifiques. On sait que Senghor a été Président,

Dadié, Ministre d’Houphouët et même votre ami Zadi Zaourou, mais

vous, pourquoi cette distance ?

PC : Peut-être que je me trompe. Mais beaucoup d’intellectuels

africains auraient gagné s’ils n’étaient pas rentrés en politique. Certes,

certains ont réussi à réaliser leur idéal mais beaucoup en sont revenus

comme traumatisés ou transformés. Je me suis donc dit que ma voie

peut être tout autre. Avocat et homme de culture, je crois pouvoir

apporter ma pierre à l’édifice ou jouer un rôle efficace en dehors de la

politique (je m’occupe d’enfants abandonnés, de personnes exclues

…) sinon j’ai été approché pour être Ministre ou Président d’Institution,

mais j’ai décliné l’offre. Car ne pas réussir en politique peut être

source d’un grand traumatisme. Je pense que rester sur le terrain

uniquement littéraire ou scientifique peut contribuer à transformer

efficacement l’Afrique.

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499

DN : Je suis un peu surpris par cette distance que vous observez vis-

à-vis de la notion d’échec, pourtant vous semblez avoir été forgé par

l’échec alors pourquoi cette peur de l’échec en politique ?

PC : Vous avez raison ! Mais vous voyez, je suis actuellement

président ou président d’honneur de plus de 30 associations dans le

monde. Mais pense qu’il ne faut pas être partout à la fois … pour

autant, j’ai été effectivement forgé par les échecs et sans ces échecs,

je crois que Maître Pacéré n’aurait pas pu être ce qu’il est aujourd’hui.

Ce sont les échecs qui m’ont beaucoup marqué. En outre, j’ai une

philosophie : La terre n’appartient pas aux riches, elle n’appartient qu’à

ceux qui ne se découragent pas, c’est pour ça que j’ai toujours lutté et

continue à le faire. C’est peut-être pour ça que j’occuperai un jour un

poste à une échelle plus élevée … mais ça, on verra.

DN : En revenant à vos textes, je constate qu’il y a des traces de moré

dans vos textes, des mots et mêmes des vers tout entiers. Quel est

votre rapport à la langue française ? Seriez-vous tenté de « la

coloniser à votre tour ? » comme le disaient Césaire et U’tamsi.

PC : Vous voyez un de mes problèmes, je tiens à défendre la culture

africaine, pour moi l’idéal serait donc de parler dans les langues

africaines, les langues de mon milieu. Parler le français, c’est bien !

Parler l’anglais, c’est bien ! Ce sont les valeurs de langue de notre

temps. Mais pour moi, il s’agit de défendre la culture de mon milieu et

on ne peut le faire qu’à partir de la langue du milieu. C’est pourquoi,

chaque fois qu’il ne m’apparaît pas possible de trouver le mot juste en

français, j’emploie le mot de ma langue.

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500

DN : Mais l’entreprise que vous avez entamée depuis belle lurette me

rappelle celle d’un philosophe allemand, un nommé Gottfried Herder

dont l’œuvre littéraire et philosophique similaire au vôtre a aboutit

malheureusement sur le nationalisme allemand avec les

conséquences qu’on sait … On sait aussi que chez nous en Côte

d’Ivoire, une fois que Niangoran Porquet a employé le mot ‘‘griotique’’

et même ‘‘ivoirité’’, le politique en a fait un enjeu majeur qui aboutit

aussi à un autre drame. Celui de la crise ivoirienne. Alors, ne craignez-

vous pas la récupération sous ce triste jour de votre concept de

‘‘bendrologie’’?

PC : Euh … A mon sens non. Non parce que je n’ai proposé aucun

concept bâtit sur l’ethnicisme, la race ou sur le groupe tel qu’il soit.

Vous parlez de ‘‘Bendrologie’’ mais la racine de ce mot c’est ‘‘bendrè’’

qui veut dire tambour en moré. Cela revient à la science du tam-tam.

Je ne vois donc pas un mauvais usage possible de ce concept en vue

de haïr ou de détruire l’autre. Toutefois, je comprends votre inquiétude

justifiée d’ailleurs par le triste règne dans le passé de mauvais

philosophes. Vous avez utilisez un concept qui me fait frémir et que je

préfère ne pas utiliser (NDLR : Ivoirité). Savez-vous, en 1943, année

de ma naissance, la frontière ivoirienne passait par Manega, mon

village, en plus du point de vue de l’histoire, il y a eu la haute Côte

d’Ivoire et la basse Côte d’Ivoire, sans oublier que je suis moi-même le

défenseur de la colline verte (l’école normale de Dabou). Je me sens

ivoirien, je me sens panafricain, c’est pourquoi je me sens fort gêné

par ce débat. Je crois plutôt qu’il nous faut taire ces querelles inutiles

pour nous unir davantage en vue de notre développement. Déjà,

l’Europe si développée pense qu’elle n’est pas assez unie. Pour moi

notre discours doit être celui d’une Afrique unie et forte. C’est pourquoi

Page 502: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

501

je chante la Côte d’Ivoire, le Burkina, le Sénégal, l’Angola, la

mauritanie …

DN : Alors Maître vous considérez-vous comme un écrivain dominé

parce que appartenant à un pays dominé ?

PC : En tant qu’écrivain, je ne me sens sous l’emprise d’aucune

domination. Certes, la domination sous un autre angle existe, les

grands écrivains existent. Tout comme certaines civilisations ont tenté

d’écraser d’autres. Cette domination est réelle et révoltante. Mais en

tant qu’écrivain, en tant que personne, en tant que défenseur d’une

civilisation, je ne saurais admettre aucune domination.

DN : Pourtant, Manega selon les contours symboliques que vous lui

conférez ressemble fort bien à une tentative d’ériger une périphérie

(Manega) en centre dominant.

PC : Non, il faut ici de la prudence. Mon objectif en effet, est de

proposer Manega comme un lieu d’échange avec les autres lieux. Et

j’encourage les écrivains à en faire de même pour leurs terroirs afin

d’en explorer les valeurs et les civilisations.

DN : Mais à vous voir à l’œuvre, on a l’impression que vous êtes

engagé dans une lutte insoupçonnée contre d’autres cultures au sens

oppositionnel du terme. Est-ce la fonction que vous conférez à

l’écrivain actuel ?

PC : L’homme de culture n’est pas le griot au sens péjoratif, mais c’est

l’homme qui oriente le peuple. L’homme de tambour n’est en rien un

accessoire du peuple mais plutôt le sens du peuple, lui donnant son

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502

sens de l’avenir. Pour moi donc, tout homme de lettre est le pilier de

ce peuple.

DN : De ce point de vue, vous rejoignez Senghor qui affirme que la

poésie est l’espoir du monde. Ou encore Edouard Glissant qui pense

que la littérature doit sauver le monde par l’imaginaire ?

PC : Exactement !

DN : J’aimerais savoir sans transition ce que représente pour vous un

pris de consécration : un prix Nobel, un grand prix littéraire …

P.C. : Je pense que s’il faut reconnaître et encourager le mérite, il faut

aussi avouer que il y a des prix qui banalisent, les prix politiques sans

valeur. Moi j’ai eu le grand prix littéraire d’Afrique noire en mai 1983.

Mais si je l’avais obtenu plus tôt c’est-à-dire par mes écrits 1975, je

pense que ma carrière n’aurait pas été ce qu’elle est aujourd’hui. Elle

se serait paralysée c’est pour cela que je me méfie des prix quoique

nécessaires pour reconnaître les valeurs et les consacrer. Cela dit,

l’attribution des prix et leur interprétation relèvent de choses un peu

complexes. Il y a par exemple des grands prix qui relèvent plus du

commercial que du génie. Il y a même de la manipulation. Il y a pour

dire vrai, un peu de mafia. Excusez-moi si je le dis comme-ça, car « je

ne vais pas m’assoire sur une branche et la couper », c’est que je suis

président de plusieurs prix en Afrique mais il faut être réaliste, j’ai été

contacté en tant que président de jury par certains chefs d’Etat.

Certains même m’ont contacté après les proclamations pour se

plaindre de l’absence de prix pour tel compatriote. Enfin, vous avez

ma position, je félicite les primés et encourage les membres du jury

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503

parce que ce sont des choses simples en apparence mais très

complexes dans le fond.

DN : Dans votre ouvrage Ainsi on a assassiné tous les mossés, vous

abordez la question des religions africaines qu’il faut selon vous

réhabiliter. Vous semblez même rejeter la religion chrétienne. Mais

votre épouse est chrétienne ?

PC : Je suis moi-même chrétien. Je m’appelle Frédéric. Mais je tiens à

la spiritualité traditionnelle, aux valeurs spirituelles de l’Afrique. Je

veux qu’on respecte les Africains et leurs croyances religieuses

anciennes.

Oui j’ai rejeté la religion chrétienne quand on m’a rejeté en Occident.

Les premières personnes qui m’ont rejeté en Occident, quand je pars

de 40° à l’ombre de Ouagadougou à moins 5° en France et que je

frappe à une porte. La première personne qui m’ouvre et me rejette

parce que je suis noir, c’est une religieuse. Et quand plus tard, je la

retrouve en train de prêcher, comprenant très bien qu’il y a de quoi à

se révolter.

DN : Pacéré signifie quand même « La tête du fétiche ».

PC : Oui, Titinga « La tête du fétiche ».

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504

BIBLIOGRAPHIE

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505

I-CORPUS

Césaire, Aimé, La poésie ,éd. Etablie par D. Maximin et G. Carpentier, Paris,

Seuil, 1994, 545p

Senghor, Léopold Sédar, Œuvre poétique, Paris, Seuil, 1964, 429p

Titinga, Frédéric Pacéré, La poésie des griots, Paris, Silex, 1982, 133p

Titinga, Frédéric Pacéré, Des entrailles de la terre, Paris, L’harmattan, 2000, 96p

Zadi Zaourou, Bottey, Fer de lance, livre I , II et III, Abidjan, NEI / Neter, 2002,

173p

II- AUTRES ECRITS

1- D’ AIME CESAIRE

Cahier d’un retour au pays natal

Cette œuvre a connu plusieurs éditions dont les plus connues sont :

Cahier d’un retour au pays natal, Volontés ( dirigée par Georges

Pellorson), n°20, Paris, 1939 .

Traduction espagnole de Lydia Cabrera, préface de Benjamin Peret,

Illustration de Wilfredo Lam, La Havane, Ed.Molina y Compania, 1943.

Cahier d’un retour au pays natal, préface d’André Bréton, frontispice de

Wilfredo Lam, Paris, Bordas, 1947.

Cahier d’un retour au pays natal, préface de Peter Guebering, Paris,

Présence Africaine, 1956.

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506

Les armes miraculeuses

Edition en volume en 1946 d’une collection de poèmes parus dans la révue

tropiques, créée par Aimé Césaire et René Ménil à Fort- de-France, Martinique,

1941-1945 dont entre autres, « les pur-sang » (n°1, avril 1941), « le grand midi »

(n°2, avril 1941), auxquels s’ajoutent « et les chiens se taisaient » et sous-titré

« tragédie », remanié en 1956 en pièces de théatre sur suggestion de Jahn

Janheinz. Réed. Paris, Gallimard, 1970.

Soleil cou coupé, K éditeur, collection Le Quadrangle, 1948, repris avec Corps

perdu (1950) dans Cadastre (1961).

Corps perdu, édition Fragrance, 1950. illustration de Pablo Picasso .

Ferrements, Paris, Seuil, 1960.

Noria, in Œuvre complète, 1976, éd. Désormeaux, Fort-de-France, 1976

Moi laminaire, Paris, Seuil, 1982.

La tragédie du roi Christophe, Paris, Présence Africaine ,1963 et 1970, 153p.

Une saison au Congo, Paris, Seuil, 1966 ; coll. Théatre, 1967 ; points Essais,

1973, 116p.

Une tempête, Adaptation pour un théatre nègre, Paris, Seuil, Points, 1969, 91p.

Œuvres complètes, tome I, œuvres poétiques, Fort-de-France, éd. Désormeaux,

1976.

Toussaint Louverture, la révolution française et le problème colonial, Paris, Club

français du livre,1960 ; rééd. Présence Africaine,1962 et 1981, 312p.

2- DE LEOPOLD SEDAR SENGHOR

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507

Chants d’ombre, Paris, Seuil, 1945, 78p.

Hosties noires, Paris, Seuil, 1948.

Ethiopiques, Paris, Seuil, 1956, 126p.

Nocturnes, Paris, Seuil, 1961, 93p.

Lettres d’hivernage, Seuil, 1973.

Elégies majeures, suivies de dialogue sur la poésie francophone, Seuil, 1979,

123p.

Œuvre poétique, édition définitive comprenant tous les recueils précédents,

ainsi que Poèmes divers et Poèmes perdus, Paris, Seuil, 1990, 438p.

L’Afrique noire, contribution à l’ouvrage collectif : Les plus beaux écrits de

l’union française, Ed. La colombe, 1947.

Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française,

précédée de Orphée noir, de Jean- Paul Sartre, Paris, PUF, 1948, .227p.

La belle histoire de Leuk-le-Lièvre, en collaboration avec Abdoulaye Sadji,

Paris, Hachette, 1953.

Ce que l’homme noir apporte, dans l’ouvrage collectif « l’homme de couleur »,

Paris, Plon, 1939.

Pour une relecture africaine de Marx et d’Engels, Nouvelles éditions Africaines,

Abidjan, Dakar, 1974.

La poésie de l’action, entretiens avec Mohamed Aziza, Paris, Stock, 1980.

Ce que je crois, Paris, Grasset, 1988. 234p.

La plupart des articles, conférences et rapports politiques ont été regroupés

dans la collection « liberté », aux éditions du Seuil :

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508

Liberté 1 :Négritude et humanisme , 1964, 144p.

Liberté 2 :Nation et voie africaine du socialisme, 1971, 319p.

Liberté 3 :Négritude et civilisation de l’universel, 1977, 573p.

Liberté 4 :Socialisme et planification, 1983, 668p.

Liberté 5 : Le dialogue des cultures, 1993, 295p.

3- DE FREDERIC PACERE TITINGA

Refrains sous le Sahel, Paris, P.J.Oswald, 1976, 89p.

Ça tire sous le Sahel, Paris, P.J. Oswald, 1976, 66p.

Quand s’envolent les grues couronnées, Paris, P.J.Oswald, 1976, 66p.

Poèmes pour l’Angola, Paris, Silex, 1982, 142p.

Du lait pour une tombe, Paris, Silex, 1984, 90p.

Poèmes pour Koryo, Ouagadougou, Imprimerie nationale du centre, 1987, 102p.

Saglego, ou le poème du tam-tam, Manega, Ed .fondation Pacéré, 1994, 115p.

Ainsi on a assassiné tous les mossés, Québec, ed.Naaman, 1981, 172p.

Le langage des tam-tams et des masques en Afrique, Paris, l’Harmattan,

1991, 342p.

4- DE BOTTEY ZADI ZAOUROU

Fer de lance, (première édition), Paris, P.J. Oswald, 1975. 60p.

Les sofas suivi de l’œil, Paris, P.J. Oswald, 1975, 1979.

Page 510: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

509

Césarienne,suivi de Aubes prochaines et Les chants du souvenir (livre second de

Fer de lance), Abidjan, CEDA, 1984,164p.

La tignasse, suivi de Kitamandja, Abidjan, CEDA, 1984

Le secret des Dieux, traduit de l’italien par Natasha Raschi, il Segreto degli Dei,

Torino, La rosa, 1999, 157p.

La guerre des femmes, suivi de la termitière, NEI, 2001, 144p.

La parole poétique dans la poésie africaine francophone, thèse de doctorat d’Etat,

Université de Strasbourg, 1982.

III- QUELQUES ŒUVRES POETIQUES, ROMANESQUES ET THEATRALES

DU CHAMP LITTERAIRE AFRICAIN (textes d’auteurs africains et antillais)

Adiaffi, Jean-Marie, D’éclairs et de foudres, Abidjan, CEDA, 1980. [Poésie]

Adiaffi, Jean-Marie, La carte d’identité, Paris, Hatier, 1980 , [ Roman ]

Adiaffi, Jean-Marie, Silence on développe, Paris, Nouvelles du Sud, 1992,

[Roman]

Amon D’Aby (F.J.), Dadie (Bernard Binlin), Gadeau (G. Coffi), Le théatre populaire

en République de Côte d’Ivoire, Abidjan, Cercle culturel et folklorique de Côte

d’Ivoire, 1965, 230p.

Badian, Seydou, Le sang des masques, Paris, R. Laffont, 1976, 252p. [Roman].

Bandama, Maurice, Le Fils de-la femme-mâle, Paris, L’harmattan, 1993,[Roman ]

Bandama, Maurice, La bible et le fusil, Abidjan, CEDA , 1997, 182p. [Roman]

Page 511: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

510

Beti, Mongo, Mission terminée, Paris, Buchet Chastel, 1957, 254p. [Roman ]

Beti, Mongo, Perpetue ou l’Habitude du malheur, Paris, Buchet Chastel, 1974,

303p. [Roman ]

Beti, Mongo, Le pauvre Christ de Bomba, Paris, Présence Africaine, 1976, 370p.

[Roman]

Boto, Eza, Ville cruelle, Paris, Présence Africaine, 1954, 214p. [ Roman]

Bolya, Baenga, Cannibale, Lausanne, P. M. Favre, 1986, [Roman]

Chamoiseau, Patrick, Texaco, Paris, Gallimard, 1992, 432p [ Roman]

Chamoiseau, Patrick, Ecrire en pays dominé, Paris, Gallimard, 1997, 336p.

Condé, Maryse, La traversée de la mangrove, Paris, Mercure de France, 1989,

[Roman].

Condé, Maryse, Les derniers rois mages, Paris, mercure de France, 1992,

310p.[Roman]

Dadie, Bernard Binlin, Légendes et poèmes : Afrique debout, Légendes africaines,

Climbié, la ronde des jours, Paris, Seghers, 1966, 260p.

Dadie, Bernard Binlin, Hommes de tous les continents, Poèmes, Paris, Présence

Africaine, 1967, 102p.[ Poésie].

Dadie, Bernard, Les voix dans le vent, Yaoudé, Clé, 1970. 167p. [Théatre]

Dadie, Bernard, Béatrice du Congo, Paris, Présence Africaine, 1971, 147p.

[Théatre].

Diabaté, Massa Makan, Kala Kata, Bamako, Ed.populaires, 1970, 96p.[Epopée]

Diabaté, Massa Makan, L’aigle et l’épervier, suivi de la geste de Sunjata, P.J.

Oswald/L’harmattan, 1975, 90p.[ Epopée]

Diabaté, Massa Makan, Le lieutenant de Kouta, Paris, Hatier, 1979, 159p.

[Roman]

Page 512: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

511

Diabaté, Massa Makan, Le coiffeur de Kouta, Paris, Hatier, 1980, 155p. [Roman]

Diabaté, Massa Makan, Le boucher de Kouta, Paris, Hatier, 1982, 159p. [Roman]

Diabaté, Massa Makan, Le lion à l’arc, récit épique, Paris, Hatier, 1986,

128p.[Epopée]

Diop, Birago, Les contes d’Amadou Koumba, Paris, Présence Africaine, 1ère

édition, 1958 , 3ème édition 1969, 190p.[ Contes]

Diop Birago, Contes et Lavanes, Paris, Présence Africaine, 1963, 257p. [Conte]

Diop, David Mandessi, Coups de pilon, Paris, Présence Africaine, 1956, 62p.

[Poésie]

Glissant, Edouard, La lézarde, Paris, Gallimard, 1997, 252p. [Roman]

Glissant, Edouard, Poèmes complets : Le sang rivé- Un champ d’îles- La terre

inquiète- Les Indes- Le sel noir- Boise- Pays rêvé, pays réel- Fastes- Les grands

chaos, Paris, Gallimard, 1994, 477p.

Glissant, Edouard, Tout-monde, Paris, Gallimard, 1993, 519p. [Roman]

Kandé, Sylvie, Lagon, Lagunes, tableau de mémoire, (postface d’Edouard

Glissant), Paris, Gallimard, 2000, 75p. [Poésie]

Kourouma, Ahmadou, Les soleils des indépendances, Paris, Seuil, 1970, 208p.

[Roman]

Kourouma, Ahmadou, Monnè outrage et défis, Paris, Seuil, 1990, 290p.[Roman]

Kourouma, Ahmadou, En attendant le vote des bêtes sauvages, Paris, Seuil,

1998, 357p. [Roman]

Kourouma, Ahmadou, Allah n’est pas obligé, Paris, Seuil, 2000, 232p.[Roman]

Labou Tansi, Sony, La vie et demie, Paris, Seuil, 1979, 197p. [Roman,]

Labou Tansi, Sony, L’Ante-peuple, Paris, Seuil, 1983, 188p. [Roman]

Laye, Camara, Le regard du roi, Paris, Plon, 1954, 255p. [Roman]

Page 513: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

512

Laye, Camara, Le Maître de la parole, Kouma lafolo Kouma, Paris, Plon, 1978,

314p. [Epopée]

Maran, Réné, Batouala, véritable roman nègre, Paris, Albin Michel, 1921, 1999,

250p. [Roman]

Maran, René, Le livre de la brousse, Paris, Albin-Michel, 1934, 287p. [Roman]

Mofolo, Thomas, Chaka, une épopée bantoue, traduit de la langue souto par V.

Ellenberger, Paris, Gallimard, 272p. [Roman]

Nangala, Camara, La ronde des hyènes, Abidjan, CEDA, 2000, 231p. [Roman].

N’Gugi, Wa Thiongo, Grain of weath, (Et le blé jaillira), Julliard, Londre,

Heinemann, 1967, 254p. [Roman]

Niane, Djibril Tamsir, Soundjata ou l’épopée mandingue, Paris, Présence

Africaine, 1960, 154p. [Epopée]

Nokan Zegoua, Gbessi Charles, Violent était le vent, Paris, Présence Africaine,

1966, [Roman].

Nokan Zegoua, Gbessi Charles, Abraha Pokou, Une grande africaine, suivi de La

voix grave d’Ophimoi, Préface de Jacques Howlett et Mikel Dufrenne, Honfleur,

P.J. Oswald, 1970, 91p. [Théatre].

Ouloguem, Yambo, Le devoir de Violence, Seuil, 1968. 208p. [ Roman]

Porquet, Niangoran, Mariam et griopoèmes, Paris, P.J.Oswald, 1978. [Poésie]

Porquet, Niangoran, Zaoulides, Abidjan, CEDA , 1985. [Poésie]

Porquet, Niangoran, Masquairides, suivi de Balafonides, Abidjan, Ed. le

Qualitorium, 1994. [Poésie]

Soyinka, Wole, A dance of the forests, (La dance dans la forêt ), P.J. Oswald,

Londre/Ibadan, Oxford University Press, 1971, 89p. [Théatre]

Soyinka, Wole, Poems of Black Africa, Londre, Heinemann, 1975, 379p. [Poésie]

Page 514: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

513

Tutola, Amos, The palm Wine Drinkard and his Dead palm Wine tapster in the

dead’s town (L’ivrogne dans la brousse ), Paris, Gallimard, Londre, Faber and

Faber, 1952, 174p. [Roman]

IV –AUTRES DOMAINES DU CHAMP LITTERAIRE AFRICAIN : LITTERATURE

ORALE , ORALITE, TRADITION. (textes et ouvrages comprenant des textes

littéraires)

Agblemagnon , N’sougan, Sociologie des sociétés orales d’Afrique noire. Les Ewé

du Sud – Togo, préface de Roger Bastide, Paris- La –Haye, Mouton, 1969, 216p.

Ba, Amadou Hampâté, Kaïdara, récit initiatique peul édité par A. H. Bâ et L.

Kesteloot, Paris, Julliard. Les Classiques africains, 1968, réedition Paris, Stock,

Abidjan, NEI, 1994. 183p.

Calame – Griaule Geneviève, Ethnologie et langage, la parole chez les Dogons,

Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 1965, 591p.

Camara, Sory, Gens de la parole. Essai sur la condition et le rôle des griots dans

la société Malinké, Paris-La Haye, Mouton, 1976, 375p.

Camara, Sory, Paroles de nuit ou l’univers imaginaire des relations familiales chez

les Mandekas, Paris V, 3 volumes, 1978, 880p.

Camara, Sory, Paroles très anciennes ou le mythe de l’accomplissement de

l’homme, Grenoble, La pensée sauvage, 1982, 197p.

Cendrars Blaise, Anthologie Nègre, Paris, Denoël, (1ère édition, 1921), nouvelle

édition ,1947.

Page 515: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

514

Colardelle – Diarrassouba Marcelle, Le lièvre et l’araignée dans les contes de

l’Ouest –africain, préface de Bernard Dadié, Paris, Union Générale d’Editions, coll.

« 10-18 », 1975, 308p.

Colin Roland, Les contes de l’Ouest-africain, préface de L. S .Senghor, Paris,

Présence Africaine, 1957, 206p.

Damas Léon Gontran, Veillées noires, Paris, Stock, 1943, 221p.

Delafosse Maurice, Les nègres, Paris, Rieder, 1927, 80p.

Delafosse Maurice, « Le roman de l’araignée chez les Baoulé de la Côte

d’Ivoire », in Annales de l’Université d’Abidjan, Ethno-sociologie, 1970, 31p.

Derive , Jean et Dumestre, Gerard, Des hommes et des bêtes, chants et

chasseurs Mandingues, Paris, Classiques africains, 1992, 297p.

Dieterlen Germaine, Essai sur la religion Bambara, préface de Marcel Griaule,

Paris, PUF, 1951, 240p.

Eno Belinga, Littérature et musique populaire en Afrique noire, Edition Cujas,

1965, 205p.

Eno Belinga, Samuel, La littérature orale du Mvet à travers les pays de l’Afrique

centrale : Cameroun, Gabon, Guinée Equatoriale in La tradition orale, source de la

littérature contemporaine en Afrique, ICA , NEA, 1986

Equilbecq, F.V. Contes populaires d’Afrique Occidentale, précédé d’un Essai sur

la littérature merveilleuse des Noirs, avant-propos de R.Cornevin, nouvelle édition,

Paris, Maisonneuve et Larose, 1972, 518p.

Gbagbo, Laurent Koudou, Soundjata, Lion du Mandingue, Abidjan, CEDA, 1979,

96p.

Goody, Jacques, Entre l’oralité et l’écriture, Paris, PUF, 1994, 323p.

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515

Houis, Maurice, Anthropologie linguistique de l’Afrique Noire, Paris, PUF, 1971,

232p.

Hourantier, M.J. , Linking werewere et Scherer, J. Du rituel à la scène chez les

Bassa du Cameroun, Paris, A.G, Nizet, 1979, 137p.

Kotchy, N’guessan, Elements culturels et formes de représentation en Afrique,

l’exemple de la Côte d’Ivoire, Université de Paris VIII, Saint-Denis, 1983.

Kouadio-Tiacoh, G. La légende de N’zi le grand, guerrier d’Afrique, Paris, Didier,

1973, 101p.

Loucou, Jean Noël, Latradition orale Africaine, Abidjan, Ed. Neter,1994, 118p

Niane, Djibril Tamsir, Contes d’hier et d’Aujourd’hui, Paris, Présence Africaine,

1985, 153p.

Paulme Denise, La mère dévorante, essai sur la morphologie des contes africains,

Paris, Gallimard, 1976, 323p.

Zahan, Dominique, La dialectique du verbe chez les Bambaras, Paris-La Haye,

Mouton, 1963, 207p.

Zumthor, Paul, Introduction à la poésie orale, Paris, Seuil,1983, 319p.

V- OUVRAGES DE RECHERCHE LITTERAIRE.

1-CONSACRES A AIME CESAIRE

Antoine, Régis, La tragédie du roi Christophe de Aimé Césaire, Paris,

Bordas,1984, 122p.

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516

Arnold, Albert James, Modernism and Négritude. The poetry and poetics of Aimé

Césaire, Cambridge- Massachusetts and London, Havard University Press, 1981,

318p.

Arnold, Albert James, « Etat présent des écrits sur Aimé Césaire ». Bibliographie

sélective et raisonnée, in, N’gal et Steins éd., Césaire 70, Editions Silex, 1984,

310p.

Bailey, Marianne, The ritual theater of Aimé Césaire, Tübingen, Gunter Narr

Verlag, 1992.

Bajeux, Jean Claude, Antilla retrouvée : Claude Mc Kay, Luis Palès Matos, Aimé

Césaire, poètes antillais, Paris, Ed. Caribéennes, Art et littérature, 1983, 428p.

Bouelet, Rémy Sylvestre, Espace et dialectique du héros césairien, Paris,

L’harmattan, Critiques littéraires, 1987, 219p.

Brichaux-Houyoux, Suzanne, Quand Césaire écrit, Lumumba parle, Paris,

L’harmattan, Critique littéraires, 1993, 355p.

Cailler, Bernadette, Propositions poétiques : une lecture de l’œuvre d’Aimé

Césaire, Sherbrooke, éd. Naaman, 1976, 245p.

Combe, Dominique, Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal, Paris, PUF,

Etudes littéraires, n°43 , 1993, 126p.

Condé, Maryse, Cahier d’un retour au pays natal : Césaire, Paris, Hâtier, profil

d’une œuvre, n°63 , 1978, 79p.

Confiant, Raphaël, Aimé Césaire, une traversée paradoxale du siècle, Paris,

Stock, 1993, 355p.

Delas, Daniel, Aimé Césaire ou le verbe ″parturiant″, Paris, Hachette, série portrait

littéraire, 1991, 224p.

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Hales, Thomas, Les écrits d’Aimé Césaire . Bibliographie commentée, n° spéciale

de la révue Etudes françaises, tome XIV , N° 3-4, Montréal, Presses Universitaires

de Montréal, 1978, 516p.

Hénane, Réné, Aimé Césaire, Le chant blessé : biologie et poétique suivi d’un

Glossaire des termes rares dans l’œuvre d’Aimé Césaire, préface de jean

Bernard, Paris, Jean-Michel Place, 1999, 318p.

Hountondji, Victor M., Le Cahier d’un retour au pays natal, (1939-1956), Discours

sur le colonialisme (1955), Césaire, Paris, Hâtier, profil d’une œuvre, 1994.

Juin, Hubert, Aimé Césaire, poète noir, préface de Claude Roy, Paris, présence

Africaine, 1956. réed, 1995, 105p.

Kesteloot, Lilyan, Aimé Césaire, Paris, Seghers, Poètes d’aujourd’hui, 1962,194p.

Kesteloot, Lilyan, Comprendre le″ Cahier d’un retour au pays natal″,d’Aimé

Césaire, Paris, Saint-Paul, Classiques africains, 1982, 127p.

Kesteloot, Lilyan et Kocthy Barthélémy, Aimé Césaire, l’homme et l’œuvre, Paris,

Présence Africaine, 1973, 258p.

Leiner, Jacqueline, Aimé Césaire et le terreau primordial, Tübingen, Gunter Narr

Verlag, Paris, Jean- Michel Place, Etudes Littéraires Françaises, 1993, 172p.

M’bom, Clément, Le théatre d’Aimé Césaire ou la primauté de l’universalité

humaine, Paris, Nathan, 1979, 176p.

N’gal, Georges, Aimé Césaire, un homme à la recherche d’une patrie, Abidjan –

Dakar, Nouvelles Editions Africaines , 1975, 285p, réed. Paris, Présence Africaine,

1994.

N’gal Georges, Lire le discours sur le colonialisme d’Aimé Césaire, Paris,

Présence Africaine, 1994, 141p.

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Owusu-Sarpong, Albert, Le temps historique dans l’œuvre théatrale d’Aimé

Césaire, Sherbrooke, Naaman, 1987, 272p.

Saravaya, Gloria, Le thème du retour dans Cahier d’un retour au pays natal

d’Aimé Césaire, Paris, L’harmattan, 1996, 188p.

Songolo, Aliko, Aimé Césaire, une poétique de la découverte, Paris, L’harmattan,

1985, 157p.

Soleil éclaté, Jacqueline Leiner éd., mélanges offerts à Aimé Césaire à l’occasion

de son Soixante dixième anniversaire, Tübingen, Gunter Narr Verlag / Paris,

Jean-Michel Place, 1984, 439p.

Zaourou, Bernard Zadi, Césaire entre deux cultures :problèmes théoriques de la

littérature négro-africaine, d’aujourd’hui, Abidjan- Dakar, Nouvelles Editions

Africaines, 1978, 295p.

2- A LEOPOLD SEDAR SENGHOR

Adotevi, Stanislas, Négritude et Négrologues, Paris, UGE, 1975, 306p.

Biondi, Jean- Pierre, Senghor ou la tentation de l’Universel, Ed. Denoël, 1993,

197p.

Delaneau Philippe, Premières leçons sur Ethiopiques de Léopold Sedar Senghor,

PUF, 1997, 122p.

Delas Daniel. Poèmes de Lèopold Sédar Senghor, Paris, Bertrand Lacoste, 1989,

112p.

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Durand, Jean-François, (textes reunis par), Un autre Senghor, centre d’étude du

XXème siècle, axe francophone et mediterannéen, Université Paul-Valery,

Montpellier III, 1999, 246p.

Joseph, Roger de Benoist, Léopold Sédar Senghor, témoignage de Cheikh

Hamidou Kane, Paris, Beauchesne, 1998, 302p.

Jouanny, Robert, Senghor, « le troisième temps », Documents et analyses

critiques, Paris, l’Harmattan, 2002, 220p.

Kotchy, Barthélémy, La correspondance des arts dans la poésie de Senghor,

Abidjan, NEI, 2001, 64p.

Lambert, Fernando, Ethiopique de Senghor, Paris, Présence Africaine, 1997,

127p.

Lebaud-Kane, Geneviève, Imaginaire et création dans l’œuvre poétique de

L.S.Senghor, Paris, L’harmattan, 1995, 254p.

N’kashama, Pius N’gandu, Négritude et poétique, lecture de l’œuvre critique de

Léopold Sédar Senghor, Paris, L’harmattan, 1992, 158p.

Présence Senghor, 90 écrits en hommage aux 90ans du poète-président, Ed.

UNESCO, 1997, 228p.

3- A FREDERIC PACERE TITINGA

Leon Yepri, Titinga Frédéric Pacéré, Le tambour de l’Afrique poétique, Préface de

B. Zadi Zaourou, Paris, L’harmattan, 1999, 378p.

Leon Yepri, Pacéré Titinga : Une écriture de la poésie, Paris X, Nanterre, 1981.

Page 521: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

520

Logue Kaboré, Hortense, Maître Titinga Pacéré, origine d’une vie, Préface de

Jacques Chevrier, Paris, L’harmattan, 2001, 220p.

Urbain, Amoa, Poétique de la poésie des tambours, Paris, L’harmattan, 2002,

349p.

Université de Ouagadougou, Mélanges offerts à Maître Pacéré Titinga, Paris,

L’harmattan,1996, 429p.

5- A BOTTEY ZADI ZAOUROU

Il nous a été presque impossible de repertorier des ouvrages portant sur l’œuvre

littéraire de Zadi Zaourou . il existe cependant des articles et des propositions

scientifiques produits à cet effet que nous pourrons exposer dans la rubrique

« Essais, articles, Révues, colloque ».

ARTICLES, ESSAIS, REVUES, COLLOQUES (textes généralement en rapport

avec le discours sur l’Afrique ou sur la littérature africaine)

Actes du colloque « fonctions et significations de l’art nègre dans la vie du peuple

(Dakar, 30mars-8avril 1966) », Paris, Présence Africaine, 1967, 653p.

Actes du colloque sur la négritude tenu à Dakar du 12 au 18 avril 1971, sous les

auspices de l’union progressiste Sénégalais, Paris, Présence Africaine, 1967,

653p.

Page 522: ufr des lettres et sciences humaines sujet : litteratures et « champ

521

Actes du colloque « Le critique africain et son peuple comme producteur de

civilisation » (Yaoundé 1973) , Paris, Présence Africaine, 1977, 549p.

Actes du colloque « Littératures et sciences humaines », Université de Cergy-

Pontoise, 17-18-19 novembre 2001.

Ebony Noël, « Bernard Zadi Zaourou, l’ermite », in Notre librairie n°87, avril Juin

1987, pp43-47

Césaire Aimé, « Culture et colonisation », in Présence Africaine, n°8-9-10, juin-

novembre, 1956, pp190-205.

Claveuil, Gerard, « Bottey Zadi Zaourou, la Tignasse », in Notre librairie n°86,

Janvier-mars 1987, p149.

Dadié Bernard, « Le rôle de la légende dans la culture populaire des noirs

d’Afrique » in Présence Africaine, n°14-15, juin-septembre 1957, p165-174.

Dadié Bernard, « Le conte, élément de solidarité et d’universalité », in Présence

Africaine, n°27-28, août-novembre 1959.

Dérive, Jean, « L’utilisation de la parole orale traditionnelle dans les soleils des

indépendances d’Ahmadou Kourouma » in L’Afrique littéraire et artistique, n°55,

1978, pp.103-110

Fanon Frantz, Peau noire, masques blancs, Paris, Seuil, 1952 (1ère édition), 239p.

Fanon Frantz, « Racisme et culture », in Présence Africaine, n°8-9-10, Juin-

novembre 1956, pp122-131.

Fanon Frantz, Les damnés de la terre, Paris, Maspéro, 1968, (1ère édition, 1961),

235p.

Hountondji Paulin, « Le pluralisme culturel en Afrique noire », in l’Université et la

pluralité des cultures, Séminaires de l’AUPELF, Montréal, 1974, pp.53-65

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Paris, Maspéro, 1976, 259p.

Gnaoulé, Oupoh Bruno, « lecture politique et esthétique de Le secret des Dieux de

Bernard Zadi Zaourou », in Révue de littérature et d’esthétique négro-africaine,

n°8, 1988, Université nationale de Côte d’Ivoire.

Harris, Memel Fôté, « l’idée d’une esthétique négro-africaine » in révue

d’esthétique négro-africaine n°1, 1974

Harris, Memel Fôté, « Le vent et la toile d’Araignée ou de l’unité du monde » in

Annales de l’ Université d’Abidjan. Serie D, 1994.

Hourantier, Marie-José, « La parole poétique du Didiga de Zadi Zaourou », in

Notre librairie, n°86, janvier-mars 1987, pp.84-89.

Konan Alphonse, Pierre Gauze, « Pacéré Titinga, l’homme aux multiples

facettes », in Fraternité Hebdo, du 02-01-1990

Kotchy, Barthélémy N’guessan, « Recherches formelles originales dans la

poésie » in Situation et perspectives, Abidjan, 1980

Ligny, Michel, « Les langues africaines dans l’Afrique moderne », in Présence

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