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Un crime sous Giscard. L'affaire de Broglie, l'Opus Dei

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un crime sous giscard

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Jesús Ynfante

un crime sous giscard

préface de Pierre Vidal-Naquet

l ' a f f a i r e de brogl ie l ' o p u s dei

m a t e s a

FRANÇOIS MASPERO 1, place Paul-Painlevé

PARIS 1981

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© Librairie François Maspero, Paris, 1981 ISBN 2-7071-1259-3

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It's dangerous when the baser nature comes Between the pars and fell incensed points Of mighty opposites.

Il est dangereux pour de vils subalternes de venir se jeter entre les épées croisées et furieuses de deux puissants adversaires.

Hamlet, acte V, scène II

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Préface

Celui par qui le scandale n'arrive pas

Il se trouve que, à la suite d'une série de hasards, c'est moi qui ai porté à François Maspero le manuscrit de Jesús Ynfante qui est devenu ce livre. Un crime sous Giscard a été écrit sous Giscard, il est bon de le préciser tout de suite, et Giscard était encore président quand la décision a été prise de le publier, quels que soient les résultats des élections. Il va sans dire que nous agirions de façon identique si une affaire analogue survenait aujourd'hui ou demain. Cela va sans dire, mais peut-être n'est-il pas inutile de le rappeler. Ayant donc pris la responsabilité de recommander la publication de ce manuscrit, je ne puis refuser de le présenter brièvement au public.

Au point de départ, un fait divers tragique : l'assassinat com- mandité de près par un inspecteur de police, le 24 décembre 1976, de Jean de Broglie, député français, député européen - il s'occupa tout particulièrement à la fin de sa vie d'un rapport sur la lutte, à l'échelle européenne, contre la fraude fiscale - ancien ministre du général de Gaulle, descendant de deux prési- dents du Conseil, et, de surcroît, d'un couple d'écrivains célè- bres : Mme de Staël et Benjamin Constant, de financiers et de maréchaux...

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Jesús Ynfante a essayé d'éclairer - un peu mieux que ne l'avait fait M. Poniatowski - les tenants et aboutissants de cette mort, développant, complétant très largement ce qui avait déjà été révélé, en partie du reste grâce à lui, par le Canard enchaîné. Trois dossiers nourris forment la trame du livre : un dossier espagnol, un dossier luxembourgeois, un dossier français. C'est le rapproche- ment de ces trois dossiers qui forme à proprement parler « l'affaire de Broglie ».

Le dossier espagnol est à lui seul révélateur d'une forme du capitalisme dans laquelle le spectaculaire a remplacé le productif. Un escroc de haute volée, Juan Vilá Reyes, lié à l'Opus Dei et à plusieurs ministres de Franco - les grandes escroqueries ne peuvent se faire de nos jours sans la participation de l'appareil d'État - était à la tête d'une entreprise de machines textiles : Matesa. Matesa était censée être la principale industrie exportatrice d'Espagne et à ce titre elle recevait d'énormes subventions. Elle n'exportait en réalité que ces capitaux, destinés à grossir.

C'est sur cette escroquerie, qui finit par éclater en Espagne en juillet 1969, que se greffe le second dossier, celui d'une société « luxembourgeoise », la Sodetex, créée en mai 1968 par Jean de Broglie et quelques comparses. La Sodetex reçoit de Matesa plusieurs millions de dollars, qui sont censés en attirer d'autres, beaucoup plus nombreux encore : en l'espèce, Jean de Broglie, fort de ses relations politiques - il écrit sur papier à en-tête de l'Assemblée nationale - et de ses relations d'affaires, est censé aider Matesa à négocier un emprunt. L'emprunt ne sera pas négocié, l'argent ne sera que très partiellement rendu, tel est le fait indiscutable : les escrocs ont été escroqués et il faut lire dans le livre d'Ynfante en quels termes inoubliables Jean de Broglie proteste de son honnêteté, de sa bonne foi, de sa serviabilité.

C'est le troisième dossier, le dossier français, qui pose le plus de problèmes. Le dossier français, je veux dire l'insertion des activités de Jean de Broglie, de la mort de Jean de Broglie, de l'enquête ou prétendue telle sur cette mort, dans la vie politique française. Séparons, comme le fait du reste Jesús Ynfante très honnêtement dans son livre, ce qui est établi de ce qui demeure hypothétique.

On peut tenir pour prouvé que les plus hautes autorités policières savaient que Jean de Broglie était menacé de mort, non pour la misérable affaire de la Reine Pédauque, mais pour sa

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participation à des escroqueries de très haut niveau qui n'ont pas coutume de se régler en justice. Il est non moins clairement établi que les maîtres de la République ont tout fait pour empêcher que la vérité ne soit connue. Sur tous ces points, on peut le dire très tranquillement, M. Michel Poniatowski a menti.

Ce qui est moins clair est ce qui s'est passé avant. Que Jean de Broglie ait été un des fondateurs du parti giscardien, qu'il ait été, comme le dit Ynfante, un « homme d'affaires giscardien », nourri tout à la fois d'argent et de politique, ne fait pas de question. Ce qui demeure obscur est de savoir ce qui, de l'argent privé ou de la politique publique, était le moteur de son activité. Utilisait-il ses relations politiques pour faire de l'argent, ou faisait-il de l'argent pour alimenter la caisse de ses amis? Les deux activités peuvent être considérées comme également méprisables, mais elles ne sont pas identiques. Jesús Ynfante penche nettement pour la seconde hypothèse; il estime que les dollars de la Matesa, eux-mêmes largement issus des coffres de l'Opus Dei, de l'État espagnol, ont servi à financer le parti giscardien et ont permis en définitive à son chef de devenir, en 1974, président de la République. Comment expliquer dans ces conditions l'évident discrédit dans lequel était tombé le prince auprès de ses amis politiques, ce qui l'avait conduit à se rapprocher de Jacques Chirac? Jean de Broglie fut-il un instrument que l'on rejette après l'avoir utilisé? C'est, en effet, une hypothèse plausible, et Jesús Ynfante rassemble des faits qui font réfléchir. La simple honnêteté intellectuelle m'oblige à dire que l'autre hypothèse n'est pas non plus invraisemblable. Il y a dans les « affaires de M. Jean de Broglie » quelque chose de besogneux et même de minable qui jure un peu avec une spéculation politique aussi hardie que celle qui lui est prêtée.

Quoi qu'il en soit, dans les deux hypothèses, l'escroquerie personnelle et l'escroquerie d'État sont, l'une et l'autre, bien établies et voilà qui nous oblige une fois de plus à réfléchir sur le scandale et surtout sur le non-scandale en politique.

C'est une vieille liaison que celle de l'affairisme, du crime et de la politique et l'on ne sait où donner de la tête pour trouver des précédents à l'affaire de Broglie. Faut-il rappeler 1847, l'ancien ministre Jean-Baptiste Teste et le général de Cubières convaincus d'avoir touché un pot-de-vin pour accorder une concession de chemin de fer? Scandale, procès devant la Chambre des pairs, avec

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entre autres, comme juge, Victor Hugo qui note le 20 juillet 1847 : « Une particularité, c'est que c'est M. Teste qui a fait construire, étant ministre des Travaux publics, cette prison du Luxembourg; il a été le premier ministre qu'on y ait enfermé. » Quelques semaines après, un des juges, le duc de Praslin, est écroué dans la même prison pour avoir assassiné sa femme, et Hugo de noter : « C'est M. de Praslin qui, le 17 juillet me passa la plume pour signer l'arrêt de MM. Teste et Cubières. Un mois après, jour pour jour, le 17 août, il signait son propre arrêt avec un poignard. » Faut-il rappeler les scandales qui ont marqué la I I I et la I V République, du trafic des décorations à celui des vins?

C'est probablement avec l'affaire de Panama, et son double scandale bien analysé par Jean Bouvier 1 scandale bancaire d'une entreprise étranglée par les financiers, scandale politique d'une compagnie corrompant des parlementaires pour obtenir le vote d'une loi la favorisant, que les rapprochements avec l'affaire de Broglie seront les plus visibles.

Pour comprendre à la fois les ressemblances et les différences, relisons ce que déclarait Jaurès à la Chambre, le 25 juillet 1894, après le vote d'une loi réprimant « les menées anarchistes » : « Est-ce que vous vous imaginez qu'il y a eu quelqu'un qui n'ait pas pu être touché, remué, bouleversé dans sa conscience, si isolé que vous le supposiez, lorsque pendant six mois tout ce pays, toute cette Chambre ont été suspendus à la dramatique discussion de l'affaire que vous connaissez bien, lorsque le pays a appris tout à coup que sur les centaines de millions qu'il avait versées, plus des deux tiers avaient été gaspillés d'une façon criminelle; quand il a pu voir que cette corruption capitaliste et financière avait voisiné avec les pouvoirs publics, que le parlement et la finance causaient dans les coins, trinquaient ensemble? Est-ce que vous croyez que cela n'était rien quand ils [les anarchistes] ont appris que des ministres allaient être traduits en cour d'assise, quand ils ont appris que des dénégations hautaines, portées à la tribune ou devant la commission d'enquête, allaient être suivies de révélations écrasantes et de foudroyantes condamnations; lorsqu'il y a eu un moment où devant cette commission d'enquête les uns comparaissaient la tête haute, les autres balbutiant, où, pour le public qui regardait, le Palais-

1. Les deux scandales de Panama. Archives, Julliard, 1964.

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Bourbon et la cour d'assises semblaient de niveau, où les puissants passaient des grands salons éclairés du pouvoir dans les couloirs obscurs de la justice, et où, comme sur un disque tournant les couleurs se confondent, le pays vit se mêler sur le disque rapide des événements la couleur parlementaire et la couleur pénitentiaire? » 25 juillet 1894 : quelques mois après, c'était le début de l'affaire Dreyfus.

Les rapprochements avec les « affaires » contemporaines sont évidents. Donnons-leur pourtant toute leur force en allant au-delà de l'évidence. Il n'est pas impossible que, pour la première fois depuis bien longtemps, les « affaires » qui ont marqué la fin du septennat de M. Giscard d'Estaing, comme elles avaient marqué la fin du règne de Louis-Philippe - relisons, outre Victor Hugo, les Souvenirs de Tocqueville - affaire Boulin, affaire de Broglie, affaire Bokassa, aient joué un rôle important dans la chute de Giscard d'Estaing. Les ressemblances sont, dis-je, évidentes, à ceci près tout de même qu'il y avait réellement à Panama un isthme à percer, tandis que la Matesa ne brassait que de l'argent et que la Sodetex de Jean de Broglie se contentait d'enter une escroquerie sur une autre escroquerie.

On me permettra d'insister sur les différences. La vérité, à mon sens, est qu'il y a les mêmes rapports entre les « affaires » contemporaines et un scandale comme celui de Panama qu'entre telle ou telle lutte d'aujourd'hui pour la vérité et la justice et celle que menèrent les dreyfusards. Tout est aujourd'hui à la fois généralisé, comme on dit qu'un cancer est généralisé, et en même temps tamisé, étouffé, noyé dans le flot quotidien de l'information. Comparera-t-on la commission d'enquête sur Panama et celle qui entendit M. Poniatowski? Celui-ci était alors un intime du pouvoir. Il ne l'est plus aujourd'hui. Mais a-t-on entendu dire que le nouveau pouvoir, qui a laissé l'ancien, en ce joli mois de mai 1981, brûler tranquillement ses dossiers, ait rouvert celui de l'assassinat du prince de Broglie, de ses causes et de ses suites? On est tenté de le dire : personne n'écrira plus aujourd'hui Leurs figures, comme l'avait fait Barrès pour les hommes de Panama, parce que nos princes n'ont plus de figure.

Peut-on encore dire que le scandale arrive? « C'est une étrange et longue guerre, que celle où la violence essaie d'opprimer la vérité.

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Tous les efforts de la violence ne peuvent affaiblir la vérité, et ne servent qu'à la relever davantage. Toutes les lumières de la vérité ne peuvent rien pour arrêter la violence, et ne font que l'irriter encore plus. » Ces mots de Pascal ont hanté plus d'une « affaire » ancienne ou plus récente. Pascal pouvait trancher le dilemme, parce que, pour lui, la vérité « est éternelle et puissante comme Dieu même ». Mais, indépendamment de la mort de Dieu, qui, du reste, semble se mieux porter, et même se multiplier, y a-t-il encore une guerre comme celle qu'évoquait Pascal? Et pourtant la publication d'un livre comme celui-ci ne part pas simplement d'un réflexe élémentaire de salubrité et de moralité politique, elle repose sur le pari que ce réflexe peut être partagé, que le service peut ne pas toujours être inutile. Est-ce un pari absurde?

Pierre VIDAL-NAQUET

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Avant-propos

Après plusieurs années de patientes recherches, le moment paraît venu de déterminer quels peuvent être les tenants et aboutissants d'une affaire criminelle qui a déjà fait couler beaucoup d'encre. Il s'agit de l'assassinat de Jean de Broglie, prince apparenté à toutes les grandes familles de France, député de l'Eure, ancien secrétaire d'Etat du général de Gaulle, ancien associé politique de Giscard et de Poniatowski, cofondateur et financier du parti giscardien, abattu le 24 décembre 1976 dans une rue de Paris par un tueur à gages.

Pour prévenir une objection, voire un reproche, il convient de dire tout de suite que ce livre n'est pas un ouvrage d'historien. Un livre d'histoire demande à être écrit lentement et cent fois remis sur le métier. Or cette chronique, liée à l'actualité la plus immédiate, ne prétend que faire toute la lumière possible sur les sanglantes mœurs politiques et quelques aspects mal connus de l'époque giscardienne.

La méthode de travail suivie a consisté à étudier et dépouiller avec soin des documents originaux dont l'auteur a fait la découverte, cer- tains de ces écrits ayant d'ailleurs un caractère confidentiel. D'autres éléments proviennent de textes qui peuvent être consultés : journaux quotidiens, périodiques, archives nationales, actes ou pièces du Tri-

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bunal de commerce, mémoires et ouvrages divers. On comprendra néanmoins qu'on n'ait pas tenté d'en donner des références complè- tes et, chaque fois qu'on l'a pu, on a laissé parler ces textes, car ils sont souvent fort éloquents par eux-mêmes. Un travail analogue a été fait pour les publications émanant d'Espagne, du Luxembourg ou de Suisse.

Ces recherches ont été complétées par des enquêtes sur place, menées tant en France qu'en Espagne, en Suisse ou au Luxembourg. Pour des raisons évidentes, il ne peut être question de citer des noms. Que soient ici remerciés tous ceux qui ont bien voulu apporter de précieuses informations. L'auteur tient à remercier tout particulière- ment le Canard enchaîné de son aide inestimable. François Gèze, aux Éditions Maspero, a assuré l'essentiel des traductions nécessai- res, et veillé tout particulièrement à ce que le récit garde son rythme.

Il n'est peut-être pas inutile de préciser enfin que, si l'auteur de ce livre s'est lancé sur les traces des assassins du prince de Broglie, c'est parce que les explications avancées officiellement n'étaient en aucune manière convaincantes et que, malgré l'arrestation des exé- cutants, on continue à ignorer aujourd'hui et l'identité des instiga- teurs et les mobiles du crime.

La parution de ce livre devrait donc inciter les magistrats et les policiers français à examiner très soigneusement l'ensemble des élé- ments présentés dans l'ouvrage avant de décider s'il s'agit de l'expli- cation véritable du meurtre, répondant à toutes les questions posées depuis le 24 décembre 1976. De tous les mobiles évoqués, c'est celui qui donne l'explication la plus plausible et la plus cohérente de la mort tragique du prince de Broglie. D'autant plus que le moment est venu où ses assassins, instigateurs et exécutants, ne bénéficieront plus de ces protections politiques que l'on dit haut placées.

J.Y., Paris, mai 1981

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Arcane Majeur X (La Roue de la Fortune)

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Début des recherches. - Les éléments du crime.

Noël 1976 : je rentrais à Paris après quelques jours de vacances, au cours desquels je n'avais pas lu les journaux. Or, le 24 décembre, un crime peu banal avait été commis et la presse y consacrait de nombreuses colonnes.

La victime était un député giscardien. Six individus étaient arrê- tés, et, quelques jours plus tard, le ministre de l'Intérieur, Michel Poniatowski, affirmait triomphalement que l'enquête était close, le mobile connu et tous les coupables écroués. Quelques commenta- teurs soulignèrent toutefois que « certains aspects » de l'assassinat restaient obscurs.

Le député tragiquement disparu était le prince Jean de Broglie, ancien secrétaire d'Etat, maître de requêtes au Conseil d'Etat, titu- laire de nombreuses décorations et président de diverses sociétés financières, en dépit de son mandat législatif.

Un détail m'avait alors beaucoup frappé. Parmi les sociétés où opérait le prince, je remarquai en particulier la Sodetex, l'une des soixante-quinze sociétés étrangères intégrées dans la holding Matesa, toujours en activité sept ans après le fameux scandale qui avait secoué l'Espagne franquiste. On n'avait d'ailleurs jamais su où

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avaient échoué les milliards de pesetas, dont une bonne partie avait transité par les paradis fiscaux de Panama, de Suisse, du Liechten- stein et du Luxembourg. Et voilà qu'une société filiale fonctionnait encore au Luxembourg, et que le prince assassiné en était le prési- dent !

La nouvelle était intéressante et je la transmis à deux journalistes amis — l'un du Canard enchaîné, l'autre correspondant à Paris du quotidien madrilène El País — qui l'utilisèrent immédiatement.

Le 5 janvier 1977, El País publiait en première page les lignes sui- vantes :

« DE BROGLIE, PRINCE ET DEPUTE FRANÇAIS, PRE- SIDAIT UNE FILIALE DE MATESA »

« Parmi les entreprises que Matesa avait créées dans le monde entier en un complexe réseau de filiales et d'annexes, figurait Sodetex SA, domiciliée au Luxembourg, et dont le président était le prince Jean de Broglie, le député giscardien abattu par un tueur à gages il y a quelques jours.

« Alors que Poniatowski présentait le cas comme résolu, on continue à révéler un certain nombre de faits ignorés du grand public, dont par exemple ce lien entre l'entreprise dirigée par Juan Vilá Reyes et celle présidée par le prince tragiquement disparu. »

En page 11, El Pals poursuivait :

« Matesa, l'entreprise qui fut à l'origine de l'affaire où quelques ministres se virent impliqués, était donc liée à la Sodetex (...). Ce fait, confié à El Pals par des personnes dignes de foi, est consigné dans le document « confidentiel » mis au point par la commission d'enquête parlementaire sur l'affaire Matesa. On peut y lire, pages 11 et 12 : « Pour cela, elle (Matesa) se lança dans la création d'un réseau compliqué de sociétés filiales et connexes aux quatre coins de la planète. Parmi celles-ci, on trouve la Sodetex SA dont le siège social est au Luxembourg. »

C'est aussi le 5 janvier que Le Canard enchaîné, « hebdomadaire satirique paraissant le mercredi », publia l'information :

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« LE RELAIS DU PERE GISCARD »

« La société luxembourgeoise Sodetex SA, que dirigea Jean de Broglie de 1968 à 1969, était très liée à l'Opus Dei, la « Sainte Mafia » catholique. Une « société » plus ou moins secrète, à laquelle la famille Giscard et les giscardiens doivent beaucoup.

« Cette Sodetex est citée dans un rapport confidentiel des Cortés, le "Parlement" espagnol, parmi les sociétés mouillées dans le scandale Matesa. Il s'agit d'une escroquerie qui portait sur plus de 70 milliards d'anciens francs et où étaient impli- qués l'Opus Dei et la propre famille de Franco. Le mécanisme de la fraude était simple : il s'agissait d'encaisser des primes pour des exportations fictives.

« Cette combine nécessitait tout un réseau de sociétés-relais domiciliées dans quelques paradis fiscaux, telle la Sodetex de Jean de Broglie. Ce sont d'ailleurs des membres de l'Opus Dei qui aideront à organiser ce réseau.

« Edmond Giscard, dit d'Estaing, père du Valéry du même nom, a participé, lui aussi, aux activités particulières de l'Opus Dei en France. Notamment lorsqu'il présidait la Ban- que des intérêts français (BIF), liée à la principale banque de l'Opus Dei en Espagne, le "Banco popular espanol".

« Une précision : cette banque espagnole a pris soin d'ouvrir une agence juste en face du palais de l'Elysée.

« Plus près de toi, mon Opus Dei ! »

Un lien direct était donc établi entre de Broglie et Matesa, Matesa et l'Opus Dei, l'Opus Dei et les Giscard. On a depuis constamment associé ces noms à l'évocation de l'affaire. C'est ainsi que j'ai pu participer dès le début à l'enquête sur les assassins du prince de Bro- glie.

Plus de quatre ans après, l'assassinat reste entouré d'un mystère quasi impénétrable. L'enquête officielle n'a jamais apporté d'expli- cations claires et satisfaisantes sur l'affaire, elle n'a pas non plus dis- sipé le sentiment général que la disparition du député de l'Eure était le fruit d'une conspiration politique dont le mobile resterait un « secret d'Etat ».

Dès le début de l'enquête, ce sont les activités financières du

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prince de Broglie qui ont fourni les pistes les plus intéressantes, et on peut clairement affirmer aujourd'hui — après de longues recherches en France, en Suisse, en Espagne et au Luxembourg — que ces pis- tes remontent au plus haut sommet de l'Etat. De l'examen des pièces concernant le cerveau de l'opération et le mobile qui le commandait, il ressort que l'assassinat du prince de Broglie a bien été un crime politique.

Les éléments du crime

Mais il y a plus : de hauts fonctionnaires de la police française n'ignoraient rien de ce qui se tramait autour du prince de Broglie. C'est pourquoi ils surent immédiatement qui arrêter et vers qui orienter leur enquête, alors que le cadavre était encore chaud. En quatre jours, le commando d'exécution était sous les verrous.

Il faut toutefois noter qu'un mystérieux groupe d'extrême droite, le Club Charles Martel, revendiqua l'attentat, précisant que « le prince de Broglie avait été liquidé en tant que responsable de l'inva- sion de la France par les hordes nord-africaines » et pour avoir été à l'origine « de la sale émigration tiers-mondiste, à côté de laquelle l'occupation allemande fut une blague ». Le contenu raciste du communiqué était clair. Son but l'était moins. Ne s'agissait-il pas d'une manœuvre d'intoxication d'un service de renseignement ? L'auteur du crime lui-même n'allait-il pas déclarer qu'il avait acheté le pistolet à un Arabe ? N'hésitait-on pas encore en haut lieu sur la suite à donner à l'affaire ?

Mais personne ne crut que le groupe qui avait pris le nom du vain- queur de la bataille de Poitiers avait réellement tué celui qui, qua- torze ans plus tôt, avait négocié les accords d'Evianavec le FLN algé- rien. Ce ne fut finalement que la première fausse piste offerte en pâture au public. Voulait-on montrer l'ombre d'un passé politique plus ou moins glorieux pour estomper des silhouettes criminelles plus connues et plus proches ?

Ce n'était pas à l'ex-négociateur des accords diplomatiques, et encore moins à l'aristocrate, qu'on s'en était pris. Les responsabili-

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tés politiques, les titres, le château du X V I I I le cousinage par alliance avec Giscard, n'étaient que la façade dorée d'une vie consa- crée aux affaires les plus troubles. C'est ce qui faisait du prince un homme irremplaçable, ne serait-ce que pour trouver les fonds indis- pensables au bon fonctionnement de ces partis politiques qui gar- dent toujours le sens du commerce. Depuis quelques années le bon prince se consacrait à la formation des Républicains indépendants, la rampe de lancement de son ami Valéry Giscard d'Estaing.

Jean de Broglie ne devait pourtant pas avoir une fin conforme à son standing apparent. Mourir devant la maison de ses plus douteux associés, Ribemont et Varga, abattu par le petit tueur à gages Gérard Frèche, quel manque de savoir-vivre ! Quant au sergent recruteur des trois membres du commando, c'était un homme bien dans le style de l'époque : Guy Simoné, inspecteur de police collaborant, selon ses propres déclarations, à certaines « activités politiques ». Ses activités étaient en fait si louches que même ses collègues s'en étaient aperçus et que l'Inspection générale des services de la police le faisait surveiller. Mais en fait personne ne s'était risqué à lui mettre la main au collet, car on le disait « protégé » en haut lieu, sans doute par de Broglie lui-même.

C'est le ministre de l'Intérieur en personne, le prince Michel Casi- mir Poniatowski, qui exposa la thèse officielle : en liquidant le prince de Broglie, il ne s'agissait que de « solder » une dette de quatre millions de francs ! Tous ceux qui avaient une petite idée des activités du prince demeurèrent perplexes. Sa veuve elle-même déclara qu'elle n'en croyait pas un mot. De Varga et Ribemont auraient donc fait éliminer leur principal pourvoyeur de fonds sous leurs propres fenêtres ! Sans doute espéraient-ils que leur casier judiciaire un peu chargé n'attirerait pas l'attention ! On avait mis bien peu d'intelligence à fabriquer un tel crime.

Les avocats de Ribemont et Varga n'eurent d'ailleurs aucun mal à prouver que la dette de quatre millions — qui avait servi au rachat du restaurant « La Reine Pédauque » — ne s'éteignait pas avec le prince. Il fallait donc chercher ailleurs le mobile et les instigateurs. Des instigateurs suffisamment puissants pour couvrir ou manipuler des comparses tout en brouillant les pistes.

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L'Opus Dei en France. - Les Giscard et l'Opus Dei. - L'affaire « Meleux et Cie ». - Le parti giscardien.

Les échos des coups de feu meurtriers vont résonner au-delà des hauts murs de l'Elysée. Le prince de Broglie n'était pas encore enterré qu'un des hommes de Giscard confiait à des journalistes : « Politiquement, cette affaire est déjà une catastrophe, mais il y a plus grave. Le Président craint par-desssus tout que le nom de son père n'apparaisse au cours de l'instruction ». Pourquoi le père de Giscard ? Parce que, comme le prince-député assassiné, Edmond Giscard d'Estaing, le père de Valéry, était très lié à l'Opus Dei, la fameuse et puissante mafia catholique espagnole

Pour y voir clair, autant remonter loin. Au moins à l'époque où se nouaient tous les liens politiques et financiers de cet imbroglio, c'est- à-dire quand Jean de Broglie, alors secrétaire général des Républi- cains indépendants, était aussi chargé de leur financement. Mais il faut d'abord mieux situer l'Opus Dei.

1. Les Dossiers du Canard enchaîné, n° 1, « Giscard, la monarchie contrariée », Paris, 1981, p. 55.

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L'Opus Dei en France

En 1948, une revue d'extrême droite avait publié à Paris un « Manifeste des inégaux ». Son auteur, qui signait Fabricius Dupont, était un ancien notable du régime de Pétain, et il appelait à une « union internationale des élites ». Deux ans plus tard, Rafaël Calvo Serer, l'un des rares idéologues de l'Opus Dei, reprenait dans le journal monarchiste ABC les idées exposées dans le « Manifeste des inégaux », révélant ainsi les ambitions de la Santa Mafia.

Professeur d'histoire moderne puis de philosophie de l'histoire, Rafaël Calvo Serer, membre numéraire de l'Opus Dei, était assuré- ment une des personnalités les plus marquantes de la Santa Mafia. Selon lui, « une des grandes erreurs du nazisme a été de ne pas avoir su lancer une idée mondiale, et il est clair que le parti nazi est tombé dans le pire des défauts qui menacent le totalitarisme : se convertir en une dictature sans esprit et sans idées ». L'article évoquait égale- ment l'existence de « l'Internationale du dollar » et de « l'Interna- tionale communiste », et, citant respectueusement le journal The Times, son auteur signalait « la cohésion des millions de catholiques dispersés dans le monde entier mais unis par les mêmes croyances et une même discipline intellectuelle », ce qui devait forcément donner au Vatican « une force politique telle qu'il n'en avait pas eu depuis le Concile de Trente ».

« Et l'Espagne ? », se demandait l'idéologue de l'Opus Dei. « L'Espagne doit se lancer dans la construction de l'action interna- tionale qui préparera le futur : l'Internationale des élites. Quand la nouvelle internationale s'organisera, les élites qui sont sur les mêmes bases que l'Espagne nous aideront avec l'enthousiasme, l'esprit de sacrifice et de décision que les internationales révolutionnaires déploient aujourd'hui contre nous . »

« Qui formera cette nouvelle internationale ? Quelles forces pourra-t-elle réunir et concentrer ? De toutes parts, les hommes conscients voient que le mouvement révolutionnaire menace d'exter- miner la vie occidentale. Parmi ces hommes, il y en a de nombreux qui sont prêts à ouvrir une nouvelle voie, fidèle à l'esprit de l'Europe, pour la conquête du futur. C'est ainsi que se constituera

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un front, restreint par le nombre, mais grand par ses membres : on pourra y trouver des gens de religions différentes et d'idées poli- tiques diverses, pourvu qu'ils soient d'accord pour refaire le monde non par le bas mais par le haut, par l'action de l'esprit, en y subor- donnant la technique, le capital et le pouvoir. Ceux qui pensent ainsi se rencontrent parmi les hommes d'affaires, les militaires, les finan- ciers, les universitaires, les intellectuels. Ils ne sont pas les plus nom- breux mais ils constituent la plus grande force réelle, et l'heure de la démocratie libérale est passée »

L'expansion de l'Opus Dei hors des frontières espagnoles se fit en accord avec ce grand dessein et par l'intermédiaire de membres choi- sis qui essaimèrent à l'étranger pour porter la « bonne parole ». Le bagage de ces nouveaux missionnaires n'était bien souvent constitué que d'une liste d'hommes en affinités idéologiques et susceptibles de cotiser comme membres. L'important pour l'Opus était que des hommes puissants et placés aux bons endroits lui soient acquis.

En 1962, une étude fort bien documentée parue dans la revue du Grand Orient, la plus importante obédience maçonnique française, indiquait qu'une première tentative d'introduction de l'Opus Dei en France s'effectua en 1938, à l'instigation d'un conseiller politique allemand, membre du parti Zentrum, ancêtre de la démocratie chrétienne, qui s'était réfugié à Paris puis se retrouva parmi les con- seillers politiques du cardinal Spellmann et d'autres hommes d'affaires américains. Mais, toujours selon la revue maçonnique, ce n'est qu'en novembre 1954 que deux personnages venus d'Espagne s'installèrent en France « sans qu'aucun organisme consulaire ou policier français ne se soit inquiété de leur qualité de prêtres de l ' O p u s D e i o u d e p r ê t r e s t o u t c o u r t »

Ce premier groupe des membres de l'Opus Dei envoyés d'Espagne aurait en tout cas été composé d'un prêtre et de trois étudiants, qui s'installèrent assez vite dans un luxueux appartement à Paris, non loin de l'Institut des sciences politiques et du futur siège des Républi- cains indépendants. Dès 1955, ce petit groupe va fonder une associa- tion d'apparence insignifiante, où le nom de l'Opus Dei n'apparaî-

2. Calvo Serer Rafaël, « L'Internationale des élites », journal ABC, 29 avril 1950, repris dans La configuración del futuro, Ediciones Rialp, Madrid, 1953, p. 127-131.

3. Bulletin du Centre de documentation du Grand Orient de France, n° 34-35, Paris, juillet-octobre 1962, p. 83-84.

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tra jamais. La couverture utilisée était l'Association de culture uni- versitaire et technique (ACUT), déclarée à la Préfecture de police de Paris le 28 février 1956 et dont les buts déclarés étaient de « favoriser le séjour et les études en France des étudiants originaires des pays de langue française et des pays latins, favoriser leur formation cultu- relle, organiser toutes activités culturelles, scientifiques, sportives ou autres, destinées aux jeunes de tous âges et de toutes conditions sociales (...), exercer toutes activités annexes à cet objet ou permet- tant de le réaliser, telles que création de résidences ou maisons d'étu- diants, clubs, organisation de cours et conférences, établissement de centres de documentation, etc. ». A partir de l'ACUT, l'Opus Dei créa plusieurs résidences à Paris, Grenoble et Marseille, ainsi que le « Centre international de rencontres » du château de Couvrelles, dans l'Aisne.

Après l'Université, l'Opus Dei concentra son activité sur les groupes catholiques intégristes, puis sur des officiers de l'Armée, et son influence politique se faisait particulièrement sentir parmi les anciens partisans de Vichy. D'après la revue maçonnique, l'influence indirecte de l'Opus Dei « est fort répandue dans le monde politique comme dans le monde des affaires, où l'on peut citer, sans trop se compromettre, les noms de Robert Schuman, Tri- boulet, ainsi que Duchet et Antoine Pinay, surnuméraires, de même que le revenant Paul Baudoin, ex-ministre des Affaires étrangères de Pétain en 1940 et récemment encore conseiller personnel du protes- t a n t B a u m g a r t n e r , e x - m i n i s t r e d e s F i n a n c e s »

Dire que Paul Baudoin représentait alors l'Opus Dei serait inexact ; mais le très jeune directeur de la Banque de l'Indochine, considéré longtemps comme l'un des plus brillants techniciens de la finance avant de devenir ministre, annonçait déjà en quelque sorte l'arrivée des futurs cadres de la technocratie. Paul Baudoin était, avant tout, l'un des membres les plus en vue du lobby colonial, dont la puissance politico-financière n'a guère eu d'équivalents dans l'his- toire de la I I I et de la I V République. Les activités de ce lobby, où flottait un fort parfum exotique, se centraient autour de la Banque d'Indochine, qui facilita largement après la guerre la réinsertion professionnelle des pétainistes.

4. Ibidem.

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M a i s l ' i n f l uence de l ' O p u s Dei ne s ' é ta i t pas man i fe s t ée seu lement

d a n s les mi l ieux po l i t iques q u ' o n a évoqués . Su r le t e r r a in écono -

m i q u e , l ' O p u s v a s ' a p p u y e r su r cette élite pé ta in is te , et sa p remiè re

filière f inanc iè re sera p a r r a i n é e p a r le m ê m e g r o u p e de press ion colo-

nial . Ains i , l o r s q u e l ' O p u s Dei déc ida de t ravai l le r en F rance , il r eçu t

i m m é d i a t e m e n t le sou t i en ac t i f d ' E d m o n d Gi sca rd d ' E s t a i n g qu i

dev in t son p a r t e n a i r e f inanc ier et a p p a r t e n a i t , c o m m e P a u l Bau-

d o i n , a u g r o u p e de la B a n q u e d ' I n d o c h i n e . P e u de t e m p s après ,

l ' O p u s c r éa à P a r i s la société In te r f i co , spécialisée d a n s les a f fa i res

immobi l i è re s ( son p r e m i e r p rés iden t n ' é t a i t au t r e q u ' Y v e s Bouth i l -

lier, anc ien min i s t r e de Pé t a in ) , et à M a d r i d , le B a n c o e u r o p e o d e

n e g o c i o s o u E u r o b a n c o , d o n t u n e pa r t i e des c a p i t a u x sera ient fou r -

nis d i r e c t e m e n t p a r la B a n q u e d ' I n d o c h i n e . L ' O p u s Dei se p résen ta i t

c o m m e u n g r o u p e m o d e r n e et « d i f f é r en t », c a p a b l e de dépasse r les

conse rva t i smes de s o u c h e e u r o p é e n n e et chré t i enne , et d o n t les posi-

t ions se r a p p r o c h a i e n t é t r a n g e m e n t d ' « u n pé t a in i sme à l ' amér i -

ca ine ». L a f a m e u s e devise d u M a r é c h a l « t ravai l , famil le , pa t r i e »

se t r a n s f o r m a i t p a r l ' en t r ep r i se de l ' O p u s Dei en « t ravai l , famil le , t e c h n o c r a t i e ».

Les G i s c a r d et l ' O p u s De i

L a fami l le G i s c a r d o c c u p a i t d i g n e m e n t sa c o l o n n e d a n s le Bot t in

m o n d a i n depu i s qu ' e l l e avai t r écupé ré le p a t r o n y m e des d ' E s t a i n g .

P a s d ' a r g e n t à l 'excès , ma i s la t r ad i t i on d u devoi r a u service de

l ' E t a t : de la g r a ine de g r a n d c o m m i s , c o m m e il en ge rme depuis

deux siècles d a n s la bourgeo i s ie f rança ise .

Q u a n d E d m o n d G i s c a r d d ' E s t a i n g revient d ' A l l e m a g n e en F r a n c e

avec sa fami l le en 1926, il va a c c o m p l i r dé so rma i s t ou t e s a car r iè re

a u sein d u pu i s s an t l o b b y colonia l . Ma i s ce h a u t f o n c t i o n n a i r e d u

min i s t è re des F inances savai t aussi se m o u v o i r avec agilité d a n s

l ' a m p l e et c ro i s san te p é n o m b r e qu i s ' é t e n d en t r e le secteur publ ic et

les a f fa i res privées. D é j à en 1939, E d m o n d Gi sca rd d ' E s t a i n g étai t

c h a r g é d u l a n c e m e n t d ' u n e c a m p a g n e visant à fa i re souscr i re des

b o n s d u T ré so r , et avec ses services, il s ' é t a i t replié à L o c h e s p e n d a n t

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l'offensive allemande. Plus tard, en tant que vice-président des Groupements professionnels coloniaux, organisme créé par le gou- vernement de Vichy, Edmond Giscard fit ses preuves en obtenant la plus importante décoration créée par le régime de Pé ta in

Quelques années plus tard, les sociétés du lobby utilisaient pom- peusement quelques vieux noms qui s'étaient illustrés « aux colo- nies », mais elles n'étaient guère actives, car l'époque des belles spé- culations sur les matières premières d'Indochine ou d'ailleurs était finie. Pourtant, l'une des sociétés filiales du groupe, l'ancienne Société financière pour la France et les pays d'outre-mer (SOFFO), s'était encore enrichie avec les indemnisations du gouvernement français au titre des dommages de guerre ! Leur récupération avait même été l'un des buts de la SOFFO. Son président-directeur géné- ral était Edmond Giscard d'Estaing et le plus gros porteur d'actions continuait à être la Banque d'Indochine.

Le procédé employé par Edmond Giscard était simple, comme aux meilleurs temps du pillage colonial : « La SOFFO rachète à vil prix des firmes durement touchées par la guerre d'Indochine et qui n'ont pratiquement plus d'actifs. Mais elles sont, sans le savoir, sur le point de toucher d'importantes indemnisations de l'Etat. M. Edmond empoche et réinvestit, de préférence dans l'immobilier. Au cours de la seule année 1960, la SOFFO phagocyte, en utilisant cette tactique de naufrageur et de prédateur, cinq grosses entreprises de l'ex-Indochine »

Parmi les sociétés que la SOFFO chargeait d'opérations particu- lières, « pour des raisons de convenances techniques et fiscales », selon une méthode financière déjà largement utilisée, se trouvait la Banque des intérêts français (BIF), filiale contrôlée pour plus de la majorité du capital par la SOFFO depuis 1956. Et, de ce fait, c'est à partir de 1962 qu'Edmond Giscard, président de la SOFFO, permet à l'Opus Dei d'acheter un paquet de 34 900 actions de la BIF et que deux membres espagnols de l'Opus Dei, Andrés Rueda Salaberry et Rafaël Termes Carrerô, siègent au conseil d'administration de la banque. Son capital était de 5 millions de francs, répartis de la façon

5. Edmond obtint la francisque n° 918, parrainé par son frère René — francisque n° 250 — et le chef du cabinet du maréchal Pétain (voir Pol Bruno, La Saga des Gis- card, Ramsay, Paris, 1980, p. 79-139).

6. Les Dossiers du Canard enchaîné, n° 1, op. cit., p. 88.

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su ivan t e : 52 % des ac t i ons a p p a r t e n a i e n t à la S O F F O e t 35 % a u

B a n c o p o p u l a r e spano l , c ' e s t -à -d i re , à l ' O p u s Dei. Su i te à cet te n o u -

velle i n j ec t ion f inanc iè re , E d m o n d G i s c a r d réuss i t à m e t t r e à la p o r t e

e n 1963 l ' a n c i e n p ré s iden t de la b a n q u e . D e p u i s lors , la B I F n ' e u t

p lus q u e d e u x g ros a c t i o n n a i r e s : les G i s c a r d et l ' O p u s Dei .

L a p é n é t r a t i o n é c o n o m i q u e d e l ' O p u s Dei en F r a n c e se réal isa

d o n c à p a r t i r de 1962 sous la c o n d u i t e de R a f a ë l T e r m e s C a r r e r ô , q u i

é ta i t a lo r s conse i l le r -dé légué d u B a n c o p o p u l a r e spano l , et d e son

f idèle s u b o r d o n n é A n d r é s R u e d a Sa l abe r ry , q u i d i sposa i t d ' u n

b u r e a u d a n s l ' i m m e u b l e 23, r u e d e l ' A m i r a l - d ' E s t a i n g , le siège de la S O F F O .

L ' a f f a i r e « M e l e u x e t C ie »

E n 1965 o n p r o n o n ç a p u b l i q u e m e n t le n o m des G i s c a r d et de

l ' O p u s Dei à p r o p o s d ' u n s c a n d a l e f inanc ie r o ù p a t a u g e a i e n t des

b a n q u e s et les G i s c a r d d ' E s t a i n g pè re et fils, c o n c e r n a n t u n cer ta in

M e l e u x « suic idé » e n fo rê t de F o n t a i n e b l e a u : a f f a i r e o ù se p ro f i -

lait l ' o m b r e insol i te a u n o m la t in et rel igieux de la S a n t a M a f i a .

T o u t c o m m e n c e le 25 m a r s 1965, q u a n d L o u i s Meleux , p r o p r i é -

t a i re d u c h â t e a u de M a u p e r t h u i s à C h a r t r e t t e s , e n Se ine -e t -Marne ,

est t r o u v é m o r t , t u é d ' u n e bal le de revolver , en forê t d e F o n t a i n e -

b l e a u , a u x e n v i r o n s de P a r i s . L ' a r m e é ta i t à ses côtés et o n p e n s a d ' a b o r d a u suicide.

L o u i s M e l e u x di r igeai t u n e en t rep r i se c h a r g é e de la f a b r i c a t i o n et

d e l ' en t r e t i en d e ma té r i e l fe r rov ia i re , qu i t ravai l la i t essent ie l lement

p o u r la S N C F . Les e m p r u n t s des en t repr i ses t r ava i l l an t p o u r les

c o m p a g n i e s na t iona l i sées son t ga ran t i s p a r la Caisse des m a r c h é s de

l ' E t a t , des collect ivi tés et é t ab l i s sements publ ics . A u d é b u t de 1965,

l a Ca isse é ta i t engagée à h a u t e u r de 2,5 mi l l ions d e f r ancs p a r les

e m p r u n t s c o n t r a c t é s p a r M e l e u x a u p r è s des b a n q u e s privées. A cet te

é p o q u e , celui-ci é ta i t d é j à d a n s u n e s i t ua t i on difficile. U n e b a n q u e

ava i t fa i t r e fuse r des c h è q u e s sans p rov i s ion . Le d i rec teur de la

Ca i s se des m a r c h é s de l ' E t a t , M . B r a n g e r , p r év in t Me leux q u ' u n e

vér i f i ca t ion c o m p t a b l e a u r a i t l ieu le 25 m a r s 1965 a u siège de sa société.