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Un Désir Irrésistible - Penny Jordan

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Natasha n’a jamais compris comment une femme sensée pouvait se laisser guider par son désir pour un homme, au point d’en perdre la raison. Elle qui attend toujours, à vingt-sept ans, de rencontrer l’âme sœur pour « franchir le pas », admet mal, par exemple, le style de vie très libre de sa cousine Emma. Jusqu’au jour où, pour faire plaisir à cette dernière, la jeune femme se rend à une soirée vêtue d’une robe lui appartenant. Une robe incroyablement courte et sexy – si provocante, en fait, qu’elle attire aussitôt sur Natasha l’attention de tous les hommes présentes, et en partifculier de Luke Freres, le célèbre peintre. Lequel n’hésite pas à lui faire ouvertement des avances… Or Natasha se rend compte avec horreur qu’au lieu de la choquer, les propos assez crus du peintre l’excitent étrangement ! S’engage alors en elle une lutte douloureuse entre ses principes moraux et les désirs charnels qu’elle se découvre…

Citation preview

 

 

1.

— Tasha, j'ai besoin de ton aide.

— Qu'est-ce qu'il y a encore? Un autre drame à propos des robes des

demoiselles d'honneur? demanda Natasha Lacey avec humour.

Délaissant un instant son travail, elle leva les yeux vers sa cousine

Emma et lui sourit.

— A ta place, reprit-elle, je renoncerais à vouloir métamorphoser la

sœur de ton cher Richard. Quoi que tu fasses, elle restera toujours une petite

boulotte. Pauvre gosse ! Je me rappelle très bien ce que c'est que d'avoir

quatorze ans, des kilos en trop, et de détester toutes les femmes qui sont

épargnées par ce fléau. D'autant qu'elle est en adoration devant Richard. Votre

mariage ne risque guère de l'enchanter!

— Mais non, il ne s'agit pas de Sara! Pas cette fois, intervint

vivement Emma Lacey. Si seulement ça pouvait être aussi simple !

Natasha se rembrunit en entendant ces propos. De trois ans sa cadette,

Emma était plus qu'une cousine, pour elle : presque une sœur. Elles avaient

grandi ensemble, à l'ombre de la cathédrale qui était l'orgueil de leur petite

ville. Leurs parents entretenaient des liens étroits.

Sans doute parce qu'elle était l'aînée, Natasha avait toujours été la plus

posée, la plus paisible, la plus raisonnable des deux. Ses humeurs et ses

sentiments étaient prévisibles, alors qu'Emma, elle, avait des élans ou des

revirements aussi excessifs qu'inattendus.

En famille, il était tacitement acquis que le décès du père d'Emma —

survenu alors que celle-ci était encore adolescente — expliquait le brusque

changement qui s'était opéré en elle, révélant la facette téméraire et irréfléchie

 

de son caractère. Cela lui avait valu de nombreux ennuis et l'avait même,

parfois, placée dans des situations périlleuses. Un fossé avait fini par se

creuser entre les deux cousines. Rebelle, ennuyée par son existence

provinciale, Emma avait voulu quitter l'école à seize ans et avait « fait les

quatre cents coups », selon l'expression consacrée. Natasha, de son côté, était

entrée à l'université et, avec résolution, avait acquis la formation qu'elle

désirait.

Cependant, l'époque un peu folle de la vie d'Emma était aujourd'hui

révolue. La jeune femme était tombée amoureuse de Richard Templecombe, et

Natasha était la première à s'en réjouir. Le mariage devait avoir lieu dans

moins d'une semaine...

Il fallait admettre que les Templecombe n'étaient pas aussi enchantés de

cette alliance que les Lacey. Bien que les deux familles fussent implantées en

ville depuis plusieurs générations, elles évoluaient dans des univers fort

différents. Les Lacey représentaient l'esprit d'entreprise et la réussite

commerciale : leur aïeul, Jasper, avait monté une affaire près de soixante-dix

ans plus tôt aux abords de la cité, pour finir par devenir le premier fournisseur

d'emploi des environs, avant l'Eglise elle-même. Les Templecombe, en

revanche, mettaient un point d'honneur à dédaigner les choses matérielles.

Leur histoire s'était en partie confondue avec celle de la paroisse bien avant

l'installation des premiers Lacey dans la région. Le père de Richard était le

doyen de la cathédrale; il était aussi, avec son épouse, l'une des figures de

proue de la vie ecclésiastique locale. Tout le monde était convaincu que

Richard finirait par suivre ses traces.

Une pensée soudaine traversa l'esprit de Natasha, alors qu'elle songeait

à tout cela. Inquiète, elle ne put s'empêcher de demander :

— Tu... tu n'as tout de même pas changé d'avis?

— Non... bien sûr que non. Mais Richard, lui, le fera probablement

quand Luke lui aura appris ce que j'ai fait.

 

— Luke? répéta Natasha d'un ton interrogateur.

Tout en énonçant sa question, elle coupa un fil d'un geste habile, se

reculant légèrement pour examiner le ravaudage qu'elle venait d'effectuer.

Après avoir mené plusieurs années d'études et parcouru le monde en tant que

reporter en herbe, elle s'était brusquement rendu compte, à vingt-cinq ans,

qu'elle avait envie de rester dans sa petite cité provinciale de Sutton Minster,

où elle faisait fabriquer de riches tissus brodés. Situation qui ne manquait pas

d'ironie, à ses yeux...

Elle commençait à se faire un nom dans sa partie. Hardiment, elle avait

persuadé son père de diversifier la fabrication des tissus sortis de l'usine

familiale, qui fournissait à l'origine essentiellement les milieux ecclésiastiques.

Des magazines de décoration prestigieux avaient signalé, dans leurs articles, la

qualité des beaux tissus qu'elle avait conçus et cela l'avait à demi lancée. Les

affaires avaient connu un net essor grâce aux demandes des nombreux

Londoniens qui acquéraient des maisons de campagne dans le voisinage...

— Luke? répéta-t-elle. Je ne vois pas de qu...

— Le cousin du père de Richard. Tu ne le connais peut-être pas,

mais c'est un Templecombe jusqu'au bout des ongles, dit Emma d'une voix

agitée. Etroit d'esprit, bigot. Il n'attend qu'une chose: que je commette un faux

pas pour que Richard rompe nos engagements.

Accoutumée aux excès de sa cousine, Natasha observa avec calme :

— Richard a vingt-sept ans, et il est très amoureux de toi. Comment

le Luke en question pourrait-il...

— Mais tu ne comprends pas ! s'exclama Emma. Luke m'a vue sortir de

chez Jake Pendraggon.

Cette fois, Natasha entrevit de quoi il retournait réellement et elle eut un

petit coup au cœur. Elle se garda cependant de le laisser paraître.

Jake Pendraggon s'était installe à Sutton Minster un an plus tôt. C'était

un personnage haut en couleur, d'origine écossaise — ou aimant à le faire

croire. Séduisant et bronzé, doté d'une épaisse chevelure noire et bouclée,

d'une paire d'yeux plus bleus que ceux de Paul Newman, il avait joué sans

 

vergogne de son physique avantageux. Natasha n'avait pas été surprise de

constater qu'il exerçait une attirance irrésistible sur sa téméraire cousine, et

d'apprendre ensuite qu'une relation intime s'était développée entre eux.

Si elle n'avait pas suivi ces événements de près, c'était parce qu'elle avait

passé plusieurs mois à voyager en Italie, au Portugal et en Espagne, pour y

rechercher des modèles et idées de tissus qu'elle voulait faire fabriquer dans

l'usine de son père. Elle avait découvert des matières somptueuses, si belles et

si séduisantes qu'elle en devenait rêveuse rien que d'y songer...

— Tasha, il faut que tu m'aides! s'écriait à présent Emma, la

ramenant à la réalité. Je suis allée voir Jake uniquement pour lui dire que tout

était fini entre nous, que j'aimais Richard. Mais il était en train de rédiger l'un

des chapitres les plus importants de son roman et m'a suppliée de lui donner

un coup de main pour dactylographier ses notes. Nous avons travaillé toute la

nuit. Malheureusement, il a fallu que Luke me voie dans la rue juste au

moment où je sortais de la maison de Jake. En plus, je portais encore la robe

que j'avais pour ma soirée de fiançailles...

Emma esquissa une grimace.

— J'adore cette robe... La mère de Richard n'est pas de mon avis,

bien entendu !

Négligeant cette remarque hors de propos, Natasha se fit bien préciser

les choses :

— Tu es allée chez Jake Pendraggon juste après la fin de ta soirée de

fiançailles, et le cousin de Richard t'a vue quitter sa maison au petit matin?

— Luke est le cousin du père de Richard, mais ce détail mis à part,

oui, c'est exactement ça.

— Et tu n'en as rien dit à Richard? Tu ne lui as rien expliqué?

demanda Natasha d'un air rembruni. Mais voyons, Emma, si Luke n'a rien

révélé sur le moment, pourquoi irait-il le faire aujourd'hui?

— Je l'ai entendu parler avec Mme Templecombe, en passant devant

le salon, l'autre jour. J'étais venue voir Sara et ils ne savaient pas que j'étais là.

La mère de Richard se lamentait, elle aurait voulu que son fils épouse une

 

«jeune fille plus convenable ». Ce sont ses propres mots ! Oh, je sais bien ce

qu'elle pense de moi et ce n'est pas ça qui me tracasse. C'est la réponse de

Luke. Il lui a dit d'un ton plutôt sinistre : « Ils ne sont pas encore mariés. L'un

d'eux peut encore changer d'avis... » Alors, j'ai immédiatement compris...

Emma laissa sa phrase en suspens, comme pour mieux ménager son

effet dramatique.

— Tu as compris quoi ? demanda Natasha.

— Que Luke attendait la dernière minute pour raconter à Richard ce

qui s'était passé. Et je sais à quel moment il va le faire : à la fête de ce soir.

Emma voulait parler de la réception que les Lacey donnaient à leur tour

en l'honneur des futurs mariés.

— Tu te fais des idées, je t'assure, intervint Natasha. Je ne connais

pas Luke, mais s'il avait voulu parler, il l'aurait fait depuis longtemps. Au

demeurant, tu aurais dû mettre Richard au courant toi-même. Il n'est pas trop

tard pour rectifier le tir, d'ailleurs; pourquoi ne t'expliques-tu pas avec lui?

Après tout, s'il s'agissait d'une visite innocente...

— Comment ça, «si»? coupa vivement Emma. Tu ne me crois pas?

— Bien sûr que si. Mais...

— Ah, tu vois ! Tu penses comme moi ! Il y a un « mais ». Et c'est

justement ça qui m'empêche de parler à Richard. Quand nous avons eu cette

petite brouille, tous les deux, je suis sortie plusieurs fois avec Jake. Tout le

monde le sait.

Emma ignora le regard ironique que lui décocha sa cousine, en

entendant cette description édulcorée de la brève et orageuse passion qui

l'avait liée à l'écrivain au vu et au su de toute la ville. Elle poursuivit d'un ton

passablement piteux :

— J'ai déjà dit à Richard que je n'aurais jamais prêté la moindre

attention à Jake, s'il ne m'avait pas battu froid comme il l'a fait. Oh, si je lui

parlais, il ne demanderait pas mieux que de me croire, j'en suis persuadée.

Cela dit, étant donné ma réputation, et comme Luke m'a vue sortir de chez

Jake...

 

— Inutile de m'expliquer l'évidence, coupa Natasha. Tu aurais dû

tout dire à Richard sans tarder.

— Mais je ne l'ai pas fait. Et quand Luke lui aura tout raconté, il

rompra nos fiançailles et ma vie sera fichue, se lamenta Emma. A moins que...

Tasha, je t'en prie, il faut m'aider...

Sévèrement, Natasha répliqua :

— Le mieux que tu puisses faire est de te confier à Richard. Il est

adulte, et ce n'est pas Luke qui l'empêchera de t'aimer et de se marier avec toi.

— On voit bien que tu ne connais pas Luke ! C'est un Templecombe,

je te le répète. Et en pire.

— Comment ça?

— Eh bien, pour commencer, il est très misogyne. D'après Richard, il

n'a cessé de courir les femmes dès son adolescence; seulement, aujourd'hui, il

est encore plus collet monté que Mme Templecombe. Pourtant, il paraît qu'il

était si dévergondé autrefois que sa famille a failli le renier!

— Dans ce cas, il devrait sympathiser avec toi, marmonna Natasha

en prenant une autre pièce de broderie pour l'examiner avec amour.

Elle songea à la disposer sur le vieux coffre en chêne du XVe siècle

qu'elle avait eu le bonheur d'acquérir dans une vente aux enchères locale.

Emma, pour sa part, continua à plaider sa cause.

— Sympathiser avec moi? Sûrement pas! Il est comme tous les

coureurs rangés. Il a conseillé à Richard d'attendre encore un an pour se

marier et lui a même dit que je n'étais peut-être pas le genre de femme qu'il lui

fallait. Comme si une épouse de pasteur devait être absolument comme Mme

Templecombe !

— Oui, n'est-ce pas ? glissa Natasha à mi-voix, en songeant que si

elle laissait sa cousine continuer sur sa lancée, les choses ne tarderaient pas à

prendre des proportions démesurées.

 

— Tu vas m'aider, hein? poursuivit Emma avec une réelle émotion.

Je ne pourrais pas supporter de perdre Richard. Vraiment pas. Avant... avant

nos fiançailles et notre brouille... lorsque je me suis liée à Jake... je croyais que

c'était un homme comme un autre et que je pouvais me passer de lui. Mais

c'était une erreur. Je l'aime. Je l'aime pour de bon. Je sais qu'il m'aime aussi,

seulement...

— Il ne croira pas que tu as aidé Jake Pendraggon à rédiger un

chapitre de son livre pendant toute une nuit. C'est ça?

— Ce serait humain, non? Si la situation était inversée... si c'était lui

qu'on avait vu sortir de la maison d'une ex-maîtresse, j'aurais des doutes, je

l'admets. Ça me ferait très peur.

— Alors, que veux-tu que je fasse? Que j'enlève Luke et que je le

séquestre jusqu'au lendemain du mariage? suggéra facétieusement Natasha.

— Ne sois pas stupide ! coupa Emma.

Natasha songea que sa cousine avait décidément changé. A une certaine

époque, elle aurait sans doute proposé une solution encore plus extravagante

au problème qui la tracassait.

— Non, tout ce que je veux, c'est que tu fasses semblant d'être moi.

Enfin, que tu prétendes que c'est toi que Luke a vue sortir de chez Jake, reprit

Emma.

Ignorant le regard abasourdi de sa cousine, elle poursuivit :

— Après tout, nous nous ressemblons. Nous sommes blondes et

nous avons les yeux gris; nous mesurons à peu près la même taille...

— Nous sommes cousines, pas jumelles, objecta Natasha. Et on ne

risque guère de nous confondre. Pour commencer, je suis plus grande. Et

puis...

— Tasha, je t'en supplie, écoute-moi ! Luke ne me connaît pas très

bien. Il m'a vue pendant quelques heures, c'est tout.

— Vêtue de ta robe de fiançailles, je te le rappelle. Emma, j'aimerais

t'aider...

 

— C'est faux. Tu veux rester bien à l'abri dans ton petit cocon. Je

parie que tu penses que je suis indigne de Richard, comme Luke. Tout le

monde sait que si elle avait dû élire une bru dans notre famille, c'est toi que

Mme Templecombe aurait choisie. Après tout, avant d'aller en fac, vous êtes

sortis ensemble, Richard et toi.

Résolue à couper court à tout chantage affectif et à tout sentimentalisme

inutile, Natasha intervint :

— J'aime beaucoup Richard, je suis ravie que vous soyez amoureux

l'un de l'autre. Quant à être comme ce Luke dont tu parles... à propos, qu'est-

ce qu'il fait, dans la vie?

— C'est un artiste, révéla Emma. Un peintre qui jouit d'une certaine

notoriété, à ce qu'il paraît.

— Luke Templecombe? Je n'ai jamais entendu parler de lui.

— Pas de danger, il utilise un pseudo — Luke Freres.

— Luke Freres? Le Luke Freres? s'exclama Natasha, impressionnée.

— Ecoute, Tasha, aide-moi, je t'en prie. Mon bonheur en dépend,

déclara sa cousine d'un ton mélodramatique.

— Et que voudrais-tu que je fasse? Porter ce soir un écriteau

affirmant : « C'est moi que vous avez vue sortir de chez Jake Pendraggon, pas

Emma » ?

— Ce n'est pas drôle. Tout ce que je veux, c'est que tu m'autorises à

dire qu'il s'agissait probablement de toi, si Luke parle de cette fichue soirée

chez Jake. Après tout, qu'est-ce que ça peut bien te faire? Il n'y a personne

dans ta vie, en ce moment.

— Et ma réputation ne compte pas, bien entendu.

— Pour l'amour du ciel ! Ne sois donc pas aussi vieux jeu.

Franchement, Tasha, tu retardes. Tu dois bien être la seule vierge de vingt-

sept ans qui reste au monde.

10 

 

— Et j'aurais modifié cet état de choses déplorable avec le concours

de Jake Pendraggon? ironisa Natasha, sans se laisser démonter. Allons,

voyons, Emma! Luke Freres est un artiste. Quelqu'un d'observateur. En dépit

de notre vague ressemblance, peux-tu imaginer une seule seconde qu'il

pourrait nous confondre?

— Je me moque bien de ce qu'il croit! C'est Richard que je veux

persuader! Mais j'aurais dû me douter que tu refuserais. Tu tiens tellement à

ta réputation de sainte-nitouche que tu aimerais mieux me voir séparée de

Richard. Tu préférerais me briser le cœur !

— Ne fais pas de mélodrame, s'il te plaît. Luke Freres ne dira

certainement rien à Richard. Mais au cas où il parlerait...

— Tu feras ce que je t'ai demandé! Oh, Tasha, merci ! Merci !

Natasha fronça les sourcils. Elle ne s'était certes pas apprêtée à faire une

déclaration de ce genre. En fait, elle allait conseiller à sa cousine de révéler

franchement les faits à son fiancé. Mais Emma était transportée de joie. Elle

sautillait comme une gamine, dans la pièce mansardée où Natasha avait

improvisé son atelier, au quatrième étage de sa petite demeure. Lui envoyant

des baisers du bout des doigts, elle s'éclipsa vers le seuil.

— Tu ne peux pas savoir ce que ça signifie pour moi ! s'exclama-t-

elle. Luke ne peut plus rien contre nous, maintenant. Oh, Tasha, tu me sauves

la vie !

— Emma, attends, voyons ! lança Natasha.

Mais il était déjà trop tard. Sa cousine avait ouvert la porte et dévalait

l'escalier en criant :

— Pas le temps de traîner! J'ai un essayage et je suis déjà en retard !

A ce soir !

11 

 

— Tasha, mais où étais-tu passée? Tu sais bien que nous sommes

attendues à 20 heures ! C'est dans une demi-heure à peine...

Natasha s'immobilisa sur le seuil de la chambre où elle avait grandi et

qu'elle utilisait encore chaque fois qu'elle séjournait à Lacey Court, le domaine

de ses parents.

Emma se trouvait au centre de la pièce, vêtue d'une combinaison de

satin blanc et de dentelle conçue pour mettre en valeur son joli hâle, les

rondeurs de sa poitrine et ses jambes fuselées. C'était une tenue ravissante,

mais tout juste convenable.

— Si c'est ça que tu comptes porter au dîner de ce soir, à mon avis, tu

commets une erreur, intervint Natasha en observant la toilette d'un air pensif.

Emma lui décocha un large sourire.

— Ne te fiche pas de moi ! Comme si j'allais mettre un truc pareil !

— C'est pourtant toi qui t'es présentée en pagne haïtien et en Bikini

le jour de ton dix-huitième anniversaire, non?

— Juste pour provoquer un peu. D'ailleurs, ça fait une éternité !

— Oui, au moins cinq ans, ironisa Natasha. Si tu ne veux pas que les

parents de Richard te surprennent dans cette tenue, tu ferais mieux de te

sauver dans ta chambre et de finir de t'habiller.

— Dans une minute. Ma robe est de soie, elle se froisserait, si je

m'asseyais dessus. Ecoute, j'ai pensé que tu pourrais te coiffer comme moi, ce

soir. Et puis si tu pouvais aussi porter ça...

Emma tendit le bras derrière elle et saisit à tâtons le vêtement qu'elle

avait posé sur le lit, le brandissant devant sa cousine.

— C'est ta robe de fiançailles, remarqua cette dernière.

— Précisément. Si tu l'as sur toi ce soir, ça convaincra Luke que c'est

toi qu'il a vue, et non moi.

— Mais voyons, Emma, il sait bien que c'est toi qui portais cette

robe! Et puis, elle ne m'irait pas. J'ai au moins dix centimètres de plus que toi

et mon tour de poitrine est un peu plus fort que le tien.

12 

 

— Si, ça t'ira. Le bustier est très découpé et on porte les jupes bien

plus courtes, cette année.

— Aussi courtes, sûrement pas.

— Mais tu m'avais promis ! s'écria Emma.

Et ses doux yeux gris, si semblables à ceux de sa cousine, s'humectèrent.

Natasha avait beau savoir que c'étaient des larmes de crocodile, et qu'Emma

usait et abusait de ce stratagème pour parvenir à ses fins depuis qu'elle était

toute petite, elle ne pouvait s'empêcher d'être sensible à cette habile comédie.

« Il n'est pas question que je lui cède, cette fois », pensa-t-elle néanmoins. Elle

serait ridicule, dans la robe d'Emma. Sa cousine aimait les couleurs vives, les

tissus brillants, les vêtements à la mode. Pourtant, quand elle s'était fiancée,

elle avait décidé contre toute attente qu'une petite robe noire toute simple

plairait davantage aux parents de Richard. Il en aurait sans doute été ainsi, si

elle n'avait cédé, à la dernière minute, à la tentation d'acheter une tenue qui,

en dehors de sa couleur, n'avait rien de commun avec le vêtement qu'elle

comptait acquérir au départ !

La robe était dotée de manches longues, certes. Mais son bustier était

fendu presque jusqu'à la taille, devant comme dans le dos. Elle était coupée

dans un jersey noir si fin et si délicat qu'il évoquait un tissu de soie. Quand

Emma avait arboré cette robe, chacun avait pu deviner qu'elle la portait à

même la peau, ou presque. Ce que n'avaient manqué d'apprécier les hommes

les moins collet monté conviés à la soirée...

Pour porter une telle toilette, il fallait l'aplomb d'une Emma. Natasha,

elle, n'aurait jamais osé la mettre. Elle s'apprêtait à le dire à sa cousine lorsque

la porte de la chambre s'ouvrit, livrant passage à sa mère.

Tout comme Emma, Mme Lacey raffolait des vêtements — et ils le lui

rendaient bien, songea Natasha en examinant sa mère avec admiration.

Grande, toujours très mince, elle portait une robe de soie gris perle de coupe

très épurée. Des diamants brillaient à ses oreilles, et elle était impeccablement

coiffée et maquillée. Ainsi vêtue, elle incarnait l'épouse idéale, élégante et

raffinée, d'un homme riche et bienveillant.

13 

 

Elle fronça les sourcils en voyant les deux jeunes femmes et s'exclama

presque aussitôt :

— Ah, Emma, tu es là! Voyons, ma chérie, tu devrais être déjà prête.

Je retiendrai les invités au bas de l'escalier pour le moment où tu feras ton

appari... Mais qu'est-ce qu'il y a? Tu pleures?

— C'est à cause de Tasha. Je voulais qu'elle porte cette robe, mais

elle refuse. Elle veut descendre dîner dans cette affreuse robe beige qu'elle met

depuis des années. Alors qu'on devait tous être en blanc, gris et noir pour aller

avec ton sublime service de Meissen. Elle va tout gâcher !

— Vraiment, Tasha, dit Mme Lacey d'un ton désapprobateur,

pourquoi crées-tu des difficultés? Tu ne peux tout de même pas porter cette

horrible chose beige !

— Et ça non plus, lui répliqua Natasha, songeant que sa cousine

cherchait à la manœuvrer mais ne perdait rien pour attendre. Tu sais bien... la

petite robe si discrète qu'elle portait le jour de ses fiançailles... celle qui a failli

faire faire une crise d'apoplexie à l'archidiacre!

— Oh, cette robe-là...

— Tasha exagère, intervint Emma. Cette robe est très bien. Je

voudrais qu'elle la porte pour qu'elle soit à son avantage. Elle ne tire jamais

parti de son physique, tu le dis toi-même, tantine. Si elle se coiffait un peu,

comme moi, au lieu de porter un chignon de duègne, et si elle mettait quelque

chose de flatteur... Il serait grand-temps qu'on sache à quel point elle est

séduisante! Tu sais, j'ai même entendu Mme Templecombe dire à Sara qu'elle

ne devait pas s'inquiéter de la mine qu'elle aurait dans sa robe de demoiselle

d'honneur, parce que de toute façon, Tasha serait plus moche qu'elle.

In petto, Natasha maudit sa cousine et son sens de la manipulation. Sa

mère éprouvait une antipathie maladive envers Mme Templecombe — couplée

au désir de l'éclipser en tout. Oh, c'était un désir très maîtrisé, de femme bien

élevée. Cependant...

14 

 

— Vraiment? s'exclama Mme Lacey d'un air rembruni. Emma a

raison, ma chérie. Tu serais merveilleuse, dans cette robe. Tu es grande,

élancée : cela t'irait à ravir.

— Ah oui? Et que dis-tu de ça? répliqua Natasha en plaquant la robe

devant elle, afin que sa mère puisse juger de l'effet plongeant de son

vertigineux décolleté.

— Cette tenue est parfaitement décente, intervint Emma. On dirait

juste...

— Qu'elle va glisser des épaules de celle qui la porte d'une seconde à

l'autre, coupa Natasha. Inutile d'insister. Je ne la mettrai pas.

— Malheureusement, tu vas y être obligée, lui répondit sa cousine,

tout en réussissant la prouesse de paraître à la fois coupable et triomphante.

Tu comprends, j'ai passé ta garde-robe en revue, en arrivant, et...

Sans attendre qu'elle ait fini sa phrase, Natasha se rua vers son armoire

et en ouvrit tout grand les portes, regardant fixement l'espace vide qui se

trouvait devant elle. En principe, elle y conservait un certain nombre de

vêtements : robes de soirée, tenue de jardinage, un ou deux tailleurs... Mais

visiblement, cette rouée d'Emma était passée par là.

— Je ne porterai pas cette robe, Emma! s'exclama-t-elle avec colère.

Même si je dois rester enfermée ici toute la nuit.

— Voyons, tu ne peux pas faire ça, ma chérie, intervint sa mère.

Pense à ce qu'on dira. A ce que dira la mère de Richard. Non, il faut que tu

mettes cette robe, comme Emma te le conseille. Je suis sûre qu'elle t'ira à

merveille.

— Moi aussi ! affirma Emma avec conviction. Et nous avons juste le

temps de te coiffer comme il faut.

— Je te remercie, mais je suis parfaitement capable de le faire moi-

même, rétorqua Natasha.

Elle se savait prise au piège et eût volontiers étranglé sa cousine lorsque

celle-ci lui lança en s'éclipsant :

— N'oublie pas ta promesse... Si Luke...

15 

 

Natasha faillit lui rétorquer qu'elle avait changé d'avis, mais n'en fit

pourtant rien. Si Luke Freres tentait de semer la zizanie entre sa cousine et

Richard, elle se sentirait tenue d'intervenir. Car Emma, si frivole et étourdie

qu'elle fût, aimait sincèrement son fiancé; et depuis qu'elle le connaissait, elle

avait vraiment tenté de modifier son comportement pour se conformer aux

idéaux des Templecombe.

Plus vite Richard et Emma seraient délivrés des contraintes imposées

par cette famille, plus ils auraient de chance de réussir leur vie de couple,

Natasha en était secrètement convaincue. C'était une bonne chose que la

première paroisse de Richard fût située au fin fond du Northumberland, où il

pourrait échapper aux critiques et au désir d'ingérence de sa mère. Car, si on

lui en accordait la possibilité, Emma deviendrait sans doute une excellente

épouse de pasteur — même si son comportement n'était pas tout à fait

orthodoxe. Car elle aimait sincèrement les autres et se préoccupait de leur

sort. On n'aurait pu en dire autant de Mme Templecombe, qui attendait de

tout un chacun qu'il se conforme aux règles de vie qu'elle s'imposait à elle-

même!

Vingt minutes plus tard, alors que, déjà, les premiers invités se

présentaient, Natasha se tenait devant son miroir, atterrée par le reflet qu'il lui

renvoyait.

Elle s'était lavé les cheveux et les avait coiffés pour leur donner l'allure

stylée qu'Emma imprimait aux siens. Ainsi, elle avait effectivement une vague

ressemblance avec sa cousine, bien qu'elle portât les cheveux plus longs et

n'eût pas la même petite frange canaille.

Mais pour ce qui était de la robe... L'ourlet s'arrêtait cinq bons

centimètres au-dessus de ses genoux. Quant au profond décolleté en V qui

s'ouvrait au dos et sur le devant du bustier, il était pratiquement fendu jusqu'à

la taille, révélant plus que nécessaire la naissance de ses seins. On avait

l'impression que sa poitrine allait apparaître au moindre mouvement. Aucun

risque, pourtant, car deux pièces de fin tissu, habilement placées à l'intérieur,

la maintenaient en place, évitant pareille catastrophe. Le clan Templecombe

16 

 

ne serait point offusqué dans sa pudeur... et Natasha n'avait aucune excuse

pour ne pas porter cette fatale toilette, ainsi qu'elle l'avait escompté.

— Ah, enfin, tu es prête...

Natasha fit volte-face, oubliant aussitôt sa propre apparence à la vue de

sa cousine. Emma portait une robe de soie grise avec un grand col blanc, des

poignets à revers et une jupe en forme de corolle qui la faisait paraître délicate

et fragile. L'ensemble semblait conçu pour une jeune puritaine très collet

monté.

— Je t'ai apporté ça, dit-elle, je sais que tu n'en as pas.

Elle brandissait devant elle des bas de soie noire et des escarpins de

satin, noirs eux aussi.

— Tu as vraiment tout prévu, hein? dit Natasha en serrant les

mâchoires. Pour que j'aie l'air d'une dévergondée à côté de ma discrète petite

cousine...

— Ce n'est pas du tout l'effet que tu donnes. Tu es éblouissante, dit

Emma avec une envie manifeste.

Natasha comprit qu'Emma aurait préféré porter la robe noire et songea,

non sans humour, qu'elle aurait elle-même été plus à l'aise dans la tenue

guindée de sa cousine.

— C'est ta mère qui a choisi ma robe, reprit cette dernière. Pour faire

bonne impression.

— Ce but sera atteint, sois tranquille..., soupira Natasha. C'est bon,

Emma, je cède, mais uniquement parce que tu ne me laisses pas le choix — et

parce que tu tiens vraiment à être acceptée par la famille de Richard. Pourtant,

à mon avis, c'est en restant toi-même et en t'affirmant face à Mme

Templecombe que tu gagnerais leur respect. Richard t'aime telle que tu es. S'il

avait recherché la copie conforme de sa mère, il aurait choisi...

17 

 

— Louise Grey, je sais. Mais sa mère l'ignore, elle. Elle reste

convaincue qu'un miracle est encore possible d’ici la noce, que Richard finira

par ouvrir les yeux et comprendre que c'est Louise qu'il aime, et non moi. Et

avec le soutien de cette brute de Luke... Si tu avais vu comment il me regardait,

le soir des fiançailles !

— Avec une tenue pareille, ça n'a rien d'étonnant ! Allons, Emma,

cesse de faire l'enfant. Aucun homme digne de ce nom...

— Tu n'y es pas, pas du tout ! Au contraire : on aurait dit qu'à ses

yeux j'étais... une misérable crotte. Quel affreux bonhomme ! Si tu avais été là,

tu me comprendrais...

Natasha n'avait pu assister à la soirée de fiançailles de sa cousine parce

qu'elle était en voyage d'affaires à l'étranger, à l'époque, tentant de persuader

un Italien obstiné de céder à son père le droit de reproduire certaines de ses

créations pour le marché anglais.

— Ecoute Tasha, il va falloir que je descende, reprit Emma. Je te suis

très reconnaissante de ton aide. Je ne sais pas ce que je serais devenue, si tu ne

m'avais pas proposé un coup de main.

— Proposé ? répéta Natasha d’un ton indigné.

Mais déjà sa cousine s’était éclipsée, refermant la porte derrière elle.

18 

 

2.

« J'ai toujours détesté porter des bas », pensa Natasha avec humeur. Sa

cousine n'avait d'ailleurs pas oublié qu'ils faisaient défaut dans sa garde-robe,

puisqu'elle avait aussi pensé à lui prêter un porte-jarretelles. Quant aux talons

hauts... Elle avait la sensation d'être perchée sur des échasses et de dominer

toutes les femmes présentes d'au moins une tête.

Pourquoi avait-elle l'impression d'être le point de mire de tous les

regards? Parce qu'elle avait une tenue inhabituelle? Ou parce qu'elle était plus

grande que sa cousine et que cette robe, sensuelle et séductrice sur Emma, lui

semblait produire un effet plus osé encore sur sa propre personne? Un peu

comme si elle avait proclamé qu'elle était une femme disponible, une femme à

prendre...

En tout cas, elle n'avait jamais eu droit à autant de regards admiratifs de

la part des hommes et de coups d'œils désapprobateurs de la part de leurs

compagnes. Pourtant, il y avait à peine une demi-heure que la soirée avait

commencé. C'était une expérience qu'elle ne renouvellerait certes pas ! pensa-

t-elle avec irritation tout en manœuvrant pour échapper à l'un des vieux oncles

de Richard, qui tentait de l'attirer à l'écart pour la quatrième fois depuis le

début de la fête.

— Je vois que tu plais beaucoup à l'oncle Rufus, lui glissa

facétieusement Emma en survenant auprès d'elle.

— II devrait avoir honte, à son âge, rétorqua aigrement Natasha.

Quant à toi, tu ne perds rien pour attendre! Je ne suis pas dupe de ton coup

monté, figure-toi. Tu as l'air d'une petite sainte et moi, d'une courtisane...

19 

 

Emma se mit à pouffer.

— J'ai hâte de voir la tête que fera Richard, dit-elle. Il a été retenu, il

n'arrivera qu'après le dîner. Il amène Luke avec lui.

Non sans nervosité, elle ajouta :

— Tu ne me laisseras pas tomber, hein ? Je ne pourrais pas

supporter de perdre Richard. Je n'aurais jamais cru que je deviendrais aussi

dépendante de quelqu'un, tiendrais tant à lui. Ça me fait presque peur.

L'expression sévère de Natasha se radoucit.

— Luke Freres n'a sûrement pas l'intention de vous séparer. Mais je

tiendrai ma parole, Emma. Même si je t'en veux mortellement de m'avoir

obligée à m'exhiber dans cette tenue. Et à mettre des bas. Tu sais bien que j'ai

ça en horreur.

— Vraiment? rétorqua malicieusement sa cousine. Les hommes en

raffolent, eux. Richard dit qu... Oh, zut, voilà Mme Templecombe. Je me

sauve!

— Trouillarde, va! lui souffla Natasha.

Mais déjà, Emma s'était habilement fondue parmi les invités, la laissant

affronter seule la redoutable mère de Richard. Celle-ci la regarda d'un air

renfrogné, en commentant :

— En voilà une surprise, Natasha. Nous ne nous attendions guère à

vous voir dans une telle tenue.

Dans une petite ville comme la leur, tout le monde connaissait tout le

monde, et chacun se croyait autorisé à émettre des commentaires sur la

conduite des autres — même quand ceux-ci avaient largement passé l'âge de

les subir. Cependant, Natasha n'avait jamais accordé grande importance aux

jugements de l'épouse du doyen.

— C'est la robe que portait Emma le soir de ses fiançailles, non ?

reprit Mme Templecombe. Je lui ai fait savoir qu'elle était très inconvenante.

— C'est pourquoi elle me l'a donnée, déclara tranquillement

Natasha.

20 

 

Si elle désapprouvait la conduite de sa cousine, elle n'était pas prête

pour autant à renchérir sur les critiques de la future belle-mère de celle-ci.

— Eh bien, je suis surprise que vous la portiez.

— Je travaille, Mme Templecombe, et mon métier ne me permet

guère de consacrer du temps et de l'argent à de coûteuses toilettes. Je suis très

reconnaissante à Emma de me l'avoir prêtée.

La mère de Richard parut accepter ce mensonge.

— Certes. Il est plutôt téméraire de votre part d'avoir ouvert cette

boutique pour vendre au grand public des tissus destinés au milieu

ecclésiastique, commenta-t-elle d'un ton désapprobateur.

Agacée, Natasha faillit lui répliquer qu'il ne s'agissait pas de vêtements

« consacrés ». Elle se domina, se contentant de dire :

— Ma foi, ils sont très en vogue en ce moment et ceux qui aiment la

grande qualité traditionnelle en sont très friands.

— Ah, vous voilà, Lucille! s'écria soudain Helen, la tante de Natasha,

en survenant auprès d'elles et en glissant son bras sous celui de Mme

Templecombe. Quel dommage que je ne puisse vous faire visiter le jardin

avant le dîner ! Je tenais à vous montrer les nouvelles plates-bandes. Nous y

avons planté des roses anciennes, des campanules et des mauves. Un vrai régal

pour les yeux !

Adressant un sourire reconnaissant à Helen, Natasha s'esquiva.

Plus tard ce soir-là, comme il faisait bon, à la fin du dîner, les invités

purent franchir les portes-fenêtres du salon afin de s'égailler sur la terrasse

donnant sur les jardins. Fuyant les compliments importuns de ses admirateurs

et les regards noirs de leurs épouses, Natasha se réfugia elle aussi au-dehors,

aspirant à pleins poumons l'air nocturne tiède et parfumé.

Dans le lointain, les cloches de la cathédrale sonnèrent. C'était l'un des

bruits familiers que préférait la jeune femme, dont la petite maison était située

à l'ombre du clocher.

21 

 

Cependant, si elle aimait la cathédrale, les somptueuses cérémonies

religieuses qui y avaient lieu et les riches tissus brodés que l'entreprise de son

père fournissait au clergé local, Natasha rêvait d'un mariage tout simple, dans

une petite église de campagne, avec pour seul luxe les fleurs du jardin de sa

tante et pour uniques invités sa proche famille et quelques amis choisis.

Elle n'enviait nullement les noces somptueuses auxquelles Emma aurait

droit. Ce qui provoquait sa nostalgie, c'était de savoir que sa cousine

connaissait les joies d'un amour partagé. Aimer un homme, ne faire qu'un avec

lui : Natasha avait toujours eu ce désir.

Quand donc cesserait-elle de nourrir des élans aussi immatures? se

demanda-t-elle. Car elle était lucide. Le mariage était loin d'être une sorte

d'état idéal... Et pourtant, il y avait des moments où, comme ce soir, en

humant l'air embaumé du jardin, elle se laissait aller à d'impossibles rêveries.

Otant ses escarpins, elle s'avança jusqu'à l'extrémité de la vaste terrasse.

Tandis qu'elle contemplait les parterres de fleurs plongés dans une douce

pénombre, deux mains se posèrent sur ses épaules, par-derrière, et une voix

familière s'exclama :

— Emma chérie, te voilà !

Faisant aussitôt volte-face, elle répondit :

— Désolée, Richard, mais ce n'est que moi, Natasha.

— Tasha ! Ça alors !

L'intonation incrédule du jeune homme aurait amusé Natasha, en

d'autres circonstances. Mais à ce moment-là, la réaction de Richard lui donna

une conscience plus aiguë encore de sa propre solitude.

— Un instant, j'ai cru que... Vous êtes si différentes, d'habitude,

Emma et toi! Je ne vous aurais jamais confondues. Tu... tu es tellement

changée...

Richard se tut, tel un homme qui a le sentiment de s'enferrer davantage

à chaque seconde qui passe. Généreusement, Natasha voulut le mettre à l'aise.

22 

 

— Je te fais la grâce de prendre ça pour un compliment, même s'il

est involontaire. Tu trouveras Emma dans le grand salon, auprès de ta mère.

— Tasha, je te prie de m'excuser. Je ne voulais pas... Je suis si

amoureux d'Emma que je la vois partout... Au fait, pourquoi portes-tu sa robe?

Ce n'est pas le genre de toilette que tu mets, d'habitude, non? enchaîna

maladroitement le futur marié.

— Vraiment? répliqua-t-elle.

Elle le vit rougir et, sans trop savoir pourquoi, s'irrita de constater qu'il

la prenait pour une femme n'ayant ni la capacité ni le désir d'être sensuelle.

Mais alors qu'elle allait lui en faire la remarque, elle constata soudain qu'il

n'était pas venu seul.

Au même instant, cessant brusquement de la contempler, Richard

énonça avec chaleur :

— Luke, je te présente la cousine d'Emma, Natasha. Tasha, voici

mon cousin Luke. Enfin, le cousin de mon père, pour être plus exact.

Tandis qu'elle se détournait vers le peintre, Natasha se sentit

inexplicablement tendue et nerveuse. L'homme qui se tenait non loin d'eux

avait l'allure de tous les Templecombe, avec sa haute silhouette, ses traits bien

dessinés, son épaisse chevelure noire. Mais la nature l'avait également doté de

caractéristiques qui n'appartenaient qu'à lui, constata-t-elle, non sans malaise.

Alors que Richard et son père arboraient en permanence une expression

bienveillante, empreinte de bonté même, le visage du nouveau venu exprimait,

lui, un franc cynisme. Au lieu d'être bruns, comme ceux de Richard, ses yeux

étaient très clairs ; ils semblaient ne refléter la lumière que pour mieux

masquer les sentiments qu'ils exprimaient. Luke était aussi plus grand et plus

athlétique que son cousin. Natasha, qui n'avait jamais éprouvé la moindre

curiosité sensuelle à l'égard d'un homme, ne put s'empêcher de se demander à

quoi ressemblerait celui-là, s'il était nu devant elle...

23 

 

Elle tressaillit, un peu comme si elle avait reçu une décharge électrique,

tandis qu'il déclarait d'une voix neutre et égale :

— La cousine d'Emma. Oh, oui ! Il me semblait bien avoir reconnu

cette robe.

— Moi aussi, dit Richard. En fait, j'ai d'abord cru qu'il s'agissait

d'Emma.

— Vraiment? fit Luke.

Il haussa les sourcils, comme pour signifier que tout cela ne l'intéressait

guère, et reprit hâtivement :

— Nous ferions mieux d'entrer. Ta fiancée va se demander...

Il laissa sa phrase en suspens, mais Natasha n'eut aucun mal à achever

sa pensée. « ... Si vous lui avez aussi emprunté son fiancé, et pas seulement sa

robe », voulait dire Luke. Blessée par ses insinuations, la jeune femme faillit

répliquer vivement. A quoi bon se quereller avec lui, pourtant? se raisonna-t-

elle.

Elle s'éloigna d'eux, se rendant compte trop tard qu'elle avait abandonné

derrière elle les escarpins qu'elle avait ôtés.

— Vous n'oubliez rien? demanda Luke.

Faisant volte-face, elle s'aperçut qu'il brandissait ses chaussures. Au

diable Luke Freres ! Il avait décidément un regard de faucon. Sans doute était-

il habitué, en tant que peintre, à ne négliger aucun détail... Alors qu'il venait

vers elle, elle sentit son pouls s'accélérer et, au moment où elle tendait la main

pour saisir ses escarpins, elle remarqua avec acuité le contraste que formaient

sa peau claire et son ossature fine avec les doigts et le poignet bruns et virils de

son interlocuteur.

Furieuse contre elle-même, elle lui arracha presque ses chaussures, en

marmonnant un vague merci.

Pressé de rejoindre Emma, Richard était déjà entré dans le salon et la

jeune femme regretta que son antipathique cousin ne l'eût pas suivi.

24 

 

Quand elle eut chaussé le premier escarpin, elle se redressa à demi pour

passer l'autre. Soudain, elle vacilla et, dans un mouvement involontaire, se

tordit la cheville. Avant qu'elle ait eu le temps de réagir, Luke Templecombe

déclara d'un ton nonchalant :

— Vous permettez?

Déjà, il lui tendait le deuxième escarpin, qu'il avait ramassé, et elle n'eut

pas d'autre choix que d'accepter son aide, tandis qu'il s'agenouillait à demi et

lui disait avec une intonation railleuse :

— Vous feriez mieux de prendre appui sur mon épaule. Le dallage

est très inégal. Mais bien entendu, les femmes ne se préoccupent jamais de ce

genre de détail, lorsqu'elles choisissent une toilette.

Natasha allait répliquer, mais elle se figea brusquement en sentant les

doigts de Luke se refermer autour de sa cheville.

— Des bas de soie, murmura-t-il.

Puis, de façon incroyable, ses doigts remontèrent le long de la jambe de

Natasha et s'immobilisèrent un instant au niveau du genou, avant de se

risquer hardiment sur sa cuisse. Pendant quelques secondes, la jeune femme

se sentit si mortifiée qu'elle ne put émettre le moindre son. Elle tremblait

d'indignation et, quand elle recouvra enfin l'usage de la parole, elle parvint

seulement à dire d'une voix étranglée :

— Mais de quel droit osez-vous? Qui vous a permis...?

— Vous, lui dit-il laconiquement. Une femme qui porte des bas de

soie noire et une robe de ce genre désire qu'on la regarde et qu'on la touche.

— Quel culot! s'écria-t-elle, tout à fait furieuse. J'imagine que vous

faites partie de ces hommes qui prétendent que le viol n'existe pas ? Qu'une

femme qui dit « non » pense « oui » en réalité ! Si je porte cette robe, figurez-

vous, ce n'est pas pour le répugnant motif que vous avez avancé mais parce

que...

25 

 

Elle s'interrompit tout net, se rendant compte qu'elle ne pouvait

justement pas lui révéler la raison qui l'avait amenée à se vêtir ainsi. L'ayant

dévisagé un instant sans mot dire, elle constata qu'il la considérait d'un air

railleur.

— Oh, allez au diable ! s'exclama-t-elle.

Et, le plantant là sans façons, elle s'éloigna avec vivacité, ignorant le rire

moqueur qui résonnait dans son dos. Elle était si bouleversée qu'elle en

tremblait. Si elle l'avait pu, elle aurait volontiers arraché sa robe et ses bas

pour les jeter au feu, afin de se décharger de son sentiment de rage et

d'humiliation.

Personne ne l'avait jamais insultée ainsi... Personne n'avait jamais

éveillé en elle des émotions aussi violentes et aussi contradictoires en un si

bref laps de temps.

Oui, Emma avait raison. Luke était un homme écœurant, détestable, et

dangereux. Très dangereux, même !

26 

 

3.

« C'est à cause de la robe », pensa Natasha une demi-heure plus tard

alors qu'elle quittait sa chambre, où elle s'était réfugiée un moment afin de se

remettre de ses émotions.

Car il ne pouvait s'agir d'autre chose, n'est-ce pas? Elle n'avait pu lui

donner l'impression, par son comportement, qu'elle avait envie de... Ça non !

Elle déglutit péniblement, gagnée par une nervosité insidieuse. En dépit

de la colère et du choc qu'elle avait subi, elle n'était pas sans avoir ressenti un

plaisir fugitif mais bien réel lorsque les doigts de Luke s'étaient aventurés sur

sa peau.

Tandis qu'elle s'immobilisait un instant sur le seuil du salon de

réception et contemplait le tableau familier qui s'offrait à ses regards, il lui

sembla presque avoir rêvé la scène qu'elle venait de vivre.

«L'ennui avec toi, ma fille, c'est que tu es un peu trop habituée à ce que

les hommes ne t'accordent pas plus de sensualité qu'à une vieille chouette de

soixante-dix ans, songea-t-elle. Où est passé ton sens de l'humour? N'importe

quelle femme aurait été flattée par l'attitude de Luke... »

Comme elle survolait la pièce du regard en se demandant ce qu'aurait

pensé Mme Templecombe de cet intermède osé, elle repéra Emma et Richard

côte à côte, se regardant les yeux dans les yeux, tels deux amoureux seuls au

monde.

— Alors, vous avez fini de bouder?

La jeune femme frémit, en entendant ces mots prononcés d'une voix

douce au creux de son oreille. Un frisson la parcourut de la tête aux pieds et ce

fut à grand-peine qu'elle se retint de faire volte-face. Elle répliqua d'un ton sec:

27 

 

— Bouder, moi? J'ignore ce que cela veut dire. Excusez-moi, mais je

dois aller aider ma mère.

— Un instant !

Cette fois, Natasha ne put s'empêcher de se retourner en sentant les

doigts de Luke Templecombe se refermer sur son poignet. Prise de panique,

elle murmura d'un ton furieux :

— Lâchez-moi, s'il vous plaît! Mais qu'est-ce qui vous prend? Ça

vous excite de... de vous imposer ainsi à une femme?

Il lui décocha un sourire presque féroce, qui la fit frémir intérieurement.

— Et vous, ça vous émoustille, de vous offrir aux hommes —

visuellement, du moins?

Natasha se rendit compte qu'elle avait serré instinctivement les poings.

Et que rien n'aurait pu lui faire davantage plaisir que de souffleter l'homme

qui lui faisait face. Cela la réduisit au silence. Personne ne lui avait jamais fait

éprouver de tels sentiments... ou ne l'avait insultée ainsi.

— Figurez-vous que je porte cette robe parce qu'elle me plaît,

déclara-t-elle.

— Vraiment? Ce n'est pas pour le plaisir d'être regardée, plutôt ?

Soyez donc honnête ! Quand une femme s'habille de cette façon, c'est pour

éveiller l'intérêt sexuel des hommes.

Natasha demeura muette. Elle ne trouvait rien à répondre. Ce qu'il

venait d'énoncer était tellement vrai ! Elle-même l'avait répété tant de fois à

Emma !

— Cependant, je suppose qu'une femme naïve et irréfléchie pourrait

porter une toilette de ce genre afin de plaire à un homme en particulier... en

oubliant, dans son... ardeur, qu'elle risque de provoquer le même effet sur les

autres membres du sexe masculin, ajouta Luke.

Un instant, Natasha le dévisagea. Puis elle dit d'une voix rauque :

— Si c'est une façon de vous excuser...

28 

 

— Pas le moins du monde ! J'estime que je n'ai rien à me faire

pardonner.

Il lui relâcha le poignet et, tout en frottant sa chair qu'il n'avait pourtant

nullement meurtrie, Natasha le foudroya du regard.

— Estimez-vous heureuse que je n'aie touché que votre jambe, lui

susurra-t-il en s'inclinant vers elle. Le fait de voir que vous avez les seins nus

sous cette soie noire appelle à bien d'autres audaces, croyez-moi.

Personnellement, j'ai toujours considéré qu'une femme dotée d'une poitrine

opulente ne devrait jamais se passer d'un soutien-gorge, mais j'admets que

vous m'avez fait changer d'avis. Cela dit, un simple fourreau ras le cou aurait

eu autant de séduction et infiniment plus de subtilité.

Elle en demeura estomaquée.

— Vous avez l'air aussi surprise que le petit chaperon rouge lorsque

sa grand-mère se transforme en loup! railla Luke. Vous n'ignoriez tout de

même pas l'effet que produirait votre toilette?

Du coin de l'œil, Natasha s'aperçut que Mme Templecombe regardait

dans leur direction d'un air rembruni. Ne voulant surtout pas que la mère de

Richard s'aperçoive qu'elle était bouleversée, elle ignora le commentaire de

Luke et déclara avec une gaieté forcée :

— Richard et Emma forment un beau couple, n'est-ce pas? Je crois

qu'ils seront très heureux ensemble.

— Vraiment ? ironisa Luke. Personnellement, je les trouve on ne

peut plus désassortis. Votre cousine est la fille la plus écervelée que j'aie jamais

rencontrée, alors que Richard est coulé dans le même moule que son père.

C'est un jeune homme sérieux, très dévoué, qui s'est laissé troubler par un joli

visage et un corps aguichant. Il ne s'écoulera pas six mois avant qu'Emma

s'ennuie à mourir dans son rôle de femme de pasteur et recherche de nouveau

le genre de diversion que je l'ai surprise à s'accorder l'an dernier.

29 

 

Natasha s'aperçut que son cœur battait la chamade, comme si elle venait

d'être placée face à un danger inattendu. Et ce danger, c'était Luke, comprit-

elle. Oui, cet homme menaçait le bonheur d'Emma. Tout comme il la mettait

elle-même en péril, elle le sentait.

— Mais que cherchez-vous à insinuer? demanda-t-elle d'un ton

glacial.

Il lui décocha un regard prolongé.

— Allons, allons, lâcha-t-il finalement. Ne me dites pas que vous

ignorez les frasques préconjugales de votre cousine avec Jake Pendraggon. Je

l'ai vue sortir de chez lui au petit matin, voici un an.

Tandis qu'elle contemplait l'homme qui lui faisait face, scrutant son

visage, Natasha renonça à faire appel à sa compréhension. Il était

parfaitement inutile de lui expliquer qu'Emma avait aidé Jake à rédiger un

chapitre de son livre.

— Je crois qu'il y a un malentendu..., commença-t-elle.

— Cela m'étonnerait. Les faits parlent d'eux-mêmes. Richard les

ignore sans doute, le malheureux. Elle lui a été infidèle le jour même de leurs

fiançailles... Elle portait d'ailleurs la robe que vous avez en ce moment.

Sans même réfléchir, Natasha intervint.

— Dites plutôt que vous avez cru voir Emma. En fait, c'est moi que

vous avez aperçue. Je suis arrivée trop tard ce soir-là, la fête était finie, et ma

cousine déjà rentrée à Lacey Court. J'y ai reçu un appel de Jake, m'invitant à

venir le retrouver. Comme je n'avais guère envie d'aller jusque chez moi pour

me changer, Emma m'a prêté sa robe. Jake aime que ses amies soient...

— Disponibles? suggéra insidieusement Luke.

— Bonsoir, Luke. Vous êtes plongés dans une conversation

intéressante, on dirait.

C'était Emma qui venait d'interpeller ainsi le duo. Richard se tenait à

son côté et, comme si elle avait passé son existence à mentir, Natasha déclara

en laissant perler un rire léger :

30 

 

— Emma, tu ne devineras jamais. Luke m'a vue sortir de chez Jake,

l'an dernier, après ta soirée de fiançailles, et il m'a prise pour toi.

Sa cousine réussit le tour de force de paraître sincèrement scandalisée.

— J'ai aidé Jake à effectuer des recherches pour son livre, dit-elle

avec raideur, et ça a provoqué pas mal de commérages. Ça t'amusait plutôt,

d'ailleurs, Tasha, tu te souviens? Au fait, tu le vois toujours?

— Non, répondit brusquement Natasha.

Soudain, elle était agacée par sa cousine. C'était une chose que d'aider

cette dernière à se tirer d'un mauvais pas ; une tout autre que d'être présentée

comme la maîtresse de Jake Pendraggon. Déjà, Emma enchaînait :

— Richard me dit que tu ne pourras pas assister à notre mariage,

Luke.

— Non, en effet. Je suis pris, ce jour-là. Un vieil engagement que je

me dois de respecter.

Luke s'était exprimé avec politesse, mais sans une once de regret. Et

Natasha en conclut qu'il n'était nullement désolé de ne pouvoir assister à la

cérémonie.

Tout à coup, elle se sentit épuisée. Elle avait mal à la tête et désirait

trouver un peu de solitude. S'étant excusée, elle sortit au-dehors, dans l'espoir

que l'air frais la soulagerait. La terrasse étant un endroit trop exposé aux

regards, elle se faufila jusqu'à la porte de derrière, pour se réfugier dans le

jardin potager de sa tante.

Sur le porche de la cuisine, elle enfila, après avoir hésité un instant, le

vieil imper et les tennis qu'Helen utilisait lorsqu'elle jardinait. Elle était

envahie par une désagréable sensation de froid.

Une fois dans le jardin, elle huma l'odeur entêtante des herbes

aromatiques qui y poussaient en songeant à ce qui venait de se produire. Elle

avait beau se dire que Luke Templecombe ignorait tout de sa véritable

personnalité, que la femme qu'il avait méprisée et insultée n'était pas

réellement elle, elle se sentait pourtant meurtrie, humiliée, rabaissée...

31 

 

La lueur du clair de lune lui permettait tout juste de s'avancer sans

trébucher sur le petit chemin pavé tracé parmi les parterres. Près du mur

fermant le potager trônait un vieux banc de bois encadré par des pampres de

vigne, que sa tante conservait pour des raisons sentimentales car ils ne

donnaient que des fruits aigrelets. La jeune femme alla s'asseoir là, s'adossa au

mur et ferma les paupières. Puis elle s'efforça de recouvrer son calme.

Quel homme exaspérant que ce Luke ! Elle se flattait d'avoir un naturel

posé, mais il avait bel et bien eu raison de son self-control, faisant surgir une

facette de son caractère qu'elle ne soupçonnait pas — une émotivité, une

violence étranges. « Oublie-le », s'admonesta-t-elle. Mais, malgré elle, les

traits hardis de Luke, qui évoquaient un peu ceux d'un flibustier ou d'un

pirate, se présentaient à sa mémoire.

— Ah... Titania au clair de lune, énonça soudain une voix.

Celle de l'homme tant redouté ! Son phrasé traînant et déjà si familier

surprit la jeune femme, qui ouvrit brusquement les yeux d'un air stupéfait en

voyant l'objet de ses pensées se matérialiser devant elle. Trop perturbée par sa

présence pour prendre garde à ses paroles, elle déclara :

— Ma foi, on ne peut certes pas vous prendre pour Obéron. Mais

notre rencontre se déroule décidément sous de mauvais auspices.

Elle se leva d'un bond, résolue à s'esquiver le plus vite possible. Il se

tenait à quelques pas d'elle, et elle aurait pu lui échapper sans mal. Mais, pour

une raison obscure, elle demeura rivée à sa place, incapable de faire le

moindre mouvement. De son côté, il se rapprocha d'elle en un éclair, lui

barrant le passage.

— Que me voulez-vous, à la fin? demanda Natasha.

Elle perçut avec horreur le ton presque plaintif de sa propre voix et s'en

voulut d'avoir posé une question aussi étourdie.

Luke émit un petit rire doux et bas, qui n'avait rien de rassurant, et elle

put entrevoir fugitivement l'éclair de ses dents blanches, dans la pénombre.

32 

 

— Que d'innocence! On dirait que vous avez tout juste seize ans. Je

ne suis pas dupe, ma chère. Vous savez pertinemment ce que je veux.

Il fit encore un pas, puis un autre, tandis qu'elle demeurait figée, tel un

lapin fasciné par un serpent.

Quand il la prit dans ses bras, glissant ses mains sous le tissu épais du

ciré, elle frissonna de manière irrépressible. Et, comme s'il jouissait de la

réaction involontaire de ses sens, il murmura contre son oreille :

— Je meurs d'envie de faire ça depuis tout à l'heure.

Confusément, Natasha sentit qu'il lui ôtait son imperméable et l'attirait

à lui d'un geste ferme. Il inclina la tête; elle entrevit l'éclat de ses yeux, la

courbe ferme de sa mâchoire et de ses lèvres... Bientôt, il allait l'embrasser.

« Suis-je devenue folle?» pensa-t-elle dans un ultime sursaut. Lui avait-

il jeté un sort? Etait-elle prisonnière d'un charme? Sa propre soumission était

incompréhensible.

Alors qu'elle détournait la tête pour éviter son baiser, il la saisit par le

menton et fit inexorablement pivoter son visage vers lui.

Puis il prit ses lèvres. Sans brutalité ni cruauté, comme elle l'avait

naïvement cru — persuadée que les hommes qui n'éprouvaient que du désir

pour une femme procédaient toujours avec violence. Il opéra en fait avec tant

de douceur, de subtilité, de savoir-faire, qu'elle eut la sensation de pénétrer

dans un monde inconnu, dont elle n'avait jamais soupçonné l'existence. Il se

montra si sensuel, si persuasif qu'elle ne put résister...

Avec un élan de désespoir, elle comprit que son esprit refusait cette

intimité mais que son corps et ses sens, eux, ne demandaient qu'à s'y livrer. Et,

non sans humiliation, elle devina que Luke avait perçu son désir inconscient.

Répondant malgré elle à ses caresses, elle l'entendit émettre un

gémissement sourd. Les doigts de Luke s'aventuraient à présent sur son cou,

se faufilaient sous sa robe... Elle avait beau sentir la soie glisser sur ses

épaules, sentir le bustier s'entrouvrir et délivrer ses seins nus emprisonnés

sous le tissu, elle ne tenta pas d'arrêter Luke. Elle se contenta de se

cramponner à lui en émettant un soupir étranglé, tandis qu'il effleurait sa

33 

 

gorge, glissant de plus en plus bas, emprisonnant la pointe d'un de ses seins

entre ses lèvres.

Il avait cessé d'être doux, à présent, et sous la pression exigeante de sa

bouche, elle était envahie d'élans de plaisir si vifs et si bouleversants qu'elle

poussa un petit cri. Il releva la tête, murmurant contre ses lèvres :

— Tu m'as rendu fou toute la soirée, petite sorcière. Je mourais

d'envie de faire ça. Richard m'a dit que tu avais une maison près de la

cathédrale. Allons-y...

Ces mots firent à Natasha l'effet d'une douche glacée. Elle avait été

transportée par des émotions violentes et inconnues, ne songeant, entre les

bras de Luke, qu'au plaisir qu'il lui procurait. A présent, revenue d'un coup à la

réalité, elle n'éprouvait plus que du dégoût vis-à-vis d'elle-même.

Combien de fois, par le passé, n'avait-elle pas froidement refusé les

avances d'hommes assez stupides pour la croire encline à coucher avec eux

quelques heures après leur première rencontre ? Car, comme elle voyageait

beaucoup à cause de son métier, de telles « occasions » s'étaient

inévitablement présentées. Elle n'avait jamais été tentée de céder.

En réalité, elle avait toujours pensé qu'elle n'éprouverait un jour du

désir que pour un homme dont elle serait follement amoureuse. C'était la

raison de sa virginité prolongée. Or, voilà qu'elle se retrouvait dans les bras

d'un demi-inconnu — pour lequel elle avait déjà conçu de l'antipathie et de la

défiance, qui plus était —, et qu'elle lui autorisait tant de privautés qu'il l'avait

crue prête à coucher avec lui sur-le-champ !

Ses sentiments durent se lire sur son visage, car il la relâcha et l'observa,

comme en attente.

Que se serait-il passé si la mère de Natasha ne l'avait appelée à cet

instant? La jeune femme n'aurait su le dire. Sur le moment, elle éprouva un

soulagement intense. Se contentant de murmurer d'une voix rauque : « Il faut

que j'y aille », elle se sauva en courant presque.

34 

 

Plus tard, alors qu'elle aidait sa mère à servir le café aux invités, elle se

rappela qu'elle avait oublié le ciré d'Helen dans le jardin. Elle pâlit et frissonna

tout à coup. Et, sans pouvoir s'en empêcher, elle jeta un coup d'œil autour

d'elle. Luke Templecombe n'était pas dans les parages...

Lorsque Natasha vit Emma, une demi-heure plus tard, elle apprit qu'il

était parti.

— Détends-toi, il n'est plus là, heureusement! lui lança gaiement sa

cousine. Merci d'avoir laissé croire que c'était toi qui étais chez Jake, cette

nuit-là.

— Je persiste à penser que tu aurais dû dire la vérité à Richard,

souligna Natasha. Il t'aime. Il comprendrait, j'en suis certaine.

— C'est encore trop tôt, soutint Emma. Je ne crois pas qu'il me fasse

confiance à ce point-là. Pas encore. J'avais raison, au sujet de Luke, hein? Quel

sale type ! Il est très beau, ça d'accord, et les femmes sont folles de lui, selon

Richard. Mais je parierais que c'est quelqu'un de dur, d'insensible. On ne

l'imagine pas tombant amoureux, tu ne trouves pas? Richard m'a d'ailleurs dit

qu'il était contre le mariage. Pour lui, c'est un traquenard, prétend-il. Ses

parents se sont mariés à la fin de la guerre, et ils étaient très malheureux

ensemble, à ce qu'il paraît. Mais bien entendu, on ne divorce pas, chez les

Templecombe. Leur union n'a pas été une réussite, tu t'en doutes. Quand Luke

avait quatorze ans, son père est mort après avoir absorbé une trop forte dose

de somnifères. Les autorités ont conclu à un décès accidentel. Mais Luke a

toujours été persuadé qu'il s'était suicidé. Sa mère venait de s'enfuir avec un

amant, tu comprends... En tout cas, Luke n'a jamais pardonné à sa mère. Il

s'est retrouvé seul à l'âge de seize ans et s'est débrouillé par lui-même. Richard

a un peu pitié de lui. Personnellement, je le trouve détestable. Pas toi ?

— C'est quelqu'un que je n'aimerais guère fréquenter, admit

Natasha.

Il était impossible de ne pas éprouver de la sympathie pour le gosse

malheureux que Luke avait dû être. Mais il n'était plus un enfant depuis

longtemps. C'était un homme, à présent — un homme cruel et cynique. Un

35 

 

homme qui aurait couché avec elle pour satisfaire ses pulsions sans éprouver à

son égard une once de sympathie ou de respect. Un homme dangereux.

Natasha frissonna rétrospectivement, songeant qu'elle ôterait la robe et les bas

d'Emma dès que la soirée serait achevée pour les flanquer au feu et que plus

jamais, au grand jamais, elle n'accepterait de se prêter aux complots insensés

de sa cousine.

— Qu'est-ce qui se passe? demanda cette dernière avec curiosité. On

dirait que tu as envie d'étrangler quelqu'un.

— Est-ce que ça te surprendrait beaucoup, si je te disais que c'est

toi? Ne me demande plus jamais de te rendre un service !

— Hein? Tu n'accepterais même pas d'être la marraine de mon

premier enfant? plaisanta Emma.

Et elle éclata de rire en entendant la réponse de Natasha :

— S'il hérite de ta propension à se créer des ennuis, sûrement pas !

36 

 

4.

— De quoi est-ce que j'ai l'air? Est-ce que mon voile est bien droit?

demanda Emma pour la énième fois.

— Mais oui. Tu es superbe, déclara Natasha, sincère.

Dans sa robe de soie crème, parée du voile de dentelle qui avait

appartenu à leur grand-mère, Emma était en effet d'une beauté saisissante.

Natasha se pencha vers elle pour l'embrasser sur la joue puis, soulevant les

pans de sa robe longue, elle s'empressa de quitter la pièce, entraînant à sa

suite Sara, l'autre demoiselle d'honneur. Il était temps de partir pour l'église.

La jeune femme s'immobilisa un bref instant devant le miroir pour

rajuster les manches ballon et le décolleté de sa toilette, en songeant que sa

robe crème ceinturée d'un large ruban abricot — identique à celle de Sara —

était presque aussi ravissante que la magnifique robe de mariée de sa cousine.

Le soleil brillait, ce matin-là, promettant une belle journée pour la noce.

Depuis l'aurore, les allées et venues se multipliaient dans la maisonnée, tandis

que l'on s'affairait en vue de la cérémonie. La réception devait avoir lieu ici

même, à Lacey Court, sous un grand dais blanc dressé dans le jardin.

Heureusement, Luke Templecombe ne serait pas présent ! Natasha gardait

encore à la mémoire, comme gravés au fer rouge, les détails de leur rencontre

et l'intensité de la réaction qu'il avait provoquée en elle...

Engageant la sœur de Richard à avancer d'un pas plus rapide, elle gagna

le seuil et sortit sur le perron, souriant au chauffeur qui les attendait pour les

conduire jusqu'à la cathédrale. Elles ne tardèrent pas à arriver et descendirent

de voiture, saluées par les murmures flatteurs des invités qui se pressaient sur

le parvis.

37 

 

— Tout le monde est là, annonça la mère de Natasha en s'élançant à

la rencontre de sa fille. Richard est d'un calme olympien.

— Mais papa est nerveux, lui, observa en souriant la jeune femme.

La voiture qui amenait Emma et le père de Natasha — c'était lui qui

devait conduire la mariée à l'autel — arriva à son tour. Et, tandis que sa

cousine mettait pied à terre, Natasha sut qu'elle n'était pas la seule à être

émue, en cet instant. Elle allait s'avancer pour aider Emma à soulever sa traîne

lorsque Sara s'écria d'une voix excitée :

— Oh, super, voilà Luke ! Il a pu venir, finalement ! C'est génial !

Luke, ici ? Sara devait faire erreur, songea Natasha, dont le cœur ne fit

qu'un bond. Son pouls s'était accéléré et, au lieu de se porter aux côtés de la

mariée en entraînant Sara avec elle, comme elle aurait dû le faire, elle demeura

figée sur place, bouleversée par le choc. Sara, elle, agitait la main, hélant Luke

et criant son nom. « Il suffirait que je tourne la tête, juste un peu, et il serait

dans mon champ de vision », pensa Natasha, tentée malgré elle.

Elle s'admonesta en silence, frissonnant au souvenir des baisers

sauvages de Luke. Sous ses dehors d'homme du monde, ce n'était qu'un

barbare, elle en avait eu la preuve... Si Emma découvrait qu'il était là, cela lui

gâcherait son mariage. Ignorant son propre désir, résistant à l'envie de tourner

la tête, Natasha saisit Sara par un bras en lui murmurant d'un ton résolu :

— Tu parleras à Luke tout à l'heure. Pas maintenant. Le moment est

mal choisi.

Et elle entraîna l'adolescente en direction d'Emma. Par chance, sa

cousine était occupée à disposer sur ses épaules son voile de dentelle et ne

songeait pas à regarder autour d'elle. Dans un instant, lorsqu'elle redresserait

la tête, Luke aurait sûrement disparu à l'intérieur de la cathédrale, ainsi que le

reste des invités.

38 

 

Aux yeux de Natasha, l'émouvante simplicité de la cérémonie fut gâtée

par la présence de Luke. En dépit des craintes de sa cousine, il ne s'avança pas

pour déclarer qu'il y avait un empêchement au mariage, à l'instant de la

question rituelle. Mais cela n'étonna pas Natasha. Elle n'avait jamais cru qu'il

agirait ainsi. Non, c'était contre elle-même qu'il en avait, à présent, pensa-t-

elle avec amertume, tandis que le cortège quittait la cathédrale aux accents de

la marche nuptiale.

C'était fini. Emma et Richard étaient mari et femme; Luke

Templecombe ne pouvait plus rien contre cela. Cependant, Natasha ne

parvenait pas à s'expliquer les raisons de sa présence à la cérémonie. Il avait

paru acquis qu'il n'assisterait pas au mariage. Or, il était tout de même venu...

Elle avait l'intention d'ignorer sa présence. Mais l'appel excité de Sara,

criant « Luke ! » l'amena malgré elle à se retourner et à porter son attention

sur sa haute silhouette vêtue de sombre.

L'espace d'un instant, leurs regards se croisèrent. Un antagonisme larvé

parut flamber dans les yeux de Luke. Elle-même éprouva une émotion aiguë,

un véritable élan de peur panique. Et pourtant, que pouvait-elle craindre au

milieu de ses amis et de sa famille? Quant à Luke, il était venu assister au

mariage de Richard, rien de plus. Elle était folle de s'imaginer, à cause de son

regard presque féroce, qu'il nourrissait à son égard d'obscurs et menaçants

projets.

D'ailleurs, pourquoi aurait-il recherché sa compagnie? Il lui avait

signifié qu'il la méprisait, non?

Autour d'elle s'élevait un concert de rires, de félicitations et de voix

joyeuses. Il n'y avait pas de séance de photos sur le parvis — les Templecombe

trouvaient cela inconvenant. Les invités montaient donc peu à peu en voiture

après avoir reçu les instructions nécessaires pour se rendre à Lacey Court.

Enfin, Natasha put se mettre à l'abri dans son propre véhicule et se

détendre un peu. Un instinct puissant la poussait à regarder autour d'elle pour

repérer Luke, voir ce qu'il faisait. Mais elle lutta contre sa faiblesse. Elle savait

que c'étaient sa peur et sa colère qui en étaient la cause. Et pourtant... elle

39 

 

sentait d'instinct que ces sentiments masquaient quelque chose d'autre : une

excitation sexuelle primitive, dangereuse, qui la mortifiait dans son orgueil.

— Est-ce que ça va? lui demanda soudain Sara.

— Oui, oui. Pourquoi me poses-tu cette question ?

— Tu as une mine affreuse, répondit la jeune fille sans le moindre

tact. Tu es blanche comme un linge. Tu ne voulais tout de même pas épouser

Richard?

— Bien sûr que non. J'ai la migraine, voilà tout.

Sa réponse parut satisfaire Sara, qui changea aussitôt de sujet.

— Je suis drôlement contente que Luke soit là. Il est merveilleux.

Drôlement plus sympa que Richard.

Natasha écouta son bavardage avec un sourire cynique, tandis que Sara

poursuivait sur le même ton, envisageant même de manœuvrer pour se

retrouver assise à côté de Luke, pendant le repas de noces.

— C'est impossible, les places sont fixées d'avance, tu le sais,

intervint Natasha. En tant que demoiselle d'honneur, tu dois rester à la table

de la mariée.

Mais son cœur battait la chamade. Peut-être Luke serait-il à leur table?

Elle se demanda pourquoi elle ressentait de la peur, à cette pensée. Qu'elle

éprouvât de l'hostilité, de l'antipathie, du ressentiment... cela, c'était

compréhensible. Mais pourquoi de la peur? Et que craignait-elle ? Elle ne

redoutait tout de même pas qu'il renouvelle les attouchements sauvages

auxquels il s'était livré une fois?

Leur voiture venait de s'immobiliser. Elles étaient arrivées. Déjà, on

entendait au-dehors la voix joyeuse d'Emma. Natasha mit pied à terre, tandis

que les autres membres de la famille et les invités arrivaient peu à peu : ses

parents, puis la famille de Richard... Et ensuite, dans une luxueuse Jaguar,

Luke — tel un prédateur sombre et menaçant, déparant étrangement au milieu

de la petite foule excitée et rieuse.

40 

 

Emma venait de l'apercevoir et ce fut avec indignation qu'elle demanda

à son mari :

— Mais qu'est-ce qu'il fait ici?

— Je l'ignore, répondit Richard. Il avait dit qu'il ne pourrait pas

venir.

— Ça va décaler tous nos invités, à table, protesta Emma,

scandalisée.

Comme Richard la regardait d'un air désemparé, Natasha s'avança en

déclarant d'une voix apaisante :

— On trouvera bien le moyen de le caser quelque part. Je vais en

parler au majordome.

Trop heureuse d'avoir un prétexte pour s'éloigner, elle se hâta de gagner

la cuisine, où elle s'entretint avec le représentant du traiteur qui orchestrait le

service. Il lui assura qu'on pourrait arranger aisément les choses et, ne

pouvant s'attarder davantage, car elle avait ses devoirs de demoiselle

d'honneur à remplir, elle se résolut à rejoindre les invités.

A son retour au jardin, les photographes mitraillaient Emma et Richard.

Elle les observa d'un air absent, tout en brûlant d'envie de repérer Luke — afin

de pouvoir l'éviter. Mais elle n'osait tourner la tête.

— Ah, Natasha, ma chère enfant..., énonça soudain la mère de

Richard, derrière elle.

La jeune femme se retourna en souriant machinalement, et se figea en

voyant Luke au côté de Lucille.

— Tu as déjà fait connaissance avec Luke, n'est-ce pas? reprit cette

dernière. Quelle merveilleuse surprise il nous a faite! Je n'osais espérer qu'il

viendrait.

Natasha demeura muette, regardant fixement devant elle.

— Luke, reprenait Lucille en se tournant vers lui, tu te souviens de la

cousine d'Emma, n'est-ce pas?

— Bien sûr..., dit-il.

41 

 

Et il ajouta à mi-voix, d'une voix si basse que seule Natasha l'entendit :

— Quelle métamorphose...

Elle leva les yeux et vit qu'il l'observait, tel un chat planté devant un trou

de souris.

— Veuillez m'excuser, dit-elle froidement, mais les photographes

m'attendent.

Et elle s'éloigna d'un pas vif, le visage en feu. De quel droit la regardait-il

ainsi — avec ce demi-sourire cynique qui semblait dire : « Je connais tous tes

secrets, toutes tes faiblesses » ? Il ne savait rien d'elle. Rien du tout !

— Vous ne dansez pas ?

Natasha se raidit en reconnaissant la voix de Luke, derrière elle. Elle

s'était éloignée de la tente pour prendre l'air, afin de se soulager un peu de la

tension qui pesait sur elle. Elle était lasse de bavarder et de sourire, de

s'efforcer de paraître naturelle tout en manœuvrant pour éviter Luke. Et voilà

qu'il l'avait suivie au-dehors, mettant une fois de plus ses nerfs et ses sens à

rude épreuve.

— Je voulais être seule quelques instants, lui dit-elle sans même se

retourner.

Ce n'était pas par crainte de l'affronter. Car de quoi était-elle coupable,

après tout ? De rien...

Elle n'avait commis qu'une erreur : celle de se présenter à lui sous un

faux jour, lui donnant l'impression qu'elle était une femme émancipée et

disponible, qui avait beaucoup vécu. Mais des tas d'autres femmes avaient dû

lui délivrer un message de cette nature, des femmes infiniment plus

séduisantes qu'elle... Il ne pouvait la désirer vraiment; et quant à elle, elle ne

voulait certes pas de lui.

Néanmoins...

42 

 

Un frisson la parcourut tandis qu'elle identifiait, au fond d'elle-même,

un sentiment qui était le démenti flagrant des réflexions qu'elle venait de se

faire.

— Auriez-vous froid ? demanda Luke.

Et il posa ses doigts sur la nuque de Natasha, l'effleurant d'un geste

léger, caressant et désinvolte, sans tenir compte du mouvement de recul

qu'elle avait d'abord eu à son contact.

— Quelle actrice vous faites, murmura-t-il. Aujourd'hui, vous êtes la

jeune fille réservée par excellence, telle qu'on la définissait au début du siècle.

Il s'était exprimé d'un ton railleur, mais sa voix prit des inflexions plus

dures, plus inquiétantes, lorsqu'il ajouta :

— Pourtant, lorsque nous nous sommes rencontrés, vous n'étiez

qu'audace et désir. La passion faite femme.

— Je dois retourner là-bas, dit Natasha.

Elle avait parlé d'une voix si incertaine, si nerveuse, si hésitante! Ce

n'était pas du tout l'accent qu'elle avait voulu donner à ses paroles !

— Pas encore... Nous pouvons rester ici un moment, personne ne

remarquera notre absence.

Le cœur de la jeune femme battait à se rompre dans sa poitrine. Elle ne

voulait pas rester seule avec Luke. Elle voulait être auprès des autres, en

sécurité... Mais de quoi cherchait-elle donc à se protéger? Car il ne la touchait

même plus, à présent. Et, chose étrange, on aurait dit qu'elle regrettait ce

contact.

— Vous m'intriguez, vous savez, reprit-il en la faisant pivoter face à

lui.

— Vraiment? Dois-je en être flattée?

— Pourquoi, vous ne l'êtes pas?

— Non. Et maintenant, si vous voulez bien m'excuser...

Elle le dépassa en s'écartant de lui, mais juste à l'instant où elle se

croyait hors de danger, il la saisit par un poignet, l'attirant de nouveau à lui.

43 

 

— Restez, lui dit-il doucement. Vous avez compris, n'est-ce pas, que

vous êtes la raison de ma présence ici?

— Non!

Tandis qu'elle prononçait ce mot d'une voix étranglée, il l'avait happée

entre ses bras. Pourquoi agissait-il ainsi... et pourquoi le laissait-elle faire? Elle

voulut lui échapper, mais il était trop tard. Déjà, la bouche de Luke s'était

emparée de la sienne, ses mains s'étaient glissées derrière son dos, et la scène

qui avait eu lieu une première fois entre eux était sur le point de se répéter.

Un sentiment de panique envahit Natasha. Elle ne voulait pas de cette

étreinte, elle n'avait rien fait pour la provoquer. « Mais tu ne l'as pas rejetée

non plus », lui souffla une petite voix impitoyable. Elle se débattit, pour

s'arracher à l'emprise de Luke, à son baiser enivrant.

— Luke... où es-tu?

C'était Sara, s'avançant au-dehors pour ajouter d'une voix claire :

— Tu m'avais promis cette danse !

Natasha crut entendre son compagnon jurer à mi-voix tandis qu'il la

relâchait. Mais elle n'en fut pas certaine. Elle était si bouleversée qu'elle était

sourde à tout, sauf aux battements précipités de son propre cœur.

Tandis qu'elle s'écartait de Luke, elle constata qu'il avait les mâchoires

serrées, comme sous l'effet de la colère. Et alors que Sara les repérait enfin et

s'élançait vers eux, elle comprit qu'il était mécontent de devoir lui rendre sa

liberté.

— Ah, te voilà. C'est notre danse! Oh, au fait, Natasha, Emma te

demande. Elle dit qu'elle veut se changer.

Saisissant ce prétexte avec soulagement, Natasha s'enfuit à l'étage.

Quelque part, sous le dais, Luke dansait avec Sara. La jeune femme

voulut se persuader qu'elle était contente de l'intervention de la sœur de

Richard, qui lui avait permis d'échapper à un duo intime et redouté. Pourtant,

son corps et ses sens ne semblaient guère d'accord avec sa raison. La chair

fragile de ses lèvres, légèrement meurtrie par le baiser de Luke, gardait encore

l'empreinte de sa caresse passionnée...

44 

 

Trois heures plus tard, après le départ des derniers invités, Natasha était

au bord de l'épuisement. Elle avait été sous pression pendant toute la soirée,

s'évertuant à fuir Luke — et la dualité des sentiments qu'il lui inspirait.

En surface, elle éprouvait du ressentiment contre lui, et de la colère.

Cependant, d'autres émotions, souterraines celles-là, venaient contredire

celles-ci. Un trouble intense, du désir, de l'excitation…

Mais elle était résolue à dominer ces émois inconnus et indésirables. Ils

ne pouvaient avoir de place dans sa vie et devaient en être bannis. Tout comme

Luke Templecombe.

45 

 

5.

Pourquoi diable le téléphone sonnait-il toujours au moment où elle se

trouvait au beau milieu de l'escalier de sa petite maison? se demandait

Natasha, trois semaines après le mariage, tandis que la sonnerie retentissait

sans discontinuer, la contraignant à dévaler les marches quatre à quatre.

Emma, elle, aurait sans doute laissé sonner sans se mettre martel en

tête. Ou fait installer un second poste sur le palier du premier, pensa-t-elle en

pénétrant en hâte dans son bureau pour décrocher le récepteur et dire d'une

voix essoufflée :

— Natasha Lacey à l'appareil.

Il y eut un bref silence au bout du fil, qui la mit aussitôt en alerte. Puis

une voix masculine et légèrement moqueuse énonça :

— Une Natasha Lacey passablement essoufflée, on dirait. Très

flatteur, je l'avoue.

Cette voix, ce ton railleur, cette virilité à fleur de peau... impossible

d'émettre le moindre doute sur l'identité de son correspondant! Aussitôt, la

jeune femme fut gagnée par la peur. Pourquoi diable Luke Templecombe lui

téléphonait-il? Un bref instant, elle pensa faire semblant de ne pas l'avoir

reconnu. Mais son instinct l'avertit qu'elle aurait entamé ainsi un jeu

particulièrement périlleux. Un jeu dans lequel, elle l'aurait juré, il était déjà

passé maître — alors qu'elle n'avait, elle, aucune pratique... Aussi répondit-elle

du ton le plus détaché qu'elle put :

— Luke! En voilà, une surprise. Si ce sont les parents de Richard que

vous désirez joindre, ils ne sont pas là. Ils sont partis pour quelques jours.

46 

 

Loin de saisir au bond le prétexte hypocrite qu'elle lui fournissait, Luke

répondit après un bref instant de silence :

— C'est à vous que je désire parler. J'ai des affaires à traiter en ville,

la semaine prochaine, et j'y passerai trois jours. Les parents de Richard m'ont

obligeamment permis de demeurer au doyenné. J'aimerais profiter de

l'occasion pour vous emmener dîner.

En entendant ces mots, Natasha éprouva une stupéfaction impossible à

traduire. Il ne lui serait jamais venu à l'idée que Luke Templecombe pût

chercher à la revoir. Moins encore, à l'inviter au restaurant. Un frisson

incoercible la parcourut de la tête aux pieds.

Elle avait lutté de toutes ses forces pour oublier le désir violent qu'il

avait éveillé en elle. Niant les souvenirs qui se présentaient sans cesse à sa

mémoire, elle avait voulu effacer sa certitude d'avoir plu à Luke, de l'avoir

excité, en se disant qu'il avait uniquement cherché à la punir en usant de son

intense virilité; et qu'elle n'était pas armée pour faire jeu égal avec un homme

qui, elle le sentait, avait une expérience de la vie, des émotions et des désirs

humains située à des années-lumière de la sienne.

S'ils s'étaient connus en d'autres circonstances, si elle ne lui avait pas été

présentée sous une personnalité qui était aux antipodes de son véritable

caractère, Luke lui aurait réservé l'attitude à la fois polie et distante qu'il avait

adoptée avec la mère de Richard. De cela, Natasha était certaine.

Cependant, s'il s'était comporté avec elle en mâle prédateur, c'était en

partie sa propre faute — et pas seulement celle de sa tenue.

Auparavant, il lui avait toujours paru impossible qu'une femme pût être

excitée de façon aussi violente et immédiate par un homme qui ne lui inspirait

que de l'antipathie. En découvrant la facette téméraire de son propre

caractère, si opposée à son comportement habituel, elle avait été choquée. Et

pourtant, une petite voix insidieuse lui avait soufflé qu'il était peut-être temps,

pour elle, d'avoir un Luke Templecombe dans sa vie!

47 

 

Or, voilà que Luke lui téléphonait, l'invitait à sortir avec lui. Et elle

savait bien que ce n'était pas pour lui faire la conversation. Il s'imaginait

qu'elle était prête à accepter une brève liaison purement sexuelle, et si cette

idée la glaçait... elle la tentait aussi. Effrayée par ses propres élans, elle se hâta

de répondre en tremblant :

— Je suis navrée... mais ce ne sera pas possible.

Il y eut un silence presque menaçant, à l'autre bout de la ligne. Natasha

songea que Luke ne devait pas être habitué aux rebuffades. Mais si elle lui

cédait, elle allait au-devant d'un tas de complications. Il la croyait pareille à

lui; quand il découvrirait qu'il n'en était rien, elle n'en retirerait que de la gêne

et de la souffrance. Elle ne devait pas oublier qu'elle était vulnérable, et qu'elle

ne pouvait se laisser aller à des rêves impossibles.

— J'en conclus que vous n'êtes pas libre la semaine prochaine, dit

enfin Luke.

— Je ne suis pas libre du tout.

— Je vois.

Etrange... Ces deux mots, pourtant prononcés d'un ton neutre,

semblaient chargés de tant d'ironie! Sans trop savoir pourquoi, au lieu d'en

rester là, Natasha ne put s'empêcher d'ajouter :

— Je me demande pourquoi vous vous êtes imaginé que j'accepterais

de vous revoir!

De nouveau, il y eut un court silence et elle crut avoir pris l'avantage.

Mais Luke ne tarda pas à déclarer, avec une intonation d'une douceur

dangereuse :

— Vraiment? J'ai pourtant des souvenirs fort révélateurs. Mais il

faut croire que mon intuition commence à s'émousser. Je n'avais pas du tout

senti qu'il y avait déjà quelqu'un dans votre vie...

De quel droit insinuait-il des choses pareilles? songea Natasha,

réellement indignée. Elle était si furieuse qu'elle répliqua d'un ton glacial :

48 

 

— De toute façon, je n'ai aucun désir de faire plus ample

connaissance avec vous !

Là-dessus, elle rabattit brutalement le récepteur, mettant fin à la

conversation. Juste avant de raccrocher, elle put cependant entendre la

repartie cynique de Luke :

— C'est curieux... ce n'est pas du tout l'impression que vous m'aviez

donnée.

Quel homme détestable ! Odieux ! Elle arpentait toujours son atelier

d'un pas rageur, une demi-heure plus tard, lorsque le téléphone retentit de

nouveau. Dominant son hésitation première, elle se résolut à décrocher.

Quand elle découvrit que ce n'était pas Luke qui se trouvait au bout du

fil, elle éprouva un étrange regret qui l'alerta sur l'état de ses sentiments.

Assombrie, elle s'efforça de se concentrer sur les propos de son interlocuteur.

Ce fut une longue conversation et quand elle fut finie, elle se surprit à

n'éprouver qu'un curieux mélange de soulagement et de déception. Elle aurait

dû être folle de joie, pourtant ! Ce n'était pas tous les jours qu'on lui confiait un

travail aussi prestigieux !

Le soin de sélectionner et de réaliser des tissus pour compléter la

rénovation d'un manoir du XVIIe, que son nouvel acquéreur achevait de

convertir en hôtel de grand luxe, était une aubaine à ne pas négliger!

Le propriétaire, qui avait été séduit par les tissus qu'il avait vus chez un

autre client de Natasha, avait suggéré à cette dernière de venir séjourner dans

la demeure pendant quelques jours, afin de se familiariser avec les lieux et leur

atmosphère. Ainsi, elle pourrait mieux choisir les tentures qui conviendraient.

Bien que Natasha n'eût pas de réelle formation de décoratrice

d'intérieur, il l'avait rassurée sur ce point, affirmant qu'il préférait avoir affaire

à une personne dotée de sens artistique et de flair plutôt qu'à un décorateur

professionnel qui lui apporterait des solutions impersonnelles et toutes faites.

49 

 

Ce travail représentait donc une sorte de défi, pour la jeune femme. Elle

avait souvent rêvé d'avoir une occasion comme celle-là. Si on lui avait fait cette

proposition avant sa rencontre avec Luke, elle aurait même débordé

d'enthousiasme. A présent, hélas, sa joie était tempérée par le regret d'avoir à

quitter la ville au moment précis où Luke y séjournerait. Comme si elle pouvait

s'attendre à un miracle! Comme s'il allait s'apercevoir, en la fréquentant de

plus près, qu'il l'avait totalement méjugée et qu'il préférait de très loin la

véritable Natasha !

Elle sentait qu'elle s'abandonnait à des rêveries irréalistes et

dangereuses, en aspirant à... à quoi donc? A être recherchée, désirée par Luke?

N'était-ce pas le genre de lien qu'elle avait soigneusement fui jusque-là? Un

lien fondé sur le besoin sexuel le plus cru de la part de l'homme, tandis qu'il

était, pour sa partenaire, périlleusement proche d'un engagement total et

durable?

Natasha n'ignorait pas qu'elle éprouvait le besoin de se donner corps et

âme à un homme, élu entre tous. Ce qu'elle n'avait jamais soupçonné, c'était

que cet homme pourrait être quelqu'un ressemblant à Luke Templecombe —

c'est-à-dire, a priori incapable de partager des sentiments profonds et

intenses.

A ce stade de ses réflexions, il lui sembla qu'elle faisait beaucoup trop de

cas d'une simple attirance sexuelle, si excessive fût-elle, et elle résolut de

chasser Luke Templecombe de son esprit.

Trois jours plus tard, cependant, elle n'avait toujours pas réussi à se

délivrer des pensées qui la hantaient. Arpentant le jardin de Lacey Court, elle

s'efforçait de recouvrer un peu de paix, pour se concentrer sur le travail le plus

important qu'on lui eût jamais confié.

Si on lui avait dit, un mois plus tôt, qu'elle serait obsédée par un homme

que tout lui désignait comme contraire à ses aspirations les plus intimes, et

préférerait caresser à son sujet des rêves impossibles plutôt que de se

50 

 

consacrer à un projet excitant — un véritable challenge dans sa jeune carrière,

jamais elle ne l'aurait cru !

Aujourd'hui, pourtant, elle avait la nostalgie d'un homme que sa raison

lui soufflait de fuir. Elle laissait soudain parler des instincts jusqu'alors

inconnus, et qui se révélaient plus puissants que son instinct de protection et

de survie.

Ces pulsions délétères que Luke Templecombe avait éveillées la

poussaient à aller au-devant du danger, lui murmuraient que, quel que fût le

péril, il fallait tenter l'aventure, afin de connaître pleinement les plaisirs que

lui réservait cet homme fascinant.

Elle s'interrompit brusquement dans ses allées et venues, honteuse

d'elle-même. Il lui semblait insensé de nourrir des désirs violents, de faire des

rêves d'un érotisme torride et insoutenable au sujet de cet homme — elle qui

s'était toujours flattée d'avoir un sens suraigu de sa propre intimité et de sa

propre intégrité physique.

— Bonté divine ! Ce ne sont tout de même pas mes malheureux

delphiniums qui te mettent en colère, Natasha ? Je sais bien que les puristes

dédaignent cette variété, mais leur couleur rose équilibre l'ensemble du

parterre, il me semble.

Natasha s'efforça de sourire en voyant sa tante Helen venir vers elle.

Cette dernière ne fut pas dupe, pourtant, car elle demanda doucement :

— Quelque chose ne va pas, Tasha? C'est ce nouveau travail qui te

tracasse ? Je sais que c'est une occasion en or mais si tu ne te sens pas de...

— Non, ce n'est pas ça, coupa étourdiment Natasha, admettant ainsi

qu'elle avait un sujet d'inquiétude.

— Tu as bel et bien des soucis, alors, dit Helen.

Un instant, la jeune femme fut tentée de nier. Mais elle n'avait jamais

été très habile pour dissimuler. Aussi dit-elle simplement :

— Oh, rien de bien grave. C'est juste que je me suis mise dans une

situation passablement ridicule avec quelqu'un et...

51 

 

— Par «quelqu'un», j'imagine que je dois entendre Luke

Templecombe? intervint sa tante.

Elle dissimula un élan de compassion en voyant l'air choqué et atteint de

Natasha. Sa nièce était si fragile, si vulnérable ! Si différente de son exubérante

Emma !

— Co-comment le sais-tu ? balbutia Tasha.

— Je l'ai vu te suivre dans le jardin.

Natasha frémit. Soudain, elle éprouvait le besoin incoercible de se

délivrer de son fardeau. Gentiment, sa tante la mena jusqu'à un banc de pierre

situé un peu à l'écart, d'où l'on avait une vue superbe sur les parterres de fleurs

estivales. Dès qu'elle fut assise, Natasha déversa son récit en un flot précipité

et entrecoupé, qui contrastait vivement avec sa concision et sa mesure

habituelles.

Helen Lacey en conçut un regain d'inquiétude. En écoutant les propos

hachés de sa nièce, elle ne manqua pas d'adresser des reproches muets à sa

propre fille. Pourquoi cette écervelée d'Emma avait-elle mêlé sa cousine à des

questions d'ordre privé qu'elle aurait dû résoudre seule? Elle ne se préoccupait

guère des conséquences de ses actes, bien entendu !

— Ainsi, il t'a prise pour la maîtresse de Jake Pendraggon ? Emma

s'est vraiment très mal conduite ! Je suppose que tu ne peux pas dire la vérité à

Luke ? risqua Helen, devinant que sa nièce lui cachait une partie de l'histoire.

Natasha était d'un naturel prudent, avisé, et aucun mâle, si audacieux

fût-il, n'aurait pu la mettre dans cet état. Alors, qu'est-ce que celui-là avait de

si différent des autres? songeait Helen. Elle avait déjà une idée de la réponse,

bien entendu, et cela augmentait sa compassion pour sa nièce.

— Non, je ne peux pas lui parler! s'écria cette dernière.

— Seigneur..., murmura Helen.

Et, la regardant, Natasha comprit que sa tante avait pressenti toute la

complexité de ses émotions.

52 

 

— Dans ce cas, reprit Helen, j'imagine que ce nouveau travail est le

bienvenu?

— Oui, admit Natasha.

Elle avoua à sa tante qu'elle redoutait les pressions que Luke pourrait

exercer sur elle.

— Ce jeune homme est très dangereux, décidément! s'exclama

Helen. Je l'ai su à l'instant même où j'ai posé les yeux sur lui. Et je me

demande si tu n'as pas fait erreur, en lui laissant croire que tu étais liée à

quelqu'un.

— Je n'ai rien trouvé d'autre sur le moment. Mais ça a paru marcher.

— Possible. Même s'il ne m'a guère fait l'effet d'un homme qui

pouvait se laisser rebuter par le premier obstacle... Au contraire ! Comme tu le

disais, il vaut sans doute mieux que tu ne sois pas dans les parages quand il

viendra. C'est quelqu'un de très attirant, Natasha. Presque trop. Il est

séduisant en diable.

Là-dessus, Helen changea habilement de sujet, détournant la

conversation sur la beauté du jardin. Un peu apaisée, Natasha devisa

tranquillement avec sa tante tandis qu'elles revenaient à pas lents vers la

maison.

Pendant le temps qui précéda son départ, la jeune femme s'interdit de

penser à Luke, même si cela n'était guère facile. Elle fut aidée dans sa

résolution par la nécessité d'effectuer des recherches en prévision du travail

qui lui serait confié à Stonelovel Manor.

Grâce au savoir acquis au cours de ses récents voyages à Florence, et aux

contacts qu'elle y avait établis avec des artisans qui avaient su conserver de

génération en génération l'antique savoir-faire des grands manufacturiers du

passé, elle espérait être en mesure de proposer à Léo Rosenberg — le

propriétaire du futur hôtel — divers tissus originaux qui compléteraient les

tapisseries et les riches damas qu'elle comptait soumettre à son approbation.

53 

 

Le travail de ces véritables artistes coûtait fort cher, bien entendu ; mais Léo

Rosenberg lui avait donné l'impression de se lancer dans une aventure dont les

motivations n'étaient pas uniquement commerciales.

Sur le conseil de son père, Natasha avait effectué auprès des banques

une enquête discrète. On lui avait confirmé que son futur client était des plus

solvable. Elle avait également appris en posant des questions à une amie

journaliste que Léo Rosenberg était un homme d'environ cinquante ans, qui

avait effectué de judicieuses opérations dans l'immobilier, se bâtissant ainsi la

réputation d'un remarquable homme d'affaires.

Sa décision de racheter Stonelovel Manor pour le transformer en

résidence hôtelière de grand luxe avait surpris les milieux financiers. Mais de

l'avis général, il avait le talent et l'habileté nécessaires pour réussir

brillamment son coup. Ainsi, Natasha ne courait guère le risque de voir revenir

dans sa petite entreprise un lot de factures impayées.

Rassuré, son père lui avait offert son aide. Lucide, elle lui avait répondu

qu'elle ferait appel à lui lorsqu'elle serait certaine d'avoir définitivement

obtenu le contrat.

La veille de son départ, elle passa en revue les cartes routières, car elle

avait résolu de se rendre au manoir par les départementales, plus touristiques

que les autoroutes. Si elle avait délibérément fait ce choix, c'était pour avoir un

bon prétexte de se mettre en route avec un jour d'avance. En effet, elle avait

fait une sorte de cauchemar, rêvant que Luke se présentait à Sutton Minster

vingt-quatre heures plus tôt que prévu. Aussi — sans trop savoir si elle

obéissait à un vague pressentiment ou luttait contre un obscur désir —, elle

avait tenu à hâter son départ.

Elle avait téléphoné à Stonelovel Manor, afin de s'assurer qu'elle pouvait

prendre cette initiative.

— Léo est à l'étranger, en ce moment, mais il devrait rentrer demain,

lui avait répondu la secrétaire. Nous vous avons déjà préparé une chambre, et

il y a du personnel pour vous accueillir. La maison est envahie par les ouvriers,

cela dit. Mais vous voudrez sûrement faire le tour des lieux et vous familiariser

54 

 

avec eux. C'est pourquoi Léo a insisté pour que vous séjourniez ici quelques

jours. Je sais qu'il tient à vous parler de vive voix, afin de vous expliquer ses

projets et la façon dont il voit les choses.

A présent, résolue à se mettre en route tôt le lendemain, Natasha

réunissait les échantillons de tissus qu'elle désirait emporter avec elle. Puis elle

passa en revue les photographies qu'elle avait prélevées dans divers

magazines, les documents que lui avaient remis ses fournisseurs, et relut les

notes qu'elle avait prises à Florence. Elle tenait à relever honorablement le défi

qui lui était lancé. Personne n'allait l'empêcher de se consacrer à fond à sa

tâche. Pas même Luke Templecombe !

Ce soir-là, elle fit ses adieux à ses parents, et leur promit de leur

téléphoner dès son arrivée à Stonelovel Manor, pour leur confirmer qu'elle

avait fait bonne route.

Elle sentait qu'elle agissait de façon raisonnable, en donnant la priorité à

son travail et en fuyant un affrontement avec Luke. Même si ce n'était pas leur

face à face qu'elle craignait. Non, ses peurs étaient tout autres...

Ce qu'elle redoutait, c'était l'ennemi tapi au-dedans d'elle-même : ce

désir étrange, déplaisant, envahissant, que Luke avait l'art d'éveiller en elle par

sa seule présence. Voilà ce qu'elle fuyait. Car si Luke lui avait été indifférent,

elle n'aurait éprouvé aucune difficulté à l'éconduire froidement, comme elle

l'avait fait jusque-là pour tous les autres hommes qui l'avaient importunée.

Hélas ! Pouvait-elle dire à Luke qu'elle ne voulait pas de lui, alors que son

corps proclamait le contraire ?

Ce qu'elle n'arrivait pas à comprendre, c'était la raison qui la poussait à

le redouter ainsi. S'il y avait un trait frappant, chez Luke, c'était sa fierté virile,

si aiguë qu'elle frisait l'arrogance. Et, bien qu'il ne fût sûrement pas un saint,

c'était quelqu'un qui n'aurait jamais accepté de partager une femme avec un

autre homme, de toute évidence. Alors, qu'avait-elle à craindre de lui,

puisqu'elle l'avait persuadé qu'elle avait un amant ? En toute logique, il devait

déjà s'être désintéressé d'elle. Pourtant, par une sorte d'instinct, elle sentait

qu'elle lui avait involontairement adressé avec son corps des messages tout

55 

 

différents; et qu'il avait pu se fier à ce langage des sens qu'elle ne maîtrisait

pas...

Luke était fort capable, après tout, de vouloir lui faire admettre qu'elle le

désirait. Une fois qu'il aurait obtenu cet aveu...

Elle frémit à cette pensée, se rappelant brusquement, avec une intensité

perturbante, le plaisir qu'elle avait ressenti entre ses bras. « Assez ! » pensa-t-

elle. Il faut arrêter ça avant qu'il soit trop tard.

La proposition de Léo Rosenberg était venue fort à propos, il fallait

l'admettre. Sans cela, sans la nécessité de quitter Sutton Minster, elle n'aurait

probablement pas eu le courage de s'éloigner de Luke !

56 

 

6.

— Mais entrez, je vous en prie. Suzie, l'assistante de Léo, nous a

avertis de votre arrivée. Vous avez vu comme il fait beau? C'est une chance,

non?

Souriant à la gouvernante de Léo Rosenberg, qui l'accueillait avec ces

propos enjoués, Natasha la suivit à l'intérieur de la demeure. Au passage, elle

observa le décor qui l'entourait.

— Léo voudrait conserver les salles de réception dans leur état

d'origine, expliqua la gouvernante. Mais là-haut, il y a encore pas mal de gros

œuvre. Il faut abattre des cloisons, installer des salles de bains... Enfin, vous

êtes au courant, j'imagine.

Sans laisser à Natasha le temps de répondre, elle la mena le long d'un

couloir, ouvrant une porte à l'extrémité du passage.

— Nous avons tâché de vous donner une chambre où vous ne serez

pas trop dérangée par les travaux, reprit-elle. Comme vous pouvez le

constater, c'est encore le chaos, pour le moment.

Elle avait haussé le ton, tout en parlant, afin de couvrir le bruit des

perceuses et les éclats de voix des ouvriers qui s'affairaient alentour.

— Pour l'instant, nous dormons tous au dernier étage. Ne vous

étonnez pas si je vous emmène là-haut par l'escalier de service, qui est assez

étroit; Léo compte faire installer des ascenseurs, sans dégrader le caractère des

lieux, bien entendu.

Tout en devisant ainsi, l'employée conduisit la jeune femme jusqu'à une

vaste chambre, au sommet du manoir, dont la grande fenêtre donnait au nord

et qui offrait un cadre idéal pour travailler. Il y avait là un lit, deux

57 

 

confortables fauteuils, un bureau, un chevalet, et même une cheminée. C'était

la pièce que l'architecte avait occupée quand il avait dressé les plans de

rénovation, apprit-elle.

— J'y serai très bien, assura-t-elle en souriant chaleureusement à

son aimable hôtesse.

— Tant mieux, dit celle-ci. En fait, j'avais un peu peur de votre

réaction. Je ne savais pas si Léo vous avait avertie du chamboulement qu'il y a

ici. Quand il parle de la maison, il s'emballe, comme si elle était déjà refaite de

fond en comble, et il oublie que c'est encore un chantier.

— Vous le connaissez depuis longtemps? risqua Natasha.

— Oui. George, mon défunt mari, travaillait pour lui depuis ses

débuts en affaires. Quand il a été tué dans un accident de la route, Léo m'a

proposé d'entrer à son service. Une véritable bénédiction pour moi. Je n'avais

pas d'enfants, plus de famille ou presque... C'était il y a quinze ans, et je n'ai

pas quitté Léo depuis. Il m'a même proposé de devenir la gouvernante de

l'hôtel — mais c'est trop de responsabilités, comme je le lui ai expliqué.

Ainsi, songea Natasha, l'habile entrepreneur était aussi un être humain

doté de véritables qualités de cœur. Il fallait dire que son amour pour cette

demeure, l'enthousiasme avec lequel il en parlait, lui avaient déjà révélé qu'elle

n'avait pas affaire à un financier ordinaire, à un affairiste froid. C'était de bon

augure pour la suite des événements...

Elle avait très envie de visiter le manoir tout de suite, pour stimuler ses

idées. Mais le remue-ménage qui régnait dans la demeure la dissuada de

passer les lieux en revue. Elle attendrait l'arrivée de Léo Rosenberg pour faire

avec lui le tour du propriétaire.

Une heure plus tard, après en avoir demandé l'autorisation à la

gouvernante, Natasha se promenait dans le jardin potager, en songeant que sa

tante aurait adoré le restaurer dans son état premier, tel qu'il avait dû être du

temps de sa splendeur. Peu à peu, ses pensées dérivèrent, et elle se remémora

58 

 

un autre jardin, d'autres circonstances... une certaine nuit et un certain

homme...

La journée avait été tiède et ici, dans l'enclos, il faisait presque chaud.

Alors, pourquoi frissonnait-elle ainsi ? Pourquoi éprouvait-elle ce désir et cette

nostalgie, quand elle savait que celui qui était la cause de ces dangereux élans

n'avait rien d'autre à lui offrir qu'une liaison sans lendemain?

La jeune femme s'immobilisa devant un parterre de plantes aromatiques

à l'abandon, se penchant machinalement pour arracher quelques mauvaises

herbes, tandis que ses pensées tournaient et retournaient inlassablement

autour du même thème obsédant.

— Dommage que le jardin soit dans cet état, n'est-ce pas? Je vous ai

aperçue depuis la fenêtre de mon bureau et j'ai pensé que je ferais mieux de

venir me présenter.

Natasha tressaillit et se redressa, rougissant légèrement sous le regard

amusé et scrutateur de l'homme qui venait de la rejoindre. Grand, la

cinquantaine environ, il avait des cheveux encore noirs, un regard pensif et

pénétrant. Il se présenta :

— Léo Rosenberg.

Il lui serra les doigts d'une main ferme, en lui adressant un sourire

chaleureux.

— Vous vous y connaissez en jardinage? demanda-t-il. J'avoue que je

ne sais vraiment pas à qui confier le potager et le parc. J'aimerais rétablir leur

ordonnance sans oublier que ces lieux sont destinés à accueillir des clients et

qu'il faudra inclure des courts de tennis et autres agréments.

— Je n'ai guère de compétences dans ce domaine, avoua Natasha.

Mais ma tante y est experte, elle, et elle adorerait replanter et rediscipliner ces

jardins, j'en suis sûre. Repartir de zéro...

Elle s'interrompit, brusquement confuse.

— Excusez-moi, j'ai dit ça sans y penser... parce que je sais qu'elle

aimerait se colleter à ce genre de défi.

59 

 

— Elle a besoin d'un stimulant, c'est ça? demanda finement Léo.

Natasha commença à entrevoir pourquoi cet homme avait si bien réussi

en affaires.

— Je crois, dit-elle en reprenant sa marche au rythme de son

compagnon.

Elle ne s'était pas présentée, mais il était évident qu'il connaissait son

identité.

— Le jardinage est son hobby, reprit-elle. C'est elle qui a conçu les

jardins de Lacey Court, notre propriété.

Puis, d'un ton un peu plus cérémonieux et professionnel, elle précisa à

Léo Rosenberg qu'elle ne s'attendait pas à son arrivée ce jour-là, et souligna —

de crainte qu'il ne la croie encline à la paresse — qu'elle n'avait pas encore

visité le manoir pour ne pas déranger les ouvriers dans leur travail.

— Vous avez eu raison, lui répondit-il. En fait, j'ai pu rentrer ici plus

tôt que prévu. Je dois dire que le calme de ces lieux est merveilleusement

agréable.

Il inspira profondément, en disant ces mots, tandis que Natasha

l'observait du coin de l'œil. Il était bien bâti et semblait remarquablement en

forme, pour son âge.

Quand il reprit la conversation, ce fut pour révéler qu'il revenait de New

York et qu'il comptait justement, afin d'oublier le stress de la vie citadine, se

retirer dans le domaine — il voulait réserver une aile entière du château à son

usage personnel.

— Votre tante, demanda-t-il à brûle-pourpoint, où puis-je la

contacter?

Surprise, Natasha lui répondit machinalement, et fut plus étonnée

encore lorsqu'il commenta :

— Lacey, bien sûr... Tissus ecclésiastiques... j'aurais dû faire le

rapprochement. Si je comprends bien, vous êtes dans le milieu du textile

depuis toujours, alors?

60 

 

— Presque. Bien que j'aie commencé par une carrière de journaliste.

Tout en disant cela, Natasha s'émerveilla de la facilité qu'elle avait à

parler avec cet homme. A l'instar de sa tante Helen, justement, il possédait une

rare qualité: celle de s'intéresser sincèrement aux autres...

En songeant à sa tante, elle se reprocha d'avoir parlé d'elle un peu

étourdiment. Peut-être devait-elle la prévenir qu'elle pouvait recevoir un appel

de Léo Rosenberg? Si toutefois il avait sérieusement l'intention de lui confier

la restauration du jardin... Rien n'était moins sûr, après tout.

— Je ne voudrais pas vous bousculer, reprit Léo, mais j'ai un

important rendez-vous à Amsterdam, demain. Cela vous ennuierait-il que

nous visitions le manoir ensemble dès maintenant? Ensuite, nous pourrons

consulter les plans de l'architecte...

Natasha acquiesça volontiers. Ainsi qu'elle l'expliqua, elle s'était déjà

documentée sur la période d'origine, et avait apporté croquis et échantillons.

Léo précisa qu'il ne cherchait pas à faire une reconstitution historique, sans

doute impossible à réaliser, d'ailleurs; mais il désirait rester fidèle à l'esprit du

XVIIe, afin de donner aux clients de l'hôtel l'impression qu'ils avaient remonté

le temps pour faire une incursion dans un passé révolu.

— Je n'envisage pas d'utiliser des coupons d'époque, bien entendu.

En admettant qu'on puisse en trouver suffisamment, ils seraient mieux à leur

place dans un musée. Mais j'aimerais faire réaliser des tentures et des tissus

d'après des dessins authentiques, selon des méthodes traditionnelles.

Quelques heures plus tard, après avoir longuement discuté avec Léo

Rosenberg et visité le manoir de fond en comble sous sa houlette, Natasha

était conquise. Son client était décidément très sympathique. Elle l'avait laissé

parler, pour mieux comprendre ses buts et ses désirs et n'avait pas tardé à

découvrir qu'il attachait à cette demeure une importance toute particulière.

Pour lui, il ne s'agissait pas seulement de faire des affaires, ainsi qu'il le lui

précisa quand ils furent parvenus dans la petite pièce où il avait

provisoirement installé son bureau. S'il avait choisi de transformer les lieux en

hôtel-résidence de grand luxe, c'était pour éviter de morceler le domaine et le

61 

 

manoir. Car, pas plus que le précédent propriétaire, il n'aurait pu envisager

d'entretenir la propriété à seule fin d'y avoir sa résidence privée. Cela se serait

révélé beaucoup trop cher. Il détailla ses projets, s'enthousiasmant à mesure

qu'il parlait...

De son côté, la jeune femme lui fit part des découvertes qu'elle avait

faites à Florence, des artisans virtuoses qu'elle avait vus à l'œuvre là-bas et qui

étaient capables de réaliser de magnifiques copies des riches brocarts du

XVIIe.

Comme elle s'en aperçut bien vite, Léo Rosenberg était un homme de

décision rapide. Au bout de la longue soirée d'études et de discussion qu'ils

partagèrent, il donna carte blanche à Natasha — sous réserve de son ultime

approbation — pour décorer et meubler les chambres et les salles de réception

de l'hôtel. Quant à l'aile qu'il avait dévolue à son usage personnel, il en avait

déjà conçu l'installation, mais il serait heureux de s'en remettre à elle pour le

choix des tissus de décoration. Il ne regarderait pas à la dépense, précisa-t-il,

lui accordant un budget considérable.

Un peu effarée par l'énormité de la somme, elle comprit qu'il cherchait

avant tout à réaliser une sorte de rêve personnel, et non à satisfaire le goût des

riches clients américains ou japonais dont il briguait la clientèle.

— J'ai une petite collection de tableaux que je compte faire installer

dans la galerie de l'aile que je me suis réservée. Un ami doit se charger de

l'accrochage. Pour ce qui est du mobilier, j'ai couru les salles de ventes...

Il était bien plus de minuit, ce soir-là, lorsque Natasha monta enfin se

coucher. Léo Rosenberg devait s'envoler pour Amsterdam tôt le lendemain.

Quant à elle, comme prévu initialement, elle demeurerait au manoir jusqu'à

son retour, ce qui lui donnerait le temps et l'occasion d'esquisser les décors.

Une fois dans sa chambre, elle ne put s'empêcher de songer que, en

dépit de toute sa fortune et de sa réussite, Léo Rosenberg était un homme bien

solitaire. Ainsi qu'il le lui avait révélé au cours de leur long entretien, il était

veuf depuis cinq ans, sa femme étant décédée des suites d'une longue maladie,

développée après la naissance de leur premier fils.

62 

 

Oui, c'était un homme seul. Tout comme elle était une femme seule,

pensa-t-elle, le cœur serré, en se glissant entre les draps. L'avenir qui la

guettait était un avenir sans amour et sans passion... sans Luke — qui n'aurait

pu lui apporter ni l'un ni l'autre, d'ailleurs. Bien au contraire !

Alors, pourquoi se consumait-elle de désir pour lui? Elle se redressa en

sursaut, à l'instant où le mot désir surgissait dans ses pensées. Oui, elle

désirait Luke. Mais pourquoi, au nom du ciel? Il n'avait rien de bon à lui offrir,

pourtant...

Néanmoins, au lieu de concentrer ses pensées sur le travail exaltant

qu'on venait de lui confier, elle se tourmenta dans le noir, angoissée et agitée,

hésitant à s'abandonner au sommeil. Car, dès qu'elle se laisserait aller, elle le

savait, elle se remémorerait avec une intensité obsédante, comme elle le faisait

presque tous les soirs, les instants de fièvre qu'elle avait partagés avec Luke...

en souhaitant les revivre pour de bon.

Poussant un gémissement de détresse, elle enfouit son visage sous

l'oreiller. Elle ne devait plus penser à cet homme. Elle devait oublier ses rêves

insensés pour s'en tenir à la froide réalité...

63 

 

7.

Il s'écoula trois jours, avant que Natasha ne revoie Léo Rosenberg.

Pendant ce laps de temps, elle travailla d'arrache-pied, réalisant des dessins

préparatoires pour le décor de chaque chambre et des salles de réception tout

en s'efforçant d'oublier Luke Templecombe.

Le jour, elle se consacrait sans peine à ses esquisses. Mais le soir, en

dépit de sa fatigue mentale et physique, à l'instant même où elle posait sa tête

sur l'oreiller, persuadée qu'elle allait s'endormir séance tenante, l'objet de ses

hantises revenait l'obséder.

Une nuit, la veille du retour de Léo, elle s'abandonna même à une

complaisante rêverie, où Luke l'embrassait comme il l'avait fait ce premier soir

dans le jardin de Lacey Court, mais sans colère, sans cynisme et sans mépris...

Tous les êtres humains avaient leur système de défense. Et, après ce

qu'elle avait appris sur le passé de Luke — la liaison adultère de sa mère, le

suicide probable de son père — elle ne s'étonnait pas qu'il eût développé à

l'égard des femmes ce mélange de ressentiment et de défiance qu'elle avait si

nettement perçu à chacune de leurs rencontres et qui se manifestait dans le

harcèlement sexuel dont elle avait été l'objet. Oui, son attitude était, d'une

certaine manière, parfaitement compréhensible...

Natasha n'était pas psychologue. Mais elle n'avait nul besoin de l'être

pour se rendre compte, au moment même où elle se faisait cette réflexion,

qu'elle était en train de chercher des excuses, des explications, pour atténuer

l'indifférence délibérée des avances de Luke.

64 

 

Déraisonnablement, elle voulait se persuader qu'il pouvait changer.

Mais pourquoi l'aurait-il voulu? Il était de toute évidence satisfait de sa façon

de vivre, et ne désirait qu'une relation sexuelle dénuée de sentimentalisme.

Elle s'en était fort bien rendu compte, en dépit de son inexpérience.

Et d'ailleurs, était-elle si sûre qu'il voulait avoir une liaison avec elle?

Selon toute vraisemblance, au contraire, Luke avait uniquement envie de

coucher une fois avec elle. Après quoi, il s'empresserait de l'oublier.

Pourquoi cette pensée la faisait-elle souffrir autant ? Pourquoi voulait-

elle espérer à tout prix ? La réponse ne tarda pas à venir, provoquant en elle

un léger frisson. C'étaient son éducation, son code moral qui la poussaient à

quêter, dans l'attitude de Luke, ne fût-ce qu'un embryon de sentiment ou de

respect. Parce qu'elle ne pouvait admettre qu'elle pût désirer avec tant de

force, un homme qui incarnait tout ce qu'elle détestait.

En découvrant qu'elle était capable d'éprouver si aisément des

sensations violentes et perturbantes, qu'elle préférait fuir sa maison plutôt que

d'affronter Luke, qu'il la troublait jusqu'à l'obsession, elle avait été surprise,

choquée et effrayée. Et à présent, elle ne pouvait s'empêcher de désirer...

Quoi donc ? Que, à l'instar d'un héros de roman, il s'imposerait à elle, la

délivrant de la responsabilité de choisir, et l'amènerait, par la force de sa

détermination virile, à consentir à une relation vide et sans lendemain ?

C'était là une pensée révoltante. Jusque-là, elle avait toujours affronté la

réalité, et pris ses décisions elle-même, en toute connaissance de cause. Si

jamais elle donnait libre cours à l'attirance qui existait entre eux, ce serait

parce qu'elle l'aurait elle-même voulu.

L'énormité de ses propres pensées lui fit peur. Que lui arrivait-il ? Si elle

s'était réfugiée dans le travail, c'était dans l'espoir de se guérir de ses élans

ridicules, dans l'espoir d'oublier Luke. Et voilà qu'elle envisageait presque de

lui céder...

Qu'elle avait donc été naïve de s'imaginer qu'elle parviendrait aussi

aisément à l'oublier! A présent, au lieu de mourir, son désir avait grandi, s'était

mué en fièvre avide et douloureuse, qui ne lui réservait que de la souffrance.

65 

 

Elle avait tellement envie de Luke que, s'il avait franchi le seuil de sa chambre

à l'instant, elle l'aurait accueilli avec transport!

Mais pourquoi ? Pourquoi éprouvait-elle des émotions aussi intenses à

l'égard de cet homme-là, sans l'aimer par ailleurs? C'était une pensée

tellement choquante, pour elle...

Quand elle s'éveilla, le lendemain, ce fut avec une sensation de fatigue

persistante. Elle se leva, prit une douche froide pour tenter de stimuler son

corps et son esprit engourdis; mais soudain, elle s'aperçut qu'elle pleurait.

Et ce n'était pas étonnant, pensa-t-elle avec angoisse. Elle pouvait

pleurer, en effet; pleurer de honte de s'être abandonnée à des fantasmes

d'intimité sensuelle avec Luke, alors qu'elle se flattait par ailleurs d'être trop

orgueilleuse, trop respectueuse d'elle-même pour passer aux actes.

Ainsi, elle était capable de nourrir des fantasmes érotiques dans le secret

de son âme, tout en fuyant leur réalisation sous le prétexte qu'ils n'étaient pas

parés du voile pudique qu'aurait jeté sur eux le mot « amour » ! Etait-elle donc

si lâche?

Au fond, d'elle ou de Luke, qui était le plus malhonnête? A sa grande

honte, elle devait s'avouer que ce n'était pas forcément lui...

Léo rentra plus tard que prévu. Il était presque l'heure de déjeuner

quand il survint dans la Jaguar type-D dont il était si fier. Il ramenait une

compagne avec lui : à sa grande surprise, Natasha aperçut sa tante Helen

installée au côté de son client, rieuse et décoiffée par le vent.

Trop stupéfaite pour parler, la jeune femme les regarda descendre de la

décapotable sans mot dire.

— Léo... M. Rosenberg m'a amenée ici pour me montrer les jardins,

expliqua Helen dès qu'elle fut à portée de voix de sa nièce.

Ses joues étaient rosies par le grand air, sans doute, ce qui lui allait fort

bien. Mais ses yeux pétillaient également d'une lueur inhabituelle et quelque

chose d'indéfinissable dans son attitude, lorsqu'elle se tourna vers Léo pour

66 

 

attendre qu'il eût verrouillé les portières, amena Natasha à s'interroger. La

venue de sa tante était peut-être due à d'autres motifs qu'à la rénovation du

parc !

— Comme vous le voyez, lança Léo à Natasha, j'ai tenu compte de

vos recommandations. Helen a très gentiment accepté de me dispenser ses

conseils...

— Je ne suis pas une spécialiste, intervint l'intéressée. Seulement un

amateur éclairé.

— Un amateur très doué, fit valoir Natasha.

— Extrêmement doué, enchérit Léo. Après avoir vu ce que vous avez

réalisé à Lacey Court, j'ai un peu honte de vous montrer mes jardins. Ils sont

dans un tel état d'abandon !

Ils se dirigèrent alors vers le perron, tout en continuant à deviser. En

réalité, c'étaient Léo et Helen qui soutenaient le dialogue, échangeant des

propos avisés et enthousiastes sur la transformation du parc, envisageant

l'aménagement d'un terrain de polo et de cricket... En les écoutant, Natasha

s'aperçut qu'ils avaient pratiquement oublié sa présence. Elle se demanda s'ils

étaient conscients, comme elle l'était elle-même, de leur entente innée, aussi

bien dans leurs idées que dans leurs gestes — car ils marchaient à l'unisson,

comme s'ils avaient toujours vécu ensemble. Peu à peu, elle crut deviner que ce

n'était pas leur première rencontre.

Ses soupçons furent confirmés au cours du déjeuner. Léo révéla qu'il

avait téléphoné à Helen dès son tour d'Amsterdam et qu'ils s'étaient

rencontrés à deux ou trois reprises. En voyant l'harmonie évidente qui régnait

entre eux, Natasha se sentit tout à coup très seule et très nostalgique...

Tandis que sa tante consacrait son après-midi à explorer le parc et les

jardins, la jeune femme présenta à Léo les notes et les esquisses qu'elle avait

soigneusement mises au point en son absence.

67 

 

Il fut enchanté par ses propositions, qui répondaient, assura-t-il,

exactement à son idéal. Sachant que les tissus qu'elle avait choisis étaient

coûteux, elle lui demanda si les estimations qu'elle avait jointes aux dessins lui

convenaient aussi.

— Parfaitement. Je sais bien, Natasha, que mes exigences ont un

prix. Dites-moi, quand pourriez-vous commencer votre travail ici? Les travaux

seront achevés à la fin du mois, et plus tôt vous pourrez vous y mettre...

Natasha compulsa son agenda et son carnet de commandes,

réfléchissant à la question. Il lui faudrait se rendre à Florence afin de négocier

avec les fournisseurs avant de s'atteler à la réalisation concrète des projets

qu'ils venaient de définir... Léo lui ayant précisé qu'il désirait ouvrir son hôtel

pour Noël — excellent moment pour attirer les clients et lancer une affaire —,

elle frémit. Le délai était bien court ! Et elle était en partie à la merci de ses

fournisseurs florentins. Si ceux-ci ne respectaient pas un calendrier assez

strict...

Franchement, elle s'en ouvrit à Léo, qui décida de courir avec elle ce

risque calculé. La voyant à la fois flattée et surprise, il lui déclara :

— Je me fie à mon instinct : il me dit que je peux vous faire

confiance. Et ce n'est pas uniquement parce que je suis à demi amoureux de

votre tante...

Il ponctua cet aveu d'un grand sourire et se leva. Puis il éclata

franchement de rire en voyant la mine stupéfaite de son interlocutrice.

— Elle m'avait bien dit que vous seriez choquée, commenta-t-il.

J'imagine que, pour quelqu'un de votre âge, l'idée qu'un monsieur de

cinquante ans puisse tomber am...

— Mais non, pas du tout ! Vous vous trompez, intervint hâtivement

la jeune femme. Je pensais même que vous feriez un merveilleux couple, tous

les deux. En revanche, je ne m'attendais pas...

68 

 

— A quoi ? Que je découvre du soir au lendemain, après avoir passé

des années à pleurer ma femme et à m'être persuadé que je ne me remarierais

jamais, que je m'étais trompé? La vie est trop courte pour que je sacrifie

sottement le bonheur et l'amour à mon orgueil. Dès que j'ai vu Helen, j'ai su

qu'elle serait très importante pour moi. Comment dire? Elle m'a fait l'effet

d'un rayon de soleil dans les ténèbres où je vivais. Et c'est réciproque, croyez-

moi.

— Ce n'est pas à cause d'elle que vous m'avez accordé le contrat,

n'est-ce pas? demanda Natasha après avoir marqué une brève hésitation.

Léo se rembrunit.

— Evidemment pas ! Si je ne vous croyais pas à la hauteur, j'aurais

dit non, voilà tout. Votre parenté avec Helen ne saurait m'influencer !

Natasha n'eut aucune peine à le croire, et se réjouit. Elle tenait en effet à

obtenir ce contrat, mais grâce à ses mérites personnels, et pas pour une autre

raison !

— J'ai remarqué, reprit Léo, que vous aviez choisi des tissus pour les

sièges et les rideaux de la grande galerie. Ainsi que je vous l'ai déjà indiqué,

c'est un ami qui va se charger de l'accrochage de mes tableaux. J'aimerais que

ce soit lui qui décide de cela en dernier ressort, si vous n'y voyez pas

d'inconvénient.

Natasha acquiesça d'un signe. Les tissus qu'elle avait timidement

proposés pour la galerie étaient des brocarts traditionnels, aux tons sourds et

aux motifs discrets — afin qu'ils s'harmonisent avec les boiseries anciennes et

ne risquent pas de voler la vedette aux toiles que Léo avait collectionnées.

C'étaient, lui avait-il expliqué, essentiellement des tableaux d'époque

victorienne, exécutés pendant la vogue du « renouveau gothique » qui avait

sévi à ce moment-là, et qui s'accorderaient à merveille à l'atmosphère XVIIe de

la maison. Pour l'instant, ils étaient en dépôt dans un garde-meuble ; il était

prévu qu'on les livre sur place lorsque la réfection des chambres et de la galerie

serait achevée.

69 

 

— Nous prendrons la décision définitive sur les tissus à ce moment-

là, précisa Léo.

Tout en parlant, il ne pouvait s'empêcher de regarder au-dehors, vers le

jardin, et Natasha sentit qu'il était impatient de rejoindre Helen. Avec tact, elle

le pria de l'autoriser à se retirer, prétextant des coups de fil à passer à ses

fournisseurs.

Les croisées de sa chambre donnaient sur le jardin potager à l'abandon

et, en apercevant sa tante et Léo qui, bras dessus bras dessous, arpentaient les

allées envahies d'herbes folles, elle ne put réprimer de nouveau un sentiment

d'abandon et de nostalgie. Mais de toute façon, elle ne s'attarda pas à les

contempler; il lui semblait que c'était une indiscrétion de sa part, une

intrusion déplacée dans leur intimité.

Seule de nouveau, la jeune femme se retrouva une fois encore en proie à

ses angoisses, un moment oubliées dans la concentration du travail. Il y avait

un tel contraste entre la relation de sa tante et de Léo, faite d'émotion, de

chaleur, de proximité, et la scène qui s'était déroulée entre Luke et elle, ce

fameux soir au clair de lune !

Une fois encore, Natasha voulut se persuader qu'elle avait de la chance

d'être loin du peintre. Et pourtant, en dépit de tout, elle n'était pas

convaincue...

Elle n'eut pas l'occasion d'avoir un tête-à-tête avec sa tante, dans les

heures qui suivirent, si ce n'est à la dernière minute, à l'instant où Helen

s'apprêtait à partir. Après un dîner à trois, Léo était monté rassembler

quelques documents dont il avait besoin, avant de raccompagner Helen en

voiture jusqu'à Lacey Court.

Natasha confirma à sa tante qu'elle en avait presque terminé avec la

phase préparatoire de son travail. Il fallait attendre, avant de passer à la

réalisation concrète, que les ouvriers aient achevé la rénovation.

70 

 

Comme la gouvernante venait débarrasser la table, Natasha se mit

d'accord avec elle pour revenir à Stonelovel Manor durant un jour ou deux, à la

fin du mois, afin de voir les pièces rénovées et de rectifier ses esquisses et

projets s'il y avait lieu.

La jeune femme réserva un week-end prolongé pour cette future visite.

Et la gouvernante, qui devait aller passer quinze jours à Bournemouth chez un

cousin, partit chercher un double des clés pour le lui remettre, lui expliquant

qu'elle serait seule au manoir, en son absence.

— Je profite de ce que nous sommes toutes les deux un instant pour

te dire quelque chose, murmura Helen à Natasha lorsque l'employée se fut

éclipsée. Nous avons eu un visiteur, hier. Ou plutôt, tu en as eu un.

Un élan de plaisir, traître et insidieux, traversa la jeune femme. Et ce fut

la gorge sèche qu'elle demanda :

— Est-ce que c'était... est-ce que c'était... ?

— Luke Templecombe, acheva sa tante. Oui, c'était bien lui. Et il

n'était pas très content de découvrir que l'oiseau s'était envolé du nid, pour

ainsi dire ! Malheureusement, c'est ta mère qui lui a ouvert, et quand je les ai

rejoints, elle lui avait déjà révélé où tu étais.

Le cœur de Natasha fit un bond dans sa poitrine. Elle éprouva une

bouffée d'excitation, aussitôt suivie d'une profonde sensation de malaise.

Pâlissant et rougissant tour à tour, elle se contenta de dévisager fixement

Helen pendant de longues secondes.

— Je suis d'accord avec toi, c'est un jeune homme très dangereux,

admit sa tante. Il te veut, Natasha. Et quelque chose me dit que les histoires

que tu lui as racontées à propos d'un prétendu amant ne suffiront pas à

l'arrêter. L'idée d'avoir un rival pourrait même bien donner plus de piment à la

chose, pour lui...

— Je le crains, en effet, avoua Natasha d'une voix atone.

L'élan qui l'avait saisie en apprenant que Luke savait où elle se trouvait

avait à présent cédé la place à une sensation d'angoisse.

71 

 

— Mais si tout cela n'est qu'un jeu, pour lui...

— Dois-je comprendre que pour toi, c'est quelque chose de plus?

— Pas encore, mais... si je le laissais... si je me permettais...

— De le prendre comme amant ?

— De me lier avec lui, disons... Oh, je ne sais plus, tout cela est

absurde, dénué de sens..., s'exclama Natasha en secouant la tête d'un air

désemparé. Je n'arrive pas à comprendre pourquoi je m'intéresse à lui à ce

point. Il représente pourtant tout ce que je déteste chez les hommes : il est

froid, cynique, et pour lui, une femme n'est rien d'autre qu'un objet sexuel.

— Ce que tu décris s'appelle « attirance physique », déclara Helen, et

ne t'y trompe pas : c'est une force d'une puissance insoupçonnable. Si cela peut

te consoler, j'ai le sentiment qu'il n'est pas plus heureux que toi de ce qu'il

ressent à ton égard. J'ai bien vu, à son expression, qu'il s'en voulait amèrement

d'avoir à demander où tu étais. C'est quelqu'un d'intelligent, Natasha. Il a

probablement deviné pourquoi tu le fuis. Il doit parfaitement savoir que si

l'engagement que tu prétends avoir par ailleurs était réellement important, tu

n'aurais pas besoin de te dérober comme tu le fais.

— Il me prend pour une femme émancipée qui a eu une ribambelle

d'amants, gémit Natasha. Pour quelqu'un comme lui, quoi ! Même si... je me

liais à lui... comment pourrais-je lui avouer...

— Que tu as triché et menti pour protéger Emma? Tu pourrais avoir

des surprises, tu sais. Si ça se trouve, il serait...

— Quoi donc? Enchanté d'apprendre que je suis vierge? Allons donc,

Helen, nous ne sommes pas dans un roman, mais dans la réalité. Un homme

tel que lui ne peut vouloir d'une femme sans expérience. Cela impliquerait des

responsabilités qu'il n'a pas envie de prendre. Ce qu'il recherche, c'est

quelqu'un qui lui ressemble... qui connaisse les règles du jeu... quelqu'un qu'il

pourra abandonner sans façons quand il s'en sera lassé.

— Et toi, Tasha, que veux-tu? demanda doucement Helen. Est-ce

que tu le sais, au moins?

72 

 

La jeune femme ne put réprimer une grimace.

— Pas vraiment, avoua-t-elle. Je désire Luke, éperdument. Et crois-

moi, pour admettre ça, il faut vraiment que je fasse appel à tout mon courage.

Tu n'as pas idée des dégâts que ce sentiment a provoqués en moi. Je me

croyais au-dessus de ce genre de choses. Je croyais...

— Que tu n'étais pas humaine? Mais nous le sommes tous, pourtant,

mon petit ! Si tu es attirée par lui à ce point-là, si tu le désires tellement,

pourquoi n'aurais-tu pas...

— Une liaison avec lui? Il faudrait que je m'explique... Non, c'est

impossible.

— Rien n'est impossible, déclara Helen. Enfin, en tout cas, si ça peut

te consoler, sache qu'il a quitté Sutton Minster et est rentré à Londres. J'ai vu

Lucille Templecombe, hier, et elle m'a annoncé qu'il...

— Voilà, je ne crois pas que Léo s'en formalisera, énonça alors la

gouvernante en survenant derrière elles en brandissant un trousseau de clés.

Et, presque aussitôt, comme à point nommé, la voix de Léo enchaîna :

— De quoi est-ce que je ne me formaliserai pas ?

Ainsi, dans les explications qui s'ensuivirent et le branlebas du départ,

Natasha put-elle oublier Luke Templecombe.

Pas pour longtemps, cependant !

Elle devait quitter Stonelovel Manor le lendemain matin; dès que sa

tante et Léo furent partis, elle remonta dans sa chambre-bureau et passa en

revue les informations qu'elle possédait sur ses fournisseurs, afin de s'assurer

qu'elle disposait de tous les renseignements nécessaires pour passer

commande, une fois le moment venu. Mais très vite, elle se retrouva le regard

perdu dans le vague, songeuse et luttant en vain pour dompter l'étrange

excitation qui l'envahissait à la pensée de Luke.

73 

 

Ainsi, il était venu la chercher... avait découvert sa retraite... Et ce qu'il y

avait de plus angoissant, dans tout cela, c'était qu'elle avait presque envie de le

voir surgir auprès d'elle, lui imposant une décision contre laquelle sa raison

s'insurgeait, mais que son corps rebelle appelait de tous ses sens...

Décidément, elle allait encore passer une mauvaise nuit.

74 

 

8.

Le matin finit par arriver; Natasha devait aujourd’hui quitter le manoir

pour rentrer à Sutton Minster. Elle voulut se réjouir de ce que Luke ne fût pas

venu la tourmenter au manoir, qu'il n'eût pas essayé de tester sa résistance...

Mais étrangement, elle avait le cœur lourd.

Elle n'arrivait toujours pas à admettre qu'elle pût éprouver un désir

aussi violent, aussi inouï; et pourtant, peu à peu, ce sentiment incoercible et

inconnu s'imposait à elle. Elle le testa même à sa manière, en observant les

ouvriers qui allaient et venaient dans la maison. En dépit de leurs attraits, ou

de l'intérêt qu'ils lui manifestaient, elle n'éprouvait à leur égard pas l'ombre

d'un trouble érotique. Oui, c'était seulement Luke qui avait le don de la faire

vibrer, de l'exciter de cette manière aiguë et douloureuse... Devait-elle

s'attrister ou se réjouir de cette constatation? Elle n'en savait rien.

L'après-midi touchait à sa fin lorsqu'elle se décida à partir, sans oser

admettre qu'elle avait tardé à s'en aller dans l'espoir secret de voir survenir

Luke.

« Pauvre insensée », songea-t-elle sur la route du retour. Sa raison lui

soufflait que, contrairement à ce que croyait Helen, Luke n'avait nulle envie ni

besoin d'elle. Elle avait beau n'avoir aucune expérience des hommes, elle

devinait qu'il ne devait guère être en mal de conquêtes féminines. Alors,

pourquoi se serait-il donné la peine de la relancer, elle précisément?

75 

 

En arrivant à Lacey Court, elle fut surprise de constater que sa tante ne

s'y trouvait pas.

— Je ne la comprends pas, se lamenta sa mère. Depuis qu'elle a

rencontré cet homme, elle a changé du tout au tout. Avant, elle ne sortait

jamais ; et maintenant, elle ne tient plus en place. Elle est partie pour New

York avec lui et n'a pas su me dire quand elle rentrerait. Elle pense qu'ils se

rendront en Suisse ensuite !

— Voyons, cesse d'en faire tout un plat, intervint paisiblement le

père de Natasha. Helen est assez grande pour savoir ce qu'elle fait. Pour ma

part, je suis très heureux de voir qu'elle a repris goût à la vie.

— Mais elle s'y intéressait déjà avant ! protesta son épouse. Elle avait

le jardin !

Natasha se garda de faire des commentaires. Elle devinait que sa mère

souffrait d'avoir perdu la compagnie d'Helen, dont elle était très proche.

— Léo est quelqu'un de très bien, dit-elle pour la réconforter. Il m'a

pratiquement avoué qu'il était amoureux d'Helen.

— Tant mieux. Elle a droit au bonheur — elle a été seule si

longtemps! répondit sa mère. Mais s'ils deviennent si liés que ça, tous les deux,

eh bien, je dois t'avouer qu'elle me manquera.

— A moi aussi, admit Natasha.

Puis, pour égayer la conversation, elle ajouta :

— Je connais quelqu'un qui ne la regrettera pas beaucoup, en

revanche : c'est la mère de Richard. Elle lui en veut d'avoir réussi à obtenir un

jardin plus beau que le sien.

— Oh, au fait, Natasha, ça me fait penser que quelqu'un est venu te

voir, pendant que tu n'étais pas là. Le cousin de Richard, justement — un très

beau garçon, je dois dire.

— Oui, Helen m'a mise au courant, répondit la jeune femme d'un ton

neutre.

76 

 

Elle s'efforçait ainsi de donner le change, mais sentit qu'elle n'avait pas

abusé son père, car ce dernier lui décocha un regard pensif. Cherchant

fébrilement à détourner la conversation, elle s'empressa alors d'exposer les

difficultés de la tâche que Léo lui avait confiée. Certains des tissus qu'elle avait

choisis, en effet, étaient produits par la manufacture familiale. Or, pour

satisfaire les exigences esthétiques imposées par le décor existant du manoir —

notamment les anciennes boiseries sculptées conservées par endroits et les

panneaux cérusés installés dans les chambres rénovées —, il faudrait nuancer

les teintures utilisées, produire des couleurs plus sourdes et plus douces, plus

raffinées.

Aussitôt captivé, son père lui posa plusieurs questions. De fil en aiguille,

elle fut amenée à décrire les lieux, les appartements privés de Léo en

particulier, surtout la magnifique et originale galerie où il entendait installer

sa collection de toiles. Ils discutèrent et bavardèrent et, pour un temps, du

moins, Luke Templecombe fut oublié.

Avant de retourner au manoir, Natasha travailla d'arrache-pied pendant

dix jours consécutifs. Elle était si débordée — il lui fallait assurer les

commandes en cours tout en préparant les travaux prévus pour Léo —, qu'elle

dut rogner sur ses soirées et ses week-ends. Mais cela n'était pas réellement

fait pour lui déplaire.

Cette activité débordante l'empêchait en effet de penser à Luke. Enfin,

presque... Si elle ne sursautait plus au moindre coup de téléphone ou de

sonnette, en pensant qu'il s'agissait peut-être de lui, il ne continuait pas moins

à hanter ses pensées.

Il n'avait pas cherché à la revoir et elle se disait que cela valait mieux

ainsi; qu'elle devait s'efforcer de le chasser définitivement de son esprit et de

sa vie. Bientôt, sans doute, elle s'étonnerait d'avoir pu se laisser aller à des

sentiments à la fois si dangereux et si dérisoires. Pourtant, elle évitait toujours

77 

 

de se promener au jardin le soir; elle avait toujours du mal à s'endormir; et

confusément, parfois, elle avait le sentiment d'attendre quelque chose...

Le jeudi qui précéda le week-end prolongé durant lequel elle devait

séjourner au manoir, elle prépara ses bagages de bonne heure, afin de pouvoir

se mettre en route suffisamment tôt pour éviter le gros du trafic. La météo

annonçait du beau temps, ce qui signifiait que les routes seraient encombrées.

Elle arriva à Stonelovel à l'instant où la gouvernante, elle, s'apprêtait à

quitter le manoir. L'employée, qui semblait agitée et pressée, ne s'attarda pas;

mais au moment de monter dans la voiture qui allait l'emmener, elle lança à

Natasha :

— Au fait, je vous ai installée dans la même chambre. J'espère que ça

vous va? Il y a des provisions au réfrigérateur.

Natasha la remercia et pénétra dans la maison. La demeure semblait

étrangement silencieuse, vidée de ses ouvriers. Une fine poussière de plâtre

flottait encore dans le hall, et se jouait dans les ultimes rayons de soleil filtrant

par les fenêtres de la cage d'escalier. Incapable de résister à la tentation de

visiter les pièces rénovées, la jeune femme négligea de ressortir pour prendre

ses bagages dans le coffre de sa voiture.

Les travaux n'étaient pas achevés. Mais, pour la première fois, Natasha

pouvait voir les lieux tels que l'architecte les avait conçus sur le papier. Tous

les éléments d'origine avaient été restaurés : les cheminées murées étaient

révélées de nouveau, les boiseries décapées de leurs couches de peinture

successives, les moulures masquées par les faux plafonds avaient reparu au

grand jour. Tout cela était superbe, et la visiteuse, captivée par la magie

ambiante, habillant mentalement les murs des tissus qu'elle avait choisis,

laissa courir son imagination...

Elle finit par s'apercevoir qu'il était bientôt 20 heures, et s'arrachant à sa

douce rêverie, alla chercher ses affaires dans sa voiture pour les monter dans

sa chambre. Puis, toujours trop excitée pour s'atteler à la préparation d'un

repas, elle se prépara un en-cas frugal en continuant de songer aux

transformations qu'elle allait entreprendre. Elle commençait à être très fière

78 

 

de faire partie de cette aventure, d'être intégrée à l'équipe qui allait réaliser des

merveilles dans ce manoir enchanteur. Pour la première fois, il lui semblait

qu'elle serait à la hauteur de sa tâche.

Après avoir « dîné », elle fit un tour dans le jardin, où régnait une douce

fraîcheur, apaisante après la chaleur étouffante de la journée. Natasha se

sentait à l'aise; sachant qu'elle serait la seule occupante de la maison, elle

n'avait emporté avec elle que des vêtements simples : jeans, chandails amples,

T-shirts...

Elle se dirigea vers le jardin potager, tout en songeant à la

métamorphose qu'il ne tarderait pas à subir sous les doigts habiles de sa tante.

Son esprit en ébullition se représenta les jardins tels qu'ils devaient être

du temps de Charles II, à l'époque de l'édification du manoir. L'art topiaire

était à son apogée, alors; et l'on appréciait aussi beaucoup les parterres

composés, dont la mode était venue de France...

Sa tante Helen avait tant de chance de pouvoir recréer ce jardin, où elle

donnerait toute la mesure de ses dons! Et elle méritait bien d'avoir rencontré

un homme tel que Léo...

La jeune femme s'immobilisa brusquement, consciente de percevoir une

pointe de jalousie dans le fond de son cœur. Pourquoi enviait-elle ainsi le

bonheur d'Helen, que pourtant elle aimait tendrement? Décidément, depuis

qu'elle avait rencontré Luke Templecombe, elle ne cessait de découvrir des

facettes peu glorieuses de son caractère dont elle avait jusqu'alors ignoré

l'existence.

Trop agitée pour monter dans sa chambre, elle s'aventura hors du

potager clos, suivant une allée qui traversait le jardin pour rejoindre, aux

limites du parc, une sorte de « sentier de ronde » envahi d'herbes folles, qui

longeait le périmètre de la propriété.

II n'était pas loin de minuit lorsqu'elle rentra au manoir et, bien qu'elle

fût lasse, son esprit était toujours en ébullition. Elle prit un bain pour tenter de

se relaxer avant d'aller au lit.

79 

 

A l'instant où elle sortait de la baignoire, elle aperçut, à travers la

fenêtre, les phares d'une voiture, dont les faisceaux lumineux trouaient les

ténèbres de l'allée d'accès.

Intriguée plutôt qu'alarmée, elle se sécha en hâte et enfila de nouveau

son jean et un T-shirt propre. Sans doute était-ce Léo qui revenait à

l'improviste, songea-t-elle en dévalant l'escalier. Ne s'attendant pas à son

arrivée, elle avait verrouillé et barré le portail d'entrée, lui interdisant ainsi

sans l'avoir voulu tout accès à la demeure; il fallait qu'elle remédie à cela.

Elle atteignit la porte à l'instant même où, de l'autre côté du vantail, il

insérait sa clé dans la serrure.

— J'ai verrouillé la porte de l'intérieur, Léo ! lança-t-elle. Je vous

ouvre tout de suite !

Joignant le geste à la parole, elle s'exécuta et tira le battant, un sourire

de bienvenue illuminant son visage. A l'instant où elle ouvrait la porte, les

lumières du hall éclairèrent de plein fouet l'homme qui se tenait sur le seuil.

Aussitôt, son sourire se figea.

— Luke ! murmura-t-elle, les yeux écarquillés sous l'effet de

l'émotion et du choc.

Elle marqua un mouvement de recul instinctif, tandis qu'il s'avançait,

pénétrant dans le vestibule et refermant le portail derrière lui.

— Vous n'auriez pas dû venir, lui dit-elle d'une voix rauque. Je vous

ai dit que je ne voulais pas vous revoir. Vous vous trompez, si vous croyez...

— C'est vous qui faites erreur, coupa-t-il d'un ton laconique. Ce n'est

pas vous que je suis venu chercher, Natasha.

Un instant, elle demeura figée. Puis elle balbutia :

— Mais dans ce cas, que faites-vous ici ?

— Léo m'a demandé de venir voir sa galerie, pour le conseiller sur

l'accrochage des tableaux, et je n'en avais pas encore eu l'occasion jusqu'à

aujourd'hui.

80 

 

Consciente qu'il disait la vérité, Natasha le dévisagea en rougissant,

paralysée par la gêne. Oh, pourquoi avait-elle supposé qu'il l'avait poursuivie

jusqu'ici? Pourquoi avait-elle parlé si étourdiment, au lieu de le laisser d'abord

s'expliquer sur sa présence?

— Léo ne m'avait pas prévenue de votre visite, observa-t-elle en lui

tournant le dos.

Elle ne put voir, ainsi, le regard aigu qu'il lui lançait.

— Eh bien, il a peut-être considéré que ce n'était pas important. Je

suppose que les visiteurs sont toujours logés là-haut, au troisième?

Sans cesser de lui tourner le dos, Natasha acquiesça.

— Il n'y a que moi, en ce moment, dit-elle avec embarras.

— Effectivement, Léo m'avait dit que la maison serait vide, exception

faite de la décoratrice qu'il avait engagée. C'est peut-être stupide de ma part,

mais je n'aurais jamais fait le rapprochement avec vous.

Natasha s'empourpra de plus belle. Il venait de souligner, sans grande

subtilité, qu'il n'était décidément pas venu jusqu'ici pour elle.

— Il est tard, déclara-t-elle avec brusquerie. J'allais me mettre au lit.

— C'est ce que je vois, murmura-t-il.

Et il posa les yeux avec insistance sur le T-shirt qu'elle avait enfilé à la

hâte, sans prendre le temps de remettre son soutien-gorge. Les pointes de ses

seins s'étaient dressées, sous le fin tissu, et elle ne put s'empêcher de se

remémorer ce qu'elle avait ressenti, le jour où il les avait prises entre ses

lèvres...

Cherchant à lui dissimuler son trouble, elle reprit avec brusquerie,

comme si elle répondait à une question informulée :

— J'ai cru que c'était Léo qui rentrait.

Elle vit alors que l'expression légèrement railleuse du visage de Luke

s'était modifiée, et que son regard avait à présent une acuité pénétrante.

— Navré de vous avoir déçue, énonça-t-il doucement.

81 

 

— Moi aussi, rétorqua-t-elle témérairement.

Puis, sans lui laisser le temps de répliquer, elle s'élança vers l'escalier, en

espérant que sa retraite n'avait pas trop l'air d'une fuite.

Luke, ici... Elle n'arrivait pas à le croire. On aurait dit que le pire de ses

cauchemars — ou le plus merveilleux de ses rêves — venait de se réaliser.

Luke, auprès d'elle... dormant sous le même toit... Combien de temps

comptait-il rester? Oui, combien de temps?

Contre toute attente, elle dormit à poings fermés, cette nuit-là. Elle

dormit même si bien qu'elle s'éveilla le lendemain beaucoup plus tard que

d'habitude, pour constater que le soleil brillait déjà de tous ses feux.

La maison semblait étonnamment silencieuse, tranquille, comme si elle

était le seul être vivant sous son toit — comme si Luke s'en était allé en pleine

nuit aussi soudainement qu'il était venu.

Un regret douloureux la prit, à cette pensée, et elle se le reprocha

aussitôt. S'il était parti, elle aurait dû en être contente, et non déçue !

Quoi qu'il en fût, quand elle fut prête et descendit au rez-de-chaussée,

elle trouva un billet sur la table de la cuisine, où il avait simplement écrit : « Je

travaille dans la grande galerie. Peut-être aurez-vous un moment pour me

montrer les échantillons de tissus dont Léo m'a parlé? Ceux que vous avez

sélectionnés pour les fenêtres. »

Il était tout naturel que Luke voulût s'assurer de la justesse de son choix.

En effet, un tissu mal adapté aurait nui à l'atmosphère des lieux et détourné

l'attention des tableaux. Cependant, elle ne put s'empêcher d'être blessée dans

son orgueil professionnel en le voyant insinuer qu'il n'approuverait peut-être

pas ses suggestions.

82 

 

Elle se demanda depuis combien de temps il s'était mis au travail. Il

avait dû commencer tôt, sans doute, comme elle avait coutume de le faire elle-

même. Résistant à la tentation de sauter le petit déjeuner, car elle savait

qu'elle n'aurait pas le temps de faire une pause à midi, si elle voulait rattraper

sa grasse matinée involontaire, elle se prépara un rapide breakfast et l'avala.

Puis, cédant à une impulsion qu'elle ne voulut pas analyser, elle versa

dans deux tasses le reste du café qu'elle avait fait chauffer, et qui était bon et

réconfortant. Les ayant déposées sur un plateau, elle les emporta jusqu'à la

grande galerie, après avoir pris le temps, au passage, de s'arrêter dans le

bureau de Léo, où elle avait laissé ses échantillons.

Quand elle pénétra dans la galerie, Luke se tenait debout au milieu

d'une demi-douzaine de cartons ouverts, poings carrés sur les hanches, les

sourcils froncés.

Il leva brièvement les yeux à son entrée et, préférant ne pas s'interroger

sur le frisson qui venait de la parcourir, Natasha énonça aussi calmement

qu'elle put :

— J'ai pensé que vous aimeriez prendre une tasse de café. J'ai

également apporté mes échantillons...

Comme plusieurs tableaux étaient déjà déballés et posés en équilibre

contre le mur, elle déposa son plateau à terre et alla les regarder avec curiosité.

Sèchement, Luke observa :

— Si vous vous demandez ce qu'ils valent, je peux vous assurer que

Léo a fait un excellent investissement.

Natasha fut stupéfaite par son commentaire, et par le cynisme de son

intonation. Oubliant toute prudence, elle demanda d'un air surpris :

— Et pourquoi m'intéresserais-je à leur valeur matérielle? J'étais

curieuse de les voir, c'est tout. Bien entendu, d'un point de vue professionnel...

Elle s'interrompit tout net en voyant le pli dédaigneux qui incurvait la

bouche de Luke.

83 

 

— Professionnel, lâcha-t-il. C'est comme cela que vous vous

considérez? Comme une professionnelle? Parce que votre dernier amant en

date vous permet de jouer à la décoratrice dans sa nouvelle maison ?

Cette fois, Natasha fut si abasourdie qu'elle demeura un moment bouche

bée. Puis, reprenant ses esprits, elle déclara sans aménité :

— Léo n'est pas mon amant, figurez-vous, monsieur Templecombe.

Et même s'il l'était... sachez que je n'ai nul besoin de coucher avec mes clients

potentiels pour obtenir des contrats. Quant à mes qualifications...

Elle marqua un temps d'arrêt, le toisa d'un air à la fois fier et furieux,

avant de reprendre :

— Je ne suis sans doute pas un designer, et je n'ai jamais prétendu

l'être. Mais je m'y connais en tissus, et je suis familière du genre de tissage que

Léo recherche pour cette demeure. C'est pour cela qu'il a fait appel à moi.

Cependant, si votre savoir et votre expérience vous permettent de penser qu'il

serait mieux servi par un décorateur à la mode, je suis certaine que vous ne

vous gênerez pas pour le lui dire. Pour ma part, je ne m'intéresse nullement

aux préjugés que vous pouvez nourrir à mon sujet. J'aimerais simplement

avoir votre avis sur les échantillons des tissus que j'ai choisis pour habiller

cette galerie.

Elle avait toujours senti qu'il la méprisait, plus encore sans doute qu'il

ne la désirait... mais jusqu'alors elle avait cru que c'était en tant que femme...

pas en tant qu'être humain en général. Que savait-il, après tout, de ses

capacités?

C'est la question qu'elle lui lança, comme un défi, dans un élan de colère

si vive qu'elle ne se souvenait pas en avoir éprouvé de pareille.

— J'ai vu des photos de la maison cornouaillaise de Jake

Pendraggon dans un magazine, lui répondit-il sèchement. L'auteur de l'article

indiquait qu'une amie proche avait réalisé sa décoration, sans citer de nom.

Mais il n'était pas difficile de deviner de qui il s'agissait.

84 

 

— Eh bien, vous vous fourvoyez complètement, répliqua-t-elle. Je

n'ai pas plus décoré la maison de Jake que je ne suis la maîtresse de Léo. En

fait...

— Prouvez-le-moi, coupa-t-il à voix basse.

Un instant, elle crut avoir mal entendu. Mais il répéta :

— Prouvez-le en dînant ce soir avec moi.

Et en quoi diable le fait de souper avec lui prouverait-il quelque chose?

se demanda-t-elle. Et pourtant... elle éprouvait le besoin absurde mais

impérieux d'être reconnue de lui pour ce qu'elle était : une professionnelle

digne d'éloges dans son domaine. Elle ne voulait plus voir cette lueur cynique

et méprisante dans son regard. Elle voulait qu'il la respecte!

Alors, bien qu'elle fût trop mûre et trop raisonnable pour tomber dans le

piège qu'il lui avait tendu, elle s'entendit répondre hardiment :

— Très bien. A la condition que vous cessiez de réagir comme si

j'allais couvrir cette pièce de chintz bouillonnants et de ruches. J'aimerais que

vous me promettiez d'examiner d'un œil impartial, si toutefois cela vous est

possible, les échantillons que j'ai apportés. Je sais que vous ne demandez pas

mieux que de...

« Trouver de bonnes raisons pour me déconsidérer aux yeux de Léo »,

tels étaient les mots qu'elle était sur le point de prononcer. Mais ce fut Luke

qui acheva la phrase, à sa façon :

— De coucher avec vous. Eh oui. Dérangeant, n'est-ce pas? Ne me

dites surtout pas que vous n'éprouvez pas la même chose! Vous n'osez même

pas m'approcher à moins d'un mètre, tellement vous avez envie de moi — et

l'inverse est tout aussi vrai. La solution, ce serait de faire l'amour une bonne

fois pour toutes. Nous savons, l'un et l'autre, que cela constituerait le meilleur

exorcisme qui soit. Qu'alors, ce désir qui nous a assaillis l'un et l'autre

mourrait tout aussi brutalement qu'il nous est venu. Mais les femmes n'ont

jamais l'honnêteté de regarder la vérité en face. Vous me désirez autant que je

vous désire, mais...

85 

 

Natasha le dévisageait avec stupéfaction. Elle pâlit et rougit tour à tour,

avant de prétendre avec précipitation :

— Je ne vous désire pas. Et si je ne vous approche pas, c'est

uniquement parce que... parce que j'ai besoin d'avoir un territoire bien à moi.

— Vous mentez, déclara Luke sans ambages. Très bien, si ça vous

amuse... Mais si vous vous imaginez qu'en faisant les difficiles vous allez

m'amener à vous courir après, vous vous trompez. Je ne joue jamais à ce jeu-

là.

— J'imagine que non. Vous aimez définir vous-même les règles,

n'est-ce pas, Luke? Eh bien, c'est dommage, car vous avez devant vous une

femme qui ne se laissera jamais entraîner dans ce genre de partie.

Soudain, Natasha se sentait lasse, écœurée, honteuse des rêveries naïves

qu'elle avait nourries à propos de Luke — en se persuadant que, sous sa

carapace de cynisme, c'était un être possédant des émotions et des désirs,

comme tout un chacun.

Le découragement de la jeune femme était tel qu'elle perdit toute

prudence.

— Je ne peux pas modifier votre opinion à mon sujet, reprit-elle. Je

ne le veux d'ailleurs pas. Mais sachez une chose : quoi que vous puissiez

penser, vous ne me connaissez pas. Oui, je vous désire. Oui, je veux faire

l'amour avec vous. Et j'emploie ces mots à dessein, parce que pour moi, ils

sont l'essence même de ce que devraient être les relations intimes d'un homme

et d'une femme.

— Qu'est-ce que vous essayez de me dire? Que si je vous parlais

d'amour, si j'enveloppais mes désirs de belles paroles mensongères, vous

accepteriez de coucher avec moi ?

— Non, dit-elle avec l'accent de la sincérité. Je sais que vous ne

m'aimez pas. J'admets que cela ne m'empêche pas de vous désirer. Mais vous

parlez de désir comme s'il s'agissait d'une sorte de faiblesse, digne de mépris.

Pour ma part, au risque de paraître ridicule, je persiste à croire qu'à défaut

d'amour, il peut tout de même y avoir de la tendresse, du respect, de la

86 

 

générosité, de la gaieté entre deux personnes... Bien entendu, cela n'est

possible qu'avec des gens équilibrés, capables de voir et d'accepter leurs

propres faiblesses et celles des autres, d'éprouver de la compassion... et nous

savons l'un et l'autre que vous êtes totalement étranger à ce genre de

sentiment, Luke. Vous êtes toujours un petit garçon, détestant sa mère parce

qu'elle l'a abandonné, incapable de comprendre pourquoi elle est partie, et

acharné à la punir à travers toutes les femmes qu'il rencontre. Tenez!

Elle marcha vers lui et lui lança les échantillons, sans même se soucier

de voir s'il les rattrapait ou les laissait tomber à terre.

— Voilà les tissus que j'ai sélectionnés. J'ai essayé de choisir ceux qui

se fondraient dans le décor, pour laisser toute leur valeur aux tableaux. Si vous

n'approuvez pas, vous n'aurez qu'à régler la question avec Léo. Et maintenant,

si vous le permettez, mon travail m'attend.

Ayant ainsi témérairement livré tout le fond de sa pensée, elle s'éloigna

vers le seuil, en espérant parvenir jusque-là sans s'effondrer.

C'était sous l'effet du choc qu'elle avait vidé son sac. Et elle avait eu beau

être sincère, elle ne pouvait s'empêcher d'avoir le cœur serré en songeant au

regard blessé de Luke, lorsqu'elle l'avait accusé de haïr sa mère et de la punir à

travers les autres femmes en les traitant par le mépris. Il était intelligent. Il

était sans doute conscient de ce divorce en lui, de cette vulnérabilité. Elle

aurait vraiment pu se passer de lui mettre impitoyablement les points sur les

« i » !

87 

 

9.

Pendant le reste de la journée, Natasha évita soigneusement Luke. Elle

était en colère contre lui, et en colère contre elle-même. Pourtant, dans le fond

de son cœur, elle éprouvait de la compassion pour le peintre, bien qu'elle sût

qu'il s'agissait là d'un sentiment qu'il aurait rejeté avec la dernière vigueur.

Grâce aux paroles révélatrices de Luke, elle avait pu mesurer le peu de

sens qu'il mettait dans le mot désir, le peu d'importance sentimentale qu'il

accordait à l'attirance qu'il éprouvait pour elle. Cependant, quoiqu'elle souffrît

de cette situation, la jeune femme demeurait persuadée que c'était encore son

compagnon qui avait la plus mauvaise part. Qu'il devait être affreux, en effet,

de ne connaître d'autres émotions qu'un désir clinique et froid mêlé de mépris!

Elle avait découvert avec angoisse que son « désir » pour Luke faisait

partie d'un ensemble complexe que, par commodité, les êtres humains

baptisaient du mot « amour ». Mais, malgré l'horreur que lui avait inspirée

cette révélation, elle n'aurait voulu changer de place avec Luke pour rien au

monde. Ressentir la sensation de vide qui devait être la sienne... ne jamais

connaître, quelle que fût son intimité sexuelle avec une femme, qu'une plate

satisfaction des sens et vivre dans un grand désert du cœur... cela devait être

affreux.

Une partie d'elle-même lui soufflait de faire ses bagages et de quitter le

manoir séance tenante, avant qu'il y eût d'autres confrontations entre eux.

Mais l'autre partie lui répétait obstinément qu'elle avait un travail à accomplir;

et qu'en s'en allant, elle n'aurait fait que confirmer le manque de

professionnalisme dont Luke l'accusait avec dédain. Elle resta donc, travaillant

d'arrache-pied et s'efforçant d'oublier le compagnon que le sort lui avait

88 

 

donné. Pourtant, de temps à autre, elle se surprenait à songer à lui, au désir et

à l'amour qu'elle lui portait sans l'avoir voulu.

A l'instant où elle avait vu son regard d'enfant blessé, atteint par les

paroles cruelles d'un adulte insouciant, elle avait eu envie de courir vers lui, de

le prendre dans ses bras et de le consoler, de le protéger — ainsi que l'ont fait

de toute éternité les femmes amoureuses.

Car elle aimait Luke Templecombe, follement, en dépit de ce que cela

avait d'absurde et d'insensé. Elle savait qu'elle n'avait qu'une seule issue :

tenter de toutes ses forces de mater cet amour et ce désir sans lendemain, dans

l'espoir qu'ils finiraient par mourir. Mais y parviendrait-elle?

A 18 heures, elle s'arrêta de travailler pour se restaurer un peu, car elle

n'avait rien avalé depuis le petit déjeuner et commençait à s'en ressentir. Elle

descendit au rez-de-chaussée et ouvrit la porte de la cuisine avec précaution,

soulagée de constater que la pièce était vide. Elle laissa la porte ouverte, pour

que Luke la vît s'il descendait lui aussi et pût effectuer une retraite stratégique.

Sans doute n'avait-il pas plus envie de la voir qu'elle, songeait-elle.

Sans grand enthousiasme, elle confectionna une salade de poulet froid

et s'attabla pour la manger. Elle avait à moitié entamé son plat lorsque Luke

entra dans la cuisine. Aussitôt, elle se raidit, luttant contre l'émotion qui lui

nouait la gorge.

Il y avait une fine pellicule de poussière sur son jean, sur sa chemise, sur

sa gorge et son visage. Elle remarqua qu'il serrait les mâchoires, en

contemplant l'assiette qu'elle avait posée devant elle. On pouvait lire tant de

choses dans la bouche d'un homme! Celle de Luke était bien dessinée et

sensuelle...

— Si je comprends bien, vous ne dînerez pas avec moi, ce soir.

L'intonation moqueuse qu'il avait donnée à sa phrase la ramena à la

réalité et elle répliqua froidement :

— Quelque chose me dit que tout ce que vous dites ou faites a son

prix, Luke. Et je crains fort qu'un repas, si succulent fût-il, ne vaille pas celui

que vous réclamerez.

89 

 

Elle le vit perdre son air railleur pour la dévisager avec incrédulité et

colère.

— Si vous croyez que je m'attends que vous couchiez avec moi en

échange d'une invitation au restaurant...

Il était furieux, de toute évidence, mais elle s'en moquait. Qu'il sache

donc à son tour ce que c'était que d'être traité par le mépris !

— Je ne suis pas homme à acheter une femme, figurez-vous !

— Et moi, je ne suis pas femme à coucher avec un homme pour la

simple raison que j'ai envie de lui, rétorqua Natasha.

Elle se leva, repoussant son plat à demi entamé loin d'elle.

— La journée a été longue, et je suis fatiguée, Luke.

Alors qu'elle allait s'éloigner, il dit d'un ton brusque :

— Attendez.

Involontairement, elle s'immobilisa.

— Vous avez laissé ceci dans la galerie, énonça-t-il en lui tendant ses

échantillons.

Elle les prit d'un geste machinal, frémissant comme une collégienne au

contact léger de ses doigts avec ceux de Luke. Comment ne pas se laisser aller

à fantasmer sur ce qu'elle aurait ressenti, si elle avait pu le toucher de façon

plus intime, si elle avait pu explorer et caresser son corps viril et musclé...

Déjà, Luke se détournait d'elle. Au moment où elle parvenait près de la

porte, elle l'entendit grommeler avec brusquerie :

— Je vous dois des excuses, au fait. Seule une personne connaissant

parfaitement le style XVIIe aurait pu choisir ces tissus. Il y en a même un qui

s'approche de très près de la patine très particulière des lambris...

Pendant un instant, Natasha fut trop stupéfaite pour parler. Ainsi, Luke

s'excusait ! Et il y avait plus : il admettait qu'elle avait du talent, de la

compétence.

90 

 

Elle n'aurait pas dû éprouver ce stupide sentiment d'euphorie, et

presque de gratitude, en entendant ces quelques mots d'appréciation

prononcés presque à contrecœur. Mais c'était plus fort qu'elle. Domptant sa

réaction inconsidérée, elle dit d'un ton mesuré :

— Oui, je vois celui dont vous parlez. Moi aussi, il me plaît

beaucoup. Bien entendu, c'est Léo qui tranchera en dernier ressort. J'aurais

voulu réduire l'éventail à trois ou quatre tissus, pas plus, mais d'abord, il faut

que je voie les tableaux, et leurs cadres.

— Je les ai presque tous déballés. J'ai déjà déterminé leur

emplacement, mais tant qu'ils ne seront pas accrochés, vous ne pourrez

sûrement pas vous faire une opinion. Et il va me falloir encore deux jours,

pour en arriver à ce stade.

— J'attendrai, affirma Natasha. J'ai largement de quoi m'occuper

jusque-là.

— Natasha, lui dit-il encore à l'instant où elle allait s'éloigner, je vous

dois encore des excuses. Je n'aurais jamais dû insinuer que vous aviez obtenu

ce travail parce que vous couchiez avec Léo.

— En effet.

— Mes excuses ne vous apaisent pas ? demanda-t-il en l'examinant

avec attention. Je ne peux guère vous en vouloir pour cela. Le désir peut

conduire un homme à toutes sortes d'extravagances, et aujourd'hui, je crois

bien vous en avoir donné l'éventail complet. J'aimerais que nous repartions de

zéro, en oubliant tout ce qui s'est passé de négatif entre nous. Acceptez-vous

cela, Tasha? Acceptez-vous de dîner ce soir avec moi comme si nous venions

tout juste de nous rencontrer et désirions apprendre à mieux nous connaître?

Je vous promets qu'en vous proposant cela, je ne cherche pas à vous tendre un

piège. Je n'ai jamais eu à tricher avec les femmes pour les amener à coucher

avec moi.

Sur ce point, Natasha le croyait sans peine. Cependant, son bon sens,

son instinct de protection lui soufflaient de refuser son invitation. En dépit des

excuses qu'il lui avait faites, il n'avait pas changé : il demeurait l'homme qui lui

91 

 

avait si douloureusement fait comprendre ce qu'il pensait d'elle et des femmes

en général. Malgré cela, elle s'entendit répondre :

— Entendu, Luke. A condition que ce soit un dîner entre collègues,

et non entre amants potentiels.

«Juste Ciel, mais qu'est-ce que j'ai fait?» se demanda la jeune femme en

tremblant, lorsqu'elle fut de retour dans sa chambre. Pourquoi avait-elle

accepté de sortir avec Luke? Elle n'aurait pu le dire. Elle savait seulement

qu'elle éprouvait le besoin intense d'être avec lui... de partager quelque chose

avec lui. Mais s'il ne tenait pas parole, s'il revenait à la charge... Eh bien, elle

lui dirait la vérité. Ou du moins, elle lui en révélerait assez pour s'assurer qu'il

ne lui ferait pas l'amour.

Elle croyait savoir comment parvenir à le rebuter. Il lui suffirait de lui

révéler qu'elle était vierge, totalement inexpérimentée. Quand il saurait cela, et

comprendrait qu'il n'aurait guère de plaisir à attendre de leur relation, il

cesserait probablement illico de la harceler. Un autre homme que Luke aurait

chéri, et même révéré son innocence, l'aspect sentimental de son engagement,

son caractère absolu; alors que pour lui, tout cela serait inutile, indésirable —

une sorte de fardeau, qui anéantirait sûrement son désir pour elle... hélas!

Comme elle n'avait emporté que des vêtements de week-end, et qu'elle

n'entendait séduire personne, elle choisit de mettre une jupe de coton et un

long polo en jersey, sans manches. Cette tenue très simple n'avait rien de

provocant, et ferait comprendre à Luke qu'il n'avait rien à espérer d'elle.

Il l'attendait au rez-de-chaussée, quand elle redescendit. Il s'était

changé, lui aussi. Et ils se dévisagèrent avec une égale circonspection, avant

que Luke se décide à ouvrir la porte, qu'ils franchirent l'un après l'autre.

— Je nous ai réservé une table dans un petit restaurant à quelques

kilomètres d'ici. Il est situé au bord de la rivière et on y sert du poisson d'eau

douce essentiellement. J'espère que vous aimez le poisson?

92 

 

— Oui, assura Natasha en verrouillant le portail et en le suivant

jusqu'à sa voiture.

Ils s'y installèrent et elle se rendit compte qu'il maintenait une certaine

distance entre eux, évitant notamment de la toucher. Il démarra et, tandis

qu'ils roulaient, fit un commentaire sur le paysage qui environnait le domaine.

Elle s'efforça de suivre son exemple, de soutenir la conversation avec la même

simplicité que lui :

— Léo est enchanté par cette demeure. Il m'a dit qu'il en était tombé

amoureux au premier regard.

— Je sais. Bien que ce soit un homme d'affaires très avisé, au fond,

c'est un grand romantique. Certaines personnes sont tentées d'utiliser cela à

ses dépens, une fois qu'elles en ont pris conscience, commenta-t-il.

Natasha lui décocha un regard scrutateur. La soupçonnait-il de faire

partie de ces gens dont il venait de parler? Luke était concentré sur la

conduite, n'offrant aux regards que son profil dur, presque sombre. Elle s'avisa

tout à coup qu'elle ne l'avait jamais vu sourire — pas vraiment, du moins ; pas

avec chaleur et gentillesse. Cette pensée l'attrista.

Comme Luke le lui avait indiqué, le restaurant n'était pas très éloigné du

domaine et, en descendant de voiture, la jeune femme perçut le murmure

proche des eaux du fleuve, mêlé aux voix des dîneurs.

— Nous pouvons manger sur la terrasse, dit Luke. Mais j'ai pensé

que ce serait plus confortable à l'intérieur, même si c'est moins romantique.

Les lieux, assez exigus, étaient dotés d'un plafond bas et d'un mobilier

de bois satiné par la patine des ans. L'endroit était très agréable et la table

qu'on leur avait réservée, à l'abri des regards indiscrets, offrait une vue

délicieuse sur le fleuve.

Natasha examina le menu, non sans avoir une conscience aiguë de

l'intérêt que Luke éveillait chez la plupart des femmes attablées dans le

restaurant. Elle ne pouvait guère les en blâmer, d'ailleurs. Il était

particulièrement beau et elle était elle-même loin d'être insensible à son

physique de séducteur...

93 

 

Elle finit par choisir une terrine de saumon, puis une truite en papillote,

et Luke opta pour les mêmes plats qu'elle. Comme elle ne buvait jamais

d'alcool, il commanda pour elle une bouteille d'eau plate et une bouteille de

vin pour lui.

Le serveur s'étant éloigné, ils se retrouvèrent en tête à tête. Natasha se

sentit soudain très mal à l'aise... un peu comme une adolescente maladroite

invitée à sortir pour la première fois. Et pourtant, à Florence, elle avait dîné

avec plusieurs séducteurs notoires, qui ne lui avaient pas inspiré le moindre

battement de cœur. Mais c'était différent, avec Luke...

Il l'engagea à lui parler de son métier, et tout en accédant à sa demande,

elle ne put s'empêcher d'être flattée de l'attention qu'il lui portait, flattée de

discuter avec lui des centres d'intérêt qu'ils possédaient en commun — même

si c'était à un niveau et dans des domaines différents.

— Et vous ? lui demanda-t-elle ensuite. Je sais que vous avez

beaucoup voyagé, avant de vous mettre à peindre.

Elle se garda de préciser, bien sûr, d'où lui venait cette information, ou

de livrer les commentaires désobligeants qu'Emma avait faits sur lui,

fustigeant son immoralité et sa façon de vivre.

— Il serait plus exact de dire que j'ai fait mon chemin de par le

monde. Et si vous êtes au courant de cela, alors, vous savez aussi pourquoi. En

fait, à en juger par les observations que vous avez faites à mon sujet,

aujourd'hui, je devine que quelqu'un vous a déjà livré l'histoire de ma vie...

sous ses aspects les plus déplaisants, du moins.

Natasha, qui était en train de rompre son pain, s'aperçut que ses mains

tremblaient.

— Je suis navrée, murmura-t-elle. Je n'aurais pas dû vous dire

toutes ces choses.

— Ne vous excusez pas. Vous aviez le droit d'exprimer vos

sentiments, même s'ils n'étaient guère flatteurs pour moi. Personne n'aime

être placé en face des traits de sa personnalité qu'il préfère oublier. Je ne suis

94 

 

pas d'accord avec toutes vos accusations, mais elles contiennent cependant

une part de vérité qui...

Il s'interrompit brusquement et pâlit à l'extrême, en fixant, derrière

Natasha, une personne que celle-ci ne pouvait voir. Incapable de résister à la

curiosité, elle se retourna.

Un couple plus âgé qu'eux était attablé à quelques pas de là. L'homme

avait des cheveux argentés, un costume de luxe, et son maintien trahissait une

indéniable suffisance — celle des gens qui se savent riches et sont sûrs d'eux-

mêmes. Sa compagne, plus jeune que lui, devait avoisiner la cinquantaine — à

moins que la fermeté de ses traits sans rides ne fût due à l'habileté d'un

chirurgien esthétique. Natasha s'efforça de saisir ce qui, dans leur aspect, avait

pu bouleverser Luke. La femme portait des vêtements un peu trop moulants et

un peu trop «jeunes », peut-être, pour son âge. Elle riait un peu trop fort, un

peu trop comme une petite fille... Mais pourquoi Luke les regardait-il comme

s'il était confronté à quelque fantôme? Cela, c'était incompréhensible.

Alors qu'elle se tournait de nouveau vers lui, non sans anxiété, Natasha

vit qu'il portait son verre de vin à sa bouche. Il le vida d'un trait. Sa main

tremblait légèrement. La jeune femme retint à grand-peine le cri d'inquiétude

qui lui montait aux lèvres.

Luke n'avait pratiquement pas touché à sa truite en papillote, et ne

mangea pas davantage pendant la suite du repas. Il vida presque la bouteille

de vin, en revanche. Tandis qu'il lui parlait, Natasha était consciente que son

attention se portait en réalité sur le couple installé derrière elle. Elle brûlait

d'envie de lui demander ce qui n'allait pas, mais n'osait formuler sa question.

Quand ils se levèrent enfin pour quitter le restaurant, elle éprouva une sorte de

soulagement, un peu comme si elle n'avait cessé de redouter quelque chose de

déplaisant.

Quant à Luke, il semblait plus distant, plus sombre encore qu'au

moment où ils étaient entrés dans l'établissement. Ce fut ce qu'elle constata

avec tristesse pendant qu'ils marchaient jusqu'à la voiture.

95 

 

Et cependant, pourquoi fallait-il qu'elle se sente rejetée ? Elle avait

accepté son invitation à la condition qu'il n'y voie pas un prélude à une

relation intime avec elle et, durant le repas, il l'avait traitée avec courtoisie et

respect. Aussi, à présent qu'elle le voyait perdu dans ses propres pensées et

comme retranché en lui-même, n'était-elle pas insensée de souhaiter qu'il y

eût entre eux quelque chose de plus personnel... de plus intense?

Luke s'arrêta devant la portière du conducteur, fronça les sourcils.

— Je crois qu'il serait plus raisonnable que vous preniez le volant, si

cela ne vous ennuie pas, lui dit-il.

Elle avait déjà conduit une voiture similaire — celle de son père — et

accepta sans rechigner.

Elle se demanda, en saisissant les clés qu'il lui tendait et en s'installant,

si elle ne l'avait pas un peu méjugé. Elle aurait cru qu'il était de ces hommes

qui veulent toujours être maîtres de la situation, alors que le geste qu'il venait

d'avoir revenait à admettre le contraire. Il s'assit à l'avant, à la place du

passager et elle démarra. Contrairement à ce qu'elle avait cru, il semblait avoir

assez mal supporté la quantité d'alcool qu'il avait ingurgitée. Et pourtant, elle

avait souvent vu des hommes boire beaucoup plus que cela sans en être

affectés...

— Je suis désolé. On dirait que je ne tiens plus l'alcool, marmonna-t-

il en se massant le front.

Elle lui décocha un regard aigu, remarqua qu'il avait une expression

particulièrement sombre et en conclut que le vin était sans doute en grande

partie un prétexte pour expliquer son malaise. En réalité, celui-ci devait avoir

un rapport avec le couple qui avait tant attiré son attention, au restaurant.

Mais, par discrétion, elle n'osa l'interroger à ce sujet.

Pendant tout le trajet, Luke demeura silencieux, absorbé par ses

pensées. Et ces dernières ne semblaient pas très gaies, songea Natasha en

garant enfin la puissante voiture devant le perron du manoir.

96 

 

Ils entrèrent ensemble dans le vaste hall, dont la fraîcheur contrastait

avec la tiédeur de l'air du dehors. Réprimant un frisson, Natasha proposa :

— Je vais me faire une tasse de café. Cela vous dirait d'en prendre

une?

— Pour me dessoûler? railla Luke, enfin arraché à sa sombre

rumination.

Aussitôt, il enchaîna :

— Excusez-moi. Oui, un café sera le bienvenu.

Il la suivit dans la cuisine et, dans cet espace clos, elle devint plus

consciente encore de sa présence virile, de son grand corps musclé, à côté

d'elle. Des souvenirs indésirables lui revinrent : le contact des mains de Luke

sur son corps, dans le jardin... de ses lèvres écrasées contre les siennes...

Elle prépara le café, en luttant tant bien que mal pour dominer les idées

qui l'envahissaient. Cherchant à se comporter comme si elle avait affaire à

quelqu'un qui n'était qu'une connaissance ordinaire, elle déclara :

— Je ne vous ai pas remercié pour le dîner. C'était vraiment aimable

de votre part de m'inviter.

Il émit une sorte de grondement indistinct, qui immobilisa la jeune

femme sur place, figée par la tension.

— Vraiment? Voulez-vous réellement me faire croire que cela vous a

été agréable, Natasha ? Ne vous donnez pas la peine de mentir, allez ! fit-il

avec dureté. Ça a été un désastre. Et tout ça, à cause de cette femme de

malheur!

Natasha n'osa parler ou bouger. Elle attendit, en se demandant s'il allait

réellement lui révéler la raison pour laquelle la présence de ce couple l'avait

affecté aussi profondément.

— Elle lui ressemblait tant... en fait, ça aurait pu être elle. Si je ne

savais pas qu'elle vit en Amérique du Sud avec son dernier amant...

— Elle? dit Natasha.

97 

 

Mais dans le secret de son cœur, elle avait déjà compris.

— Oui, elle... ma mère, lâcha Luke, l'air dur. Vous savez bien,

Natasha. La femme qui m'a fait détester les autres femmes... Celle qui m'a

abandonné et a conduit mon père au suicide.

Etait-ce l'absorption d'alcool qui avait eu raison de son inaltérable

maîtrise de lui, ou bien la vue de la femme qui ressemblait à sa mère? Natasha

n'aurait su le dire. Mais elle s'en moquait. Une seule chose lui importait tout à

coup : elle devait soulager Luke de son angoisse. Alors, à peine consciente de

ses gestes, elle l'attira contre elle et l'étreignit dans ses bras, comme s'il se fût

agi d'un enfant blessé ayant besoin d'être rassuré. Obéissant à un élan

instinctif, elle lui caressa doucement les cheveux en murmurant des mots

apaisants.

Elle n'avait pas du tout songé à elle-même ou à ses propres sentiments,

dans cet élan. Il ne lui était même pas venu à l'idée que Luke pourrait la rejeter

ou la railler. Elle agissait en femme attendrie par la vulnérabilité d'un autre

être humain, cherchant à apporter du réconfort avec une totale absence

d'égoïsme... et sans la moindre arrière-pensée d'ordre sexuel.

— Vous aviez raison, ce matin. J'ai vraiment cherche à faire payer

aux autres femmes la trahison de ma mère... le fait qu'elle m'ait abandonné, ait

rompu lâchement ses engagements envers mon père et moi.

Luke frissonna, en disant ces mots, et d'instinct, Natasha sut que

lorsque son moment d'abandon serait passé, il lui en voudrait d'avoir été le

témoin de sa faiblesse. Mais pour l'instant, il souffrait, et elle voulait l'aider si

elle le pouvait.

— C'est du passé, Luke. Vous devez tâcher de l'oublier, à présent. Je

vous en prie, cessez de vous torturer. Ce n'était pas votre faute.

En le sentant se crisper contre elle, elle sut qu'elle avait mis le doigt sur

le point douloureux qui empoisonnait son existence. Au fond d'elle-même, elle

éprouva un élan de compassion infinie pour lui, et pour tous les enfants

blessés par la conduite des adultes ; les enfants qui, dans leur confusion, se

croyaient coupables des déchirements qui avaient lieu sous leurs yeux, et

98 

 

endossaient le lourd fardeau de la culpabilité et du désespoir... Pour sa part,

elle avait eu de la chance : ses parents étaient unis. Elle n'avait pas connu les

affres que Luke avait vécues.

— Ce n'était pas votre faute, insista-t-elle, sans tenir compte de la

résistance qu'elle percevait en lui. Si votre mère est partie, c'était pour des

raisons toutes personnelles, Luke. Il y a des femmes pour qui les besoins de la

chair passent avant tout — avant leur mariage, avant leurs enfants... Si votre

mère était ainsi faite, hélas, vous n'y pouviez rien.

Il frissonna, et demanda d'une voix chargée d'amertume :

— Que dois-je faire, alors? Accepter l'idée qu'elle ne m'aimait pas?

— Si vous le pouvez, répondit Natasha en toute sincérité. Pour votre

sauvegarde.

Luke se raidit, et déclara d'une voix dure, railleuse :

— Qu'essayez-vous de faire, Natasha Lacey? De jouer au

psychologue amateur? Vous ne m'apprenez rien que je ne sache déjà, figurez-

vous.

Il fit un mouvement pour s'écarter d'elle et elle perdit à demi son

équilibre. D'un geste instinctif et rapide, il plaça ses mains autour de sa taille

pour l'empêcher de tomber.

Ce faisant, il avait plongé son regard dans le sien et elle le contempla

fixement, sans pouvoir s'arracher à une sorte d'étrange fascination. Son cœur

s'était mis à battre sur un rythme désordonné... Une intuition aussi aiguë

qu'inexplicable lui souffla qu'il allait l'embrasser. Et pourtant, elle ne fit rien

pour s'opposer à ce qui allait suivre.

— Natasha..., murmura-t-il doucement, lentement, comme pour

savourer ce prénom.

99 

 

Bizarrement, lorsque ses lèvres se posèrent sur celles de la jeune femme,

ce fut avec douceur, de façon caressante, sans chercher à exercer la moindre

domination.

C'était un baiser né de leur mutuel besoin de réconfort plus que du

désir; un baiser plus empreint de tendresse que de passion, et Natasha y

répondit avec générosité, afin d'apaiser l'angoisse de Luke, de le rendre à lui-

même — de lui rendre, si elle le pouvait, ce que sa mère lui avait si cruellement

enlevé.

100 

 

10.

Quand le désir prit-il le pas sur la compassion? Natasha n'aurait su le

dire. Alors qu'ils s'étaient d'abord embrassés sans passion, une seconde plus

tard... une seconde plus tard, les bras de Luke s'étaient resserrés autour d'elle

et il avait pressé son corps viril contre le sien, tandis que sa bouche et ses

mains œuvraient avec fièvre, éveillant en elle des sensations folles, inconnues,

enivrantes.

En comprenant soudain ce qu'elle faisait, ce qu'elle provoquait par sa

réaction, la jeune femme tenta d'écarter ses lèvres de celles de son compagnon,

de s'arracher à son étreinte. Mais il l'en empêcha en l'attirant à lui plus

étroitement encore, la rendant plus consciente que jamais de l'excitation qu'il

éprouvait. Et de sa propre faiblesse. Il y avait si longtemps qu'elle désirait cette

intimité — et tous les rêves qu'elle avait nourris jusqu'alors, même les plus

intenses, lui semblaient à présent si piètres face à la réalité !

Oui, Luke l'embrassait et, sous ses caresses, elle se mit à gémir de

plaisir, se cramponnant à lui, s'offrant sans réserve à son baiser. Elle allait lui

céder entièrement, elle le sentait. Et cela la fit trembler, non de peur, mais

d'émoi. Elle sentait à quel point elle était liée à lui, avait la certitude

inébranlable que si elle avait cru pouvoir le chasser de sa vie et de son cœur en

niant ce qu'elle éprouvait pour lui, elle s'était entièrement fourvoyée. Dans un

éclair de lucidité, il lui sembla qu'elle se préparait déjà pour le moment où il ne

voudrait plus d'elle et où elle ne serait qu'une femme de plus, désirée un

moment, déjà oubliée l'instant d'après.

101 

 

Elle aimait Luke. Elle l'aimerait toujours. Lui n'éprouvait que du désir

pour elle. Cela aurait dû mettre un terme à l'échange intime auquel ils se

livraient. Pourtant, alors même que ces pensées traversaient Natasha comme

un éclair, elle les laissait s'éloigner d'elle et s'abreuvait des caresses que Luke

lui dispensait — même si le plaisir promettait d'être stérile, et la souffrance

plus forte, lorsque le narcotique de la jouissance cesserait de faire son effet.

Déjà, son compagnon l'avait à demi dévêtue, et elle se rendit à peine

compte que c'était à sa propre prière. Il déposait des baisers sur sa gorge, ses

seins, et ses lèvres éveillaient sur leur passage un plaisir si intense qu'il en était

presque intolérable. La jeune femme tremblait, emportée par l'étendue de son

désir, et presque effrayée par la violence de ses réactions.

— Dehors, si distante et si maîtresse de toi, et si passionnée en

dedans, murmura Luke. Je pourrais presque croire que je suis le premier à te

toucher ainsi... Je te veux, Tasha...

Il ne cessait pas de la caresser, tout en parlant, et ses gestes

promettaient tant de délicieux tourments que Natasha se sentait sombrer.

— Laisse-moi te faire l'amour. Ça va être si bon... nous avons de

l'expérience, tous les deux.

Aussitôt, elle se tendit; ces mots prononcés d'une voix rauque la

ramenèrent à la réalité. Luke croyait qu'ils s'abandonnaient l'un et l'autre à un

trouble purement sensuel, alors que pour elle, il s'agissait de bien plus qu'une

simple aventure passagère. Prise de panique, elle sentit qu'il était trop tard

pour donner des explications... que l'heure était mal choisie pour lui confier

son inexpérience, son manque d'assurance. Et pourtant, elle devait à tout prix

mettre fin à leur échange.

Frissonnante, accablée, elle s'écarta de lui avec difficulté et murmura :

— Luke, je ne peux pas. Je suis désolée.

Pendant un instant, il se contenta de la dévisager fixement. Puis elle lut

de l'incrédulité et de la colère, dans son regard. Elle recula d'un pas et replia

ses bras sur sa poitrine dénudée, comme pour se protéger. Soudain, ils

cessaient d'être amants pour redevenir antagonistes.

102 

 

— Dis plutôt que tu ne veux pas, répliqua-t-il avec âpreté. Qu'est-ce

qu'il y a, Natasha? Tu cherches à me punir? Quel imbécile je fais! J'avais cru

que tu étais au-dessus de ces mesquineries. Mais j'aurais dû savoir que ta

compassion n'était qu'un masque, et que tu n'étais pas différente des autres.

La voyant frémir, il ajouta avec mépris et cruauté :

— Tu ne cours aucun danger, rassure-toi. Je n'ai certes pas

l'intention de te prendre de force, contrairement à ce que tu crois ou désires.

Même si j'en avais envie, j'en serais incapable. Il est étrange de constater que

le désir le plus fort peut si aisément s'évanouir — ou être détruit.

Là-dessus, il quitta la pièce, laissant Natasha à son désespoir. Elle

demeura un instant figée, incapable de bouger; puis elle se pencha pour

ramasser ses vêtements et se rhabilla avec des gestes machinaux, tout en

s'efforçant obscurément d'admettre ce qui venait d'avoir lieu.

Plus tard, dans un demi-sommeil troublé, il lui sembla entendre le

moteur d'une voiture. Mais ce fut seulement le lendemain, en descendant au

rez-de-chaussée après son réveil, qu'elle s'aperçut que Luke était parti.

Elle s'efforça de se persuader que cela valait mieux. En songeant à leur

échange passionné de la veille, elle se sentait rougir. Elle n'aurait pas dû lui

céder, elle s'en rendait bien compte. Jamais elle n'aurait dû aller aussi loin

pour se rétracter ensuite, et il avait toutes les raisons de lui en vouloir, cela,

elle en était consciente...

Cependant, la faiblesse dont elle avait fait preuve ne suffisait pas à

expliquer la violence de la réaction de Luke. Certes, il avait souffert dans son

enfance. Mais en devenant adulte, il aurait dû comprendre que toutes les

femmes n'étaient pas les mêmes, que chaque individu avait sa propre

histoire... A moins que son rejet des femmes, de toutes les femmes, ne fût pour

lui un moyen de se protéger, de ne plus jamais connaître cette vulnérabilité qui

naît immanquablement de l'amour pour autrui.

103 

 

Natasha devinait que Luke avait sans doute aimé sa mère — qu'il l'avait

aimée avec toute la passion de l'enfance. C'était pour cela qu'il lui en avait tant

voulu de l'avoir abandonné. Et pour cela qu'il avait par la suite développé ce

système de défense qui l'empêchait d'avoir confiance en une femme et lui

interdisait d'aimer.

Tout cela n'était pas leur faute, ni à l'un, ni à l'autre. L'erreur qu'ils

avaient commise, c'était de s'être abandonnés à la force de leur désir, alors

qu'il ne pouvait les mener qu'à une impasse.

Oui, il valait mieux que le peintre fût parti.

Mais tout en se disant cela, Natasha ne put s'empêcher d'errer dans la

galerie, de toucher tous les objets qu'il avait touchés, en se remémorant les

sensations vertigineuses qu'elle avait ressenties entre ses bras. Il lui manquait

tant, déjà, qu'elle aurait donné n'importe quoi pour l'oublier.

Sa tante Helen et Léo rentrèrent de leur périple alors qu'elle était encore

à l'ouvrage dans le manoir. Ils nageaient dans le bonheur, l'un et l'autre, c'était

visible. Aussi Natasha ne fut-elle guère surprise lorsque Léo lui annonça

qu'Helen avait accepté de l'épouser.

— Je ne me fais pas d'illusions : s'il se marie avec moi, c'est

uniquement pour avoir à demeure une jardinière-maîtresse-de-maison non

rémunérée, plaisanta Helen.

Mais il était évident qu'ils étaient profondément amoureux. Tout en se

réjouissant de leur félicité, Natasha ne put s'empêcher d'éprouver un élan de

tristesse incoercible, en songeant à sa propre solitude. Léo tint à sabler le

Champagne, et elle s'efforça de jouer gaiement le jeu. Néanmoins, dès qu'elle

en eut l'occasion, elle sauta sur le premier prétexte venu pour se réfugier dans

sa chambre.

Elle se sentait égoïste, et espéra que Léo et Helen n'avaient pas

remarqué sa détresse, sa difficulté à partager leur joie, alors qu'elle était

pourtant sincèrement ravie de leur mariage.

104 

 

Quelques instants plus tard, Helen frappa à la porte et dès que Natasha

lui eut répondu d'entrer, elle s'exécuta, demandant sans préambule :

— Qu'est-ce qui ne va pas, ma chérie? Je crois pouvoir le deviner.

Léo vient de me dire que Luke Templecombe avait passé le week-end ici.

J'ignorais qu'il devait venir, sinon, je t'aurais prévenue, naturellement... Il

était censé suspendre les tableaux dans la galerie, mais il s'est apparemment

contenté de les déballer. Léo est persuadé qu'on a dû le rappeler d'urgence à

Londres. Luke est en ce moment chargé de faire le portrait d'un membre de la

famille royale, paraît-il.

— Il est parti cette nuit, dit Natasha.

Puis, incapable de contenir son chagrin, elle révéla tout à sa tante, sans

chercher à lui dissimuler le rôle qu'elle avait joué dans ce qui s'était produit.

— C'est ma faute, conclut-elle. Je lui ai laissé croire que...

— Natasha, c'est un homme qui a vécu, voyons. Il a probablement

senti les choses, il a probablement compris ce que tu t'obstinais à lui taire.

— Non, lâcha Natasha.

Mais elle n'en dit pas davantage, cette fois. Elle ne pouvait se résoudre à

cette ultime confidence : avouer qu'elle n'avait pas réagi en femme

inexpérimentée ou hésitante, entre les bras de Luke.

— Je suis navrée, mon petit. S'il y a quelque chose que je peux faire...

— Tu ne peux rien du tout. Je dois apprendre à vivre avec ça.

Personne ne m'a demandé de tomber amoureuse de lui — et surtout pas Luke

lui-même. C'est moi qui me suis abusée sur la réalité. Je croyais être lucide,

mais je m'aperçois qu'au fond de moi, je n'ai cessé d'espérer une sorte de

miracle. Oui, je me disais qu'il finirait par me voir telle que je suis vraiment et

que tout changerait... qu'il m'aimerait aussi, au lieu de seulement me désirer.

Quand je pense que je me suis toujours flattée d'être sensée, de savoir

maîtriser mes émotions...

— Nous sommes tous vulnérables, quand nous aimons, souligna

gentiment Helen. Les hommes tout autant que les femmes. Ton Luke a une

peur bleue de tomber amoureux, à mon avis.

105 

 

— C'est tout de même une excuse un peu trop facile. Son

comportement n'est pas admissible.

— Je suis parfaitement de ton avis. Et même s'il pouvait se résoudre

à admettre qu'il s'intéresse à toi, je n'aimerais pas te voir liée à lui.

— Aucun danger, répondit Natasha, l'air sombre. Il m'a

probablement déjà oubliée.

Sa tante émit un soupir et lui tapota l'épaule d'un geste réconfortant.

Natasha tenta de se ressaisir.

— Pardonne-moi d'être aussi égoïste, dit-elle. Je suis ravie que tu te

maries. La noce aura lieu quand?

— En décembre. Rien ne nous oblige à attendre jusque-là, mais le

manoir sera entièrement restauré, à cette date. Léo désire un « vrai mariage »,

pour citer son expression. Je dois avouer que j'aimerais l'épouser dans l'église

où je me suis mariée avec ton oncle. Ce serait une façon... de boucler la boucle,

en quelque sorte. Et puis ta mère ne nous pardonnera jamais, si nous optons

pour une cérémonie dans l'intimité. Elle est comme Léo, elle ne déteste pas le

grand tralala.

Natasha ne put retenir un petit rire.

— Est-ce qu'Emma est au courant?

— Pas encore... je vais lui annoncer ça ce soir, au téléphone. J'espère

que les devoirs de Richard dans sa nouvelle paroisse ne les empêcheront pas

d'être présents. C'est un peu pour ça que nous avons choisi le premier week-

end de décembre.

— Mmm... eh bien, si Léo veut ouvrir l'hôtel à Noël, comme il me l'a

assuré, je ferais bien de programmer dès maintenant mon départ pour

Florence. Tu veux voir les tissus que j'ai choisis?

— Oh là là, non ! C'est ton domaine, ça, Tasha, pas le mien. Je suis

sûre que ton choix est parfait, d'ailleurs. Léo ne tarit pas de compliments à ton

sujet. Tu l'as beaucoup impressionné, tu sais.

106 

 

Natasha se contenta de sourire à sa tante, un peu trop gaiement, peut-

être. Et, pour la énième fois, elle s'efforça de chasser Luke de son esprit.

La jeune femme partit pour Florence deux semaines plus tard, sans

avoir revu Luke. Oh, elle ne s'était guère attendue à avoir de ses nouvelles.

Mais sans doute l'avait-elle espéré dans le secret de son cœur. Sinon, pourquoi

aurait-elle éprouvé cette absurde sensation de déception ?

Pourtant, son esprit aurait dû être très occupé par des questions

professionnelles. Elle aurait de nombreuses tâches à accomplir, en Italie, en

vue de la décoration du manoir, mais aussi pour la fabrique de son père. Elle

espérait que ce surcroît de travail l'empêcherait de penser à Luke, qui la

hantait jusqu'à l'obsession.

Avant son départ, sa mère avait observé :

— Comme tu as maigri, ma chérie ! Tu es vraiment pâlotte. N'est-ce

pas, Helen?

Se portant à la rescousse de sa nièce, Helen s'était empressée de forger

une excuse à cette dernière avant de détourner la conversation :

— Sans doute un peu de surmenage... Au fait, je crois que je vais

bientôt être grand-mère. C'est en tout cas ce qu'Emma me laisse entendre dans

sa dernière lettre.

Ainsi, Emma allait avoir un enfant de Richard. Un enfant de l'homme

qu'elle aimait, avait songé Natasha. Elle avait éprouvé une douleur sourde au

creux de l'estomac, en apprenant la nouvelle — une sorte de nostalgie pour un

bonheur qui lui était interdit. Si elle avait accepté de faire l'amour avec Luke,

peut-être aurait-elle attendu un enfant de lui. Qui l'aurait consolée de sa

terrible solitude...

Elle s'en était voulu de cette pensée. Avait-on idée d'être égoïste et

stupide au point de désirer un enfant qui n'aurait jamais pu bénéficier de

l'amour et de la protection d'un père?

107 

 

A Florence, la jeune femme fut chaleureusement accueillie par tous ceux

qu'elle était venue voir, et dont beaucoup avaient travaillé autrefois avec son

père. C'était une ville où l'on appréciait et pratiquait la transmission du savoir,

des antiques compétences artisanales. De plus, on y admirait la compétence et

le sens artistique de Natasha.

Aussi, pendant le mois où elle séjourna en Italie, fut-elle reçue un peu

partout. Elle était belle, jeune, et un peu mélancolique, ce qui ne manquait pas

de séduire les Florentins, séducteurs dans l'âme et enclins depuis toujours à

secourir les détresses féminines.

La veille de son départ, elle aperçut un magazine, sur le sofa de l'hôtesse

qui l'avait invitée à dîner ce soir-là. La photo de Luke s'étalait en première

page. Cela la fit pâlir et en partant, elle osa demander à emprunter le journal,

qu'elle lut fébrilement aussitôt arrivée à son hôtel. La journaliste avait rédigé

un article très élogieux sur les talents de portraitiste de Luke, et laissait

entendre qu'on avait fait appel à lui dans les milieux très proches de la

Couronne. De toute évidence, elle était séduite par l'homme autant que par le

peintre. Natasha passa le reste de la soirée à broyer du noir, en s'imaginant

que Luke et cette femme avaient pu être amants.

Elle rentra chez elle par une journée venteuse et pluvieuse, et trouva

dans sa boîte aux lettres une missive de Léo, lui demandant si elle pouvait

venir jusqu'au manoir. Les premiers rideaux confectionnés à partir des tissus

fournis par son père étaient achevés, et il désirait qu'elle en supervise

l'installation.

En d'autres temps, cette perspective aurait excité la jeune femme. Mais à

cette occasion, elle n'éprouva qu'un vague étonnement. Y avait-il donc si

longtemps qu'elle avait quitté l'Angleterre? Qu'elle n'avait vu Luke?

Luke... Luke... encore et toujours Luke. Oh, pourquoi ne parvenait-elle

pas à l'oublier?

108 

 

« Parce que tu es une pauvre idiote », songea-t-elle tandis qu'elle roulait

en direction de Stonelovel Manor. Sa mère lui avait appris que Léo s'y trouvait

avec Helen. De son côté, il supervisait les travaux dans son aile privée; Helen,

elle, se consacrait à la rénovation des jardins.

Natasha retrouva son ancienne chambre, à son arrivée, car celles de

l'aile privée n'étaient pas encore en état d'accueillir des visiteurs. Une demi-

heure plus tard, tandis qu'elle savourait une tasse de thé avec sa tante, elle

songea que celle-ci était décidément rayonnante, au mieux de sa forme.

— Dès que la pluie aura cessé, je te montrerai les jardins, déclara-t-

elle après lui avoir décrit ce qu'elle avait entrepris avec enthousiasme.

— Et en attendant, je vais te montrer la maison, annonça alors Léo,

qui venait d'entrer dans la pièce.

Ils visitèrent de concert la partie rénovée du futur hôtel. Il ne manquait

plus que les touches finales qu'apporteraient au décor les rideaux et les autres

éléments que Natasha avait fait confectionner. Les lieux étaient superbes, et

Léo avait tout lieu d'en être fier, pensa la jeune femme.

Ensuite, le futur mari d'Helen voulut lui montrer sa galerie de tableaux.

Natasha s'y laissa entraîner avec appréhension, mais l'endroit avait tellement

changé, depuis sa dernière visite, qu'elle parvint à peu près à oublier ce qui

s'était passé là, avec Luke...

Elle ne put cependant s'empêcher d'admirer le travail que ce dernier

avait effectué. On se serait vraiment cru dans une galerie de l'époque

élizabéthaine.

— C'est merveilleux, dit-elle avec sincérité. Quand les rideaux et le

tissu des sièges seront là, tout sera parfait.

Plus tard ce soir-là, alors qu'elle montait se coucher, elle se réjouit de ce

que Luke eût achevé son travail dans la galerie en son absence. Ainsi, elle

n'aurait pas à redouter de se retrouver brusquement face à lui... Mais hélas,

cette certitude n'effaçait pas son chagrin, et n'allégeait en rien sa souffrance.

109 

 

11.

Natasha s'était activée pendant toute la matinée, organisant l'accrochage

des rideaux qu'on avait livrés d'Italie en son absence. La fabrique qui les avait

confectionnés avait envoyé depuis Bath une équipe de quatre personnes, qui

opéraient sous les directives de Natasha elle-même.

Ce n'était pas la première fois qu'elle avait affaire à eux, et elle

s'entendait bien avec ceux-ci. La jeune fille qui était à la tête du groupe, une

petite brune boulotte au tempérament rêveur, s'extasia sur la splendeur du

manoir; puis, avec tout autant d'enthousiasme, elle lança :

— Le mariage est très excitant, non ?

Elles se trouvaient seules dans la galerie, où Natasha venait d'expliquer

de quelle façon il faudrait draper les tentures florentines. La porte était restée

ouverte mais elles ne virent pas arriver l'homme qui s'approchait du seuil,

pour finir par s'y arrêter d'un air à demi hésitant.

— C'est vrai, admit Natasha.

— Il paraît que la noce aura lieu dans votre ville natale, à ce que m'a

dit M. Rosenberg. Votre mère doit être folle de joie !

— En effet. Elle a droit à une grande fête pour la seconde fois, cette

année. Ma cousine germaine, Emma, s'est également mariée il y a quelques

mois.

— Je trouve que c'est tellement romantique, cette rencontre ! Tout

ça s'est fait grâce au hasard, finalement, parce que si vous n'aviez pas travaillé

ici...

110 

 

La brunette s'interrompit brusquement, en fixant la porte d'entrée d'un

air à la fois confus et excité. Natasha, qui tournait le dos au seuil, fit aussitôt

volte-face. Un vertige la prit, à la vue de Luke qui se tenait debout dans

l'embrasure.

— Luke..., murmura-t-elle, sans même avoir conscience du regard

curieux et envieux que lui décochait sa jeune compagne.

Avec tact, cette dernière s'empressa de balbutier une excuse et s'éclipsa.

Trop stupéfaite pour la retenir, Natasha ne réagit pas. Elle contemplait Luke,

fixement.

Il lui parut changé. Amaigri, en fait. Son regard brûlait d'une fièvre

étrange, sa bouche avait un pli coléreux et dédaigneux à la fois — mimique qui

ne lui était que trop familière. Le cœur de Natasha se mit à battre à coups

précipités.

— Alors comme ça, tu épouses Léo? J'aurais dû m'en douter. Et

pourtant, je suis déçu, Natasha. Je commençais à croire que tu étais différente

des autres. Que tu étais honnête, franche, sincère.

— Je... je ne t'ai pas menti, balbutia-t-elle d'une voix étranglée.

Mais pourquoi diable Luke s'imaginait-il qu'elle se mariait avec Léo?

Elle voulut le détromper, mais il poursuivait déjà, sans lui laisser le

loisir de parler, s'exprimant avec une colère grandissante et contagieuse. Ce fut

un peu comme si elle se trouvait face au tourbillon d'un cyclone, et le regardait

approcher. Le visage brûlant, elle subit sans broncher ses accusations ineptes

et injustes.

— Comment... tu n'as rien à dire pour ta défense? lui lança-t-il en la

voyant demeurer muette. Sais-tu seulement pourquoi je suis venu ici,

aujourd'hui ? Pour m'excuser, figure-toi. Pour te dire que tu avais raison, et

que j'avais tort... Pour te dire que j'ai scruté mon cœur et mon âme, depuis que

nous nous sommes quittés, et que tu avais vu juste ; que je faisais payer aux

autres femmes ce que ma mère m'avait fait. Il y a même plus. Je voulais

t'avouer que si je n'avais pas de vraie relation sentimentale, c'était pour éviter

de souffrir comme j'ai souffert à cause de ma mère. Oui, j'étais venu te dire

111 

 

tout cela, Natasha, et te demander si tu acceptais que nous repartions de zéro,

tous les deux... Et qu'est-ce que je découvre? Que celle qui m'a fait voir clair en

moi-même, celle en qui j'avais fini par avoir confiance, celle que je croyais

généreuse, n'est en réalité qu'un imposteur. Oh, bon sang! Ma mère était

franche, elle au moins ! Elle ne dissimulait pas sa noirceur sous une apparence

angélique...

Il se tenait à quelques pas d'elle. Mais lorsqu'elle leva vers lui un regard

choqué, étonné, abasourdi, il franchit la distance qui les séparait et la saisit par

les épaules, avec tant de rapidité et de brutalité qu'elle ne put espérer lui

échapper.

— Tu me désirais, murmura-t-il avec une sorte de violence. Tu me

désires toujours.

— Non, murmura-t-elle, plus pour le prier de la laisser s'expliquer

que pour lui opposer un véritable déni.

Sans doute ne la comprit-il pas. Toujours est-il qu'il l'embrassa, alors,

avec une intensité farouche, où s'exprimaient à la fois le désir de la punir et le

désir tout court. Elle se mit à trembler, ne put retenir un gémissement de

plaisir. Alors, il continua à l'embrasser et à la caresser de façon presque

sauvage.

Natasha était choquée, furieuse, et pleine de mépris pour sa propre

faiblesse. Mais elle éprouvait surtout le besoin de répondre à Luke avec autant

d'agressivité et de témérité que lui. Elle était presque heureuse de constater

que, tout en proclamant qu'il la haïssait et la méprisait, il avait encore envie

d'elle. Oui, cela n'était pas fait pour lui déplaire... Cela l'excitait, même, au lieu

de lui donner la nausée. Un peu comme si, en éveillant la colère et le désir de

Luke, elle parvenait à le punir, à lui faire du mal.

Ce fut en prenant confusément conscience de ce dernier sentiment

qu'elle se figea. Mais comment pouvait-elle vouloir lui faire du mal? Parce qu'il

l'avait blessée ? Etait-ce là une excuse acceptable ?

112 

 

Luke avait cessé de l'embrasser, à présent. Elle s'aperçut qu'il avait une

marque sur la lèvre inférieure, une trace de morsure. Fronçant les sourcils, elle

posa le doigt dessus d'un geste instinctif.

— Oui, espèce de petit chat sauvage, c'est toi qui as fait ça, lui dit-il.

Et nous savons tous les deux que si je le voulais, je pourrais te prendre, là, tout

de suite, dans cette galerie, et te faire crier de plaisir.

Natasha pâlit extrêmement. Mais elle refusa de se laisser anéantir par

ces mots. Elle sentait qu'il était aussi vulnérable qu'elle. Car sans doute

n'avait-il jamais éprouvé autant de désir pour une femme. Cela, elle en aurait

soudain juré. Sans même savoir d'où lui venait sa réaction, elle déclara :

— Alors, vas-y, Luke. Prends-moi. Mais sache une chose : je ne serai

pas la seule à crier de plaisir.

Elle le vit blêmir à son tour, la relâcher et reculer de plusieurs pas. Il

semblait sous le choc et en d'autres circonstances, peut-être en aurait-elle

souri. Pourtant, elle commençait à prendre la mesure de la scène qu'elle était

en train de vivre, et elle se mit à trembler.

— Seigneur! Mais quel genre de femme es-tu? souffla-t-il. Est-ce que

Léo est au courant... à notre sujet ? Et ne me dis pas que tu ressens avec lui ce

que tu ressens avec moi !

— J'espère bien que non, car c'est moi que Léo compte épouser,

monsieur Templecombe, énonça soudain une voix féminine derrière eux.

Ni Luke ni Natasha n'avaient entendu venir Helen. Natasha regarda sa

tante d'un air légèrement hébété, comme si elle ne la reconnaissait pas

vraiment. Elle entendit l'exclamation étranglée et incrédule de Luke,

enregistra l'expression étrangement calme d'Helen, comme dans un rêve. Il lui

semblait qu'elle allait s'effondrer d'une seconde à l'autre.

— Ah, te voilà, Luke ! lança la voix de Léo, survenant à cet instant

dans la galerie. As-tu trouvé Tasha?

113 

 

Cette fois, c'en fut trop. La jeune femme émit un gémissement étranglé

et s'enfuit en courant par la porte ouverte, se ruant au-dehors sans réfléchir,

quêtant instinctivement un abri au cœur du jardin clos envahi de plantes

sauvages que sa tante n'avait pas encore entrepris de replanter.

Les allées étaient humides, la brise lui apportait des senteurs de pluie et

d'herbe; l'odeur entêtante des rosiers grimpants qui montaient

anarchiquement à l'assaut des murs embaumait les alentours. Natasha se

réfugia sur un vieux banc, à demi dissimulé par la végétation. Elle demeura là

une heure, peut-être davantage, à méditer dans la solitude.

Au bout de ce laps de temps, elle entendit crisser la grille d'accès au

jardin clos. Cela ne la troubla pas. Elle se doutait que Luke était parti depuis

longtemps, emporté ailleurs par l'intense colère qui l'avait d'abord conduit

jusque dans la grande galerie.

La jeune femme ne s'appesantissait pas sur les propos qu'il lui avait

tenus. A quoi bon? Et pourquoi aurait-elle cherché à se justifier, à s'expliquer?

Luke était incapable d'admettre la vérité. Incapable de lui faire confiance. Cela,

elle l'avait amèrement compris.

La scène qu'il lui avait faite n'était admissible que chez un homme

profondément amoureux et hanté par la peur de perdre celle qu'il aime au

point de réagir en dépit de toute logique. Or, Luke n'éprouvait certes pas de

tendres sentiments à son égard. Luke ne l'aimait pas.

— Luke ne m'aime pas, murmura-t-elle.

— Erreur, Tasha. Il t'aime, pauvre de lui, dit la voix de Luke, tout

près d'elle.

Abasourdie, Natasha tourna la tête et vit qu'il se tenait à quelques pas de

distance, l'air à la fois éperdu et confus comme un gamin.

— Je t'en prie, laisse-moi t'expliquer..., reprit-il. Helen m'a tout dit.

Elle le regarda sans trop comprendre.

— Elle t'a dit qu'elle épousait Léo?

114 

 

— Oui, et bien d'autres choses. Est-ce que je peux m'asseoir près de

toi?

Il vint s'installer auprès d'elle et, instinctivement, elle s'écarta de

quelques centimètres.

— Tasha, pourquoi n'as-tu rien dit? Pourquoi ne m'as-tu pas

détrompé à ton sujet? Pourquoi m'as-tu laissé croire...

— Que j'étais disponible et expérimentée? Pour protéger Emma, tu

le sais bien. Elle avait peur que tu ne cherches à empêcher son mariage avec

Richard.

— Hein? Mais pourquoi aurais-je fait une chose pareille? Il était clair

qu'il était fou d'elle, de toute façon, et que rien n'aurait pu l'empêcher de la

prendre pour femme.

— Tu m'as pourtant avoué que tu les trouvais mal assortis, et Emma

t'a entendu dire à la mère de Richard que le mariage serait peut-être rompu.

— Par Emma, et non par Richard ! Ecoute, ta tante m'a tout

expliqué. Et je dois dire que cela ne m'a pas disposé très favorablement à

l'égard de ta cousine. Aller te fourrer dans une situation pareille... Elle n'a

aucune jugeote ! Et toi non plus. Est-ce que tu te rends compte que j'ai bien

failli...

— Quoi donc? Me violer dans le jardin de mes parents? lança

Natasha, emportée par l'amertume. Tu n'aurais pas fait ça, tout de même?

— Tu ne vois donc pas que tu me troubles comme personne ne l'a

fait avant toi? Et j'en ai connu des femmes ! Crois-tu réellement que je réagis

ainsi devant n'importe qui? Que j'ai déjà éprouvé un désir aussi fort, aussi

violent? Tout cela est très nouveau, pour moi. Et comme n'importe quel

animal, quand je suis en terrain peu familier, cela me rend agressif et violent.

— J'ignore ce que tu tentes de m'expliquer, Luke. Mais franchement,

cela n'a aucune importance. II vaut mieux oublier que nous nous sommes

rencontrés.

115 

 

— Cela vaut mieux pour qui? Sûrement pas pour moi. Je veux que tu

fasses partie de ma vie, Tasha.

— Vraiment? Eh bien, tu vas être surpris, Luke, mais moi, je ne veux

pas de toi dans la mienne ! Ni comme ennemi, ni comme ami. Et encore moins

comme amant.

Natasha fit le geste de se lever, à ce moment-là. Mais son compagnon

murmura doucement, d'un ton presque implorant :

— Même pas comme mari ?

Alors, elle se rassit; ses jambes se dérobaient sous elle.

— Comme... mari? répéta-t-elle d'un air abasourdi.

— C'est ce que j'étais venu te dire aujourd'hui, Tasha. Que je t'aimais

et que je voulais t'épouser.

— Mais...

— Je t'aime. Je t'ai aimée à l'instant où je t'ai vue. Mais j'ai lutté

contre ce sentiment, comme les hommes le font toujours. J'ai lutté un peu plus

longtemps que d'autres, voilà tout. Tu avais raison, j'avais peur de te faire

confiance... de tomber amoureux. J'aurais dû comprendre que ma mère n'avait

sans doute pas eu plus de prise sur sa conduite ou ses émotions que je n'en ai

eu sur les miennes. C'était une femme qui plaçait ses relations amoureuses

avant ses enfants, c'est vrai. Elle était ainsi, pour mon malheur.

— Et pour le sien, souligna Natasha en posant une main sur le bras

de Luke avec douceur. Je suis sûre qu'elle a dû se reprocher bien souvent sa

conduite, depuis qu'elle est partie. Cela doit être affreux, d'être déchirée entre

son fils et son amant. Sans doute a-t-elle pensé qu'il valait mieux te laisser

avec ton père. Elle ne pouvait pas prévoir ce qui allait se passer.

— Cela n'a plus d'importance. J'ai fini par l'admettre. Quant à cette

idée stupide de te croire fiancée à Léo... c'était de la jalousie, Tasha, et rien

d'autre. J'avais espéré que je pourrais m'expliquer avec toi, que ce n'était pas

trop tard... alors, quand je suis entré dans la galerie et que je t'ai entendue

parler d'un mariage qui semblait être le tien... Mets-toi à ma place. N'aurais-tu

pas réagi d'une manière similaire?

116 

 

Probablement, admit Natasha en son for intérieur. A la simple idée que

Luke pût épouser quelqu'un d'autre, elle ressentait de la rage et de la douleur.

— Nous nous ressemblons tant! dit Luke. Nous sommes passionnés,

et secrets, et pour nous protéger, nous nous réfugions sous une apparence

détachée et froide. Je t'aime, Tasha. Je ne peux pas te contraindre à accepter

cet amour, à m'accepter, moi. Je sais que je te plais, mais je refuse de me servir

de cela pour m'imposer à toi. Ce que je te propose, c'est une relation durable,

fondée sur l'amour, la confiance, et un tas d'autres choses que je commence à

peine à découvrir. Et j'ai besoin de toi pour apprendre, Tasha... Ma chérie, est-

ce que tu veux bien me pardonner, m'aider, me faire confiance ?

Même si Natasha n'avait pas aimé Luke éperdument, elle n'aurait pas

manqué d'être touchée malgré tout par l'émotion puissante et sincère qui se

dégageait de ses paroles. Sans doute ne changerait-il pas du tout au tout ; sans

doute conserverait-il sa légère arrogance. Sa défiance envers les autres le

conduirait probablement à n'admettre que peu de personnes dans leur

intimité. Mais quelle importance?

Son amour n'aurait jamais suffi à compenser le reste, si elle avait eu

affaire au Luke qu'elle avait d'abord connu. Cependant, le Luke qui venait de

s'exprimer avec humilité, en reconnaissant ses fautes et ses erreurs... qui se

mettait à nu et lui avouait qu'il l'aimait... oui, ce Luke-là était digne d'amour et

de confiance. Elle pouvait partager son existence avec lui.

— Tu sais bien que oui, répondit-elle doucement. Ce ne sera pas

facile, je le sais. Mais je t'aime, et si tu m'aimes aussi...

— Oh oui, je t'aime ! Alors, embrasse-moi, Tasha. Prouve-moi que je

ne suis pas en train de faire un rêve!

— Mmm, j'espère que je ne suis pas en train de rêver, murmura

Luke.

— C'est exactement ce que tu m'as dit le jour où tu m'as fait ta

déclaration d'amour, s'exclama en riant Natasha.

117 

 

Elle était allongée auprès de son mari sur le grand lit de la luxueuse villa

caribéenne qu'un riche client de Luke leur avait prêtée pour leur lune de miel.

— Dis... tu es bien sûr que ça t'est égal, d'avoir été mon premier

amant?

— Ne sois pas sotte !

Luke embrassa sa femme, puis la regarda dans les yeux, en souriant.

— J'ai été surpris, je l'avoue, quand Helen m'a révélé qui tu étais

vraiment. Mais je t'ai aimée sans savoir qu'il n'y avait jamais eu personne

d'autre et...

— Justement, tu n'as pas été déçu?

— Et de quoi, petite folle? De découvrir que j'étais tombé amoureux

d'une femme passionnée qui avait le bon goût de comprendre que j'étais

l'amant idéal? plaisanta Luke.

Natasha brandit un poing sous son nez, faisant mine d'être en colère. Il

s'ensuivit une bataille pour rire, un corps à corps espiègle qui ne tarda pas à se

muer en duo plus érotique et plus tendre...

— Nous allons encore être en retard pour dîner, murmura Natasha

entre deux baisers.

— Qu'est-ce que ça peut bien faire? C'est d'autre chose que j'ai envie.

Pas toi?

« Oh si ! » pensa Natasha, étonnée d'éprouver des sentiments aussi

intenses, aussi passionnés. Jamais elle n'aurait soupçonné ce côté-là de sa

nature, avant de rencontrer Luke. C'était lui qui l'avait révélée à elle-même.

— Prends-moi, Luke, murmura-t-elle avec élan. Et ne me laisse

jamais partir.

— Jamais, souffla son mari. Tu m'appartiens, Tasha. Tu es mienne

pour l'éternité !