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Un discours historique marqué par la causalité : l’utilisation de la conjonction ca dans l’Estoria de España d’Alphonse X Marta L EHEH, Casa de Velázquez SEMH (EA 2357) R La conjonction ca représente un des enchaînements logiques les plus utili- sés dans l’Estoria de España d’Alphonse X. Si dans certains cas, les proposi- tions introduites par ca reprennent littéralement le contenu des différents textes sources, il est très fréquent que le processus de traduction s’accom- pagne d’un phénomène de réélaboration conceptuelle. L’étude de l’utili- sation de la conjonction ca permet en effet de mettre en évidence la façon dont le discours de l’Estoria de España se bâtit autour de la notion de cau- salité. R La conjunción ca es una de las más utilizadas en la Estoria de España de Alfonso X. Si en algunos casos, las proposiciones introducidas por ca retoman literalmente el conte- nido de las fuentes, resulta frecuente que el proceso de traducción se acompañe de un fenó- meno de reelaboración conceptual. El estudio de la utilización de la conjunción ca per- mite poner de manifiesto el hecho de que el discurso de la Estoria de España se contruye en torno a la noción de causalidad. Les méthodes de travail des ateliers historiographiques alphonsins ont fait l’objet de nombreux travaux 1 . L’historiographie ne se borne pas à transmettre un savoir préexistant. Comme toute autre production litté- raire, au sens le plus large du terme, l’écriture de l’histoire implique, à 1. Louis CHALON, «Comment travaillaient les compilateurs de la Primera crónica general de España », Le Moyen Âge, 82, 1976, p. 289-300; Georges MARTIN, « Compiler : cinq procédures fondamentales », Histoires de l’Espagne médiévale. Historiographie, geste, romancero, Annexes des Cahiers de linguistique hispanique médiévale, 11, 1997, p. 107-121; Gonzalo MENÉNDEZ PIDAL, « Cómo trabajaron las escuelas alfonsíes », Nueva revista de filología hispánica, 5, 1951, p. 367-380. , , , p.

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Un discours historique marqué par la causalité :l’utilisation de la conjonction ca dans

l’Estoria de España d’Alphonse X

Marta L

EHEH, Casa de VelázquezSEMH (EA 2357)

R

La conjonction ca représente un des enchaînements logiques les plus utili-sés dans l’Estoria de España d’Alphonse X. Si dans certains cas, les proposi-tions introduites par ca reprennent littéralement le contenu des différentstextes sources, il est très fréquent que le processus de traduction s’accom-pagne d’un phénomène de réélaboration conceptuelle. L’étude de l’utili-sation de la conjonction ca permet en effet de mettre en évidence la façondont le discours de l’Estoria de España se bâtit autour de la notion de cau-salité.

R

La conjunción ca es una de las más utilizadas en la Estoria de España de Alfonso X.Si en algunos casos, las proposiciones introducidas por ca retoman literalmente el conte-nido de las fuentes, resulta frecuente que el proceso de traducción se acompañe de un fenó-meno de reelaboración conceptual. El estudio de la utilización de la conjunción ca per-mite poner de manifiesto el hecho de que el discurso de la Estoria de España secontruye en torno a la noción de causalidad.

Les méthodes de travail des ateliers historiographiques alphonsins ontfait l’objet de nombreux travaux1. L’historiographie ne se borne pas àtransmettre un savoir préexistant. Comme toute autre production litté-raire, au sens le plus large du terme, l’écriture de l’histoire implique, à

1. Louis CHALON, « Comment travaillaient les compilateurs de la Primera crónica general deEspaña », Le Moyen Âge, 82, 1976, p. 289-300 ; Georges MARTIN, « Compiler : cinq procéduresfondamentales », Histoires de l’Espagne médiévale. Historiographie, geste, romancero, Annexes desCahiers de linguistique hispanique médiévale, 11, 1997, p. 107-121 ; Gonzalo MENÉNDEZ PIDAL,« Cómo trabajaron las escuelas alfonsíes », Nueva revista de filología hispánica, 5, 1951, p. 367-380.

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toutes les étapes du processus de création, un certain degré de manipula-tion plus ou moins conscient. De la phase de sélection des sources à cellede l’articulation rhétorique du discours, les historiographes alphonsinsmarquent leur œuvre de leur empreinte2. En définitive, ils font du neufavec du vieux3. À travers l’étude de l’utilisation de la conjonction ca dansl’Estoria de España, c’est l’un des aspects de ce processus de rénovation queje me propose d’aborder ici. Ca est en effet un des enchaînementslogiques les plus utilisés dans cette œuvre.

Au Moyen Âge, la conjonction ca pouvait introduire une propositionénonciative ou une proposition causale4. Je ne m’intéresse ici qu’à sonacception causale. Ca provient du latin , à travers une évolution pho-nétique particulière, due sans doute à un usage proclitique5.

Bien évidemment, l’utilisation de la conjonction ca n’est pas spécifiqueaux œuvres d’Alphonse X. Il est vrai néanmoins que, chez d’autresauteurs, elle ne possède pas aussi souvent une charge de causalité. Je don-nerai deux exemples, le Poema de mio Cid et les Milagros de Nuestra Señora deBerceo. Le Poema de mio Cid contient 98 occurrences de ca6. Seules 17d’entre elles ont un sens clairement causal. Dans le cas de Berceo, ca estle plus souvent utilisé dans le sens de sino (c’est-à-dire dans le sens de« mais » après une proposition négative) ou pour introduire des argu-ments d’autorité7.

Or, lorsqu’on analyse la façon dont l’Estoria de España s’approprie etréécrit ses sources, on observe que ca se glisse constamment dans le dis-cours de la chronique, y compris à des endroits inattendus. Pour mettreen évidence cette surutilisation de ca, il faut s’intéresser aux processus de

2. Sur la littérature médiévale comme « récriture constante », ver Bernard CERQUI-GLINI, Éloge de la variante. Histoire critique de la philologie, Paris : Seuil, 1989, p. 57.

3. Voir Monique GOULLET, Écriture et réécriture dans l’hagiographie latine du haut Moyen Âge,Turnhout : Brepols (Hagiologia), sous presse, p. 64.

4. Martín ALONSO, Diccionario medieval español, Salamanca : Universidad pontificia deSalamanca, 1986, t. 1.

5. Il est vrai que la réduction phonétique de en ca n’est pas normale : l’évolution cou-rante aurait été la perte du « u » en latin vulgaire, avant même de passer au castillan. Parailleurs, il existe en portugais, en plus de ces deux sens de ca, un troisième sens, comparatif, pro-venant du quam latin. Ceci a fait penser à certains que le sens causal de ca pourrait provenird’une adoption progressive par la forme ca de tous les sens qui correspondent à que. Mais ceciest contredit par le fait qu’en castillan, il n’y a jamais eu de confusion entre le ca causal et le queénonciatif ou comparatif. Il est donc vraisemblable que le ca causal provienne d’une réductionparticulière que , due à l’usage proclitique de ce terme latin. Ver Joan COROMINAS etJosé A. PASCUAL, Diccionario crítico etimológico castellano e hispánico, Madrid : Gredos, 1980, t. 1.

6. René PELLEN, « Poema de mio Cid », Dictionnaire lemmatisé des formes et des références, Annexesdes Cahiers de linguistique hispanique médiévale, 1, Séminaire d’études médiévales hispaniques del’Université Paris XIII, 1979, p. 44.

7. Olivier BIAGGINI, « L’argumentation d’autorité : théorie et pratique », Atalaya, 9, 1998,p. 157-176, p. 172-175.

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traduction et de réécriture des sources de l’Estoria de España8. Plutôt quede réaliser des sondages partiels dans toute l’œuvre, j’ai préféré menerune étude exhaustive d’une seule section de l’Estoria de España, celle quiest consacrée à l’épopée cidienne. Or la seule version de l’Estoria de Españaproposant un récit complet de l’histoire du Cid est la Version critique rédi-gée du vivant d’Alphonse X, entre 1282 et 12849.

J’ai relevé toutes les phrases contenant un ca causal, puis je les ai misesen regard avec les sources dont elles dépendent, c’est-à-dire le Chroniconmundi de Lucas de Tuy, le De rebus Hispaniae de Rodrigo Jiménez de Rada,l’Historia Roderici et le Poema de mio Cid10. Cette étude ne tiendra pascompte des occurrences de ca se trouvant dans des passages provenant desources aujourd’hui disparues, comme les cantares consacrés aux règnesde Ferdinand Ier et de Sanche II, la chronique arabe d’Ibn ‘Alqama ou laLeyenda de Cardeña : sans ces hypotextes, il n’est plus possible de déterminerà quoi correspond l’utilisation de ca dans l’hypertexte11. Ce retour auxsources permet de classer les différentes occurrences de ca dans l’Estoria deEspaña, en fonction de leur origine. On peut déterminer trois cas defigure. Premièrement, celui de la traduction littérale : le ca qui traduit oureprend une conjonction causale présente dans la source. Deuxième-ment, ca peut représenter un élément rapporté : sa fonction est alors d’in-troduire une proposition causale ne figurant pas dans la source. Finale-ment, il se produit aussi des phénomènes de substitution : ca traduit

8. Sur le processus de traduction des sources latines dans l’Estoria de España, AntonioBADÍA, « La frase de la Primera crónica general en relación con sus fuentes latinas », Revista de filo-logía española, 42, 1958-1959, p. 179-210.

9. Sur la date, le lieu et le contexte de rédaction de la Version critique, Inés FERNÁNDEZ-ORDÓÑEZ, Versión crítica de la Estoria de España, Madrid, 1992, p. 223-224. Cette édition necomprend pas la section relative aux rois de Castille, par conséquent les citations renvoient àMariano de la CAMPA, La Crónica de veinte reyes y las Versiones crítica y concisa de la Esto-ria de España. Ediciones críticas y estudio, tesis doctoral, Universidad autónoma de Madrid, 1995.L’appellation Version critique est fondée sur des présupposés implicites quant au mode de rédac-tion de l’œuvre qu’il ne faut pas accepter sans discussion. Il faudrait avant tout poser la perti-nence du terme « critique ». Toute nouvelle version ou réécriture, de quelque œuvre que cesoit, n’est elle pas critique par définition ? Faut-il alors comprendre que les auteurs de cette ver-sion s’étaient proposés consciemment d’améliorer l’œuvre dont ils avaient hérité ? Par ailleurs,en ce qui concerne la section consacrée à l’histoire de la Castille, l’affaire est encore plus com-pliquée, puisqu’il n’existe pas de témoignage antérieur à 1282-1284, même si on est en mesured’affirmer qu’il en a existé. Par conséquent, l’appellation retenue sera celle de Version ca 1283,qui ne fait allusion qu’à la date de rédaction.

10. Lucas de TUY, Chronicon mundi, A. SCHOTT (éd.), Hispaniae illustratae, t. 4, Francfort,1608, p. 97 ; Rodrigo JIMÉNEZ DE RADA, Historia de rebus Hispaniae, Juan FERNÁNDEZVALVERDE (ed.), Turnhout : Brepols (CC.CM, 72), 1987, VI, 6 ; Historia Roderici, EmmaFALQUE (éd.), in : Chronica hispana saeculi XII, Turnhout : Brepols, p. 45-98 ; Poema de mio Cid,R. MENÉNDEZ PIDAL (éd.), Cantar de mio Cid. Texto, gramática y vocabulario, Madrid, 1944-1946.

11. Pour l’application de la terminologie de Genette, créée pour la critique littéraire, audomaine de l’écriture médiévale, voir Monique GOULLET, Écriture et réécriture…, op. cit.

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parfois des conjonctions non causales. L’utilisation de ces trois types de canous renseigne sur la façon dont le compilateur se représente son proprediscours.

CA,

Dans cette première catégorie, la plus évidente, se trouvent les occur-rences de ca dont le sens causal est déterminé par une corrélation séman-tique vis-à-vis des sources. Il s’agit de montrer que, dans l’Estoria deEspaña, ca possède bien un sens causal, hérité ici des différents types desources utilisées, qu’elles soient latines ou castillanes. Voici quelquesexemples.

Le premier provient de l’Historia Roderici. Les succès de Rodrigo Diaz,le Cid Campeador, dans la région de Valence, provoquent l’inquiétudedu roi musulman de Denia. Il faut savoir que le Cid est, à ce moment-là,à la solde du roi de Saragosse, qui n’est autre que le frère du roi de Denia.Ce dernier fait appel au comte de Barcelone, au comte don Cardena etau frère du comte d’Urgell pour unir leurs forces contre le héros castillan.La coalition anti-cidienne s’empare du château d’Almenar. Le roi deSaragosse demande alors à Rodrigo de reprendre cette place forte. LeCid lui répond :

Melius est quod tu des ei censum suum et quiescat expugnare castru quaminire certamen cum eo, quia in maxima multitudine hominum uenit12.

L’Estoria de España est ici très fidèle à sa source, et ca reprend tout sim-plement le sens causal contenu dans , comme le montre le tableausuivant :

Historia Roderici Estoria de España

Melius est Mucho seria mejorquod tu des ei censum suum que le diesedes algun aver a tu hermanoet quiescat expugnare castrum e que deçercase el castiello,quam inire certamen cum eo, ca nos nos podremos lidiar con ellosquia in maxima multitudine hominum ca tantos son commo el arena de la mar que es

uenit13. syn cuenta14.

L’exemple suivant se trouve dans un passage inspiré de l’œuvre deJiménez de Rada. N’acceptant pas la division des royaumes effectuée parFerdinand Ier, ses trois fils se lancent, après la mort de leur père, dans des

12. Une possible traduction littérale serait : « Il serait mieux de lui payer un tribut et qu’illibère le château, plutôt que de se battre contre lui, parce que ses forces sont trop nombreuses. »

13. Historia Roderici, éd. cit., p. 54, 13-15.14. Version ca 1283, p. 482.

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guerres fratricides. Garcia, roi de la Galice et du Portugal est vaincu etemprisonné dans le château de Luna. Quelques années plus tard, ce der-nier tombe malade. Lorsqu’Alphonse VI l’apprend, il ressent beaucoupde peine, parce qu’il aimait son frère. L’Estoria de España propose encoreune fois une traduction littérale de sa source :

De rebus Hispaniae Estoria de España

quod audiens quando lo sopo,rex Adefonsus doluit ultra modum, pesole mucho del,diligebat enim eum15… ca lo amaua mucho de coraçon16.

Voici maintenant un dernier exemple, provenant du Poema de mio Cid,toujours dans cette première catégorie des ca traduisant une idée de cau-salité déjà présente dans la source. Rappelons que seules 17 des 98 occur-rences de ca figurant dans le Poema de mio Cid possèdent un sens causal.De ces 17 occurrences, l’Estoria de España en conserve 6, c’est-à-dire unpeu plus du tiers. C’est là un premier indice suggérant que les compila-teurs alphonsins accordent une grande importance aux enchaînementsd’ordre causal. L’exemple choisi se situe dans l’épisode des Cortes deTolède, convoquées par Alphonse VI à la demande du Cid, après l’ou-trage infligé par les infants de Carrión à ses filles dans la rouvraie deCorpes. Les infants prient le roi de ne pas célébrer ces Cortes, ce à quoiil répond :

Dixo el rey : — No lo feré, si.n’ salve Dios,ca y verná mio Cid el Campeadordarl’edes derecho, ca rencura ha de vós17.

L’Estoria de España ne conserve pas le discours direct, mais garde le lienlogique de causalité : « El rrey mandoles que non lo farie, ca el Çid avie querelladellos18. »

Ces exemples montrent tout simplement que la conjonction ca possèdeune véritable charge causale puisqu’elle est utilisée pour traduire ou pourreprendre des relateurs latins ou castillans dont la causalité est évidente.

CA,

Dans l’Estoria de España, il arrive que ca introduise des propositions cau-sales absentes dans les sources dont s’inspire la chronique. Je citerai

15. De Rebus Hispaniae, éd. cit., VI, XXVIIII, 2-4, p. 213.16. Version ca 1283, éd. cit., p. 514.17. Poema de mio Cid, vers 2990-2992.18. Version ca 1283, p. 618.

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quatre exemples provenant d’œuvres différentes, afin de montrer quel’insertion d’explications supplémentaires est une constante de l’Estoria deEspaña, et ne dépend pas du type de source utilisée19.

L’Historia Roderici rend compte de l’activité du Cid au service du roimusulman de Saragosse. Dans le passage qui nous intéresse ici, ce der-nier cherche à conquérir le site de Morella, dans la région de Valence.L’Historia Roderici dit :

… rogauit eum Almuctaman […] ut rehedificaret castum super Murelam, quiuocatur Alcala, quod statim illud rehedificauit et construxit, atque rebus sibinecessariis tam hominibus quam armis bene illud muniuit20.

Aucun lien de causalité ne lie les différentes propositions du texte latin.Or l’Estoria de España traduit le contenu de la chronique latine en ajoutantune explication introduite par ca :

Et el Çid estando sobre Moriella enbiole dezir el rrey de Çaragoça que rre-nouase el castillo de Alcala que era derribado, ca de alli podrie mucho malfazer a Moriella21.

D’une part, l’Estoria de España abrège le contenu de l’Historia Roderici,supprimant une partie des précisions que cette dernière apporte (concer-nant l’emplacement d’Alcalá et les indications sur l’approvisionnementde la place forte). D’autre part, la chronique castillane éprouve le besoinde rendre explicites les raisons justifiant la reconstruction d’Alcalá : « ca dealli podrie mucho mal fazer a Moriella ». L’insertion de cette proposition cau-sale introduite par ca ne peut pas être attribuée à un recours généralisé àl’amplification, puisqu’elle s’accompagne, au contraire, de l’abréviationdu contenu de la chronique latine.

Le deuxième exemple s’inspire de l’œuvre de Jiménez de Rada.Vaincu par son frère Sanche, Alphonse VI est dépossédé de son royaume,le León. Il est alors accueilli par Almemon, le roi musulman de Tolède.Ce dernier scelle avec Alphonse un pacte de non-agression qui sera éga-lement en vigueur durant le règne du fils d’Almemon, aussi bon gouver-nant que son père. Lorsque le petit-fils d’Almemon, auquel Alphonse VIn’est lié par aucun pacte, arrive au pouvoir, il se trouve, par un heureuxhasard, être un très mauvais roi, dont même ses sujets cherchent à sedébarrasser. Les Tolédans font alors appel à Alphonse VI et lui proposent

19. Il ne s’agit que d’illustrer une pratique extrêmement répandue : il est en effet facile detrouver d’autres exemples, et ce dans toutes les sources citées.

20. Historia Roderici, éd. cit., p. 57, 21, 16-19 ; traduit littéralement, ce passage signifie :« Almemon lui demanda de reconstruire la forteresse appelée Alcala, située au-dessus deMorella : il la rebâtit et construisit sur le champ et la munit en hommes, en armes et en toutechose nécessaire. »

21. Version ca 1283, éd. cit., p. 490.

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de se rendre maître de la ville. Jiménez de Rada raconte en effet que lesTolédans, je traduis littéralement, « envoyèrent alors des messagersauprès du roi Alphonse, rappelant leur ancienne relation ainsi que l’im-payable loyauté des services rendus, et le supplièrent, par l’intermédiairede ces messagers, d’assiéger la ville, malgré son caractère inexpugnable,pour que, forcés par les combats, ils aient une excuse au moment de luidonner la ville ». L’Estoria de España reprend assez fidèlement le texte deRada :

De rebus Hispaniae Estoria de España

Tunc ipsi… Ellos estonçes…regi Aldefonso nuncios destinarunt, enbiaron dezir al rrey don Alfonso en

su poridat por sus mandaderosantiquam eius noticiam atendentes et

auxilia impensa fideliter reconlentes,et ei per nuncios suplicarunt ut que les veniese acorrer aquel grant

ciuitatem quamuis inexpugnabilem, peligro en que era, e que veniese a obsideret, çercar la villa,

A Y,

ut coacti pugna colorem excusationis haberent,

et despues que ellos oviesen cuytados a los moros de çibtad de fanbre e de lazeria,

cum ei traderent ciuitatem22. que farien que gela darien23.

Si dans l’ensemble, l’Estoria de España est fidèle à la lettre et à l’esprit deJiménez de Rada, elle y introduit cependant quelques modifications inté-ressantes. Premièrement, elle l’abrège sur certains points, supprimant lesallusions à la relation entre les Tolédans et Alphonse, au caractère impre-nable de la ville. Deuxièmement, la chronique castillane conserve lerecours au stratagème décrit par Jiménez de Rada : les Tolédans veulentsauver les apparences et ne céder la ville au roi chrétien qu’aprèsquelques combats. Cependant, la façon d’exprimer cette ruse changenotablement. Le texte latin utilise une proposition finale : « … ut coactipugna colorem excusationis haberent, cum ei traderent ciuitatem. » Dansl’Estoria de España, cette idée apparaît sous forme d’une suite temporelle :« … despues que ellos oviesen cuytados a los moros de çibtad de fanbre e de lazeria, que

22. De rebus Hispaniae, éd. cit., VI, XXII, 16-21.23. Version ca 1283, éd. cit., p. 485-486.

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farien que gela darien. » Je reviendrai plus tard sur le sens de cette modifica-tion qui ne constitue pas un fait isolé.

Troisièmement, et c’est le point qu’il m’intéresse de souligner ici, l’Es-toria de España insère une proposition absente dans la chronique latine.Les compilateurs alphonsins justifient en effet de façon explicite la futureintervention d’Alphonse VI dans les affaires tolédanes : « … ca pasado erael plazo de la postura con Almemon e con su fijo Ysem… » C’est parce que plusaucun traité ne lie la Castille à Tolède que le roi Alphonse VI peut écou-ter les propositions des Tolédans lui demandant de prendre la ville. Parailleurs, il se produit ici le même cas de figure que décrit précédemment.L’insertion d’une proposition causale introduite par ca s’accompagned’un recours à l’abréviation.

L’exemple suivant provient du Poema de mio Cid, plus précisément del’épisode des Cortes de Tolède, au cours desquelles le Cid exprime sesgriefs et ses requêtes contre les infants de Carrión. Lorsqu’il en vient àréclamer les sommes d’argent qu’il leur avait versées, les Infants luirépondent : « Pagarles hemos de heredades en tierras de Carrión »24. L’Estoria deEspaña reprend, au style indirect, la réponse des Infants, mais elle y ajouteune explication :

acordaron de entregar al Çid en heredades e en tierra de Carrion, 25.

L’Estoria de España éprouve le besoin d’expliquer les raisons de la déci-sion des Infants, même si dans ce cas précis, il s’agit avant tout de rappe-ler la séquence temporelle des événements. Si les infants doivent rem-bourser le Cid en biens immeubles, c’est tout simplement parce qu’il nepeuvent pas le faire autrement, puisqu’ils ne possèdent plus les sommesdonnées par le Campeador.

Il faut souligner que, dans la plupart des cas, les arguments introduitspar la conjonction ca relèvent grammaticalement de la notion de causemais font également appel à l’idée de succession et d’imbrication chro-nologique des faits. Autrement dit, l’événement (x) s’explique souventtout simplement parce qu’il suit l’événement (y).

Le dernier exemple, provenant aussi du Poema de mio Cid, résume lesdeux aspects ici observés : d’une part, l’insertion de propositions supplé-mentaires introduites par ca ne relève pas du phénomène d’amplification,d’autre part ca fait appel à des explications faisant avant tout intervenirune idée de causalité temporelle, d’une succession imbriquée des faits.

24. Poema de mio Cid, éd. cit., vers 3223.25. Version ca 1283, éd. cit., p. 622.

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Le Poema de mio Cid commence avec le départ du Cid, banni par le roi deCastille. En route pour l’exil, le Cid s’arrête à Burgos, où personne n’osel’aider, lui parler ni se montrer à ses yeux. Le poème décrit longuement lesilence de la ville et la solitude de Rodrigo. Seule une fillette de neuf ansose exprimer les raisons de cet accueil : Alphonse VI a interdit à qui-conque de secourir Rodrigue. Les habitants de Burgos craignant lesreprésailles du roi, le Cid est contraint de camper sur la rive de l’Ar-lanzón, seul avec ses hommes et à l’écart de la ville. Cette longue scène,qui fait l’objet de 50 vers dans le poème, apparaît dans l’Estoria de Españacondensée en une seule phrase :

E despues que el llego a Burgos fue posar en la glera, ca el rrey avie ya defen-dido que non le acogiessen en la villa26.

Deux éléments doivent être soulignés. Premièrement, l’abréviationnotable à laquelle est soumise la matière épique. Deuxièmement, le faitque l’abréviation se fait autour de l’idée de causalité. L’explication intro-duite par ca était certes implicite dans le poème. Il ne s’agit pas d’intro-duire des informations supplémentaires, mais de recueillir l’essentiel dupoème. Or l’essentiel passe, pour le compilateur de l’Estoria de España, parl’expression formelle de la causalité.

C VERSUS

J’aborderai ici la dernière catégorie des occurrences de ca, celles dans les-quelles la conjonction causale remplace d’autres types de connecteurs. Lecas le plus fréquent consiste à remplacer une proposition finale par uneproposition causale introduite par ca. Cette transformation formelleimplique une modification de la perspective historiographique.

L’exemple choisi provient du De rebus Hispaniae. Après sa défaite faceà son frère Sanche, Alphonse VI devient l’hôte du roi musulman deTolède. Or Sanche meurt aux mains de Vellido Dolfos pendant le siègede Zamora, fief obtenu par Urraca lors de la division des royaumeseffectuée par Ferdinand Ier. Alphonse devient alors le candidat le mieuxplacé pour régner dans les trois royaumes. Urraca a donc hâte de fairesavoir à son frère qu’il est temps désormais de rentrer de Tolède. Néan-moins, ce message doit rester secret pour les Musulmans. Voici les propos de Jiménez de Rada, mis en regard avec le texte de l’Estoria deEspaña :

26. Poema de mio Cid, éd. cit., vers 15-65 ; Version ca 1283, éd. cit., p. 449.

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De rebus Hispaniae Estoria de España

Vrraca […] ad fratrem suum … enbio la ynfanta doña Vrraca sus Adefonsum […] nuncios destinauit, mandaderos mucho en grant poridat

a […] su hermano don Alfonsout acceleraret accipere regna fratrum ; que se veniese quanto mas ayna pudiese

para rresçebir el rregno de León e de Castiella,

ca muerto era el rrey don Sancho, su hermano.

et precepit nunciis ut hoc consilium E castigo ella a los mandaderos quesecretissimum haberetur, fuesen tan en poridat que los moros

non lo entendiessen,ne reuelatio in regis periculum

uerteretur27. […]

A28…

La comparaison des deux textes montre que la proposition finale de lachronique latine, « ne reuelatio in regis periculum uerteretur », devient encastillan une proposition causale introduisant une périphrase condition-nelle : « ca, si lo sopiessen […] non podrie estar que non prendiessen al rrey donAlfonso… » Par conséquent, d’un raisonnement fondé sur la consécutiond’un but, on passe à une logique exprimant la concaténation temporelledes faits. Dans l’Estoria de España, les conseils d’Urraca ne traduisent pasl’idée d’un objectif à atteindre mais une conception selon laquelle à unecause correspond un effet.

Je donnerai un dernier exemple, provenant cette fois-ci des Partidas,pour montrer que le genre de modification ici étudié n’est pas exclusifde l’Estoria de España, mais qu’il est, au contraire, caractéristique des tra-ductions réalisées par les ateliers alphonsins. Dans ce cas précis, il s’agitd’un des Disticha Catonis, fortement représentés dans la tradition latino-médiévale29 :

27. De rebus Hispaniae, éd. cit., VI, XIX, 9-15, p. 199-200. Une traduction littérale de ce pas-sage donnerait : « Urraca envoya des messagers à son frère Alphonse pour qu’il se dépêchât deprendre possession des royaumes de ses frères ; et elle pria les messagers de garder cette nou-velle dans le plus grand secret pour que sa diffusion ne devienne pas un danger pour le roi. »

28. Version ca 1283, éd. cit., p. 414.29. Il s’agirait en fait du Pseudo-Caton, d’après l’identification de Menéndez Pelayo et

Marcel Bataillon, voir Jesús MONTOYA MARTÍNEZ, « La Partida II (tít. V, ley 20, tít. VI,ley 2) como transmisora de las Sentencias de Catón », Literatura medieval. Actas do IV congresso daAssociação hispânica de literatura medieval, vol. 3, Lisbonne, 1993, p. 109-116.

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Interpone tuis interdum gaudia curisut possis animo quamvis suferre laborem30.

Dans les Partidas, la conjonction finale introduite par « ut » est rempla-cée par une proposition causale précédée de ca :

e sobre esto dixo Catón el Sabio, que todo omne deve a las vegadas bolverentre sus cuidados alegría e plazer, 31.

Bien évidemment, le message de la maxime est le même. Mais le chan-gement dans la formulation, le passage de « ut » à ca traduit une toutautre perception du discours. Dans l’énoncé latin, il faut faire (b) [Inter-pone tuis interdum gaudia curis], pour obtenir (a) [animo quamvissuferre laborem]. La chronique castillane fait disparaître toute viséetéléologique explicite et raisonne seulement en termes de cause et deconséquence. L’effet recherché, (a), disparaît même de la phrase cas-tillane, qui met au contraire l’accent sur les conséquences négatives de(non-b) : il faut faire (b) [todo omne deve a las vegadas bolver entre sus cuidados ale-gría e plazer] car (non-b) [la cosa que alguna vegada non fuelga] entraîne (c),c’est-à-dire le contraire de (a) [non puede mucho durar]. Le distique latin sou-ligne le rapport entre les moyens et la fin, alors que les Partidas font appa-raître une logique causale.

C

L’utilisation de la conjonction causale ca dans l’Estoria de España répond àtrois besoins distincts. Premièrement, il s’agit de traduire, ou tout sim-plement de reprendre, la notion de causalité déjà exprimée dans lessources. Deuxièmement, la conjonction ca est largement employée pourintroduire des compléments d’information, sous forme de propositionscausales. Les compilateurs alphonsins tiennent à rendre explicites lesenchaînements logiques de leur discours. On ne saurait réduire ces inter-polations à une tendance amplificatrice du genre historiographiquepuisque, le plus souvent, les occurrences de ca apparaissent dans des pas-sages résumant fortement le contenu des sources. Il s’agit plutôt du phé-nomène inverse : ca est souvent utilisé pour condenser l’essentiel des dif-férents hypotextes afin de construire un hypertexte marqué par l’idée del’enchaînement chronologique des causes et des effets. Troisièmement, ca

30. Disticha Catonis, Marcus BOAS (éd.), Amsterdam : North Holland Publishing Company,1952, p. xvii. Je propose une traduction littérale de ce distique, qui conserverait la propositionfinale : « Abandonne parfois tes travaux pour les plaisirs / Pour pouvoir supporter le labeur debon cœur. »

31. Partida II, loi XX, titre V.

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peut également servir à remplacer une conjonction dont le sens n’est pascausal dans la source, le cas le plus fréquent étant celui de la substitutiond’une proposition finale par une proposition causale.

À travers l’utilisation de la conjonction ca, dont cette étude a dégagé larégularité et les constantes, on touche au travail de réélaboration concep-tuelle réalisé dans l’atelier d’Alphonse X. Le travail de traduction et demise en prose implique en effet une reprise en main des fondementsmêmes du discours. Les compilateurs alphonsins éprouvent le besoin defaire apparaître de façon explicite les enchaînements logiques permettantde suivre le fil de l’histoire. Leur attachement à montrer que les événe-ments forment une chaîne causale solidaire ne s’explique pas dans uneperspective téléologique. Si la notion de modèle et d’exemple n’est évi-demment pas étrangère à l’Estoria de España, celle-ci ne raisonne pourtantpas en termes de moyens et de buts, mais de causes et d’effets.