69
Antonio Demuro Mireille Hatchadourian elteni ÉDITIONS

Un îlot d'illusions

Embed Size (px)

DESCRIPTION

Une île, la plus minuscule du Dodécanèse, et la foule de personnages qui la peuplent restitués par des récits qui sentent la pierre sèche, la menthe et l'ouzo, et se dégustent comme des bonbons. Un petit monde qui a sillonné le monde pour finalement revenir là où tout a commencé. Dans un petit cailloux perdu dans la mer Égée se croisent vies et destinées d'une humanité hétéroclite qui mélange rêves et réalité, chacun cherchant à donner un sens à son existence...

Citation preview

Page 1: Un îlot d'illusions

Antonio Demuro

Mireille Hatchadourian

elteni ÉDITIONS

Page 2: Un îlot d'illusions

© Fleurs de papiers, éditions11-13, rue de l’épée de bois • 75005 Paris

Avril - septembre 1999

Page 3: Un îlot d'illusions

3

Les premiers cahiers à se faire désirer furent ceux de Kalimnos, l’île de halte que le navire Nissos Kalimnos impose entre Rhodes et Lipsi dans sa traversée du Dodécanèse.

Arrivés en soirée, nous déambulions dans les rues du port après un copieux dîner de choux farcis et pasticcio pris dans une cantine familiale, lorsque nous nous arrêtâmes devant la vitrine poussiéreuse d’une librairie de quartier encore ouverte à cette heure.

Une typo - l’ancêtre de la presse offset - était en action tandis que derrière le comptoir, un homme d’une bonne cinquantaine d’années nous faisait le signe amical d’entrer. Nous pénétrâmes donc dans ce lieu vénérable, non sans une idée de ce qui nous y incitait. Car dans l’étalage, des cahiers multicolores avaient été accumulés en piles chatoyantes et s’offraient au regard comme autant de délices d’écriture.

Page 4: Un îlot d'illusions

4

Le patron nous accueillit avec des effusions d’amitié comme nulle part ailleurs en Europe. Pendant que nous lui achetions cahiers et stylos, il s’enquit de nos pays d’origine, nous raconta un peu de l’Australie de son émigration, nous parla de son amour pour la chanson napolitaine et embauma ainsi notre bref passage d’une nuit sur cette île du parfum de la bonne humeur égéenne.

Les petits cahiers que nous avons découverts avaient, par leur singulière appa-rence, suscité un véritable coup de foudre : ils étaient divisés en trois parties, chacune de couleur vive, bleu, orange, jaune, rose ou vert. Cela pouvait mettre l’écriture en joie comme un étal de somptueuses pâtisseries orientales peut titiller l’appétit.

Puisqu’ils semblaient faire appel à la complicité d’émotions colorées, ils se firent adopter et prirent une place de choix dans nos modestes bagages.

Plus tard, à Lipsi, nous découvrîmes à l’épicerie du village, une gamme de cahiers blancs à lignes bleues, divisés en trois ou quatre parties séparées par des intercalaires jaune pâle où une réserve blanche invite l’écolier à inscrire le nom de la matière. Nous les achetâmes également, ceux de Kalimnos ayant donné le support aux

Page 5: Un îlot d'illusions

5

listes de vocabulaire et aux règles de grammaire grecque que nous nous appliquions à apprendre par cœur.

Ces cahiers ont proliféré dans nos affaires, sur la table, sur le lit supplémentaire que, faute d’étagères, nous avions consacré au rangement des livres, journaux et travaux de notre cru, sans véritable classement et même dans un certain désordre.

Au gré de nos humeurs et de nos besoins, nous les appelions à la rescousse, y logions la trame d’une histoire, quelques lignes ici ou là, raturées, recommencées, laissées et reprises, les épuisant les uns après les autres.

Étrangers à la rigidité et à la brillance de nos cahiers français créés pour durer, se conserver et finir dans nos archives de jeunesse destinés, pour la plupart du temps, à ne jamais être relus, les cahiers grecs, eux, sont épais, à grosses reliures métalliques, au papier souple et mat à peine poreux. Des cahiers tout-terrain, pas des cahiers musées.

En en usant et abusant, quelque chose est resté d’eux, réfléchissant tels des miroirs la lumière des lieux où ont été tournées et retournées leurs pages comme l’est une terre labourée.

Page 6: Un îlot d'illusions

6

Quelques mots ont pris racine, se sont développés et multipliés, faisant grossir leur sève en se nourrissant du terroir, se découvrant comme autant de cadrages sur la géographie des lieux.

Petit à petit, ils ont disparu derrière les hommes, derrière leurs histoires, derrière leurs noms et leurs origines, derrière leurs hôtes en somme, qui les ont inspirés : Manoli, le propriétaire de notre logement de cinq mois, sorte d’aubergiste philosophe, adepte de l’idée platonicienne du logement et indifférent à ses aspects pratiques ; Despina, la restauratrice saisonnière, tou chée par la Grâce ; Nicolaos qui n’a de mots que pour la mer sur laquelle il n’a plus mis un pied depuis des décennies; Yorgos, le grec américain qui nomadise avec son troupeau de brebis tandis qu’une forteresse de modernité technologique et domestique est sa demeure ; Nicolas, le travailleur infatigable de la terre, sans terre. Et d’autres encore, à la rencontre desquels nous sommes venus sans les connaître et sans savoir.

Dans cette petite île de Lipsi qui compte environ 700 habitants, quatre-vingt-trois chapelles, une mairie d’obédience socialiste et pas l’ombre d’une banque, la nature tient encore lieu de lien entre les hommes. A son rythme, ils

Page 7: Un îlot d'illusions

7

cultivent la terre, élèvent de petits troupeaux, pratiquent la transhumance, pêchent, mènent une existence autarcique où la règle du troc vaut encore pour beaucoup.

Ils nous ont montré ce que les grandes cités, les voiles du productivisme et des modes consuméristes occultent : leurs rêves, leurs paradoxes, leurs raisons d’être, leurs illusions... et les nôtres aussi…

Page 8: Un îlot d'illusions

8

Page 9: Un îlot d'illusions

9

Nicolas, comme le saint

Les ombres dorées du soir avancent par lignes horizontales, avalent la lumière rouge des derniers rayons du soleil qui baigne le silencieux amphithéâtre de collines.

Les murs de pierre - mémoire d’anciens partages - s’accrochent aux flancs vert sale, épousent les lignes de crête, entourent la minuscule chapelle qui regarde la mer.

Murs blanchis à la chaux, traits bleus soulignant les ouvertures et les lignes de passage entre les parois et l’arrondi du toit, un soupçon de clocher fondu dans le ciel, patio fleuri posé devant l’entrée, Aghios Nicolaos est une des quatre-vingt-trois petites églises qui balisent les points hauts de Lipsi.

Page 10: Un îlot d'illusions

10

Nicolas vient ici chaque soir. Il inspecte la réserve d’huile qui permet à la mèche flottante de brûler jour et nuit devant l’icône du saint, met un cube d’encens dans la coupelle dorée et quand le parfum commence à envelopper les lieux, il sort, remonte sur son âne, et rentre chez maman, au village.

La journée de travail, chaque journée en fait, pour Nicolas s’achève ainsi. Nicolas n’a pas de montre, il se fie au soleil. Le matin, il arrive avec lui, le soir il disparaît avec lui.

Se laissant balancer avec indolence par la démarche triste de son grison, Nicolas s’en va dès l’aube le long des chemins de Lipsi. On le voit apparaître ici ou là, au hasard des sentiers et des moult occupations qui scandent ses journées. Nicolas et l’âne, l’âne et Nicolas. Toujours ensemble, toujours les mêmes, presque immuables, suspendus entre ciel et terre. Lui, bien droit sur la baste, casquette américaine bien calée sur la tête, chemise blanche sur fond d’azur; l’âne, les yeux humides accrochés à la route, le pas affligé et paresseux.

Nicolas est un homme des campagnes. Il travaille aux champs. Aux champs des autres. Dans un lieu où seule la propriété de la terre fait la richesse, lui, il n’en a pas. Un jour chez l’un, le lendemain chez l’autre ; ici il débroussaille,

Page 11: Un îlot d'illusions

11

là il fait la moisson. On l’appelle pour semer, on lui confie le blé pour le battre, on lui laisse parfois exploiter les terres contre une partie des produits qu’il peut en tirer. Nicolas construit son revenu avec la patience d’une fourmi, tous les jours, toute l’année.

De sa part d’héritage - après la mort de son père - il ne lui reste que sa mère. Tous ses frères ont pris femme et l’un après l’autre, ils sont partis avec leur part de terrain. Ils étaient douze. Lui, c’était le treizième, le benjamin. Celui à qui la coutume des îles ne réserve que la charge des vieux parents. Il vit donc avec maman, il s’en occupe - sans doute avec la même méticulosité qu’il met dans les champs, sans doute avec les mêmes soins qu’il a pour son âne.

Parfois, il amène sa vieille prier dans la petite église face à la mer. Elle reste seule dans le lieu un bon moment, tandis que Nicolas conduit son grison au puits, le fait boire, remplit des bidons d’eau. Après, il la raccompagne à la maison.

Les anciens, dépositaires des légendes et des histoires de l’île, racontent qu’elle va remercier le Saint pour la grâce qu’elle a obtenue il y a cinquante-trois ans. Ils racontent que la pauvrette, après avoir été douze fois enceinte

Page 12: Un îlot d'illusions

12

et avoir mis au monde douze garçons, pour son treizième et dernier accouchement, demanda à Saint Nicolas qu’il lui donne une fille. Et le Saint fit la grâce. À quelque chose près, car même les saints doivent composer avec la nature.

Le bébé naquit mâle, mais avec un sexe atrophié. La mère s’en tint pour satisfaite et l’appela Nicolas, comme le Saint.

Page 13: Un îlot d'illusions

13

La très sainte...

Après-midi d’août. Un soleil de plomb qui paraît suspendu juste au-dessus du clocher brûle l’air. La petite place somnole, déserte, écrasée par la chaleur. L’église, éblouie de lumière, regarde la mer immobile. Le bureau de poste, muet, fixe l’église. À gauche et à droite, dans un affrontement paresseux, les deux cafés s’observent. Pas un client, pas un bruit. Tout est figé. Même Despina.

La propriétaire du Café du Moulin, les coudes sur la table, la main sur la joue, le regard accroché au vide, paraît - comme le chapelet de nappes bleues qui l’entoure - un corps inanimé. Seule, la fumée qui monte, lente, du bout de sa cigarette, lui confère un soupçon de vie. Les cheveux bruns tombant sur ses épaules comme

Page 14: Un îlot d'illusions

14

deux ruisseaux d’eau vive, Despina attire les rayons du soleil, les capture sans qu’aucun reflet ne surgisse : ils terminent leur parcours en elle, sans pouvoir s’en aller vers un quelconque destin. Maintenant, adossée au mur blanc, vêtue de noir, elle se détache du décor. Elle souffle un peu, en attendant que les plages se vident et que ses tables se remplissent.

Cet estaminet - dont le nom affiché en français se veut un clin d’œil nostalgique à la langue de sa jeunesse - est son gagne pain. Deux mois d’été pour tirer toute l’année. Ce n’est pas l’eldorado : on le devine à son visage blême, à sa démarche lente alourdie par la fatigue. Parfois, elle sourit, mais ses yeux ne suivent pas. Un voile de lassitude les ternit en permanence.

Despina a quitté son île à l’âge de deux mois pour la Belgique. Sa famille a émigré et elle, elle a suivi avec les bagages. Elle est revenue il y a douze ans, avec un mari et deux enfants. Quand on lui demande pourquoi, elle lève les yeux vers une copie d’icône accrochée au-dessus du frigo, et sa réponse a la saveur d’une excuse.

- La vierge m’a punie. J’avais vingt ans quand mon homme m’a « volée ». Il m’a « volée », mais j’étais d’accord. Je voulais tellement partir de chez mes parents que quand ce Lipsiote lui

Page 15: Un îlot d'illusions

15

aussi émigré s’est intéressé à moi, j’ai saisi l’occasion.

Elle raconte, la voix grave. Elle raconte sans joie, elle raconte un drame, pas une aventure.

- Si je l’aimais ou non, moi seule le sais, lance-t-elle pour préciser à demi-mots que ce n’était pas une histoire d’amour. Mais, tu vois, je ne pouvais pas avoir d’enfants, et alors, comment faire pour retenir un homme, pour le lier à soi ? Nous n’étions même pas mariés. Un été, je suis revenue ici en vacances. J’avais vingt-quatre ans. Je me suis jetée aux pieds de la vierge, poursuit-elle en pointant de l’index l’icône comme une photo de famille, j’étais désespérée. Je lui ai demandé un enfant. À mon retour en Belgique, j’étais enceinte. Le gynécologue a dit que c’était peut-être l’air d’ici. Mais moi, je sais que c’est un miracle.

Ce fut un miracle, peut-être. Mais il faut croire que sur ce petit caillou perdu dans l’Egée, sur cette terre aride où rien ne peut être gratuit, même les miracles ont un prix.

- Tu vois, lorsque j’étais jeune, en Belgique, je ne voulais ni un gars de Lipsi, ni rentrer au pays. Ni surtout, vivre chez mes parents. Je rêvais d’une autre vie. La Vierge en a

Page 16: Un îlot d'illusions

16

décidé autrement. Je vis dans un appartement au-dessus de chez mes vieux. C’est elle qui m’a choisie pour leur fermer les yeux. De tous mes frères et sœurs, je suis la seule à être revenue. Et mon mari est de Lipsi. Au final, j’ai fait le contraire de ce que je voulais, conclut-elle, pour dire sans doute que tout est écrit et que c’était ça le prix du miracle.

Du miracle ? Des miracles ! En effet, la vierge l’a gâtée.

− Ma vie est un miracle, résume-t-elle en laissant planer le mystère.

Dans la pénombre, la tasse à café avec, au fond, un marc foncé, et la fumée de sa cigarette montant en circonvolutions lui donnent un air de chiromancienne.

− Neuf ans après, poursuit-elle le re-gard s’étirant comme un mètre à mesurer le temps, Elle m’a donné un autre enfant. Et il y a quelques années, après une attaque de thrombose foudroyante qui m’a paralysé tout le côté gauche, c’est encore Elle qui m’a sauvée. Quand j’ai pu sortir de l’hôpital sur mes deux jambes, alors j’ai bien voulu me marier.

La Vierge, elle la place partout dans ses phrases, comme d’autre un soupir, une expression ou une intonation de voix. Au cours de la conversation, la Vierge apparaît et

Page 17: Un îlot d'illusions

17

disparaît bon nombre de fois, double le sujet, passe en tête, puis s’en retourne à son monde.

La Vierge qu’elle invoque, c’est la Vierge de la Mort, Panaghia Kharou, la Madone de Charon, curieux mélange de piété chrétienne et de mythologie grecque.

Un chemin latéral, proche du café de Despina, mène à l’entrée de l’église. La Vierge de la Mort, l’originale, réside là. Ce n’est pas un bambin joufflu qu’elle porte dans ses bras, mais le Christ sur sa croix.

C’est la veille du 15 août. Dans l’église, on s’affaire. Un chœur d’hommes entonne des chants liturgiques, les voix montent vers la coupole, sourdes et graves, vibrent, se mêlent, se séparent, se répandent, se faisant l’écho des temps anciens.

Despina a quitté pour un bref moment le café pour apporter ici ses offrandes de pain et d’huile enveloppées dans une nappe brodée. Elle les dépose et, avant de sortir, elle s’arrête un instant devant l’icône de ses miracles, elle se signe, elle l’embrasse. D’autres femmes font les mêmes gestes, défilant l’une après l’autre. Les gros pains s’entassent juste à gauche de l’autel. Demain, à la sortie de la messe, on les partagera. La fête de Panaghia Kharou, c’est demain. Une

15

Page 18: Un îlot d'illusions

18

messe, une courte procession dans le village. La neuvaine commence ainsi. Neuf jours d’attente où tout le monde se prépare au miracle. Le 24 se tiendra une autre procession. Panaghia Kharou retournera pour un jour, alors, à sa première demeure, la chapelle de Kokla koura. Ce jour-là, dans ce lieu, on le sait déjà, elle fera bourgeonner des lys sur un rameau sec. En plein mois d’Août, en pleine canicule. C’est ça sa spécialité.

Le soir du 15, au Café du Moulin, Despina et son mari offrent un vin d’honneur à la famille et aux amis.

− C’est ma fête, dit-elle− Ton anniversaire?− Non, c’est notre fête !

Despina en grec, signifie dame. C’est joli, c’est son deuxième prénom. Son premier, celui qu’elle n’utilise pas, c’est Panaghia, la très sainte. Et son mari s’appelle Panaghioti, le très saint.

** *

Parfois, les noms façonnent les histoires.

Page 19: Un îlot d'illusions

19

Le pécheur

Nicolaos a le regard limpide qui raconte la mer. Un regard vif et piqué comme l’est une photo qui a su imprimer son sujet dans les moindres détails. Un regard d’un bleu sans limite, du bleu des vastes eaux qui laissent transparaître un fond de sable clair.

Assis sur le banc de bois, à l’ombre du tamaris, il porte la casquette bleu marine. Sa chemise de coton amidonnée et fraîchement repassée s’accorde à la douce couleur de ses yeux. Ses auditeurs, il les choisit sur le volet. Le marcheur solitaire qui déambule le long du quai aux premières heures du matin est sa proie. D’un salut énergique, il l’attire vers son havre de paix. Il tire fermement sur sa prise.

Page 20: Un îlot d'illusions

20

Nicolaos était pêcheur et, à sa manière, il l’est encore.

Sa voix fragile et son souffle court d’octogénaire se lèvent crescendo, cherchent un rythme. Son visage s’anime, une main quitte le pommeau de la canne, s’en va cueillir les mots dans l’air chaud, puis revient au repos. Il commence.

- Il n’y a pas de poisson. Depuis trois jours, les barques rentrent à vide. Je ne comprends pas, se plaint-il, les traits tendus par l’impatience et peut-être même par le doute que la mer s’est tarie.

- Quand je sortais autrefois, il y en avait du poisson, et du gros !Et de décrire la lutte épique avec les quasi-monstres marins, des grosses pièces gagnées au mérite que les petits équipages ramenaient avec fierté.

Mais il sait bien Nicolaos que la mer perpétue son cycle, qu’il n’y a pas de malédiction. Il sait que les chargements des barques de pêche, fussent-ils modestes, sont réservés aux quelques restaurants du port qui cherchent à satisfaire l’appétit des touristes. Il sait, il en convient d’un clin d’œil, mais il se tait. On ne révèle pas les secrets de famille ! Et sa famille à lui, c’est celle des pêcheurs.

Page 21: Un îlot d'illusions

21

À la taverne du port, face à la baie, à deux pas des caïques accostés, Nicolaos vient chercher dans les histoires des plus jeunes le grand souffle du large. Il écoute, conseille, plaisante. Il s’accroche à la seule vie qu’il connaît. Un brin de menthe fraîche à la boutonnière, une poignée de bombons acidulés dans la poche, Nicolaos est paré à toute éventualité. Aux petits comme aux adultes qu’il arrête pour le plaisir d’échanger quelques mots, il sort avec lenteur son modeste présent que sa paume découvre tel un trésor.

*

* *

Nicolaos n’a jamais quitté son île. Son univers est là, entre la taverne du port et sa petite maison située dans la partie basse du village escarpé, vue imprenable sur la mer.

Sur la terrasse, une pergola couverte de vignes grimpantes. Assis dans la pénombre d’un jour qui décline et s’en va, ses yeux embrassant la baie et avec elle la fine silhouette des voiliers croisant l’horizon de quelques lignes verticales, Nicolaos murmure, plus qu’il ne parle. À ceux qui l’accompagnent, à la brise, à la mer omniprésente, perpétuelle compagne.

Page 22: Un îlot d'illusions

22

Page 23: Un îlot d'illusions

23

Prisonnier de Calypso

Tout est grand, tout est gros : le bon-homme, sa famille, sa bâtisse.

Assis en terrasse, jambes écartées et pieds croisés, il a l’air du pilier de soutènement de l’édifice.

Lui, c’est le père, le patron. Le pantalon tombant, le tee-short maculé toujours trop court qui laisse invariablement apparaître une bedaine rebelle, malgré cette sommaire mise de pêcheur local, Michali est le plus gros commerçant de Lipsi, dans tous les sens du terme.

Sur le port, l’imposante bâtisse blanche est incontournable et son patron l’est aussi.

Page 24: Un îlot d'illusions

24

Michali et sa tribu de cinq enfants - cinq garçons, tous des gaillards entre vingt et trente ans à qui il ne faut pas en promettre - font marcher l’affaire à bout de bras, et comme à eux six cela en fait douze, les choses ont l’air de se porter assez bien.

Michali, comme d’autres ici, est un revenant. Il est revenu il y a vingt-cinq ans, après quinze ans d’Australie. Il est revenu, plus tôt que d’autres, la dent mieux aiguisée et plus longue.

De son émigration australienne, il a gardé un anglais bâtard et une propension marquée pour la grandeur.

Dès son retour au pays, il s’est mis à l’ouvrage. En dix ans, sa femme lui a fabriqué la main-d’œuvre, et lui, avec ses bras et ses économies, il a bâti l’hôtel-café-restaurant-supermarché Calypso. Là, aujourd’hui, il y en a pour tous les genres et pour tous les goûts. Le touriste peut y vivre en circuit fermé, de sa chambre au café, du café à l’épicerie et de là au restaurant.

Notre homme mène son monde comme un chef d’orchestre. De sept heures à minuit, il mesure quotidiennement les bornes de son domaine. Il est partout. Le matin, sur sa trop

Page 25: Un îlot d'illusions

25

petite barque de pêche qui vacille sous l’ampleur de son embonpoint. Plus tard, derrière la caisse du supermarché d’où, tout à la fois, il fait les comptes et dispense de sa grosse voix d’abondants conseils à l’adresse d’une jeune gondolière et d’un de ses rejetons qu’il expédie au-devant du client comme au secours d’un homme à la mer. Le soir, au restaurant, assis à une table d’angle - son mirador - d’où il dirige ses trois autres fils en salle et sa femme en cuisine, comme s’il déployait une armée.

Le restaurant, c’est son théâtre d’opé-rations privilégié. C’est là plus qu’ailleurs, qu’il laisse percevoir le stress du commerçant. Sourire figé, œil aux aguets, tête au chiffre d’affaires. Il piste le client, inlassablement. Quelqu’un entre, Michali marque le coup sans faute.

- Comment allez-vous mon ami ? Ce soir, ne manquez pas les anchois marinés, je les ai pêchés moi-même, fait-il remarquer comme si cela leur apportait un supplément de goût. Ils sont exceptionnels. Il y a aussi de l’espadon, une prise de vingt kilos qui m’a donné beaucoup de mal !

Le client prend place sans oser lui dénier ses improbables victoires sur la mer : anchois et espadon terminent dans son assiette.

Page 26: Un îlot d'illusions

26

En bon commerçant, Michali a l’anecdote facile. Une par jour et par personne, parci-monieuse mais régulière. Le monde entier est son ami, mais rarement il se raconte. Parfois la fatigue marque un point. On le voit alors, le visage las, assis dans un coin du café.

− Ça va Michali?− Je me fais vieux, fait-il pour excuser ce

moment de pose.

Michali a cinquante-trois ans, mais on lui en donnerait facilement dix de plus. Le souffle court, les yeux bouffis, les cheveux blancs racontent l’histoire d’un rêve sans fin. Peut-être même celle d’un cauchemar qui porte le nom d’une jolie nymphe.

Si le Calypso est sa création, on devine que Michali, comme Ulysse, doit se sentir par moment capturé par la nymphe. Peut-être lui rendra-t-elle sa liberté un jour, et l’aidera-t-elle alors, comme elle le fit jadis avec Ulysse, à construire son radeau pour traverser les calmes eaux de la vieillesse.

Page 27: Un îlot d'illusions

27

L’ingénieux hidalgo

de Kousselio

Mais dis-moi, par ta vie, as-tu jamais vu un plus valeureux chevalier que moi, en tout l’univers connu? As-tu lu ès histoire de pas un qui ait ou ait eu plus de courage à assaillir, plus de coeur à persévérer, plus d’adresse à frapper, plus d’artifice à renverser par terre?

Cervantes, Don Quichotte 1, ch. 10

Kousselio est un hameau insignifiant au Sud du port, à dix minutes à pied du village. Quelques maisons éparpillées sur une petite plaine sertie d’une corolle de collines et surveillées par trois minuscules chapelles, sentinelles silencieuses qui semblent avoir été rivées là pour en baliser les frontières et garantir la quiétude.

Page 28: Un îlot d'illusions

28

C’est là qu’est né Manoli.

- Sur la route, se plaît-il à raconter. Maman travaillait au champ et quand elle a senti qu’elle allait mettre bas, elle a pris le chemin de la maison, mais moi, je suis arrivé avant, à quelques mètres de la porte.

La maison dont il parle est une masure. Aujourd’hui, elle n’est plus qu’un amas de pierres au milieu d’un champ étranglé par des parcelles de terre que la géographie des héritages s’est chargée, au fil des ans, d’imbriquer les unes aux autres. Quatre murs de pierres empilées, un toit fait d’un mélange de terre et de foin, quelques mètres carrés pour dix personnes : Manoli, ses trois frères, ses quatre sœurs, papa et maman. Pas de toilettes, pas de cuisine, pas d’eau.

- C’est moi, raconte Manoli avec une pointe de fierté dans le regard, qui ait creusé le premier puits. J’avais dix-neuf ans et j’en pouvais plus de voir papa et maman se tuer à ramener tous les jours l’eau qu’ils allaient puiser de l’autre côté de la colline.

C’est là, à quelques mètres de la maison paternelle, que Manoli a eu son premier chez-soi.

− J’avais vingt-quatre ans et je n’avais pas encore connu la femme, dit-il en sortant des expressions bibliques d’on ne sait où. À

Page 29: Un îlot d'illusions

29

Lipsi, pas de femmes, poursuit-il le sourire espiègle, alors, la mienne, je l’ai volée. Je l’ai vue à Samos, elle était belle, très belle, et je l’ai amenée avec moi. Chez nous, il n’y avait pas de place, alors, j’ai fait une cabane à côté de la maison de papa, quelques branches et un lit de foin. Là, j’ai vécu pendant deux ans, là, j’ai connu la femme pour la première fois, conclut-il toujours bibliquement.

En effet, plus qu’un rapt, ce fut un arran-gement. Grammatiki était de trois ans son aînée, séduite et abandonnée, elle était enceinte d’un autre. Elle n’aurait jamais trouvé de mari à Samos et la médisance l’aurait poursuivie toute sa vie. Manoli, a saisie l’occasion au vol. Il lui a offert son bras et une nouvelle vie ailleurs et elle ne s’est pas faite prier. Partir était son seul espoir de se caser et donc d’effacer le pêché. Chacun y trouvait son compte. Elle sauvait son honneur et lui, il conjurait la malédiction de son île sans femmes.

Mais Manoli est un peu poète et surtout grand rêveur. Il a l’art d’accommoder la réalité et quelques bribes d’événements de sa vie – et parfois aussi de celle des autres – à ses plans, à ses rêves, à l’idée qu’il se fait de l’existence. Ainsi ce contrat tacite devient dans ses récits rapt amoureux, geste chevaleresque, combat aventureux…

Page 30: Un îlot d'illusions

30

*

* *

Manoli a aujourd’hui quatre-vingts ans. Sa solide silhouette, ses cheveux toujours ébouriffés, sa moustache hirsute, ses mains de bon géant, lui donnent un air de montagnard. Derrière lui, une vie de travail. Durant trente-cinq ans, il a arraché le charbon dans les boyaux des mines de Belgique. Là-bas, il a creusé les collines pour que les autoroutes filent droit, il s’est improvisé maçon prêtant son œuvre pour faire surgir de terre buildings et villes nouvelles.

À l’heure de la retraite, il est revenu sur son île. Il s’est alors fait tour à tour pêcheur, convoyeur maritime de courrier, tenancier de café, loueur de bicyclettes, éleveur de vaches, de porcs et chèvres, agriculteur, pour à la fin s’inventer aubergiste.

Manoli est un bavard. Sa langue ne s’encombre pas de frontières, ni de cohérences grammaticales. Il pêche les mots au gré de son inspiration dans le creuset de sa vie où se mêlent l’italien, souvenir de l’occupation mussolinienne dans le Dodécanèse, le français de son immigration et le grec qu’il n’a jamais appris à lire ni à écrire. Autour d’un verbe

Page 31: Un îlot d'illusions

31

toujours à l’infinitif, il lâche ses mots comme des météorites de composition incertaine où parfois le français prend des consonances italiennes, et l’italien est francisé. Mais le discours reste merveilleusement fluide.

Assis devant un café grec fumant, il est intarissable. Sa vie défile comme un film à épisodes, les plans se superposent, les figurants et le décor changent, mais le héros, c’est toujours lui.

Dans ses récits, l’argent coule à flots, qu’il s’agisse de son salaire de mineur ou de la caisse de son café ; les poissons se bagarrent pour rentrer dans ses filets ; son taureau est le plus recherché, ses vaches les plus grasses, ses chèvres les plus savoureuses, son raisin le plus sucré, ses domatia les plus confortables.

En effet, sa vie d’émigrant ne lui rapporte qu’une maigre pension. Sa barque de pêcheur, rongée par les vers, a échoué pour moitié dans une cheminée, tandis que l’autre gît méconnaissable au beau milieu d’un terrain vague. De son café, il ne reste que quelques sièges en plastique et quelques tables branlantes qui assurent péniblement l’ameublement des chambres que Manoli tente de louer.

- Beaucoup d’affaires, beaucoup d’aff aires, répète-t-il comme une rengaine concluant ses histoires.

Page 32: Un îlot d'illusions

32

En effet, si d’affaires dans sa vie il y en a eu beaucoup, pas une n’a été profitable ; si chacune de ses aventures est la meilleure, aucune cependant n’a valu la peine qu’il s’y attarde.

Manoli a traversé la vie comme Don Quichotte la Manche : l’œil rivé au chemin, la tête noyée dans ses rêves. Sur son parcours, comme sur celui de l’ingénieux Hidalgo de la Manche, les enchanteurs se bousculent et dans ses récits, la liste des profiteurs, des saboteurs, des menteurs, des mesquins ou encore des puttana qui lui ont pourri la vie et empêché de porter à bon port ses projets est aussi longue que celle de ses aventures. Elle coïncide pointilleusement avec celle de ses faillites répétées.

Avec Don Quichotte, il jure que « quand l’homme vaillant s’enfuit, c’est que l’embuscade est découverte, et qu’il est d’un héros bien avisé de se réserver pour de meilleures occasions1 ». Et malgré les années, il n’en démord pas.

Sa persévérance n’a d’égal que les mille approximations avec lesquelles il s’obstine depuis toujours à bâtir ses affaires.

1 - Cervantes, Don Quichotte II, ch. 28.

Page 33: Un îlot d'illusions

33

Sa fierté d’aujourd’hui, ce sont ses domatias, un parallélépipède de béton qu’il a partagé en quatre chambres. C’est le résultat d’une transformation assez sommaire du lieu où autrefois il entreposait le foin et les bêtes. Manoli les vante à ses clients comme s’il leur proposait une résidence cinq étoiles.

- Ici, tranquille, l’air bonne. Il y a tout, la mer, la montagne, beaucoup d’eau, la cuisinière, très grande la cuisinière ! et cabinets, douche...

C’est vrai, il y a tout. La mer, mais de ce côté-ci de la baie, l’eau est pourrie par les rejets de la centrale d’épuration. La montagne, ce sont les quelques collines de garrigue chauffées à blanc par le soleil de l’Egée. La cuisinière, censée fonctionner au gaz et à l’électricité, a un fil électrique qui pend esseulé sans prise quelque part derrière, tandis que le gaz de la bombonne se disperse abondamment avant d’arriver aux brûleurs. La salle de bain, d’accord !, mais son lavabo est bouché, le tuyau de douche fuit comme une passoire, la chasse d’eau se remplit au goûte à goûte et le wc ne peut donc satisfaire qu’un client toutes les deux heures.

Et lorsqu’on lui fait remarquer ces quelques imper fections, il s’accroche au cours de ses

Page 34: Un îlot d'illusions

34

pensées, et comme si les défaites n’étaient que des victoires mal présentées, il insiste :

- Ici, c’est vraiment bien, un jour, moi faire un port de plaisance. Beaucoup d’argent à gagner.

Parfois le touriste se laisse prendre, il loue pour quelques jours. C’est le signe. Manoli rayonne de bonheur. Ses journées sont faites de cela. Il cherche, avec un attendrissant acharnement, un signe quelconque, même infime, qui puisse conforter son voyage. Et si le signe se refuse, il l’invente.

Depuis peu, il est parti en guerre contre les coups tordus du temps. C’est probablement le plus vain de ses combats. Dans cette aventure, son pire ennemi est celle qui - sans doute avec grande patience - a été sa compagne d’une vie.

Grammatiki est aujourd’hui une vieille femme handicapée. Elle ne peut plus se déplacer sinon en s’appuyant sur un quatre-pieds orthopédique. Son col du fémur a flanché il y a quelques années. Malgré une prothèse, elle ne s’en est plus remise. Elle sourit encore et sa parole est svelte, mais sa bouche édentée ne laisse apparaître que des racines noircies. Ses yeux sont vifs, mais la peau de son visage est flasque et sillonnée de rides. De sa beauté d’autrefois, plus rien.

Page 35: Un îlot d'illusions

35

- Ma femme ne veut plus faire l’amour, répond Manoli quand on lui demande des nouvelles de Madame. Cela fait quinze ans qu’elle ne veut plus, enchaîne-t-il, glissant le pouce entre le majeur et l’annulaire pour mimer l’acte d’amour. Ça, c’est malheureux, l’homme veut la femme, c’est la nature, soupire-t-il comme pour s’excuser de sa passion.

Alors, en ses vieux jours, Manoli a fini par se faire aussi séducteur. Il ne passe jamais à l’acte, bien sûr, car « madame est jalouse », regrette-t-il, mais il jure qu’il est très demandé.

Assis à l’ombre de la pergola, à Kousselio, il aligne ses conquêtes féminines comme s’il les faisait défiler sur une passerelle. Ce sont les touristes à qui il propose ses chambres.

L’histoire, en fait, est toujours la même. Elle n’a que deux variantes : la femme loue la chambre, ou elle ne la loue pas. Dans un cas, elle espère tomber dans les bras de notre bonhomme, dans l’autre, elle y renonce, déçue de le savoir marié.

En réalité, ses conquêtes sont toutes celles qui, après un rapide état des lieux, s’en vont chercher ailleurs des solutions locatives moins approximatives. Et on en convient, ces demoiselles sont nombreuses ! Ainsi, chaque

Page 36: Un îlot d'illusions

36

défaite commerciale devient, pour Manoli, une réussite amoureuse.

- Elle voulait venir avec moi, mais madame très jalouse, je lui ai dit : « je ne peux pas, moi marié», confesse chaque fois Manoli, lorgnant à regret la jeune fille qui sac au dos, rebrousse chemin...

*

* *

« Je dis qu ‘il ne se peut faire qu ‘il y ait des

chevaliers errants sans dame, parce que cela leur

est aussi naturel d’être amoureux comme il est au

ciel d’avoir des étoiles. »

Cervantes, Don Quichotte I, ch. 13.

Page 37: Un îlot d'illusions

37

Le berger

Le petit chemin quitte la route principale, va rejoindre la chapelle de Koklakoura, un charmant petit édifice aux lignes courbes, blanchi à la chaux, qui épouse intimement le tracé de la colline.

Derrière, au bout d’une allée bordée de fleurs qui enveloppe le lieu du culte comme une délicate étoffe la gorge d’une jolie femme, se cache une maisonnette et sa cour ombragée.

Au-delà du parapet de pierres, le jeune vignoble et, plus loin, la face lisse de la mer s’offrent au regard comme une variante insaisissable de la beauté du monde.

En-deçà, un jardin garni et même meublé d’une grande table, d’un lavabo, d’un frigidaire,

Page 38: Un îlot d'illusions

38

d’un meuble grillagé où trônent de fraîches tomes de chèvres faites maison, constitue, plus qu’une pièce à ciel ouvert bien ordonnée, la preuve que la terre peut être un paradis.

Puis, dans la pénombre, la maison - une unique pièce laisse deviner, par l’encadrement de la porte, d’innombrables objets suspendus, des sacs de toiles emplis de denrées mys-térieuses et, tapi dans l’obscurité, un vaste lit dominant tout.

− C’est ici que j’ai vécu jusqu’à l’âge de dix-neuf ans, avec mes quatre frères et mes parents. Nous étions pauvres, très pauvres, murmure Yorgos entre deux gorgées de café.

Et il commence à raconter pas moins qu’une vie, sa vie.

Lorsque le gouvernement grec, faute de pouvoir exporter des marchandises, exporta ses propres citoyens sur les cinq continents, Yorgos de Lipsi et Eleni de Patras, prirent chacun la décision de s’expatrier là où l’on disait que la vie leur réservait un sort meilleur. Ils s’embarquèrent pour l’Australie.

Yorgos était un tombeur.

− Quand je partais à la pêche, je ramenais toujours du poisson, lance-t-il d’un air espiègle

Page 39: Un îlot d'illusions

39

cherchant à piquer à vif son auditoire, avec un sourire au coin de la bouche et l’œil malicieux du type bien conscient de ses qualités de séducteur.

Il était une espèce de marchand ambulant, un colporteur, un bonimenteur, un bouffeur de kilomètres. Il traversait l’Australie de haut en bas et de bas en haut, transportant dans sa voiture - c’était dans les années cinquante - toute sorte de choses à vendre.

Au passage, il rencontra Eleni, une payse - un beau corps, un bon cœur, précise-t-elle joyeusement - à qui il proposa le mariage au bout d’un mois.

− Essayons, jouons le jeu, argua-t-il, fin connaisseur du jeu de dames, pour la sortir de sa réserve. Soit on perd, soit on gagne ! et après?

Et en effet que risquaient-ils ? Ils commencèrent ainsi un jeu qui n’a jamais cessé depuis. Dix ans de vie commune en Australie, puis trente en Amérique.

− Une vie de gitans, toujours à droite et à gauche, jamais chez soi nulle part, dit Eleni, le regard brillant et perdu, qui exprime plus encore que les mots, la souffrance, toujours vive, de son existence déracinée.

Page 40: Un îlot d'illusions

40

Assis dans le jardin-cuisine-maison, ils évoquent le restaurant de soixante-cinq tables qu’ils ont ouvert un jour dans le New-Jersey.

− Cinq millions de Grecs installés entre Québec et New-York, cela aurait pu faire une clientèle garantie, se rappellent-ils.

Mais leurs clients n’en étaient pas.− Bah! À l’étranger, les Grecs deviennent

trop difficiles ! tranche-t-il, exaspéré, d’un geste du bras coupant définitivement ses congénères du reste de l’Amérique.

Eleni est formelle :− On a travaillé dur, tous les jours, de cinq

heures du matin à minuit. Des esclaves... mais on a fait de l’argent conclue-t-elle avec équilibre pour finir avec un « plus jamais ! » refermant le sujet.

A soixante et un ans, chargés du même bagage d’années, de voyages, de visions, ils sont rentrés en Grèce, avec une complicité d’amants inchangée.

− Sans Eleni, je ne serais pas ici, glisse Yorgos avec légèreté dans son récit. Je suis revenu, et c’est mieux qu’avant. Autrefois, mes parents n’avaient même pas une chèvre. Aujourd’hui mon troupeau en compte trente-quatre.

Page 41: Un îlot d'illusions

41

- Il a réalisé son rêve, dit-elle avec une inconditionnelle affection.

Yorgos est aujourd’hui berger. Il se consacre à la transhumance de «ses bébés» - c’est ainsi qu’il se plaît à surnommer ses chèvres. Il les mène d’un terrain à l’autre; lui sur son âne, elles par les routes, trois heures ici et trois heures là, sur des lopins qu’il a achetés ou loués à l’année. Il les surveille, leur parle, les rappelle à l’ordre lorsqu’elles dépassent les frontières de leur champ.

Après les grandes plaines australiennes et l’immensité américaine, il sillonne son île en insaisissable voyageur, en perpétuel nomade. Parfois, de la route qui surplombe Katsadia, on peut le voir au creux de la petite vallée, allongé, la tête tournée vers le ciel. A quoi pense-t-il, durant tous ces jours passés en plein air, au vent, au soleil, au bord des chemins, le grec américain qui rêvait d’une vie tranquille?

− Ici, en deux ans, il a perdu trente kilos, assure Eleni encore surprise.

On le soupçonne être de retour à lui-même, on l’imagine revenu à de plus humaines proportions, on le sent bien assorti à son île, proche de sa jeunesse.

Avec son troupeau et ses cultures, le lait, le fromage, la viande, les légumes, les fruits,

Page 42: Un îlot d'illusions

42

le vin lui sont assurés. Que faut-il de plus à un homme pour vivre?

La compagnie des autres? Il l’a chaque jour au gré de ses ballades : son salut grec réitéré dans la langue de l’oncle Sam donne à son approche un accent cordial, si plaisant lorsque les rencontres sont rares et que les hommes vivant à bonne distance les uns des autres, se réjouissent d’une poignée de main.

Peut-être une maison, alors? Une vraie maison, grande, spacieuse, de plusieurs pièces, où chacun peut dormir dans sa chambre, où l’eau chaude peut couler à profusion, où le chauffage électrique fera l’appoint, l’hiver, à une grande cheminée de salon, où la salle de bain est un lieu de vie. Où on ne compte ni l’espace ni les heures.

Le mois prochain peut-être, dit-elle le regard tourné vers la colline où s’élève une massive construction achevée, mais encore privée de portes et de fenêtres, ce rien sans quoi on ne peut être vraiment chez soi.

Le travail d’une vie, murmure-t-il, songeur, son regard parcourant à tire d’aile la distance qui sépare la masure de son enfance où il est revenu vivre depuis deux ans, et sa nouvelle demeure qui les attend là-haut.

Page 43: Un îlot d'illusions

43

En un vol d’oiseau, du libre pas du marcheur, avec la fantaisie de l’aventure, le rêve américain est venu trouver ici ses racines et sa rime. Retour à la case-départ, et fin du décalage temporel.

** *

Yorgos, le berger, l’homme des pâturages, le nomade de toujours, s’est offert la plus luxueuse maison de Lipsi.

Page 44: Un îlot d'illusions

44

Page 45: Un îlot d'illusions

45

Les gardiens

Elle, c’était une petite dame, mince et nerveuse. Perchée sur des talons compensés, chapeau en cloche très vieille France, légère robe à volants, elle avait l’air d’une demoiselle pimpante. De loin, on aurait pu lui donner au plus une trentaine d’années. De près, c’était différent. Ses atours de jeune fille ne pouvaient rien estomper de ses quarante-cinq ans bien sonnés.

Lui, c’était un grand garçon un peu avachi, aux yeux proéminents et aux énormes incisives noires retombant sur sa lèvre inférieure. Quand Béatrice fit les présentations avec un « moi c’est Béa, lui c’est Frank », nous eûmes le soupçon que, outre le sien, elle avait aussi écourté le prénom de son compagnon.

Page 46: Un îlot d'illusions

46

Ils débarquèrent un matin de juillet dans le studio mitoyen au nôtre. Ils avaient déjà fait une halte au café du village où, en moins d’une demie heure, ils avaient mis à mort cinq ouzos chacun, nous dirent-ils.

Ils étaient un peu euphoriques, elle plus que lui.

− Pour nous, les vacances, ce ne sont pas les discothèques, ni les plages aménagées. Nous aimons la mer, la nature sauvage, les ballades à pied et les barbecues avec les amis, annonça Béatrice étalant un programme dont, à l’évidence, nous devions être partie prenante.

Au couché du soleil, Béa et Frank avaient déjà loué une moto et pris solidement appui à une table du Rock, le bar discothèque «branché» de Lipsi.

Durant leur séjour, c’est à Liendou qu’ils échouaient invariablement chaque après-midi, une plage à quelques minutes à peine du village où l’eau est basse et le sable peigné chaque matin par le personnel de l’Aphrodite, l’hôtel cinq étoiles qui la surplombe.

Ils y allaient en moto. Ils s’allongeaient au soleil et de temps à autre, faisaient quelques incursions en mer, de petites marches dans le périmètre de sécurité - l’eau ne leur arrivant

Page 47: Un îlot d'illusions

47

jamais plus haut que la taille. Lui ne savait pas nager, elle avait failli se noyer quand elle était plus jeune et en était restée traumatisée à vie.

Passant outre notre réserve, Béatrice réussit à occuper trois de nos soirées. Ce ne furent pas les barbecues de son programme, mais une veillée nocturne autour d’un verre d’ouzo à rallonge - « juste un », nous avait-elle promis pour entamer nos résistances. Puis, un repas organisé au pied levé un soir, après qu’elle eut suggéré : « on pourrait se faire des spaghettis, non ? ». Enfin, la veille de leur départ, une visite impromptue, « juste pour vous dire au revoir », et qui se prolongea tard dans la nuit.

Ce furent trois longues soirées. Frank, d’une jovialité sans fond, ricanait et vidait son verre avec une certaine constance. Béatrice, elle, parlait. Par trois fois, elle nous raconta sa vie. Chaque fois, tout entière.

− Ma maison est un musée. Tu sais, je faisais la brocante. J’étais une chineuse de première. J’ai fait des coups d’enfer, j’achetais, je vendais... il m’est resté une armoire Louis-Philippe, des abat-jour en pâte de verre de Poiret, une table basse qui est un amour, pur XVIIe, et des tableaux. Oh la la ! Les tableaux, il faut les voir ! D’ailleurs, à propos de tableaux,

Page 48: Un îlot d'illusions

48

j’en ai vu d’magnifiques. J’allais avec André dans les châteaux, parfois sur des successions, parfois la nuit..., tu vois...

À ce point du récit, Frank ricanait en demandant : « et qui est André ?...» avec une pointe d’ironie soulignant le sous-entendu, et fier de pouvoir être le porte-parole d’un auditoire taraudé, dans son silence obligé, par cette même interrogation. Cette fois-là, et ce fut à peu près la seule, Béatrice interrompit son récit pour lever le mystère.

− André? c’est mon pote. C’est lui qui m’a tout appris dans la brocante. Il est homosexuel. On chinait ensemble. Toujours sur les routes. Il m’appelait le jour comme la nuit, « Béa, il y a un coup à faire », et hop ! je prenais mon camion, je passais le chercher, coup de klaxon, « monte !», et en route, fit-elle en s’accrochant des deux mains à un volant imaginaire.

Nous avons ainsi eu droit, au fil de ses exploits, des heures, et des ouzos, à la visite guidée d’un bon nombre de châteaux et de nobles demeures, à la presque intégralité du catalogue d’objets rares qui ont meublé les quatre derniers siècles de l’histoire de France, à la rencontre d’une foule de personnages, tous gentils et tous méchants, tant et si bien que, très vite, nous renonçâmes à comprendre qui était qui, et qui faisait quoi.

Page 49: Un îlot d'illusions

49

De toute évidence, la brocante est un métier compliqué. Et dangereux.

− Un jour, j’attendais une livraison de blousons de cuir. Je l’avais payée d’avance. L’origine de la marchandise était douteuse, tu vois... une vraie affaire. Mais voilà, le chargement disparaît sur un parking. J’étais presque ruinée. Bon! J’active mes infor mateurs. A minuit, coup de fil de Georges, balance internationale : « Tes cuirs, c’est Béric qui les a ». Je prends mon fusil à pompe, je monte dans le camion, je passe chercher André, je lui dis : « Prend le volant », et je fonce à Nanterre, au camp des gitans. Tu vois ce petit bout de femme?, j’ai armé mon Riot Gun, tu vois, comme ça, et saisissant son fusil d’une seule main, elle enclencha la cartouche d’un geste rapide et viril.

C’est ainsi que Béatrice récupéra ses cuirs, nous fit passer d’un camp de gitans à l’autre, des armes à feu aux armes blanches, des menaces aux duels.

Bien que Franck, chaque fois qu’un nouveau personnage apparaissait, réitérait son intelligente question : « et qui est untel ?... », Béatrice, prise dans l’action, n’en avait cure. Tout ce que nous pûmes retenir de son épopée-brocante, c’est que dans cette profession, les voleurs la disputent aux receleurs, les faussaires

Page 50: Un îlot d'illusions

50

aux arnaqueurs, et que les coups tordus en sont la marchandise la plus courante.

C’est sans doute pourquoi André lui dit un jour : « Béa, change de métier ! ». Béatrice s’exécuta et passa à la restauration.

− Alors, Philippe avait un restaurant. Grand luxe. Il m’a dit : « Béa, voilà, il est à toi ». Je te dis pas ! Je l’ai remonté à bout de bras. Tu les vois, ces deux bras?... Des assiettes et des assiettes, ils en ont portées, fit-elle en passant avec le même naturel du Riot Gun à la fondue bourguignonne, comme si elle avait juste changé d’arme.

Et sur ce, nous tournâmes le dos à ses dix ans de brocante pour rentrer de plein pied dans l’univers des hôtels-restaurants. Qui ne fut pour Béatrice ni plus simple, ni moins dangereux et qui nous confina encore pour dix ans dans nos inconfortables sièges de jardin.

Elle attaqua par le récit d’une soirée déguisée qu’elle avait organisée.

− Sincèrement, c’était une réussite. Il y en avait en pyjama, il y en avait en pirate et même en bonne-sœur. Je suis en train de faire le service, tout le monde s’amuse. Et qu’est-ce que je vois? Un mec costard cravate, assis à une

Page 51: Un îlot d'illusions

51

table d’angle, déjà un peu éméché. Sous sa veste, une poche revolver, et dedans – je te jure – un flingue grand comme ça ! Je m’approche, je lui dis gentiment : « le flingue, au vestiaire ». Le type refuse. J’insiste. Rien à faire. Je vois rouge, la rage me monte au cerveau. Je me rue sur lui, je m’agrippe à ses oreilles, et dans la bagarre, il m’en reste une dans la main. Je l’ai é-cla-té ! Il avait le visage en sang. Ils me l’ont enlevé des mains. Le mec a ramassé ses cliques et ses claques et il est parti.

« Il y avait là Yves qui est médecin. Il m’a demandé : « Béa, qu’est-ce que tu voulais lui faire à ce type ? », et c’est quand je lui ai répondu : « moi, là, je le tuais » que j’ai réalisé ce qui venait de se passer. Yves m’a dit : « tendance homicide. La prochaine fois, quand ça t’arrive, tu prends un Themestat, tu te le glisses sous la langue, et ça va aller! »

Sans doute Yves était-il bon médecin et juste était son diagnostic ; Béatrice ne tarda pas à le confirmer.

- Un jour, j’ai une réservation pour vingt personnes. Imagine ! mon cuisinier arrive en retard et bourré. Je lui passe un savon. Entre-temps, moi je ne me démonte pas.

Les clients arrivent, je les installe. Je sers les hors-d’œuvres, le fin du fin : foie gras,

Page 52: Un îlot d'illusions

52

sorbet de saumon blanc, tartare de poisson, chips de betterave..., tu vois ?, bref, de quoi les faire patienter. En cuisine, Gérard se débrouille, il rattrape son retard, me prépare la suite - du gibier. Je vais le chercher. Il me passe le plat, je le reçois sur la main et l’avant-bras. Et là, j’ai cru mourir. Le grand plat en inox était chauffé à blanc. J’ai réalisé soudain pourquoi lui, il me l’avait passé en le tenant avec un gant de four. Il était en train de me faire payer l’engueulade, le salaud ! J’étais au bord des larmes mais je n’ai rien dit. Pas un cri, pas un muscle qui ait bougé. Le plateau brûlant collé à la peau, j’ai fait le service. Une fois terminé, je suis revenue en cuisine.

J’ai posé calmement le plat vide. Il m’avait arraché la peau de la main jusqu’au coude. J’ai regardé Gérard, j’ai saisi un couteau, tu vois les gros couteaux de cuisine? et j’ai foncé. Gérard s’est glissé entre l’armoire et le frigo pour m’échapper. Moi, j’étais aveuglée parla haine. J’ai planté le couteau dans l’armoire. Le mec, je l’ai raté de peu... cinq centimètres ! »

Ce jour-là, à l’évidence, Béatrice avait oublié son Themestat.

- Quand j’ai réalisé ce qui venait de se passer, je me suis dit : « Béa, calme toi ! » et, boom-boom-boom, j’ai cogné ma tête contre le

Page 53: Un îlot d'illusions

53

mur, comme ça, fit-elle en prenant le mur de notre studio pour partenaire. J’étais en sang.

Oui, métier dangereux que celui de la restauration. Et en plus mal payé. Deux mille francs déclarés, le reste au noir.

Un jour, Béa glisse pendant le service. Elle se casse un bras. Elle doit même être opérée. Ces indemnités de congé maladie furent calculées sur sa maigre fiche de paye. Elle protesta, mais Philippe ne voulut rien entendre.

- Le salaud ! avec tout ce que j’avais fait pour lui, il aurait au moins pu faire un geste... Je lui ai dit : toi, j’aurais ta peau ! et je suis partie.

Par quel tour de passe-passe Béatrice nous mena de ces épisodes à ceux de sa vie sentimentale, nous ne saurions le dire. Sans transition, dans un flux magistral de mots et une profusion de gestes, elle y parvint pourtant.

Nous apprîmes ainsi qu’elle s’était mariée une première fois à vingt ans alors qu’elle était enceinte, qu’elle mit au monde un enfant gravement handicapé placé dès la naissance en institution spécialisée, et que peu de temps après, son mari se suicidait par noyade. Ensuite, durant ses années de brocante, elle se lia et vécut avec un commissaire de police qui douze

Page 54: Un îlot d'illusions

54

ans durant n’eut de cesse de la demander en mariage. Et de la tromper.

- Je lui ai sauvé la mise mille fois. La nuit, quand ses collègues l’appelaient en urgence à la maison, c’est moi qui partais le récupérer dans les bars à fille. Je lui disais : « Jacques, en voiture, on te cherche ».

Cette fois-ci, Frank ne demanda pas « Et qui est Jacques? », mais commenta en ricanant : « Il faut dire qu’il buvait un peu trop ! ». Béatrice confirma. Jacques était alcoolique. La treizième année, après lui avoir extorqué la promesse qu’il cesserait de boire, Béatrice accepta les noces. Mais Jacques, parjure, ne délaissa ni l’alcool, ni les entraîneuses. Six mois après, elle «sauta dans son camion» et le quitta.

- Tu vois, moi je suis comme ça, j’ai tout laissé, mais j’ai repris ma liberté.

** *

Béatrice et Frank sont restés à Lipsi dix jours. Au bout d’une semaine, elle nous avoua : « Ici, on s’ennuie un peu, hein? ».

Le matin du départ, ils étaient installés au café du port. « Le dernier ouzo », nous dit-elle en attendant l’heure d’embarquer. C’est là que

Page 55: Un îlot d'illusions

55

nous les avons vus pour la dernière fois. Dernière tournée d’ouzo. Derniers épanchements de Béa. Cette fois-là, en nous faufilant dans le flot de ses palabres, nous arrivâmes enfin à glisser un mot. Elle nous accorda juste un moment. Le temps d’une question : « mais comment vous vous êtes connus, vous qui êtes deux personnes aux parcours et aux caractères si différents ?...»

Béatrice ne nous laissa pas le loisir de nous expliquer davantage ; elle enchaîna promptement.

- Tu vois, un jour, j’étais chez moi, je m’ennuyais. J’ai ouvert le minitel, j’ai tapé 3615 Rencontres et je suis tombée sur Franck. Pendant dix jours, nous nous sommes connectés plusieurs fois. Je lui ai raconté trois fois ma vie.

Le mec, il a tenu le coup. Je lui ai donné rendez-vous, et tu vois, ça fait six ans que ça dure, nous répondit Béatrice, tandis que Franck acquiesçait, souriant à pleines dents.

Nous réalisâmes alors, avec une certaine inquiétude qu’elle nous avait, à nous aussi, raconté sa vie par trois fois.

Mais coupant court au dernier élan de Béatrice : « vous avez bien une adresse en France? on pourrait se voir? », le bateau siffla

Page 56: Un îlot d'illusions

56

et nous lui en fûmes reconnaissants.

Quelques minutes plus tard, le Nissos Kalimnos quittait le quai. Les deux Français s’en retournaient à leur quotidien. Lui, à son commissariat de Pontoise, elle à sa loge de Saint-Germain-en-Lay.

Béatrice est gardienne d’immeuble, et Franck gardien de la paix.

Page 57: Un îlot d'illusions

57

Parole de Dieu

Au fond du champ, il hurle à la mort. Trois hommes le tiennent plaqué au sol, deux derrière et un devant. C’est lui, le benjamin des trois frères, qui tient le couteau, dégage la gorge, y glisse la lame en biais, force, force encore ; la lame casse, il saisit le couteau de rechange, l’enfonce jusqu’à la trachée artère qui résiste, résiste encore, et finalement lâche. Le sang gicle, le corps se débat, ne cède pas, tremble par accès nerveux comme s’il allait ruer. Puis, plus rien.

Un porc s’en est allé au ciel. Son corps gît, inerte, dans l’herbe rouge.

La petite église blanche perchée un peu plus haut, ferme son unique œil, le hameau est au repos. Le soleil plante ses dards partout alentours. À l’ombre, les hommes ont suspendu

Page 58: Un îlot d'illusions

58

à bout de bras l’animal à un arbre trapu. Ils poursuivent, l’écorchent, l’ouvrent, enfoncent les mains dans les entrailles et dégagent le tube digestif. Ils le nouent. Puis, ils libèrent la fin des intestins qu’ils nouent aussi. Rien ne doit se répandre dans le corps. Ils le vident, avec précaution. Vésicule, estomac, foie, poumons, cœur. Ils trient, gardent ou jettent. Ils avaient déjà rompu les pattes et découpé la tête. Maintenant, il ne reste plus qu’une pièce, façon boucherie de ville, à dépecer.

Les trois frères préparent la fête de Panaghia Kharou, la Vierge de la Mort, qui se tient dimanche et qui sera l’occasion d’un grand repas de famille.

Pandelis l’aîné, Stavros le second, et Théologo le benjamin, pourvoient ensemble, quoti diennement, à l’ordinaire du clan.

Théologo habite une maison en abord du champ, à Kousselio. Des trois frères il est le seul célibataire et, à quarante ans, – comme l’usage le veut –, il vit avec sa vieille mère de soixante-quinze ans.

Les deux autres frères ont femme et enfants, vivent au village et font matin et soir de longues incursions sur le lopin familial pour arroser les modestes plantations d’oliviers,

Page 59: Un îlot d'illusions

59

d’arbres fruitiers et de légumes. C’est l’accord, chacun sa part, chacun ses devoirs, chacun son rôle. Mais c’est Théologo qui tient les rênes.

– Théologo n’a pas de problèmes, dit-il avec satisfaction en parlant de lui-même à la troisième personne et donnant ainsi à son prénom - Parole de dieu - tout son sens.

- Théologo a tout ce qui lui faut : du travail, de l’argent, lance-t-il à la force des vapeurs d’ouzo, dénombrant ses besoins sur les doigts de sa main épaisse. Une main de travailleur.

– Avant, Théologo partait à Kalimnos pour construire des maisons. Théologo est maçon. On l’appelait partout l’hiver pour lui proposer du travail. Maintenant, c’est fini. Théologo reste ici.

– Théologo, en forme. Le soir, il vient ici, à l’ouzerie du port et ne se couche pas avant deux heures du matin. »

Quand on lui demande comment il tient le rythme - sa journée commençant à six heures avec la traite des chèvres- il a l’œil brillant du vainqueur et répond : « Eh ! c’est comme ça ! Théologo est fort », et on imagine le reste, car de l’énergie, il en déploie : il cultive, il élève son troupeau, des porcs et une vache aux

Page 60: Un îlot d'illusions

60

allures berrichonnes que pourraient lui envier ses maigres cousines de Lipsi, il soigne les animaux : « c’est Théologo leur docteur ici », dit-il quand on s’enquiert du vétérinaire.

Il tue la chèvre et le porc selon les règles de l’art et en vend à l’occasion.

– Non, je ne vends pas grand-chose. Seulement un peu de viande et aussi l’eau, dit-il, faisant son modeste. Mais il sait que ce «pas grand-chose» à Lipsi c’est de l’or.

L’eau, il la tire en abondance des deux puits de son champ tandis qu’ailleurs la nature n’a pas consenti un tel bienfait.

– A Kousselio, pas de problème ! Beaucoup d’eau, rappelle-t-il pour bien situer la chance de ce côté-ci de l’île.

L’eau, il la charrie sur une espèce de camion-citerne et traverse l’île avec son chargement plusieurs fois par jour pour satisfaire la demande.

Pendant que la terre travaille pour lui, il disparaît sur les chantiers locaux en mal de main-d’œuvre.

– Heum, moi, Théologo, je préfère les brunes, elles captent bien les rayons du soleil, elles sont énergiques.

Page 61: Un îlot d'illusions

61

C’est ainsi qu’il aborde le sujet et poursuit :

– Les blondes, elles sont fragiles, pâles, elles supportent mal le climat d’ici. Ça les ramollit ».

Mais de temps à autre, il fait une exception : une fois, il en a suivi une jusqu’en Allemagne. Il est allé lui rendre visite. Quinze jours, pas plus.

– Trop froid, beaucoup trop froid, dit-il sans que l’on sache s’il est question du pays, de ses habitants, de la blonde, ou tout simplement du climat.

Quant à la dernière en date, nous l’avons aperçue un jour accrochée à lui tandis qu’il conduisait, impassible, son tracteur. Elle le couvrait de témoignages d’affection, lui, il regardait droit devant, inexpressif, curieusement insensible à la courtisane charnue pendue à son cou. Casquette de base-ball sur le chef, tee-shirt et collant moulants, souliers à talons, bigrement maquillée, on aurait juré qu’elle était une touriste américaine.

– Non, elle est russe, nous apprit-il. Elle cherche du travail et un lieu où se poser. Théologo lui a donné un coup de main. Tu sais, en Russie, c’est la misère...

Page 62: Un îlot d'illusions

62

Deux jours plus tard, elle avait disparu et Théologo reprenait place le soir, comme d’habitude, à la taverne de Sofoclès.

*

* *

Maintenant, la bête est un amas de quartiers qui aboutissent un à un dans de grands sacs poubelle que Stavros, qui est aussi le cantonnier du village, fournit à l’occasion. Pandelis, le bob blanc sur la tête, les grosses bacantes retroussées, conduit le tracteur qui va acheminer la viande de logis en logis.

Théologo surveille les derniers gestes du petit Christos, son neveu de huit ans, son apprenti, qui avec une dextérité déconcertante, achève de désosser la tête du porc... Simple exercice.

Page 63: Un îlot d'illusions

63

L’ermite

Filippo a désormais quatre-vingt-quatre ans. De sa calotte bariolée descendent ondulés de longs cheveux immaculés aux reflets d’or qui, se mêlant à une abondante barbe blanche, s’en vont encadrer ses épaules.

Filippo a les yeux couleur de la mer et la bouche édentée qui sourit avec douceur en permanence. Ses vêtements sont un patchwork d’étoffes, des morceaux rapiécés, assemblés au hasard. Il bouge lentement. Tous ses gestes sont lents. Ses paroles sont lentes. Seul son regard est vif.

Filippo est ermite. Depuis environ cin-quante ans, il vit seul à Kimissi, le lieu le plus reculé de l’île, le plus difficile d’accès. Il habite

Page 64: Un îlot d'illusions

64

une minuscule chapelle posée sur cette baie aux eaux calmes et cristallines.

Quarante années durant, il a vécu dans une autre petite église, plus haut, perchée à pic sur la mer. Mais depuis dix ans, ses jambes le font souffrir et il n’arrive plus à affronter tous les jours le sentier noueux accroché à la falaise qui mène au seul point d’eau douce. Ainsi, un jour, il a déménagé. Il s’est déplacé en bas, dans cette autre chapelle où se trouve le puits.

Filippo aurait voulu se faire pope. Mais au monastère, on n’a pas voulu de lui. Au village, on dit que c’est parce qu’il avait un penchant pour les hommes. Mais personne n’en est sûr. Vieux et jeunes parlent de lui avec respect et, parfois, même avec un peu de crainte. On dit qu’il a d’étranges pouvoirs, on dit qu’il «entend» - et qu’il sait - tout ce qu’on raconte dans le secret des maisons et dans les tavernes du port. Les pêcheurs parfois changent de cap en rentrant de la pêche, accostent leur caïque au rivage le temps d’une visite. Ils bavardent avec lui, apportent des nouvelles, lui laissent un peu de poisson.

Filippo est un étrange ermite. Il squatte une église et ne prie pas. Il s’occupe de son potager et il accueille quiconque avec une grande hospitalité. Il aime parler.

Page 65: Un îlot d'illusions

65

Lorsque quelqu’un s’approche de la baie, il va à sa rencontre, le prend par la main et, lentement, le conduit sur un banc de pierre face à la mer. Il lui offre de l’eau et il commence à poser des questions, mais sans empressement, avec calme, laissant d’amples silences entre la réponse et la question suivante. Durant ces intervalles, il est comme absent, le regard suspendu à la ligne d’horizon, les traits détendus, le visage inondé de la lumière vibrante de l’Egée.

Avant de continuer son discours, il lève sa main - la paume tournée vers le ciel - et d’un large geste qui invite à contempler la baie il dit : « Regarde comme elle est belle, la mer ! ». Et toi qui l’écoutes, tu as l’impression de voir la mer pour la première fois. Tu perçois, comme par surprise, les mille tonalités de bleu, d’azur, de vert, de gris ; les rochers qui fuient vers le fond ; les poissons qui dansent à la surface scintillante des eaux.

Filippo est presque aveugle. Mais il regarde vers la mer tous les jours, il attend le soleil le matin et le contemple tous les soirs quand, en feu, il se laisse glisser derrière l’horizon.

Assis à l’ombre de sa chapelle, il raconte ses pensées, ses histoires. Ce sont des histoires d’hommes qui arrivent dans la baie de Kimissi,

Page 66: Un îlot d'illusions

66

se battent jusqu’à ce que le sang coule ; des histoires de popes qui veulent le chasser de l’église qui est sa demeure ; des histoires de routes goudronnées qui vont se construisant – blessant à mort la falaise – en direction de son coin perdu.

Ensuite il se tait, reste silencieux un moment fixant encore, de ses yeux illuminés, un point lointain, puis sourit et demande : « Pourquoi les hommes sont-ils méchants? ».

A nouveau le silence, les voix de la nature, un mouvement de l’âme, une prière...

L’église où habite Filippo est toute blanche. Mais son lit est un trou noir, un trou dans la terre. C’est une tombe creusée près de son vrai lit.

C’est ici, dit-il toujours avec ce léger sourire sur les lèvres, que depuis quelques temps je me couche le soir. Ainsi, si je meurs, je suis tranquille, je peux rester ici près de la mer, personne n’osera m’amener ailleurs.

Quand, au coucher du soleil, tu t’en retournes au village, en laissant Filippo dans la baie de Kimissi, c’est toi, visiteur d’un jour, qui éprouve une pénible sensation de solitude.

Page 67: Un îlot d'illusions

67

** *

En l’an 1550, cinq moines débarquèrent sur la petite île de Lipsi. Ils venaient de Patmos. Leurs radeaux accostèrent sur une petite baie de la côte ouest.

Ils étaient des anachorètes venus là pour s’isoler du monde. Ils gravirent la falaise, rejoignirent des grottes situées dans la partie la plus abrupte de la roche et y fixèrent leur demeure.

Leur apparition fit grande impression sur les quelques pêcheurs de l’île. Leur venue se teinta aussitôt des couleurs du miracle. On dit qu’un jour tandis qu’ils lavaient leurs soutanes sur le rivage de Patmos, ils s’élevèrent par la volonté de Dieu au-dessus des eaux et que c’est par les airs qu’ils arrivèrent directement dans les grottes inaccessibles de Lipsi. Depuis lors le lieu porte le nom de Baie de Kimissi tou Théotokou, la baie de l’Assomption.

Quelques années plus tard, les moines construisirent deux chapelles - une près de la plage, l’autre sur la falaise- et Kimissi devint, au fil des siècles, un lieu de pèlerinage.

C’est là que vit Filippo, le dernier ermite de Lipsi.

Page 68: Un îlot d'illusions

Achevé d’imprimeren janvier 2010

sur les presses numériques de Yurta sarl11, rue de l’Epée de bois - 75005 Paris

Page 69: Un îlot d'illusions

Antonio Demuro

D’abord enseignant en Italie, ensuite journaliste à Paris dans la rédaction des revues Paese, Europa et Résistences, il se dédie enfin au graphisme sur ordinateur durant des longues années dans la société qu’il a fondé avec sa

femme. Fasciné par la «chose écrite», il est l’auteur de récits, nouvelles, carnets de voyage, souvent produits à quatre mains avec sa complice et épouse, comme celui édité ici.

Mireille Hatchadourian

Historienne de l’art, en 1987 elle fonde avec son mari la sarl Yurta spécialisée dans le graphisme et la communication de proximité. Depuis son plus jeune âge elle n’a jamais cessé d’écrire, puisant dans ses expériences

personnelles, dans l’histoire de sa famille et dans celle de son peuple la matière première d’une abondante production littéraire.

Antonio et Mireille ont, durant vingt-cinq ans, tout partagé : la vie de tous les jours, le travail, l’écriture, le bonheur d’un parcours nomade qui les a portés à vivre en France, en Italie, en Grèce. Ensemble ils ont voyagé aux quatre coins du monde pour en rapporter non pas des souvenirs et des photographies mais un regard sur la vie constamment renouvelé. Mireille est décédée en janvier 2013 des suite d’un cancer rare. Malgré la maladie, elle n’a jamais cessé d’écrire. Son dernier texte, à peine quelques lignes, date de deux jours avant sa disparition.

Les auteurs