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Laurence MARCONI Un passé disloqué Concours de Nouvelles Talant 2011 Prix des Lecteurs

Un passé disloqué - [email protected] coutume ici exigeait qu’on ne laisse point un vieil homme seul, au crépuscule de sa vie. Reclus une partie du jour dans la grande chambre

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Laurence MARCONI

Un passé disloqué

Concours de Nouvelles Talant 2011

Prix des Lecteurs

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Nouvelle lauréate du concours

organisé dans le cadre de

par la ville de Talant

avec le soutien de l’Harmonie de Talant

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CONCOURS DE NOUVELLES DE TALANT

Un passé disloqué

Laurence MARCONI

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Jean-Claude Mougin, Le temps arrêté

Série « La préférée » : Une fabrique de moutarde à Dijon, 1990. Fonds photographique de la Ville de Talant

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L orenzo se dandinait depuis quelques minutes, prenant tour à tour dans ses

mains potelées les nombreux petits cyclistes en fer exposés, avant de les reposer un à un sur la table en bois. Il ne parvenait à se décider. Le prix indiqué, un euro pièce, lui permettait d’en acheter dix, mais il y en avait bien davantage et le choix s’avérait difficile. Giuseppe l’observait. L’indécision qu’il lisait dans les yeux du garçonnet augmentait son trouble. Il comprenait les hésitations de l’enfant. Lui-même n’aurait sans doute pas su faire un choix. « Allez, donne-moi tes dix euros et tu peux tous les emporter. » « C’est vrai, M’sieur, tous ? Je peux tous les prendre ? Oh merci, merci beaucoup M’sieur ! » Il fut soulagé de voir le garçon s’éloigner, em-portant fièrement son butin. C’était une parcelle de sa vie qui s’évanouissait avec Lorenzo dans la foule mais Giuseppe avait pris sa décision et tout devait à présent disparaître au plus vite. L’argent récolté importait peu et la somme lui semblait bien déri-

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soire. Il avait toute sa vie manipulé les lires qui se comptaient par milliers et n’était point habitué à jongler avec les euros. Il aurait bien volontiers tout donné mais les brocanteurs alentour auraient certainement vu sa générosité d’un mauvais œil. Aussi avait-il préparé ses étiquettes de prix, le matin même, dans la tiédeur du jour naissant, alors que sur la place chacun s’affairait à déballer ses trésors. D’une main hésitante, ayant davantage manié la serpe que la plume au cours d’une vie toute entière consacrée à la terre, il avait peiné à décerner une valeur marchande aux vestiges de son passé. Le cheval à bascule en bois sculpté n’était pas, à ses yeux, plus cher que la minuscule charrette garnie de fétus de paille, dont la roue arrière sortait de l’essieu et qui se démantèlerait au premier contact d’une main un peu trop empressée. Matteo, son enfant unique, avait beaucoup plus souvent poussé la carriole miniature sur l’allée pierreuse menant à la maison qu’il n’avait enfourché le magnifique cheval de bois. Mais le chaland emportant sous son bras le passé disloqué du vieil homme, n’ayant point conscience de morceler ainsi sa mémoire, jugerait chaque objet selon des critères purement mercantiles. Il devait donc attribuer le prix juste à chacun d’entre eux. Giuseppe avait pris de l’avance sur les autres. Tommaso, son

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neveu, l’avait déposé sur la Piazza Grande alors que le cœur de cette chaude nuit estivale palpitait encore sous les arcades des Logge de Vasari. Les Loges qui offraient généreusement leur ombre bienveillante dans la touffeur du jour, semblaient engranger la chaleur le long de la nuit. « Tu seras mieux sous les arcades, lui avait dit Tommaso. La journée va être longue, je ne peux pas venir te chercher avant ce soir. Crois-moi, tu seras content d’être à l’abri aux heures les plus chaudes. » Le vieil homme s’était laissé faire. Tommaso avait déchargé du fourgon les quelques malles, la planche et les tréteaux ainsi que le fauteuil de son oncle. Il avait installé le stand et déballé le contenu des malles sur ce qui ferait office d’étal. Puis, Giuseppe avait exposé les objets sur la table, suivant une logique connue de lui seul. Le vieil homme se sentait étrangement mis à nu. Il avait rassemblé là les fragments les plus précieux de sa vie. Installé dans son fauteuil de rotin, il couvait du regard tous les éléments de ce bric-à-brac insolite, lambeaux de son existence. Chaque pièce offerte au regard et à la convoitise du passant était intimement liée à un souvenir de son passé. Un épisode heureux ou malheureux

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dont l’écho résonnait aujourd’hui encore de façon troublante. Le temps en fuite avait dérobé au vieux Toscan tous les êtres qui avaient parcouru un bout de chemin avec lui. Il ne lui restait que Tommaso et son épouse Piera qui lui offraient couvert et logis depuis quelques années. La coutume ici exigeait qu’on ne laisse point un vieil homme seul, au crépuscule de sa vie. Reclus une partie du jour dans la grande chambre que le couple avait généreusement mise à sa dispo-sition, Giuseppe regardait le temps s’écouler, comme l’eau d’une rivière emportant dans sa crue le peu de force et de santé qui lui restait. Affaibli, il se nourrissait de l’évocation de sa vie passée dont les témoins aujourd’hui étalés au grand jour sur la Piazza Grande, avaient été pendant des années exposés sur les étagères de sa chambre. Mais le vieil homme s’était mis à haïr ces incursions dans ses souvenirs. Leur résurgence rouvrait des plaies anciennes, attisait la souffrance et mettait son sommeil en péril. Le passé était son geôlier. Sa mémoire aux aguets ne lui laissait aucun répit, aucun espoir d’atteindre l’autre rive, là où son âme goûterait une douce quiétude avant le repos éternel. Torturé par ces immersions douloureuses dans le fleuve tumul-tueux de sa vie, flottant dans un bain de jouvence, il finissait toujours par échouer sur la

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berge meuble du présent, meurtri et exsangue. Il avait décidé de se débarrasser de ses reliques qui le happaient malgré lui, espérant ainsi apaiser ses blessures, recouvrer un peu de sérénité. Mais abandonner une partie de lui-même lui procurait plus de tourments que de réconfort. Giuseppe perdit la trace de Lorenzo dans la foule. Il laissa échapper un long soupir et son regard glissa sur la place baignée dans la lumière crue de midi. A cette heure du jour, la Piazza Grande ressemblait à un diamant. Sur les pavés séculaires, les brocanteurs avaient déversé meubles et bibelots dans un désordre dont l’abondance et la richesse faisaient la notoriété de la Fiera Antiquaria installée sur la place chaque premier dimanche du mois. Le cuivre des chandeliers, l’argent des couverts et le cristal des carafes dardaient vers le ciel des faisceaux chatoyants qui répondaient à l’appel des rayons du soleil dont la caresse donnait des reflets ambrés à la patine des meubles anciens. La place était sertie dans un écrin de couleurs. Tout autour, les maisons moyenâgeuses brandissaient fièrement leur façade ocre ornée d’une ribam-belle d’écussons multicolores, emblèmes des différents quartiers de la ville qui se livraient bataille lors de leur confrontation annuelle. La

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Joute du Sarrasin devait avoir lieu dans quelques semaines et la place toute entière, poumon de la cité médiévale, battait déjà au rythme des préparatifs de cet évènement. La Piazza Grande s’habillait pour l’occasion d’une parure de fête. Ce jour-là, la foule se pressait pour admirer le défilé des porte-drapeaux, agitant majestueu-sement leur bannière avant de céder la place aux cavaliers qui s’affrontaient dans un tournoi chevaleresque. L’un des quatre quartiers de la ville en sortait vainqueur et de ses ruelles en liesse s’élevait alors une clameur qui enflait jusqu’au bout de la nuit. L’été était festif dans cette ville toscane à la beauté discrète que ses sœurs aînées, l’éblouissante Florence et l’envoûtante Sienne, attiraient dans leur ciel de traîne. De juin à septembre, une fine pluie de touristes crépitait sur les dalles brûlantes du Corso, l’artère principale, ruisselait dans les venelles, pour enfin s’évaporer sur les places noyées de clarté diaphane. Le jour de la Fiera Antiquaria, la Piazza Grande bruissait de monde, visiteurs et autochtones se mêlant harmonieu-sement dans un même amour des meubles blonds ou fauves qui fleurent le parfum d’un passé morne ou glorieux, ou bien en quête d’un objet précieux ou insolite. C’est là, dans l’ef-fervescence de ce célèbre marché aux antiquités

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que Giuseppe avait choisi de démanteler son passé et d’égrener sa mémoire. La disparition des petits cyclistes multicolores l’affectait plus qu’il n’osait se l’avouer. C’était un pan de son enfance qui s’effritait. Un trésor disparaissait, que son père lui avait rapporté d’Amérique et qui avait à l’époque forcé l’admiration de tous les garçons du village. La Toscane ne fut jamais une terre d’émigration comme son voisin le Latium ou les plus lointaines Campanie et Calabre. La misère, l’âpreté d’une vie n’offrant pour horizon qu’une succession de plaines stériles et de collines craquelées par la brûlure du soleil, avaient poussé les hommes dans la force de l’âge à fuir leur terre natale pour débuter dans cet ailleurs si pro-metteur une nouvelle existence. Seuls ou lestés de leur famille, ils avaient embarqué à Naples et s’étaient laissé porter vers un destin incertain, serrant contre leur cœur les lettres de frères ou de cousins déjà installés dans le Nouveau Monde. Des écrits qui brossaient en quelques mots malhabiles des esquisses de vie, exhalant promesses et espoir. Du voyage éreintant à fond de cale, de la froideur de l’accueil à Ellis Island, de la rudesse de la vie en Amérique, du désen-chantement, les lettres ne disaient rien. Certains

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avaient cependant réussi à bâtir un présent dont les fenêtres ouvraient sur un avenir moins sombre. Alors, s’ils avaient laissé derrière eux leur famille, ils avaient envoyé l’argent nécessaire pour que femme et enfants les rejoignent, au bout de quelque temps. Les Toscans, eux, étaient profondément attachés à leur terre natale. Ils avaient préféré courber l’échine pour puiser dans le sol leur maigre subsistance. Le climat était plus propice aux cultures, et si la faim avait aussi parfois tenaillé les ventres mal nourris, la vie était globalement plus douce. Mais Luigi, le père de Giuseppe, n’avait pas voulu se résigner en acceptant le joug des métayers à qui les propriétaires réclamaient des parts sans cesse plus importantes de leurs maigres récoltes. Une révolte sourde avait enflé en lui, qui menaçait à tout moment de jaillir. Il avait décidé de tenter lui aussi sa chance outre-Atlantique, promettant à sa femme et à Giuseppe qu’ils le rejoindraient plus tard. Mais il était revenu au pays au bout d’une année, déçu de cet American Dream qu’il n’avait pas su réaliser, traînant jusqu’à la fin de ses jours, comme un fardeau, l’amertume d’un destin inaccompli. Les petits cyclistes en fer que Giuseppe avait reçus avec fierté resteraient l’unique trace de l’escapade paternelle dans le Nouveau Monde. Et cette trace venait de

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s’évanouir dans la foule. Giuseppe s’ébroua doucement dans son fauteuil. Il ne devait pas laisser la nostalgie l’envahir, cette vieille complice qu’il abhorrait car elle ne cessait de le prendre pour cible. D’un geste las de la main, il s’éventa, afin de chasser les souvenirs qui tournoyaient autour de lui comme une nuée d’insectes bourdonnant à ses oreilles. Son esto-mac vint à son secours fort à-propos. Une lente complainte s’éleva au creux de son ventre, lui rappelant qu’il n’avait rien mangé depuis l’aube. Lentement, il se tourna vers la terrasse du café situé sous les arcades, à quelques mètres de son étal et attendit d’apercevoir le garçon avec lequel son neveu Tommaso s’était entretenu avant de quitter la place beaucoup plus tôt dans la matinée. Lorsque ce dernier apparut pour servir des rafraîchissements aux touristes regroupés autour des petites tables de marbre brun, il le héla d’un geste indolent. Le garçon le gratifia d’un sourire entendu et quelques minutes plus tard, servit à Giuseppe une belle assiette de charcuterie et de fromage qui dissipa l’humeur mélancolique du vieil homme. Il se sentait mieux. Il mangea lentement, formant des boulettes de pain entre ses doigts pour accompagner la charcuterie qu’il dégustait par petites bouchées. L’eau fraîche le

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désaltérait. Il lui semblait que tout son corps se ressourçait après une matinée riche en émotions. Il avait puisé dans ses forces et dans ses souvenirs plus que de raison. Devant lui, la table en bois était à présent clairsemée. De nombreux objets avaient quitté sa vie, mais il n’avait pas souhaité changer la disposition de l’étal. Les places vides soulignaient leur absence et c’était mieux ainsi. Il avait choisi d’éparpiller le passé, d’ensevelir ce compagnon de ses vieux jours à la fidélité trop encombrante. Il devait contempler ce néant, pour mieux s’en imprégner, afin d’affronter sans ciller les étagères vides de sa chambre. Il était surpris que tant de vieilleries aient trouvé aussi vite acquéreur, et se demandait comment elles avaient pu attirer le chaland. Ce qui avait de la valeur à ses yeux ne devait point émouvoir un inconnu. C’est du moins ce qu’il croyait. La foule était moins dense. La pause méridienne et la chaleur incitaient sans doute le promeneur à économiser ses pas. Sous les Loges, les terrasses étaient à présent assaillies par un essaim de touristes dont le léger babillage s’envolait et venait grésiller doucement à ses tempes. Il se laissa bercer par ce murmure et sombra dans une torpeur délicieuse. Une fois de plus, vaincu, il s’enlisa dans les débris de son existence.

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Entre la carriole de Matteo et la boîte en bois mal dégrossi qui avait abrité durant plus d’un demi-siècle un enchevêtrement de fils de couleurs, de boutons, de vieux clous et d’allumettes, le moulin à café de Fiorina avait séduit un couple peu de temps avant que Lorenzo ne s’empare des petits cyclistes. Le souvenir du moulin emportait Giuseppe vers une autre période de son histoire. Il avait trôné sur le buffet de la grande pièce faisant à la fois office de cuisine et de salle à manger, dès les premiers jours de son mariage. Le vieil homme se souvenait avec émotion des gestes amples et ronds que son épouse accomplissait, été comme hiver, aux premiers sursauts du jour. Fiorina saisissait le moulin, versait les grains de café qui heurtaient le réceptacle en fer avant de s’engouffrer bruyamment dans les entrailles de l’appareil. Ce crépitement familier achevait de le réveiller et il aimait contempler sa femme, tandis qu’elle coinçait fermement le moulin entre ses cuisses. Elle commandait alors à son bras ce mouvement circulaire effectué avec grâce et vigueur, qui broyait le café et emplissait le petit tiroir situé à la base du moulin, de poudre brune. Au fur et à mesure que les grains cédaient en gémissant, l’arôme du café moulu s’échappait du moulin et embaumait la pièce. A l’extrémité de la table, entre quelques assiettes empilées et le récipient en terre cuite où Fiorina faisait cuire

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dans l’âtre les haricots blancs à la sauge, une autre béance, une autre résurgence. C’était au tour de l’univers de Matteo de s’effondrer comme un château de cartes. Matteo, son fils qui, enfant, l’attendait toujours sur le pas de la porte le soir, lorsqu’il rentrait des champs. Matteo qui avait pour lui des élans de tendresse bousculant la pudeur paternelle. Matteo qui répandait sa bonne humeur et son rire limpide sur les longues soirées d’hiver suintant de routine. Matteo qui puisait sa force dans la sève de l’amour dont ses parents le nourrissaient. Matteo qui était devenu un jeune homme robuste, un allié solide dans les travaux des champs. Matteo qui fut fauché par la mort un matin de novembre, sur la route du Sud, à l’aube de ses vingt ans. Fiorina ne lui avait survécu que quelques mois. Giuseppe avait regroupé là, dans une corbeille en osier, les petites voitures que son fils aimait faire rouler sur le gravier de la cour, l’ours en peluche qui avait partagé ses nuits d’enfant, des billes de verre ternies par les ans, une poignée d’osselets, des marionnettes en feutrine décolorée. Une jeune femme aux formes généreuses et au fort accent germanique, accom-pagnée de son fils, s’était émerveillée du panier garni, s’emparant avec enthousiasme de ces éclats d’enfance avant de s’évanouir, elle aussi, dans la foule.

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Il eut toutes les peines du monde à recouvrer ses esprits. Il se sentait aspiré par la spirale des morceaux choisis de son histoire qui tournoyaient dans sa tête. Heureusement les badauds, sans doute repus, affluaient à nouveau sur la place. Ils reprirent vite leur ballet lancinant entre les brocanteurs. Plusieurs l’aidèrent à vider son musée intérieur. Le cheval à bascule en bois sculpté disparut, ainsi que les bougeoirs en étain, les quelques livres d’enfants aux pages cornées que Matteo avait si souvent parcourus. Une jeune femme brune qui déposa comme un baume son regard doux et bienveillant sur le visage las et tourmenté de Giuseppe, débarrassa sa mémoire d’une pièce maîtresse de sa collection. La machine à coudre à pédales de Fiorina, qui pouvait à elle seule dévider la bobine du fil de sa vie. Il avait si souvent contemplé son épouse courbée sur la machine, son corps souple ondoyant au rythme du mouvement qu’elle intimait à la pédale, son pied scandant la danse effrénée de l’aiguille, son visage concentré éclairé par la bougie toute proche. Il avait si souvent assisté aux séances d’essayage, qu’il revoyait les doigts agiles de Fiorina courir sur l’étoffe, tandis que Matteo, juché sur une chaise, était condamné à l’immobilité le temps que sa mère effectue les ajustements nécessaires.

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Les images défilaient maintenant à une allure vertigineuse. La jeune femme détourna son regard et s’éloigna, emportant dans une petite remorque qu’elle poussait en ondoyant entre les flâneurs, la dernière pièce du puzzle à présent éparpillé au quatre coins de la ville. Giuseppe sentit soudain que la pesanteur qui dictait à ses gestes lenteur et lourdeur, se dissipait. La brume épaisse de son passé se déchira, sa mémoire se disloqua dans une fulgurance qui le laissa haletant, mais léger. Il avait vaincu. Son esprit encombré de cendres et de cicatrices, ses étagères alourdies par les souvenirs, volaient en éclats. Il avait repoussé l’assaillant, cet ennemi cher et intime qui l’avait harcelé durant tant d’années. Soulagé, il inclina doucement la tête sur le côté et laissa son corps basculer dans le fauteuil en rotin. Autour de lui, la rumeur de la foule se tut. En lui, la source des images se tarit. Il rendit son dernier soupir. Sur la Piazza Grande, une brise tiède s’engouffra sous les arcades, comme un souffle de vie.

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Edition Ville de Talant

(Bibliothèque Multimédia Henri Vincenot)

21 Talant

mai 2011

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